Archives par mot-clé : 1868

LA POÉSIE DE VIATCHESLAV IVANOV – Поэзия Вячеслава Иванова

Sergueï Svetoslavski,  Сергей Иванович Светославский , Vue de la fenêtre de l’Académie des Beaux-Arts de Moscou, 1878

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LITTÉRATURE RUSSE
POÉSIE RUSSE
Русская литература
Русская поэзия
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VIATCHESLAV IVANOV
Вячеслав Иванович Иванов

16 février 1866 Moscou – 16 juillet 1949 Rome
16 февраля 1866 г. Москва – 16 июля 1949 г. Рим

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TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE
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Poésie de Viatcheslav Ivanov

Поэзия Вячеслава Иванова

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1890

L’ESPRIT RUSSE
Русский ум

Своеначальный, жадный ум, —
L’esprit russe puissant et avide,
Как пламень, русский ум опасен
Dangereux comme une flamme

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Ivan Aïvazovski, Иван Айвазовский, Chaîne du Caucase vue de la mer,Кавказская цепь с моря, 1894

1891

VAGABONDS ET STATUES
Странник и Статуи

« Дети Красоты невинной!
« Enfants à l’innocente beauté !
В снежной Скифии, у нас,
Dans la Scythie enneigée, avec nous,

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Peigne gréco-scythe en or
Kourgane de Soloha
IVe siècle avant J.-C.
Musée de l’Ermitage

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Панацея
PANACÉE

Кто — скорбит по езуите,
Qui pleurent un Ésus ,
Кто — зовет в страну царей:
Qui appellent le pays des rois :

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Taranis avec roue et foudre
Musée d’Archéologie nationale
Saint-Germain en Laye

1901

Любовь
AMOUR

Мы — два грозой зажженные ствола,
Nous sommes deux troncs éclairés par l’orage,
Два пламени полуночного бора;
Au cœur de la forêt, deux flammes de minuit ;

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1902

L’ESPRIT
Дух

Над бездной ночи Дух, горя,
L’Esprit, au-dessus de l’abîme misérable de la nuit,
Миры водил Любви кормилом;
Sur les mondes laisse conduire l’Amour ;

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1906

LA PÊCHE
Улов

Обнищало листье златое.
Dorée se trouvait la feuille mendiante et appauvrie.
Просквозило в сенях осенних
A travers la canopée d’automne

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Arkhip Kouïndji, Архип Куинджи, Coucher de soleil rouge, Красный закат ou Красный закат на Днепре, 1908

1909

APOLLON
APOLLINI

Когда вспоит ваш корень гробовой
Quand ta racine s’est nourrie
Ключами слез Любовь, и мрак суровый,
De lourdes larmes d’Amour et de sombres ténèbres,

Apollon et Daphné, Piero Pollaiuolo, 1470, 1480, National Gallery, Londre
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Вячеслав Иванов с Лидией Зиновьевой-Аннибал. Фото из Римского архива Вяч. Иванова
Ivanov avec Lydia Zinovieva-Annibal
Photo de l’archive romaine Vyach. Ivanova
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AMOUR – 1901 – Poème de Viatcheslav Ivanov – Поэзия Вячеслава Иванова – Любовь

Bonaparte devant le Sphinx ,Jean-Léon Gérôme, 1868 – détail

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LITTÉRATURE RUSSE
POÉSIE RUSSE
Русская литература
Русская поэзия
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Poésie de Viatcheslav Ivanov
Поэзия Вячеслава Иванова


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VIATCHESLAV IVANOV
Вячеслав Иванович Иванов

16 février 1866 Moscou – 16 juillet 1949 Rome
16 февраля 1866 г. Москва – 16 июля 1949 г. Рим

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TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE
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Любовь
AMOUR
1901

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Мы — два грозой зажженные ствола,
Nous sommes deux troncs éclairés par l’orage,
Два пламени полуночного бора;
Au cœur de la forêt, deux flammes de minuit ;
Мы — два в ночи летящих метеора,
Nous sommes deux météores planant dans la nuit,
Одной судьбы двужалая стрела!
Un destin avec une double flèche !

*

Мы — два коня, чьи держит удила
Nous sommes deux chevaux aux rênes
Одна рука, — одна язвит их шпора;
Dans une seule main tenues, saignés par un unique éperon ;
Два ока мы единственного взора,
Les deux yeux d’un même regard,
Мечты одной два трепетных крыла.
D’une unique rêverie deux ailes vibrantes.

*

Мы — двух теней скорбящая чета
Nous sommes deux ombres d’un couple en deuil
Над мрамором божественного гроба,
Au-dessus du marbre du tombeau divin
Где древняя почиет Красота.
Où l’ancienne Beauté repose.

*

Единых тайн двугласные уста,
Nous sommes le mystère d’une bouche à deux voix,
Себе самим мы — Сфинкс единый оба.
Pour nous-mêmes, nous sommes le Sphinx, à nous deux.
Мы — две руки единого креста.
Nous sommes les deux mains d’une même croix.


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1901

Вячеслав Иванов с Лидией Зиновьевой-Аннибал. Фото из Римского архива Вяч. Иванова
Ivanov avec Lydia Zinovieva-Annibal
Photo de l’archive romaine Vyach. Ivanova
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EMILY DICKINSON (1868) UN SIECLE APRES – AFTER A HUNDRED YEARS

POEME D’EMILY DICKINSON
LITTERATURE AMERICAINE

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EMILY DICKINSON
December 10, 1830 – May 15, 1886
10 décembre 1830 – 15 mai 1886
Amherst, Massachusetts




Traduction – Translation

TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE

French and English text
texte bilingue français-anglais

 






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UN SIECLE APRES




AFTER A HUNDRED YEARS

1868

After a hundred years
Un siècle après
Nobody knows the Place
Personne ne connaît le Lieu…

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POEME D’EMILY DICKINSON

34 POEMES D’EMILY DICKINSON DE 1852 A 1886 – Emily Dickinson’s poems

LITTERATURE AMERICAINE

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EMILY DICKINSON
December 10, 1830 – May 15, 1886
10 décembre 1830 – 15 mai 1886
Amherst, Massachusetts

Traduction – Translation

TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE

French and English text
texte bilingue français-anglais

 


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LES POEMES D’EMILY DICKINSON

Emily Dickinson’s poems

 

 




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1853
ON THIS WONDROUS SEA

On this wondrous sea
Sur cette merveilleuse mer
Sailing silently,
Navigant silencieusement,




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1858
WHEN ROSES CEASE TO BLOOM

When Roses cease to bloom, dear, 
Quand les Roses finiront de fleurir, mon cher,
And Violets are done, 
Et les V
iolettes seront flétries,

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1859
WHOSE CHEEK IS THIS ?

Whose cheek is this ?
A qui est cette joue ?
What rosy face
Quel rose visage

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1860
A LITTLE EAST TO JORDAN

A little East of Jordan,
Un peu à l’est du Jourdain,
Evangelists record,
Les Evangélistes enregistrent,




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1861
POOR LITTLE HEART !

Poor little heart!
Pauvre petit cœur !
Did they forget thee?
T’ont-ils oublié ?

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1861
I’VE KNOW A HEAVEN LIKE A TENT

I’ve known a Heaven, like a Tent – 
J’ai connu un Ciel, comme une Tente –
To wrap its shining Yards – 
 A emballer son éclatante Cour-




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1862
OF BRONZE AND BLAZE

Of Bronze – and Blaze 
De Bronze – et de Feu
The North -tonight! 
Le Nord -ce soir !

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1863
I GAINED IT SO

I gained it so –
Je l’ai gagnée ainsi,
By Climbing slow –
En Escaladant lentement,

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1864
THE SPRY ARMS OF THE WIND

The spry Arms of the Wind
Les vaillants Bras du Vent
If I could crawl between
Si je pouvais ramper entre

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1865
WHAT TWINGS WE HELB BY
LA RIVIERE RAPIDE DE LA VIE

 What Twigs We held by-
Quels Rameaux nous agrippaient ?
Oh the View
Oh cette Vue

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1866
AFTER THE SUN COMES OUT
LA TRANSFORMATION DU MONDE

After the Sun comes out
Une fois le soleil sorti
How it alters the World —
Comme cela transforme le Monde

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1867
THE MURMURING OF BEES
LE MURMURE DES ABEILLES

The murmuring of Bees, has ceased
Le murmure des Abeilles a cessé
But murmuring of some
Mais d’autres s’entendent

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1868
AFTER A HUNDRED YEARS
UN SIECLE APRES

After a hundred years
Un siècle après
Nobody knows the Place
Personne ne connaît le Lieu

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1869
THE DUTIES OF THE WIND ARE FEW
LES DEVOIRS ET LES PLAISIRS DU VENT

The duties of the Wind are few,
Les devoirs du Vent sont peu nombreux :
To cast the ships, at Sea,
Fracasser les navires, en Mer,

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1870
A NOT ADMITTING OF THE WOUND
LA BLESSURE

A not admitting of the wound
Ne pas reconnaître la plaie
Until it grew so wide
Jusqu’à ce qu’elle soit si large

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1870
THAT THIS SHOULD FEEL THE NEAD OF DEATH
LE BESOIN DE LA MORT

That this should feel the need of Death
Que celui qui ressent le besoin de la Mort
 
The same as those that lived
Le même que celui qui vécu

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1871
THE DAYS THAT WE CAN SPARE

The Days that we can spare
Les Jours que nous avons en trop
Are those a Function die
Ensevelissent une Fonction qui meurt

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1872
UNTIL THE DESERT KNOWS
AU GALOP DANS NOS RÊVES

Until the Desert knows
Jusqu’à ce que le Désert sache
That Water grows
Que l’Eau jaillit

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1873
HAD WE OUR SENSES
LA RAISON & LA FOLIE

Had we our senses
Avons-nous notre raison ?
 
But perhaps ’tis well they’re not at Home
Mais peut-être vaut-il mieux que non

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1874
WONDER IS NOT PRECISLY KNOWING
LE PLAISIR DEVENU DOULEUR

Wonder — is not precisely Knowing
 L’Etonnement- n’est pas précisément la Connaissance
 
And not precisely Knowing not
 Ni précisément l’Ignorance –

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1875
THAT SHORT POTENTIAL STIR
L’ECLAT DE LA MORT

That short — potential stir
Ce court – et potentiel émoi
 
That each can make but once
Que chacun peut faire juste une seule fois –

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1876
LONG YEARS APART
L’ABSENCE DE LA SORCIERE

Long Years apart — can make no
Les longues Années d’éloignement- ne peuvent engendrer de
Breach a second cannot fill —
Brèche qu’une seule seconde ne puisse colmater –

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1877
IT WAS A QUIET SEEMING DAY
LE COQUELICOT DANS LE NUAGE

It was a quiet seeming Day —
C’était un Jour en apparence calme –
There was no harm in earth or sky —
Il n’y avait aucun mal ni sur terre ni dans le ciel –

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1878
TO MEND EACH TATTERED FAITH
REPARER LA FOI EN LAMBEAUX

To mend each tattered Faith
Pour réparer chaque Foi en lambeaux
There is a needle fair
Il y a une fine aiguille,

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1879
WE TALKED WITH EACH OTHER
LES SABOTS DE L’HORLOGE

We talked with each other about each other
Nous nous sommes parlés, les uns les autres
Though neither of us spoke —
  Même si aucun de nous n’a parlé –

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1880
GLASS WAS THE STREET
LA RUE DE VERRE

Glass was the Street – in Tinsel Peril
De verre était la rue – dans un Aventureux Crissement
 
Tree and Traveller stood.
Arbre et Voyageur debout se tenaient.

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1881
THE THINGS THAT NEVER CAN COME BACK
LES CHOSES QUI JAMAIS NE REVIENNENT

The Things that never can come back, are several —
Les Choses qui jamais ne reviennent sont multiples –
Childhood — some forms of Hope — the Dead —
L’Enfance – certaines formes d’Espoir – les Morts –

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1882
HE ATE AND DRANK THE PRECIOUS WORDS
LES MOTS PRECIEUX

He ate and drank the precious Words —
Il a mangé et il a bu les Mots précieux –
His Spirit grew robust —
Son Esprit s’est développé –

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1883
No ladder needs the bird but skies
DONNER DES AILES AUX CHERUBINS

No ladder needs the bird but skies
 L’oiseau n’a pas besoin d’échelle mais des cieux
To situate its wings,
Pour placer ses ailes,

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1884
Upon his Saddle sprung a Bird
LA NOTE DE L’OISEAU

Upon his Saddle sprung a Bird
Sur sa selle a bondi l’Oiseau
And crossed a thousand Trees
  S’en est allé traverser un milliers d’Arbres

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1885
Take all away from me, but leave me Ecstasy,
LAISSEZ-MOI L’EXTASE

Take all away from me, but leave me Ecstasy,
Retirez-moi tout, mais laissez-moi l’Extase,
 And I am richer then than all my Fellow Men —
Et plus riche que tous mes Semblables  je deviendrai –

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LES ULTIMES POEMES

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1886
THE IMMORTALITY SHE GAVE
LA FORCE DE L’AMOUR HUMAIN

The immortality she gave
L’immortalité qu’elle a donnée
We borrowed at her Grave —
Nous l’avons emprunté à son Tombeau-

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1886
OF GLORY NOT A BEAM IS LEFT
POUR LES ÉTOILES

Of Glory not a Beam is left
De la Gloire, ne reste pas un seul Faisceau
But her Eternal House —
Mais reste sa Maison Éternelle –

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EMILY DICKINSON

CHAROLLES

VILLAGE DE FRANCE
BOURGOGNE
CHAROLLES


Charolles Bourgogne Artgitato




 


CHAROLLES

-Photos Jacky Lavauzelle-

Charolles Bourgogne Artgitato (2)

LA VACHE
de Jules Renard

Las de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s’appelle simplement « la vache » et c’est le nom qui lui va le mieux.

D’ailleurs, qu’importe, pourvu qu’elle mange ! et l’herbe fraîche, le foin sec, les légumes, le grain et même le pain et le sel, elle a tout à discrétion, et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu’elle rumine.

Dès qu’elle m’a vu, elle accourt d’un petit pas léger, en sabots fendus, la peau bien tirée sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive certaine que j’apporte quelque chose qui se mange, et l’admirant chaque fois, je ne peux que lui dire : Tiens, mange !

Mais de ce qu’elle absorbe elle fait du lait et non de la graisse. À heure fixe, elle offre son pis plein et carré. Elle ne retient pas le lait, — il y a des vaches qui le retiennent, — généreusement, par ses quatre trayons élastiques, à peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied, ni la queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s’amuse à lécher le dos de la servante.

Quoiqu’elle vive seule, l’appétit l’empêche de s’ennuyer. Il est rare qu’elle beugle de regret au souvenir vague de son dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses cornes relevées sur le front, et ses lèvres affriandées d’où pendent un fil d’eau et un brin d’herbe.

Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son ventre débordant ; les femmes, étonnées qu’une si grosse bête soit si douce, ne se défient plus que de ses caresses et font des rêves de bonheur.

Jules Renard
Le Vigneron dans sa vigne
Mercure de France, 1914
pp. 222-223

Charolles Bourgogne Artgitato (3) Charolles Bourgogne Artgitato (5) Charolles Bourgogne Artgitato (6) Charolles Bourgogne Artgitato (7) Charolles Bourgogne Artgitato (8) Charolles Bourgogne Artgitato (9)

1868

Charolles Bourgogne Artgitato (10)

L’Orgue
Église du Sacré-Cœur de Charolles

Charolles Bourgogne Artgitato (11) Charolles Bourgogne Artgitato (12) Charolles Bourgogne Artgitato (13) Charolles Bourgogne Artgitato (15) Charolles Bourgogne Artgitato (17)

 

LA VACHE
Poème de Victor Hugo

Devant la blanche ferme où parfois vers midi
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Ecoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là, tout à l’heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants,
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D’autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,
Dérobant sans pitié quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et sous leurs doigts pressant le lait pas mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part.

Ainsi, Nature ! abri de toute créature !
O mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l’ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poëtes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !
Et tandis qu’affamés, avec des cris vainqueurs,
A tes sources sans fin désaltérant nos cœurs,

Pour en faire plus tard notre sang et nos âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, les monts, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu !

15 mai 1837
Victor Hugo
Les Voix intérieures – XV

 

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CHAROLLES DANS LA PREMIERE ENCYCLOPEDIE

« CHAROLLES, (Géog.) petite ville de France en Bourgogne, capitale du Charolois, sur la Réconce. Long. 21. 42. lat. 46. 25. »

L’Encyclopédie – Première Edition
Tome 3 – Page 214

Œuvres de PAUL VERLAINE

POESIE FRANCAISE

PAUL VERLAINE
1844-1896

Oeuvre de Paul Verlaine Artgitato Frédéric_Bazille_-_Portrait_de_Paul_Verlaine_comme_une_Troubadour

Portrait de Paul Verlaine en troubadour
Frédérique Bazille
1868
Museum of Art – Dallas

 

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Œuvre de Paul Verlaine
 


Poèmes

PAUL VERLAINE Son Oeuvre Texte Poésie Artgitato

Tableaux et Caricatures
Gustave Courbet – Eugène Carrière – Frédérique Bazille
Paterne Berrichon – Félix Vallotton – Félix Régamey

Paul_Verlaine_signature_svg

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Romances sans paroles

Romances sans paroles Paul Verlaine Mikhaïl Vroubel Démon assis 1890

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Poèmes saturniens

Paul Verlaine Poèmes Saturniens Artgitato Mikhaïl Vroubel Séraphin à trois paires d'ailes Azraël 1904

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Fêtes Galantes

Fêtes Galantes Paul Verlaine Mickail Vroubel Huître Perlière 1904

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M. PAUL VERLAINE

ET LES POÈTES « SYMBOLISTES » & « DÉCADENTS »

I.

