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L’ECRITURE et LA CREATION dans les correspondances d’Emile POUVILLON

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

ÉMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

L’ECRITURE et LA CREATION
dans la correspondance
d’EMILE POUVILLON 

Correspondances avec N.D. parues dans
La Revue des Deux Mondes 
Tome 58
1910

 

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SUPERIORITE DE LA POESIE SUR L’OBSERVATION

CORRESPONDANCE
DE 1891 à N.D.

Cependant puisque vous voulez bien vous inquiéter de ce que nous devenons ici les uns et les autres, je vous dirai que mes fils dansent beaucoup et dissèquent ou patrocinent un peu. Mon collégien a écrit quelques jolis menuets ; mon carabin a pris froid en sortant du bal. Et moi je traîne une vague névrose. Quoi encore ? J’ai fini d’écrire mon mystère sur Bernadette de Lourdes ; il a été déjà publié dans la Revue et je corrige les épreuves du volume qui paraîtra chez Pion dans le courant du mois prochain. Ce que ça vaut ? Je n’en sais vraiment rien. Mais cela m’a passionné à écrire, au point de me dégoûter un peu de besognes littéraires auxquelles je me suis attelé depuis. Oh ! la supériorité de la poésie sur l’observation, du rêve sur la vie !

« LA SENSATION AMERE DE MON NEANT »

CORRESPONDANCE
30 juillet 1896
Capdeville
à N.D.

Capdeville, 30 juillet 1896.
Ma chère amie,
C’est un long accès de paresse, d’anéantissement profond dans les riens de la vie quotidienne et encore un mois de vagabondage. Paris, Vienne, Normandie, et encore les misères et les horreurs de la santé ; que sais-je ? Peut-être la sensation amère de mon néant et le dégoût d’en sortir qui m’a fait vingt fois tomber la plume des doigts au moment de vous écrire. Et si je me décide aujourd’hui, ce n’est pas que je sois plus en train de vivre, ni plus content de moi, ni plus persuadé que je peux être bon à quelque chose. Non, c’est uniquement un vague instinct de conservation, la peur de perdre une amitié qui m’est d’autant plus précieuse que je m’en sens plus indigne. Mais je ne l’ai pas perdue déjà ; oh ! je ne vous en voudrais pas de m’avoir oublié ; je me vois très vague et lointain et tel enfin que je dois vous apparaître à travers le temps et l’espace. Que nos existences sont différentes ! Pendant que vous cueillez au fil de l’heure les images rares et les sensations exquises, je m’enlise ici dans une grisaille irrémédiable et définitive. Sauf de très brèves minutes où je revois les heures anciennes, la vie ne me dit plus rien. Mon pouvoir d’évoquer s’anémie, s’abolit de jour en jour ; il me semble que ce n’est plus pour moi, les spectacles si passionnants jadis de la nature. La ronde des saisons tourne devant moi, mais je n’entre plus dans la danse. C’est fort triste à éprouver, tout cela, et un peu ridicule à exprimer aussi. Le monsieur qui baisse, le vieux monsieur plaintif est une chose connue et qui prête moins à la sympathie qu’à la caricature. Commenter Salomon est de l’inutile rhétorique. Et voilà qu’après m’être décidé à vous écrire, je commence à regretter mon silence. Au moins aurai s-je pu le rompre d’une façon moins prétentieuse.

Prochaine parution de « L’Image » dans « La Revue »
Projet « Le Roi de Rome » à l’Odéon

CORRESPONDANCE
9 octobre 1896
Capdeville
à N.D.

C’est toujours pour moi le Pays merveilleux, la Patrie du rêve, encore plus depuis que votre image toute neuve s’y est mêlée aux images anciennes. Mais ce ne sera plus le souvenir l’an prochain, ce sera la présence réelle. Quelle fête de revoir avec vous ces pays adorés ! Ce me serait, à défaut d’autres, une raison suffisante de vivre jusque-là où ce sera la vraie vie. En attendant, je vais travailler. Et d’abord je vais exaucer votre aimable souhait d’avoir plus d’un livre de moi dans l’année en corrigeant les épreuves de l’Image, parue déjà dans la Revue, et que vous aurez, je l’espère, en novembre ou décembre. Puis ce sera une autre grosse histoire, une pièce pour l’Odéon où on m’a demandé de donner quelque chose, et je leur ai mis en drame ce projet du Roi de Rome qui me hantait depuis longtemps et dont je me délivrerai de cette façon.
Voilà une terrible chose pour moi, si cela aboutit, — et je n’en suis pas encore sûr, mais pensez à ce que je vais devenir, — tel que vous me connaissez, — dans ces enfers’ parisiens du théâtre : répétitions, premières, etc., etc. Si vous étiez là, au moins, si j’avais un regard ami dans ce monstre aux cent têtes qu’est le public et qui m’exécutera peut-être ce soir-là !

« JE VAIS ESSAYER DE ME CONSOLER DANS LE TRAVAIL »

CORRESPONDANCE
Capdeville
7 octobre 1898
à N.D.

Je vais essayer de me consoler dans le travail. Je suis horriblement en retard et trop mal en train pour me rattraper d’ici à longtemps. Cependant, il faudra bien, je pense, me décider à revoir Paris. Et ces voyages me sont devenus une corvée. Mais pas le prochain cependant. Car, cette fois, je m’arrangerai pour m’arrêter à Rochefort. Quand ? Je ne sais pas encore et cela tient à assez de choses qui ne sont pas toutes en mon pouvoir. Mais ce sera bientôt. Je vous dis un bien cordial au revoir. Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès des vôtres.

LE THEÂTRE

«  Le théâtre et les émotions dû théâtre c’est comme le tripot et les émotions de la roulette.« 
« C’est infâme et attrayant »
« C’est quelque chose de très passionnant et de très rebutant aussi. Le travail s’y fait et s’y défait chaque jour ; on arrive à douter de soi et de son œuvre et des comédiens ; et le lendemain tout est changé. »

CORRESPONDANCE
Paris, 1898.
à N.D.

Je vous écris au coin du feu en pleine crise de grippe. Je suis tapissé de thapsias et tatoué d’iode. Ajoutez à ces agrémens la joie d’une chambre d’hôtel et, à travers mes vitres, l’horreur d’un Paris dans le dégel, de la neige souillée où les gens pataugent sous un ciel couleur de suie qui refuse de filtrer la lumière. Un joli cadre de vie, n’est-ce pas ? Et mon âme est en parfaite concordance avec ces choses : une âme de dégel morne et boueuse et triste. Oh ! combien triste ! Vous n’imaginez pas à quel point je suis las de Paris, las des littérateurs, mes frères, et de tout ce monde des théâtres où je traîne mes journées. Le théâtre et les émotions dû théâtre, voyez-vous, c’est comme le tripot et les émotions de la roulette. C’est infâme et attrayant, et on s’en veut de subir l’attrait par moment et on se méprise d’avoir partagé l’infamie. C’est quelque chose de très passionnant et de très rebutant aussi. Le travail s’y fait et s’y défait chaque jour ; on arrive à douter de soi et de son œuvre et des comédiens ; et le lendemain tout est changé. On est empoigné, on a la fièvre du succès, on marche dans un rêve… Mais que cela est au-dessous du bon travail solitaire, face à face avec sa pensée. Et autour le silence des campagnes, et le recueillement du jardin où tombent les sonneries du couvent. Il me tarde d’y revenir. Déjà trois mois de Paris et, encore un mois sans doute, ma femme arrive avec Henri pour la première des Antibel et je ne repartirai qu’avec eux. C’est bien long. Heureux ou malheureux, je ne renouvellerai pas souvent l’expérience.

LE THEÂTRE

«  Dans la pénombre de théâtre à respirer la poussière et les courants d’air.« 

CORRESPONDANCE
Paris, 3 janvier 1899.
à N.D.

Et cette blancheur en reflets dans les chambres bien closes, où l’on médite, où l’on travaille. N’est-ce pas le bon programme ? Cela vaudrait mieux, à coup sûr, que la tourmente parisienne où je suis ballotté depuis deux mois. Oh ! ces après-midi, cinq, six heures d’affilée dans la pénombre de théâtre à respirer la poussière et les courans d’air. J’en meurs, j’en suis malade tout au moins, et si malade que je renonce à lutter. Ce soir, demain matin, au plus tard, je rentre à Montauban. Voilà toute une semaine passée derrière mes carreaux, en tête à tête avec la grippe. Je renonce à lutter, et veux retourner vers la douceur de ma vie montalbanaise.

THEÂTRE
« J’AI LA NAUSEE DE TOUT CELA ENCORE PLUS QUE LA GRIPPE »

CORRESPONDANCE
Capdeville
3 janvier 1899
à N.D.

Tant pis pour le Roi de Rome qui va passer à la fin de la semaine, tant pis pour les Antibel, qu’on répète en scène et au souffleur à l’Odéon. J’ai la nausée de tout cela encore plus que la grippe. Quand cette lettre vous arrivera, je serai probablement à Montauban.

« JE SUIS DANS LE NOIR JUSQU’AU COU ET MÊME AU-DESSUS. »

CORRESPONDANCE
Montauban
9 avril 1900
à N.D.

Ajoutez que ma femme ou moi nous n’avons pas cessé d’être plus ou moins infirmes cet hiver. J’en suis à ma seconde atteinte de grippe pour mon compte et ce ne sont que des misères, mais qui n’embellissent pas l’existence. Je suis dans le noir jusqu’au cou et même au-dessus. C’est à peine si je suis en état de travailler J’ai renoncé à ma collaboration du Temps par effroi d’une échéance nouvelle. C’est vous dire où j’en suis et que si je pouvais m’arracher pour vingt-quatre heures à tous mes ennuis, je craindrais de vous amener un assez triste et maussade personnage.

« JE SUIS DANS LE NOIR JUSQU’AU COU ET MÊME AU-DESSUS. »
« J’AI ACHEVE UN DRAME RUSTIQUE EN QUATRE ACTES. »
« JE ME REMETS A MON ROMAN ROUSSILLONNAIS. »

CORRESPONDANCE
Montauban
9 avril 1900
à N.D.

Ah ! quelles vacances ! Je ne suis pas sorti de Capdeville depuis deux mois, pas même pour une journée à Montauban. Je m’extermine de travail pour oublier un peu. J’ai entrepris et achevé tout un drame rustique en quatre actes qui a chance d’être joué l’hiver prochain au Gymnase. Je vais me remettre à mon roman roussillonnais. Mais je me demande, non sans inquiétude, ce que peut valoir un travail fait dans de pareilles conditions. Je n’ose pas vous promettre d’aller vous voir à Périgueux. J’aurais pourtant besoin de quelques heures de distraction et de bonne amitié. Si je sors, ce sera pour aller chez vous.

« COMMENT AI-JE PU TRAVAILLER AU MILIEU DE TOUT CA ? »
« MON DRAME EST TERMINE… »
« MES IDEES NOIRES…M’ENVAHISSENT… »

CORRESPONDANCE
Capdeville, 1900.
à N.D.

Puis la raison revient, la mémoire et la tristesse. Voilà où nous en sommes, ma pauvre amie. Et cette figure qui change tous les jours, qui se fait plus blême, cette taille qui se courbe, ces pieds qui traînent, ces parcours qui s’accourcissent de chambre en chambre il y a encore un mois, et maintenant d’un fauteuil à l’autre. Je ne sais pas pourquoi, à quelle impulsion maladive j’obéis en vous étalant ces tristesses. Mais j’en suis pénétré à ce point qu’elles sortent, qu’elles s’épanchent malgré moi. Vous me pardonnez, c’est-ce pas, de les mettre devant vos yeux. Comment ai-je pu travailler au milieu de tout cela ? C’est un vrai miracle. Mon drame est terminé et reçu ; j’ai même dû aller passer trois jours à Paris pour prendre mon tour de représentation. Mais maintenant que je n’ai plus de travail urgent pour écarter par moment mes idées noires, elles m’envahissent, je ne sais plus comment me défendre. Je suis tout seul ici, ma femme auprès de sa mère, Henri auprès de sa fiancée, Pierre chez des amis, Etienne dans son ménage. Je m’enfonce dans le tête-à-tête avec la mort. Si j’y échappe une minute, c’est pour causer avec les notaires et les autres hommes d’affaires.

« DEPUIS UN MOIS, RIEN DE BON, A PEINE DE TRAVAIL, ENCORE MOINS DE PLAISIR. »

CORRESPONDANCE
1901
à N.D.

Ce que j’ai fait depuis un mois ? Rien de bon, à peine de travail, encore moins de plaisir. Rien qu’une pointe de quelques jours en Roussillon quand ma femme a été assez bien pour me donner congé. Mais là je me suis abîmé de fatigue et j’expie présentement une folie d’excursionniste. Je me traîne avec une atteinte de bronchite dont je ne peux pas me délivrer. Mes soixante et un ans qui vont arriver tantôt me trouveront bien languissant, bien découragé et bien mal résigné à vieillir. Qu’y faire ? J’ose à peine penser à demain et après-demain que sera-ce ? Vous qui avez de l’énergie et du courage à revendre, si vous vouliez m’en envoyer pour deux sous.

« J’ATTENDS LE MOIS DE MAI EN TRAVAILLANT »

CORRESPONDANCE
Montauban, .1904 
à N.D.

J’attends le mois de mai en travaillant ; encore cent quarante pages à recopier, c’est-à-dire à refaire. Je n’ai pas de temps à perdre si je veux avoir fini au 15 mai. La pensée d’aller à Paris avec vous me donnera du courage. A bientôt donc, ma chère amie.
Quelle joie d’explorer les paysages parisiens avec vous ! Causer en promenadant, vous savez que c’est ce que j’aime le mieux au monde. Avec vous, c’est le parfait idéal.

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L’AMITIÉ SACRÉE D’ÉMILE POUVILLON

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

ÉMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

Correspondance d’Emile Pouvillon

L’AMITIÉ SACRÉE D’ÉMILE POUVILLON

Par N. D.
Revue des Deux Mondes
Tome 58
1910

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Autrefois Loti avait l’aimable habitude de nous amener tous ses amis et c’est ainsi que nous avons connu Emile Pouvillon. Il vint pour la première fois chez mes parents à Marennes en juin 18…. Il pouvait avoir trente ans à ce moment-là, paraissait très jeune malgré des cheveux tout blancs, avec, dans son attitude, un mélange de timidité et de grande dignité ; ce qui charmait surtout, c’était le son de sa voix, sa manière de parler, sérieuse, grave, puis tout, à coup, des éclats de rire presque enfantins. Écoutant avec intérêt tout ce qu’on lui disait, semblant par sa bienveillance y donner un prix infini ; quand il parlait lui-même, c’était de l’air de s’excuser de ce qu’il pouvait bien vous apprendre. Mais les anecdotes de pays, les descriptions de paysage, donnaient à sa causerie un tour différent : celui de l’enthousiasme admiratif, qui fut toujours la marque caractéristique de son esprit. Il évoquait beaucoup les coutumes, les usages de son Midi, par comparaison avec ceux de notre Saintonge, toute nouvelle pour lui, et l’on sentait quelle valeur avaient dans son existence les choses qui en étaient le « cadre, » comme il disait : la plaine montalbanaise, la forêt de Grésigne, les pierrailles des Causses, les coulées de l’Aveyron entre les saules, avaient à ses yeux autant de prix que des personnes aimées.

Les plus ordinaires phénomènes de la végétation lui étaient des sources de ravissement, il en parlait avec émotion : de la poussée hâtive des printemps méridionaux, des brûlants étés qui dorent les fruits mûrs et des douceurs automnales voilées de légers brouillards. Il connaissait aussi les plus petits détails et les plus humbles plantes, possédant par excellence le sens de la nature. Et avec bienveillance toujours, il s’intéressa à l’enfant timide, à la petite fille gauche que j’étais alors, causant avec moi de tous les riens de la vie champêtre qui étaient le fond de mon âme. Et je me sentais grandir à être ainsi comprise, à pouvoir admirer avec lui les mêmes choses, à les trouver belles de la même manière. Déjà ensemble nous admirions,… Et cette admiration commune de la nature fut, pendant les vingt-sept années que dura l’échange affectueux de nos pensées, comme l’accompagnement continuel de nos causeries et le refuge aux heures tristes. Pour lui ce sentiment magnifiait, transformait tout en une minute ; les spectacles les plus simples de la vie rurale, suivant le moment et l’heure, prenaient une forme, une importance inouïes : son imagination se passionnait, dramatisait, s’attendrissait. Je l’entends encore me dire : « Ah ! ma chère amie, que c’est beau ! De quoi sont privés ceux qui ne savent pas admirer ! » Et nous avons tant admiré ensemble, en effet, son pays et le mien, la montagne et la mer, les beaux couchants et les lumineux clairs de lune, les couleurs, les verdures, les horizons, puis aussi toutes les belles œuvres humaines !

L’amitié pour lui était sacrée, il la pratiquait d’une manière grande et noble, sans une dissonance ni une faute, mais toujours avec quelque cérémonie qui la rendait élégante.

Il me mêla ensuite aux affections de sa famille et les siens m’ont accueillie avec une amabilité touchante qui devint de l’affection. Je peux dire même que, depuis sa mort, ces relations se sont encore resserrées dans son cher souvenir. Quand sa mère mourut, comme j’étais accourue pour la pleurer avec lui, il désira aux obsèques me mettre au même rang que ses belles-filles. A lui également tous les miens ont été chers, mes parents, mon mari, mes filles ; plus tard, il fut le second parrain de mon fils.

Nous partagions beaucoup nos peines et nos joies ; en général la lecture des lettres en donne mal l’idée ; d’abord elles sont incomplètes : nous ne nous écrivions que quand nous ne pouvions pas nous voir et cependant nous avons souvent passé ensemble de longs mois que ses lettres ne paraissent pas attester. Mais les difficultés à nous rejoindre venaient le plus souvent d’un découragement subit de sa part, d’une inquiétude de sa santé. Emile Pouvillon, qui aimait tant la force de la vie, redoutait la faiblesse et la maladie. Peut-être sentait-il en soi-même les atteintes certaines du mal inexorable, mais cela se voyait tellement peu aux apparences, il était si jeune de tournure, de mouvement, de regard, que nous le grondions sans le plaindre ; nous le traitions de malade imaginaire, d’exagéré ; il l’était quelquefois, en effet, le cher ami, car, aux descriptions qu’il faisait de son état, on l’aurait cru devenu subitement infirme ou boiteux ; mais, ces crises passées, il faisait, suivant sa jolie expression, « la toilette de son âme, » et il refleurissait dans une nouvelle vigueur de jeunesse pour entreprendre de grandes marches dans la campagne, imaginer, s’enthousiasmer, s’attendrir sur la beauté des paysages et les admirer.

Il était d’une sensibilité extrême, ressentait d’une manière quelquefois cruelle la variation des saisons ; le froid, le chaud et la pluie étaient pour lui à certains jours de véritables souffrances. Parfois son inquiétude morale l’amenait à douter de lui-même, à craindre de ne plus sentir, de n’avoir plus de goût, de ne plus pouvoir écrire et créer. Et il s’en désespérait. Là est bien le tourment de tous les vrais artistes, le mal inhérent à tout talent réel. Or Émile Pouvillon était incapable de mensonges littéraires et son œuvre, comme sa vie intime, comme son cœur et son âme délicate, était sincères. Souvent aussi il était obsédé par la fin des choses visibles, l’impossibilité à se représenter les invisibles, et par le vilain passage noir précédé du cortège effrayant des maladies et des infirmités. Très jeune déjà, cette teinte triste fut sur sa vie, rembrunie encore par la crainte de l’amoindrissement, de la vieillesse et du non-être ; mais, comme il disait, « l’espoir passait… »

Cependant l’espérance d’une vie autre semblait se préciser davantage en lui, à mesure que s’accentuaient dans son cœur la tendresse et la bienveillance, mêlées à une douce philosophie. La dernière journée que nous avons passée ensemble fut tout empreinte de cette tendresse. Cette fois, c’était le cadre ordinaire de notre salon parisien ; Emile Pouvillon était venu déjeuner avec nous et nous étions demeurés tous deux pour causer longuement. Les jeunes étaient partis à leurs affaires ; quelques personnes étaient venues dans l’après-midi et gaiement, spirituellement, il s’amusa de mes visiteurs, sans malveillance, sans malice, — il n’en était pas capable, — mais avec tant de finesse et de drôlerie. Et la nuit, hâtive encore à cette époque du printemps, tomba sur Paris : on alluma les lampes ; les gens partis, nous nous étions remis à causer dans le salon clos où les fleurs sentaient bon. Avec quelques cérémonies toujours (car cela n’avait pas été convenu), il accepta de rester dîner.

Hélas ! cette journée qui me laisse un si délicieux souvenir de tendre amitié fut la dernière.

Nous partions pour les vacances de Pâques deux jours après ; Emile Pouvillon, lui, restait à Paris pour ses affaires. Nous devions l’y retrouver, au moins il me le promettait, et nous nous sommes dit : au revoir, très confiants, avec de beaux projets en tête : nous devions retourner en pèlerinage dans les îles heureuses.

Quand nous sommes rentrés, il était reparti, pris d’une de ces crises d’angoisse nerveuse et violente auxquelles il était sujet : « J’ai eu peur d’être malade loin des miens et sans vous, ma chère amie (m’écrivait-il), ne m’en veuillez pas ; à cet été quand même, j’espère. » Peu de temps après, la grave maladie d’un de mes proches me rappelait en Saintonge et, redoutant une issue terrible, connaissant l’impressionnabilité de notre cher ami, je voulus lui épargner de partager mes inquiétudes et ne lui parlai pas de venir. Cérémonieux jusqu’à la fin, il n’osa pas me le demander, et les siens m’ont souvent répété, depuis, la déception qu’il avait éprouvée de ce revoir manqué. En septembre, avançant son voyage coutumier en Savoie, il partit pour Chambéry d’où il ne devait plus revenir, où d’autres de ses amis devaient recueillir pieusement son dernier soupir.

Emile Pouvillon mourut donc en face de la montagne au lieu de mourir au bord de la mer, comme cela eût été, s’il était venu chez moi, mais sa mort, conforme à sa vie, fut quand même devant la belle nature. Il l’admirait dans un dernier geste pour montrer l’horizon splendide ; la parole admiratrice s’arrêta sur ses lèvres sans qu’il pût la formuler ; puis, — nous est-il dit, — « sa chère tête blanche s’affaissa sur l’herbe. »

En harmonie complète avec son existence où la douceur et la beauté des choses champêtres ainsi que son affection pour les siens restèrent ses joies les plus fortes, Emile Pouvillon ne connut ni la haine ni l’envie ; il sut se garder de l’orgueil et ne rechercha point les gloires faciles. Il partit dans le rayonnement d’un beau soir, les yeux emplis des radieuses lueurs du soleil couchant et sans avoir éprouvé les terreurs tant redoutées et les affres de la mort.

On rapporta son corps au doux clair de lune, sur une charrette traînée par des bœufs. Lui-même n’eût rien imaginé de plus conforme à ses goûts que la simplicité de ces premières funérailles à travers des sentiers de montagne.

J’ai parlé de lui comme d’un ami cher et précieux, sans même une fois faire allusion à son œuvre ; mais il faudrait de longues pages pour en énumérer les mérites. Qu’on me pardonne donc si j’ai insisté sur le bonheur de l’avoir si bien connu et tant aimé. J’ai voulu ainsi expliquer ses Lettres, en essayant de faire revivre par elles un peu du charme de sa personne, de son âme délicate et droite, éprise de beauté, de justice et de lumière.

N. D.

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SCENES DE LA VIE GEORGIENNE 1862 par Henri Cantel

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SCENES DE LA VIE GEORGIENNE 1862 par Henri Cantel
Géorgie
საქართველო

Géorgie LE PRINCE DOMENTI Scène de la vie géorgienne

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LE PRINCE DOMENTI

SCENES DE LA VIE GEORGIENNE
1862

Par HENRI CANTEL
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Revue des Deux Mondes
Tome 40


Scène de la Vie Géorgienne

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Indolemment assise sur un fleuve entre la Mer-Noire et la Mer-Caspienne, la ville de Tiflis est le rendez-vous de l’Asie et de l’Europe. Vingt religions, vingt peuples divers s’y coudoient, et les contrastes les plus curieux s’y réunissent pour surprendre et enchanter le voyageur. Égarez-vous le jour dans ces rues que brûle un soleil de feu, et d’étranges tableaux ne tarderont pas à se disputer votre attention. Une caravane d’une centaine de chameaux s’avance lourdement, chargée des marchandises de la Perse, de la Bessarabie, de l’Inde ; leurs clochettes tintent monotones, sourdes, et involontairement on songe au morne silence des steppes. Quatre buffles attelés au col traînent avec lenteur une misérable charrette qui emporte toute une famille tatare ou géorgienne. Un galop de Cosaques, leur longue lance au poing, soulève des flots de poussière. Voici un enterrement grec qui défile, suivi de pleureuses qui déchirent l’air de leurs cris ; des pauvresses, en guenilles vous tendent une main amaigrie ; un paysan rencontre un prêtre, il lui. baise la main et reçoit en échange sa bénédiction ; un soldat russe, en face d’une église, se signe à tour de bras et fait la révérence. Où va cette pauvre Géorgienne pieds nus sur la dalle brûlante, tout enveloppée d’une grande pièce d’étoffe blanche ? A l’église, pour accomplir un vœu. Les marchands paresseux, assis devant leurs portes, regardent les passans en comptant les gros grains d’un chapelet. Sans craindre la chaleur du jour, les Arméniens, l’œil inquiet, pressent le pas en comptant leur gain de la veille et en pensant aux dupes qu’ils feront le lendemain. Mais c’est au coucher du soleil qu’il faut surtout parcourir les rues de Tiflis. Les balcons se peuplent alors de femmes, les terrasses se garnissent de jeunes filles qui dansent au son du tambourin. De toutes parts éclatent les chants et la musique ; la ville entière semble sortir du sommeil. Les jardins publics sont inondés de voitures, de cavaliers, de piétons. On se salue, on s’aborde, on cause, on se visite hors de chez soi pour ainsi dire. Les couples s’attablent devant les sorbets, les limonades, le thé, les fruits. La joie rayonne sur tous les fronts : après l’accablante chaleur de la journée, on éprouve une sensation de vrai bonheur à s’enivrer des souffles embaumés qui agitent mollement les arbres comme de grands éventails verts, et une sorte de familiarité s’établit entre des promeneurs qui n’ont ni la même patrie ni la même religion.

J’étais depuis plusieurs mois à Tiflis, et je ne pouvais me lasser du spectacle qu’offre la ville à ces belles heures du far niente. Au risque d’être classé parmi les voyageurs curieux dont parle Sterne, je me mêlais chaque soir à la foule, et bientôt je finis par avoir des amis de hasard qui soulevaient pour moi les voiles de leur vie intime, qui m’initiaient à leurs coutumes et me racontaient les histoires du pays. Je rencontrais souvent, entre autres, le prince Alexandre S… : c’était un Géorgien de très noble race, qui avait voyagé et qui avait rapporté de ses longs voyages une expérience inutile, comme il me le disait lui-même. Nous causions tous les deux de l’Asie, de l’Europe, des destinées du monde. Il souriait, et à mes rêves ambitieux il opposait les réalités de l’Orient actuel. — J’ai, ajoutait-il, visité la Russie, la Grèce, l’Allemagne ; mais je suis resté à moitié sauvage au milieu des douceurs de ma vie passée. Le luxe, si cher aux Asiatiques, m’apportait ses séductions ; mais les regrets de l’homme civilisé tombaient l’un après l’autre devant cette sauvagerie native qui reprenait sa proie. Les peuples orientaux ont beau venir boire aux sources européennes, ils sont comme peints des reflets de l’Occident : la civilisation ne les pénètre pas, et dès qu’une passion nous agite, on s’étonne de nous retrouver barbares.

— Prince, lui dis-je, depuis que vous êtes en relation avec l’Europe, vous n’avez gardé que le côté pittoresque et extérieur de la barbarie.

— Non, non, reprit-il, nous sommes des barbares, et je vais vous le prouver par l’histoire suivante.

Et le prince Alexandre me raconta en effet un épisode de la vie réelle à Tiflis qui me parut montrer dans tous leurs contrastes d’élégance et d’âpreté les mœurs géorgiennes.

I

Après deux jours de maladie, le vendredi 13 juillet 1853, le prince Dimitri Domenti avait rendu le dernier soupir dans son palais de Tiflis. Le médecin ignorait quel mal avait causé sa mort ; mais il avait quitté son chevet en ordonnant qu’on l’enterrât au plus vite, car la chaleur était excessive. Tout le monde était surpris d’une fin si prompte, si prématurée ; le prince n’avait que trente ans. On s’apitoyait sur lui, sur sa fille unique encore au berceau ; on plaignait le sort de la princesse Daria, qui atteignait à peine sa vingtième année. Chacun, la tristesse sur le front, allait et venait dans la maison, se racontant l’événement de la journée ; les serviteurs se parlaient à voix basse, les servantes pleuraient. Quant à la nouvelle veuve, agenouillée devant une image de la Vierge qu’éclairait une petite lampe, elle sanglotait à l’écart, déchirait les dentelles de son voile blanc, se frappait la poitrine et essuyait ses larmes avec ses longues tresses brunes. Peu à peu le désespoir s’enfuit devant une douleur plus calme, et aux phrases incohérentes et entrecoupées de cris succéda un abattement morne et silencieux. Puis, pâle, épuisée et comme lasse de son affliction même, elle se jeta la face contre terre en poussant des sanglots qui retentissaient au loin dans la maison. Malgré les caresses de Salomé, sa camériste favorite, elle refusa toute nourriture, même une tasse de thé. — Puisqu’il est mort, criait-elle, je veux mourir ! Seigneur, seigneur Dieu ! me pardonneras-tu ? Sois pour moi miséricordieux ! — Elle demanda des habits de deuil, et avec l’aide de Salomé elle se vêtit d’une robe noire bordée d’une bande blanche. Exaltée par son chagrin, elle fit ensuite le vœu d’aller pieds nus sur le tombeau de son époux le vendredi de chaque semaine pendant trois mois, de ne pas manger de viande durant le temps de son deuil, et d’habiller sa fille en rouge jusqu’à l’âge de sept ans. La servante l’écoutait silencieusement ; mais quand la veuve implora d’elle des ciseaux pour couper les quinze tresses qui la rendaient si belle, Salomé, fière elle-même des longs cheveux de sa maîtresse, s’écria que Dieu n’exigeait point tant de sacrifices. La princesse n’insista pas et se laissa tomber tout en larmes dans les bras de la fidèle camériste.

Pendant ce temps-là, Manoel, le frère de la veuve, qui était accouru en toute hâte, s’occupait des apprêts douloureux du lendemain ; il commandait le cercueil, les cierges, le char funéraire, la musique de deuil et les pleureuses. Le jour même, à la tombée de la nuit, on apporta la bière, dont les ornemens contrastaient avec l’idée grave de la mort, car sur un fond jaune et violet se croisaient des lames d’or et d’argent enroulées en capricieuses guirlandes. D’heure en heure, la princesse Daria quittait sa chambre pour venir s’agenouiller devant le mort, que veillaient un prêtre géorgien, une jeune servante et un garçon d’une douzaine d’années. Là, ses sanglots éclataient encore ; elle s’arrachait les cheveux et prononçait souvent à mi-voix ce mot : — Pardon ! — La plupart des domestiques de la maison, profitant du désordre général, s’étaient esquivés, et cherchaient des consolations dans les doukans (cabarets) du voisinage en buvant pour quelques chaours de vin de Kakhétie.

Un peu avant la nuit, on avait revêtu le prince Dimitri de ses plus beaux habits et on l’avait couché sur un lit de parade, les bras collés le long du corps. À ses côtés brillaient, à la lueur des cierges, des armes précieuses, et sur sa poitrine reposait un rameau de buis bénit. Plusieurs fois on lui avait fermé les yeux, qui se rouvraient soudain, comme à demi vivans, mais froids et sans regard. Si ses traits eussent été moins blêmes, moins immobiles, on aurait pu le croire endormi d’un sommeil magnétique, tant la mort avait respecté la calme beauté de son visage.

Vers minuit, toute la maison se livrait au repos, à l’exception de ceux qui veillaient le prince et de deux domestiques qui stationnaient dans l’antichambre. Le prêtre, qui avait copieusement soupé, sommeillait le nez sur sa poitrine ; une servante, jolie Géorgienne fraîche et blanche, déjà femme, dormait profondément aussi, allongée sur un tapis persan et la tête appuyée sur un coussin. Le petit drôle, voyant ses compagnons plongés dans le sommeil, se glissa doucement vers la servante, rampa sur ses mains et sur ses genoux, se signa trois fois et baisa la joue de la jeune fille, qui sans doute crut avoir été embrassée en songe, car elle ne s’éveilla point. Aux craquemens du plancher, le prêtre ouvrit les yeux, et, comme il avait soupé de caviar et de poisson salé, il demanda à boire. Le domestique lui apporta une lourde cruche d’argile pleine de vin que le saint homme tarit en un instant. Il marmotta une courte prière, aspergea le corps d’eau bénite, et se rendormit.