Peut-être, au risque de paraître ingénu, vais-je vous parler des poètes symbolistes et décadents. Pourquoi ? D’abord par un scrupule de conscience. Qui sait s’ils sont, autant qu’ils en ont l’air, en dehors de la littérature, et si j’ai le droit de les ignorer ? — Puis par un scrupule d’amour-propre. Je veux faire comme Paul Bourget, qui se croirait perdu d’honneur si une seule manifestation d’art lui était restée incomprise. — Enfin, par un scrupule de curiosité. Il se peut que ces poètes soient intéressants à étudier et à définir, et que leur personne ou leur œuvre me communique quelque impression non encore éprouvée. Mais, comme j’ai au fond l’esprit timide, j’ai besoin, avant de tenter l’aventure, de m’entourer de quelques précautions. Je m’abrite derrière deux hypothèses, invérifiables l’une et l’autre, et que je n’ai qu’à donner comme telles pour n’être point accusé soit de témérité, soit de snobisme.

Premièrement, je suppose que les poètes dits décadents ne sont point de simples mystificateurs. À dire vrai, je suis tenté de les croire à peu près sincères — non point parce qu’ils sont terriblement sérieux, solennels et pontifiants, mais parce que voilà déjà longtemps que cela dure, sans un oubli, sans une défaillance. Il ne leur est jamais échappé un sourire. Une mystification si soutenue, qui réclamerait un tel effort, et un effort si disproportionné avec le plaisir ou le profit qu’on en retire, serait, il me semble, au-dessus des forces humaines. Puis j’ai coudoyé quelques-uns de ces initiés, et j’ai eu, sur d’autres, des renseignements que j’ai lieu de croire exacts. Il m’a paru que la plupart étaient de bons jeunes gens, d’autant de candeur que de prétention, assez ignorants, et qui n’avaient point assez d’esprit pour machiner la farce énorme dont on les accuse et pour écrire par jeu la prose et les vers qu’ils écrivent. Enfin, leur ignorance même et la date de leur venue au monde (qui fait d’eux des esprits très jeunes lâchés dans une littérature très vieille, des sortes de barbares sensuels et précieux), leur vie de noctambules, l’abus des veilles et des boissons excitantes, leur désir d’être singuliers, la mystérieuse névrose (soit qu’ils l’aient, qu’ils croient l’avoir ou qu’ils se la donnent), il me semble que tout cela suffirait presque à expliquer leur cas et qu’il n’est point nécessaire de suspecter leur bonne foi.

Secondement, je suppose que le « symbolisme » ou le « décadisme » n’est pas un accident totalement négligeable dans l’histoire de la littérature. Mais j’ai sur ce point des doutes plus sérieux que sur le premier. Certes on avait déjà vu des maladies littéraires : le « précieux » sous diverses formes (à la Renaissance, dans la première moitié du XVIIe siècle, au commencement du XVIIIe), puis les « excès » du romantisme, de la poésie parnassienne et du naturalisme. Mais il y avait encore beaucoup de santé dans ces maladies ; même la littérature en était parfois sortie renouvelée. Et surtout la langue avait toujours été respectée dans ces tentatives. Les « précieux » et les « grotesques » du temps de Louis XIII, les romantiques et les parnassiens avaient continué de donner aux mots leur sens consacré, et se laissaient aisément comprendre. Il y a plus : les jeux d’un Voiture ou ceux d’un Cyrano de Bergerac exigeaient, pour être agréables, une grande précision et une grande propriété dans les termes. C’est la première fois, je pense, que des écrivains semblent ignorer le sens traditionnel des mots et, dans leurs combinaisons, le génie même de la langue française et composent des grimoires parfaitement inintelligibles, je ne dis pas à la foule, mais aux lettrés les plus perspicaces. Or je pourrais sans doute accorder quelque attention à ces logogriphes, croire qu’ils méritent d’être déchiffrés, et qu’ils impliquent, chez leurs auteurs, un état d’esprit intéressant, s’il m’était seulement prouvé que ces jeunes gens sont capables d’écrire proprement une page dans la langue de tout le monde ; mais c’est ce qu’ils n’ont jamais fait. Cependant, puisqu’une curiosité puérile m’entraîne à les étudier, je suis bien obligé de présumer qu’ils en valent la peine, et je maintiens ma seconde hypothèse.

II.

… En bien, non ! je ne parlerai pas d’eux, parce que je n’y comprends rien et que cela m’ennuie. Ce n’est pas ma faute. Simple Tourangeau, fils d’une race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de vingt années d’habitudes classiques et un incurable besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal préparé pour entendre leur évangile. J’ai lu leurs vers, et je n’y ai même pas vu ce que voyait le dindon de la fable enfantine, lequel, s’il ne distinguait pas très bien, voyait du moins quelque chose. Je n’ai pu prendre mon parti de ces séries de vocables qui, étant enchaînés selon les lois d’une syntaxe, semblent avoir un sens, et qui n’en ont point, et qui vous retiennent malicieusement l’esprit tendu dans le vide, comme un rébus fallacieux ou comme une charade dont le mot n’existerait pas…

  En ta dentelle où n’est notoire
Mon doux évanouissement,
Taisons pour l’âtre sans histoire
Tel vœu de lèvres résumant.

Toute ombre hors d’un territoire
Se teinte itérativement
À la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement…

J’ai pris ces vers absolument au hasard dans l’un des petits recueils symbolistes, et j’ai eu la naïveté de chercher, un quart d’heure durant, ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire. J’aurais mieux fait de passer ce temps à regarder les signes gravés sur l’obélisque de Louqsor ; car du moins l’obélisque est proche d’un fort beau jardin, et il est rose, d’un rose adorable, au soleil couchant… Si les vers que j’ai cités n’ont pas plus de sens que le bruit du vent dans les feuilles ou de l’eau sur le sable, fort bien. Mais alors j’aime mieux écouler l’onde ou le vent.

L’un d’eux, pourtant, nous a exposé ce qu’ils prétendaient faire dans une brochure modestement intitulée Traité du verbe, avec Avant-dire de Stéphane Mallarmé. On y voit qu’ils ont inventé (paraît-il) deux choses : le symbole et l’instrumentation poétique.

L’auteur du Traité du verbe nous explique ce que c’est que le symbole :

« Agitons que pour le repos vespéral de l’amante le poète voudrait le site digne qui exhalât vaporeusement le mot aimer.

« Or, en quête sous les ramures, il s’est lassé, et la nuit est venue sur la vanité de son espoir présomptueux : parmi l’air le plus pur de désastre, en le plus plaisant lieu une voix disparate, un pin sévèrement noir ou quelque rouvre de trop d’ans s’opposait à l’intégral salut d’amour, et la velléité dès lors inerte demeurait muette, sans même la conscience mélancolique de son mutisme.

« Voudras-tu, poète, te résigner ?

« Non, et les lieux inutiles reverront sa visite : les pierres nuées qui lui plurent, il les ordonnera négligemment en un parterre de mousse dont il garde le puéril souvenir : par son unique vouloir esseulées, hors de mille s’étrangeront là quelques ramures vertes virginalement sur de droits rêves, et perplexes quand sous elles il laissera qui prévalaient d’oiseaux tels rameaux morts gésir, et devinée mieux que vue aux dentelles des verdures amènera large et molle une rivière où des lis gigantesques : un torse nu de vierge en l’eau s’ornera d’une toison mêlée à l’heure d’un soleil saignant son or mourant.

« Alors pourra venir celle-là : et l’amante au seuil très noblement s’alanguira, comprenant, sa rougeur d’ange exquisement éparse parmi le doux soir, l’Hymen immortel mêlé d’oubli et d’appréhension qui de son murmure visible emplira le site créé. »

Cela veut dire, sauf erreur :

— Supposons que le poète veuille, pour que l’amante y dorme le soir, un paysage digne d’elle et qui fasse rêver d’amour. Ce paysage idéal, il le demandera vainement à la nature : toujours quelque détail disparate y rompra l’harmonie rêvée. Alors il fera son choix dans les matériaux que lui offre le monde réel. Il disposera à son gré les pierres nuancées ; il arrangera les ramures droites sur les troncs élancés ou pliants et chargés d’oiseaux ; il sèmera le gazon de branches mortes et laissera entrevoir, parmi la feuillée, une large rivière, avec de grands lis et un torse de vierge, etc.

Et plus loin :

« L’heure n’est étrange, désormais, de resserrer d’un nœud solide les preuves sans ire émises, violettes faveurs de mon songe. »

Cela veut dire : « Résumons-nous. »

« L’idée, qui seule importe, en la vie est éparse.

« Aux ordinaires et mille visions (pour elles-mêmes à négliger) où l’Immortelle se dissémine, le logique et méditant poète les lignes saintes ravisse, desquelles il composera la vision seule digne : le réel et suggestif SYMBOLE d’où, palpitante pour le rêve, en son intégrité nue se lèvera l’Idée première et dernière ou vérité. »

Cela signifie, je crois, en langage humain, que certaines formes, certains aspects du monde physique font naître en nous certains sentiments, et que, réciproquement, ces sentiments évoquent ces visions et peuvent s’exprimer par elles. Cela signifie aussi, par suite, que le poète ne copie pas exactement la réalité, mais ne lui emprunte que ce qui correspond, en elle, à l’impression qu’il veut traduire… Mais est-ce qu’il ne vous semble pas que nous nous doutions un peu de ces choses ?

L’invention des symbolistes consiste peut-être à ne pas dire quels sentiments, quelles pensées ou quels états d’esprit ils expriment par des images. Mais cela même n’est pas neuf. Un SYMBOLE est, en somme, une comparaison prolongée dont on ne nous donne que le second terme, un système de métaphores suivies. Bref, le symbole, c’est la vieille « allégorie » de nos pères. Horreur ! la pièce de Mme Deshoulières : « Dans ces prés fleuris… » est un symbole ! Et c’est un symbole que le Vase brisé, si vous rayez les deux dernières strophes.

Seulement, prenez garde : si vous les rayez, celles qui resteront seront toujours charmantes ; mais vous verrez qu’elles n’exprimeront plus rien de bien précis, qu’elles ne vous suggéreront plus que l’idée vague d’une brisure, d’une blessure secrète. Les symboles précis et clairs par eux-mêmes sont assez peu nombreux. Il est très vrai que la plus belle poésie est faite d’images, mais d’images expliquées. Si vous ôtez l’explication, vous ne pourrez plus exprimer que des idées ou des sentiments très généraux et très simples : naissance ou déclin d’amour, joie, mélancolie, abandon, désespoir… Et ainsi (c’est où je voulais en venir) le symbolisme devient extrêmement commode pour les poètes qui n’ont pas beaucoup d’idées.

Et voici la seconde découverte des symbolistes hagards.

On soupçonnait, depuis Homère, qu’il y a des rapports, des correspondances, des affinités entre certains sons, certaines formes, certaines couleurs et certains états d’âme. Par exemple, on sentait que les a multipliés étaient pour quelque chose dans l’impression de fraîcheur et de paix que donne ce vers de Virgile :

Pascitur in silva magna formosa juvenca.

On sentait que la douceur des u et la tristesse des é prolongés par des muettes contribuaient au charme de ces vers de Racine :

  Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

On n’ignorait pas que les sons peuvent être éclatants ou effacés comme les couleurs, tristes ou joyeux comme les sentiments. Mais on pensait que ces ressemblances et ces rapports sont un peu fuyants, n’ont rien de constant ni de rigoureux, et qu’ils nous sont pour le moins indiqués par le sens des mots qui composent la phrase musicale. Si les u et les é du distique de Racine nous semblent correspondre à des sons de flûte ou à des teintes de crépuscule, c’est bien un peu parce que ce distique exprime en effet une idée des plus mélancoliques.

Mais si l’on vous demandait à quels instruments de musique, à quelles couleurs, à quels sentiments correspondent exactement les voyelles et les diphtongues et leurs combinaisons avec les consonnes, vous seriez, j’imagine, fort empêché. Et si l’on vous disait que ce misérable Arthur Rimbaud a cru, par la plus lourde des erreurs, que la voyelle u était verte, vous n’auriez peut-être pas le courage de vous indigner ; car il vous paraît également possible qu’elle soit verte, bleue, blanche, violette et même couleur de hanneton, de cuisse de nymphe émue, ou de fraise écrasée.

Or écoutez bien ! A est noir, e blanc, i bleu, o rouge, u jaune.

Et le noir, c’est l’orgue ; le blanc, la harpe ; le bleu, le violon ; le rouge, la trompette ; le jaune, la flûte.

Et l’orgue exprime la monotonie, le doute et la simplesse (sic) ; la harpe, la sérénité ; le violon, la passion et la prière ; la trompette, la gloire et l’ovation ; la flûte, l’ingénuité et le sourire.

Et vous pourrez voir dans le Traité du verbe, déterminées avec la même précision et pour l’éternité, les nuances de son, de timbre, de couleur et de sentiment qui résultent des diverses combinaisons des voyelles entre elles ou avec les consonnes.

Faisons un acte de foi.

Le bon Sully-Prudhomme ne demandait pas mieux que de le faire. Il disait humblement à un jeune « instrumentiste » qui était venu lui rendre visite :

— Pardonnez-moi. J’essaye de comprendre ce que vous voulez faire. Vous ne considérez, n’est-ce pas, que la valeur musicale des mots, sans tenir compte de leur sens ?

Le bon jeune homme répondit :

— Nous en tenons compte dans une certaine mesure.

— Mais alors, dit Sully, prenez garde : vous allez être obscurs.

Dans quelle mesure les jeunes symbolards tiennent encore compte du sens des mots, c’est ce qu’il est difficile de démêler. Mais cette mesure est petite ; et, pour moi, je ne distingue pas bien les endroits où ils sont obscurs de ceux où ils ne sont qu’inintelligibles.

Pourtant, dans toute erreur il y a, comme dit Shakespeare, une âme de vérité. Si ces jeunes gens voulaient être raisonnables, s’ils ne gâtaient point par de damnables exagérations l’évangile qu’ils nous apportent, on s’apercevrait qu’ils ont fait deux belles découvertes et bien inattendues (car il n’y a guère plus de six mille ans qu’on les connaissait).

Ils ont découvert la métaphore et l’harmonie imitative !

III.

Est-ce à dire qu’il n’y eût plus rien à découvrir en poésie ?

Je ne dis pas cela. Il y avait quelque chose peut-être. Quoi ? je ne sais. Quelque chose de moins précis, de moins raisonnable, de moins clair, de plus chantant, de plus rapproché de la musique que la poésie romantique et parnassienne. Notre poésie a toujours trop ressemblé à de la belle prose. Ceux mêmes qui y ont mis le moins de raison en ont encore trop mis. Imaginez quelque chose d’aussi spontané, d’aussi gracieusement incohérent, d’aussi peu oratoire et discursif que certaines rondes enfantines et certaines chansons populaires, des séries d’impressions notées comme en rêve. Mais supposez en même temps que ces impressions soient très fines, très délicates et très poignantes, qu’elles soient celles d’un poète un peu malade, qui a beaucoup exercé ses sens et qui vit à l’ordinaire dans un état d’excitation nerveuse. Bref, une poésie sans pensée, à la fois primitive et subtile, qui n’exprime point des suites d’idées liées entre elles (comme fait la poésie classique), ni le monde physique dans la rigueur de ses contours (comme fait la poésie parnassienne), mais des états d’esprit où nous ne nous distinguons pas bien des choses, où les sensations sont si étroitement unies aux sentiments, où ceux-ci naissent si rapidement et si naturellement de celles-là qu’il nous suffit de noter nos sensations au hasard et comme elles se présentent pour exprimer par là même les émotions qu’elles éveillent successivement dans notre âme…

Comprenez-vous ?… Moi non plus. Il faut être ivre pour comprendre. Si vous l’êtes jamais, vous remarquerez ceci. Le monde sensible (toute la rue si vous êtes à Paris, le ciel et les arbres si vous êtes à la campagne) vous entre, si je puis dire, dans les yeux. Le monde sensible cesse de vous être extérieur. Vous perdez subitement le pouvoir de l’ « objectiver », de le tenir en dehors de vous. Vous éprouvez réellement qu’un paysage n’est, comme on l’a dit, qu’un état de conscience. Dès lors il vous semble que vous n’avez qu’à dire vos perceptions pour traduire du même coup vos sentiments, que vous n’avez plus besoin de préciser le rapport entre la cause et l’effet, entre le signe et la chose signifiée, puisque les deux se confondent pour vous… Encore une fois, comprenez-vous ? Moi je comprends de moins en moins ; je ne sais plus, j’en arrive au balbutiement. Je conçois seulement que la poésie que j’essaye de définir serait celle d’un solitaire, d’un névropathe et presque d’un fou, qui serait néanmoins un grand poète. Et cette poésie se jouerait sur les confins de la raison et de la démence.

Quant à l’homme de cette poésie, je veux que ce soit un être exceptionnel et bizarre. Je veux qu’il soit, moralement et socialement, à part des autres hommes. Je me le figure presque illettré. Peut-être a-t-il fait de vagues humanités ; mais il ne s’en est pas souvenu. Il connaît peu les Grecs, les Latins et les classiques français : il ne se rattache pas à une tradition. Il ignore souvent le sens étymologique des mots et les significations précises qu’ils ont eues dans le cours des âges ; les mots sont donc pour lui des signes plus souples, plus malléables qu’ils ne nous paraissent, à nous. Il a une tête étrange, le profil de Socrate, un front démesuré, un crâne bossué comme un bassin de cuivre mince. Il n’est point civilisé ; il ignore les codes et la morale reçue. On a vu dans le cénacle parnassien sa face de faune cornu, fils intact de la nature mystérieuse. Il s’enivrait, avec les autres, de la musique des mots, mais de leur musique seulement ; et il est resté un étranger parmi ces Latins sensés et lucides…

Un jour, il disparaît. Qu’est-il devenu ? Je vais jusqu’au bout de ma fantaisie. Je veux qu’il ait été publiquement rejeté hors de la société régulière. Je veux le voir derrière les barreaux d’une geôle, comme François Villon, non pour s’être fait, par amour de la libre vie, complice des voleurs et des malandrins, mais plutôt pour une erreur de sensibilité, pour avoir mal gouverné son corps et, si vous voulez, pour avoir vengé, d’un coup de couteau involontaire et donné comme en songe, un amour réprouvé par les lois et coutumes de l’Occident moderne. Mais, socialement avili, il reste candide. Il se repent avec simplicité, comme il a péché — et d’un repentir catholique, fait de terreur et de tendresse, sans raisonnement, sans orgueil de pensée : il demeure, dans sa conversion comme dans sa faute, un être purement sensitif…

Puis une femme, peut-être, a eu pitié de lui, et il s’est laissé conduire comme un petit enfant. Il reparaît, mais continue de vivre à l’écart. Nul ne l’a jamais vu ni sur le boulevard, ni au théâtre, ni dans un salon. Il est quelque part, à un bout de Paris, dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin, où il boit du vin bleu. Il est aussi loin de nous que s’il n’était qu’un satyre innocent dans les grands bois. Quand il est malade ou à bout de ressources, quelque médecin, qu’il a connu interne autrefois, le fait entrer à l’hôpital ; il s’y attarde, il y écrit des vers ; des chansons bizarres et tristes bruissent pour lui dans les plis des froids rideaux de calicot blanc. Il n’est point déclassé : il n’est pas classé du tout. Son cas est rare et singulier. Il trouve moyen de vivre dans une société civilisée comme il vivrait en pleine nature. Les hommes ne sont point pour lui des individus avec qui il entretient des relations de devoir et d’intérêt, mais des formes qui se meuvent et qui passent. Il est le rêveur. Il a gardé une âme aussi neuve que celle d’Adam ouvrant les yeux à la lumière. La réalité a toujours pour lui le décousu et l’inexpliqué d’un songe…

Il a bien pu subir un instant l’influence de quelques poètes contemporains ; mais ils n’ont servi qu’à éveiller en lui et à lui révéler l’extrême et douloureuse sensibilité, qui est son tout. Au fond, il est sans maître. La langue, il la pétrit à sa guise, non point, comme les grands écrivains, parce qu’il la sait, mais, comme les enfants, parce qu’il l’ignore. Il donne ingénument aux mots des sens inexacts. Et ainsi il passe auprès de quelques jeunes hommes pour un abstracteur de quintessence, pour l’artiste le plus délicat et le plus savant d’une fin de littérature. Mais il ne passe pour tel que parce qu’il est un barbare, un sauvage, un enfant… Seulement cet enfant a une musique dans l’âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues…

IV.

Les traits que je viens de rassembler par caprice et pour mon plaisir, je ne prétends pas du tout qu’ils s’appliquent à la personne de M. Paul Verlaine. Mais pourtant il me semble que l’espèce de poésie vague, très naïve et très cherchée, que je m’efforçais de définir tout à l’heure, est un peu celle de l’auteur des Poèmes saturniens et de Sagesse dans ses meilleures pages. La poésie de M. Verlaine représente pour moi le dernier degré soit d’inconscience, soit de raffinement, que mon esprit infirme puisse admettre. Au delà, tout m’échappe : c’est le bégayement de la folie ; c’est la nuit noire ; c’est, comme dit Baudelaire, le vent de l’imbécillité qui passe sur nos fronts. Parfois ce vent souffle et parfois cette nuit s’épanche à travers l’œuvre de M. Verlaine ; mais d’assez grandes parties restent compréhensibles ; et, puisque les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initiateur, peut-être qu’en écoutant celles de ses chansons qui offrent encore un sens à l’esprit, nous aurons quelque soupçon de ce que prétendent faire ces adolescents ténébreux et doux.

Dans leur ensemble, les Poèmes saturniens (comme beaucoup d’autres recueils de vers de la même époque) sont tout simplement le premier volume d’un poète qui a fréquenté chez Leconte de Lisle et qui a lu Baudelaire. Mais ce livre offre déjà certains caractères originaux.

On dirait d’abord que ce poète est, peu s’en faut, un ignorant. — Vous me répondrez que vous en connaissez d’autres, et que cela ne suffit pas pour être original. — Mais je suppose ce point admis que, malgré tout et en dépit de ce qui lui manque, M. Verlaine est un vrai poète. Disons donc que ce poète est souvent peu attentif au sens et à la valeur des signes écrits qu’il emploie, et que, d’autres fois, il se laisse prendre aux grands mots ou à ceux qui lui paraissent distingués.

J’ouvre le livre à la première page. Dans les vingt vers qui servent de préface, je lis que les hommes nés sous le signe de Saturne doivent être malheureux,

  Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d’une influence maligne.

Que veut dire ici le mot logique, je vous prie ? Je vois au même endroit que le sang de ces hommes

                                   Roule
En grésillant leur triste idéal qui s’écroule.

Voilà des métaphores qui ne se suivent guère. Je tourne la page. J’y lis que, dans l’Inde antique,

  Une connexité grandiosement alme
Liait le Kçhatrya serein au chanteur calme.

Je continue à feuilleter. Je trouve des « grils sculptés qu’alternent des couronnes » et « des éclairs distancés avec art », et de très nombreux vers comme celui-ci, qui unit d’une façon si choquante une expression scientifique et des mots de poète :

L’atmosphère ambiante a des baisers de soeur.

Ces bigarrures fâcheuses, ces dissonances baroques, vous les rencontrez à chaque instant chez M. Verlaine, et plus nombreuses d’un volume à l’autre. Chose inattendue, ce poète, que ses disciples regardent comme un artiste si consommé, écrit par moments (osons dire notre pensée) comme un élève des écoles professionnelles, un officier de santé ou un pharmacien de deuxième classe qui aurait des heures de lyrisme. Il y a une énorme lacune dans son éducation littéraire. La mienne, il est vrai, me rend peut-être plus sensible que de raison à ces insuffisances et à ces ridicules.

C’est amusant, après cela, de le voir faire l’artiste impeccable, le sculpteur de strophes, le monsieur qui se méfie de l’inspiration, — et écrire avec béatitude :

  À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement…
Ce qu’il nous faut, à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.

Mais cet écrivain si malhabile a pourtant déjà, je ne sais comment, des vers d’une douceur pénétrante, d’une langueur qui n’est qu’à lui et qui vient peut-être de ces trois choses réunies : charme des sons, clarté du sentiment et demi-obscurité des mots. Par exemple, il nous dit qu’il rêve d’une femme inconnue, qui l’aime, qui le comprend, qui pleure avec lui ; et il ajoute :

  Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil aux regards des statues,
Et pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

N’y regardez pas de trop près. « Les aimés que la vie exila », cela veut-il dire « ceux pour qui la vie fut un exil », ou « ceux qui ont été exilés de la vie, ceux qui sont morts » ? — « L’inflexion des voix chères qui se sont tues », qu’est-ce que cela ? Est-ce l’inflexion qu’avaient ces voix ? ou l’inflexion qu’elles ont maintenant quoiqu’elles se taisent, celle qu’elles ont dans le souvenir ? — En tous cas, ce que ces vers équivoques nous communiquent clairement, c’est l’impression de quelque chose de lointain, de disparu, et que nous pouvons seulement rêver. Et l’on m’a dit que ces vers étaient délicieux, et je l’ai cru.

De la douceur ! de la douceur ! de la douceur !

— Qu’est cela ? direz-vous. Une phrase de vaudeville, sans doute ? Cela rappelle le « bénin, bénin », de M. Fleurant. — Point. C’est un vers plein d’ingénuité par où commence un sonnet très tendre. Et ce sonnet est joli, et j’en aime les deux tercets :

  Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’oliphant.
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse.

J’aime aussi la Chanson d’automne, quoique certains mots (blême et suffocant) ne soient peut-être pas d’une entière propriété et s’accordent mal avec la « langueur » exprimée tout de suite avant :

  Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
De çà, de là,
Pareil à la
Feuille morte.

(Mais, j’y pense, la douceur triste de l’automne comparée aux longs sanglots des violons, c’est bien une de ces assimilations que l’auteur du Traité du verbe croit avoir inventées. Or, me reportant à ce mystérieux traité, j’y vois que les sons o et on correspondent aux « cuivres glorieux », et non pas aux violons : que ceux-ci sont représentés par les voyelles e, é, è, et par les consonnes s et z, et qu’ils traduisent non pas la tristesse, mais la passion et la prière… À qui donc entendre ?)

V.

Nous n’avons encore vu, dans M. Verlaine, qu’un poète élégiaque inégal et court, d’un charme très particulier çà et là. Mais déjà dans les Poèmes saturniens se rencontrent des poésies d’une bizarrerie malaisée à définir, qui sont d’un poète un peu fou ou qui peut-être sont d’un poète mal réveillé, le cerveau troublé par la fumée des rêves ou par celle des boissons, en sorte que les objets extérieurs ne lui arrivent qu’à travers un voile et que les mots ne lui viennent qu’à travers des paresses de mémoire.

Écoutez d’abord ceci :

  La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus ;
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu’un basson.
Au loin un matou frileux et discret
Miaulait d’étrange et grêle façon.

Moi, j’allais rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.

Et puis c’est tout. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est une impression. C’est l’impression d’un monsieur qui se promène dans une rue de Paris la nuit, et qui songe à Platon et à Salamine, et qui trouve drôle de songer à Salamine et à Platon « sous l’œil des becs de gaz ». — Pourquoi est-ce drôle ? — Je ne sais pas. Peut-être parce que Platon est mort voilà plus de deux mille ans et parce qu’un coin de rue parisienne est extrêmement différent de l’idée que nous nous faisons du Pnyx ou de l’Acropole. — Mais, à ce compte, tout est drôle. — Parfaitement. Un poète selon la plus récente formule est avant tout un être étonné. — Mais ce monsieur qui est si fier de penser à Platon en flânant sur le trottoir, l’a-t-il lu ? — À la vérité, je ne crois pas. — Mais le paysage nocturne qu’il nous décrit n’est-il pas difficile à concevoir ? « Plaquer des teintes de zinc par angles obtus », cela n’a aucun sens. Voit-on si nettement la fumée des toits, la nuit, surtout quand les becs de gaz sont allumés ? Et cette fumée a-t-elle jamais la forme d’un cinq, surtout quand il fait du vent (« La bise pleurait ») ? Et, si la lune éclaire, comment le ciel peut-il être « gris » ? Et, si le matou qu’on entend est « discret », comment peut-il miauler « d’étrange façon » ? Il y a dans tout cela bien des mots mis au hasard. — Justement. Ils ont le sens qu’a voulu le poète, et ils ne l’ont que pour lui. Et, de même, lui seul sent le piquant du rapprochement de Platon et des becs de gaz. Mais il ne l’explique pas, il en jouit tout seul. La poésie nouvelle est essentiellement subjective. — Tant mieux pour elle. Mais cette poésie nouvelle n’est alors qu’une sorte d’aphasie. — Il se peut.

Enfin, voici un exemple de poésie proprement symboliste (je ne dis pas symbolique, car la poésie symbolique, on la connaissait déjà, c’était celle que l’on comprenait) :

  Le souvenir avec le crépuscule
Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
De l’espérance en flamme qui recule
Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
Mystérieuse, où mainte floraison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule —
S’élance autour d’un treillis et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule, —
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pâmoison
Le souvenir avec le crépuscule.

Saisissez-vous ? On conçoit qu’il y ait un rapport, une ressemblance entre le souvenir et le crépuscule, entre la mélancolie du couchant, du jour qui se meurt, et la tristesse qu’on éprouve à se rappeler le passé mort. Mais entre le crépuscule et l’espérance ? Comment l’esprit du poète va-t-il de l’un à l’autre ? Sans doute le crépuscule peut figurer le souvenir parce qu’il est triste comme lui ; et il peut (plus difficilement) figurer aussi l’espérance parce qu’il est encore lumineux et qu’il a quelquefois des couleurs éclatantes et paradisiaques ; mais comment peut-il figurer les deux à la fois ? Et « le souvenir rougeoyant avec le crépuscule à l’horizon de l’espérance », qu’est-ce que cela signifie, dieux justes ? La « maladive exhalaison de parfums lourds » (les parfums du dahlia et de la tulipe ?), c’est, si vous voulez, le souvenir ; mais « l’immense pâmoison », ce serait plutôt l’espérance… Ô ma tête !…

Jadis, quand on traduisait un état moral par une image empruntée au monde extérieur, chacun des traits de cette image avait sa signification, et le poète aurait pu rendre compte de tous les détails de sa métaphore, de son allégorie, de son symbole. Mais ici le poète exprime par une seule image deux sentiments très distincts ; puis il la développe pour elle-même où plutôt la laisse se développer avec une sorte de caprice languissant. En réalité, il note sans dessein, sans nul souci de ce qui les lie, les sensations et les sentiments qui surgissent obscurément en lui, un soir, en regardant le ciel rouge encore du soleil éteint. «… Crépuscule ; souvenir… Il rougeoie ; espérance… Il fleurit ; dahlia, lis, tulipe, renoncule ; treillis de serre ; parfums chauds… On pâme, on s’endort… ; souvenir ; crépuscule… » Ni le rapport entre les images et les idées, ni le rapport des images entre elles n’est énoncé. Et avec tout cela (relisez, je vous prie), c’est extrêmement doux à l’oreille. La phrase, avec ses reprises de mots, ses rappels de sons, ses entrelacements et ses ondoiements, est d’une harmonie et d’une mollesse charmantes. L’unité de cette petite pièce n’est donc point dans la signification totale des mots assemblés, mais dans leur musique et dans la mélancolie et la langueur dont ils sont tout imprégnés. C’est la poésie du crépuscule exprimée dans le songe encore, avant la réflexion, avant que les images et les sentiments que le crépuscule éveille n’aient été ordonnés et liés par le jugement. C’est presque de la poésie avant la parole : c’est de la poésie de limbes, du rêve écrit.

VI.

Comme je cherche dans M. Verlaine, non ce qu’il a écrit de moins imparfait, mais ce qu’il a écrit de plus singulier, je ne m’arrêterai pas aux Fêtes galantes ni à la Bonne Chanson, — La Bonne Chanson, ce sont de courtes poésies d’amour, presque toutes très touchantes de simplicité et de sincérité, avec, quelquefois, des obscurités dont on ne sait si ce sont des raffinements de forme ou des maladresses. — Les Fêtes galantes, ce sont de petits vers précieux que l’ingénu rimeur croit être dans le goût du siècle dernier. Vous ne sauriez imaginer quelle chose bizarre et tourmentée est devenu le XVIIIe siècle, en traversant le cerveau troublé du pauvre poète. Je n’en veux qu’un exemple :

  Mystiques barcaroles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux
Couleur des cieux..

Puisque l’arome insigne
De ta candeur de cygne,
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbe d’anges défunts,
Tons et parfums,

À sur d’almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cour subtil ( ?),
Ainsi soit-il !

Ce petit morceau est intitulé : À Climène. Il ne rappelle que de fort loin Bernis ou Dorat.

VII.

Dix ans après… Le poète a péché, il a été puni, il s’est repenti. Dans sa détresse, il s’est tourné vers Dieu. Quel Dieu ? Celui de son enfance, celui de sa première communion, tout simplement. Il reparaît donc avec un volume de vers, Sagesse, qu’il publie chez Victor Palmé, l’éditeur des prêtres. C’est un des livres les plus curieux qui soient, et c’est peut-être le seul livre de poésie catholique (non pas seulement chrétienne ou religieuse) que je connaisse.

Il est certain qu’un des phénomènes généraux qui ont marqué ce siècle, c’est la décroissance du catholicisme. La littérature, prise dans son ensemble, n’est même plus chrétienne. Et pourtant — avez-vous remarqué ? — les artistes qui passent pour les plus rares et les plus originaux de ce temps, ceux qui ont été vénérés et imités dans les cénacles les plus étroits, ont été catholiques ou se sont donnés pour tels. Rappelez-vous seulement Baudelaire et M. Barbey d’Aurevilly.

Pourquoi ont-ils pris cette attitude (car on sait d’ailleurs qu’ils n’ont point demandé au catholicisme la règle de leurs mœurs et qu’ils n’en ont point observé, sinon par caprice, les pratiques extérieures) ? — J’ai essayé de le dire au long et à plusieurs reprises[3]. En deux mots, ils ont sans doute été catholiques par l’imagination et par la sympathie, mais surtout pour s’isoler et en manière de protestation contre l’esprit du siècle qui est entraîné ailleurs, — par dédain orgueilleux de la raison dans un temps de rationalisme, — par un goût de paradoxe, — par sensualité même, — enfin par un artifice et un mensonge où il y a quelque chose d’un peu puéril et à la fois très émouvant : ils ont feint de croire à la loi pour goûter mieux le péché « que la loi a fait », selon le mot de saint Paul : péché de malice et péché d’amour… Catholiques non pas pour rire, mais pour jouir, dilettantes du catholicisme, qui ne se confessent point et auxquels, s’ils se confessaient, un prêtre un peu clairvoyant et sévère hésiterait peut-être à donner l’absolution.

Mais il ne la refuserait point à M. Paul Verlaine. Voilà des vers vraiment pénitents et dévots, des prières, des « actes de contrition », des « actes de bon propos » et des « actes de charité ». Le poète pense humblement et docilement, ce qui est le vrai signe du bon catholique. Il est si sincère qu’il raille les libres penseurs et les républicains sur le ton d’un curé de village et conclut son invective contre la science comme ferait un rédacteur de l’Univers : le seul savant, c’est encore Moïse.

Il pleure la mort du prince impérial, parce que le prince fut bon chrétien, et il se repent de l’avoir méconnu :

  Mon âge d’homme, noir d’orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse…..
Maintenant j’aime Dieu dont l’amour et la foudre
M’ont fait une âme neuve !…

Il adresse son salut aux Jésuites expulsés :

Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu !
Vous êtes l’espérance !

Il chante la sainte Vierge dans un fort beau cantique :

  Je ne veux plus aimer que ma mère Marie,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car, comme j’étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains
Et m’enseigna les mots par lesquels on adore…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et tous ces bons efforts vers les croix et les plaies,
Comme je l’invoquais, elle en ceignit mes reins.

Ses idées sur l’histoire sont d’une âme pieuse. Il regrette de n’être pas né du temps de Louis Racine et de Rollin, quand les hommes de lettres servaient la messe et chantaient aux offices,

  Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L’ombre douce et la paix de ses coiffes de lin.