Les domestiques de l’antichambre, Basili et Iacob, las de jouer au loto, s’accroupirent l’un en face de l’autre et se mirent à causer.

— Aurais-tu cru, Basili, que le prince serait mort si vite ?

— Dame ! c’est aujourd’hui un vendredi, et le treize encore !

À ces mots, Iacob et Basili firent une demi-douzaine de signes de croix.

— Il était jeune, brave, robuste comme un platane ; cet âne de médecin l’aura tué.

— Basili, ne dis pas de mal des médecins ; cela porte malheur.

— Écoute, frère Iacob, je ne m’étonne pas que le maître soit trépassé : l’an dernier, au mois de septembre, je l’accompagnais au pèlerinage de Mtzkhèta ; nous revenions le soir à Tiflis ; tout à coup la lune se leva derrière une montagne, et le cheval du prince s’effraya et jeta son cavalier à terre. Alors je me dis en moi-même que le maître ne referait ce pèlerinage que dans le ciel.

— Ou dans l’enfer, interrompit lacob, car il ne s’est pas confessé, et il a eu une jeunesse…

— Tais-toi, murmura Basili, les murs ne sont ni aveugles ni sourds.

— Après, cela, il était bon, indulgent, généreux.

— C’est vrai ; jamais il ne nous a fait fouetter, quoique nous l’ayons mérité plus d’une fois, n’est-ce pas, Iacob ?

— Oui, oui ; mais la princesse, je ne l’aime guère, elle est orgueilleuse, parce qu’elle descend de nos anciens rois ; je hais comme la fièvre Vamiran, ce riche Arménien qui vaut moins que ses chevaux, qui oublie que son père était usurier, et qui rôde sans cesse autour des jupes de la princesse Daria.

— J’ai vu ici des choses qui…

— Parle, Basili, parle.

— Seras-tu discret ?

— Que ma langue se change en scorpion si je te trahis ! Basili approcha sa bouche de l’oreille de son compagnon.

— En es-tu sûr ? demanda lacob.

— Je l’ai vu, te dis-je ; le maître était allé à Telaw, chasser sur les terres du prince Tchavtchavadzé.

— Et il n’a rien su ?

— Est-ce que le buffle voit ses cornes ?

— Ces chiens d’Arménie ! s’écria Iacob indigné, une bonne peste ne viendra donc pas de la Perse pour les empoisonner tous ! Si nous, enfans de la belle Géorgie, nous sommes pauvres, c’est la faute de ces misérables qui ont tout acheté, tout pillé, tout volé.

— Ami Iacob, dit Basili en bâillant, j’ai soif, cours à la cuisine, apporte la grande cruche, nous boirons à la santé de l’âme du prince Dimitri.

— J’ai peur, reprit Iacob, il y a un mort, et la vieille Sophio, qui est un peu sorcière, m’a assuré que l’esprit du défunt erre dans la maison jusqu’à ce qu’on ait mis le corps en terre.

— Tu es brave comme un poulet de Mingrélie. Jouons une partie de loto, le perdant ira chercher le vin.

Tels étaient les propos qu’échangeaient dans l’antichambre de la salle mortuaire les deux plus fidèles serviteurs du prince Dimitri.

Déjà cependant le soleil empourprait les cimes neigeuses de la chaîne du Caucase. Qui n’a pas vu ces fêtes matinales de l’Asie ignore la puissance de la lumière. Ce n’est ni le soleil d’Italie, qui se lève dans un ciel d’azur, ni celui de la Grèce, qui illumine un firmament presque doré. La voûte céleste en Géorgie semble de nacre et d’opale ; au loin, grâce à la transparence de l’air, on aperçoit de cinq ou six lieues les vertes dentelures des sapins sur le haut des montagnes ; le soleil n’éclaire pas seulement le paysage, il le colore et l’enveloppe d’une vapeur impalpable qui adoucit les violences de la lumière. Les arbres reluisent de verdure, et dans le ciel plein de silence de grands aigles joyeux planent en rond, et d’un coup d’aile volent d’une montagne à l’autre.

Le frère de Daria alla réveiller les gens de la maison, qui dormaient tout habillés sur les balcons intérieurs. Après quelques cérémonies pieuses, selon le rite grec, Manoel et le prêtre déposèrent le corps de Dimitri dans la bière découverte, qu’ils entourèrent d’une vingtaine de cierges. Le prince avait l’air d’un guerrier que le sommeil a surpris le lendemain d’une bataille. Toute la journée on récita des prières devant les restes de Dimitri, jusqu’à l’arrivée du char funéraire. Une foule immense encombrait les appartemens et les abords de la maison mortuaire : c’étaient des nobles, des officiers, des marchands, des soldats, des serfs, des gens de toutes nations, car Dimitri jouissait d’une haute réputation de bravoure et de générosité. On plaça le cercueil sur le char, que traînaient six chevaux noirs recouverts de noires draperies. Le convoi se mit en marche. Quatre hommes portaient en avant le couvercle de la bière ; derrière le char plusieurs prêtres en étoles, qui brillaient aux rayons du soleil, chantaient l’hymne des trépassés. À travers les rues inégales et mal pavées, le cercueil suspendu tremblait à chaque pas des chevaux ; on eût dit que le mort était bercé pour son dernier sommeil. Après la cérémonie, qui eut lieu dans l’église de Sion, la métropole de Tiflis, le cortège se dirigea vers le cimetière de Péra. De temps en temps une musique douce, lente et plaintive, exécutée par des soldats russes, alternait avec le chant des prêtres. Devant les musiciens, en souvenir des saintes femmes de Jérusalem, des pleureuses à gages suivaient le char et jetaient dans les airs des cris aigus. Quant à la princesse et aux femmes de sa maison, on ne les voyait pas : les femmes géorgiennes n’assistent pas aux enterremens, parce que le Christ a été mis au tombeau par les apôtres et ses disciples ; le lendemain seulement, comme Marthe et Marie, elles vont prier et pleurer sur la tombe qui leur est chère.

Au cimetière, d’interminables cérémonies avaient commencé. Les prêtres géorgiens, qui sont fort avides, savaient que la famille du prince était riche et se promettaient une bonne aubaine, A côté du champ de repos s’élève une petite chapelle, garnie d’images et de reliques, où, les dernières prières achevées, on recouvre la bière avant de la descendre dans la fosse. Lorsque le prêtre eut fait l’aspersion finale et jeté une pelletée de terre sur le cercueil, la foule, comme si elle fût revenue d’une fête, sauta à travers les pierres tumulaires et se dispersa. Il était environ quatre heures du soir ; la chaleur était encore étouffante, et un immense nuage de poussière flottait au-dessus de Tiflis. Le fossoyeur, demeuré seul, s’assit auprès de la fosse béante, attendant un peu de fraîcheur pour la combler. Il laissa tomber sa tête dans sa main, fit le signe, de la croix et pleura. Ce fossoyeur, nommé Grigory, avait, quelques années auparavant, sauvé la vie au prince dans une attaque contre les montagnards lesghiens, et le prince reconnaissant lui avait donné la liberté et son humble emploi. Il habitait une maisonnette en bois contiguë au cimetière ; il gagnait quelque argent, car tous les ans la fièvre ravage Tiflis, surtout en automne. Grigory était là, immobile, les yeux fixes, songeant à son ancien maître ; de temps à autre, il regardait la fosse où gisait celui qu’il avait aimé. — Il fait jour jusqu’à huit heures, se dit-il. — Et il alluma sa pipe.

En Géorgie, la mort n’est pas entourée des mornes tristesses de l’Occident, des longs regrets, des deuils intimes. La vie orientale est tout extérieure et de surface ; les larmes sortent des yeux, non du cœur. Le matin, on enterre un parent, un ami, sans qu’un tel événement change le cours des habitudes quotidiennes ; le soir, on en cause à souper, et le lendemain l’oubli recouvre le mort d’un second linceul. Le corps remis à la terre, chacun retourne à ses affaires ou à ses plaisirs. Le plus souvent, le jour même, à la sortie du cimetière, la foule inonde les doukans : plusieurs amis se réunissent dans une salle, autour d’une vaste outre gonflée de vin, mangent du caviar frais, du poisson salé, des œufs durs, du pain noir, et boivent au son de la bizarre musique géorgienne. Ils choisissent un président nommé touloumbache, une sorte de magister bibendi, maître passé en buverie. Chaque fois que le touloumbache vide son azarpèche, vase d’or, d’argent ou de cuivre, orné d’un long manche, tous les buveurs sont obligés de l’imiter, sous peine d’une amende fixée d’avance. Des musiciens payés, accroupis à la turque le long de la muraille, chantent en s’accompagnant d’un double tambour, d’un tambourin à grelots, d’un violon à trois cordes, d’une petite guitare et d’un fifre. Au touloumbache revient l’honneur d’ouvrir la séance par quelque chant populaire tel que celui-ci :

« Je suis Bacchus, j’ai la richesse, accourez ! Buvons du vin. La vigne, je l’ai plantée pour rafraîchir les buveurs.

« Nous avons de l’or et des pierreries, nous pouvons boire toujours. Soyez sans peur : je suis assis ferme sur une outre qui ne tarira jamais. »

À peine a-t-il fini de chanter, que des cris de joie éclatent, et les convives frappent tous à la fois leurs mains l’une contre l’autre d’une façon bruyante et rhythmique. Les azarpèches et les cornes de buffle, historiées de chaînettes d’or et d’argent, circulent à la ronde ; la conversation s’anime, fouettée par le vin, semée de propos joyeux et de grosses plaisanteries, et ne s’interrompt que lorsqu’un musicien tatar entonne d’une voix aiguë et nasillarde une chanson indigène.

La scène que nous venons de décrire se reproduisit exactement dans les doukans de Tiflis à la suite des funérailles du prince Dimitri ; mais pendant que les rires et les éclats de voix des buveurs se croisaient ainsi aux sons redoublés de la musique, le cimetière était le théâtre d’une sorte de drame étrange. Rêvant à demi, son menton dans la main, le fossoyeur avait vu s’éteindre l’une après l’autre les clartés changeantes du couchant ; il écoutait le Koura gronder à travers les roches voisines, lorsque tout à coup il tressaillit, comme réveillé en sursaut d’un songe pénible : la bière du prince s’était agitée dans la fosse. Grigory, qui avait accompagné son maître dans les montagnes escarpées du Caucase, avait souvent entendu sans tressaillir, siffler à ses oreilles les balles lesghiennes, mais seul, le soir, dans ce lieu silencieux et désert, en face de ce cercueil qui remuait, il fut saisi d’une superstitieuse terreur, et se sauva à toutes jambes à travers les tertres inégaux. Haletant, blême, les genoux tremblans, il arriva à l’extrémité du cimetière.

Le pauvre homme ne s’était pas trompé : un soubresaut avait secoué le cercueil. Le prince Domenti, enseveli vivant, avait été tiré de sa léthargie profonde soit par les cahots du char funèbre, soit par l’humidité de la terre. Une légère sensation de chaleur se manifesta d’abord au cœur, qui se remit à battre, et à la gorge. Après de douloureux efforts, la respiration souleva la poitrine, et quelques larmes coulèrent. Peu à peu les idées s’éveillèrent dans le cerveau, où flottaient des images confuses ; bientôt l’infortuné respira à pleins poumons, et les yeux grands ouverts dans les ténèbres visibles de la tombe, mais ignorant encore toute l’horreur de son prochain martyre : — Où suis-je ? se demanda t-il. Quelle nuit ! quel silence ! — Puis la réalité, aidée du souvenir, se dressa devant lui, implacable et plus terrible que le trépas même, et il devina qu’il était cloué dans un cercueil, à la fois mort et vivant. Il tenta de remuer dans l’étroit cachot où il était serré de toutes parts, et sa main désespérée se crispa sur le rameau de buis bénit. Comprenant alors qu’il allait expirer là, loin des hommes et sous l’œil de Dieu, lui qui avait jeté sa jeunesse à la débauche, et qui n’avait pas reçu le suprême pardon de l’église, au lieu de se ronger les poings de rage, il sentit soudain une foi vive descendre dans son âme comme un rayon de la divine miséricorde. Cependant, raidissant ses muscles et rassemblant par instinct ses dernières forces, par un mouvement vigoureux qui agita la bière, il frappa aux portes de la vie.

C’est à ce bruit inattendu que Grigory le fossoyeur s’était enfui. Dès qu’il eut atteint la haie du cimetière, il se retourna pour s’assurer qu’aucun fantôme ne le poursuivait ; n’entrevoyant point d’ombre lugubre, il reprit un peu de courage, et après une courte prière il se sentit plus ferme sur ses deux pieds. — Par sainte Nina notre patronne, se dit-il, je ne suis ni un poltron ni un fou ! N’ai-je pas ouï conter à mon aïeule, une bonne chrétienne, que parfois les morts sortent du tombeau ? Lazare, un pauvre homme comme moi, n’a-t-il pas été, après trois soleils de séjour chez les morts, ressuscité par le Christ, qui peut encore du haut du ciel rendre miraculeusement la vie ? Non, non, à cette heure le prince est froid comme la terre ; par hasard sans doute une pierre aura glissé sur le bois du cercueil, voilà tout.

Rassuré par cette dernière réflexion, il revint lentement sur ses pas, sans trop d’audace, le cou en avant, l’œil au guet, et essayant de chasser la vision qui l’obsédait et l’attirait en même temps. Il parvint enfin au bord de l’obscure profondeur de la fosse. Çà et là le soir promenait ses larges ombres sur les mausolées, les cyprès et les croix byzantines. Le fossoyeur s’approcha, tendit l’oreille et crut entendre un bruit sourd qui diminuait de seconde en seconde. Un frisson lui courut de la tête aux pieds ; mais, fortifié par un signe de croix, il sauta dans le trou, et à l’aide de sa bêche il enleva d’un bras robuste le couvercle mal attaché de la bière, d’où s’exhala un gros soupir, pareil au dernier râle d’un mourant. — Il vient de rendre l’âme, pensa-t-il. — Le fossoyeur était arrivé à temps, car le moribond était complètement évanoui et inondé d’une sueur glacée. L’air pénétra par degrés à travers les interstices du couvercle et caressa le visage du malade. — Bon ! le cœur bat encore, dit le libérateur, qui enleva le corps et le déposa sur le gazon. Les vêtemens dégrafés, il lui frotta la poitrine, pour y ramener les tiédeurs de la vie. Les yeux se rouvrirent sans regard, les lèvres sans voix.

— Courage, prince ! cria Grigory ; c’est moi, Grigory, votre fidèle serviteur. — Puis, se parlant tout bas : — A quoi tient la mort d’un homme, même d’un prince ! Si j’eusse comblé la fosse après la cérémonie, ou si je me fusse assis dix pas plus loin, le noble seigneur aurait déjà rendu ses comptes à Dieu.

II

Pour comprendre la suite de ce récit, il est indispensable de se reporter quelque peu en arrière.

Né d’une grande famille de l’Iméreth, le prince Dimitri Domenti, jeune, beau et riche, emporté par le goût des voyages, visita la Turquie, la Russie et l’Allemagne ; puis, de retour à Tiflis, il prit un grade dans l’armée du Caucase. Son esprit était vif, son cœur loyal ; l’agitation d’une existence nomade et aventureuse l’avait arraché à l’indolence naturelle aux gens de sa race ; il était instruit et parlait plusieurs langues, comme presque tous les Orientaux.

Tiflis, grâce à son admirable soleil, à ses paysages pittoresques et à ses souvenirs, peut être un séjour agréable pour les étrangers et les touristes, qui prennent la fleur du panier ; mais à la longue c’est une ville intolérable par la monotonie des hommes et des choses, par la plate uniformité de la vie. Cette immobilité de l’Asie, qui semble craindre de déranger un des plis de sa robe, abêtit le corps, anéantit la pensés. Quant au prince, doué d’une âme ardente, d’une imagination toujours en éveil, pour échapper aux ennuis de l’oisiveté, il avait donné tête baissée dans tous les plaisirs chers à la jeunesse désœuvrée, — les excès de la table, les amours les plus folles, et surtout cette dévorante passion que les Russes ont importée en Géorgie, le jeu. De jour en jour, ou plutôt de nuit en nuit, son patrimoine s’engloutissait dans ce gouffre ; mais, apercevant sa ruine à l’horizon et trop fier pour supporter la pauvreté, il résolut de relever sa fortune par une riche alliance. Il épousa la princesse Daria Matchvavassé, issue de la tige royale des Bagratides, qui lui apporta en dot des biens immenses. De plus, Daria, âgée de quinze ans à peine, était la plus belle fleur du Caucase, une vardi (une rose), comme on l’appelait. Par malheur pour son âme tendre, les parens en Géorgie se passent du consentement de leurs filles. Dans tout l’Orient même, sans excepter les peuples chrétiens, la valeur sociale et conjugale de la femme est à peu près nulle ; aussi les mères se croient-elles bénies du ciel lorsqu’elles mettent au monde des enfans mâles. Le mari est tout-puissant, il règne et il gouverne ; l’épouse obéit passivement et n’oserait jamais discuter la volonté ou les caprices du maître, dont elle est la première servante. Elle s’occupe uniquement du soin de la maison, où elle vit à moitié cloîtrée, ne sortant guère que pour se rendre au bain ou à l’église, presque entièrement voilée, à la mode persane, d’une longue pièce blanche de coton, de laine ou de soie, dont elle s’enveloppe de la tête aux pieds avec beaucoup de grâce et de coquetterie.

Avant d’être unie au prince Domenti, la belle Daria s’était « blessée d’amour, » selon une charmante expression du pays, pour un jeune Arménien, nommé Vamiran, qui avait été élevé en France ; aussi versa-t-elle des larmes amères lorsque dans la cathédrale de Sion l’archevêque lui donna la bénédiction nuptiale. Quoique fidèle à son mari, la nouvelle épousée n’avait pu reprendre son cœur à son amant ; elle souffrit en silence, sans se plaindre, mais elle ne se résigna pas : la résignation est le courage des âmes affligées, et la jeune princesse était faible comme un enfant. La calomnie avait fait siffler ses vipères autour de son nom honoré ; quelques fâcheuses rumeurs vinrent même à l’oreille du prince, qui sut contenir ses fureurs jalouses. Dès ce moment toutefois il détesta Daria et courut de nouveau aux plaisirs qui avaient dévoré sa jeunesse. La princesse, délaissée, ennuyée de sa solitude, passait la plupart de ses journées à pleurer où à raconter ses chagrins à Salomé, sa sœur de lait, qui pleurait avec elle, ou à jouer avec sa petite fille. Salomé, jolie et coquette, adorait les bijoux, les étoffes de soie, et, séduite par les nombreux cadeaux de Vamiran, elle attisait l’amour de sa maîtresse au lieu de l’éteindre. Par son entremise, des lettres furent échangées entre les deux amans ; mais un jour Dimitri surprit dans la chambre de sa femme une ballade géorgienne, oubliée sur un divan. Un horrible ressentiment, mêlé d’un soupçon plus horrible encore, s’éleva soudain dans sa pensée. — Ils s’écrivent ! ils s’aiment ! murmura-t-il d’une voix étouffée.

Il ne connaissait pas l’écriture de son rival, mais il ne tarda pas à éclaircir le mystère. Il courut vers le chef du bureau de poste russe, et glissant cinquante roubles dans sa main déjà ouverte : — Voici, lui dit-il, un papier. Lorsque tu auras une lettre d’une écriture semblable, tu m’apporteras le papier et la lettre ; cela te vaudra encore cinquante roubles.

Ce fut ainsi qu’il apprit les relations secrètes de Daria et de Vamiran car il ne recevait pas le jeune Arménien chez lui. En général, les Géorgiens détestent cordialement les Arméniens, au point qu’il est très rare de voir ces deux peuples s’allier par le mariage. Du reste, ces derniers sont haïs dans tout l’Orient, depuis la Turquie jusqu’à l’Inde, pour leur fausseté, leur avidité et leur bassesse. Un Géorgien vous dira : « Il faut sept Juifs pour tromper un Arménien. » Interrogez un Persan, il répondra : « Un Cosaque nous volera nos habits ; mais les Arméniens, s’ils le pouvaient, vendraient notre peau. »

Dimitri, jaloux et irrité, se rendit dans la chambre où, sur d’épais coussins, sa femme se reposait mollement de l’écrasante chaleur de juin ; s’approchant d’elle, il la saisit par le bras. — Connais-tu cette écriture ? lui dit-il d’une voix tremblante.

— Non, répondit Daria troublée

Alors il rompit le cachet de la lettre de Vamiran. — Et celle-ci, la reconnais-tu ? — Et il lui montrait du doigt le nom de Vamiran, qui flamboya aux yeux de Daria comme une épée. Elle pâlit et s’évanouit. Le prince s’éloigna en lui arrachant les dentelles de son voile, Ce ne fut pas l’unique supplice de la pauvre femme : à tous les repas, Dimitri fit dès ce jour venir un musicien tatar qui, sans songer à mal, chantait la ballade amoureuse envoyée à la princesse par son amant. Les domestiques qui servaient à table, entendant sans cesse la même chanson, ne savaient que penser et se disaient entre eux : « Le seigneur est devenu fou. » Chaque son de la guitare, chaque vers de la ballade tombait lourdement sur le cœur de la victime. Le bruit se répandit dans Tiflis que le prince Domenti avait perdu la tête ; on chercha les causes de cette manie soudaine ; les dévots parlèrent de sorts, de maléfices, de punition du ciel ; les plus indulgens le prétendirent amoureux, et, les commentaires n’ayant pas manqué, la réputation de plusieurs grandes dames de la ville se trouva fort endommagée. Comme cette sorte de ballade devint à la mode, comme elle peut d’ailleurs donner une idée de la poésie amoureuse en Géorgie, Il n’est pas inutile de la citer :

« Ame nouvellement née au paradis, âme créée pour mon bonheur, de toi, immortelle, j’attends la vie !

« De toi, printemps en fleur, lune de deux semaines, — de toi, mon ange gardien, de toi j’attends la vie !

« Rayonne par ton visage et réjouis par ton sourire. Je ne veux pas posséder le monde, je veux ton regard. De toi j’attends la vie !

« Rose des montagnes rafraîchie par la rosée, favorite choisie de la nature, trésor doux et mystérieux, de toi j’attends la vie! »

Un mois environ après cette scène conjugale, le prince était allé à cheval à Kodjor, où il avait une maison de campagne qu’il voulait donner pour prison à sa femme. À peine rentré chez lui, il se plaignit de la fièvre ; il se coucha, fut malade deux jours et ne se releva pas. Dans son délire, il répétait sans cesse les mêmes mots, le refrain de la ballade : « De toi j’attends la vie ! »

On connaît maintenant l’histoire de l’homme qu’un étrange hasard venait d’enlever à la tombe. Le fossoyeur cependant tremblait d’avoir commis un sacrilège, parce que, selon une tradition superstitieuse, tout ce que le prêtre a béni et mis en terre doit y rester. Quoi qu’il en soit, le prince Domenti, grâce à l’activité et à l’énergie des soins de son serviteur, commençait à articuler quelques syllabes incohérentes. La première phrase qui s’échappa de ses lèvres fut celle qu’il avait prononcée la dernière à son lit de mort : « De toi j’attends la vie ! » comme si l’âme se fût pour quelques heures seulement absentée du corps.

Grigory ne savait trop que faire de son ressuscité ; il ne pouvait le laisser là, durant la nuit, au clair des étoiles. Quelles précautions prendre ? Par bonheur, le prince, jeune et robuste, recouvra assez promptement l’usage de ses sens et de la parole, et il ne tarda pas à reconnaître son ancien serf.

— Grigor, c’est toi ?

— Oui, seigneur, oui, votre Grigor.

— Pourquoi m’ont-ils mis là ? Où suis-je ?

— Vous le saurez plus tard, quand vous serez guéri.

— Je suis donc malade ?

— Non, un peu de fièvre ; rien, presque rien.

— Mais c’est le cimetière ! s’écria Dimitri avec effroi en promenant ses regards autour de lui ; voici les croix qui se détachent en noir sur le ciel… Ah ! oui, je me rappelle, des cierges, de la musique, des chants d’église ! Ce sont eux, vois-tu, qui m’ont jeté dans ce trou comme un chien ; ce sont eux, les parjures ! Oh ! si je vis !

— Vous vivrez.

— La vie, toi, tu me l’as sauvée deux fois. Va ! je te ferai riche. Eux, ce sont des misérables, des assassins, des Tcherkesses.

Naturellement Grigory ne comprenait rien à ces paroles ; il écoutait néanmoins son ancien maître sans l’interrompre, épiant le moment propice de lui demander ce qu’il y avait à faire. — Où faut-il vous porter ?

Dimitri ne répondit pas ; il leva les yeux vers le ciel, où déjà s’allumaient les étoiles, absorbé dans une idée contre laquelle il semblait lutter. Au bout de trois ou quatre minutes de silence, le fossoyeur renouvela sa question : — Où faut-il vous porter ? Dans votre maison ?

— Oh, non ! s’écria le prince. Écoute, Grigor, emmène-moi dans ton logis ; que tout le monde ignore ce qui s’est passé, sauf toi et ta femme !

— Bien.

— Maintenant aide-moi à marcher.

— Impossible. Je vais vous emporter sur mes épaules ;

— C’est vrai, je me sens faible. Encore un mot : dès que tu m’auras caché dans ta demeure, tu iras reclouer le cercueil, et tu le couvriras de terre, comme si j’étais réellement mort.

Grigory souleva doucement le prince, le chargea sur ses larges épaules et le porta dans sa maisonnette en bois, qui fort heureusement était isolée et éloignée de soixante pas à peine. Au moment où ils allaient franchir le seuil, Dimitri fut pris soudain d’un tremblement nerveux : il venait d’entendre à peu de distance chanter par les buveurs des doukans la ballade géorgienne qui lui rappelait tant de malheurs !

Ils entrèrent. Maniska, la femme de Grigory, à la vue de son ancien bienfaiteur, qu’elle reconnut malgré son extrême pâleur, et qu’elle croyait enterré, fut épouvantée et poussa un cri. — Silence ! dit Grigory en lui appuyant la main sur la bouche. Tout à l’heure tu sauras ce qui est arrivé. — Il déposa son fardeau sur des tapis grossiers et déchirés : — Tiens ! il s’est évanoui de nouveau. Par sainte Nina ! femme, on l’avait enseveli vivant, et sans moi c’était bien fini ; mais ce n’est pas le moment de jouer de la langue, agissons ! Toi, arrange vite et de ton mieux un lit avec des couvertures et des coussins, et tâche que personne n’entre ici. Moi, je cours chercher du bon vin et du pain blanc pour le restaurer un peu.

Un singulier médecin que Grigory ! Il fut bientôt de retour. Le prince, qui avait repris connaissance, tremblait de tous ses membres. Un morceau de pain imbibé de vin versa quelque force aux veines du malade, qui, chaudement enveloppé, se coucha dans l’espèce de lit improvisé par Maniska et s’endormit. Grigory soupa en hâte de pain noir, d’oignons et de fromage de chèvre, et sortit pour exécuter les ordres de son maître ; il recloua la bière et combla la fosse. Avant de toucher à la terre sacrée, le digne homme s’était assis, et presque à son insu il s’était rappelé la scène de la veille. Les Géorgiens sont superstitieux et doux, où plutôt ils ont les grâces de la superstition, et leur esprit mobile s’élance vers des régions étranges sur les ailes d’une imagination toujours prompte à s’éveiller.

Le fossoyeur était misérable, et sa maison de bois, qui consistait en deux chambres étroites, n’était certes pas d’un brillant aspect. Au milieu de la salle d’entrée, sur un long bâton fiché en terre, brûlait une maigre chandelle. Aux parois pendaient au hasard un koudi ou bonnet en poil d’agneau, une ceinture de cuir, un fusil à canon évasé, deux kindjals (poignards), quelques pipes et une guitare sans cordes. Sur une petite table qui avait eu jadis quatre pieds, s’étalaient des vases d’argile au col allongé, une assiette de bois, où les deux pauvres gens mangeaient à la gamelle. Quant au verre, il n’y en avait point : ils buvaient dans le même azarpèche. Dans un coin de cette salle, attristée encore par la demi-obscurité et les rumeurs de l’orage, gisaient sur le sol la pelle et la bêche, le double gagne-pain du fossoyeur. Par compensation, un frais bouquet de roses, cette fleur si chère aux Géorgiens, s’épanouissait dans un pot ébréché : là, il y avait une femme !

III

Grigory, qui ne se piquait guère de coquetterie, s’était contenté, pour être prêt à l’aurore, de se remettre sur ses pieds, de se frotter les yeux, de retrousser sa moustache et de friser son koudi ; puis il avait secoué ses amples pantalons et sa tunique de laine jaune, précaution utile dans les pays chauds où pullulent des compagnons de nuit fort incommodes pour tout autre qu’un paysan géorgien. Dimitri, dont la respiration égale présageait une prompte guérison, dormait encore au moment où Grigory, la jambe alerte et le cœur en liesse, s’éloigna de son logis en recommandant la prudence à Maniska. Il se dirigea vers le marché pour rapporter au prince du caviar frais, des œufs, du mouton, du pain blanc et du vin digne d’un si noble hôte. Le pauvre diable avait de petites économies, que sa soif quotidienne avait bien diminuées ; mais par bonheur il lui restait environ deux cents abaz. D’ailleurs, avant l’épuisement de ce maigre trésor, qui sait ? quelques bonnes aubaines viendraient peut-être réparer les vides de son sac de cuir… A son retour, il trouva sur le seuil sa femme qui faisait le guet. — Le maître est réveillé, dit-elle, il veut te parler.

Grigory entra. Le prince, fort pâle, les nerfs agités, accoudé sur un coussin, paraissait plongé dans de sombres réflexions. — Ah ! te voilà, Grigor ; viens auprès de moi et écoute-moi bien.

— Comment vous portez-vous ce matin ?

— Mieux, beaucoup mieux.

— Avez-vous faim et soif ?

— Non ; ouvre tes deux oreilles, jamais tes lèvres.

— Par saint George, protecteur du Karthli, ma bouche sera plus fermée que la grotte du farouche Amiran, le filleul de Dieu!

— As-tu de l’argent ?

— Deux cents abaz ; cette année est assez bonne, la fièvre va, et j’ai creusé…

— Bien, rends-toi au bazar où tu m’achèteras, comme pour toi même, puisque tu es de ma taille, des habits de paysan mingrélien, des sandales de porc, un bachlik, un bourka, car sous mes vêtemens de soie brodés d’or je serais reconnu, et je ne veux pas l’être.

— Seigneur, que désirez-vous faire ?

— Point de questions, Grigor ! sache attendre et souviens-toi du proverbe persan : « Avec du temps et de la patience, la feuille du mûrier devient satin. » Ton frère demeure dans une sakli (maison de paysan) isolée sur la route de Gori ?

— Oui.

— Peut-il me cacher ?

— Oui.

— Je le récompenserai plus tard… bientôt. Quant à toi, je t’achèterai une belle boutique au bazar ou sur la Perspective-Golovine, à ton choix.

— Oh ! seigneur !

— Ne m’interromps pas. Je resterai ici une semaine, juste le temps de me rétablir, car quarante verstes à cheval par de mauvais chemins seraient une trop rude fatigue pour mes forces épuisées. Ce n’est pas tout : tu me rendras fidèlement compte jour par jour de ce qui se passera en ville, même dans la maison de la princesse, je te le permets ; tu écouteras l’un et l’autre, tu questionneras avec adresse, tu recueilleras les moindres bruits et les propos les plus frivoles. M’as-tu compris ?

— Oui, maître.

— L’heure venue, je te donnerai d’autres instructions. Maintenant que ta maison soit inaccessible à tous, car je suis mort et enterré.

Sa bourse en poche, le fossoyeur, l’air grave et méditatif, traversait les interminables rues de Tiflis afin d’acheter le déguisement du prince. Il passait vite devant les doukans, où il avait coutume de se rafraîchir sans soif ; aussi, chemin faisant, entendait-il bourdonner à ses oreilles les railleries des amis qui le rencontraient.

— Tiens ! Grigor a la fièvre, il méprise le vin. — Il va sans doute à la messe. — Il est aujourd’hui gai comme la citadelle Narakléa.

— Non, il a un rat ou une grenouille dans la cervelle ; . — Est-il heureux, ce Grigor ! il vit de la mort, lui ; il fait griller du tzvadi (mouton rôti) deux fois la semaine, sans compter les jours de fête, tandis que nous, nous sommes réduits à éplucher nos oignons et à nous blanchir les dents avec du fromage, le tout arrosé d’eau.