Puis il se ravise, et, dans une belle horreur de l’hérésie :  Non : il fut gallican, ce siècle, et janséniste !

Il lui préfère « le moyen âge énorme et délicat ; » il voudrait y avoir vécu, avoir été un saint, avoir eu haute théologie et solide morale.

Bref, la foi la plus naïve, la plus soumise ; nous sommes à cent lieues du christianisme littéraire, de la vague religiosité romantique. M. Paul Verlaine a avec Dieu des dialogues comparables (je le dis sérieusement) à ceux du saint auteur de l’Imitation. Il échange avec le Christ des sonnets pieux, des sonnets ardents et qui, si l’on n’était arrêté çà et là par les maladresses et les insuffisances de l’expression, seraient d’une extrême beauté. Dieu lui dit : « Mon fils, il faut m’aimer. » Et le poète répond : « Moi, vous aimer ! Je tremble et n’ose. Je suis indigne. » Et Dieu reprend : « Il faut m’aimer. » Mais ici je ne puis me tenir de citer encore ; car, à mesure que le dialogue se développe, la forme en devient plus irréprochable, et je crois bien que les derniers sonnets contiennent quelques-uns des vers les plus pénétrants et les plus religieux qu’on ait écrits :

  — Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté.

— Seigneur, j’ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment,
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

  Ô justice que la vertu des bons redoute ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L’humiliation d’une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise
Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi ;

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t’y bénirai d’un repas délectable
Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère
D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre.
D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison,

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,
D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi…,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et, pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encor d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larme
D’une joie extraordinaire ; votre voix

  Me fait comme du bien et du mal à la fois ;
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi ;
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

Plein d’une humble prière, encor qu’un trouble immense
Brouille l’espoir que votre voix me révéla,
Et j’aspire en tremblant.
— Pauvre âme, c’est cela !

Avez-vous rencontré, fût-ce chez sainte Catherine de Sienne ou chez sainte Thérèse, plus belle effusion mystique ? Et pensez-vous qu’un saint ait jamais mieux parlé à Dieu que M. Paul Verlaine ? À mon avis, c’est peut-être la première fois que la poésie française a véritablement exprimé l’amour de Dieu.

Sentiment singulier quand on y songe, difficile à comprendre, difficile à éprouver dans sa plénitude. M. Paul Verlaine s’écrie avec saint Augustin : « Mon Dieu ! vous si haut, si loin de moi, comment vous aimer ? » En réalité, ce qu’il traduit ainsi, ce n’est pas l’impossibilité d’aimer Dieu, mais celle de le concevoir tel qu’il puisse être aimé, ou (ce qui revient au même) l’impuissance à l’imaginer dès qu’on essaye de le concevoir comme il doit être : principe des choses, éternel, omnipotent, infini… Comment donc faire ? comment aimer d’amour ce qui n’a pas de limites ni de formes ? L’âme croyante n’arrive à se satisfaire là-dessus que par une illusion. Elle croit concevoir un Dieu infini en lui prêtant une bonté, une justice infinies, etc., et elle ne s’aperçoit point qu’elle le limite par là et que ces vertus n’ont un sens que chez des êtres bornés, en rapport les uns avec les autres. Et pourtant je vous défie de trouver mieux, car pensez : il faut que Dieu soit infini pour être Dieu, et il faut qu’il soit fini pour communiquer avec nous. Au fond, on n’aime Dieu que si on se le représente, sans s’en rendre compte, comme la meilleure et la plus belle créature qu’il nous soit donné de rêver et comme une merveilleuse âme humaine qui gouvernerait le monde.

Mais cette illusion est un grand bienfait. Car, en permettant d’aimer Dieu déraisonnablement, comme on aime les créatures, elle résout toutes les difficultés qui naissent dans notre esprit du spectacle de l’univers. Elle répond à tous les « pourquoi. » Pourquoi le monde est-il inintelligible ? Pourquoi le partage inégal des biens et des maux ? Pourquoi la douleur ? On aurait peine à pardonner ces choses à un Dieu que l’on concevrait rationnellement et que, par suite, on n’aimerait point : on en remercie le Dieu que l’on conçoit tout de travers, mais qu’on aime. Tout ce qu’il fait est bon, parce que nous le voulons ainsi. Toute souffrance est bénie, non comme équitable, mais comme venant de lui. Tout est bien, non parce qu’il est juste et bon, mais parce que nous l’aimons et que notre amour le déclare juste et bon quoi qu’il fasse. C’est donc notre amour qui crée sa sainteté. Remarquez que c’est exactement le parti pris héroïque et fou des amoureux romanesques, des chevaliers de la Table ronde ou des bergers de l’Astrée, ce qui les rendait capables d’immoler à leur maîtresse non seulement leur intérêt, mais leur raison, et d’accepter ses plus injustifiables caprices comme des ordres absolus et sacrés. Tant il est vrai qu’il n’y a qu’un amour ! Et, de fait, toutes les épithètes que l’auteur de l’Imitation donne à l’amour de Dieu conviennent aussi à l’amour de la femme. Le dévot aime, sous le nom de Dieu, la beauté et la bonté des choses finies d’où il a tiré son idéal, — et le chevalier mystique aimait cet idéal à travers et par delà la forme finie de sa maîtresse. On s’explique maintenant que l’amour divin donne à ceux qui en sont pénétrés la force d’accomplir les plus grands sacrifices apparents, de pratiquer la chasteté, la pauvreté, le détachement ; car ces sacrifices d’objets terrestres, nous les faisons à un idéal qu’une expérience terrestre a lentement composé : c’est donc encore à nous-mêmes que nous nous sacrifions.

Aimer Dieu, c’est aimer l’âme humaine agrandie avec la joie de l’agrandir toujours et de mesurer notre propre valeur à cet accroissement — et aussi avec l’angoisse de voir cette création de notre pensée s’évanouir dans le mystère et nous échapper. Nul sentiment ne doit être plus fort. Et cela, surtout dans la religion catholique, où la raison ne garde point, comme dans d’autres religions des sortes de demi-droits honteux, mais se soumet toute à l’amour. On comprend dès lors que, pour une âme purement sensitive et aimante comme celle de M. Paul Verlaine, le catholicisme ait été un jour la seule religion possible, le refuge unique après des misères et des aventures où déjà sa raison avait pris l’habitude d’abdiquer.

Ô les douces choses que sa piété lui inspire !

     Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !…

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté, c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue…

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n’est meilleur â l’âme
Que de faire une âme moins triste…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je ne me souviens plus que du mal que j’ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes malheurs, selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n’ai rien retenu que la bonté de Dieu.

Et sur la femme, auxiliatrice de Dieu, sur la femme qui console, apaise

et purifie :

Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal…
Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix !…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Remords si chers, peine très bonne,
Rêves bénis, mains consacrées,
Ô ces mains, ces mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !
. . . . . . . . . . . . . . . .
Et j’ai revu l’enfant unique…
Et tout mon sang chrétien chanta la chanson pure.

J’entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce ! Enfin, je sais ce qu’est entendre et voir,
J’entends, je vois toujours ! Voix des bonnes pensées

Innocence ! avenir ! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez mes yeux !

Hélas ! toutes ces chansons ne sont pas claires. Mais ici il faut distinguer. Il y a celles qu’on ne comprend pas parce qu’elles sont obscures, sans que le poète l’ait voulu, — et celles qu’on ne comprend pas parce qu’elles sont inintelligibles et qu’il l’a voulu ainsi. Je préfère de beaucoup ces dernières. En voici une :

  L’espoir luit, comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?

Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,

  Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors. L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ?

Comprenez-vous ? Quelle suite y a-t-il dans ces idées ? Quel lien entre ces phrases ? Qui est-ce qui parle ? Où cela se passe-t-il ? On ne sait pas d’abord. On sent seulement que cela est doux, tendre, triste, et que plusieurs vers sont exquis. Longtemps je n’ai pu comprendre ce sonnet — et je l’aimais pourtant. À force de le relire, voici ce que j’ai trouvé.

Midi, l’été. Le poète est entré dans un cabaret, au bord de la grand’route poudreuse, avec une femme, celle qui l’a accueilli après ses fautes et ses malheurs et dont il invoque si souvent les belles petites mains. La chaleur est accablante. Le poète a bu du vin bleu ; il est ivre, il est morne. Et alors il entend la voix de sa compagne. Que dit-elle ?

Ce qui rend le sonnet difficile à saisir, c’est que l’expression de sentiments assez clairs en eux-mêmes y est coupée de menus détails, très précis, mais dont on ne sait d’où ils viennent ni à quoi ils sont empruntés. Quand on a trouvé que le lieu est un cabaret, tout s’explique assez aisément.

Premier quatrain. La voix dit : « Ne sois pas si triste. Espère. L’espérance luit dans le malheur comme un brin de paille dans l’étable. » Pourquoi cette comparaison — très juste d’ailleurs, mais si inattendue ? C’est que nous sommes, comme j’ai dit, dans une auberge de campagne. Sans doute une des portes de la salle donne sur l’étable où sont les vaches et le cheval, et, dans l’obscurité, des pailles luisent parmi la litière…

Mais, tandis que la voix parle, le poète, complètement abruti, regarde d’un air effaré une guêpe qui bourdonne autour de son verre. « N’aie pas peur, lui dit sa compagne : des guêpes, il y en a toujours dans cette saison. On a beau fermer les volets : toujours quelque fente laisse passer un rayon qui les attire. Tu ferais mieux de dormir… »

Second quatrain. « Tu ne veux pas ? » Ici le poète ouvre et ferme, d’un air de malaise, sa bouche pâteuse. — « Allons, bois un bon verre d’eau fraîche, et dors. » Le reste va de soi.

Premier tercet. — La voix s’adresse à la cabaretière qui tourne autour de la table et fait du bruit. Elle la prie de s’éloigner. — La fin est limpide. Le sonnet se termine par un souvenir et un espoir. « Les roses de septembre » marquent sans doute le commencement du dernier amour du poète. — Relisez maintenant, et dites si toute la pièce n’est pas adorable !

VIII.

  Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Si quelqu’un s’est peu soucié de ce vieux précepte, c’est M. Paul Verlaine. On pourrait presque dire qu’il est le seul poète qui n’ait jamais exprimé que des sentiments et des sensations et qui les ait traduits uniquement pour lui ; ce qui le dispense d’en montrer le lien, car lui le connaît. Ce poète ne s’est jamais demandé s’il serait compris, et jamais il n’a rien voulu prouver. Et c’est pourquoi, Sagesse à part, il est à peu près impossible de résumer ses recueils, d’en donner la pensée abrégée. On ne peut les caractériser que par l’état d’âme dont ils sont le plus souvent la traduction : demi-ivresse, hallucination qui déforme les objets et les fait ressembler à un rêve incohérent ; malaise de l’âme qui, dans l’effroi de ce mystère, a des plaintes d’enfant ; puis langueur, douceur mystique, apaisement dans la conception catholique de l’univers acceptée en toute naïveté…

Vous trouverez dans Jadis et naguère, de vagues contes sur le diable. Le poète appelle cela des « choses crépusculaires. » C’est dans Echatane. Des Satans sont en fête. Mais un d’eux est triste ; il propose aux autres de supprimer l’enfer, de se sacrifier à l’amour universel, et alors les démons mettent le feu à la ville, et il n’en reste rien ; mais

  On n’avait pas | agréé le sacrifice.
Quelqu’un de fort | et de juste assurément
Sans peine avait | su démêler la malice
Et l’artifice | en un orgueil qui se ment ( ?).

Une comtesse a tué son mari, de complicité avec son amant. Elle est en prison, repentie, et elle tient la tête de l’époux dans ses mains. Cette tête lui parle : « J’étais en état de péché mortel quand tu m’as tué. Mais je t’aime toujours. Damne-toi pour que nous ne soyons plus séparés. » La comtesse croit que c’est le diable qui la tente. Elle crie : « Mon Dieu ! mon Dieu, pitié ! » Et elle meurt, et son âme monte au ciel. — Une femme est amoureuse d’un homme qui est le diable. Il l’a ruinée et la maltraite. Elle l’aime toujours. Elle lui dit : « Je sais qui tu es. Je veux être damnée pour être toujours avec toi. » Mais il la raille et s’en va. Alors elle se tue. Ici, une idée fort belle : elle ne savait pas que l’enfer, c’est l’absence.

Les autres contes sont à l’avenant. On croit comprendre ; puis le sens échappe. C’est qu’il n’y a rien à comprendre — sinon que le diable est toujours méchant quoi qu’il fasse, et qu’il ne faut pas l’écouter, et qu’il ne faut pas l’aimer, encore que cela soit bien tentant…

Si les récits sont vagues, que dirons-nous des simples notations d’impressions ? Car c’est à cela que se réduit de plus en plus la poésie de M. Paul Verlaine. Lisez Kaléidoscope :

  Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu ;
Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !
Ce sera comme quand on ignore des causes :
Un lent réveil après bien des métempsycoses ;
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois

Dans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où des cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.

Ce sera si fatal qu’on en croira mourir…

Vraiment, ce sont là des séries de mots comme on en forme en rêve… Vous avez dû remarquer ? Quelquefois, en dormant, on compose et l’on récite des vers que l’on comprend, et que l’on trouve admirables. Quand, d’aventure, on se les rappelle encore au réveil, plus rien…, l’idée s’est évanouie. C’est que, dans le sommeil, on attachait à ces mots des significations particulières qu’on ne retrouve plus ; on les unissait par des rapports qu’on ne ressaisit pas davantage. Et, si l’on s’y applique trop longtemps, on en peut souffrir jusqu’à l’angoisse la plus douloureuse…

Mais, en y réfléchissant, je crois que si on relit Kaléidoscope, on verra que l’obscurité est dans les choses plus que dans les mots ou dans leur assemblage. Le poète veut rendre ici un phénomène mental très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu’on n’a jamais vu. Cela vous est-il arrivé quelquefois ? On croit se souvenir ; on veut poursuivre et préciser une réminiscence très confuse, mais dont on est sûr pourtant que c’est bien une réminiscence ; et elle fuit et se dissout à mesure, et cela devient atroce. C’est à ces moments-là qu’on se sent devenir fou. Comment expliquer cela ? Oh ! que nous nous connaissons mal ! C’est que notre vie intellectuelle est en grande partie inconsciente. Continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s’y emmagasinent sans que nous en soyons avertis. À certains moments, sous un choc extérieur, ces impressions ignorées de nous se réveillent à demi : nous en prenons subitement conscience, avec plus ou moins de netteté, mais toujours sans être informés d’où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclaircir ni les ramener à leur cause. Et c’est de cette ignorance et de cette impuissance que nous nous inquiétons. Ce demi-jour soudainement ouvert sur tout ce que nous portons en nous d’inconnu nous fait peur. Nous souffrons de sentir que ce qui se passe en nous à cette heure ne dépend pas de nous, et que nous ne pouvons point, comme à l’ordinaire, nous faire illusion là-dessus…

Il y a quelque chose de profondément involontaire et déraisonnable dans la poésie de M. Paul Verlaine. Il n’exprime presque jamais des moments de conscience pleine ni de raison entière. C’est à cause de cela souvent que sa chanson n’est claire (si elle l’est) que pour lui-même.

IX.

De même, ses rythmes, parfois, ne sont saisissables que pour lui seul. Je ne parle pas des rimes féminines entrelacées, des allitérations, des assonances dans l’intérieur du vers, dont nul n’a usé plus fréquemment ni plus heureusement que lui. Mais il emploie volontiers des vers de neuf, de onze et de treize syllabes. Ces vers impairs, formés de deux groupes de syllabes qui soutiennent entre eux des rapports de nombre nécessairement un peu compliqués (3 et 6 ou 4 et 5 ; 4 et 7 ou 5 et 6 ; 5 et 8), ont leur cadence propre, qui peut plaire à l’oreille tout en l’inquiétant. Boiteux, ils plaisent justement parce qu’on les sent boiteux et parce qu’ils rappellent, en la rompant, la cadence égale de l’alexandrin. Mais, pour que ce plaisir dure et même pour qu’il soit perceptible, il faut que ces vers boitent toujours de la même façon. Or, au moment où nous allions nous habituer à un certain mode de claudication, M. Verlaine en change tout à coup, sans prévenir. Et alors nous n’y sommes plus. Sans doute, il peut dire : De même que le souvenir de l’alexandrin vous faisait sentir la cadence rompue de mes vers, ainsi le souvenir de celle-ci me fait sentir la nouvelle cadence irrégulière que j’y ai substituée. Soit ; — mais notre oreille à nous ne saurait s’accommoder si rapidement à des rythmes si particuliers et qui changent à chaque instant. Ce caprice dans l’irrégularité même équivaut pour nous à l’absence de rythme. Voici des vers de treize syllabes :

  Londres fume et cri | e. Oh ! quelle ville de la Bible !
Le gaz flambe et na | ge et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons | dans leur ratatinement terrible
Épouvan | tent comme un sénat | de petites vieilles.

Les deux premiers vers sont coupés après la cinquième syllabe, le vers suivant est coupé après la quatrième ; le dernier, après la troisième ou

la huitième. — Et voici des vers de onze syllabes :

Dans un palais | soie et or, dans Echatane,
De beaux démons |, des satans adolescents,
Au son d’une musi | que mahométane
Font liti | ère aux sept péchés | de leurs cinq sens.

Les deux premiers vers semblent coupés après la quatrième syllabe ; soit. Mais le suivant est coupé (fort légèrement) après la sixième, et l’autre après la troisième ou la septième.

D’autres fois, quand M. Verlaine emploie les vers de dix syllabes, il les coupe tantôt après la cinquième, tantôt après la quatrième syllabe. C’est-à-dire qu’il mêle des rythmes d’un caractère non seulement différent, mais opposé.

  Aussi bien pourquoi | me mettrais-je à geindre ? (5, 5)
Vous ne m’aimez pas |, l’affaire est conclue,
Et, ne voulant pas | qu’on ose me plaindre,
Je souffrirai | d’une âme résolue (4, 6).

Ainsi, dans la plus grande partie de l’œuvre poétique de M. Verlaine, les rapports de nombre entre les hémistiches varient trop souvent pour nos faibles oreilles. Maintenant, si le poète chante pour être entendu de lui seul, c’est bon, n’en parlons plus. Laissons-le à ses plaisirs solitaires et allons-nous-en.

X.

Non, restons encore un peu ; car, avec tout cela, M. Paul Verlaine est un rare poète. Mais il est double. D’un côté, il a l’air très artificiel. Il a un « art poétique » tout à fait subtil et mystérieux (qu’il a, je crois, trouvé sur le tard) :

  De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’indécis au précis se joint…

Car nous voulons la nuance encor
Pas la couleur, rien que la nuance
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve, et la flûte au cor…

D’autre part, il est tout simple :

  Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

C’est peut-être par cette ingénuité qu’il plaît tant à la longue. À force de l’étudier et même de le condamner, sa douce démence me gagne. Ce que je prenais d’abord pour des raffinements prétentieux et obscurs, j’en viens à y voir (quoi qu’il en dise lui-même) des hardiesses maladroites de poète purement spontané, des gaucheries charmantes. Puis il a des vers qu’on ne trouve que chez lui, et qui sont des caresses. J’en pourrais citer beaucoup. Et comme ce poète n’exprime ses idées et ses impressions que pour lui, par un vocabulaire et une musique à lui, — sans doute, quand ces idées et ces impressions sont compliquées et troubles pour lui-même, elles nous deviennent, à nous, incompréhensibles ; mais quand, par bonheur, elles sont simples et unies, il nous ravit par une grâce naturelle à laquelle nous ne sommes plus guère habitués, et la poésie de ce prétendu « déliquescent » ressemble alors beaucoup à la poésie populaire :

  Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ? etc.

Ou bien :

  J’ai peur d’un baiser
Comme d’une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J’ai peur d’un baiser.

Finissons sur ces riens, qui sont exquis, et disons : M. Paul Verlaine a des sens de malade, mais une âme d’enfant ; il a un charme naïf dans la langueur maladive ; c’est un décadent qui est surtout un primitif.

Jules Lemaître
Les Contemporains : études et portraits littéraires
Société française d’imprimerie et de librairie, 1897
13e éd. – Quatrième série, pp. 63-111

LA RUSSIE (1866) Poème de FIODOR TIOUTTCHEV Умом Россию не понять

Poème de Fiodor Tiouttchev
LA RUSSIE
 –

Traduction – Texte Bilingue

Traduction Jacky Lavauzelle
перевод


LITTERATURE RUSSE
русская литература

стихотворение  – Poèmes

 

Fiodor Tiouttchev
Фёдор Иванович Тютчев
1803-1873
Fiodor Tiouttchev Poèmes Poésie Artgitato Les poèmes de Fiodor Tiouttchev

 

Умом Россию не понять
 28 ноября 1866

Poème de Fiodor Tiouttchev

LA RUSSIE
28 novembre 1866

*

La Russie 1866 Fiodor Tiouttchev Ecole de Novgorod Le Miracle de saint Georges
Ecole de Novgorod
Le miracle de saint Georges

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Умом Россию не понять,
La raison ne peut comprendre la Russie,
Аршином общим не измерить:
Rien ne peut la mesurer :

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Умом Россию не понять

 

 

Eloy Gonzalo – Plaza de Cascorro – El Héroe de Cascorro – Madrid – Элой Гонсало- 贡萨洛埃洛伊 -Guerra de Independencia cubana

Madrid – Мадрид – 马德里
Guerra de Independencia cubana
Guerre d’Indépendance Cubaine
Eloy Gonzalo
Элой Гонсало
El Héroe de Cascorro
Plaza de Cascorro
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Madrid Blason Artgitato  Madrid L'Ours & L'arbousier Artgitato La estatua del oso y del madroño

Photo Jacky Lavauzelle
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Madrid Drapeau Artgitato


Eloy Gonzalo (Monumento)
1868-1897
贡萨洛埃洛伊
Элой Гонсало
El Héroe de Cascorro
Plaza de Cascorro

Eloy Gonzalo Plaza de Cascorro Madrid Artgitato (1) Eloy Gonzalo Plaza de Cascorro Madrid Artgitato (2) Eloy Gonzalo Plaza de Cascorro Madrid Artgitato (4) Eloy Gonzalo Plaza de Cascorro Madrid Artgitato (5) Eloy Gonzalo Plaza de Cascorro Madrid Artgitato (6)

Guerre de Cuba – Guerra de Cuba
Guerra de Independencia cubana
1895-1898

Chronique de la quinzaine – 14 avril

« L’incertitude la plus grande continue de régner sur la solution du conflit ouvert au sujet de Cuba entre l’Espagne et les États-Unis. Offres de médiation pontificale ; adjurations des puissances ; négociations suspendues ou interrompues, puis reprises ; message du président Mac-Kinley annoncé, puis ajourné, puis lu ; armistice refusé, puis accordé par le gouvernement espagnol, puis rejeté par les insurgés ; qu’est-ce qui va sortir de là, quelle sera la fin : la paix ou la guerre ? Il est impossible de le dire, nul ne le sait encore. Chaque jour, et plusieurs fois par jour, un revirement brusque se produit ; et, le soir, les craintes de guerre viennent chasser les espérances de paix que le matin avait fait renaître. Ces continuels et rapides changemens, ces secousses nerveuses imprimées à l’opinion aggravent sérieusement le danger d’une situation périlleuse en elle-même : il ne faudrait pas qu’aux difficultés internationales pussent s’ajouter des embarras ou des troubles intérieurs qui ne laisseraient d’autre issue que la guerre, et que l’on vît se compliquer d’une seconde crise, une crise qui n’est déjà que trop redoutable.

Depuis deux ou trois ans, depuis le commencement de l’insurrection cubaine, c’est-à-dire depuis le mois de février 1895, il était à prévoir que cette crise éclaterait à la première occasion. Or, l’occasion se trouve toujours quand on la cherche, et même sans qu’on l’ait cherchée, si, des deux nations entre lesquelles le différend peut s’élever, l’une est souveraine d’un pays où l’autre a des intérêts considérables d’engagés ; si une révolution désole ce pays et menace ces intérêts ; si la nation souveraine semble impuissante à rétablir l’ordre ; si, enfin, la nation intéressée, — comme c’est le cas des États-Unis vis-à-vis de Cuba, — n’est séparée que par quelques lieues de mer de ce pays à feu et à sang ; et si, en outre, derrière les intérêts directement en cause et sous la raison d’humanité qu’il n’est jamais difficile ni mauvais d’invoquer, se cachent et s’agitent des convoitises anciennes. On se rappelle avec quelle impatience, dès la fin de l’année 1896, M. Canovas del Castillo, alors président du Conseil des ministres, l’Espagne entière, et l’on pourrait presque dire toute l’Europe, attendaient le message que le Président sortant de la République américaine, M. Cleveland, devait adresser au Congrès. Ce message parut ; il disait : « L’île de Cuba est si près de nous qu’à peine est-elle séparée de notre territoire. Nos intérêts pécuniaires engagés dans l’île occupent le second rang, ils viennent immédiatement après ceux du gouvernement et du peuple espagnols. On calcule, sur des bases certaines, que les capitalistes américains ont, pour le moins, de 30 à 50 millions de dollars employés en plantations, chemins de fer, exploitations minières et autres entreprises à Cuba. Le mouvement commercial entre les États-Unis et Cuba qui, en 1889, représentait environ 74 millions de dollars, s’éleva, en 1893, à près de 163 millions, et en 1894, un an avant le début de l’insurrection actuelle, atteignait encore 96 millions de dollars. Les États-Unis se trouvent donc inévitablement impliqués dans la lutte, soit par les vexations, soit par les dommages matériels qu’ils ont à souffrir. » C’était le motif principal que la Confédération avait de se mêler des affaires de Cuba, — affaires américaines presque autant qu’espagnoles, selon M. Cleveland, — mais ce n’était pas le seul : il en énumérait bien d’autres.

La présence à New-York de la Junte insurrectionnelle cubaine qui faisait de cette ville le bureau de recrutement et le centre de ravitaillement des insurgés en ressources de toute nature, hommes, armes, argent ; la présence à Cuba de citoyens américains, plus ou moins récens, plus ou moins authentiques, mais qui couvraient et, de par leurs papiers mis en règle, scellés du sceau du consulat, avaient le droit de couvrir du drapeau de l’Union leurs intrigues et leurs démarches ; la présence, un peu partout, dans l’immense étendue des quarante-cinq États, surtout dans les États du Sud, dans la Floride, vers l’îlot de Key-West, « d’élémens turbulens et aventureux », surexcités et prêts à partir en campagne quand passerait un flibustier, le Laurada ou le Three Friends ; tout cela (M. Cleveland le déclarait en termes soigneusement choisis et pesés), tout cela créait au gouvernement américain des tracas incessans, l’obligeait à une surveillance minutieuse sur les côtes et dans les ports, était pour lui une cause de gros soucis et de grosses dépenses ; et il se fondait là-dessus pour presser l’Espagne d’en finir. Il l’en sollicitait d’ailleurs par des considérations plus hautes, pour mettre un terme aux maux d’une rébellion et d’une répression également impitoyables, qui l’une et l’autre ravageaient et ruinaient l’île, l’une sous prétexte de l’affranchir, l’autre à l’effet de la pacifier. Pour cette pacification de Cuba, si l’Espagne ne réussissait pas d’elle-même, et à elle seule, à l’assurer ; s’il était démontré par les événemens, ou si elle avouait qu’elle n’y pouvait réussir dans un délai fixé, en recourant à des moyens qu’il indiquait, M. Cleveland proposait les bons et amicaux offices des États-Unis, laissant entendre qu’au cas où le gouvernement espagnol ne les accepterait point, après les avoir vainement proposés, la République imposerait au besoin ces bons offices devenus nécessaires.

Tel était, à la fin de 1896, l’état des esprits, ou plutôt de l’esprit officiel, à Washington, et voici ce qu’il était à Madrid : M. Canovas ne se sentait pas du tout incliné à accueillir, si bienveillante qu’elle fût dans les intentions et si modérée dans la forme, l’intervention des États-Unis. Il repoussait énergiquement cette proposition de M. Cleveland, de ses conseillers et du Congrès, que les affaires cubaines étaient presque des affaires américaines. Rien, suivant lui, ne se débattait à Cuba qui regardât personne au monde, hormis les Cubains insurgés et les Espagnols ; et c’était à l’Espagne seule de se débrouiller avec les rebelles, comme elle l’entendait, en vertu de ce principe que chacun est maître chez soi et de ce fait qu’à Cuba elle était chez elle. Elle emploierait les moyens qu’elle jugerait les meilleurs, ferait les concessions qu’elle voudrait, s’il lui plaisait d’en faire et lorsqu’il lui plairait ; elle userait à son gré de l’indulgence ou de la force et ne mesurerait ses coups qu’à son pouvoir et à sa volonté. Sans nier que les États-Unis eussent à Cuba des intérêts, M. Canovas soutenait que le gouvernement espagnol, à l’exclusion de tout autre, avait qualité pour les faire respecter et n’y avait jamais failli. Il se refusait à admettre qu’on lui assignât une limite de temps et, tout en écoutant les avis qu’on lui donnait avant qu’il les demandât, il se réservait d’examiner s’il les trouverait compatibles avec la dignité et la souveraineté de l’Espagne, afin de décider s’il les suivrait ou non.

Le président Cleveland l’invitait à opérer des réformes dans l’organisation et l’administration de l’île ; et certes, des réformes, il en ferait. « N’est-ce pas moi, disait-il avec quelque fierté, qui, étant ministre des Colonies en 1865, ai provoqué l’enquête qui a ouvert la voie à l’affranchissement des esclaves de Cuba et de Puerto-Rico ? Et pourtant, j’avais contre moi, en ce temps-là, bien des intérêts ligués, bien des préjugés aussi, et je choquais fort les idées des hommes les plus en vue de mon propre parti. Une réforme, quelle qu’elle soit, n’est donc pas pour me faire peur, et, dans cette voie, j’irai autrement loin que les libéraux eux-mêmes, je les étonnerai par mon libéralisme. Seulement, je veux prendre mon heure. Si nous avons la guerre actuelle, c’est peut-être parce qu’on a permis à certains meneurs de croire, en 1878, lorsque a été conclu le pacte du Zanjon qui devait clore la guerre de Dix ans, que l’insurrection était un métier profitable. Il faut maintenant, et d’abord, prouver à Gomez et aux autres qu’elle ne rapportera rien, que la défaite et le châtiment. Après quoi, nous verrons ; et quant à moi, ma décision est prise. J’ai là vingt-trois décrets tout préparés, mais ils ne sortiront de mon tiroir pour être soumis à la signature de la Régente que plus tard, lorsqu’il sera évident que ce que l’Espagne octroie de bonne grâce, on ne l’a ni arraché par la violence, ni surpris par la ruse. Victorieuse, elle peut donner beaucoup ; mais jusqu’à la victoire, rien. »

C’était le moment où le ministère, voyant les marchés étrangers se fermer devant lui, prenait la résolution de faire appel, pour son emprunt de 400 millions, au patriotisme espagnol, et où, d’un bout à l’autre de la Péninsule, ce patriotisme exalté répondait ; tout le pays, des Pyrénées au détroit de Gibraltar, était comme soulevé d’un admirable élan. Quoi qu’on en dît alors entre politiciens de club ou de café, la position de M. Canovas était très forte ; si forte, que M. Sagasta, absent de Madrid, restait tranquillement aux eaux ; que tous les partis, unanimes pour un jour, ne voyaient point d’autre gouvernement possible que celui de M. Canovas ; et que les rares adversaires que la nécessité ne désarmait pas, enfans perdus des groupes extrêmes, étaient obligés, pour tâcher d’affaiblir cette situation, d’inventer on ne sait quels dissentimens imaginaires entre la Reine et le président de son Conseil, la Couronne se trouvant ainsi avoir subitement en eux des défenseurs inattendus. Pour fournir les 400 millions qu’on sollicitait d’elle après tant d’autres sacrifices, — 200 000 hommes à Cuba, et 25 000 aux Philippines, — l’Espagne faisait un héroïque effort, qui permettait à M. Canovas de prendre, en quelque sorte, sa température, et, par-là, de mesurer de quoi cette nation si fière et si vaillante serait capable.

Porté par ce grand mouvement national, — bien qu’assurément il considérât une guerre extérieure, se greffant sur ces guerres coloniales, comme une calamité qu’il devait tout faire pour détourner ou éloigner, bien qu’il s’attachât scrupuleusement à conserver avec la République américaine ces « relations de bon voisinage » instituées par le « Traité de paix et d’amitié » de 1795, — M. Canovas del Castillo ne s’effrayait pas, au point de dévorer en silence les humiliations, de l’éventualité d’une intervention armée des États-Unis dans la question cubaine. Il savait mieux que personne que les États-Unis avaient l’argent, qui est, dit-on, le nerf de la guerre ; mais, d’autre part, il savait que l’argent n’en est pas le seul nerf ; qu’il y en a d’autres ; et que l’orgueil historique d’un peuple qui fut très puissant en est un. Et il savait encore, — renseignement positif, et argument de fait, — pourquoi les États-Unis avaient en somme été assez coulans, il y a quelques années, dans leur querelle avec le Chili, et pourquoi ils s’étaient gardés de pousser l’affaire à bout : il était fixé, aussi bien qu’eux-mêmes, sur la valeur exacte de leur marine militaire. La marine espagnole, il en était persuadé, supportait au moins la comparaison, et comme l’Espagne n’a, du reste, pas plus que les États-Unis, adhéré aux actes internationaux sur la course ; que, notamment, elle n’a pas signé l’Acte de Paris de 1856, il faisait, en cas d’extrême urgence, état de cette suprême ressource, la délivrance de lettres de marque à ses hardis marins de Biscaye et de Catalogne. Sur mer, la guerre, tout compté, ne l’épouvantait point, et sur terre, non plus, il ne la regardait pas à l’avance comme désespérée. Il raisonnait ainsi : Nous n’irions pas attaquer les Américains chez eux, seul terrain vraiment favorable pour les milices fédérales. Viendraient-ils, eux, nous attaquer chez nous ? Ah I s’ils y venaient ! Napoléon s’y est brisé. Le plus probable, c’est que Cuba serait le champ de bataille où nous nous rencontrerions. Eh bien ! l’Espagne a là-bas 200 000hommes de troupes excellentes, qui ne meurent que de ne pas se battre et de n’avoir jamais à étreindre que le vide. Si les États-Unis veulent la guerre, que nous ne voulons pas ; s’ils violent notre droit, que nous consentons à faire aussi complaisant que possible, dans les limites où il nous est permis de le faire sans déchoir, nous pourrons en courir la chance. — Mais cette guerre, M. Canovas voulait l’écarter à tout prix, pourvu que ce ne fût pas au prix de l’honneur espagnol : justement parce qu’il était sûr d’avoir le droit de son côté, il tenait à ne pas perdre cet avantage et, si les choses en venaient au pire, à avoir pour témoin le monde civilisé.