Indifférent à ces persiflages, Grigory marchait sans détourner la tête et sans répondre. Une heure après, il revint chez lui avec le nouvel accoutrement du prince. Vers midi, la même journée, assis sur un tertre à dix pas de sa porte, Grigory fumait à l’ombre d’un haut cyprès, ayant l’air de surveiller ses domaines, je veux dire le cimetière, lorsqu’il vit au loin, du côté de la ville, s’approcher une femme enveloppée dans les plis blancs d’une tchadra bordée d’un filet noir. Avant de la reconnaître, quoiqu’il eût un œil d’oiseau de proie, il devina la veuve de la veille, et un léger sourire plissa ses lèvres. Cette forme blanche, c’était la princesse Domenti, qui, selon l’usage, venait prier et gémir sur la tombe du défunt. Grigory, par respect, ôta sa pipe de sa bouche, s’avança vers elle, le bonnet à la main, pour lui indiquer le lieu où sa douleur devait s’exhaler, et se retira. Dimitri lui ayant ordonné de lui rendre compte du moindre événement, il courut avertir son maître, qui se traîna vers le seuil et regarda par la porte entrebâillée celle qu’il avait aimée et qui l’avait trompé.

La princesse était accompagnée de sa fidèle Salomé, qui portait sur ses bras une petite fille vêtue d’une robe rouge, et dont les cheveux étaient divisés en sept nattes. La servante déposa à terre, auprès de sa mère, l’enfant, qui se mit à jouer avec les cailloux recouvrant la tombe paternelle. Daria s’agenouilla, pria, pleura, se frappa la poitrine, où battait un cœur dont les palpitations n’étaient pas d’accord avec la violence de son désespoir. À peu de chose près, Salomé imitait sa maîtresse, et l’enfant jetât de temps en temps sur les deux femmes un regard étonné. Daria portait avec une grâce singulière ses habits de deuil : sa ceinture flottante, son diadème étoile de perles, son voile de dentelle rejeté en arrière, ses longues tresses brunes, tout la faisait ressembler à l’ange de la douleur. Quiconque l’eût vue ainsi éplorée eût compris la réputation de beauté des Géorgiennes, et la princesse passait pour la plus belle femme de Tiflis.

Dimitri, qui la voyait moins avec ses yeux qu’avec les ardeurs d’un cher souvenir, murmura d’une voix étouffée : — Pourquoi me trahir, ou pourquoi me regretter ? Si elle me pleure du fond de l’âme, ne faut-il pas pardonner ? — La princesse, après s’être acquittée de tous ses devoirs de veuve, se retira ; le prince rentra dans son asile, incertain, inquiet, accablé de la plus profonde douleur. Revenue chez elle, Daria, reçut les nombreuses visites de condoléances de ses amis et de ses proches. Chaque fois que l’on vantait une des qualités de son époux, elle renchérissait et éclatait en sanglots ; puis la conversation roulait sur des sujets futiles où il n’était nullement question du mort. Nouvelle visite, nouvelle explosion de chagrin ! Cette comédie funèbre dura jusqu’au coucher du soleil. Le soir, les serviteurs du prince échangèrent comme d’habitude leurs réflexions. Iacob, couché sur le balcon du palais, à côté de Basili, lui dit à l’oreille : — La princesse a tant versé de larmes aujourd’hui, qu’elle a pleuré pour toute sa vie.

— La douleur, reprit Basili, c’est comme un méchant remède, il vaut mieux l’avaler au plus vite.

— Lorsqu’elle est vraie, la douleur entre dans le cœur comme la hache dans l’arbre.

— Crois-tu que la princesse aime l’Arménien ?

— Frère, répondit le sage Iacob, ne nous mêlons pas des affaires d’autrui, sinon on nous enverra place d’Érivan, tu sais où, n’est-ce pas ? et tu sais aussi qu’on en revient quelquefois, mais sans peau sur le dos.

— Personne ne nous entend, nous sommes seuls.

— Seuls ! hum ! ici méfie-toi de tout le monde, même des rats qui nous empêchent de dormir. Et là-dessus, Basili, bonne nuit !

Pendant une douzaine de jours, Daria vint assidûment renouveler au cimetière ses prières et ses lamentations, jusqu’au moment où l’on recouvrit le tombeau d’un lourd mausolée de granit sculpté par un ouvrier allemand. Le prince, qu’informait Grigory, ne manquait jamais l’occasion de repaître ses yeux des désespoirs vrais ou faux de sa femme, et, ne sachant où arrêter sa pensée, il prononçait tour à tour les mots de vengeance et de pardon. En voyageant, il était devenu, sauf le costume, à moitié européen, et pour lui l’amour, même dans le mariage, était un poème un peu romanesque. Pour les femmes géorgiennes, qui meurent, comme les plantes, où elles sont nées, l’amour est presque toujours une passion à fleur d’âme malgré les hyperboles de leur langage poétique et imagé. Aussi n’est-il pas difficile de comprendre que le regret de Daria devait s’adoucir vite, tandis que la jalousie de Dimitri s’accroîtrait de jour en jour…

Si l’on doutait de ces brusques retours à la vie sauvage qui forment dans la société géorgienne de si bizarres contrastes avec les plus délicats raffinemens de la civilisation, la fin de l’histoire du prince Domenti convaincrait les plus incrédules. Complètement guéri, caché sous le costume d’un paysan de Mingrélie, le prince choisit une nuit nuageuse et sortit à cheval de Tiflis, suivi de son ancien domestique. Ils arrivèrent avant l’aube à la sakli ou chaumière de Datho, frère de Grigory, qui attendait les voyageurs.

— Prince, dit le paysan, qui s’était respectueusement élancé au-devant de la bride du cheval de Dimitri…

— Écoute, Datho, ici je ne suis prince pour personne ; je suis un pauvre Mingrélien, tu m’appelleras Naskida, tu me traiteras comme ton égal. Pour être prince encore avant de recevoir ton hospitalité, puisque tu m’appartiens, dès aujourd’hui je te donne les terres que tu cultives à mon profit et ta liberté, en attendant mieux. Il est inutile que tu connaisses le motif de mon séjour ici. Naskida mangera donc de ta cuisine et boira de ton vin.

Datho, ivre de joie, baisa la main de son seigneur ; Grigory, après s’être reposé et restauré, se prépara à retourner vers ses tombes ; mais avant son départ Dimitri recommanda et même ordonna à son domestique de surveiller les événemens et d’accourir chez son frère pour l’en informer.

Si les villages de Géorgie sont misérables, une chaumière isolée est plus misérable encore. La sakli géorgienne est basse, aux deux tiers enfouie dans la terre et assez semblable à une tanière, contrairement aux chaumières de Kakhétie, qui sont élevées d’un étage. La toiture est plate, le jour on s’y assied, la nuit on s’y couche, de sorte que le Géorgien demeure dans sa maison, à côté de sa maison et sur sa maison. À l’intérieur, la sakli ne renferme ni chaises, ni table, ni banc : quelques menus ustensiles s’étalent ça et là ; au centre étincelle le foyer, l’ami de la chaumière. Telle était à peu près la demeure dont le prince Domenti était devenu l’hôte. Il y entra bravement, salua la femme de Datho, qui, spirituel comme presque tous les Géorgiens, débuta dans son rôle de la façon suivante : — Femme, voici Naskida, un de mes vieux camarades d’enfance, un homme bizarre, brave comme une chachka (sabre recourbé), chasseur comme un vautour, et paresseux comme un Mingrélien qu’il est.

Dimitri avait eu soin d’apporter des balles, de la poudre et le fusil de Grigory. Quand on a tué une vingtaine de Lesghiens, on n’a peur ni des lièvres ni des chevreuils. Il s’installa d’emblée dans la cabane enfumée, déjeuna de bon appétit, fit une courte sieste, et sortit son fusil sur l’épaule. Datho l’accompagna pour lui indiquer les collines giboyeuses. Lorsqu’ils furent seuls, le paysan, encore peu habitué à traiter familièrement son maître, se tenait sur la réserve et gardait le silence. — De ce côté-ci, prince, lui dit-il en désignant une ravine.

— Datho, même quand nous serons éloignés de toute créature humaine, je te défends de m’appeler prince ; j’entends que tu me nommes Naskida, parce qu’une oreille de hasard peut être ouverte derrière un arbre ou dans un buisson.

Le prince espérait, grâce à son adresse, enrichir un peu la table trop frugale de son hôte. D’ailleurs, par son ordre, Grigory, à son prochain voyage à la sakli, devait apporter du poisson salé. Avec la souplesse des Orientaux, lui, riche et habitué au luxe, même aux excès du luxe, il se plia d’un seul coup à la pitoyable vie de paysan ; il poussait la bienveillance jusqu’à jouer au loto avec Datho et sa femme, qui était charmée des façons du beau Mingrélien. Un souci travaillait souvent la cervelle du paysan : pour quelles raisons un haut seigneur se donnait-il la fantaisie de vivre si misérablement dans ses propres terres ? Puis comment se faisait-il qu’il passât pour mort ? Las de ne pas trouver l’énigme, il cherchait encore ; mais, pour apaiser sa curiosité, il songeait que lui-même, le pauvre serf, il était libre et propriétaire, et il cessait de se creuser la cervelle.

Parfois un nuage obscurcissait le front du prince, qui restait une journée entière sans desserrer les dents, morne, couché à l’ombre de la sakli. Deux semaines déjà s’étaient écoulées depuis son séjour dans la cabane, et il n’avait pas revu Grigory, qui arriva enfin, couvert de sueur et de poussière. Il donna familièrement le bonjour à son frère et ôta son bonnet devant le prince. — Remets ton koudi, Grigor, dit celui-ci, et pas tant de façons ! Que se passe-t-il ?

— Vendredi dernier, la princesse n’est pas venue sur votre tombe ; elle a envoyé pour la remplacer dans ses dévotions la vieille Sophio, votre nourrice, qui avait l’air bien désolé, et qui avait apporté une couronne. Pleurait-elle, la bonne âme ! Aussi les mauvaises langues ont osé dire qu’elle irait en paradis à la place de la princesse.

— Pauvre Sophio ! murmura Dimitri ; est-ce tout, Grigor ?

— Tout… Non, j’ai apporté du poisson salé, de la poudre et du plomb.

— Quand repars-tu ?

— A l’heure où le soleil tombera derrière les montagnes, car la fatigue a aiguillonné ma faim. Ne faut-il pas que le cheval se repose ?

— C’est juste. Aie soin de veiller, ouvre l’œil et l’oreille ; j’y tiens, Grigor, plus qu’à ma vie.

Grigory pénétra dans la sakli.

— Elle m’oublie promptement ! se dit à lui-même Dimitri ; j’aurais pardonné, mais si elle aime ce Vamiran, oh ! alors il y aura du sang entre nous !

À quelques jours de là, une troupe de tziganes, ces bohémiens de l’Asie qui errent de l’Inde à la Crimée, déploya ses deux tentes près de la sakli. Dans l’une, des hommes et des enfans, hâves, déguenillés, vêtus de trous pour ainsi dire, allumaient le feu avec des branches sèches, suspendaient à des trépieds de bois la marmite où devait cuire le riz bouilli, seule nourriture de ces vagabonds, qui vivent de rapines. Parmi eux se trouvait un Tatar de Tiflis, que ses instincts nomades avaient enchaîné à leur destinée. L’autre tente, rayée de couleurs fanées par le soleil ou les pluies, était occupée par des femmes en haillons, presque nues, sauf l’une d’elles, grande, belle et jeune encore, bizarrement accoutrée, couverte d’anneaux, de fausses pierreries, d’amulettes, qui se tenait au centre et paraissait être la souveraine de la horde.

Datho, pour égayer ses loisirs, filait de la laine devant sa porte ; sa femme accourut et voulut savoir sa bonne aventure. Une vieille bohémienne, tannée, laide à épouvanter Satan lui-même, contenta son envie moyennant un chaour. Dimitri sortit en ce moment de la cabane, et, pendant qu’il s’approchait, le Tatar, qui le reconnut sous son déguisement, dit à voix basse à la grande bohémienne : — Domenti-Bek ! — Puis il ajouta d’autres mots en tatar, langue que le prince parlait aussi. — Et Naskida, demanda la femme de Datho, ne désire-t-il pas connaître l’avenir ? Elle m’a prédit, à moi, que je serais riche.

Déjà la sorcière avait saisi le bras du faux Mingrélien, qui, peu crédule, se laissa faire en souriant. La mécréante fixait sur sa main des yeux attentifs et ardens, elle semblait en étudier les lignes les plus mystérieuses et regardait son visage comme pour percer les voiles de son âme ; puis soudain, se dressant dans une pose de prophétesse, elle lui parla ainsi : — Je vois ! je vois ! Ta main est blanche, elle a porté le fusil, non la hache, et tu mourras deux fois. — Dimitri tressaillit. — Ta tête, continua-t-elle, est coiffé du bachlik de Mingrélie et non du koudi du Karthli ; du sang coulera. Tiflis, la ville chaude, n’est pas loin, et ces lignes courbes annoncent que tu as une femme belle comme un épi de maïs. Lorsque le corbeau quitte la corneille, son nid, balancé au vent des hivers, est envahi par un autre corbeau qui pique son plumage avec son bec noir.

— Mais, s’écria le prince, qui sentit la pointe de l’allégorie lui entrer dans le cœur et arracha sa main des griffes de la tzigane, d’où sais-tu ?…

Elle leva son doigt vers le ciel et répondit d’une voix gutturale : — Allah ! Allah ! Domenti-Bek !

À son véritable nom, Dimitri frissonna d’épouvante. Par prudence, il reprit son calme et lui demanda où elle allait. — A Koutaïs, en Iméreth, répondit-elle.

— Oui, cria Dimitri irrité, je suis le prince Domenti, et si jamais mon nom sort de votre bouche, je vous la coudrai avec une aiguille rougie au feu, et je ferai pendre ensuite toute votre nichée d’enfer.

Les tziganes, n’ayant nul goût pour la corde, n’attendirent pas le lendemain pour s’esquiver. Ils reployèrent leurs tentes et allèrent peut-être se faire pendre ailleurs. Les trois habitans de la sakli tournèrent le dos aux enfans du diable, Datho regardant le bout de ses sandales, sa femme à demi joyeuse de devenir riche un jour et à demi effrayée du haut rang de son hôte, Dimitri sombre et songeant à la prédiction de la bohémienne.

VI

Au grand étonnement de ses amis, Grigory était devenu sobre, vertu rare chez un Géorgien ; il ne fêtait plus les doukans, il avait renoncé à sa sieste, il rôdait même de temps en temps autour de la cathédrale de Sion, et il était rêveur, presque taciturne. On le rencontrait sur la Perspective-Golovine ou dans les rues voisines, le nez au vent, jouant avec un gros chapelet d’ivoire dont ses doigts comptaient machinalement les grains. — Que peut avoir Grigory ? demandait l’un.

— Il s’est réconcilié avec l’eau du Koura, répondait un autre.

— Cela m’étonne, disait un petit marchand ; il m’achète une effroyable quantité de poisson salé, et l’eau ne désaltère pas.

— N’a-t-il pas plutôt l’esprit dérangé ?

— Peut-être a-t-il vu des fantômes dans le cimetière.

— Non, sa grand’mère vient chaque nuit le menacer des flammes de l’enfer.

Ces bonnes gens le prenaient en pitié. Lui, il laissait jaser, il agissait, écoutait, furetait, espionnait enfin. Comme il l’avait promis à sa femme, il avait cassé sa cruche, mais si adroitement qu’elle contenait encore assez de vin pour l’enivrer un peu à huis clos le dimanche. Il n’aimait pas le son des cloches, qui lui rappelaient ses fatigues de la semaine. Au demeurant, il était dévoué corps et âme aux intérêts du prince. Muni de provisions et de nouvelles, il se rendait souvent à la sakli de Datho.

Sous les cieux d’Orient comme sous les brouillards du Nord, le temps adoucit les blessures intimes, quand il ne les guérit pas, et par tout pays l’oubli pousse plus rapidement dans l’âme que l’herbe sur les tombeaux. Daria, attirée avant son mariage par un autre amour, s’aperçut à son miroir que les pleurs ternissaient l’éclat de sa beauté, et de semaine en semaine elle en fut moins prodigue. — Vos larmes ne lui rendront pas la vie, lui disait l’insinuante Salomé, et il faut respecter la volonté de Dieu. — La princesse, qui était dévote, obéit, et au bout de trois mois à peine le défunt était tout à fait oublié.

Vamiran, doué de la subtilité arménienne, avait compris qu’il était prudent de ne point se heurter aux premières douleurs d’une veuve, et il évita avec soin de lui écrire, de la voir ou de la rencontrer. Lorsqu’il pensa que le chagrin avait perdu sa force, il reparut de nouveau dans la vie de la princesse, dont le cœur se trouva entr’ouvert pour lui. Il s’y glissa sans bruit, comme une couleuvre à travers les fissures d’un rocher. Aux lettres succédèrent de rares visites ; puis un jour, Salomé s’étant absentée, il arriva que la main de Daria, à moitié vaincue, tomba par hasard dans la main de Vamiran. Le lendemain, Salomé reçut de lui une riche turquoise. À Tiflis, où l’oisiveté est le fond de l’existence, les nobles et les gens du peuple ne se mêlent que des affaires d’autrui. On commenta les assiduités de Vamiran. les Arméniens murmuraient, les Géorgiens s’indignaient de voir un Arménien cueillir la plus belle rose de leur jardin. — Oser lever seulement les yeux sur une princesse de sang royal, disaient ces derniers, lui dont le père vendait des clous !

— Oui, répondait quelqu’un, mais il les a changés en or.

— Un lâche, interrompait-on, un renégat qui a pris en France des mœurs inconnues et un costume étranger ! Ah ! son père n’était pas si fier : il portait, comme nous, le koudi, la ceinture de cuir, la tunique en poil de chameau, les manches longues, et toute sa défroque ne valait pas un touman (40 francs). Lui, on le verra bientôt jeter dans la rivière la religion de ses aïeux !

Les semaines, les mois s’écoulaient, lents et monotones, pour le prince Domenti, qui se morfondait dans sa tanière. Il passait presque tout son temps à gravir les montagnes ; mais quand les pluies d’automne détrempèrent la terre, quand l’hiver couvrit de neige la nudité de la campagne, il dut se résigner, devant le foyer fumeux de la sakli, a dévorer l’ennui de sa solitude. Les jours de gelée, il chassait le loup et le renard. La saison rude redouble la misère du paysan géorgien ; s’il est paresseux, du moins il oppose aux rigueurs de la pauvreté une force d’inertie qui révèle la douceur de son caractère. Datho et sa femme, on se l’imagine, n’étaient pas pour Dimitri de bien joyeux compagnons, car, malgré ses ordres de le traiter comme leur égal, ils n’avaient garde d’oublier le haut rang du Mingrélien. En face d’eux, Dimitri vivait silencieux, le cœur rempli de sinistres pensées, retournant le fer dans sa plaie, et attendant l’occasion de se venger. Comment ? Il l’ignorait encore ; mais souvent la jalousie est patiente, elle sait guetter sa proie. Les images du passé, les souvenirs de son bonheur, les insultes faites à son amour, à sa dignité de gentilhomme, tout cela voltigeait autour de lui durant les longues heures de l’hiver. Entendait-il sur la route, qui était voisine, le bruit d’un arba (charrette) ou le pas d’un cheval, d’un bond il franchissait le seuil de la cabane pour voir si ce n’était point Grigory. Par une pluie battante de mars, ce dernier survint un matin, mouillé jusqu’aux os. Dimitri fronça le sourcil et courut au-devant de lui. Il apprit que Vamiran visitait presque tous les jours la princesse, et devait abjurer prochainement le culte arménien. — C’est bien, dit-il d’une voix étranglée. Viens te réchauffer.

Cinq mois cependant s’étaient passés. Daria avait quitté ses habits de deuil. La médisance et la calomnie avaient épuisé leurs malices contre elle ; on s’accoutuma à la voir reparaître dans les opulens salons de Tiflis, dont son nom lui ouvrait toutes les portes, lorsque soudain la rumeur publique s’éveilla de nouveau, surtout dans les hauts rangs de la société. La princesse Domenti devait prochainement épouser l’Arménien Vamiran. Quel scandale ! Une veuve se remariant ! Une princesse géorgienne épousant un Arménien, même converti ! Rassemblés sur la place d’Érivan, les Armemens oubliaient leurs affaires pour envoyer sous mille formes leur malédiction au parjure Vamiran, et les Géorgiens se lamentaient de voir les idées européennes se greffer sur le vieil arbre indigène. Le prince Domenti sut par Grigory l’époque précise fixée pour la célébration du mariage, et il lui dit en souriant : — Grigory, ce jour-là, il me faut dès le matin un cheval. Je reviendrai seul à ta maison, où tu m’attendras. Là, je couperai ma longue barbe, et je me revêtirai des habits que je portais dans mon cercueil. Il est temps de redevenir prince.

— Bien, répondit le serviteur, s’imaginant que son maître allait enfin mettre un terme à ses fatigues et à ses craintes.

Vers le milieu du mois d’août, à six heures du soir, la noblesse de Géorgie se pressait dans les somptueux appartemens de la princesse Daria. Les bougies de cire parfumée rayonnaient sur les rubis et les diamans ; de nombreux domestiques offraient des fruits de Perse, des confitures de Turquie, des pâtisseries, des vins de Kakhétie, et des liqueurs à profusion. Des musiciens rangés autour du salon principal animaient la joie des conviés par des chants de circonstance, les uns tatars, les autres géorgiens, en l’honneur de la nouvelle épousée, dont on célébrait les vertus et la beauté. Les dames, parées de leurs plus riches vêtemens, assises sur des divans, ressemblaient, par les éclatantes couleurs de leurs costumes, à un jardin tout en fleurs. Daria était vêtue d’une robe de soie blanche, avec une ceinture et une gorgerette roses ; ses pieds se perdaient dans de petits souliers de satin ; son voile de dentelle, retombant sur ses épaules, faisait ressortir quinze lourdes tresses brunes qui traînaient sur des tapis d’Ispahan. Le diadème qui couronnait son front était brodé de diamans. Au centre de ce diadème brillait une améthyste d’une valeur inappréciable, qui avait orné l’écrin de la race des Bagratides : elle avait été, disait-on, trouvée sur le mont Ararat, et contenait une goutte d’eau qui tremblait, et qui passait pour être la première larme d’Aïsha (Eve). Entraînée par la musique, une jeune fille s’élança au milieu de la salle et dansa la danse géorgienne, tournant nonchalamment sur le tapis, comme si elle eût glissé, et arrondissant ses bras autour de sa tête. Les mouvemens étaient d’abord tendres, langoureux ; les yeux de la danseuse se baissaient avec une pudeur charmante, puis elle les relevait, noirs, d’ardeur, s’animait, courait, tourbillonnait, s’arrêtait soudain, comme pour défier un amant invisible, et bondissait encore d’un pied ailé, le corps voluptueusement ployé en arrière, et ralentissait de nouveau la mesure. Sur sa bouche passaient tour à tour un sourire amoureux et une moue de dédain. Son voile, sa ceinture, flottaient gracieusement. Les hommes accompagnaient la musique en frappant des mains. La danse cessa, et au son de la dahira (tambourin à grelots) et du tchongouri (guitare à trois cordes) un chanteur tatar entonna un hymne de fiançailles qui représente la joie de la fiancée et le désespoir de la vierge qui n’aura point d’époux. Cet hymne rappelle une cérémonie touchante nommée vitchak. La veille de l’Epiphanie ou du premier jour de l’année, une jeune fille s’en va, de minuit à trois heures du matin, silencieuse et cachée dans sa tchadra, puiser de l’eau à chacune des sources du voisinage, pour laver ses cheveux et la tête de ses amis réunis à cette fête nocturne. Elle rentre, et pendant qu’un Tatar chante, dès le lever du soleil elle effeuille une à une les fleurs d’un bouquet. Cette coutume se retrouve encore dans les villages et quelquefois chez les gens riches.

Le Tatar chanta :

« J’ai une pomme ornée ; mon frère me l’a demandée, je la lui ai refusée : elle m’a été donnée par mon bien-aimé.

« Le ruisseau court à petites vagues ; sur le ruisseau nagent deux pommes. Voilà mon bien-aimé qui revient ; je le vois agiter sa main et son koudi.

« A côté de notre maison fleurit un potager ; dans ce potager croît une herbe qu’il faut couper pour le beau garçon : A belle fille beau garçon !

« J’ai cuit du pain de froment, il m’a semblé d’orge… Et tu es loin d’ici, mon bien-aimé ; mais, ton voyage fini, les paroles couleront de ta bouche, douces comme du miel.

« En chantant la rose, j’ai cueilli des fleurs ; je rassemblerai ces fleurs et les mettrai dans un sac, et ce sac, je le coudrai tout alentour. J’irai rôder d’une cabane à l’autre, et je trouverai un plus beau garçon que toi.

« J’ai grimpé sur une montagne escarpée pour laver les vêtemens de noce. Le savon était doré ; dans les yeux j’avais des larmes amères… O parens, ne vous affligez pas : quand je suis née, c’était déjà le destin !

« Je suis allée sous la pierre pesante, et je n’ai pris qu’un seul vêtement… Ah ! dites à mes parens que la part lourde m’était échue. »

Il était environ sept heures du soir. Déjà les cloches de la cathédrale sonnaient à grandes volées et annonçaient l’arrivée prochaine du prêtre qui allait bénir les deux époux sous le toit de la fiancée, selon l’usage du pays, avant la pompeuse cérémonie dans l’église, à la lueur des flambeaux et des cierges. À ce moment même, Dimitri, pâle comme un mort, ému, mais calme en apparence, se dirigeait mystérieusement vers sa maison par des sentiers détournés. Il escalada la muraille de la cour, et Mourzik, son vieux chien, vint lui lécher les mains. En se cachant la figure, il se fraya un passage à travers le peuple des domestiques, qui ne le reconnurent pas ou le prirent pour un invité. Il entra d’un pas ferme dans la salle en même temps que le prêtre, et, serrant la poignée de son kindjal, il se posa droit devant sa femme, sans ôter son koudi, et s’écria d’une voix mâle : — C’est moi, Dimitri Domenti ! — La princesse, terrifiée par l’apparition du fantôme conjugal, tomba à la renverse et s’évanouit. La foule, saisie d’étonnement et d’épouvante, se précipita en tumulte vers les portes. La princesse se mourait. Dimitri, la haine dans les yeux, se retourna vers l’Arménien et lui dit froidement : — Vamiran, la noce est finie !…

Un moment de silence avait succédé à l’étrange récit du prince Alexandre. — Eh bien ! me demanda-t-il un peu inquiet, que pensez-vous de mon histoire ? Ne sommes-nous pas des barbares ? Etes-vous convaincu maintenant ? Ce prince Dimitri Domenti a connu tous les raffinemens de la civilisation européenne, sa curiosité l’a porté dans divers pays, et cependant cet homme, au sortir de la tombe, n’a pas su pardonner ; la passion qui l’agitait a étouffé en lui les sentimens généreux de l’homme civilisé. Nous, Géorgiens, quoique chrétiens, nous ressemblons un peu à certain pacha mahométan, aimable et doux à Paris, féroce à Trébizonde. L’air du pays nous rend la caractère que nous paraissions avoir perdu. Cette histoire n’est pas, je vous le jure, un conte fait à plaisir ; à Tiflis, l’on s’en souvient encore, et l’on en parle le soir, à la veillée, mais en l’ornant un peu. Je la tiens de la bouche du prince Dimtri lui-même.

— Qu’est devenu Grigory ?

— Son ancien maître a récompensé son dévouement. Grigory a quitté la pelle et la bêche. Tenez, cet homme rond et enluminé qui se pavane devant sa porte, c’est lui, c’est Grigory. Cette belle boutique où se mêlent les fruits, les fleurs et les légumes, lui a été donnée par son ancien maître. Datho cultive en paix son petit champ. Vamiran, qui est resté Arménien dans l’âme, spécule et s’enrichit encore.

— Et le prince Domenti ?

— Il voyage.

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LE PRINCE DOMENTI

SCENES DE LA VIE GEORGIENNE
1862

Par HENRI CANTEL
()
Revue des Deux Mondes
Tome 40


Scène de la Vie Géorgienne

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CHANSONS GEORGIENNES – LES PLUS BELLES CHANSONS DE GEORGIE – საქართველოს ულამაზესი სიმღერები –

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Chansons Géorgiennes chansons de géorgie
Géorgie
საქართველო

LES PLUS BELLES CHANSONS DE GEORGIE
CHANSONS GEORGIENNES

Chansons géorgiennes Les plus belles chansons de Géorgie

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საქართველოს ულამაზესი სიმღერები



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CHANSONS GEORGIENNES

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ჯგუფი ყველა
jgupi q’vela
სამშობლო Yvela
samshoblo

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***

ჯგუფი ყველა
jgupi q’vela
მოგეფერები Yvela
mogeferebi

quchis bichebi
ქუჩის ბიჭები
« Les garçons des rues »
 მიყვარხარ
miyvarxar « Je vous aime »

***

REGGAEON 
ბარათი
Barati
« Carte »

***

Megi Gogitidze
მეგი გოგიტიძე

მზე დამაქვს ხურჯინით
mze damakvs khurjinit

« Le soleil brille sur moi »


***
გიორგი ცაავა
Giorgi TSAAVA
ნამი ველს
***
მარტოობის
Martoobis
პანიკა
Panique

***

***

***

Iya Jgerenaia & Sofiko Alania
ია ჯგერენაია & სოფიკო ალანია
Sizmari, სიზმარი 

***

Ketato Popiashvili
ქეთათო პოპიაშვილი
აზა

***

Irina Bairamashvili
ირინა ბაირამაშვილი
ისევ შენ და ისევ შენ
Encore et encore

***

ნათია თოდუა
Nadia Todua
ჩამოთოვა

***

Chant Traditionnel
ზურა მირზიაშვილი
Zura Mirziashvili

***
რეზო და ბავშვები
Rezo Da Bavshvebi
არ დაგტოვებ
Ar Dagtoveb
Ne m’oublie pas

***
ბაჩო ჯიქიძე & ბენდი
Bacho Jikidze & Band
აგროვებენ ტკივილებს

***
 Dato Kenchiashvili
დათო კენჭიაშვილი
ისევ და ისევ
isev da isev
Encore et encore

****
თეატრალური კვარტეტი 
აღმა დაღმა
Agma dagma
****
გიორგი ცაავა
Giorgi TSAAVA
მიყვარს  Miyvars

***
CHANT TRADITIONNEL
გიორგი ბასილაშვილი და დათვისჯვარი ბახტრიონიდან გიცქერდი

***

Merab Maisuradze & Tamuna Zviadauri
Zamtris Game 
***
Irakli Charkviani
ირაკლი ჩარკვიანი
მე მოგიტან წყალს
Me Mogitan Tsqals
Je vous apporte de l’eau

https://www.youtube.com/watch?v=L2ELfcjCg7Q

***
Tiflis Soundtrack
ნიაზ დიასამიძე 33ა
Niaz Diasamidze & 33a
ნამი ველს
Nami Vels

***

არგო
Argo
ადამიანო
Adamiano

**




CHANT TRADITIONNEL
ზარზმა
Zarzma
მწყემსური

***

Chant traditionnel
ჩვენებურები
Chveneburebi

***

ჯგუფი ბანი
JGUFI BANI
სვანური (ეძღვნება სალომე ონიანის ხსოვნას) 
SVANURI

****




სალი ბეთლი
Sali Betli
და მე შენთან მოვალ ისევ ბავშვივით
Je viendrai à toi comme un enfant

****

სოსო მიქელაძე – მიყვარხარ
Soso Mikeladze
Miyvarxar
Je t’aime

***

Kahaberi & Khanums
კახაბერი და ხანუმები
ქალის სურვილი
Désir de femme

***
Temur ciklauri
თემურ წიკლაური
NIKORA
ნიკორა

https://www.youtube.com/watch?v=9kfu71cws-4%MCEPASTEBIN%

***

ჯგუფი ალილო 
ბლუკანარი
Alilo Group 
Blukanari

***

Kahaberi & Khanums
კახაბერი და ხანუმები
Romale

***

Nuci Nebieridze
აკუსტიკა ნუცი ნებიერიძე
ვეენგარა
(მეგრული იავნანა)

***

ზურა ბენიაიძე
Zura Beniaidze
 შენთვის მიწერია
Shentvis miweria 
****
gigi gegelashvili გიგი გეგელაშვილი
&
inga beradze ინგა ბერაძე
საბრძოლო
Sabrdzolo
Se battre

https://www.youtube.com/watch?v=3mbpyZnqpMY

****

თამარ გვერდწითელი
Tamar Gverdtsiteli
მრავალჟამიერ

*****


ჯგუფი ბანი
jgufi bani
აჭარული
 Acharuli

***
სამშობლოს შეძახილი 
SAMSHOBLOS SHEDZAXILI
ჯგუფი იბერია (დებიუტი)
JGUFI IBERIA

https://www.youtube.com/watch?v=6ej011291N4

***
Gigi Gegelashvili
გიგი გეგელაშვილი
ჰერიო ბიჭებო

****
ინგა ბერაძე
Inga Beradze
მინდა 
Je veux 

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ქართული ხმები
Voix Géorgiennes
ჰერიო ბიჭებო

https://www.youtube.com/watch?v=VZwjH9TydQ8

***
Irakli Charkviani
ირაკლი ჩარკვიანი
დრო
dro
Le Temps

https://www.youtube.com/watch?v=NpGOWYa3q68

***
Dato Kenchiashvili
დათო კენჭიაშვილი 
მიყვარხარ
Miyvarxar
Je t’aime

**
თამარ გვერდწითელი
Tamar Gverdtsiteli
საქართველო
Géorgie


*****




თამარ გვერდწითელი
Tamar Gverdtsiteli
სიყვარული დაფრინავს

****

ჯანსუღ კახიძე
Jansug Kakhidze
შენ დაგეძებ დილაა თუ ბინდია

****

ბანი
BANI
მალიქა
MALIKA
ემიგრანტების დაჟინებული თხოვნით

****

ჯანსუღ კახიძე
Jansug Kakhidze
ოღონდ შენთან მამყოფინა

****

Nino Katamadze & Insight
ნინო ქათამაძე
სილამაზის
Silamazis
Beauté

****

ნიაზ დიასამიძე 33ა
Niaz Diasamidze & 33a
დრომალე 

****

Giya Kancheli
სად მიდიხარ

***




ჯანსუღ კახიძე 
ოღონდ შენთან მამყოფინა
Jansug Kakhidze
Seulement toi

**
Ana Malazonia
ანა მალაზონია
Magnolia
მაგნოლია  

https://www.youtube.com/watch?v=IBgl8pMH6T8

 ****
გოგიტა გოგიძე
GOGITA GOGIDZE
არ წახვიდე
Ar Thachvada
ça ne va pas

***
CHANT TRADITIONNEL
ნინო გუგეშაშვილის
Nino Gugeshashvili
ღაღანა და არეთა
ghaghana da areta

***

მერაბ სეფაშვილი
Merab Sefashvili
ბიჭი გოგო

***

დათო გომართელი
Davit Gomarteli
გატეხილი გული
Cœur brisé

***
ნატო გელაშვილი
Nato Gelashvili
ალუბლები

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CHANT TRADITIONNEL
თუ ასე ტურფა იყავი
ჰამლეტ გონაშვილი

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Géorgie
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LES PLUS BELLES CHANSONS DE GEORGIE
CHANSONS GEORGIENNES

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Scènes de la vie Géorgienne
CHANTS ET MUSIQUES
EN 1863

Cette bataille sauvage, ces luttes étranges durent environ deux heures, et se terminent au signal du chef de la fête, élu parmi le peuple géorgien. A sa voix, la scène change soudain. La foule se forme par groupes inégaux dans la plaine ardente, les plus riches sous des tentes, les autres sous de larges ombrelles en toile écrue ; hommes et femmes s’accroupissent autour de petites tables basses, et le festin commence. La musique orientale, bruyante, folle, éveille les échos de la Montagne-Rouge. Les femmes, vêtues de leurs plus éclatans costumes, pieds nus ou chaussés de babouches à hauts talons, se dépouillent de leurs tchadras, et leurs voiles écartés laissent voir des visages frais comme ces roses qu’aimait le poète Hafiz. Égayée par la variété des costumes étincelans, la plaine ressemble de loin à un vaste champ de blé mouvant tout étoile de marguerites, de bluets et de coquelicots. Les jeunes filles dansent au son de la zourna (fifre) et de la dahira (tambourin), et les mélodies populaires du Caucase se croisent dans l’air, pareilles aux fusées d’un feu d’artifice. La danse et les chansons alternent. Les azarpèches, les koulas (vases à boire), les cornes de buffle circulent à la ronde, et les outres se vident au milieu des cris, des quolibets lancés d’un groupe à l’autre. Les moins bruyans se racontent des légendes du pays, jouent aux cartes ou au loto; les plus graves, comme des fakirs indiens, fument en silence et agitent machinalement entre leurs doigts des chapelets d’ambre ou d’anthracite. Si quelque chanteur en renom assiste à la fête, on se presse autour de lui, et il chante à pleine voix une de ces romances de guerre ou d’amour qui expriment si fidèlement la fière mélancolie propre au caractère géorgien, celle-ci par exemple :

« Toutes les fois que la nuit, sous mon bourka (manteau), je dors sans me réveiller jusqu’à l’étoile matinale,

« Trois visions du paradis descendent vers moi, et je vois dans mon rêve trois merveilleuses beautés.

« Les yeux de la première beauté brillent d’un éclat qui fait pâlir les étoiles de la nuit.

«Quand la deuxième lève ses cils, son regard a la pénétration des yeux du serpent.

« Jamais la nuit, dans les montagnes, n’est aussi sombre que chez la troisième le noir profond de ses yeux.

«Et quand à l’aurore mon sommeil s’envole, sans me lever encore, je regarde dans le vide du firmament.

« Je regarde sans cesse, et je rêve en silence : si j’avais de l’argent, de l’argent, je construirais une maison;

«Je l’entourerais de hautes murailles, et je m’y enfermerais avec mes visions.

«Du matin au matin, je leur chanterais des chansons ; de l’aurore à l’aurore, mes regards plongeraient dans leurs yeux. »

….

Héraklé, scènes de la vie géorgienne
Henri Cantel
Revue des Deux Mondes
Tome 46
1863

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LES PLUS BELLES CHANSONS DE GEORGIE
CHANSONS GEORGIENNES

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LA POESIE DE CATULLE



CATULLE
CATULLUS
84 avant J.-C. – 54 avant J.-C.

Traduction Jacky Lavauzelle

 

**

 Les Poèmes
de Catulle

Erato la Muse de la Poésie Lyrique
Simon Vouet

*

La Poésie de Catulle
*

I
A Cornelius Nepos
Ad Cornelium Nepotem

Cui dono lepidum novum libellum
A qui dédier ce nouveau livre charmant
 Arida modo pumice expolitum?
Que l’aride pierre ponce a lissé ?

*
II
Ad Passerem Lesbiae
Au Passereau de Lesbie

Passer, deliciae meae puellae,
Passereau, délice de ma  jeune amante,
  
Quicum ludere, quem in sinu tenere,
Avec qui elle joue et qu’elle tient sur son sein,








*
III
Luctus in morte passeris
La mort du passereau

Lugete, O Veneres Cupidinesque,
Pleurez, O Amours
 et quantum est hominum venustiorum:
et vous aussi hommes vénérables :








*
IV
Dedicatio Phaseli
Dédicace d’un Vaisseau

Phaselus ille, quem videtis, hospites,
Ce bateau, que vous voyez, à ce que l’on dit,
Ait fuisse navium celerrimus,
Etait le plus rapide des navires

*
V
Ad Lesbiam
A Lesbie

Vivamus mea Lesbia, atque amemus,
Vivons, ma Lesbie, et aimons-nous,
 
Rumoresque senum severiorum
Les rumeurs de la sévère sénilité








*
VI
Ad Flavium
A Flavius

Flavi, delicias tuas Catullo,
Flavius, à ton cher Catulle,
Ni sint illepidae atque inelegantes,
Sauf si ce sont des choses laides et inélégantes




*
VII
Ad Lesbiam
A Lesbie

Quaeris, quot mihi basiationes
Si tu me demandes combien de baisers
  Tuae, Lesbia, sint satis superque.
De ta part, Lesbie, sont satisfaisants et sont assez.

Cyrene_and_Cattle_-_Edward_Calvert

*

VIII
Ad Se Ipsum
Catulle à lui-même

Catullus Building desinas ineptire,
Pauvre Catulle, cesse d’être stupide,
Perditum ducas quod inane pereundum.
Ce qui est perdu est mort à jamais .




*

IX
Verani, omnibus e meis amicis
A VERANIUS

Verani, omnibus e meis amicis
Veranius , le premier de tous mes amis,
antistans mihi milibus trecentis,
Le plus cher de tous,

*

X
Varus me meus ad suos amores
LA MAÎTRESSE DE VARUS

Varus me meus ad suos amores
Varus m’entraîne vers l’objet de sa flamme
 visum duxerat e foro otiosum,
M’ayant trouvé au milieu du forum ;

*

*****************







*

XI
Ad Furium et Aurelium
À FURIUS ET AURELIUS

Furi et Aureli comites Catulli,
Furius et Aurélius, compagnons de Catulle
sive in extremos penetrabit Indos,
Pénétrant les lointaines Indes,

*

*

XII
ASINUS
CONTRE ASINUS

Marrucine Asini, manu sinistra
Asinus, toi le Marrucin*, à la main gauche
non belle uteris: in ioco atque vino
Si preste, frétillant gaiement sous les effets du vin

*

XIII
Ad Fabullum
A FABULLUS

Cenabis bene, mi Fabulle, apud me
Comme tu dîneras bien chez moi, mon cher Fabullus,
paucis, si tibi di favent, diebus,
Bientôt, si les dieux te sont favorables,

*

XIV
ad Calvum poetam
AU POETE LICINIUS CALVUS

Ni te plus oculis meis amarem,
Si plus que mes yeux je ne t’aimais,
 iucundissime Calve, munere isto
Charmant Calvus, de ce cadeau




*

XV
Ad Aurelium
A AURELIUS

Commendo tibi me ac meos amores,
Je te confie mes amours en Juventius,
 Aureli. veniam peto pudentem,
Aurélius. Je te demande seulement une faveur ;

*

XVI
Ad Aurelium et Furium
A AURELIUS ET FURIUS

Pedicabo ego vos et irrumabo,
Allez-vous faire foutre et bien d’autres choses encore
Aureli pathice et cinaede Furi,
Mauviette d’Aurèlius et Furius la lopette,

*

XVII
AD COLONIAM
A COLONIA

O Colonia, quae cupis ponte ludere longo,
O ville de Colonia, tu souhaites un pont majestueux
 et salire paratum habes, sed vereris inepta




Pour d’excessives fééries, car tu as peur que le tien,

*

XXI
AD AURELIUM
A AURELIUS

Aureli, pater esuritionum,
Aurélius, père des disettes,
non harum modo, sed quot aut fuerunt
Celles d’aujourd’hui comme celles d’hier

*

XXII
AD VARUM
A VARUS

Suffenus iste, Vare, quem probe nosti,
Ce Suffénius, Varus, que tu connais bien,
homo est venustus et dicax et urbanus,
Est un homme charmant, délicat et sociable,

*

XXIII
AD FURIUM
À FURIUS

Furi cui neque servus est neque arca
Furius, toi qui n’as ni serviteur ni argent
nec cimex neque araneus neque ignis,
Pas une seule punaise,  pas une pauvre araignée, pas un misérable feu,




XXIV
AD JUVENTIUM PUERUM
AU PETIT JUVENTIUS

qui flosculus es Iuventiorum,
O, petite fleur des Juventius,
non horum modo, sed quot aut fuerunt
non seulement des anciens, d’aujourd’hui

**

XXV
Ad Thallum
À THALLUS

Cinaede Thalle, mollior cuniculi capillo
 Sybarite Tellus, plus mou que la poil du lapin
vel anseris medullula vel imula oricilla
 Plus flottant que le duvet de l’oie, que le lobe de l’oreille

**

XXVI
Ad Furium
À Furius

Furi villula vestra non ad Austri
Furius, votre maison de campagne ne souffre ni de l’Auster du midi
 flatus opposita est neque ad Favoni
 ni du zéphyr d’occident,




**

XXVII
Ad pincernam suum  
À son servant

Minister vetuli puer Falerni
 Esclave, toi qui nous donne du vin de Falerne,
inger mi calices amariores,
 Donne-nous un vin avec plus sévère,

**

XXVIII
Ad Veranium et Fabullum
À Veranius et Fabullus

Pisonis comites, cohors inanis,
Compagnons de Pison, dont sa cour reste vide
 
aptis sarcinulis et expeditis,
d’argent et dépourvue de malles,

**

XXIX
 In Caesarem
Contre César

Quis hoc potest videre, quis potest pati,
Quel homme peut voir et peut accepter
Nisi impudicus et vorax et aleo,
Sinon un impudique, un vorace et un voleur,

**

XXX
Ad Alphenum
A ALPHENUS

Alfene immemor atque unanimis false sodalibus,
Amnésique Alfénus Varus envers tes compagnons,
iam te nil miseret, dure, tui dulcis amiculi?
Es-tu déjà aussi sans pitié, implacable, pour ton ami si tendre ?

**

XXXI
Ad Sirmium insulam
À LA PRESQU’ÎLE DE SIRMIONE

Paene insularum, Sirmio, insularumque
Joyau de toutes les presqu’îles et de toutes les îles, ô Sirmione
ocelle, quascumque in liquentibus stagnis
bénie par Neptune, seigneur des eaux stagnantes

**

XXXII
Ad Ipsicillam
À IPSITHILLA

Amabo, mea dulcis Ipsitilla,
 Je t’en prie, ma douce Ipsithilla,
 meae deliciae, mei lepores,
ma joie et le délice de mon existence,

**

XXIII
Ad Vibennios
CONTRE LES VIBENNIUS

o Furum optime balneariorum
Ô grands voleurs des bains publics,
Vibenni pater et cinaede fili
Vibennius père et fils débauché,

**

XXXIV
Carmen Dianae
À DIANE

Dianae sumus in fide
Nous qui sommes à Diane dévoués,
 puellae et pueri integri:
jeunes filles et chastes garçons :

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XXXV
ad Caecilium iubet libello loqui
INVITATION À CECILIUS

Poetae tenero, meo sodali,
Au délicat poète, à mon ami,
velim Caecilio, papyre, dicas
A Cécilius, je voudrais, papyrus, que tu lui dises

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XXXVI
IN ANNALES VOLUSII
CONTRE LES ANNALES DE VOLUSIUS

Annales Volusi, cacata carta,
Annales de Volusius, papiers juste bons à torcher,
Votum soluite pro mea puella.
Vous devez réaliser le vœu de mon aimée.

**

XXXVII
AD CONTUBERNALES
À UNE TAVERNE PAILLARDE

Salax taberna vosque contubernales,
Vous les gaillards habitués de la paillarde taverne,
A pilleatis nona fratribus pila,
Au neuvième pilier après le temple de Castor et Pollux,

**

XXXVIII
AD CORNIFICIUM
À CORNIFICIUS

Malest, Cornifici, tuo Catullo
Le malheur frappe, Cornificius,  ton ami Catulle,
Malest, me hercule, et laboriose,
Le malheur, par Hercule, et la douleur

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XLI
IN AMICAM FORMIANI
CONTRE AMÉANA
MAÎTRESSE DE MAMURRA

Ameana puella defututa
Améana, flétrie par le stupre et la débauche,
Tota milia me decem poposcit,
M’a demandé dix mille sesterces,

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XLVI
AD ADVENTU VERIS
L’ARRIVÉE DU PRINTEMPS

Jam ver egelidos refert tepores,
Déjà, le printemps apporte les premières chaleurs
Jam caeli furor aequinoctialis
Déjà, les fureurs des vents de l’équinoxe sont apaisées

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XLVII
AD PORCIUM ET SOCRATIONEM
À PORCIUS ET SOCRATION

Porci et Socration, duae sinistrae
Porcius et Socration, les deux mains gauches
Pisonis, scabies famesque mundi,
De Pison, à la fois gale et famine du monde,

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XLVIII
AD JUVENTIUM
 À JUVENTIUS

Mellitos oculos tuos, Juventi,
Tes doux yeux mielleux, Juventius,
Si quis me sinat usque basiare,
Si je pouvais les embrasser

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XLIX
AD M. T. CICERONEM
À CICÉRON

Disertissime Romuli nepotum,
Toi le plus éloquent des fils de Romulus,
Quot sunt quotque fuere, Marce Tulli,
D’aujourd’hui et d’hier, Marcus Tullius,

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LVI
AD CATONEM
À CATON

O rem ridiculam, Cato, et jocosam,
Ô qu’elle est étrange, Caton, et rigolote,
 Dignamque auribus et tuo cachinno.
Digne de tes oreilles et de ta bonne humeur.

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XCVIII
AD VETTIUM ou AD VICTIUM
À VECTIUS

In te, si in quemquam, dici pote, putide Vetti,
Il est en ce monde un adage, infâme Vectius,
Id quod verbosis dicitur et fatuis :
                   Que l’on réserve quand on parle des personnes stupides :

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LA LANGUE DE CATULLE
À propos d’une traduction de Catulle
1882

On a voulu faire de Catulle, sans arguments bien solides, un poète aristocratique, un poète du grand monde, comme de sa Lesbie, sur des inductions plutôt que sur des preuves, ce que Brantôme appelait « une grande et honnête dame. » Je persiste à ne pas croire, pour ma part, que Lesbie fût la célèbre Clodia, mais je crois que bon nombre des fréquentations de Catulle furent parmi la bohème littéraire de Rome. Au surplus, la conciliation n’est pas si difficile. Ce que nous savons, en effet, c’est que, lorsque l’adolescent de Vérone arriva de sa province dans la capitale, il y subsistait, sous le raffinement de quelques habitudes, sous l’étalage du luxe et sous l’apparence de la civilisation, un grand fonds d’antique brutalité romaine. Si nous en pouvions douter, nous rapprendrions au moins de certaines épigrammes de Catulle lui-même, plus grossières que mordantes, et dont l’outrageuse crudité passe tout. C’est bien fait à M. Rostand de nous les avoir traduites. On ne peut pas juger d’un poète en commençant par faire exception de toute une partie de son œuvre, qui peut-être est celle que les contemporains en ont presque le plus goûtée. Là où Catulle est bon, il va jusqu’à l’exquis, et c’est bien de lui que l’on peut dire aussi justement que de personne qu’il est alors le mets des délicats ; mais là où il est grossier, il l’est sans mesure, et c’est bien encore de lui que l’on peut dire qu’il est le charme de la canaille. Or, à Rome, en ce temps-là, dans le sens littéraire de l’un et l’autre mot, la canaille et les délicats, c’était presque tout un. On ne distinguait pas encore, selon le mot d’Horace, la plaisanterie spirituelle de l’insolente rusticité. La curiosité de l’intelligence, vivement éveillée, capable de goûter les finesses de l’alexandrinisme, était en avance, pour ainsi dire, sur la rudesse des mœurs et la vulgarité des habitudes mondaines. Quand on grattait ces soupeurs qui savaient apprécier les jolies bagatelles du poète, on retrouvait le paysan du Latium, qui s’égayait, au moment du vin, à faire le mouchoir. La raillerie, comme à la campagne, s’attaquait surtout aux défauts ou disgrâces physiques. Je sais bien que, jusque dans Horace, la grossièreté du vieux temps continuera de s’étaler, mais ce ne sera plus de la même manière naïvement impudente. Au temps de Catulle, la délicatesse n’avait pas encore passé de l’esprit dans les manières. Quand il s’élevait seulement un nuage sur les amours du poète et de sa Lesbie, le docte traducteur de Callimaque s’échappait en injures de corps de garde. Cette société très corrompue ne s’était pas encore assimilé la civilisation grecque. Elle s’essayait à la politesse, elle n’y touchait pas encore. Et sous son élégance toute superficielle, elle manquait étrangement de goût. — Il me paraît que, si l’on examinée quel moment de notre histoire la plupart de ces traits conviennent, on trouvera que c’est au XVIe siècle, dans le temps précis que le contact des mœurs italiennes opérait sur la cour des Valois le même effet qu’à Rome, sur les contemporains de César, le contact des mœurs de la Grèce.

Il est plus délicat de parler de la langue de Catulle. Si cependant nous y croyons discerner de l’archaïsme, nous pourrons bien nous tromper sur le choix des exemples ; nous ne nous tromperons pas au moins sur le caractère général du style, puisque nous en avons pour garant le témoignage d’Horace, en ses Satires. Et, tout de même encore, si nous nous permettons d’y signaler du néologisme, il n’importera guère que nous nous méprenions sur un point particulier ; nous ne nous méprendrons pas au moins sur le fait, puisque Catulle appartenait à l’école de ces νεὠτεροι, dont Cicéron se moque en plusieurs endroits de sa Correspondance. On reconnaît, à ce conflit de l’archaïsme et du néologisme, une langue incertaine encore de la direction qu’elle prendra. C’est ainsi qu’il y a dans notre Ronsard quelque résidu de la langue de Marot et de Villon, mais quelque promesse aussi de la langue de Malherbe et de Corneille. Tel madrigal de Catulle est tout à fait dans le grand goût de Tibulle et d’Horace, et telle de ses épigrammes dans le goût trop salé de Lucilius et de Plaute. Les éléments du grand style sont déjà comme en présence les uns des autres, et l’art de les juxtaposer, ou de les souder même, est déjà connu, mais ils ne sont pas encore fondus ensemble, l’alliage est imparfait, la substance du métal n’est pas encore et partout homogène. Un autre trait concorde à celui-ci. Les critiques signalent dans les vers de Catulle un nombre assez considérable de termes populaires qui, dans l’âge suivant, ont disparu du bon usage. Mais, d’autre part, ils y notent unanimement de la mignardise et de l’afféterie, par exemple dans un fâcheux abus qu’il se permet des diminutifs. C’est une preuve que, dans la langue de son temps, la séparation n’est pas encore faite entre l’idiome vulgaire et l’idiome littéraire. On sent le prix de la simplicité, d’une part et, faute d’y pouvoir toujours atteindre, on y supplée par la grossièreté. Mais, d’autre part, on sent le prix aussi de la distinction, et, faute d’y pouvoir atteindre, on y supplée par la recherche. C’est ainsi que, des hauteurs où la Pléiade, pindarisant et pétrarquisant, guindait son orgueilleuse prétention, nous la voyons quelquefois qui retombe de toute sa hauteur, à la grossièreté de l’ancien fabliau. Il est également demeuré dans Catulle quelque chose du parler des portefaix de Rome, tandis que, d’autre part, il dérobait à l’école d’Alexandrie ses plus subtils raffinements. Et ainsi, ce que nous pouvons juger de sa langue s’accorde avec ce que nous savons de son temps, pour nous faire voir en lui le représentant d’un art intermédiaire entre l’art qui vient de finir et celui qui n’est pas encore né : telle fut exactement, comme on sait, la situation de nos poètes du XVIe siècle.

Ferdinand Brunetière
 (1849 – 1906)
Revue littéraire – À propos d’une traduction de Catulle
Revue des Deux Mondes
Troisième période
Tome 54 1882

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NiKolaus Lenau et Sophie von Löwenthal – Le martyre d’un poète – par Adolphe BOSSERT 1907

LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

 NIKOLAUS LENAU
&
SOPHIE VON LÖWENTHAL

 

NIKOLAUS LENAU
Poète Autrichien
Österreichische Dichter
1802-1850

&
SOPHIE von LÖWENTHAL
1810-1889 

 

 

die Gedichte
Les Poèmes


Le martyre d’un poète
Nicolas Lenau et Sophie Lœwenthal
Adolphe Bossert
(1832 – )
1907

En arrière plan
Jean-Auguste-Dominique Ingres
Roger délivrant Angélique
1819
Musée du Louvre Paris

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Le martyre d’un poète
Nicolas Lenau & Sophie Lœwenthal
Nikolaus Lenau & Sophie von Löwenthal

 

LE GENIE LYRIQUE DE LENAU
Il semble que la partie autrichienne de la littérature allemande ait surtout attiré l’attention de la critique française : car la littérature allemande a encore ses provinces, et le même esprit ne règne pas en Prusse et en Autriche, en Souabe et sur les bords du Rhin. L’Autriche a donné à l’Allemagne, au siècle dernier, deux grands poètes, le poète dramatique Grillparzer et le poète lyrique Lenau. M. Ehrhard a écrit sur Grillparzer un beau livre, qui a été traduit en allemand. Lenau a été l’objet de deux thèses de doctorat, celles de M. Roustan et de M. Reynaud, l’une plus biographique, l’autre plus philosophique, l’une et l’autre très étudiées et très approfondies en leur genre. Précédemment déjà, M. André Theuriet avait analysé, avec sa pénétration habituelle, le génie lyrique de Lenau ; il avait même accompagné son étude d’élégantes traductions en prose et en vers.
LE PRELUDE DE SA FOLIE
Aussi n’est-ce point sur les caractères de la poésie de Lenau que nous avons l’intention de revenir ; nous voudrions nous arrêter seulement sur un des derniers épisodes de sa vie, ses relations avec Sophie Lœwenthal, qui furent sinon la cause, ou l’une des causes, du moins le prélude de sa folie.

TOUTE SA PASSION ET TOUTE SON AMERTUME
Une partie des Lettres à Sophie avait déjà été insérée dans la copieuse et un peu confuse biographie de Lenau, faite par son beau-frère Antoine Schurz, et publiée en 1858. Plus tard, en 1891, le poète médecin Frankl retira des papiers de Sophie une série de billets que Lenau adressait à son amie après une visite ou une promenade, ou le matin au réveil, ou la nuit aux heures d’insomnie, ou encore en voyage, des billets qu’il lui remettait selon l’occasion, et auxquels elle répondait. C’est une sorte de conversation à distance, à laquelle il ne manque que les réponses, un journal intime dans lequel le poète déverse, avec une entière sincérité, toute sa passion et toute son amertume. Mais les deux publications, même celle de Frankl, offraient des lacunes.
VOIR CE QUI SE PASSAIT DANS L’ÂME DU PAUVRE POETE
Le professeur Edouard Gastle nous donne aujourd’hui un texte complet des confidences de Lenau ; il y joint des extraits d’un journal que Sophie rédigea pendant deux années de sa jeunesse. Enfin nous avons l’unique ouvrage de Sophie Lœwenthal, son roman qui jusqu’ici était resté inédit, et qui donne la mesure de son goût littéraire. Nous savons donc, sur son esprit et son caractère, et sur ses relations avec Lenau, tout ce que nous saurons jamais ; mais ce que nous savons suffit pour nous faire voir ce qui se passait dans l’âme du pauvre poète pendant ces années de martyre où sombra son intelligence.

I

LE DEMON DE L’INCONSTANCE
Au mois d’octobre 1833, Lenau revenait à Vienne, où il avait fait une partie de ses études. Jusque-là, selon sa propre expression, c’était « le démon de l’inconstance » qui avait déterminé sa carrière. Né à Csatad, en terre hongroise, mais de parens allemands, il avait vécu tour à tour à Pesth, à Tokay, à Vienne, à Presbourg, selon les besoins de sa famille, qui était pauvre ; et il s’était occupé successivement de philosophie, de droit, de médecine, même d’agronomie, sans fixer son esprit sur aucune étude spéciale. Puis il s’était affilié à la petite école poétique de Souabe, dont le siège principal était à Stuttgart ; il avait trouvé là une revue, le Morgenblatt, et un éditeur, Cotta. Après un voyage en Amérique, où il avait laissé ses dernières illusions et même une partie de sa fortune, il s’était encore, une fois arrêté à Stuttgart, où l’attachaient désormais de vives admirations et de chaudes amitiés. Enfin, toujours poussé par le même démon, il revenait à Vienne, son autre patrie littéraire, précédé cette fois d’une réputation qui s’étendait peu à peu à toutes les régions de l’Allemagne.

UN AIR DE NOBLESSE
Lenau avait trente et un ans. Il venait de publier son premier volume de poésies chez Cotta. Il s’occupait de la composition de Faust ; il entrait dans sa période de maturité féconde. Frankl, un des hommes qui l’ont le mieux connu, trace de lui le portrait suivant : « Lenau était petit et trapu ; il avait la démarche lente, presque paresseuse, et la tête penchée en avant, comme s’il eût cherché quelque chose par terre. Tous ses traits avaient un air de noblesse. Le front était pâle, large et haut, encadré de cheveux bruns, peu abondants, collés aux tempes. Dans les moments d’émotion, on pouvait voir une veine irritée courir de haut en bas sur ce front… Ses grands yeux bruns, sous l’empire de la passion, brillaient d’un feu sombre, puis, soudain apaisés, s’arrêtaient mollement sur celui avec lequel il s’entretenait de questions sérieuses concernant l’art et la vie. La bouche, largement fendue, plutôt sensuelle que noble, était ombragée d’une moustache ; il fallait que le menton fût toujours « lisse comme du velours. »
DES BOUFFEES DE FUMEE S’ECHAPPAIENT DE SES LEVRES
Le nez, qui tombait droit sur la bouche, était d’un beau dessin. Le vêtement était toujours simple et correct. Lenau n’éprouvait pas le besoin de parler, comme c’est souvent le cas chez les gens d’esprit capables de donner à leurs idées un tour artistique. Mais lorsqu’il était entraîné par un sujet qui le passionnait, il pouvait parler longuement, non sans énoncer de grandes pensées. La voix était alors lente et claire, les images frappantes, le tour original et incisif. Il aimait à faire des poses, quand il développait une idée, et des bouffées de fumée s’échappaient de ses lèvres, avant qu’il reprît son discours. Alors il accompagnait ses paroles d’un singulier mouvement des sourcils, qui se relevaient et se contractaient, et il roulait des yeux, comme s’il voulait, par cette mimique, souligner l’importance de ce qu’il disait… Il parlait un pur allemand, sans accent hongrois ni dialecte autrichien. » Ce portrait, tracé d’une main bienveillante et d’une main de poète, s’embellirait singulièrement si l’on interrogeait les femmes qui avaient connu Lenau à Stuttgart. « Le cœur me battait, dit l’une d’elles, comme dans l’attente des joies de la veille de Noël, lorsque j’entrai dans le salon où devait paraître Lenau. La maîtresse de maison me mena au-devant de lui, et je levai timidement les yeux sur cette belle tête, sur ce visage expressif… » Elle parle ensuite de « ce front noble, presque royal, » que sillonnent les rides de la pensée et de la passion, de ces yeux « dont elle a senti le regard jusqu’au fond de l’âme, » de ce qu’il y a dans tout l’être à la fois de doux et de puissant. Schwab assurait, au dire de sa femme, que ses poésies lui plaisaient mieux quand elles étaient récitées par Lenau. Justinus Kerner et Karl Mayer le consultaient et lui soumettaient leurs œuvres. Seul Uhland, l’écrivain le plus distingué de l’école, esprit ferme, lucide et pondéré, se tenait un peu à l’écart ; tout en reconnaissant le génie de Lenau, il était choqué de ses airs fantasques et des soubresauts de son humeur capricieuse.

LA MAISON HARTMANN-REINBECK
Le rendez-vous ordinaire du monde littéraire était la maison Hartmann-Reinbeck. Le conseiller Hartmann était un personnage considérable dans la ville ; il joignait la distinction de l’homme de cour à la bonhomie proverbiale du Souabe, il garda jusqu’à l’extrême vieillesse la lucidité de son esprit et l’affabilité de ses manières. Il avait reçu la visite de Gœthe, de Jean-Paul, de Schelling, de Tieck. L’aînée de ses quatre filles, Emilie, avait épousé George de Reinbeck, un veuf qui avait près de trente ans de plus qu’elle. Reinbeck était originaire de Berlin ; il avait d’abord enseigné l’allemand et l’anglais à l’École supérieure et au Corps des pages de Saint-Pétersbourg, et, à son retour de Russie, il avait été nommé professeur au gymnase de Stuttgart ; il dirigeait le Morgenblatt avec Haug. Ce qu’on remarquait le plus en lui, c’était la correction inaltérable de sa tenue, qui le rendait presque ridicule. Il avait de grandes ambitions littéraires, et il a rempli des volumes avec ses drames, ses nouvelles, ses récits de voyage, qu’on ne lisait déjà pas beaucoup de son temps, et qu’on ne lit plus aujourd’hui. Sa femme, en qui revivait la simplicité paternelle, lui était supérieure, quoiqu’elle n’ait jamais écrit que des lettres. « Tous ces gens, écrivait Lenau à son beau-frère Sohurz, vivent ensemble dans une même maison, qu’ils ont bâtie pour eux. et l’on ne saurait imaginer quelque chose de plus aimable >et de plus intime que cette vie commune. »

EMILIE DE REINBECK
Emilie de Reinbeck était la plus sage de toutes ces femmes qui s’empressaient autour du poète que l’on savait tourmenté d’inquiétudes chimériques et de maux réels. Elle était aussi la plus cultivée ; elle avait du talent pour la peinture ; elle partageait les promenades de Lenau, et souvent ils considéraient ensemble le même paysage, que chacun reproduisait à sa manière, l’un avec la plume, l’autre avec le pinceau. Emilie n’avait pas d’enfants ; elle avait huit ans de plus que Lenau, et elle lui voua une amitié qu’elle compare elle-même à l’amour d’une mère. « Tu sais, écrit-elle à Emma Niendorf, que c’est devenu un besoin pour mon pauvre cœur de consacrer à notre ami tout l’amour et toute la sollicitude que j’aurais voués à un enfant, si le ciel ne m’avait refusé ce bonheur. » Et ailleurs : « Dieu sait que sa santé physique et morale me tient à cœur, à tel point que je la lui assurerais volontiers par le sacrifice de ma vie. » Elle disait vrai. Ce sera Emilie de Reinbeck qui, plus tard, au détriment de sa propre santé et même au péril de sa vie, gardera le poète malade dans sa maison, jusqu’au jour où ses soins seront devenus impuissants.