Que peut-être, après cela, dans le secret de son cœur, quand le télégraphe lui annonçait qu’on venait, aux États-Unis, de pendre en effigie Weyler, son général en chef, de brûler le drapeau espagnol, de déposer dans les deux Chambres des résolutions enflammées contre l’Espagne, et quand il songeait aux « dessous » de cette campagne de tribune et de presse, à tout ce qu’il y avait d’appétits aiguisés derrière cet étalage de beaux sentimens, il n’eût pas une vive tendresse pour cette politique de mercachifles, de porte-balles, — comme il lui arrivait parfois de la qualifier en ses heures d’amertume, — cela est bien certain, et cela n’est que trop naturel ; ici encore toute l’Espagne était avec lui. Mais officiellement, la correction la plus sévère, puisqu’il n’y avait plus à parler de cordialité, présidait aux rapports mutuels des États-Unis et de l’Espagne. Jusqu’à la fin de 1896, tout au moins, M. Canovas déclarait n’avoir eu à se plaindre, en aucune occasion, ni du président, M. Cleveland, ni du secrétaire d’État, M. Olney, ni de leur représentant à Madrid, M. Hannis Taylor, qui depuis… mais alors il n’y avait pas à Madrid de diplomate plus parfaitement diplomate que le ministre des États-Unis. M. Canovas se proclamait sans défiance à son égard, sinon envers son entourage. Et il était décidé, — comme il savait l’être, — à empêcher avec la dernière énergie toute manifestation hostile par laquelle les étudians ou le peuple de Madrid eussent pu être tentés de riposter aux démonstrations américaines. Sans doute, dans les mois qui suivirent, la froideur alla augmentant. M. Mac-Kinley avait remplacé M. Cleveland à la Maison-Blanche, et le général Woodford, M. Hannis Taylor à la Plaza de San Martin. En même temps que ses lettres de créance, le général avait remis une note à laquelle il y avait bien à faire une réponse assez délicate, mais, au total, on n’avait pas pu encore oublier que M. Mac-Kinley avec placé sa haute magistrature sous l’invocation des paroles évangéliques : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » Et cette bonne volonté, le gouvernement espagnol croyait en avoir donné, pour sa part, des gages et des marques, en publiant, avant l’arrivée du général Woodford, avant toute injonction ou requête de M. Mac-Kinley, avant même le moment primitivement fixé par M. Canovas et sitôt qu’on avait pu dire avec quelque apparence de vérité que les provinces occidentales de l’île étaient à peu près pacifiées, le décret royal du 4 février, qui, réorganisant à Cuba les conseils municipaux et les conseils provinciaux, organisait, par surcroît, au sommet de la hiérarchie, un Conseil d’administration avec compétence étendue en matière de budget, d’impôt, et de douanes.

Si ce décret n’était pas entré tout de suite en pleine application, la faute n’en était qu’à l’état de guerre qui se perpétuait dans la partie orientale, dans les provinces de Santa-Clara et de Puerto-Principe. Mais ce qui était promis était promis, et il n’y avait plus à tirer prétexte, pour l’opposition, de l’entêtement de M. Canovas, et pour les États-Unis, de la dureté arriérée de l’Espagne. L’opposition demandait à cor et à crique l’on joignît à l’action militaire l’action politique : c’était fait ; et les États-Unis, que l’on essayât d’apaiser les rebelles par des satisfactions de principe : cela aussi était fait. M. Canovas s’y était résigné, toujours par amour de la paix, mais sans se bercer de vaines illusions, sans croire qu’il éviterait l’inévitable, ni qu’il le retarderait longtemps ; ce n’étaient pas, il le sentait trop, des libertés que voulaient les insurgés cubains, ce n’était pas même l’autonomie sous la souveraineté ou la suzeraineté de l’Espagne, c’était la séparation absolue ; ce n’étaient pas des garanties pour les Cubains et les Américains de Cuba que voulaient les États-Unis ; il le voyait clairement, ni les uns ni les autres ne se contentaient de si peu ; et il mourut dans cette pensée, sous les balles d’Angiolillo, le 8 août de l’année dernière.

Ce jour-là, 8 août 1897, doit faire date dans l’histoire du conflit hispano-américain, encore qu’il ne s’y soit passé rien de plus que la mort de M. Canovas del Castillo. Parle fait même de sa disparition et de son remplacement, — après le court intérim du général Azcarraga, — par M. Sagasta et le cabinet libéral, où M. Gullon recevait les Affaires étrangères, tandis que M. Moret prenait les Colonies ; par ce fait ou ces deux faits mêmes, le ton, sinon le fond, de la politique américaine changeait. La réputation d’énergie indomptable dont jouissait légitimement M. Canovas avait, en dépit de tout, fait réfléchir jusqu’aux jingoes les plus ardens. Mais le renom de M. Sagasta, en Espagne et au dehors, était loin d’être celui d’un homme énergique ; et, de même que sa mollesse ou son indécision dans l’affaire de Melilla au Maroc et la peine infinie qu’il avait paru devoir prendre pour réunir, de l’autre côté du détroit, presque à portée de canon des côtes espagnoles, une armée de 40 000 hommes, avaient certainement contribué à abuser les Cubains sur le ressort et la résistance de l’Espagne, et ainsi à fomenter et à déchaîner l’insurrection ; de même, à son retour aux affaires, il fut tout de suite manifeste que les récriminations ou les objurgations des États-Unis allaient devenir plus pressantes, plus impérieuses, plus acrimonieuses. Le rappel du général Weyler, et l’envoi du maréchal Blanco, investi du mandat de porter à Cuba son autonomie, ne furent guère, à Cuba et aux États-Unis, interprétés que comme des signes de défaillance ou de lassitude. Maximo Gomez ne jeta pas l’épée, ne se sentit pas le désir de fuir la manigua et les manigueros et de se réfugier dans une petite maison tranquille qui n’aurait ni une cour, ni un arbre, — comme il disait en 1878. — Et les clameurs ne tombèrent pas, dans les Chambres américaines. Après les réformes du 4 février, la Constitution antiliane du 25 novembre 1897 était tenue pour insuffisante. L’insurrection se moquait bien de ce ministère cubain et de cette Chambre cubaine, au moyen desquels on s’était flatté de l’amadouer ! On lui donnait cela, donc elle obtiendrait davantage : on rompait, donc elle avançait ; on relâchait le lien avec la métropole, donc elle le détacherait ou le trancherait ; et elle la ferait, cette seconde république d’Haïti, où il y aurait à se partager tant de places, de titres et de galons ! L’action politique, encore une fois, échouait et faisait échouer l’action militaire qu’elle entravait, sans autre résultat que d’irriter et d’affaiblir le plus espagnol des partis cubains, le parti constitutionnel.

Cependant la guerre s’éternisait ; les intérêts américains continuaient d’être lésés, et l’opinion américaine se montait et s’échauffait de plus en plus. La Junte cubaine à New-York la tenait savamment en haleine. Chaque jour amenait une nouvelle affaire Ruis ou Sanguily. Tout était motif à réclamations, à protestations, à enquêtes, à rapports. Le consul général Lee, pour les cas ordinaires, et, au moindre incident, tel ou tel envoyé officiel ou officieux, tel ou tel ami du Président Mac-Kinley, tel ou tel membre du Congrès recevaient ou se donnaient mission de surveiller et de dénoncer la « barbarie, la « cruauté », l’« inhumanité » des autorités espagnoles, de montrer aussi qu’elles étaient incapables de venir à bout des insurgés, qu’aucune province n’était pacifiée, pas même Pinar del Rio, qu’aucune ville n’était sûre, pas même la Havane ; — ce qui n’empêchait pas les navires flibustiers de naviguer sous pavillon américain, et les dollars américains d’affluer dans la caisse de la Junte cubaine. D’une part, on reprochait à l’Espagne de ne pas pouvoir vaincre l’insurrection ; et, de l’autre, on faisait ou on laissait faire tout ce qu’il fallait pour qu’elle ne pût pas la vaincre. Petit à petit, le mal s’envenima, et l’on pouvait déjà être inquiet sur le dénouement, lorsque récemment, par une fatalité terrible, dans les eaux de Cuba, sauta le vaisseau américain le Maine. Par quoi fut déterminée l’explosion ? Était-elle due à une cause intérieure ou extérieure ? Était-ce une allumette américaine ou une torpille espagnole qui avait mis le feu aux poudres ? C’est ce que furent chargés de rechercher contradictoirement, ou parallèlement, des scaphandriers espagnols et des scaphandriers américains, et ce sur quoi les deux commissions aboutirent à des conclusions différentes. Les conclusions américaines, — telles qu’elles furent formulées dans le message adressé au Congrès le 28 mars par M. Mac-Kinley, — étaient celles-ci : « La perte du Maine n’a été à aucun égard le résultat d’une faute ou d’une négligence de la part d’aucun des officiers ou des hommes de l’équipage ; — le navire a été détruit par l’explosion d’une mine sous-marine, qui a causé l’explosion partielle de deux ou de plusieurs des soutes de l’avant ; — aucune preuve n’a été obtenue, de nature à permettre d’attribuer à une personne ou à des personnes quelconques l’explosion du Maine. » Ce troisième paragraphe atténuait un peu l’effet des deux autres, mais l’effet subsistait quand même, d’autant que M. Mac-Kinley ajoutait : « J’ai prescrit que la décision du conseil d’enquête et les vues du gouvernement à ce sujet soient communiquées au gouvernement de Sa Majesté la Reine régente, et je ne me permets pas de douter que l’esprit de justice de la nation espagnole ne lui dicte une ligne de conduite inspirée par l’honneur et par les relations amicales des deux gouvernemens. Il sera du devoir du pouvoir exécutif de faire connaître au Congrès le résultat de cette démarche, et en attendant, un examen réfléchi est recommandé. »

Là-dessus, reprise des anciens griefs et échange de notes, d’un côté du moins toujours plus exigeantes, et comminatoires à ce degré que la dernière a pu être qualifiée d’ultimatum. Le général Weyler, afin de rendre plus difficile le recrutement de l’insurrection et de faire le désert devant elle, avait ordonné de rassembler et de retenir près de certaines villes les paysans et ouvriers auxquels la guerre enlevait leur travail et que la misère eût pu jeter dans les rangs de l’ennemi. D’où le nom de « concentrés », reconcentrados. Soit négligence, soit impossibilité de faire mieux, il semble que la condition de ces reconcentrados, placés ainsi en surveillance, ait été assez malheureuse et qu’enlevés de chez eux malgré eux, sous le drapeau espagnol ils aient parfois manqué presque du nécessaire. Les États-Unis ont demandé qu’ils fussent renvoyés dans leurs foyers et qu’on leur donnât les secours dont ils avaient besoin. Le gouvernement espagnol, à peine ce souhait exprimé, s’est empressé d’y accéder, et la Reine régente a pris l’initiative, pour leur venir en aide, de former un comité de dames patronnesses, à la tête duquel elle s’est elle-même inscrite. Sur ce point les États-Unis ont reçu, par conséquent, la satisfaction qu’ils se sont cru en droit de poursuivre, au nom de la simple « humanité ». Le second point devait exciter et a excité, en effet, plus de répugnances du côté espagnol, parce qu’il touchait au fond de la question. Les États-Unis demandaient que l’Espagne accordât un armistice aux insurgés cubains ; ce qui, indirectement, était leur reconnaître la qualité de belligérans réguliers : car, d’un gouvernement constitué et souverain à des sujets rebelles, — qui n’ont pas de gouvernement, qui ne sont ni une nation, ni un État, — dans la rigueur du droit, il n’y a point de belligérance. La concession de l’armistice, aux yeux des Espagnols, avait encore cet inconvénient de paraître préjuger une solution du différend cubain contraire aux intérêts et aux vœux de l’Espagne, de pouvoir passer pour la préface ou le préambule de la séparation. M. Sagasta a compris que concéder ce point, sans y être moralement forcé, serait mettre contre soi le sentiment espagnol et pousser aux excès un patriotisme chatouilleux sur l’honneur et avec lequel il ne faut pas jouer. Il a refusé, tout d’abord, et l’on a pu croire qu’une rupture était imminente. C’est à ce moment que le Souverain Pontife a proposé sa médiation, ou, plus exactement, son arbitrage. L’idée en a été accueillie à Madrid, par la majorité de l’opinion, avec faveur et reconnaissance, et il est singulier qu’elle ait réveillé ailleurs les susceptibilités protestantes et qu’on ait recommencé à crier comme jadis : « Pas de papisme ! No popery ! » — Eh quoi ! ne s’agit-il pas, ainsi qu’on se fait gloire de le dire, d’empêcher l’effusion du sang, de sauver des milliers de vies d’hommes ? Et si c’est de cela qu’il s’agit, s’il n’y a pas d’arrière-pensées, de combinaisons et de calculs, si l’on parle sans haine et sans hypocrisie, qui donc est en meilleure posture pour atteindre ce but sacré que « le vieillard sans armes, vêtu de blanc » :

Quel vecchio inerme, vestito di bianco ?

Serait-ce qu’entre une nation catholique et une nation en grande partie protestante, il y ait contre son impartialité cas de suspicion légitime ? Mais M. de Bismarck ne l’a pas suspectée dans l’affaire des Carolines, et quand Léon XIII a eu prononcé contre lui, il n’a pas fait appel de sa sentence. Où trouver au monde un arbitre qui soit placé en de pareilles conditions d’impartialité ; qui, pour ainsi dire, tienne moins à cette terre ; et sur qui, — précisément parce qu’il ne s’y rattache guère en aucun point particulier, parce que son domaine est de partout et de nulle part, — la force matérielle ait moins de prises ? S’il est un juge international désigné, c’est ce souverain supra-national, qui n’a d’État que l’Église universelle et de peuple que le troupeau des fidèles. Les grands évêques d’Amérique, le cardinal Gibbons et Mgr Ireland, non plus que les prélats américains qui vivent à Rome, Mgr O’Connell et Mgr Keane, n’avaient pas de doutes à ce propos ; ils savaient bien qu’on n’attendrait de leur religion nul sacrifice qui pût coûter à leur patriotisme. On s’adressait à Léon XIII au nom de l’humanité ; pasteur et père commun, il répondait au nom de Dieu. « Au nom de Dieu, écrivait-il à la reine Marie-Christine, je demande à Votre Majesté, si elle n’y voit pas un inconvénient, que je peux ne pas connaître, de fêter les saints jours où nous sommes, en accordant à Cuba une trêve, une suspension d’hostilités, pour que, les passions étant calmées, on retire enfin les résultats des efforts qui de plusieurs côtés sont faits au profit de la paix entre les sujets de Votre Majesté. » Appuyée par une double démarche des représentans des six grandes puissances à Madrid et à Washington, la prière du Pape a été entendue ; l’Espagne a consenti à l’armistice, et le Président Mac-Kinley a différé de quelques jours l’envoi de son message au Congrès. Si maintenant le sang cubain et le sang espagnol coulent encore, s’il doit bientôt couler et se mêler aux autres du sang américain, la faute n’en est ni aux puissances, ni au Pape, ni à l’Espagne ; mais seulement aux insurgés qui repoussent l’armistice sans l’indépendance, et aux États-Unis qui ne font peut-être pas pour la conciliation et pour la paix définitive tout ce que cette « humanité » qu’ils invoquent, leur commanderait, et que le juste souci de leur dignité ne leur défendrait pas de faire.

Que contient, en effet, à y regarder de près, le message de M. Mac-Kinley ? Beaucoup de phrases et de périphrases pour ne pas dire ce qu’il dit et dire ce qu’il ne dit pas. On imaginerait malaisément un document plus significatif sous son apparente insignifiance, plus clair sous sa verbosité diffuse, plus belliqueux sous son allure bonhomme. La proposition capitale, celle à laquelle il faut aller tout droit et qu’il faut retenir, est la suivante, et comme elle est la plus pleine, elle est aussi la plus courte : « La solution est à présent aux mains du Congrès. C’est une responsabilité solennelle. J’ai épuisé toutes les tentatives pour sortir de l’intolérable situation qui est à nos portes. Prêt à exécuter toute obligation qui m’est imposée par la constitution et par la loi, j’attends votre décision. » Ainsi, que le Congrès marche, M. Mac-Kinley le suivra. Cette déclaration faite, il importe peu que M. Mac-Kinley reconnaisse ou ne reconnaisse point aux Cubains la belligérance. S’il ne la reconnaît point, c’est qu’il a ses raisons : « La reconnaissance n’est pas nécessaire pour que les États-Unis puissent intervenir à Cuba dans l’intention de pacifier l’île. Lier notre pays, maintenant, par la reconnaissance d’un gouvernement quelconque à Cuba pourrait nous entraîner en des embarras d’obligations internationales envers l’organisation ainsi reconnue. » Les États-Unis doivent et veulent trouver à Cuba place nette, quand ils interviendront, quand le moment sera arrivé de voir « s’il existe dans l’île de Cuba un gouvernement capable d’assurer les devoirs et de remplir les fonctions qu’il a à remplir chez une nation indépendante ». Le reste du message est négligeable, même les quatre motifs que M. Mac-Kinley allègue à l’appui de l’intervention américaine et qui sont : 1° la cause de l’humanité ; 2° la protection des citoyens américains qui habitent Cuba ; 3° le préjudice sérieux subi par le commerce des États-Unis ; 4° la paix de l’Amérique compromise par les interminables insurrections cubaines. Relèvera-t-on enfin le passage, relatif à l’explosion du Maine, où, rappelant que l’Espagne a proposé une enquête d’experts étrangers dont elle acceptait par avance la décision, M. Mac-Kinley se borne à constater purement et simplement « qu’il n’a été fait aucune réponse à cette proposition » ? On le pourrait, s’il n’était inutile d’insister et si ce fait ne primait pas toutes les paroles, que « la solution est à présent entre les mains du Congrès ». C’est donc la suite que le Congrès entend donner au message du Président qui mesurera la vraie portée de ce message, en lui-même volontairement ambigu. Et c’est aussi l’écho dont il retentira dans les cœurs espagnols.

Or, si l’on peut en croire les dernières nouvelles, pour ce qui est du Congrès fédéral, la commission des Affaires étrangères de chacune des deux assemblées a délibéré hier sur la question. Celle du Sénat a déjà arrêté les termes de la résolution qui sera discutée aujourd’hui. Le texte en serait catégorique et supprimerait toute équivoque : la commission s’y prononcerait ouvertement pour l’emploi de la force afin de chasser l’Espagne de Cuba ; et il ne serait pas douteux que ces conclusions ne fussent adoptées. La commission de la Chambre montrerait un peu plus de prudence ou un peu moins de précipitation ; toutefois, les députés républicains se prononceraient pour l’intervention armée immédiate ; si l’autre parti contribue à former la majorité, ce qui, dit-on, est probable, la proposition conjointe pourrait être votée et, comme M. Mac-Kinley a renoncé à faire, dans ce cas, usage du veto présidentiel, il n’y aurait plus de recours, et ce serait la guerre. Il n’y a pas à se dissimuler que tout paraît l’annoncer, hélas ! et la préparer. Le consul général Lee a quitté la Havane, il est rentré à Washington ; le ministre américain à Madrid, le général Woodford, a expédié sa famille à Biarritz, s’est enfermé dans l’hôtel de la Légation, et il fait ses malles ; le ministre d’Espagne à Washington s’apprête à remettre ses services à notre ambassadeur, M. Jules Cambon.