II

UN HÔTE ASSIDU DU CAFE D’ARGENT
Lenau, pendant les séjours plus ou moins longs qu’il faisait à Vienne, ne pouvait manquer d’être un hôte assidu du Café d’Argent, où se rencontrait tout ce qui avait un nom dans les lettres et dans les arts. Là, dit Frankl, se faisaient et se défaisaient les réputations ; les débutants se mettaient sous l’œil des maîtres ; les œuvres manuscrites recevaient leur passeport pour l’imprimeur. On causait poésie, peinture et musique ; on se plaignait de la censure ; on parlait même politique à voix basse. Deux salles étaient réservées aux habitués ; ils trouvèrent un jour l’installation mesquine et voulurent se transporter ailleurs ; le garçon leur fit observer qu’ils ne pouvaient quitter un lieu où ils avaient journellement la perspective d’une couronne de lauriers : cette enseigne décorait, en effet, une boutique en face.
L’IRRESISTIBLE SOPHIE
Aux écrivains de profession se mêlaient des dilettantes, de grands seigneurs qui s’autorisaient de leur commerce avec les poètes pour faire eux-mêmes de la prose médiocre ou de mauvais vers, des fonctionnaires qui, selon l’expression de Platen, passaient leur matinée dans une chancellerie et le soir allaient faire un tour sur l’Hélicon. C’est probablement au Café d’Argent que Lenau se lia d’amitié avec Max Lœwenthal, qui l’introduisit auprès de sa femme, « l’irrésistible » Sophie.

FRANCOIS-JOACHIM KEYLE, LE PERE DE SOPHIE
Le père de Sophie, François-Joachim Kleyle, un Badois, après avoir terminé ses études juridiques à Vienne, s’était fait attacher à la maison de l’archiduc Charles, l’adversaire parfois heureux de Napoléon. Il était même entré si bien dans la confiance de l’archiduc, que celui-ci lui faisait écrire ses Souvenirs militaires sous sa dictée. Il fut nommé et enfin élevé à la dignité héréditaire de chevalier. Sans avoir une fortune considérable, il tenait son rang dans l’aristocratie viennoise, toujours friande de fêtes et de divertissemens. Il eut trois fils et cinq filles. On dit qu’il réunissait plusieurs fois par semaine ses filles pour leur faire des conférences sur l’histoire et les sciences naturelles. En même temps, la mère, personne toute pratique et très économe, les dressait aux soins du ménage. Sophie raconte dans son Journal que, dans un dîner, ce fut elle qui alla chercher le vin à la cave, prépara le café et se leva plusieurs fois de table pour assurer le service. En été, la famille se transportait à Penzing, aux environs de Vienne, où Kleyle avait une maison Lde campagne.

LA JEUNESSE DE SOPHIE
Dans le salon de sa mère, c’était Sophie qui attirait d’abord l’attention. Elle était plus gracieuse que belle. Elle avait la taille bien prise, des traits un peu lourds, des cheveux bruns qu’elle arrangeait en bandeaux, des yeux bleus, vifs et intelligens. Elle parlait bien le français, ce qui était l’ordinaire dans le grand monde viennois, et, ce qui était moins commun, elle écrivait bien l’allemand. Elle avait complété son instruction par des lectures ; elle avait du goût pour la poésie et la musique, et elle peignait des fleurs. Elle se mêlait volontiers aux conversations des hommes, et abordait alors les sujets les plus sérieux, sans affectation comme sans fausse honte. Elle aimait à recevoir des hommages, tout en sachant, avec une certaine grâce ironique, tenir les adorateurs à distance. Sensée avant tout, et même un peu raisonneuse, elle n’était pas incapable d’un mouvement de passion ou d’un élan d’enthousiasme, mais elle reprenait vite son empire sur elle-même. Elle eut, dans sa jeunesse, ce qu’on a appelé une passion, ce qui fut plutôt une amourette, à en juger par la manière dont elle en parle dans son Journal. Ce qu’on sait maintenant de ce court épisode de sa vie jette même un singulier jour sur son caractère.

LA LIAISON ENTRE SOPHIE ET LOUIS KOECHEL
Sophie avait quinze ans lorsqu’elle s’enflamma pour Louis Kœchel, précepteur des enfants du comte Grunne, qui était aide de camp de l’archiduc Charles. Kœchel était un homme instruit et un esprit original, botaniste distingué, en même temps que grand connaisseur en musique. Il avait donné à plusieurs reprises des marques d’attention à Sophie, et elle s’y était montrée sensible. Un jour, après une soirée passée au théâtre, elle écrit : « J’étais persuadée que Kœchel viendrait dans notre loge, et il vint en effet à la fin de la première pièce, une comédie insignifiante. Il était si gai, si aimable, qu’il m’en resta une impression agréable pour toute la soirée. A la sortie, comme nous regagnions notre voiture, il marcha à côté de moi et fut si animé que je lui demandai ce qui lui était arrivé d’heureux. « Que peut-il m’arriver de plus heureux, dit-il, que d’avoir passé une soirée en votre société ? » Ma mère m’appela : il s’inclina, avec une telle expression de joie sur sa figure, que je restai quelques instants à le regarder avant de pouvoir lui répondre. » Elle a cependant des doutes qui la tourmentent. Est-ce bien à elle, ou n’est-ce pas plutôt à sa sœur aînée que vont les préférences de Kœchel ? « Si j’étais seulement sûre qu’il m’aime, que je lui suis chère ! Il est vrai qu’il m’a quelquefois serré la main, qu’il m’a lancé des regards passionnés, mais il ne s’est jamais expliqué. O ciel ! donne-moi un signe qu’il m’aime, que je puis espérer ; sinon, fais-moi savoir le contraire, et je me détacherai coûte que coûte, j’entrerai en lutte avec mon cœur, et dans cette lutte je triompherai, je sens que j’en ai la force. »
« LA JOLIE MALIGNE » ET L’ORGUEIL FEMININ
Ce qu’elle craint le plus, c’est d’être méconnue, ou négligée, ou même quittée. Kœchel, dans une lettre intime qui est communiquée à Sophie, l’appelle un jour, d’un mot français, « la jolie maligne, » un mot qui pouvait être un compliment, et dans lequel elle voit une injure. « Me prend-il pour une poupée, écrit-elle, pour un jouet, l’amusement d’un instant ?… Malheur à la pauvre femme qui a pu s’attacher à un bonhomme de neige comme lui, qui a pu croire qu’un convive de pierre au festin de la vie pouvait éprouver un sentiment humain ! Ainsi moi aussi je me suis laissé prendre ? C’est délicieux ! Mais grâces soient rendues au Créateur, qui a donné à la plus faible de ses créatures une force pour se délivrer ! L’orgueil féminin, c’est l’aile qui me portera désormais. Les natures molles succombent, désespèrent, aiment éternellement et infiniment, et deviennent un objet de risée. Je veux être payée de retour, être aimée, ou du moins estimée. S’il ne peut m’aimer, il faudra qu’il m’estime. Oh ! comme cela bouillonne en moi ! Patience, ma fille, il faut dormir là-dessus, réfléchir, et prendre ensuite une résolution avec un esprit tranquille. » Elle prit le parti de s’ouvrir à sa mère, qui lui représenta que Kœchel était un parfait ami, mais « qu’elle était trop belle pour lui et qu’elle méritait mieux. »

LE PUR ET MAGNIFIQUE SPECTACLE DE LA NATURE
Dans ses moments d’anxiété, où elle doutait de son ami, où elle s’effarouchait dans son « orgueil féminin, » elle avait des accès de pessimisme, qui la disposaient déjà par avance à goûter la poésie de Lenau. « J’ai quinze ans, écrit-elle au mois de mai 1826. J’ai de bons et nobles parents, des frères et sœurs que j’aime et dont je suis aimée, et un ami qui m’est cher. Je mène une vie fort agréable ; mon temps est partagé entre le travail et le repos, entre les soins du ménage et le culte des arts. Dieu m’a donné un esprit capable de penser, un cœur sensible à ce qui est beau et bon. Je jouis sans trouble du pur et magnifique spectacle de la nature. Je respire l’air vivifiant de la campagne, et j’ai pour demeure la plus gentille cellule de l’univers. J’ai pour compagne une sœur qui est comme mon autre moi-même. Je n’ai aucun gros péché sur la conscience. Et pourtant je me sens souvent très malheureuse. D’où cela vient-il ? Je ne sais. Je pourrais rester des heures entières, le regard fixé devant moi, indifférente à tout ce qui se passe autour de moi, et pleurer. Alors j’aspire au tombeau, je me dis qu’il doit être doux de dormir sous la froide terre, et il me prend envie de descendre tout de suite dans ma chambrette obscure, loin de tout l’éclat qui brille sous le ciel. »

KOECHEL UN BONHOMME DE NEIGE SANS COEUR
Après la confidence que Sophie a faite à sa mère, les notes de son Journal deviennent plus rares. Kœchel se tient à distance. Il est probable que la conseillère lui a parlé ou lui a fait parler. Mais Sophie attribue sa réserve à l’indifférence, à la froideur. Ne l’a-t-elle pas déjà comparé à un bonhomme de neige ? « Kœchel est un homme excellent, cultivé, spirituel, mais il manque de cœur. Il peut être là toute une soirée sans s’approcher de moi, sans me parler. Je suis certainement, de toutes les personnes présentes, la dernière avec laquelle il se montre aimable. Quand nous sommes seuls, il est tout amour. Il suffit de la présence d’une tierce personne pour qu’il soit tout de glace. On dirait qu’il a honte de moi, qu’il craint de laisser voir aux gens ce qu’il est pour moi. Est-ce bien ? Cela peut-il me faire plaisir ? » Gela pourrait lui faire plaisir, si elle tenait uniquement à être aimée, comme elle ne cesse de le prétendre. Mais elle s’aveugle sur elle-même ; elle confond les besoins de son cœur avec les satisfactions de sa vanité. Si elle pouvait regarder au fond de son âme, elle verrait se dénouer insensiblement des liens qui lui pèsent par moments sans qu’elle s’en doute.

TOUT EST INUTILE
Elle recule cependant devant le pas décisif. « Se quitter est une triste chose. Je cherche dans tous les recoins de mon cœur mon esprit léger, ma philosophie : c’est en vain. Je dispute contre ma raison, qui m’abandonne honteusement : tout est inutile. J’ai éprouvé toute ma vie une horreur indicible, une crainte de mort devant ce mot : se séparer, se dire adieu. » La crainte de l’adieu définitif, alors même qu’intérieurement on s’est déjà quitté, devient chez elle un trait de caractère, et nous expliquera le long tourment qu’elle infligea plus tard à Lenau, et dont elle ne put s’empêcher de ressentir le contre-coup.

LE MARIAGE AVEC MAX VON LÖWENTHAL
Elle écrit enfin à Kœchel une lettre qu’elle-même qualifie de très dure : « Puisque vous me le demandez, et que moi-même je le trouve nécessaire, je vous répéterai mot pour mot, aussi bien que je pourrai, ce qu’a dit mon père. Si ces paroles vous chagrinent, comme je n’en doute nullement, si elles vous paraissent dures, peut-être même étranges, songez que je ne fais qu’écrire ce que le plus doux, le plus sage, le plus juste des pères a dit à sa fille qu’il aime, dans une heure du plus intime abandon. » Elle énumère ensuite les griefs de son père contre Kœchel et contre elle-même. Ils ont agi comme deux étourdis, mais Kœchel est le plus coupable. Qu’a-t-il à offrir à la femme qu’il épousera ? A-t-il jamais rien fait pour se créer une situation dans le monde ? Il est intelligent et capable ; il n’a donc pas à s’inquiéter pour lui-même. Mais quand on vit au jour le jour, quand on attend tout du hasard, on a tort d’attirer dans sa vie une autre personne et de « troubler la paix d’une famille honorable pour une amourette vulgaire. » Deux ans après, au mois de mai 1829, Sophie Kleyle épousa Max Lœwenthal. Elle allait, avoir dix-neuf ans, Max en avait trente. Elle le refusa d’abord, et finit par l’accepter sur les instances de ses parens ; elle n’avait point de dot. Max Lœwenthal devait faire bientôt une brillante carrière administrative ; il devint conseiller ministériel et directeur général des Postes et Télégraphes. Pour le moment, il rêvait la gloire poétique. Il avait fait jouer, dès 1822, sur le théâtre de Prague, une comédie imitée de l’anglais ; puis il avait publié, en plusieurs séries, ses impressions de voyage en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Suisse ; il avait écrit un drame, intitulé les Calédoniens, dans le goût d’Ossian ; enfin il recueillait ses poésies lyriques, éparses dans les revues, pour les faire paraître en volume. Plus tard, d’autres ouvrages, lyriques ou dramatiques, devaient encore sortir de sa plume. Lœwenthal était un de ces amateurs qui allaient, au Café d’Argent, respirer l’air des poètes ; au reste, un galant homme, très bien vu dans la société viennoise.
DONNER SON COEUR PARCE QU’AUCUN AUTRE N’EST LA
Pourquoi Sophie le refusa-t-elle d’abord ? On a pensé que c’était un dernier sacrifice qu’elle faisait au souvenir de Kœchel. Peut-être ne faut-il chercher la cause de son refus que dans certaines idées romanesques qu’elle s’était faites sur le mariage. Dans un cahier où elle prenait des extraits de ses lectures, quelquefois en les commentant et en les expliquant, on lit : « Le mariage, une situation faite pour la vie, qui ne changera jamais, au milieu des changements incessants de la nature humaine et des choses ; la nécessité de vivre dans le même lieu avec un autre ; l’obligation de mettre au monde des enfants… Les jeunes filles doivent avoir plus de répugnance pour le mariage que les hommes. » Et elle ajoute : « C’est précisément ce qu’il y a de lamentable, que des natures nobles soient obligées de donner leur cœur à des hommes médiocres, parce qu’aucun autre n’est là. »

En pareil cas, l’autre arrive toujours.

III

UNE DECHIRURE QUI S’ELARGIT SANS CESSE
Les premières impressions de Lenau, lorsqu’il fut introduit dans la famille Kleyle-Lœwenthal, ne furent pas de tout point favorables. Le 20 septembre 1834, il écrit à Emilie de Reinbeck : « Mercredi prochain, je suis invité à Penzing, où il me sera donné de voir en plein jour la fameuse Irrésistible. Naguère ce bonheur ne m’était échu qu’à la lumière douteuse du soir. Mme la conseillère, la mère de l’Irrésistible, est une femme d’humeur gaie. Le ton de toute la famille est celui de gens assez cultivés, mais, à ce qu’il me semble, portés de préférence vers la jouissance légère et mondaine. La femme de Lœwenthal me paraît en somme le membre le plus intéressant de cette très nombreuse maisonnée. Je crois que je me tiendrai bientôt à l’écart. » Deux jours après, il écrit à son beau-frère Schurz : « Mercredi j’ai dîné à Penzing chez Max. Lui et sa femme me sont très dévoués. Des gens excellents, distingués. Le dimanche d’après, j’ai fait avec eux une promenade à Nussdorf. Beau clair de lune ; navigation sur le Danube ; gai souper sur le balcon ; rentrée à minuit. Cela n’était pas mal. Mais, mon cher frère, l’hypocondrie pousse en moi des racines de plus en plus profondes. Rien n’y fait. Je sens en moi comme une déchirure qui s’élargit sans cesse. »

L’IRRESITIBILITE RESISTIBLE
Il continue cependant ses visites ; il ne parle plus de « se tenir à l’écart ; » il trouve même dans les soirées musicales de Penzing un apaisement pour son cœur inquiet : « J’ai passé quelques soirées agréables chez Lœwenthal et Kleyle, écrit-il à Emilie le 21 octobre. Un certain Mikschik a joué des morceaux de Beethoven avec une profondeur et une énergie rares. Je suis bien vu dans la maison, et les membres de cette nombreuse famille paraissent plus aimables à mesure qu’on les connaît davantage. Quant à l’irrésistibilité, il n’y a pas de danger. »

MON ESPRIT N’EST PAS CAPABLE DE TE FERMER LES YEUX SUR MON CORPS
Il parle trop de l’Irrésistible pour ne pas sentir déjà sur lui-même l’effet de sa puissance. Au mois de mai 1835, il s’établit à Hutteldorf, tout près de Penzing, pour terminer le Faust. Ses visites deviennent plus fréquentes, et il va sans dire que Sophie en est l’attrait principal. Enfin, après avoir passé l’hiver à Stuttgart, où le retenait l’impression de son poème, il revient en Autriche, et cette fois il demeure à Penzing même. Aux yeux de Sophie, il est surtout encore, à ce moment-là, un esprit supérieur, un maître en poésie, et même en musique et en peinture, car il lui a donné des leçons de guitare, et il lui a fait dans une lettre une dissertation en forme sur la peinture de fleurs. Elle consentirait bien à le voir toujours ainsi ; elle lui prêche la modération, le renoncement ; elle lui rappelle même la différence de leur âge, quoique Lenau fût plus jeune que Lœwenthal. « Mes traits vieillissants te gênent, dit-il dans un des premiers billets. Tu ne veux pas te l’avouer à toi-même, mais c’est ainsi. Tu y reviens à chaque occasion. Mon esprit n’est pas capable de te fermer les yeux sur mon corps.
LES PASSIONS ONT RONGE MA VIE
C’est actuellement, comme je te l’ai dit, mon dernier rayon de soleil. Après cela, mon cœur aura sonné le couvre-feu. Ce n’est pas délicat de ta part de me faire sentir constamment avec quelle générosité tu consens à oublier mon âge. Je suis plus vieux que mes années. Les passions ont rongé ma vie, et ma dernière passion plus que les autres. Ce n’est pas toi qui devrais m’en faire souvenir. Tu m’as fait rentrer en moi-même, et je ne sais si mon cœur osera jamais s’ouvrir à toi avec la même confiance. Je t’aimerai éternellement, mais j’enfermerai mon amour dans ma solitude automnale. »

Il faut croire que Sophie a changé d’attitude et qu’elle a pris à tâche de ménager la sensibilité ombrageuse du poète, car les billets suivants sont pleins d’un abandon sans réserve. Lenau, toujours poussé d’un lieu à un autre, est allé passer les mois chauds dans les Alpes autrichiennes. Il a commencé le Savonarole, sans que le travail avance beaucoup. La mélancolie, la compagne fidèle de sa vie, ne l’a pas quitté. « Voici bientôt venir l’heure de notre promenade habituelle. Pense à moi, quand tu arriveras près de notre banc. Je voudrais un jour avoir cette planche pour mon cercueil. O chère Sophie ! Il est sept heures, et l’obscurité se fait dans cette hutte alpestre. J’aurai ici de longues nuits. Que n’es-tu là ! Je suis très triste. » Et quelques jours après : « Je ne pourrai plus rester longtemps ici. Quoique le séjour soit aussi tranquille, aussi poétique que je puis le désirer, il vient une heure, vers le soir, où rien ne me satisfait plus, où je ne demande qu’à être auprès de toi. Quand je me promène dans ces belles régions montagneuses, et que je me perds dans leur aspect, ma pensée se reporte brusquement vers toi, et je me dis : « Que serait-ce de vivre ici avec toi ! »

UN PACTE POUR L’ETERNITE
Au mois d’août, il est de retour à Vienne. Va-t-il y trouver le bonheur ? Il y trouve bien Sophie, qui lui tend la main comme autrefois ; mais à côté de Sophie il y a Max, qui est son ami et qu’il ne veut pas trahir, et les parents, à qui sa conduite semble parfois étrange. Alors son imagination s’exalte. Plus il se sent à l’étroit dans la réalité, plus il s’élance d’un bond hardi dans le rêve. L’amour n’est-il donc fait que pour ce monde ? est-il même fait réellement pour ce monde ? « Tu as raison, écrit-il en janvier 1837, notre amour est un pacte pour l’éternité. Aussi longtemps que mon cœur ne sera pas desséché, ne sera pas mort, je t’aimerai ; et aussi longtemps que mon esprit ne sera pas éteint, je garderai ton souvenir. Le dernier effort de ma sensibilité, le dernier crépuscule de ma pensée ira vers toi, ô mon unique et incompréhensible amour ! Si les hommes savaient comme nous sommes heureux dans notre amour, ils n’auraient pas le courage de nous gêner. Un tel bonheur leur apparaîtrait comme un visiteur étranger sur la terre : loin de le troubler, ils le traiteraient avec un respect religieux. Mais leur intelligence est fermée, et l’étrange visiteur n’est pour eux qu’un aventurier bizarre. Qu’ils gardent leur manière de voir, qui ne dépend pas d’eux ; et nous garderons notre bonheur, qui ne dépend pas de nous non plus. Nous sommes saisis par le courant : il faut que nous suivions, il faut. » Et plus loin : « L’amour n’est pas fait seulement pour la propagation de l’espèce, mais aussi et surtout pour la vie éternelle des individus. Puisque l’un nous a été refusé, attachons-nous d’autant plus fermement à l’autre.
JE NAVIGUE EN HAUTE MER Où L’ON NE PEUT PAS JETER L’ANCRE
Tournons vers l’intérieur toute la puissance de notre amour ; trouvons en nous-mêmes la plénitude du bonheur, et convenons fidèlement du signe qui nous fera reconnaître un jour l’un à l’autre et qui nous aidera à nous retrouver. Je veux bien modérer un peu les éclats de ma passion ; je ne puis la dominer tout à fait. Je navigue sur la haute mer, où l’on ne peut pas jeter l’ancre. » Et encore : « Cette journée m’a appris une fois de plus ce que tu es pour moi. Pourquoi quelqu’un est-il venu troubler notre soirée ? Ce malheureux trouble-fête aura beau toute sa vie dépenser toute son amabilité pour moi, il ne pourra jamais me rendre ce qu’il m’a dérobé aujourd’hui. Crois-tu que je ne m’inquiète pas de voir glisser le temps qui nous est donné ? Je voudrais retenir chaque instant et le caresser et le supplier de ne pas passer aussi rapidement sur notre bonheur. Mais le temps est une chose froide et sans âme.
IL FAUT QUE L’ETERNITE SOIT BELLE AU-DELA DE TOUTE EXPRESSION
Autrement il s’arrêterait, fixé dans un ravissement de joie. Mais il fuit. Tu te couches, tu éteins ta lumière, et tu fermes tes yeux qui, une heure auparavant, se reposaient sur moi avec tendresse. Et pourquoi si vite ? Il faut que l’éternité soit belle au-delà de toute expression ; autrement, il ne vaudrait pas la peine de courir au-devant d’elle, loin de nos courtes joies, comme celle d’aujourd’hui. Pour le moment, je ne puis me représenter le ciel autrement que comme un séjour où tout ce qui est ici incertain et fugitif deviendra sûr et durable. »

DES EXTASES MUETTES
L’âme tendre et molle de Lenau se transforme sous la secousse amoureuse qu’il éprouve. Une religion nouvelle se greffe sur son amour. Le sceptique devient un croyant ; le pessimiste a des visions de bonheur. Tout ce qui végète et souffre doit un jour s’épanouir dans la joie : autrement l’amour éternel serait un leurre. « J’ai trouvé auprès de toi plus de garanties d’une vie éternelle que dans toutes les observations que j’ai pu faire sur le monde. Lorsque, dans une heure fortunée, je croyais avoir atteint le point culminant de l’amour et n’avoir plus qu’à mourir, puisque rien de plus beau ne pouvait suivre, je me faisais illusion à moi-même : chaque fois il venait encore une heure plus belle, où mon amour pour toi s’élevait encore. Ces abîmes de la vie, toujours nouveaux, toujours plus profonds, me garantissent sa durée éternelle. » Ces abîmes l’attirent ; il y plonge sans cesse des regards éblouis ; il a, même en présence de Sophie, des extases muettes. « Tu m’as souvent demandé : « A quoi penses-tu maintenant ? » Et précisément, dans les moments où j’étais le plus heureux, je ne pensais à rien du tout, mais j’étais absorbé dans mon amour, comme on s’absorbe en Dieu dans la prière.
TU ES MA REVELATION
L’amour n’a point de paroles, parce qu’il est supérieur à toute pensée… O Sophie, il faut que tu m’aimes comme ton meilleur ouvrage. Mes joies et mes espérances, qui étaient mortes, se sont relevées en s’appuyant sur toi ; elles ont pris une vie nouvelle et plus belle. Tu es ma consolation, le foyer où je me réchauffe. Tu es ma révélation ; je te dois ma réconciliation avec ce monde-ci et ma paix dans l’autre. » Sa religion, déclare-t-il, est devenue inséparable de son amour. Il ne peut penser à Sophie sans penser à Dieu.

LA VOLONTE DE DIEU
Il croit maintenant à un Dieu personnel. « Il est impossible que les forces rigides et insensibles de la nature produisent un être tel que toi. Tu es l’œuvre de prédilection d’un dieu personnel et aimant. » Il se sent uni avec Dieu dans un même sentiment : c’est le dernier degré de cette élévation mystique. « Je me suis réveillé cette nuit avec de délicieuses pensées pour toi. La volonté de Dieu sur nous m’est apparue tout d’un coup, claire comme le soleil. Notre amour n’est qu’une partie de son propre amour. » Et il ajoute mystérieusement : « Je t’expliquerai cela un jour. »

TON CORPS EST SI PLEIN D’ÂME
Cette métaphysique de l’amour avait d’autant plus besoin d’explication, qu’elle était d’un emploi difficile dans la vie. Lenau répète à satiété qu’il n’en veut qu’à l’âme de Sophie. Mais il n’avait pu s’empêcher de remarquer que celte âme brillait dans de beaux yeux, qu’elle mettait la grâce du sourire sur la bouche, et qu’elle répandait un charme sur tous les traits. Sa part dans la personne de Sophie était assurément la plus belle, mais pourquoi n’était-ce qu’une part ? « Ce serait pécher contre ton âme que de ne pouvoir me passer de ton corps, et pourtant ton corps est si beau et si plein d’âme en toutes ses parties, que je ne puis m’empêcher de penser que ton âme me serait plus intimement unie si l’on corps m’appartenait aussi. »
COMPARAISON AVEC GEORGE SAND
Cette idée le hante au milieu de ses plus pures effusions mystiques ; elle trouble ses nuits. La sensualité est la pente dangereuse du mysticisme. « Je viens d’avoir encore une nuit agitée. Je me suis réveillé en sursaut, avec la sensation que je t’avais tout près de moi ; je croyais te tenir dans mes bras, et je restai longtemps sans savoir où j’étais, sans savoir que j’étais seul. » A de certains moments, Lenau se rend bien compte de ce qui se passe en lui et du mensonge perpétuel dans lequel il vit. Il compare un jour Sophie à George Sand, il la trouve même plus grande que George Sand : on ne peut s’empêcher de le comparer lui-même, dans le dédale de sa fièvre amoureuse, à Alfred de Musset.
POESIE ET VIE
Ils voulurent l’un et l’autre faire entrer la poésie dans la vie ; ils furent brisés l’un et l’antre. « Mon sort, dit Lenau, est de ne pas tenir séparées la sphère de la poésie et la sphère de la vie réelle, mais de les laisser s’entre-croiser et se confondre. Étant habitué, dans la poésie, à m’abandonner aux élans de mon imagination, j’en use de même avec la vie, et il arrive que, dans des momens d’oubli, cette faculté que j’ai trop cultivée s’emporte, dévaste tout, détruit elle-même ses plus belles créations. Je suis, en général, un mauvais économe ; j’ai aussi, dans l’économie de mes facultés intellectuelles, trop peu d’ordre et de mesure. Tu as raison de dire : « Il n’y a rien à faire avec ces poètes. » Je suis un mélancolique ; la boussole de mon âme retourne toujours dans ses oscillations, vers la douleur de la vie. Peut-être que la religion et l’amour ne peuvent me servir qu’à transfigurer cette douleur. »
DE LA JOIE AU DESESPOIR
Il est sans cesse ballotté entre la joie de ce qu’il a obtenu, l’attente fiévreuse de ce qu’il désire encore, et le regret de ce qu’il craint de n’obtenir jamais. « C’est ainsi que l’amour me pousse d’une furie dans l’autre, des enivrements de la joie aux abattements du désespoir. Pourquoi ? C’est qu’à peine arrivé au but de la volupté suprême, si longtemps et si ardemment désirée, il me faut retourner en arrière. Mon désir, n’étant jamais satisfait, s’égare et s’exaspère, et se tourne en désespoir. Ma tendresse pour toi est si profonde que je ne veux pas t’enfoncer dans le cœur l’épine du repentir, et mon amour, éternellement en lutte avec lui-même, éternellement occupé à se diminuer et à se tourmenter, se déchire lui-même et devient une souffrance dont, en de mauvais moments, je souhaite d’être délivré à jamais. Voilà l’histoire de mon cœur. »

UN AMOUR IDEAL
On a voulu savoir jusqu’à quel point Sophie avait résisté, ou cédé, aux ardeurs pressantes du poète. Frankl rapporte que Lenau déclara solennellement au théologien Martensen, en 1836, que ses relations avec Sophie Lœwenthal étaient absolument pures. Ce qui était vrai en 1836, le fut-il encore les années suivantes ? Frankl n’hésite pas à appeler l’amour de Lenau pour Sophie « un amour idéal. » Mais ce qui rend son témoignage suspect, c’est qu’il a cru devoir supprimer, dans son édition, un assez grand nombre de passades qui pouvaient donner lieu à une interprétation contraire, et que le professeur Castle a rétablis. On est déjà un peu étonné de lire, à la date du 21 novembre 1837 : « Je suis comme toi. Que puis-je écrire ? Après une telle tempête de joie, agiter de faibles paroles, que serait-ce ? Mais conserve ce feuillet, afin que, dans une heure à venir, dans une heure lointaine, il te rappelle une heure passée, qui fut belle. Elle est passée. Ce fut une apparition divine. Mon cœur en tremble encore. Mon amour pour toi est inexprimable. N’oublie pas cette heure.
PORTER SON BONHEUR SOUS LE MANTEAU
Elle compense mille fois tout ce que nous avons souffert. Si tu n’as pu être entièrement à moi, j’ai cependant obtenu de toi plus que mes plus beaux rêves ne me laissaient-espérer. Que tu es riche ! Que ne peux-tu pas donner, puisque tu conserves encore autant ! » Mais en tournant quelques feuillets, on trouve le billet suivant : « Ma main tremble et mon cœur bat, au souvenir de tes derniers baisers. J’ai baisé ton lit, pendant que tu étais partie, et j’aurais voulu rester là, agenouillé. Le lieu où tu dors a quelque chose de si douloureusement doux ; c’est comme le tombeau de nos nuits, de nos chères nuits à jamais passées. O Sophie, ce que nous nous permettons, nos baisers s’évanouiront aussi ; mais cependant nous les avons eus, et ils se sont imprimés dans nos âmes pour toujours … » C’est après ces rares moments que le pauvre poète regrettait avec plus d’amertume de devoir « porter son bonheur sous le manteau, » quand il aurait voulu l’étaler à la claire lumière du soleil.

CAROLINE UNGER POITRINE DE BRONZE ET TALENT D’OR
Il essaya plusieurs fois de s’affranchir. Sophie ne lui venait pas en aide. Elle le calmait, aussi longtemps qu’elle le tenait sous son empire ; elle le retenait, dès qu’il faisait mine de s’éloigner. Elle jouait avec l’amour, comme elle avait fait au temps de sa jeunesse, sans penser que cette fois-ci le jeu était plus dangereux. Le 24 juin 1839, Lenau eut l’occasion d’entendre, dans une soirée, la célèbre cantatrice Caroline Unger, qui donnait alors des représentations à Vienne. Rossini la définissait ainsi : « Ardeur du Sud, énergie du Nord, poitrine de bronze, voix d’argent, talent d’or. » Quel effet ne devait-elle pas produire sur l’âme vibrante de Lenau ! Il fut emporté dans un délire d’enthousiasme. Dès le lendemain il écrivit à Sophie, qui était aux eaux d’Ischl : « Un sang tragique roule dans les veines de cette femme. Elle a déchaîné un orage chantant de passion sur mon cœur. Je reconnus aussitôt qu’une tempête me saisissait ; je luttai, je me défendis contre la puissance de ses accords, ne voulant pas paraître tellement ému devant des étrangers. Ce fut en vain : j’étais bouleversé et ne pouvais me contenir. Je fus pris alors, quand elle eut fini, d’une sorte de colère contre cette femme qui m’avait subjugué, et je me retirai dans l’embrasure d’une fenêtre. Mais elle me suivit, et me montra avec modestie sa main qui tremblait : elle-même avait frémi dans la tempête.
TOUT LE DESTIN TRAGIQUE DE L’HUMANITE ECLATAIT DANS SES CRIS DE DESESPOIR
Cela me fit oublier mon ressentiment, car je vis, ce que j’aurais dû penser d’abord, que quelque chose de plus fort qu’elle et moi avait traversé son cœur et le mien. » Le voilà encore une fois en lutte avec « quelque chose de plus fort que lui ; » il ne résistera pas. Cinq jours après, il entend la prima donna dans le Bélisaire de Donizetti. « C’est une femme merveilleuse, écrit-il. Jamais, depuis que j’ai descendu ma mère dans la tombe, je n’ai tant sangloté. Ce n’était pas son rôle qu’elle chantait, c’était tout le destin tragique de l’humanité qui éclatait dans ses cris de désespoir. Une douleur sans nom me saisit. J’en tremble encore. » Il ne pouvait manquer de la complimenter. Elle, de son côté, lui assura que l’effet qu’elle avait produit sur lui était son plus beau triomphe. Les jours suivants, il va la voir après le théâtre, il dîne chez elle, et il trouve que la grande artiste est en même temps une femme distinguée. « Elle est très aimable en société, écrit-il à Sophie, et elle a des attentions particulières pour moi : il faudra que tu la connaisses. »

UN PROJET DE MARIAGE
Mais Sophie ne tenait pas à la connaître. A la première lettre de Lenau, elle avait répondu qu’elle était malade. Puis elle lui avait demandé de venir à Ischl. Elle sentait que des hommages réciproques entre un poète et une cantatrice n’en resteraient pas là. Elle voyait se dresser encore une fois devant elle ce mot qui l’effrayait déjà dans sa jeunesse et lui inspirait « une indicible horreur : » l’adieu. Déjà, en effet, Lenau lui avait écrit qu’un projet de mariage était en train, que Caroline avait même fait les premières avances, qu’elle voulait le guérir, — elle aussi, après tant d’autres femmes, — de ses humeurs noires, lui rendre la paix, le réconcilier avec la vie ; que c’était maintenant à elle, Sophie, de montrer « de l’humanité, » de ne pas entraver le bonheur de deux êtres, et peut-être le sien propre. Sophie engagea Lenau à remettre le mariage au temps où Caroline serait libérée de ses engagements avec le théâtre, — pouvait-il, en effet, être le mari d’une comédienne ? — ensuite à vérifier sa propre situation financière, car il ne voudrait sans doute pas vivre aux dépens de sa femme. C’était gagner du temps. Dans l’intervalle, on fouilla dans la vie de la diva ; on glosa même sur son âge. « Elle avoue trente-cinq ans, est-il dit dans les Notices de Max Lœwenthal ; des gens bien informés lui en donnent trente-huit, d’autres même quarante. » Caroline disait vrai : elle n’avait que trente-cinq ans, étant née en 1805. Lenau se détacha peu à peu, ou se laissa détacher. Frankl raconte que, le 14 juillet 1840, il se précipita, sans se faire annoncer, dans l’appartement de Caroline, et lui redemanda, avec des gestes forcenés, ses lettres, qu’elle lui remit aussitôt, et qu’ensuite il redescendit l’escalier en dansant et en se félicitant du succès de son inutile stratagème. L’année suivante, Caroline Unger épousa le littérateur François Sabatier, le traducteur du Faust de Goethe ; elle se retira du théâtre, et passa ses dernières années dans sa villa près de Florence, où elle mourut en 1877.

DE BRUSQUES CHANGEMENTS D’HUMEUR
Les contemporains de Lenau rapportent qu’il simula plusieurs fois la folie : c’était un fâcheux symptôme et qui ne manquait pas d’alarmer ses amis. Il se plaignait de maux de tête et d’insomnies ; il avait de brusques changements d’humeur, des explosions de joie, suivies de lassitudes muettes ; une marche prolongée lui coûtait. C’est en cet état qu’il essaya de saisir une dernière fois le bonheur qui lui avait toujours échappé. Au mois de juin 1844, il avait accompagné les Reinbeck aux eaux de Bade.
LES FIANCAILLES AVEC MARIE BEHRENDS
Or, un jour, il se trouva placé par hasard, à table d’hôte, à côté de deux dames venant de Francfort : c’étaient Marie Behrends et sa tante. On lia conversation, et trois semaines après Lenau et Marie étaient fiancés. Marie avait trente-deux ans et demi ; elle appartenait à une famille distinguée ; son père, qui était mort l’année précédente, avait été sénateur et syndic de la ville. Sur son caractère, il n’y a qu’une voix ; elle était sérieuse, intelligente, capable de dévouement. Le sentiment qui la déterminait, c’était à la fois l’admiration pour le poète et une tendresse compatissante pour l’homme, qui semblait malheureux ; elle aussi voulait « le guérir. » Quant à Lenau, l’espérance lui rendait la santé. « Une paix joyeuse, que je ne croyais plus rencontrer ici-bas, s’est répandue sur ma vie, » écrivait-il à Emilie de Reinbeck. Il avait hâté les fiançailles, pensant que Sophie s’inclinerait devant le fait accompli. Lorsque à son retour il entra chez elle, elle le reçut avec ces mots : « Est-ce vrai ce que les journaux annoncent ? — Oui, répondit-il ; cependant, si vous le désirez, le mariage n’aura pas lieu ; mais je me tuerai ensuite. » Il revint à Stuttgart, fort ébranlé ; ses amis de Vienne lui avaient représenté que ses ressources n’étaient peut-être pas suffisantes pour fonder un ménage ; un traité qu’il venait de conclure avec le libraire Cotta n’était pas aussi avantageux qu’il aurait dû l’être. Ses lettres à Marie respiraient toujours la même tendresse. Mais les lettres de Sophie ne cessaient de le suivre ; elles l’agitaient, le tourmentaient, et il finit par demander à ses hôtes de Stuttgart de ne plus les lui remettre. Voici ce que raconte Emilie de Reinbeck : « Il me chargea d’écrire à cette femme et de l’engager à garder ses missives pour elle, aussi longtemps qu’il serait malade. Il avait, disait-il, une peur terrible de ses lettres et une grande répugnance pour ses déclarations passionnées. Elle avait été dévoyée, ajoutait-il, par la lecture habituelle des romans français, qui lui avaient perverti l’imagination. Elle entendait le posséder à elle seule et ne permettre à personne de tenir la moindre place dans son cœur. Elle ne faisait que critiquer tous ses amis à lui. Je devais insister auprès d’elle, l’engager à se ressaisir et à reporter son amour sur ses enfants. »

UNE PARALYSIE FACIALE
On sait le reste. Le 23 septembre, une paralysie faciale se déclare. Les jours suivants, l’état s’aggrave. Le malade ne dort plus, déraisonne, parle de voyager, fait des plans d’avenir. Dans la nuit du 12 au 13 octobre, il brûle les lettres de Sophie, celles d’Emilie de Reinbeck et d’autres papiers. Le 19, il se précipite sur Emilie, menace de l’étrangler, puis se jette à ses pieds et implore son pardon. Trois jours après, le fou étant devenu dangereux, on l’interne au château de Winnenthal. En 1847, comme on le trouve incurable, il est transporté à l’asile d’Oberdœbling, près de Vienne, où il attend huit années encore que la mort le délivre. Sophie vient tous les quinze jours à l’asile ; on lui entr’ouvre alors la cellule où est assis, muet et courbé, son ancien ami qui ne la reconnaît plus.

IV

LES ENFANTS DE SOPHIE
Sophie Lœwenthal, au temps de ses relations avec Lenau, avait déjà ses trois enfants, deux fils et une fille. L’aîné des fils, Ernest, fut tué à la bataille de Sadowa. Il combattait comme officier dans l’aile droite autrichienne, qui fut prise en flanc par la seconde armée prussienne. Zoé Lœwenthal épousa, en 1852, le baron de Sacken, et mourut dix ans après, âgée de quarante ans. Le plus jeune des enfants de Sophie, Arthur, est mort le 14 décembre 1905, après avoir mis ses papiers à la disposition du professeur Castle, qui en a tiré les deux publications qui font l’objet de cet article. « Ce livre, est-il dit dans la préface du plus important des deux volumes, ce livre lui appartient, non seulement parce que son nom est inscrit sur le titre, mais parce que chaque page est marquée de la droiture de son caractère, parce qu’il n’a pas voulu que des réticences craintives ou des arrière-pensées pusillanimes nuisent à la manifestation de la vérité. » Max Lœwenthal, l’époux de Sophie, n’a pas conquis la renommée littéraire qu’il ambitionnait. Ses ouvrages lyriques, épiques, dramatiques sont aujourd’hui oubliés, même son drame sur Charles XII, qu’il avait pourtant réussi à faire jouer sur le théâtre de la Hofburg. Mais ses services administratifs ont été récompensés par le titre de baron, qu’il a légué à ses descendants. Il est mort en 1872.

Sophie, plus sage que son mari, a écrit un seul roman, et, après l’avoir écrit, elle l’a mis dans ses archives, où sans doute il dormirait encore, sans le souvenir de Lenau, qui continue de planer sur l’auteur et le protège contre l’oubli.

LES MESALLIES : UNE TACHE SUR UN BLASON
Ce roman, intitulé Mésallié, est dirigé contre l’esprit de caste, plus puissant, paraît-il, en Autriche que partout ailleurs. On est mésallié non seulement lorsque, appartenant à la classe noble, on se marie dans la bourgeoisie, mais encore lorsqu’on épouse quelques quartiers de noblesse de moins que les siens. On est placé à un certain échelon social : en descendre, fût-ce pour les intérêts les plus sacrés, c’est déshonorer ses ancêtres et se dégrader soi-même, c’est imprimer une tache sur son blason. Et la qualification de mésalliance ne s’applique pas seulement à celui des deux conjoints qui descend, mais encore à celui qui s’élève ou semble s’élever. Deux sangs différents ne doivent pas se mélanger ; le mélange ne pourrait que les corrompre l’un et l’autre. Une jeune femme se dit mésalliée, parce qu’elle délaisse sa condition bourgeoise en épousant un comte. Une autre dit : « Je suis mésalliée ; la mère de mon mari était une demoiselle d’origine commune, sa grand’mère n’a pas de nom, tandis que de mon côté on pourrait remonter jusqu’au douzième degré sans trouver une tache. » Elle oublie que son père, le prince Rœdern, a épousé une bourgeoise. Le prince Rœdern a pour sa femme tous les égards d’un parfait gentilhomme, mais il a besoin de toute sa ténacité et de toute l’autorité de son propre caractère pour la faire agréer dans le monde où il l’a introduite. Ce qui ajoute à l’effet du récit, c’est que tous les membres de cette famille Rœdern sont essentiellement et foncièrement bons, sans que la bonté de leur nature ait pu détruire en eux la force du préjugé ; le père lui-même paraît par moments chanceler dans ses principes. Rœdern a deux filles ; toute leur diplomatie consiste à empêcher leur frère de suivre l’exemple du père en épousant leur cousine, la bourgeoise Ria, que pourtant elles aiment comme une sœur. Telles sont les données primitives du roman ; elles sont intéressantes et caractéristiques ; elles pouvaient donner lieu à d’heureux développements, si l’auteur avait voulu se contenter d’une intrigue naturelle, simple et serrée. Mais elle perd de vue à tout moment son point de départ, et s’égare dans des épisodes romanesques. Adalbert Rœdern, le fils du prince, rencontre dans le parc du château, à la nuit tombante, un inconnu qu’il prend pour un rival ; il le frappe du lourd pommeau de sa canne, et lui fait au front une profonde blessure, qui amène plus tard la folie ; il s’ensuit une séance en cour d’assises, où Ria sauve son cousin par une série de ruses dignes d’un juge d’instruction. Un banquier dispose de son héritage par un acte écrit de sa main ; après sa mort, on cherche en vain l’acte parmi ses papiers ; on finit par le trouver en rouvrant le cercueil, dans une petite cassette qu’une servante avait déposée sur la poitrine du défunt. Il est probable que l’auteur, si elle avait dû publier son roman, en aurait élagué ou redressé certains détails. Tel qu’il nous est donné aujourd’hui, il dénote de l’observation et contient des traits de mœurs intéressants, mais le plan en est fort décousu.

Sophie Lœwenthal est morte à Vienne le 9 mai 1889, dans sa soixante-dix-neuvième année. Elle a occupé la dernière partie de sa vie à élever les enfants de sa fille Zoé, à soutenir une salle d’asile à Traunkirchen, enfin et surtout à recueillir et à conserver tous les souvenirs de son poète, à suivre les publications qui se faisaient sur lui, et auxquelles elle collaborait parfois, soit par les renseignements qu’elle pouvait fournir, soit par la communication de pièces inédites. A l’heure actuelle, une édition complète des œuvres de Lenau, avec. les variantes des premières éditions, les essais de jeunesse et la correspondance, est encore à faire. Quand elle se fera, Sophie Lœwenthal y aura contribué pour une bonne part : ce sera son excuse, si elle en a besoin, auprès de la postérité.

ADOLPHE BOSSERT.

Le martyre d’un poète – Nicolas Lenau et Sophie Lœwenthal
Adolphe Bossert
Revue des Deux Mondes
Tome 37
1907

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NIKOLAUS LENAU
&
SOPHIE VON LÖWENTHAL

l’ISLAM en MALAISIE

MALAISIE – MALAYSIA

 ISLAM en MALAISIE




L’ISLAM EN MALAISIE

 

 

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Édouard Dulaurier
dans la Revue des Deux Mondes
en 1841

« Le règne de la civilisation indoue cessa, lorsque l’islamisme fut apporté dans l’archipel d’Asie, vers le commencement du XIIIe siècle. Des deux grandes races qui l’habitent, la race malaye et la race javanaise, la première est celle qui embrassa la nouvelle foi religieuse avec le plus d’ardeur, en très peu de temps, elle fut tout entière musulmane. Cette propagation rapide des dogmes de l’Alcoran parmi les Malays s’explique par les analogies que l’on observe entre leur caractère et celui des Arabes. Doués comme eux d’une imagination vive et mobile, de passions inquiètes et ardentes, ils aiment la guerre, le commerce, les plus aventureuses expéditions maritimes, en un mot tout ce qui peut satisfaire le besoin d’une activité incessante. Ralliée au drapeau du prophète, la race malaye acquit une unité qui lui avait manqué jusqu’alors. L’Alcoran constitua sa nationalité. »

Édouard Dulaurier
Revue des Deux Mondes
 4ème série
tome 27, 1841
DES LANGUES  ET DE LA LITTERATURE
 DE L’ARCHIPEL D’ASIE
 SOUS LE RAPPORT POLITIQUE ET COMMERCIAL

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ISLAM EN MALAISIE

LES PIRATES MALAIS en 1853 Par Charles Hubert Lavolée

 Charles Hubert LAVOLEE
né en 1823
Ecrivain & administrateur








LES PIRATES MALAIS
1853

La Revue des Deux Mondes

 

LES PIRATES MALAIS

Il se fait à Singapore un grand commerce d’armes de guerre. Le voyageur qui entre dans l’un de ces vastes bazars où les négociants anglais entassent les produits les plus variés de l’industrie européenne, remarque avec surprise, à côté des pacifiques ballots de draps et de cotonnades, un assortiment de lances, de fusils, de canons, etc., exposés pour la vente. Poudre, balles, boulets, affûts, rien n’y manque ; c’est un véritable arsenal où chacun peut s’armer à prix fixe. Ce trafic que les gouvernemens d’Europe soumettent d’ordinaire, et non sans raison, à une police très rigoureuse, est parfaitement libre dans le port franc, de Singapore. L’administration britannique ne s’en préoccupe que pour inscrire sur les registres de la douane les quantités d’armes et de munitions qui entrent et qui sortent. — Si vous demandez à qui se vendent toutes ces armes, on vous répondra qu’elles trouvent leur principal débouché dans les îles de la Malaisie et à bord des milliers de caboteurs ou pros qui fréquentent la rade de Singapore. Aussi lit-on régulièrement, dans les récits des croisières entreprises contre les pirates par les navires de sa majesté britannique, que les fusils et les pierriers conquis sur l’ennemi portent la marque anglaise. Singapore serait-il donc l’arsenal où s’approvisionnent les pirates ? – Précisément. Il y a bien, dans le nombre, d’honnêtes capitaines qui, à la veille de s’aventurer dans les parages malsains de l’archipel, jugent à propos de compléter leurs moyens de défense, parfois aussi les souverains de Siam, de Cochinchine, de Bornéo, achètent de fortes cargaisons de fusils pour se procurer l’innocent plaisir d’armer leurs troupes à l’européenne ; mais ce qui demeure avéré, c’est que les pirates sont, pour les bazars de Singapore, d’excellentes pratiques, et que les négociants anglais, trop discrets pour s’enquérir des intentions de leurs acheteurs, exploitent sans le moindre remords cette riche clientèle. Quant au gouvernement, on sait qu’il a pour principe de ne point intervenir dans les transactions des particuliers ; il laisse donc faire. Cependant la Grande-Bretagne poursuit impitoyablement les pirates ; elle les attaque sur terre et sur mer, au milieu des détroits de l’archipel et sur la côte même, de Bornéo : de temps à autre, ses vaillants officiers de marine, vont reprendre entre les mains des forbans les armes sorties des bazars de Singapore. L’honneur national est sauf et la civilisation est vengée !

Il serait assurément beaucoup plus simple de refuser aux tribus malaises les munitions qu’elles achètent si commodément dans l’arsenal britannique et d’exercer sur ce genre d’affaires une active surveillance ; mais le commerce n’y trouverait plus son compte, et que diraient les partisans du free trade ? De quel droit priverait-on les usines de Birmingham des commandes qui leur sont faites, et les Malais des marchandises qu’ils demandent ? A chacun son rôle ; s’il y a des pirates, cela regarde les navires de sa majesté. Il faut ajouter que l’on trouve encore en Angleterre et dans l’Inde un certain nombre d’incrédules à l’endroit de la piraterie. Dans le parlement, M. Hume accuse, au moins une fois l’an, le rajah Brooke d’avoir inventé les pirates de Bornéo, afin de justifier la prise de possession du district de Sarawak et les combats livrés aux tribus voisines ; à Singapore même, les marchands d’armes seraient tout prêts à certifier l’honnêteté de leurs clients malais, qui paient comptant. Quoi qu’on ait pu dire, la mer et les détroits de la Malaisie n’en sont pas moins aujourd’hui, comme par le passé, infestés de pirates, dont il faut incessamment surveiller les manœuvres et corriger les méfaits.

N’est-il pas singulier qu’en plein XIXe siècle, alors que la civilisation dispose de tant de ressources et s’empare si vite, grâce à la vapeur, de toutes les régions du globe, il y ait encore, à l’extrémité de l’Asie, des bandes de forbans qui tiennent bravement la mer ? Il semble que ces vestiges de barbarie auraient dû depuis longtemps disparaître devant le pavillon européen, qui sillonne, sans relâche toutes les routes de l’archipel asiatique. Déjà, à plusieurs reprises, l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne et même la France ont infligé aux Malais de rudes leçons. Cependant la piraterie résiste : à peine chassée sur un point, elle reparaît sur un autre ; elle se multiplie par l’extrême mobilité de ses escadres, bloque les détroits, pénètre au fond des baies, remonte les fleuves ; elle a son organisation particulière pour la course et pour le combat, ses points de rendez-vous et de ravitaillement, ses marchés pour la vente du butin. Ce n’est point seulement une habitude, encouragée longtemps par le succès et l’impunité ou entretenue par de sauvages instincts ; c’est une véritable industrie, une profession traditionnelle, à laquelle se livrent des tribus entières. Comment s’étonner dès lors que les croisières européennes aient tant de peine à lutter contre de pareils ennemis ? Les Malais, qui s’accommodent si bien de leur métier de pirates et qui ont pris dès leur enfance le goût de cette vie aventureuse et nomade, ne se laisseront pas aisément persuader qu’ils doivent préférer la paisible culture d’un champ de riz. Ils mourront comme ils ont vécu, et la guerre que la civilisation leur déclare aujourd’hui ne peut être qu’une guerre d’extermination. Que l’on se rappelle combien il a fallu expédier d’escadres sur les côtes d’Afrique pour châtier les pirates barbaresques. Il y a à peine trente ans que la Méditerranée est libre ; en 1816, lord Exmouth a trouvé à Alger plus de mille esclaves chrétiens.

C’est seulement depuis 1830 que la piraterie a complètement disparu. Les Malais ne seront pas moins tenaces, et ils ne désarmeront que le jour où le pavillon européen, flottant sur toute l’étendue de leurs côtes, les aura chassés définitivement de leurs repaires.

Les navires européens sont rarement attaqués par les pirates : encore faut-il que les capitaines fassent bonne garde et qu’ils aient sans cesse leurs canons chargés ; malheur à ceux qui se laisseraient surprendre en temps de calme ! Les Malais sont très agiles à l’abordage, et une fois sur le pont, ils se rendent bientôt maîtres du bâtiment. Quant aux navires échoués ou naufragés sur leurs côtes, c’est une proie facile, et le pillage s’effectue avec une dextérité prodigieuse. L’équipage est massacré, la cargaison enlevée, l’eau-de-vie bue sur place : en pareil cas, les tribus les plus inoffensives sentent s’éveiller en elles l’amour du butin, et elles font cause commune avec les pirates, sauf à leur disputer ensuite les dépouilles de l’ennemi. Ces sinistrés, il est vrai, sont peu fréquents, et l’on pourrait citer, dans toutes les mers, des exemples de cruautés commises par les indigènes sur les équipages naufragés. Ce sont principalement d’ailleurs les barques malaises et les innocentes jonques chinoises qui excitent la convoitise des pirates. Lorsque la navigation est peu active, ceux-ci débarquent, et vont dans l’intérieur envahir les tribus qui se livrent à l’agriculture ; ils détruisent les plantations, pillent les cases, emmènent la population en esclavage ; puis, remontant sur leurs pros, ils partent vers une autre, île où le butin est vendu au profit de la bande. On comprend que de semblables pratiques entravent le développement des échanges réguliers et l’exploitation des richesses naturelles du sol. Le commerce européen en souffre par contre-coup, et dès lors il semble rationnel qu’indépendamment des intérêts de la civilisation et de la morale, l’intérêt mercantile ait déterminé les divers gouvernemens à rétablir dans ces parages voisins de leurs établissemens coloniaux la sécurité des communications et des affaires.

Sir James Brooke, ou si l’on aime mieux le rajah Brooke, a pris une grande part, et une part très honorable, à la répression de la piraterie. Après s’être installé à Sarawak comme souverain indigène, il a installé l’Angleterre à Laboan, dont il a été nommé gouverneur au nom de la reine Victoria. Rajah, il est parvenu à introduire des habitudes d’ordre et de travail parmi les tribus soumises à son pouvoir absolu ; gouverneur de Laboan, il a disposé des bâtiments de guerre anglais pour diriger à propos de fréquentes expéditions contre les Sakarrans et les Serebas, les plus incorrigibles pirates de Bornéo. En 1843 et 1844, le capitaine Keppel, commandant la frégate Dido, a vigoureusement concouru à l’œuvre entreprise par le rajah Brooke, et il a publié à son retour un livre intéressant dont la Revue a rendu compte. Appelé, de 1846 à 1848, à remplir sur le Maeander la même mission, il vient de compléter dans un second ouvrage les renseignement qu’il avait déjà recueillis sur Bornéo et les tribus de l’archipel. M. Henry Keppel s’est fait ainsi l’historiographe de la piraterie asiatique, et il a levé un coin du voile qui cache encore aux yeux de l’Europe la vie intime des populations malaises.

Les Serebas, qui tiennent une grande place dans les récits du capitaine Keppel, se composent de deux éléments que l’on retrouve médaillés dans la plupart des tribus qui habitent la côte nord-ouest de Bornéo, — L’élément malais pur et l’élément dayak. — Les Malais n’ont point d’origine bien connue ; ils sont un jour descendus de leurs pros sur le littoral de Serebas, et après avoir accepté pendant quelque temps la suzeraineté du rajah de Johore, qui au XVIIe siècle était tout puissant dans ces mers (le descendant de ce fameux rajah vit aujourd’hui fort tranquillement près de Singapore avec une rente de 100,000 francs que lui paie la compagnie des Indes), ils se déclarèrent indépendants et exercèrent librement leur métier de forbans. La population malaise de Serebas ne compte pas plus de quinze cents combattants ; mais ce sont des hommes intrépides. Quant aux Dayaks, qui représentent l’élément indigène, ils sont beaucoup plus nombreux et forment plusieurs villages. Dans l’origine, ils se contentaient de chercher querelle aux tribus voisines et ne couraient point la mer. Peu à peu ils s’engagèrent comme rameurs à bord des pros malais ; ils apprécièrent les avantages d’une industrie qui leur procurait aisément de belles parts de prises, et ils devinrent à leur tour d’excellens pirates : c’est une profession qui n’exige pas un long apprentissage. L’association des Dayaks avec les Malais modifia profondément les mœurs de la piraterie. Les Malais n’avaient en vue que le butin, et ils épargnaient la vie de leurs captifs qu’ils allaient vendre comme esclaves sur les marchés de l’archipel. Les Dayaks, au contraire, faisaient surtout la chasse aux hommes ; il leur fallait des têtes. Dans ces tribus primitives, un jeune homme ne pouvait décemment aspirer à la main d’une jeune fille sans présenter à sa fiancée, dans la corbeille de noce, une tête d’ennemi. Ainsi les uns pillaient, les autres tuaient, et la piraterie malaise, secondée par les sanglants caprices des amours dayaks, devint cruelle ; de là les massacres nombreux qui désolèrent presque périodiquement les détroits et les côtes de Bornéo. Aujourd’hui tous ces forbans sont parfaitement équipés : ils ont le kris et la lance qu’ils savent manier avec une habileté merveilleuse, et les armes à feu qu’ils peuvent depuis vingt ans acheter à Singapore : ce sont les seuls emprunts qu’ils aient faits jusqu’ici à notre civilisation.

On nomme pros ou praws les embarcations des Malais, et bangkongs celles des Dayaks. Ces bateaux portent en moyenne trente-cinq hommes, et sont armés d’un canon à l’avant. Les pros de guerre, moulés par les principaux chefs, ont vingt à trente mètres de longueur et trente bancs de rameurs ; ils sont surmontés d’une espèce de terrasse où se tiennent les combattants. Les bangkongs sont généralement moins longs ; ils tirent moins d’eau et sont mieux taillés pour la course ; ils glissent si rapidement sur l’eau, que par une nuit obscure on ne saurait distinguer le bruit de leur sillage ni deviner leur approche. Dans une escadre de pirates, Les pros, avec leur artillerie et leur nombreux équipage, représentent en quelque sorte les vaisseaux de ligne, et les bangkongs, plus légers et plus vites, remplissent l’office d’espions pour découvrir l’ennemi et d’éclaireurs pour diriger la route. Les rôles sont donc très régulièrement distribués quand une balla ou flotte de pirates (et parfois la flotte dépasse cent bateaux) entreprend une croisière sur la côte.

Lorsque le Mœander se munira à Bornéo en 1849, les Serebas, qui commençaient à oublier le passage de la frégate Dido, préparaient avec les Sakarrans une nouvelle expédition. On avait ramené captif à Sarawak un jeune Malais arrêté en mer sur une petite barque qui s’en allait à la dérive. Cet indigène, qui appartenait à la tribu des Serebas, avoua très naïvement qu’étant embarqué sur une balla, il était descendu à terre pour s’y procurer le plaisir de couper quelques têtes [to procure a few heads for his private gratification), et qu’à son retour il avait trouvé la flotte partie ; il s’était alors déterminée à prendre un canot pour remonter la rivière, mais le courant l’avait entraîné. Le prisonnier fut remis en liberté sous caution. — Quelques jours après, on fut informé que la balla des Serebas venait d’entrer dans la rivière Sadong et qu’elle y commettait les plus affreux ravages. Les pirates avaient fort habilement choisi le moment de la moisson, alors que les hommes sont répandus dans les champs et que les femmes et les enfants restent seuls dans les cases ; Le pays fut complètement ruiné. À cette nouvelle, le rajah Brooke arma sa flottille indigène de cinquante-cinq pros, embarqua dix-huit cents hommes, convoqua ses auxiliaires dans les tribus voisines et se mit en campagne ; mais les pirates, dont la police est toujours admirablement servie, s’étaient dérobés à sa poursuite, et cette démonstration demeura à peu près sans résultat.

Cependant, on supposait avec raison que les Serebas et les Sakarrans, leurs alliés, dont les ballas réunies comptaient plus de deux cents pros, ne se tiendraient pas pour battus. On équipa à Sarawak une nouvelle flottille qui fut renforcée par le Royalist, la Némésis, par les embarcations de l’Albatros, et placée sous le commandement de capitaine Farqubar. On bloqua les embouchures des rivières Serebas et Kaluka, où l’on savait que les pirates venaient de pénétrer, et l’on attendit l’ennemi au retour. Dans la nuit du 31 juillet, la balla fit son apparition. Dès qu’elle fut signalée, toutes les embarcations de la croisière, échelonnées sur un espace de près de dix milles, se disposèrent pour l’attaque, qui eut lieu à l’entrée de la rivière Serebas. Les pirates voulurent forcer le passage : ils furent immédiatement assaillis par un feu bien nourri qui partait de toutes les directions. La confusion, augmentée par l’obscurité de la nuit, se mit dans leur flottille ; une centaine de leurs pros furent coulés ou échouèrent, et on évalue à cinq cents le nombre de leurs morts ; les survivants s’échappèrent à force de rames ou se réfugièrent dans les jungles du rivage, qui leur offraient un abri presque inaccessible.

C’était un coup terrible porté à la tribu des Serebas ; cependant il fallait que la leçon fût complète, et on résolut de pousser une reconnaissance sur tous les points de la côte qui étaient d’ordinaire fréquentés par les pirates. On savait d’ailleurs que plusieurs pros, détachés de la grande balla, avaient opéré une diversion dans la direction de Sambas, pillé une colonie chinoise, et visité même l’embouchure de la rivière de Sarawak. La flottille commandée par le capitaine Farquhar et par le rajah Brooke remonta donc le Sercbas ; mais, après une courte navigation, on dut laisser au mouillage la Nemesis et les pros de fort tonnage pour ne garder que les embarcations légères. Un petit steamer, le Ranee, conduisait la marche. Arrêté brusquement par un tronc d’arbre qui se trouvait en travers de la rivière, il fut drossé par le courant et ne tarda pas à échouer ; le mécanicien lâcha la vapeur, qui, en s’échappant de la chaudière, produisit le sifflement accoutumé. Cet incident jeta l’effroi parmi les indigènes, qui ne s’expliquaient pas d’où pouvait venir un tel bruit : les uns se jetèrent à l’eau en désespérés pour nager vers la terre ; les autres, plus résignés, invoquèrent pieusement Allah ! Bref, ce fut une épouvante, une confusion impossible à décrire, et les Anglais eurent toutes les peines du monde à rassurer leurs braves alliés.

De distance en distance, les pirates avaient essayé de barrer la rivière avec des troncs d’arbre que l’on coupait à coups de hache afin d’ouvrir la route. On débarquait alors quelques détachemens pour protéger les travailleurs contre les attaques des jungles. Ces différentes manœuvres exigeaient une grande prudence. Les Malais, cachés à quelques pas de la rive sous d’épaisses touffes de broussailles, saisissaient au passage les hommes qui restaient en arrière de la bande, et partout où il y avait un sentier praticable, ils avaient imaginé de ficher en terre une foule de petits pieux extrêmement pointus qui entraient sous la plante des pieds et causaient souvent de cruelles blessures. Malgré ces difficultés, l’expédition s’avança à une assez grande distance dans l’intérieur, et elle châtia plusieurs tribus avant de revenir a l’embouchure de Serebas, où elle retrouva la Némésis.

Le 9 août, toute l’escadre se rendit à Bejang. Cette ville est habitée par la tribu des Milanows, qui, pour se soustraire aux déprédations des pirates, s’est avisée de construire ses cases sur pilotis à quarante pieds au-dessus du sol. Ce n’est pas tout : chaque case, armée comme une forteresse, contient une provision de pierres destinées à servir de projectiles, et lorsqu’il parait un pro suspect à l’horizon, les femmes s’empressent de préparer de l’huile bouillante pour en asperger au besoin les assaillants. Du reste, cette singulière tribu des Milanows, si prudemment juchée dans ses demeures aériennes, n’est point tout à fait sans reproche : un jeune homme de la tribu qui avait accompagné l’expédition fit sa rentrée au milieu des siens en rapportant avec orgueil une tête fraîchement coupée, et il reçut de ses compatriotes, surtout des femmes, un accueil enthousiaste.