La fierté castillane commence à déborder et gronde, tandis que le jingoïsme redouble aux États-Unis et fait rage. L’affaire n’est plus diplomatique, elle échappe à la direction des gouvernemens, au moins des deux gouvernemens espagnol et américain. En Espagne, ni M. Sagasta, ni le parti libéral, ni aucun parti, ni la monarchie même ne sont de force à se mettre en travers du courant, et s’ils reculaient au-delà de la ligne que cette fierté castillane elle-même leur trace, ils risqueraient d’être emportés. De même aux États-Unis ; ni M. Mac-Kinley, ni le Congrès, s’il en avait le désir qu’il n’a pas, ni le parti démocrate, ni aucun parti ne pourraient contenir et retenir plus longtemps une politique patiemment, infatigablement menée depuis 1815 ou 1820. Rien ni personne ne pourrait retarder l’heure, que l’on espère enfin venue, où se réalisera la prédiction de M. Adams et où, détachée de l’arbre espagnol, la pomme de Cuba tombera sur la terre américaine. Et ce sera une belle application de la doctrine de Monroe : l’Amérique aux Américains. Reste à savoir si les puissances européennes, — en première ligne celles qui, de droit historique, possèdent des colonies en Amérique, — n’auraient pas un mot à dire, si elles ne le diront pas, et si l’Amérique du Sud, l’Amérique latine, peut assister, impassible et indifférente, à cet envahissement de l’hémisphère occidental par l’Amérique anglo-saxonne.

Le Parlement français vient de s’ajourner au 1er juin. La Chambre des députés élue en 1893 n’est peut-être pas encore, légalement, tout à fait morte, mais elle est plongée dans une léthargie d’où l’on aime à penser qu’elle ne sortira pas, et M. Henri Brisson a déjà répandu sur elle les pleurs de son éloquence funéraire. Malgré ces larmes officielles, elle ne sera pas très regrettée. Peut-être n’a-t-elle pas mérité tout le mal qu’on a dit d’elle, mais elle n’a pas mérité non plus qu’on en dît trop de bien. Elle a été une des Chambres les plus flottantes, les plus incohérentes, les plus « déboussolées » que nous ayons eues, et si, vers la fin de sa vie, elle a semblé un peu se reprendre et se fixer, elle a fait payer au ministère sa fidélité toujours chancelante par cent quatre-vingts interpellations dans l’espace de moins de deux ans. « On ne canonise que les morts ! » disait-on un jour à Mgr Ireland, qu’on accusait d’être venu en France, à son retour de Rome, canoniser la République. « Encore faut-il, riposta l’archevêque de Saint-Paul, qu’ils aient bien vécu ! » Même lorsqu’elle sera définitivement morte, on ne canonisera pas cette Chambre : elle n’a pas assez bien vécu. — Puisse le suffrage universel, à qui la parole appartient maintenant, nous en envoyer une dont on fasse, quand elle nous quittera, une plus magnifique oraison funèbre !
CHARLES BENOIST
Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE

Francis Charmes
Chronique de la quinzaine
L’Espagne et les États-Unis
14 avril 1898
Revue des Deux Mondes, 4e période
tome 146, 1898 – pp 946-958

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Eloy Gonzalo (Monumento)
1868-1897
贡萨洛埃洛伊
Элой Гонсало
El Héroe de Cascorro
Plaza de Cascorro

MONUMENTO ALFONSO XII – MONUMENT ALPHONSE XII – 阿方索十二碑 – Альфонсо XII памятник

Madrid – Мадрид – 马德里
Monumento Alfonso XII
Monument Alphonse XII
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Madrid Blason Artgitato  Madrid L'Ours & L'arbousier Artgitato La estatua del oso y del madroño

Photo du Monument d’Alphonse XII
Jacky Lavauzelle

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Madrid Drapeau Artgitato



 PARQUE DE EL RETIRO
Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 103
MONUMENTO ALFONSO XII
Monument à Alphonse XII
阿方索十二碑
Альфонсо XII памятник

ALPONSE XII
ALFONSO XII
Альфонс XII
阿方斯十二
1857-1885
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Rey de España
Roi d’Espagne
西班牙国王

Король Испании
1874-1885

ALFONSO XII Alphonse XII Rey de España Roi d'Espagne

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        Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 300          

      

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 3

ALPHONSE XII en 1875

« La révolution qui s’est faite, il y a trois mois en Espagne et qui a rappelé de l’exil le jeune fils de la reine Isabelle, devenu le roi Alphonse XII, cette révolution ou cette restauration a eu l’avantage de s’accomplir par une sorte de mouvement spontané. La monarchie nouvelle n’a eu aucune peine à s’accréditer en Europe…C’est comme un retour à ce qui existait avant le mois de septembre 1868 ; mais depuis cette révolution de 1868 tout s’est étrangement aggravé au-delà des Pyrénées, et de là précisément cette situation qui ne peut s’éclaircir en un jour ; de là les difficultés de ce règne naissant d’un jeune homme jeté brusquement dans tous les embarras, seul avec ses dix-sept ans, sa bonne grâce, et sa sœur, la comtesse de Girgenti, qui est allée le rejoindre, qui redevient maintenant princesse des Asturies. La question est de savoir quel caractère prendra ce règne nouveau à peine inauguré, et surtout comment il dénouera la guerre carliste. »

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 1

« Évidemment les choses ne sont ni simples ni faciles à Madrid. Le jeune roi Alphonse XII se trouve entre toutes les influences qui l’assiègent, qui sont en conflit autour de lui, jusque dans le gouvernement. La lutte est engagée entre la fraction la plus réactionnaire de l’ancien parti modéré, dont l’unique préoccupation est d’effacer impitoyablement tout ce qui s’est passé depuis 1868, et les libéraux qui, en rétablissant la monarchie bourbonienne ou en l’acceptant aujourd’hui, veulent en faire une œuvre de transaction et de conciliation.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 22 C’est l’histoire de toutes les restaurations possibles. Que les anciens modérés, rejetés par la haine de la révolution vers un absolutisme plus ou moins avoué, cherchent à profiter de leur crédit auprès du roi et de l’infante, sa sœur, qu’ils s’efforcent de reprendre position dans l’armée, dans l’administration, et d’imprimer à la royauté nouvelle un caractère décidé de réaction, surtout dans les affaires religieuses, ce n’est point douteux ; ils ont déjà obtenu plus d’un succès, ils n’ont pas pu obtenir tout ce qu’ils désiraient. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 201Alphonse XII est heureusement défendu par son éducation, par sa jeunesse, qui résiste, par les idées auxquelles il s’est accoutumé dans l’exil, en France, en Angleterre, et il est soutenu dans ces idées par l’homme qui a le plus sa confiance intime, par le président du conseil lui-même, M. Canovas del Castillo, qui reste le médiateur aussi actif qu’habile entre toutes les influences. Sans refuser des satisfactions aux vieux modérés, M. Canovas del Castillo met d’un autre côté tout son zèle à rallier des hommes de tous les partis, à créer autour du roi une sorte d’union libérale nouvelle. Le rapprochement est sensible et croissant. Le général Serrano est allé récemment chez le roi et chez l’infante, qui l’ont gracieusement reçu. Des pourparlers ont eu lieu, dit-on, avec d’autres personnages, notamment avec M. Sagasta, qui a été ministre d’Amédée et qui était du dernier cabinet de Serrano. Il y a peu de jours, Alphonse XII témoignait des attentions particulières au général Morionès, un des chefs militaires créés par la révolution, celui qui a le privilège d’exciter le plus les antipathies des modérés.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 5

De ces deux politiques qui se combattent, quelle est celle qui l’emportera ? La plus prévoyante assurément est celle qui veut faire d’Alphonse XII le roi de la nation, de toutes les opinions, non d’un parti. Et ce n’est pas seulement de la prévoyance, c’est une nécessité. Quoique bien des choses aient changé, la monarchie qui vient de reparaître à Madrid se retrouve jusqu’à un certain point dans les conditions où était la monarchie d’Isabelle II à l’origine, en face de don Carlos. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 107Comme autrefois, le double caractère de la royauté nouvelle est d’être en même temps légitime selon le droit monarchique, et libérale par les idées, par les intérêts qu’elle est appelée à représenter. Qu’elle rassure les intérêts conservateurs profondément inquiétés par la révolution, cela va sans dire ! Elle n’est pas moins obligée de rester libérale, constitutionnelle, si elle veut garder sa raison d’être et sa force contre les carlistes, le dernier et le plus sérieux ennemi qu’elle ait à combattre, à soumettre par la politique ou par les armes.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 301

C’est là, à vrai dire, la question qui s’agite à Madrid comme en Navarre, et si elle n’est pas encore résolue, elle vient du moins d’entrer dans une phase nouvelle par l’intervention d’un des hommes les mieux faits pour représenter la cause carliste, don Ramon Cabrera, comte de Morella, qui s’est prononcé pour la paix, pour Alphonse XII. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 21Ce fut autrefois un des derniers partisans tenant la campagne pour le premier don Carlos. Jeune alors, simple étudiant de Tortosa au début de la guerre de sept ans, rapidement signalé pour son audace et son habileté, Cabrera était un des chefs carlistes les plus redoutés, exerçant d’impitoyables représailles auxquelles on avait malheureusement donné une excuse en fusillant sa mère. Il avait fini par s’emparer de la citadelle de Morella, où il régnait en maître, même quelquefois sans obéir aux ordres du prétendant, et où il tint pendant quelques mois encore après le traité de Vergara par lequel le général carliste Maroto rendait les armes. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 9Une fois en 1848 il a reparu dans les montagnes de la Catalogne, tentant de nouveau la fortune pour la cause du prétendant, et pendant quelque temps il donnait du travail au malheureux général Concha, qui a été tué l’an dernier à l’attaque des retranchements de la Navarre ; mais depuis cette époque Cabrera a vécu en Angleterre, où il s’est marié, où son esprit s’est ouvert à d’autres idées. Hôte d’un pays libre, il s’est éclairé, et sans abandonner encore sa cause il en est venu à croire que la royauté devait être de son temps. Un moment, il y a quelques années, il a été le conseil du nouveau prétendant, de celui qui est aujourd’hui en armes à Estella ; mais il avait désapprouvé la guerre actuelle, il avait refusé d’y prendre part. Il avait une autre politique, il voulait exercer une action toute morale. Peut-être, si la république avait duré encore, serait-il resté dans sa retraite, espérant peu du prétendant et de ses idées. Le rétablissement de la royauté à Madrid l’a décidé ; il s’est déclaré pour le roi Alphonse XII et pour la paix, il s’est fait auprès du gouvernement nouveau le négociateur d’une sorte de convenio qui n’est que le renouvellement du traité de Vergara, qui sauvegarderait les intérêts de ceux qu’il continue à appeler ses compagnons d’armes de la cause carliste, en même temps que les droits traditionnels des provinces basques. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 108Il est bien clair que c’est là un acte tout personnel, que Cabrera n’a aucun titre décisif pour traiter au nom des chefs carlistes ou dans l’intérêt des provinces livrées à l’insurrection, et il est possible que cette tentative spontanée de médiation qu’on a essayé de travestir et d’atténuer par une divulgation prématurée n’ait point un effet immédiat ; mais Cabrera a gardé un grand prestige dans le monde carliste, dans les provinces où il a conquis sa renommée, où la guerre sévit aujourd’hui ; il a dans l’armée insurgée de nombreux amis, disposés à suivre ses conseils comme des ordres. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 7C’est assurément le coup le plus grave qui ait été porté jusqu’ici à la cause du prétendant, et don Carlos a beau fulminer contre Cabrera, exercer des répressions sanglantes pour empêcher les désertions ; il ne pourra pas contenir longtemps l’immense désir de paix qui se manifeste partout, le mouvement qui a déjà commencé. Les soumissions se multiplient, les députations provinciales refusent les subsides. Le prétendant ne représente plus qu’une guerre d’un succès impossible et inutilement sanglante. Tout tourne en faveur du jeune Alphonse XII, qui représente aujourd’hui la paix pour l’Espagne, et si malgré tout la lutte devait se prolonger encore, ce serait aux chefs de l’armée libérale de précipiter le dénouement par un dernier et énergique effort. »

Charles de Mazade
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire – 31 mars 1875
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 8, 1875 -pp. 689-700

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 304

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ALPHONSE XII en 1876

« L’Espagne, quant à elle, vient à peine d’échapper à la guerre civile, et elle est encore tout entière aux fêtes de la paix qu’on s’est hâté de célébrer. Le jeune roi Alphonse XII est entré à Madrid à la tête de 25,000 hommes de son armée, escorté par les généraux qui se sont signalés dans la dernière guerre contre les carlistes : Quesada, Martinez Campos, Morionès, Loma. Évidemment les ovations qui ont accompagné le jeune souverain, les chefs militaires et l’armée, ont été cette fois aussi spontanées que sincères ; c’était le sentiment public qui éclatait au passage de ces soldats éprouvés par une rude campagne, et l’Espagne tout entière, représentée par des députations, assistait aux fêtes de Madrid. il y a quelques mois à peine, l’Espagne en était réduite à s’épuiser dans cette lutte meurtrière et odieuse, dont on ne croyait pas voir si prochainement la fin, et qui aurait pu en effet se prolonger, tant les moyens dont le prétendant a disposé jusqu’au bout étaient puissants. Aujourd’hui tout est terminé, et le signe le plus frappant d’une pacification complète, c’est que le service du chemin de fer, interrompu depuis trois ans, est maintenant rétabli entre Madrid et la frontière de la Bidassoa.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 302 Une partie de l’armée a été laissée comme force d’occupation dans les provinces du nord, où il reste à effacer les traces de la guerre civile, et ce ne sont pas seulement des traces matérielles ; il faut aujourd’hui rétablir l’ordre légal partout, réintégrer les libéraux dans des propriétés dont ils ont été violemment dépouillés, et qui ont été vendues par le gouvernement carliste. C’est toute une œuvre réparatrice à réaliser dans ces provinces séquestrées et exploitées par don Carlos pendant trois ans, et après tout l’Espagne a bien le droit de se sentir soulagée, de célébrer la paix qui lui est rendue, même avec une certaine prodigalité d’enthousiasme, de lauriers et d’illuminations.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 302Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 6

Les réjouissances, les distributions de titres aux généraux et les vers adressés de toutes parts à Alphonse XII, au jeune roi « pacificateur, » ne suppriment pas malheureusement bien d’autres difficultés qui pèsent sur le gouvernement de Madrid, et dont quelques-unes sont la conséquence inévitable de la dernière victoire. L’Espagne a reconquis les provinces du nord, elle en a fini heureusement avec la guerre civile. Voici maintenant une question des plus graves, des plus délicates, qu’on ne peut plus éluder, celle du régime auquel on soumettra les provinces reconquises, et déjà deux politiques semblent être en présence.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 309 L’une, qui s’est déjà produite sous la forme de manifestations, de pétitions aux cortès, réclame l’abolition des fueros, des privilèges basques ; l’autre politique, qu’on dit représentée par un des généraux les plus populaires aujourd’hui, par Martinez Campos, serait pour la conservation de ces privilèges. Peut-être même le général Martinez Campos, pour hâter la pacification, a-t-il fait quelques promesses. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 301Le président du conseil, M. Canovas del Castillo, interrogé dans les chambres, n’a point hésité à déclarer que les provinces du nord devaient avant tout être ramenées à l’unité nationale et constitutionnelle, — puis qu’on pourrait s’entendre avec des représentans locaux sur le régime administratif qu’il faudra créer. En d’autres termes, cela veut dire que les privilèges d’exemption du recrutement militaire et des impôts généraux devront commencer par être supprimés, et qu’une certaine autonomie d’administration n’est point exclue. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 207Ce n’est plus ici une question de droit comme en 1839, après la première guerre carliste, terminée par un traité, par ce qui s’est appelé le convenio de Bergara. Aujourd’hui les Basques ont combattu jusqu’au bout, ils ont été soumis par les armes, ils n’ont plus aucun droit, puisqu’ils ont eux-mêmes déchiré leur titre ; mais la population libérale des provinces, qui a souffert de la guerre carliste, qui a été spoliée, traitée en ennemie par le prétendant, et qui est restée toujours fidèle à l’Espagne, au gouvernement de Madrid, cette population, elle aussi, tient aux fueros ; elle a les droits de sa fidélité et de son dévoûment.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 205 Des villes comme Saint-Sébastien, Bilbao, qui ont subi des sièges, des bombardemens sans capituler devant l’ennemi, méritent de n’être point traitées absolument en pays conquis. C’est là le point délicat sur lequel le gouvernement et les cortès vont avoir à se prononcer.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 202

Une autre difficulté, qui n’est pas moins grave, commence aujourd’hui pour l’Espagne, ou plutôt reparaît désormais au premier rang, puisqu’elle n’était jusqu’ici qu’ajournée, c’est la difficulté religieuse. Cette question est agitée partout en ce moment au-delà des Pyrénées ; elle a été discutée dans les cortès à l’occasion de l’adresse au roi, elle doit être maintenant résolue à propos de la constitution nouvelle que le cabinet vient de soumettre au parlement. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 306Le président du conseil, soutenu jusqu’ici par le jeune roi, M. Canovas del Castillo s’est prononcé pour la liberté ou tout au moins pour la tolérance religieuse, mais il a contre lui des influences puissantes, le clergé, la fraction absolutiste de l’ancien parti modéré, peut-être même des généraux, puisqu’il y a toujours des généraux dans la politique au-delà des Pyrénées, — et voilà maintenant la lutte plus enflammée que jamais par un bref que le pape vient d’adresser à l’archevêque de Tolède en faveur de l’unité religieuse espagnole. Le pauvre pontife a cru sans doute que la jeune monarchie rétablie depuis si peu de temps encore à Madrid n’avait pas assez d’embarras, et il lui a envoyé son bref pour aider à la pacification des esprits au lendemain de la défaite des carlistes ! Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 100Un effort désespéré va évidemment être tenté. M. Canovas del Castillo a plus que jamais besoin d’être soutenu, non-seulement par le roi, mais par tous les libéraux. Il obtiendra sans nul doute de faire inscrire dans la constitution les idées de tolérance dont il est le défenseur, et il les fera respecter. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 204C’est la monarchie constitutionnelle libérale qu’il a voulu rétablir d’accord avec le jeune souverain lui-même, et cette monarchie ne peut chercher sa force dans une politique qui a son représentant naturel dans le prétendant vaincu d’hier Alphonse XII est rentré avec le drapeau libéral à Madrid, avec ce drapeau il a eu raison de l’insurrection carliste. Son principal conseiller, M. Canovas del Castillo, a une dernière victoire à gagner, c’est de ne point laisser les passions religieuses assombrir et troubler le nouveau règne en lui préparant la fin qui est au bout de toutes les réactions. L’Espagne ne peut pas s’isoler aujourd’hui dans le mouvement libéral qui entraîne l’Europe. »