Après avoir rassuré les Milanows, l’escadre de Sarawak visita la rivière Kanowit, dont les rives sont habitées parles Sakarrans et par d’autres tribus qui ont constamment fourni leur contingent à la piraterie. Lorsqu’elle se présentait devant un village, les chefs accouraient à la rencontre des officiers anglais, et ces forbans dont les cases étaient, suivant l’usage, décorées de trophées humains, se défendaient très énergiquement de toute complicité avec les Serebas : à peine avouaient-ils qu’il pouvait bien se trouver dans une population aussi nombreuse quelques jeunes têtes folles avides de butin et d’aventures. À les en croire, ils étaient pour l’établissement de Sarawak de fidèles alliés et les meilleurs voisins du monde. Sir James Brooke avait trop d’expérience pour se laisser duper par ces tardives protestations ; mais il pensa qu’il suffisait pour le moment d’admonester les pirates et de leur prouver que les Anglais sauraient, en cas de récidive, les atteindre à plus de cent milles dans l’intérieur des terres. La flottille remit donc à la voile pour Sarawak, où elle rentra triomphante le 24 août, après une croisière d’un mois. Elle venait de détruire complètement la plus formidable balla qui fût encore sortie des rivières de Bornéo, et l’énergie de son attaque avait arrêté, au moins pour un temps, les ravages de la piraterie. À peine le rajah Brooke fut -il de retour dans sa capitale, qu’il reçut la visite des principaux chefs malais et dayaks, qui promirent solennellement de renoncer à leur coupable industrie, et de tourner vers l’agriculture et le commerce l’activité des tribus. Le rajah se montra clément ; il accorda aux nobles étrangers qui étaient accourus près de lui de nombreuses audiences, mit tout en œuvre pour les amuser pendant leur séjour, leur fit même montrer la lanterne magique ; enfin, ce qui ne leur fut pas moins agréable, il rendit la liberté aux prisonniers, qu’il renvoya dans leurs familles chargés de présents et de pièces de calicot à la marque anglaise. Excellente occasion pour répandre dans les districts de Bornéo quelques échantillons de cotonnades !

Si les chefs malais avaient pu être sincèrement convertis, quelle impression ne devait point produire sur eux la vue de l’établissement de Sarawak tel que l’avait créé et développé sir James Brooke en y introduisant une administration à peu près régulière ! Le capitaine Keppel et la plupart des officiers de la marine anglaise qui ont visité Bornéo s’accordent à reconnaître que le rajah européen a opéré dans cet ancien nid de voleurs et de pirates un véritable prodige. En 1842, la population de Sarawak atteignait à peine huit mille âmes ; elle s’élevait dès 1849 à quarante-cinq mille. La ville occupe une vaste étendue de terrain sur les deux bords de la rivière ; elle est protégée par un fort. Elle contient déjà plusieurs édifices, — une église protestante et une mosquée, un palais de justice, une école publique, un hôpital, de bazars où sont étalées les marchandises apportées de l’entrepôt de Singapore, des chantiers de construction pour les navires. De belles routes la traversent en tous sens et rayonnent dans la campagne, où sont situées les villas des résidents européens. Que l’on se figure en un mot une métamorphose complète, une apparence d’ordre et de bien-être là où naguère végétaient de misérables tribus. Et tout cela est l’ouvrage d’un seul homme ! Est-il besoin d’ajouter que M. Brooke s’est réservé sur ses nouveaux sujets une autorité absolue ? Il règne et gouverne sans partage ; les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire demeurent réunis entre ses mains, et les habitants de Sarawak ne connaissent pas d’autre constitution que la volonté respectueusement obéie de leur rajah exotique. — Tout à l’heure M. Brooke, l’implacable ennemi des pirates, menait en guerre sa flotte de pros dont il est naturellement le grand-amiral ; le voici maintenant sur son siège de magistrat, expédiant la justice, sans avocats et sans code. L’audience est publique ; Malais, Dayaks, Chinois, y assistent en foule, les uns alignés sur des bancs de bois, les autres accroupis par terre à la façon orientale. Une sorte de jury composé d’Européens et d’indigènes, présidé, bien entendu, par le rajah qui préside tout et à tout, vous représente le tribunal devant lequel comparaissent tour à tour les parties civiles, les prévenus, les témoins appelés par l’huissier audiencier le fidèle Subu, un vieil ami de M. Brooke. Le capitaine Keppel est admis à prendre place au milieu des juges. Cet honneur accordée un étranger de distinction, à un officier de la marine de sa majesté britannique, ne peut manque de produire un excellent effet sur les indigènes. Les débats suivent leur cours ; un procès criminel succède à une affaire civile, et la procédure est des plus simples, ou plutôt il n’y a point de procédure et partant point de frais. Quand la cause est entendue, le rajah délibère quelques instants avec son jury, puis il fait à haute voix le résumé qui contient souvent une ingénieuse leçon de morale à l’adresse de l’auditoire, et il prononce enfin l’arrêt, qui est immédiatement transcrit sur le registre de la cour. Bien rarement les affaires sont remises à huitaine ; le juge est toujours prêt à juger. Si la loi malaise n’est pas applicable, il prend la loi anglaise ; si la loi anglaise fait également défaut, il crée une jurisprudence séance tenante et la consacre dans les considérants d’un jugement sans appel. Qu’importe après tout avec de pareils justiciables la source du droit ? Il suffit que les bons se rassurent et que les méchants tremblent ; le rajah Brooke ne veut rien de plus. Est-ce à dire qu’il soit bien rigoureux dans ses arrêts, et qu’il tienne ses sujets sous une verge de fer ? Nullement. Le juge n’ignore pas qu’il a affaire à une population au sein de laquelle le meurtre n’a été longtemps considéré que comme une peccadille, et qu’il est impossible de la ramener brusquement à des mœurs plus douces. À chaque audience, il trouve l’occasion de rappeler à ses sujets qu’il leur est interdit de se faire justice par la force, et que la raison du kris n’est pas la meilleure. Une tribu de Dayaks envahit le territoire d’une tribu voisine et venge une vieille insulte par le massacre de dix-huit personnes : les meurtriers sont cités devant le tribunal de Sarawak, qui leur adresse les plus sévères remontrances, les menace de toute la rigueur des lois, mais en définitive ne les condamne qu’à l’amende. De même, dans les procès qui impliquent des questions de mariage et de divorce, le tribunal est obligé de se montrer fort tolérant, sous peine de heurter les irrésistibles préjugés du pays. Aussi le plus souvent les peines se traduisent en réparations pécuniaires : les prisons demeurent vides, et le bourreau se croise les bras.

Assurément ce n’est point là l’image d’une société parfaite : il faut comparer le district de Sarawak avec les districts encore soumis aux chefs indigènes, pour apprécier les résultats obtenus par M. Brooke ; mais qu’arrivera-t-il lorsque l’intrépide rajah n’y sera plus ? car s’il existe au monde un souverain qui ait le droit de dire : L’état, c’est moi ! à coup sûr, ce souverain est M. Brooke. Après lui, quelle main assez habile et assez ferme saura tenir en bride les populations malaises et intimider la piraterie ? Cet édifice, élevé au prix de tant d’efforts, ne parait-il pas bien fragile ? II ne repose que sur la vie, sur la présence d’un homme, et d’un jour à l’autre il peut être jeté bas par un heureux coup de main. Il y a quelques mois à peine, les pirates ont attaqué les doux forts de Sakarran et de Linga, qui ont été construits sur la côte après la campagne de 1849 ; ils ont tué les commandans anglais que M. Brooke y avait placés, et ils se préparaient à ravager de nouveau les districts apicoles. Il ne faut donc pas s’imaginer que la paix soit faite avec les Sakanans et les Serebas ; on doit au contraire s’attendre à de longues luttes, et surveiller de plus près les tribus de Bornéo.

Dans l’espace compris entre la pointe nord-est de cette grande île et l’extrémité sud-ouest de Mindanao s’étend l’archipel Soulou, dont les habitans ont figuré avec éclat dans les fastes de la piraterie. Pendant de longues années, ces forbans ont tenu victorieusement la mer qui baigne les Célèbes, les Moluques et les Philippines. Tandis que leurs pros allaient jusque dans la baie de Manille, sous le canon des forts espagnols, enlever des villages entiers, ils recevaient sur le marché de leur capitale le produit des rapines exercées dans les autres parages de la Malaisie par les Sakarrans, les Serebas et les Illanos. En diverses rencontres, ils avaient vu fuir devant eux les faluas (chaloupes canonnières) chargées de protéger les côtes de Luçon, et ils bravaient impunément les menaces du capitaine-général, qui réclamait, au nom de la couronne d’Espagne, la propriété ou tout au moins le protectorat de leur archipel. — En 1577, six ans après la fondation de Manille, une escadre des Philippines parut devant Soulou, qui fut obligé de capituler ; mais dès que le pavillon espagnol se fut éloigné de la rade, la population reprit ses habitudes de piraterie. À la suite de plusieurs expéditions, les Espagnols se décidèrent, en 1638, à occuper Soulou ; ils l’évacuèrent en 1644, et pendant près d’un siècle ils n’y firent plus d’apparition. Ce fut seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que leur attention fut de nouveau attirée sur l’archipel dans une pensée de propagande catholique. Le sultan Aly-Muddin venait de monter sur le trône. Comme il avait passé une partie de sa jeunesse à Samboangan, dans un collège de jésuites, le roi d’Espagne pensa que le moment était opportun pour introduire le catholicisme à Soulou, et il écrivit au sultan une lettre en faveur de la loi chrétienne. Aly-Muddin consentit à recevoir quelques jésuites. Peu après, on le vit débarquer à Manille dans l’état le plus misérable. Il annonça qu’il avait été chassé par son frère et qu’il venait demander asile à ses alliés. Il fut accueilli avec enthousiasme, comblé d’honneurs et de présens ; on fit mieux : le capitaine-général arma une escadre qui devait le reconduire en triomphe et le rétablir sur le trône. Malheureusement on découvrit en route que le pieux Aly-Muddin s’entendait parfaitement avec son frère. Il avait imaginé de se rendre à Manille pour y étudier de plus près les ressources et les forces des Espagnols, qu’il avait le projet d’attaquer plus tard au centre même de leurs possessions. Le sultan qui avait osé se jouer si effrontément de la crédulité du roi des Espagnes fut ramené à Manille et jeté dans un cachot, d’où il ne sortit qu’en 1763, lorsque les Anglais se furent emparés des Philippines. Il obtint alors d’être transporté à Soulou, moyennant la cession de l’île de Balambagan, où la Grande-Bretagne établit une garnison, et son frère lui remit fidèlement son autorité. Ce dernier trait de probité malaise n’est pas le moins curieux de toute cette histoire. Le nom et les aventures du sultan Aly-Muddin sont demeurés populaires dans l’archipel. Il est inutile d’ajouter que la propagande tentée par les jésuites fut complètement stérile, et qu’il n’y eut jamais d’autres chrétiens à Soulou que les esclaves vendus par les pirates.

Ces brigandages, trop longtemps subis, devaient avoir un terme. De 1845 à 1850, les îles Soulon ont été successivement visitées par les escadres de la France, des Pays-Bas, de l’Angleterre et de l’Espagne, c’est la France, qui, provoquée, par l’assassinat d’un officier et de deux matelots appartenant à l’équipage de la corvette la Sabine, a en l’honneur d’inaugurer contre ces sauvages le système d’une énergique répression ; les Espagnols ont achevé l’œuvre. En 1850, une escadre, commandée par le capitaine-général des Philippines, don Antonio de Urbistondo, a bombardé Soulou.

On sait que, dans cette partie de l’Asie où les puissances coloniales ont conquis d’immenses et riches territoires, la France ne possède pas même un îlot. Il semble qu’elle ait volontairement déserté ces régions lointaines, dont l’avenir est cependant plein de grandeur. Nous voyons l’activité européenne envahir l’extrême Orient : l’Angleterre recule chaque jour les limites de son empire indien ; c’est à l’habile exploitation de Java qu’il faut demander le secret de la prospérité hollandaise ; l’Espagne trouvera dans les Philippines une source inépuisable de richesses, lorsque la paix et l’ordre auront ranimé au sein de la métropole les grandes entreprises ; le Portugal enfin, si déchu en Europe, conserve encore, dans les mers asiatiques quelques épaves de son ancienne fortune. Pourquoi ne pas comprendre dans ce dénombrement des nations qui se sont partagé les archipels un peuple dont on a longtemps ignoré ou méconnu le génie colonisateur, et qui pourtant est parvenu sans bruit à s’établir sur tous les points, — le peuple chinois ? Les émigrations du Céleste Empire versent sans relâche, des flots de colons sur le sol de l’Asie ; là même où les Européens pénètrent à peine, elles s’aventurent et se fixent ; elles ne redoutent pas le voisinage des pirates de Bornéo ; elles vivent et trafiquent au milieu des pirates de Soulou. — et tandis que tous ces peuples, Anglais, Espagnols, Hollandais, Portugais, Chinois, luttent d’intelligence et d’adresse pour occuper la plus large place sur les marchés de l’Asie, la France reste à l’écart. Elle n’est intervenue dans la Malaisie que pour y châtier une misérable tribu de sauvages, et c’est ainsi que, par un singulier hasard, elle a porté le premier coup aux forbans de Soulou.

Cet incident, qui attribue à la France un rôle fort imprévu dans l’histoire de la piraterie malaise, se rattache aux opérations de l’escadre envoyée dans les mers de Chine pour appuyer l’ambassade de M. de Lagrené (1843-46). Désireux d’assurer un abri à nos navires en cas de guerre et de fonder en Asie un établissement analogue à celui qui avait été créé aux îles Marquises, le gouvernement de juillet avait conçu la pensée d’acquérir l’île de Bassilan qui dépend du groupe de Soulou et qui fait face à l’établissement espagnol de Samboangan, sur l’île de Mindanao. La corvette la Sabine fut donc expédiée à Bassilan pour étudier la côte, et s’y livrer à des travaux hydrographiques. Les Malais ne parurent point s’inquiéter de la présence d’un navire de guerre dont le pavillon leur était à peu près inconnu ; quelques pirogues s’approchèrent de la corvette, et les relations, de part et d’autre, étaient assez amicales. Du reste, afin d’éviter toute occasion de querelle, le commandant avait interdit les communications avec la terre, et les canots étaient exclusivement consacrés à l’accomplissement de la mission confiée aux ingénieurs. Un jour cependant, l’un des officiers, M. de Maynard, obtint la permission d’explorer l’embouchure d’une petite rivière qui se jetait dans la rade à très courte distance, du mouillage. Il prit le you-you (c’est ainsi que l’on nomme la plus frêle embarcation du bord), emmena un patron, deux mousses et un jeune Hollandais qui servait d’interprète, et il partit après avoir reçu la recommandation expresse de ne point remonter la rivière et de ne pas perdre la corvette de vue. Malheureusement, entraîné par un sentiment de curiosité qui n’était que trop naturel et par le désir de tirer quelque parti de son exploration, M. de Maynard s’engagea dans la rivière, et la vue d’une bande de Malais qui manifestaient les dispositions les plus bienveillantes le détermina à pousser plus loin. Le chef de la bande demanda même à prendre place dans le you-you avec deux de ses hommes : il y fut admis sans défiance et s’assit à côté de l’officier qu’il invita à poursuivre sa route vers le village, où il assura que les Français seraient bien accueillis. Le sabre de M. de Maynard et un fusil de chasse qui se trouvait dans le canot excitèrent l’admiration et bientôt la convoitise du Malais, qui demanda très humblement d’abord, puis avec un certain air d’autorité, qu’on lui donnât le fusil. M. de Maynard refusa net. La situation devenait très critique, et l’interprète conseilla de retourner vers la corvette ; mais il était trop tard : le Malais exaspéré se précipita sur le malheureux officier et lui plongea son kris dans le cœur. En même temps, ses deux compagnons tuaient le patron. Les mousses et l’interprète se jetèrent à l’eau et essayèrent de gagner la rive. Saisis par les Malais qui accouraient au signal des leurs, ils furent emmenés prisonniers au village.




Cependant l’inquiétude était vive à bord de la Sabine ; le canot que l’on avait vu entrer dans la rivière ne reparaissait pas ! En vain cherchait-on à expliquer ce retard : on ne pouvait se défendre de sinistres pressentimens. Lorsque des Malais appartenant à une autre tribu de l’île apportèrent la nouvelle de l’infâme guet-apens, il y eut dans tout l’équipage une explosion d’indignation et de douleur… Il fallait d’abord délivrer les prisonniers. Le gouverneur de Samboangan fut employé comme intermédiaire, et moyennant le paiement d’un millier de piastres les Malais rendirent les deux mousses et l’interprète ; ou pouvait alors venger les victimes. La corvette la Victorieuse ayant rallié la Sabine, les deux navires firent voile pour Soulou, afin de demander raison au sultan du crime commis par les habitans de Bassilan, qui étaient considérés comme ses tributaires. Le sultan déclina toute responsabilité ; il déclara que les gens de Bassilan s’étaient constamment montrés rebelles à son autorité, et il les livra sans hésitation à la juste colère des Français. Les corvettes revinrent donc au mouillage de Bassilan, et leurs canots, remontant avec peine la rivière où avait été consommé le meurtre, attaquèrent une palissade très solidement construite derrière laquelle l’ennemi s’était embusqué. L’engagement fut assez vif : les canots ne se retirèrent qu’à la descente de la marée, après avoir tué ou blessé une vingtaine de Malais. De notre côté, nous eûmes deux matelots tués et plusieurs blessés ; mais l’affaire ne pouvait en demeurer là : le commandant de la Sabine, M. Guérin, expédia la Victorieuse à Manille pour rendre compte au chef de l’escadre, M. le contre-amiral Cécille, des événemens qui venaient de se passer.

La Cléopâtre et l’Archimède arrivaient à peine à Manille. Ils avaient à bord M. de Lagrené et la plupart des membres de la mission de Chine, qui devait visiter les colonies hollandaises de la Malaisie. Dès que les nouvelles de Bassilan furent connues, l’amiral et le ministre de France résolurent de se rendre immédiatement dans l’archipel Soulou et de rejoindre la Sabine pour aviser aux mesures que commandait l’honneur de notre pavillon, ils quittèrent Manille le 8 janvier 1845, et après une traversée de quatre jours ils mouillèrent sur les côtes de Bassilan, où la Sabine les attendait.

La situation s’était gravement compliquée. M. Guérin avait cru devoir déclarer le blocus de l’île, bien que le gouverneur de Samboangan fit valoir les droits de la couronne d’Espagne sur Bassilan et invoquât une espèce de soumission consentie par les principaux chefs de cette île au mois de février 1844. Les prétentions du gouverneur étaient appuyées par le brigadier Bocalan, commandant de la frégate espagnole l’Esperanza, qui se trouvait en croisière sur les côtes de Mindanao : prétentions singulières, car il était notoire que jamais l’Espagne n’avait été obéie à Bassilan, et d’ailleurs comment pouvait-elle concilier un droit quelconque de suzeraineté avec les démarches précédemment faites par le gouverneur de Samboangan pour obtenir à prix d’argent et par une négociation officieuse la délivrance des prisonniers de la Sabine ? Les réclamations des officiers espagnols n’étaient donc fondées ni en fait ni en droit ; aussi, lorsqu’une falua voulut tenter de forcer le blocus, le commandant Guérin n’hésita pas à lui envoyer des boulets. Ce fut au milieu de ces embarras, de ces susceptibilités fort envenimées de part et d’autre, que l’amiral Cécille et M. de Lagrené parurent à Bassilan ; mais en attendant que la question de propriété relative à ce coin de terre fût résolue en Europe par les explications échangées entre les deux gouvernemens, les malentendus regrettables qui s’étaient produits sur les lieux mêmes ne pouvaient en aucune manière paralyser la liberté d’action de notre escadre, dès qu’il s’agissait de venger nos compatriotes et d’infliger une correction exemplaire à un ramassis de forbans.

Les navires français avaient jeté l’ancre à petite distance de terre, dans une baie abritée contre les vents. Le rivage était en quelque sorte tendu d’un vert rideau de palétuviers, et les branches des arbres, inclinées vers la mer, semblaient reposer sur l’eau. On n’apercevait aucune trace d’habitation ou de culture, tout était désert ou sauvage. Au fond de la baie, entre Bassilan et l’îlot de Malamawi, s’ouvrait un chenal de trois milles de long, que l’Archimède parcourut dès le premier jour de notre arrivée. J’étais embarqué sur le steamer, et je me souviens du spectacle vraiment admirable qui s’offrit à nos yeux. Qu’on se figure un canal parfaitement droit, encaissé entre deux forêts vierges et reflétant dans une eau calme et limpide la fraîche verdure de ses bords : des essaims d’oiseaux au riche plumage voltigeaient d’une rive à l’autre. L’Archimède, poussé rapidement par la vapeur, troublait seul, au bruit de ses roues, cette charmante solitude. Ce n’était pas seulement un délicieux tableau, c’était un port merveilleux, et déjà nos imaginations impatientes défrichaient les forêts, fondaient une ville, construisaient des forts et comptaient dans ce magnifique bassin des milliers de navires ! Beaux rêves, qui devaient, comme tant d’autres, s’évanouir ! Aujourd’hui encore, le port de Malamawi n’est sillonné que par les rares pirogues des indigènes de Bassilan.

Notre premier séjour en vue des cotes de l’île se prolongea près de trois semaines : nous ne pouvions aller à terre que sur l’îlot désert de Malamawi, où les chasseurs se mirent d’abord en campagne, on tua un sanglier et quelques singes qui figurèrent sur les tables des états-majors ; on fit aussi rencontre d’un caïman, et cette découverte refroidit le zèle des plus intrépides. C’était d’ailleurs une assez médiocre distraction, que de se promener, le fusil à la main, au milieu d’épaisses broussailles et sur un sol marécageux où le pied enfonçait à chaque pas. Il fallait à tout moment se héler pour ne point se perdre ; le maître-canonnier de la Cléopâtre s’égara dans les palétuviers ; six hommes, envoyés à sa recherche, s’égarèrent à leur tour ; on ne les retrouva que le lendemain ; ils avaient passé la nuit, non pas même à la belle étoile, mais à l’ombre peu hospitalière de la forêt. On s’imagine volontiers, sur la foi des poètes, que les forêts vierges sont peuplées de grands arbres qui projettent librement leurs immenses rameaux et qui se dressent, majestueux et solennels, comme les géans de la création ! Cette description, consacrée par les classiques, est assurément très hasardée. Dans les forêts inexplorées des tropiques, la végétation ne produit guère qu’un fouillis d’arbres rabougris, de racines, de lianes, dont l’ensemble, couvert d’un manteau de verdure, peut de loin charmer la vue ; mais n’allez pas contempler ces merveilles de trop près, et ne vous avisez point d’expérimenter les agrémens de ces bois vierges ! Quant à nous, après quelques jours de tentatives infructueuses pour nous orienter dans ce dédale, nous avions pris le sage parti de ne plus quitter le rivage, où la pêche des coquillages remplaça l’exercice de la chasse. Notre relâche malaise aurait donc été des plus tristes, si nous n’avions eu pour nous distraire les visites de quelques chefs indigènes qui venaient conférer avec l’ambassadeur et l’amiral sur la destinée de leur île.

Le territoire de Bassilan est partagé entre plusieurs tribus, dont les chefs se font souvent la guerre. C’était sur la tribu du chef Youssouk que nous avions à tirer vengeance de l’assassinat de M. de Maynard, et nous entretenions des intelligences avec Baran, Panglimat Tiran et Arac, chefs d’une autre tribu. Ces trois sauvages se rendirent plusieurs fois à bord de l’Archimède et de la Cléopâtre. Baran portail des souliers, une robe de colon et un sabre qui lui avaient été donnés par la Sabine ; mais cet accoutrement trop compliqué paraissait le gêner singulièrement, les Malais de sa suite ne portaient presque rien. De part et d’autre, les relations étaient fort amicales, et si l’on avait eu la pensée de s’établir immédiatement dans l’île, la tribu s’y serait sans doute prêtée de très bonne grâce. En tous cas, avant d’entreprendre une nouvelle expédition contre Youssouk, on jugea convenable de s’entendre avec le sultan de Soulou. Le 4 février, la Cléopâtre, la Victorieuse et l’Archimède quittèrent les côtes de Bassilan, et le lendemain les trois navires étaient mouillés devant la capitale de l’archipel.

L’arrivée de trois navires de guerre produisit un grand effet dans la ville. La plage, était couverte de monde, et nous pouvions distinguer dans la foule les symptômes d’une vive agitation. Les maisons ou plutôt les cases de Soulou s’avancent jusque dans la mer et sont bâties sur pilotis ; au second plan, on aperçoit un fort garni de quelques pièces de canon ; autour de la ville s’étend une vaste plaine qui s’élève en amphithéâtre et qui parait bien cultivée. Ce tableau était donc beaucoup plus gai, plus animé que celui des palétuviers de Bassilan, et nous avions la perspective d’une relâche moins maussade ; nous devions cependant être internés à bord, car il n’eût pas été prudent de s’aventurer au milieu d’une population qui semblait fort excitée, et dont les antécédens n’inspiraient pas la moindre confiance. Les habitans de Soulou ne savaient pas d’ailleurs si nous venions en amis ou en ennemis, et ils se tenaient sur leurs gardes. Nous vîmes défiler sur la plage une bande de Malais armés de kris et de longues lances, les uns à cheval, les autres sur des buffles, et se dirigeant vers la ville qu’ils croyaient sans doute menacée. En même temps, les nombreuses pirogues qui se trouvaient disséminées le long de la côte rentraient en toute hâte au port. Lorsque le premier émoi fut passé, quelques bateaux se détachèrent du rivage et s’approchèrent de l’escadre ; peu à peu, chaque navire fut entouré par une flottille de pirogues remplies de provisions, poulets, fruits, légumes, que nous apportaient, des Chinois et des Malais. Dès que les gamelles eurent fait leur choix, vint le tour des marchands de kris, de coquillages, de perroquets, etc. Les Chinois demandaient généralement à être payés en piastres ; mais les Malais acceptaient des bouteilles vides, des miroirs cassés, des couteaux, des mouchoirs, des boutons, en sorte que l’équipage pouvait se livrer à peu de frais aux spéculations de la place. Le marché fut en pleine activité pendant la durée de notre séjour. Les échanges étaient souvent des plus grotesques et donnaient lieu aux scènes les plus divertissantes. Il fallait voir les matelots marchandant avec les Bédouins ! Ils saisirent l’occasion de vider leurs sacs, et Dieu sait ce que contient, après une longue campagne, le sac d’un matelot.

Dans les pirogues qui stationnaient le long du bord, nous avions remarqué plusieurs Tagals (indigènes de Luçon). La plupart avaient été enlevés par les pirates de Bornéo qui les avaient vendus sur le marché de Soulou : leurs maîtres leur défendaient de s’entretenir avec l’équipage. Une nuit, la sentinelle de l’Archimède vit apparaître tout à coup sur le pont un homme qui avait accosté le navire à la nage, et qui se précipita à genoux en faisant mille signes de croix. C’était un Tagal : il venait de s’échapper de terre, et il suppliait qu’on lui accordât asile et protection. Il annonça qu’il y avait à Soulou un grand nombre de prisonniers chrétiens. Les Malais avaient eu soin d’envoyer la plupart de leurs esclaves dans l’intérieur de l’île, dès que l’escadre avait été signalée ; mais plusieurs captifs réussirent à s’évader, et l’amiral ordonna qu’on les reçut à bord. Pendant quatre ou cinq nuits, il nous arriva ainsi des réfugiés. Les Malais, n’osant réclamer leurs esclaves, doublèrent leurs sentinelles, établirent une ligne de pirogues qui croisaient autour de l’escadre, allumèrent des feux sur le rivage et exercèrent la plus active surveillance. Parfois, nous entendions des coups de fusil, dirigés sans doute contre les malheureux qui venaient à nous. On eut du moins la consolation de sauver une douzaine de Tagals qui furent plus tard reconduits à Manille.

Cependant le ministre de France s’était mis en relation avec le sultan, et celui-ci avait choisi pour principal intermédiaire un Anglais, nommé Wyndham, qui habitait Soulou depuis plusieurs années. — Les Anglais sont partout ! Sur quelque rive que l’on aborde, on est sûr de rencontrer un fils d’Albion se livrant au négoce et préparant les voies à l’invasion des produits britanniques. Même au milieu des tribus les plus sauvages, il se sent protégé par son titre de sujet anglais ; il sait qu’à la moindre insulte, un navire de guerre sera là pour le défendre ou le venger. — M. Wyndham exerçait sur le sultan une grande influence ; ce fut lui qui amena à bord les chefs malais, ce fut lui encore qui servit d’interprète dans les conférences relatives à la cession de Bassilan. Comment s’étonner des progrès de la politique anglaise dans les mers d’Asie, lorsque partout le cabinet de Saint-James se trouve ainsi représenté par des agens non officiels, par conséquent irresponsables, qu’il peut, suivant les circonstances, soutenir ou désavouer ? C’est la diplomatie la plus commode et la moins coûteuse ; parfois il en est sorti des hommes éminens qui par d’heureux coups d’audace ont merveilleusement servi leur pays sans le compromettre : témoin ce rajah Brooke que nous avons vu tout à l’heure trônant à Sarawak. L’Anglais de Soulou, M. Wyndham, n’arrivera jamais sans doute à une si haute fortune ; mais il remplit dans cet archipel, encore peu fréquenté par les européens, le rôle utile d’éclaireur, et il ne manque pas de faire connaître au gouverneur de Singapore ou aux commandans des navire ; de guerre qui croisent dans ces parages les moindres incidens dont il est chaque jour témoin. Au moment même où l’escadre française était mouillée devant Soulou, une frégate anglaise, la Samarang, venait jeter l’ancre auprès d’elle, et M. Wyndham s’empressa naturellement d’instruire le capitaine sir Edward Belcher des négociations pendantes au sujet de Bassilan. Du reste, il eût été bien difficile d’assurer le secret de ces négociations, car les entrevues de l’ambassadeur et de l’amiral avec le sultan avaient lieu dans une grande salle où siégeaient les datons (principaux chefs de l’île) et en présence du peuple qui était admis en armes au sein du conseil. Les discussions furent très animées. À chaque discours, la foule manifestait librement son opinion par des applaudissemens ou par des injures ; souvent on voyait briller les kris et frémir les lances à la voix d’un orateur populaire qui repoussait avec éloquence la proposition de l’étranger. Le forum était là avec ses tempêtes et ses calmes. Un moment, la délibération fut sur le point de tourner au tragique. Un banc surchargé de monde se cassa, et voilà une dizaine de Malais par terre. Le peuple du dehors, qui entend le tumulte sans en connaître la cause, se figure qu’une lutte s’est engagée, et il veut se précipiter dans la salle. Vainement les datons, qui ont à défendre non-seulement leur propre dignité outragée, mais encore le caractère et peut-être même la vie de leurs hôtes, tentent-ils d’apaiser la colère de la foule. Comment se faire entendre à travers ces clameurs auxquelles se mêle le cliquetis fort significatif et peu rassurant des armes tirées hors du fourreau ? Nous-mêmes, demeurés à bord des navires, nous ne savions que penser de l’agitation extrême qui s’était répandue dans la ville, et nous observions avec la plus vive anxiété le mouvement inaccoutumé qui poussait dans la direction du palais la population du rivage. L’ignorance complète où nous étions de l’incident qui venait de se produire augmentait notre inquiétude, et nous nous rappelions avec effroi la trahison de Bassilan. Cette fois, c’étaient les deux chefs de l’expédition qui se trouvaient exposés aux fureurs d’une tribu de pirates ! Heureusement tout finit par se calmer ; le sultan parvint, non sans peine, à contenir ses sujets, et la délibération reprit son cours. Mais quelle émotion pour un banc cassé ! Quant à la demande qui était en discussion, elle rencontra de graves obstacles ; je crois cependant que si le gouvernement français avait persisté dans son désir d’acquérir Bassilan, il lui eût été facile d’obtenir plein succès, à force de piastres, argument irrésistible aux yeux des Malais.