Ch. de Mazade
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire — 31 mars 1876
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 14, 1876 -pp. 703-713

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LA MORT D’ALPHONSE XII
en 1885

La Mort d'Alphonse XII

« Plus que jamais aujourd’hui, l’imprévu règne dans le monde et se mêle aux affaires des peuples sous toutes les formes, même sous cette forme mystérieuse et cruelle des morts inopinées qui sont des événements, L’imprévu en ce moment pour l’Espagne est cette fin prématurée du roi Alphonse XII, de ce prince de vingt-huit ans qui n’avait que des raisons de vivre, qui, depuis plus de dix ans déjà, portait, avec la bonne grâce de la jeunesse, le poids de la couronne, au milieu des difficultés qui ne manquent jamais au-delà des Pyrénées.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 8 L’Espagne sortait des démêlés et des embarras que l’affaire des Carolines lui avait suscités avec l’Allemagne ; elle en sortait honorablement, pacifiquement, par cette médiation du pape qui a été elle-même un grand imprévu, qui a fait tout ce qu’elle pouvait, tout ce qu’on lui demandait en préparant la possibilité d’une transaction entre les deux pays. Aujourd’hui c’est bien plus qu’un différend de diplomatie à propos de quelques îles perdues dans les mers lointaines, c’est la situation tout entière de l’Espagne remise subitement en doute par la mort si inattendue de ce jeune souverain qui vient d’être enlevé par un mal inexorable, qui s’est éteint, il y a trois jours, au château du Pardo, ne lais-saut que de bons souvenirs et un grand vide.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 101

Tel qu’il a été, en effet, le règne si brusquement interrompu du roi Alphonse XII n’aura pas été sans profit et sans honneur pour l’Espagne. Il avait commencé, il y a tout près de onze ans, le 30 décembre 1874, dans des conditions certes singulièrement critiques, d’un côté, l’expérience républicaine qui avait succédé au court essai d’une royauté étrangère, n’avait réussi qu’à mettre le pays en feu, à précipiter l’Espagne dans une dissolution sanglante ; d’un autre côté, une formidable insurrection carliste occupait les provinces du Nord et menaçait de passer l’Èbre, de se répandre dans la péninsule entière. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 401L’impuissance de tout gouvernement à Madrid, la guerre civile dans le Nord, l’anarchie incendiaire partout, c’était le dernier mot de cette révolution de 1868 qui avait cru inaugurer une ère nouvelle en renversant la monarchie d’Isabelle II et qui n’avait fait que précipiter la nation espagnole dans les aventures meurtrières. C’est alors, après six années de convulsions, qu’éclatait, le 30 décembre 1874, ce mouvement militaire de Sagonte qui trouvait aussitôt un écho à Madrid comme dans les provinces, parce qu’il répondait à un sentiment universel de lassitude, et qui ramenait au troue le fila de la reine Isabelle sous le nom d’Alphonse XII.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 304Ce prince de dix-sept ans qui venait de passer par l’exil, qui avait ou le temps de faire son éducation dans les écoles de Paris, de Vienne et de Londres, de voir les nations étrangères, ce jeune représentant d’une tradition dynastique renouée dans le péril avait la bonne fortune d’être rappelé pour rendre à son pays la paix, la stabilité, les garanties de la monarchie constitutionnelle. Il portait à l’Espagne sa jeunesse, qui était une séduction, une nature précocement mûrie dans les épreuves, un esprit libre et ouvert, la bonne volonté, et on ne peut pas dire qu’il ait manqué au rôle que les circonstances lui préparaient. Il n’avait pas seulement montré le courage qui lui était naturel, aux premiers temps de la restauration, lorsque, marchant avec tous les chefs de l’armée ralliés à son drapeau, il avait à vaincre l’insurrection carliste, à pacifier les provinces du Nord ; dans le gouvernement, dans ses relations avec les partis, avec les hommes, il ne tardait pas à montrer une singulière sagacité, de la finesse, du jugement. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 208Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 307Appliqué à ses devoirs, il les remplissait en prince éclairé et aimable qui se considérait comme le chef de tous les Espagnols, n’excluant personne, sachant ménager les opinions et même les amours-propres ou les ambitions, suppléant par un tact naturel à l’expérience dans la pratique des institutions restaurées pour assurer à son pays l’ordre sans la réaction, les garanties libérales sans l’anarchie. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 306Alphonse XII savait être roi ; il savait aussi mettre dans la politique l’entrain, la bonne humeur et la facilité séduisante de la jeunesse. Il a pu se tromper quelquefois et avoir ses fantaisies. Il n’avait certainement pas tout calculé lorsqu’il entreprenait un jour ce voyage d’Allemagne qui, à son passage à Paris, devenait l’occasion d’indignes scènes de rues, désavouées d’ailleurs par le sentiment de la France. D’ordinaire, il était avisé ; il avait aussi le secret des vaillantes et généreuses inspirations de cœur qui le conduisaient au milieu des populations éprouvées par les fléaux meurtriers et lui faisaient une juste popularité. Les partis irréconciliables dans leur hostilité, se flânaient toujours de le renverser ; ils se seraient probablement usés à la longue contre la force de ce jeune roi, qui, en définitive, a donné dix ans de paix à son pays, qui avait l’esprit assez libéral pour ne se refuser à aucun progrès légitime et pouvait promettre à la Péninsule un avenir suffisamment assuré. Aujourd’hui, tout cela est détruit. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 200Il reste une enfant de cinq ans, héritière de la monarchie espagnole avec une régence, et, ce qui complique encore plus les choses, c’est que la jeune veuve d’Alphonse XII, aujourd’hui régente, paraît devoir bientôt mettre au monde un enfant, que si le nouveau-né est un prince, c’est à lui que reviendra la couronne : de sorte que cette frêle enfant, reine en ce moment, peut ne plus l’être dans quelques mois. C’est un cas qui ne s’est peut-être jamais présenté.

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Qu’adviendra-t-il de cette situation douloureuse, de cette crise qui, sans être un interrègne, est assurément aussi grave qu’imprévue ? La première nécessité sans nul doute était d’assurer d’abord sans hésitation, par le concours de toutes les forces, la transmission régulière de la couronne, de ne laisser place à aucune division entre les partis ralliés à la monarchie, et le président du dernier cabinet conservateur.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 211M. Canovas del Castillo, a donné l’exemple d’une généreuse abnégation en conseillant à la nouvelle régente, à la reine Christine, d’appeler au pouvoir le chef de l’opposition libérale, M. Sagasta. C’est donc un ministère libéral composé de MM. Sagasta, Gonzalez. Alonso Martinez, Camacho, Moret, Montero-Rios, qui va prendre la direction des affaires de la jeune royauté, avec la résolution hautement déclarée de faire respecter la légalité constitutionnelle et avec la certitude d’être appuyé par les conservateurs eux-mêmes. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 305Les chefs de l’armée de leur côté, les généraux qui représentent l’influence militaire, les Martinez Campes, les Jovellar, les Quesada, les Concha, les Salamanca, les Pavia, n’ont point hésité un instant à offrir leur concours au gouvernement, quel qu’il soit, chargé d’inaugurer le nouveau règne. Nul doute que les cortès qui vont se réunir au plus tôt ne se hâtent de reconnaître la régence et que toutes les mesures ne soient déjà prises pour garantir l’ordre dans le pays, pour maintenir la légalité dynastique et constitutionnelle dans cette transition difficile.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 209 Le danger, à vrai dire, n’est peut-être pas pour aujourd’hui ou pour demain ; mais l’Espagne n’est pas certainement au bout de ses crises, et on peut bien penser que les partis ennemis se tiennent déjà prêts à saisir les occasions que peut leur offrir une minorité. Étranges combinaisons des choses ! L’Espagne le retrouve à l’heure présente dans une situation à peu près semblable à celle où elle était il y a un peu plus de cinquante ans, à l’avènement de la reine Isabelle. Il y a des différences sans doute, il y a eu depuis un demi-siècle bien des événements, bien des changements, bien des révolutions. En réalité, c’est encore une enfant, une jeune fille, qui représente la monarchie constitutionnelle, entre les carlistes qui sont toujours les carlistes comme autrefois, et les révolutionnaires qui s’appellent aujourd’hui les républicains.

Comment tenir tête à tant d’orages possibles ? Tous les constitutionnels espagnols, libéraux et conservateurs sont certainement intéressés à faire face au péril. Si les républicains conspirateurs réussissaient à accomplir au-delà des Pyrénées une révolution où disparaîtrait la monarchie, ils ne fonderaient sûrement pas un ordre nouveau comme ils s’en flattent dans leurs illusions ; ils ne pourraient que ramener l’Espagne aux effroyables crises où elle a failli se dissoudre il y a douze ans, et le plus inévitable résultat de leurs tentatives serait de donner une force nouvelle au carlisme, qui profiterait et des malheurs qu’aurait déchaînés la république et de la disparition de ce qui reste de monarchie constitutionnelle au-delà des Pyrénées.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 104 Que des républicains sectaires ne le voient pas, c’est leur éternelle faiblesse. Les républicains plus réfléchis et plus prévoyants qui existent sans doute au-delà des Pyrénées sont faits pour être sensibles à ce danger, et ce n’est pas dans tous les cas la France, même la France républicaine, qui pourrait appeler de ses vœux une révolution aussi embarrassante pour elle qu’elle serait redoutable pour l’Espagne. »

Ch. de Mazade
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire – 30 novembre 1885
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 72, 1885 -pp. 706-717

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L’ESPAGNE APRES LA DISPARITION D’ALPHONSE XII
en 1886

Au moment où il y a des affaires sérieuses un peu partout, — en Angleterre, où s’agite toujours la question d’Irlande, en Italie, où les élections viennent de s’accomplir, en Allemagne même, où les débats économiques succèdent au vote delà loi ecclésiastique, l’Espagne est tout entière à un événement attendu depuis quelques mois. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 308Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 308La jeune veuve du roi Alphonse XII, la reine régente Marie-Christine, a mis au monde un prince dont la naissance a « été accueillie et est considérée par les Espagnols comme un gage de sécurité publique. Tout se réunit pour donner à cet événement un caractère particulièrement intéressant, et si on a pu souvent dire que l’imprévu règne au-delà des Pyrénées, l’histoire de l’Espagne, depuis quelques mois, prouve du moins que cet imprévu peut tromper quelquefois les mauvais augures.

Lorsque le roi Alphonse XII s’éteignait si prématurément, à la fin de ]’année dernière, il est, certain que l’Espagne se trouvait tout à coup dans une situation critique qui pouvait aisément devenir périlleuse. La princesse chargée à l’improviste du lourd fardeau d’une régence était une étrangère peu connue jusque-là, peu mêlée aux affaires, excitant peut-être quelque ombrage. De plus, l’hérédité restait pour ainsi dire en suspens. On ne savait si la jeune infante qui succédait pour le moment à son père resterait définitivement la reine, ou si elle ne devrait pas s’effacer devant le nouveau-né qu’on attendait. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 400L’avenir pouvait paraître assez sombre, tout au moins assez énigmatique. En réalité, le sentiment du péril est peut-être ce qui a sauvé l’Espagne. Le pays ne fut jamais plus tranquille qu’il ne l’a été depuis quelques mois. Tout s’est passé sans accident, sans trouble, dans les circonstances Jes plus douloureuses et les plus difficiles. La reine Christine, depuis son avènement à la régence, a montré autant de tact et d’intelligence que de droiture. Elle s’est popularisée lorsqu’il y a quelques jours, au lendemain d’une tempête qui s’était abattue sur Madrid et avait fait de nombreuses victimes, elle a tenu à aller elle-même, malgré son état, visiter les malheureux, porter des secours à toutes les misères. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 210C’est justement peu après s’être imposé ces généreuses fatigues qu’elle a mis au monde ce prince, — le premier peut-être dont le règne commence avec la vie, — et dont la naissance a pu être annoncée aux provinces par ce.simple mot : « Le roi est né ! » L’hérédité s’est trouvée ainsi fixée. La jeune reine provisoire est redevenue la princesse des Asturies. L’enfant né d’hier est le roi d’aujourd’hui. Il a été bienvenu et acclamé partout dans les provinces comme à Madrid. Les partis ont fait pour un moment trêve à leurs querelles devant ce berceau. Le président du congrès, M. Cristino Martos, qui a été républicain sous une république éphémère, le président du sénat, le général Concha, marquis de la Havane, se sont plu également à saluer le nouveau prince comme une espérance pour le peuple espagnol, comme un « symbole d’ordre, de liberté, de tous les intérêts du régime représentatif. » Le pape Léon XIII a été choisi comme le parrain de l’enfant royal. On peut dire aujourd’hui que la douloureuse crise de transition ouverte par la mort du roi Alphonse XII est close : un nouveau règne a commencé en pleine paix, au milieu d’une satisfaction assez générale.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 206

Ce règne qui s’ouvre au-delà des Pyrénées est, il est vrai, une minorité, et ce serait une singulière illusion de croire que toutes les difficultés sont finies parce qu’on a pu dire il y a quelques jours à Madrid ce mot qui a couru partout : « Nous avons un roi ! » Assurément, rien n’est fini, les partis hostiles n’ont pas désarmé. On a même déjà prétendu que les carlistes se préparaient à une nouvelle campagne et les républicains, de leur côté, n’ont pas renoncé à leurs complots révolutionnaires. Il y aura des conspirations, des agitations, peut-être des insurrections, c’est possible. Il y a pourtant une chose assez claire. Les carlistes, depuis un demi-siècle, ont déjà fait bien des tentatives de guerre civile, et même quelquefois dans des conditions qui semblaient favoriser leur cause, ils n’ont jamais roussi ; ils n’auraient des chances, peut-être sérieuses, que si les républicains commençaient par bouleverser le pays. Ils le savent bien, et les républicains qui ont quelque raison sentent bien aussi que, s’ils réussissaient à rejeter l’Espagne dans des révolutions nouvelles, ils rendraient une force singulière au carlisme, qui se retrouverait bientôt en armes devant eux. Le nouveau roi n’est qu’un enfant et la personne chargée d’exercer la régence n’est qu’une femme ; mais les gouvernemens de minorité n’ont pas toujours été les plus faibles dans un pays aux intincts généreux et chevaleresques. Cet enfant et cette femme, qui n’ont de défense que dans la nation et par la nation, représentent, après tout, une société nouvelle, les garanties libérales, des institutions protectrices de tous les droits, de toutes les opinions. Ils trouvent une sorte de force dans leur faiblesse comme dans tout ce qu’ils représentent pour le bien et l’avantage du pays. Tous les partis réguliers, qu’ils s’appellent libéraux ou conservateurs, sont également intéressés à ne pas ruiner par leurs divisions une cause qui est leur propre cause, à se rallier autour de cette jeune monarchie constitutionnelle, qui, en même temps qu’elle est la tradition vivante, est la garantie de tous les progrès sérieux, légitimes et durables. »

Charles DE MAZADE
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire – 31 mai 1886
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 75, 1886 -pp. 705-716

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 105Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 214

TEATRO REAL Madrid – Le Théâtre Royal – Королевский театр в Мадриде -皇家剧院在马德里

Madrid – Мадрид – 马德里
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Teatro Real Madrid

Madrid Blason Artgitato  Madrid L'Ours & L'arbousier Artgitato La estatua del oso y del madroño

Photos Jacky Lavauzelle
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Madrid Drapeau Artgitato


PLAZA DE ORIENTE
La place de l’Orient
Плаза-де-Ориенте
东方广场

LE THEÂTRE ROYAL
TEATRO REAL
皇家剧院在马德里
Королевский театр в Мадриде

Le bâtiment a été construit sous Isabelle II
Isabel II de España
1830- 1904
Reine d’Espagne de 1833 à 1868
Reina de España entre 1833 y 1868

Isabel II Isabelle II d'Espagne Reine

Inauguration du Théâtre
Le 19 novembre 1850
Représentation d’un opéra de Donizetti
La Favorite

Plaza de Oriente Place de l'orient Madrid Le Théâtre Royal Teatro Real 3

Le TEATRO REAL
dans L’Homme sans visage de Paul d’Ivoi

« – Voyons, ce n’est pas sérieux, ce doit être aux environs de l’Armeria.
– Oh ! proteste-t-elle, cela n’est sûrement pas. Ma famille habite tout près du Teatro Real (théâtre royal), à deux pas de l’Armeria… J’ai grandi là et je saurais.

– Qu’à cela ne tienne, Concepcion… Vous sortirez sans moi, j’attendrai le comte.
– La promenade sera dans la bruine, en ce cas, modula la soubrette.
Comme ces dictons populaires sont expressifs.
– Que non pas… la date fixée, officiellement fixée, rien ne s’opposera à ce que nous passions la soirée au Teatro real (théâtre royal).
Cette fois, les traits de Concepcion se déridèrent définitivement. »

L’Homme sans visage
Paul d’Ivoi
Le Puits du maure
Chapitres 1 & 18

 

Plaza de Oriente Place de l'orient Madrid Le Théâtre Royal Teatro Real 2 Plaza de Oriente Place de l'orient Madrid Le Théâtre Royal Teatro Real

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