Après ces pourparlers, aucune affaire ne nous retenait à Soulou, et le 22 février l’escadre remit à la voile pour Bassilan. La Cléopâtre, la Victorieuse, la Sabine et l’Archimède se trouvèrent de nouveau réunis au mouillage de Maloço, en vue du territoire appartenant à la tribu du chef Youssouk. Les équipages, qui appréciaient médiocrement les lenteurs de la diplomatie, étaient impatiens du venger sur cette bande d’assassins le meurtre de leurs camarades. Les mesures prises à bord de chaque navire par ordre de l’amiral annonçaient une expédition prochaine. Enfin le 27 février, au point du jour, toutes les embarcations furent armées en guerre : une partie, sous le commandement du capitaine de vaisseau de Candé, se dirigea vers l’embouchure de la rivière de Maloço, où l’on savait que les Malais avaient établi une forte palissade, tandis que les autres canots allaient déposer sur la plage une compagnie de débarquement qui devait pénétrer à travers bois dans l’intérieur de l’île, et prendre à revers la position de l’ennemi. Ces mesures paraissaient bien combinées : malheureusement la forêt était trop épaisse pour que la compagnie de débarquement, embarrassée par l’artillerie de campagne, pût s’y frayer un passage, et tout le poids de la lutte porta sur le détachement qui s’était engagé dans la rivière, arrivée devant la palissade, les canots furent accueillis par une décharge de mitraille qui tua deux hommes. Ils ripostèrent avec leurs caronades ; mais les boulets frappaient vainement les énormes troncs d’arbres derrière lesquels les Malais s’étaient mis à l’abri, et la lutte menaçait de se prolonger, lorsque le commandant de Candé eut l’idée de débarquer avec une partie de ses hommes, et de tourner la palissade par terre. Cette manœuvre réussit. Les Malais, attaqués à l’improviste, prirent immédiatement la fuite, laissant entre nos mains leurs armes, un canon et quatre espingoles, qui plus tard furent portés à Paris comme trophées de cette petite expédition. Le lendemain, les équipages retournèrent sur le lieu du combat. Les Malais avaient tout abandonné ; leur village, situé à peu de distance de ; la palissade, sur les deux bords de la rivière, était désert. Les matelots se dispersèrent par bandes dans la plaine ; le feu fut mis à toutes les cases et aux greniers de riz ; on abattit les cocotiers et les bananiers ; on fit la chasse aux buffles, aux poules, etc. En quelques heures, le village de Youssouk était réduit en cendres, et la population complètement ruinée. Sans doute une nation civilisée ne doit point se glorifier de tels exploits : quand on envisage froidement cette œuvre de dévastation, où l’homme vient détruire comme à plaisir les fécondes richesses du sol, quand on songe aux misères que laisse après elle l’aveugle razzia, on se sent disposé à condamner le vainqueur et à lui contester le droit de pousser ainsi à l’extrême la raison du plus fort. Cependant, il faut bien le dire, il n’y a point d’autre moyen de châtier ces peuplades incorrigibles qui sont perpétuellement en guerre contre la propriété d’autrui. De pareilles exécutions sont indispensables pour contenir ces tribus de bandits et de pirates ; ce sont les seuls argumens qu’elles comprennent, les seules vengeances qu’elles redoutent ; et la civilisation est condamnée à employer contre elles leurs propres armes. Les Malais de Bassilan et de Soulou ne se convertiront pas plus que les Serebas et les Sakarrans de Bornéo, et l’escadre Française, par la razzia de Maloço, a rendu à la navigation de ces mers un service signalé, en même temps qu’elle a accompli un acte de légitime vengeance. Le 2 mars, nous nous éloignions des côtes de Bassilan pour reprendre dans l’archipel de la Malaisie le cours de notre pacifique mission.

S’il faut en croire le capitaine Keppel, les habitans de Soulou auraient renoncé à la piraterie. Le 27 décembre 1848, le Maeander, ayant à bord sir James Brooke, jeta l’ancre devant Soulou, et les Anglais apprirent que, peu de temps avant leur arrivée, deux navires de guerre hollandais avaient lancé quelques boulets sur la ville et brûlé plusieurs cases, entre autres celle de M. Wyndham. Sauf cet incident, il ne s’était passé dans ces parages, depuis le départ de l’escadre française, aucun fait digne d’attention. Le sultan reçut en audience, solennelle M. Brooke et les officiers du Maeander : Le capitaine Keppel nous le représente entouré de son conseil de datons et de son peuple en armes, tel que l’avaient vu précédemment M. de Lagrené et l’amiral Cécille. L’entrevue fut des plus cordiales. « Après les politesses d’usage, dit M. Keppel, la conversation fut engagée par sir James Brooke ; qui, en sa qualité de commissaire de sa majesté britannique, soumit au sultan certaines propositions relatives au commerce. Sa majesté se montra fort disposée à y accéder. Elle rappela à sir James que la famille royale de Soulou était l’obligée des Anglais, puisque l’un de ses ancêtres avait été en 1763 tiré des prisons espagnoles de Manille et rétabli sur son trône par Alexandre Dalrymple. Ce retour vers le passé était d’autant plus généreux de la part de sa majesté, que son royal ancêtre n’avait point à cette époque laissé sans récompense le service qui venait de lui être rendu, car il avait cédé au gouvernement anglais une belle île voisine de Soulou (cession dont on ne parait pas s’être prévalu), ainsi que la pointe nord de Bornéo et la pointe sud de Patawan avec les îles intermédiaires. Nous prîmes congé de sa majesté. Il ne fut point conclu de traité avec le sultan : mais sir James avait préparé les voies pour l’ouverture du commerce et pour le développement de nos relations avec les indigènes ; » Cette courte citation ne saurait passer inaperçue. On y voit poindre les prétentions des Anglais sur différentes régions fort importantes de l’archipel, prétentions qui d’un jour à l’autre deviendront plus explicites, et pourraient bien se traduire par une prise de possession. C’est ainsi que la Grande-Bretagne se crée partout des droits qu’elle tient soigneusement en réserve et qu’elle fait valoir en temps opportun ; M. Wyndham, ce paisible négociant de Soulou, qui n’oublie jamais, je le dis à son honneur, les intérêts de son pays, n’avait-il pas, de son côté, conseillé à ses amis les Malais de placer sur le pavillon de leurs pros la croix de Saint-George ; pour être reconnus et ménagés par les croiseurs anglais ? Le procédé était fort simple : cependant les Malais ne se laissèrent point séduire par la croix de Saint-George, et ils gardèrent leur pavillon. Ce détail, mentionné par le capitaine Keppel, est assez caractéristique. Le Maeander resta huit jours dans la baie de Soulou. Sir James Brooke n’avait échangé avec le sultan que des paroles et des politesses, et il n’était pas homme à se contenter de si peu. L’habile rajah de Sarawak ne se met point en campagne, sans avoir dans sa poche un traité de commerce qu’il présente intrépidement, comme une traite échue, à l’acceptation des majestés indigènes. Au mois d’avril 1849, il reparut à Soulou avec l’inévitable traité, et cette fois il obtint la signature du sultan, devenu par ce fait l’allié et l’ami des Anglais. Aussi le capitaine Keppel se hâte-t-il de déclarer que, sous l’influence de sir James Brooke, cet ancien chef de pirates s’est entièrement converti, et il blâme très amèrement les Espagnols d’avoir cherché querelle à Soulou au moment même où les Européens, c’est-à-dire les Anglais, allaient profiter des avantages que leur offrait l’ouverture d’un nouveau marché.

De toutes les nations européennes qui possèdent des colonies dans ces parages reculés de la Malaisie, l’Espagne est sans contredit la plus intéressée à réprimer les audacieuses entreprises des pirates. Pendant de longues années, elle avait fermé les yeux sur les brigandages qui se commettaient jusque sur les côtes des Philippines : la marine de Manille était trop faible pour exercer dans ces mers une surveillance efficace ; mais l’expédition des français contre le village de Maloço révéla à l’Espagne les inconvénients et les dangers d’une tolérance qui accusait si manifestement sa faiblesse, et le cabinet de Madrid comprit qu’il ne pouvait laisser à d’autres pavillons la police de l’archipel sans abdiquer en quelque sorte les droits de souveraineté qu’il avait invoqués à l’occasion de la campagne de Bassilan. Son intérêt et même son honneur lui commandaient de prendre à son tour des mesures décisives contre la piraterie. Au mois de. février 1848, le général Claveria, gouverneur des Philippines, arma une flottille, partit de Manille avec quatre mille hommes, et alla attaquer une tribu de Soulou qui était établie sur l’île de Balanguigui. Les pirates s’étaient retranchés dans une forteresse en bambou, défendue par quatorze pièces de canon. Les troupes de débarquement donnèrent l’assaut le 13 février. Les Malais se battirent bravement ; quand ils virent que la résistance était désespérée, ils massacrèrent eux-mêmes les femmes, les enfans et les vieillards de la tribu, et se firent tuer jusqu’au dernier. Deux autres forts (Sipac et Sungap) furent pris pendant la même, campagne. — A son retour, le général Claveria fut accueilli avec enthousiasme ; on lui dressa des arcs de triomphe ornés d’inscriptions pompeuses, et la population tagale, qui n’a guère d’ardeur que pour les fêtes et les combats de coqs, célébra par les démonstrations les plus joyeuses cette première victoire, remportée contre les Mores. Il ne s’agissait pourtant que de la destruction de trois forts en bambou et de la défaite d’une poignée de sauvages ; mais les Tagals, élevés dans la crainte de Dieu et des Mores, ne pouvaient rien imaginer qui fût au-dessus d’un pareil exploit. Le général Claveria y gagna le titre de grand d’Espagne et de comte de Manille. — Par une singulière aventure, ses lettres de noblesse tombèrent entre les mains de pirates chinois. L’officier qui les lui apportait d’Europe par la malle de Suez, fut attaqué dans une traversée de Hong-kong à Macao. Heureusement les pirates furent pris à leur tour par un croiseur anglais et pendus à Hong-kong : on retrouva dans leur butin les dépêches de Madrid et le brevet, qui parvinrent ainsi à leur destination.

Deux ans après l’expédition de Balanguigui, le gouverneur général des Philippines, don Antonio de Urbistondo, marquis de la Solana, qui venait de succéder au général Claveria, saisit la première occasion qui s’offrit à lui pour demander raison au sultan de Soulou de divers actes de piraterie, commis au préjudice de sujets espagnols. Il voulut en même temps conclure avec le souverain de l’archipel un traité qui assurât à l’Espagne les avantages concédés à l’Angleterre sur les instances de sir James Brooke. Il se présenta donc devant Soulou, vers la fin de février 1851, avec des forces considérables. Loin d’accueillir ses propositions et de faire droit à ses demandes, les Malais insultèrent le pavillon espagnol et provoquèrent la lutte. Ils occupaient plusieurs forts armés d’une centaine de pièces de canon. Les navires ouvrirent le feu sur la ville pendant que les troupes de débarquement s’élançaient à l’attaque des forts, qui furent enlevés après une vive résistance. Le sultan et les datons se réfugièrent dans l’intérieur de l’île, où il eût été difficile de les poursuivre. Cette victoire coûta aux Espagnols trente-quatre hommes tués et quatre-vingt-quatre blessés ; mais elle fut décisive, et elle prouva aux pirates que désormais le gouvernement des Philippines ne se laisserait plus outrager impunément.

Ces corrections répétées suffiront-elles cependant pour intimider les Malais ? Cela est douteux, et les croiseurs anglais, hollandais et espagnols devront longtemps encore exercer dans l’archipel une police rigoureuse. On ne détruit pas en un jour des habitudes aussi invétérées. Essayez donc de prêcher la morale et le respect de la propriété à des tribus qui pendant des siècles ont vécu de rapine, et de pillage ! La force seule aura raison de ces forbans. C’est par la conquête, par la domination absolue, que les peuples européens couperont le mal dans sa racine et effaceront les derniers vestiges de la barbarie asiatique. On a conclu de nombreux traités avec les principaux chefs de tribus, qui, sous la menace du canon, se sont empressés de renier la piraterie et d’accueillir les plus séduisantes propositions de paix et de commerce ; mais à peine les navires de guerre sont-ils hors de vue que les Malais remontent sur leurs pros, réunissent leurs ballas et partent en course. Tôt ou tard, et le plus tôt sera le mieux, on se lassera de cette chasse continuelle à la poursuite d’ennemis presque insaisissables, et au lieu d’expédier dans les détroits d’insuffisantes et coûteuses croisières, on occupera définitivement les territoires, et on comprendra la nécessité en même temps que l’économie de la conquête. L’Angleterre est déjà entrée dans cette voie. L’établissement de Sarawak, qu’est-ce autre chose que le début de l’invasion britannique sur les côtes de Bornéo, et sir James Brooke, vainement déguisé sous son titre de rajah, ne représente-t-il pas bien plutôt un délégué de la reine Victoria qu’un souverain malais ? — Les Hollandais seront également tenus de consolider et d’étendre leur domination dans les îles de la Sonde ; ils possèdent à Batavia une forte marine à vapeur et de vaillantes troupes qui ont récemment fait leurs preuves contre les indigènes de Bali. — Les Espagnols eux-mêmes, on vient de le voir, ont résolument attaqué Soulou. — Si la France s’était emparée de Bassilan, elle aurait eu, elle aussi, un rôle à jouer dans la lutte engagée avec la piraterie.

Je ne crois pas qu’on doive regretter l’abandon des projets formés sur Bassilan. Les événemens dont j’ai rendu compte se passaient en 1845 ; à cette époque, le gouvernement avait tout intérêt à ne pas compliquer par des difficultés intempestives l’un des actes les plus hardis de sa politique extérieure, la négociation des mariages espagnols. Il ne s’agissait d’ailleurs que d’un îlot qui n’a de valeur que par son port, et en y plantant notre drapeau, nous nous serions imposé les charges d’une surveillance très dispendieuse sur les pros de Soulou. Mais ce qu’il faut déplorer amèrement, c’est de voir la France complètement en dehors des intérêts qui s’agitent dans ces régions de l’Asie. D’autres peuples, mieux avisés et plus heureux, seront assurés de tous les archipels, de toutes les îles ; nous sommes arrivés trop tard, il ne restait plus rien. Serions-nous donc éternellement condamnés à assister de loin, et sans y prendre part, à l’extension de l’influence européenne sur un si vaste théâtre ? N’existe-t-il aucun moyen de pénétrer dans l’extrême Orient et d’y fonder pour l’avenir un établissement digne de nous ? — Parmi les grandes îles qui dépendent des Philippines et de l’archipel de la Sonde, il en est sur lesquelles l’Espagne et la Hollande ne possèdent qu’une autorité nominale et dont elles ne sont pas en mesure d’exploiter les immenses richesses. Pourquoi ne tenterait-on pas d’obtenir, à prix d’argent, la cession d’un territoire appartenant à l’une ou à l’autre de ces deux puissances ? En face des agrandissements gigantesques de la domination anglaise, notre présence en Asie maintiendrait, au profit de la Hollande et de l’Espagne, l’équilibre qui menace à chaque instant d’être rompu par la Grande-Bretagne ; elle garantirait à la Hollande l’exécution du traité de 1824, à l’Espagne la propriété de Luçon : elle serait, en un mot, pour tous les peuples un gage de sécurité et de paix, en même temps qu’elle procurerait à l’œuvre commune de la colonisation asiatique un nouvel et puissant auxiliaire. — Dira-t-on que la France n’a que faire de s’engager dans une pareille aventure et de porter son ambition si loin ? On aurait pu, il y a vingt ans, tenir ce langage ; aujourd’hui, bien aveugles ceux qui n’aperçoivent pas le mouvement irrésistible qui entraîne l’Occident vers l’Orient ! Bornéo, Sumatra, Mindanao, ces grandes îles encore sauvages, sont appelées à devenir de magnifiques colonies. Encore un peu de temps, l’Europe les pénétrera de toutes parts, et la piraterie, malaise, noyée dans les flots toujours montants de la civilisation, aura disparu.

Charles Hubert Lavolée
Les Pirates Malais
La Revue des Deux Mondes
Deuxième  série de la nouvelle période
Tome 3
1853
PARIS

JUVÉNAL ET SON TEMPS – GASTON BOISSIER

LITTERATURE LATINE

GASTON BOISSIER
1823-1908




JUVENAL & SON TEMPS
par
Gaston BOISSIER

(revue des deux mondes 1870)


JUVENAL EST UN PROBLEME POUR NOUS
L’opposition que les Césars rencontrèrent à Rome, nous l’avons montré, n’était pas républicaine. Les mécontents acceptaient l’empire, ils ne contestaient pas aux empereurs leur autorité absolue ; ils leur demandaient seulement de l’exercer avec plus de douceur et d’humanité, de consulter davantage le sénat, d’écouter l’opinion et de s’accommoder d’une certaine liberté de parler et d’écrire. Ces désirs étaient modérés, et il ne fut pas difficile aux Antonins de les satisfaire. Depuis l’avènement de Nerva jusqu’à la mort de Marc-Aurèle, pendant près d’un siècle, Rome a joui de ce gouvernement tempéré qu’elle souhaitait, et cette époque est restée comme une sorte d’âge d’or dans ses souvenirs. C’est pourtant à l’aurore de ces beaux jours, au moment où Rome devait être le plus sensible à ce bonheur qui lui était inconnu, qu’une voix discordante et emportée s’élève, qui accuse son temps avec une violence inouïe, et qui voudrait nous faire croire que jamais l’humanité n’a été si criminelle ni si misérable. Juvénal est un problème pour nous. Quand on songe qu’il vivait sous Trajan et sous Hadrien, que le siècle qu’il a si maltraité est celui dont les historiens nous font de si grands éloges, on ne sait comment expliquer son amertume, on ne peut rien comprendre à sa colère. Pourquoi s’est-il mis ainsi en contradiction avec tous ses contemporains ? Comment se décider entre eux et lui ? Qui donc trompe la postérité, qui nous a menti, de l’histoire, qui dit tant de bien de cette époque, ou du poète qui en a laissé des tableaux si repoussants ?

RENDRE AU POETE SA VRAIE FIGURE
Il est surprenant que ce problème n’ait pas tenté plus de critiques. Celui qui jusqu’ici l’a le plus franchement abordé chez nous, c’est M. Nisard dans ses Études sur les poètes latins de la décadence. Le chapitre qu’il a consacré à Juvénal est l’un des meilleurs de son livre ; il est écrit de verve et plein d’observations nouvelles et piquantes. Seulement les conclusions en sont trop rigoureuses : M. Nisard ne voit en Juvénal qu’un moraliste sans conscience et sans conviction, un indifférent qui s’emporte à froid, un coupable peut-être qui, craignant d’être grondé, prend les devants et crie plus fort que tout le monde. Il n’a pas non plus rendu assez justice au talent de l’auteur qu’il étudiait. La rigueur de ses principes littéraires, sa préférence exclusive pour la perfection classique, l’empêchent quelquefois de sentir pleinement la grandeur des littératures de décadence. Il a trop pris l’habitude des développements réguliers et des horizons calmes pour se laisser jamais séduire à ces beautés mêlées et heurtées qui inquiètent le goût, mais qui impriment à l’âme de si vives secousses. Il n’en reste pas moins à M. Nisard le mérite d’avoir cherché à nous donner un Juvénal véritable et de nous avoir délivrés de celui que le pédantisme de la tradition imposait depuis des siècles à l’admiration servile des écoliers. C’est sur ses traces qu’il faut marcher pour rendre au poète sa vraie figure.

CONNAÎTRE SON CARACTERE ET LA VALEUR DE SON JUGEMENT
Il est bien fâcheux que M. Widal, qui vient de publier un volume sur Juvénal, n’ait pas cru devoir suivre M. Nisard dans la voie qu’il avait ouverte. M. Widal s’était préparé à ce travail par des études sérieuses : il connaissait bien son auteur, il avait lu les ouvrages qui ont paru récemment sur ce sujet en Allemagne, et son livre s’ouvre par une critique judicieuse des opinions d’Otto Ribbeck, qui a entrepris de nier l’authenticité des dernières satires parce qu’elles lui semblent trop différentes des autres. Malheureusement, une fois l’introduction achevée, M. Widal entre dans un système de critique qui ne pouvait le mener à rien de curieux ni de nouveau. Il reprend successivement chaque satire, il en explique le sujet, il en traduit les morceaux les plus importants, et s’interrompt à chaque fois pour en faire ressortir la beauté. Ce procédé littéraire a beaucoup vieilli. C’est celui dont M. Tissot se servait, il y a quelque cinquante ans, au Collège de France, pour faire admirer Virgile à ses auditeurs ; je n’en connais pas qui soit plus propre à nous le faire détester. Il y a toujours quelque chose de déplaisant dans ces commentaires hyperboliques, et ce système d’admiration à outrance finit par impatienter les plus résignés. Il est assurément regrettable que M. Widal n’ait pas pensé qu’il y avait mieux à faire pour Juvénal que de l’analyser sans fin et de le louer sans mesure. Aujourd’hui on attend de celui qui veut parler du satirique latin autre chose que des observations littéraires. Certes l’écrivain et le poète sont intéressants à étudier, mais il importe bien plus de connaître ce que valent l’homme et le moraliste. Son talent n’a pas de contradicteurs, tandis qu’on hésite sur son caractère et qu’on discute la valeur de ses jugements. La première question qu’on se pose quand on le lit, c’est de savoir quelle confiance on peut lui accorder, et s’il est digne de tenir en échec toutes les affirmations de l’histoire. C’est à cette question que je vais essayer de répondre.

UN HOMME QUI NOUS PARLE PEU DE LUI-MÊME : PRUDENCE ou MODESTIE ?
Toutes les fois qu’un homme s’arroge le droit de faire le procès à son temps, il convient de le traiter comme on fait d’un témoin en justice ; pour savoir ce que vaut sa parole, il faut chercher ce qu’a été sa vie. L’autorité de ses reproches est-elle appuyée sur une conduite austère ? N’était-il pas disposé par sa naissance ou sa fortune à juger sévèrement ses contemporains, et, sous prétexte de défendre la cause de la morale et de la vertu, ne vengeait-il pas des injures privées ? La plupart de ces questions restent sans réponse pour Juvénal. Sa biographie nous est très mal connue. L’événement le plus considérable de sa vie, l’exil auquel il fut condamné pour avoir été trop hardi dans ses satires, nous a été raconté avec des circonstances très différentes, et l’on ne sait pas même avec certitude le nom de l’empereur sous lequel il fut exilé. Si, pour suppléer au silence de ses biographes, on s’adresse à l’auteur lui-même, on n’est guère plus satisfait : il nous parle de lui le moins qu’il peut. C’était pourtant une habitude chez les satiriques latins de se mettre volontiers en scène ; la vie de Lucilius, nous dit Horace, était peinte dans ses écrits comme dans un tableau ; Horace aussi nous entretient souvent de la sienne, et il est facile avec ses vers de refaire toute son histoire. Juvénal est plus modeste ou plus prudent et il se livre rarement au public. Quel qu’ait été le motif de cette réserve, elle n’a pas été inutile à sa gloire. Il est rare que la personnalité d’un satirique, quand elle se fait trop voir, n’enlève pas quelque poids à ses leçons ; la vie la plus pure a toujours ses faiblesses et ses fautes, dont la malveillance s’empare et qu’elle est heureuse d’exagérer, car celui qui est sévère aux autres pousse naturellement les autres à l’être pour lui. Tout le monde se demande alors comment il a eu si peu d’indulgence pour ses contemporains quand il en avait besoin pour lui-même, et où il a pris le droit, n’étant pas irréprochable, de les traiter sans pitié.
UNE MAIN QUI SORT DES TENEBRES ET QUI FRAPPE UNE SOCIETE COUPABLE
VENGER LA MORALE ET LA VERTU OUTRAGEES
Juvénal, en se cachant, a su échapper à tous ces reproches. Comme on connaît très mal sa vie, rien n’empêche ses admirateurs de lui en imaginer une qui soit tout à fait en rapport avec les sentiments qu’il exprime, de se le figurer, non pas tel qu’il était, mais comme il devait être. C’est ainsi que l’obscurité l’a grandi. Cette main qui sort des ténèbres pour frapper une société coupable a pris quelque chose d’étrange et d’effrayant. Ce n’est plus un satirique ordinaire, un homme dont l’autorité est limitée par les faiblesses de sa vie, c’est la satire elle-même qui venge la morale et la vertu outragées.

FAIRE SORTIR JUVENAL DE L’OMBRE
Il faut pourtant le faire sortir de ces ombres et jeter, s’il est possible, un rayon de lumière sur cette figure qui nous fuit. Quelque soin qu’il ait eu de parler le moins possible de lui, ses ouvrages laissent échapper de temps en temps des confidences discrètes qu’il importe de recueillir ; elles nous font d’abord entrevoir quelles étaient sa situation et sa fortune. Nous savons par ses biographes qu’il était le fils ou l’enfant adoptif (alumnus) d’un riche affranchi d’Aquinum. Il devait donc avoir, à son entrée dans la vie, une certaine aisance, et à la manière dont il parle dans ses dernières satires, qui sont de sa vieillesse, on voit bien qu’il ne l’avait pas compromise. Au retour d’un de ses amis qu’il avait cru perdu, il raconte qu’il a immolé deux brebis à Minerve et à Junon et un veau à Jupiter. « Si j’étais plus riche, ajoute-t-il, si ma fortune répondait à mon affection, je ferais traîner à l’autel une victime plus grasse qu’Hispulla, un bœuf nourri dans les pâturages de Clitumnes ». C’est quelque chose pourtant que de sacrifier des veaux et des brebis ; tout le monde n’en pouvait pas faire autant, et Martial aurait bien été forcé de chercher un autre moyen de témoigner aux dieux sa reconnaissance. Ailleurs Juvénal décrit un dîner qu’il compte donner à ses amis. Il a grand soin d’annoncer que le repas ne sera point somptueux, et il profite de l’occasion pour railler les dépenses insensées des grands seigneurs de son temps. Son menu cependant n’est pas trop frugal. « Le marché ne fera point les frais du dîner ; on m’enverra des environs de Tibur un chevreau gras qui n’a point encore brouté l’herbe, puis des asperges, puis, avec de beaux œufs encore chauds dans leur foin, les mères qui les ont pondus, enfin des raisins conservés pendant une saison et tels encore qu’ils étaient sur leur vigne, des poires de Signia et de Syrie, et dans les mêmes corbeilles des pommes au frais parfum, aussi belles que celles du Picénum. » Ce n’est pas tout à fait, comme on voit, un dîner de Spartiate, et Horace recevait ses amis à moins de frais. Ajoutons que le service répond au menu. Sans doute on ne trouve pas chez Juvénal de ces maîtres d’hôtel comme on en rencontre chez Trimalchion, véritables virtuoses qui découpent en mesure et avec des gestes de pantomimes.



JUVENAL N’A PAS BESOIN DE MENDIER POUR VIVRE
Il a pourtant plusieurs esclaves. « Mes deux serviteurs ont même costume, cheveux courts et sans frisures, peignés exprès pour ce grand jour ; l’un est le fils de mon pâtre, l’autre est le fils de mon bouvier ; il soupire après sa mère, qu’il n’a pas vue depuis longtemps. Il te versera du vin récolté sur les coteaux d’où lui-même il est venu à Rome, et au pied desquels il jouait naguère : le vin et l’échanson sont du même cru ». Ainsi Juvénal possède un bouvier et un pâtre, il fait venir un chevreau de Tibur, sans doute de quelque propriété qui lui appartient, et il récolte sa provision de vin chez lui. Il n’eut donc pas besoin de mendier pour vivre, comme la plupart de ses confrères en littérature ; il n’était pas réduit au triste sort de Rubrénus Lappa, qui mettait sa pièce d’Atrée en gage quand il voulait se payer un manteau, ou de Stace, qui serait mort de faim, si l’histrion Paris ne lui avait acheté son Agavé. Toutefois il ne se trouvait pas riche, et se mettait volontiers parmi ces gens de peu (mediocres), pour qui le monde est si sévère ; mais n’a-t-il pas fait remarquer que personne n’est satisfait de son sort ? Dans un passage curieux où il s’élève contre ceux qui sont insatiables, il essaie de fixer la limite où l’on doit raisonnablement s’arrêter dans la recherche de la fortune. Cette limite est pour lui le revenu de trois chevaliers réunis, c’est-à-dire 12,000 livres de rente. C’était mettre assez haut son idéal ; un revenu de 12,000 francs était considérable dans une société où les fortunes moyennes n’existaient pas, et qui se composait de millionnaires et de mendiants ; on pouvait ne pas l’atteindre sans être pauvre pour cela. Il est donc permis de penser que si Juvénal n’était pas aussi riche qu’il l’aurait voulu, s’il ne possédait pas tout à fait les 12,000 francs de rente qui lui semblaient nécessaires pour bien vivre, il n’en était pas moins à son aise, et qu’il ne faut pas le ranger parmi ceux dont il a dit avec tant de tristesse : « Il est bien difficile à l’homme de mérite de se faire un nom quand la misère est à son foyer ».

PENDANT LA MOITIE DE SA VIE, IL DECLAMA
Ce qui achève de le prouver, c’est que lorsqu’il vint d’Aquinum à Rome, il ne se mit pas en peine de choisir un métier qui pût le nourrir. Il suivit uniquement ses préférences, et se décida pour cette éloquence d’apparat et d’école qu’on appelait la déclamation. Voilà un goût bien étrange chez un esprit qui nous semble de loin si sérieux ! Pendant la moitié de sa vie il déclama, c’est-à-dire qu’à certains jours il convoquait par des lettres et des affiches tous les beaux esprits de Rome à se réunir dans une salle qu’il avait louée pour l’entendre plaider des causes imaginaires et trouver des arguments nouveaux sur des sujets mille fois traités. Son biographe nous dit qu’il déclamait pour son agrément (animi causa) ; mais il est difficile d’admettre qu’en se livrant à ce travail futile il n’ait cherché que le plaisir de donner des conseils à Sylla ou de défendre des gens qui n’avaient jamais été mis en cause. Il voulait évidemment se faire connaître ; il espérait arriver à la réputation et faire parler de lui dans Rome. Y est-il parvenu ? a-t-il acquis dans ces exercices d’école un nom qui répondît à son talent ? Cela paraît douteux. Martial l’appelle quelque part l’éloquent Juvénal ; c’est peut-être un de ces compliments d’ami auxquels il ne faut pas trop donner d’importance.
MOI AUSSI J’AI TENDU LA MAIN A LA FERULE !
Ce qui est sûr, c’est que son nom ne se trouve pas une seule fois cité dans la correspondance de Pline, qui contient tout le mouvement littéraire de ce siècle. Dans la suite, quand Juvénal eut quitté son premier métier, il n’en parla jamais sans amertume. « Moi aussi, disait-il, j’ai tendu la main à la férule ; tout comme un autre, j’ai tâché de persuader à Sylla de rentrer dans la vie privée et de dormir sur les deux oreilles ». Se serait-il servi de ces termes railleurs, si cette époque lui avait rappelé des souvenirs de triomphes ? On a remarqué aussi qu’en général il est mal disposé pour ceux qui suivaient la même carrière que lui et qui y avaient mieux réussi. Il ne manque pas une occasion de se moquer de Quintilien ; il plaisante en passant Isée, ce déclamateur grec qui fit courir Rome entière, et auquel Pline a consacré une de ses lettres. Cette mauvaise humeur manifeste, ces mots amers qui lui échappent sans cesse contre les déclamateurs et la déclamation, semblent trahir une espérance trompée. Il débuta dans la vie par un mécompte, et dut être d’abord mal disposé contre cette société qui refusait de le mettre au rang dont il se sentait digne.




JUVENAL DANS LES ANTICHAMBRES DU POUVOIR ?
Elle avait pourtant du goût pour les gens de mérite. Les orateurs qui s’étaient fait un nom dans le barreau ou dans les écoles étaient bien accueillis de tout le monde. Cet Isée, dont je viens de parler, vivait familièrement avec les plus grands personnages, et les lettres de Pline nous apprennent que de simples philosophes épousaient souvent des femmes de naissance très distinguée. Juvénal ne connut pas ces bonnes fortunes ; rien n’indique qu’il ait pénétré dans l’intimité des grands seigneurs ; probablement il ne dépassa jamais leurs antichambres. Il faut voir aussi comme il envie le sort de ce Virgile, un petit propriétaire de Mantoue, ou de cet Horace, le fils d’un esclave, qui tous deux arrivèrent à être les protégés de l’empereur et presque les confidents du premier ministre ! Gardons-nous de croire, sur la foi de sa réputation, que Juvénal ait méprisé ces faveurs ; n’allons pas nous le figurer comme un de ces mécontents superbes qui vivent dans une fière solitude, et que le patriciat laisse dans leur isolement volontaire parce qu’ils refusent de se courber devant lui.

JUVENAL ADEPTE DE LA SPORTULE, CETTE ETRANGE INSTITUTION
Une indiscrétion piquante de son ami Martial détruirait ces illusions. — Tout le monde connaît cette étrange institution de la sportule, dont vivait une bonne partie du peuple de Rome. Tous les matins, avant le jour, les pauvres clients des grandes maisons quittaient leurs quartiers lointains pour venir à la porte des gens riches et y attendre leur réveil. Ils voulaient tous arriver les premiers et paraître empressés à remplir leur devoir. On les voyait rangés contre le mur, transis de froid en hiver, étouffant en été sous le poids de la toge, occupés à défendre leur place contre les chiens et les esclaves, jusqu’au moment où la porte s’ouvrait et où ils étaient successivement introduits dans l’atrium ; ils passaient alors en s’inclinant devant le maître, qui leur répondait par un salut dédaigneux, puis recevaient du trésorier, après un examen minutieux, les 10 sesterces (2 fr.) qui les faisaient vivre. Ce qu’on sait, c’est que Juvénal était de ces clients du matin qui assiégeaient les maisons des riches. On a conservé une pièce de vers très agréable où Martial, de retour enfin dans sa chère Espagne, décrit le repos et le bonheur dont il jouit, et vante à son ami ces longs sommeils par lesquels il se rattrape de trente ans de veilles. « À ce moment peut-être, lui dit-il, tu te promènes sans repos, mon cher Juvénal, dans la bruyante Suburra ou sur la colline de Diane. Couvert de cette lourde toge qui fait suer, tu te présentes chez les grands seigneurs et tu te fatigues à gravir les rampes du grand et du petit Coelius ». Ce n’est pas que Juvénal eût besoin de tendre la main comme les autres, et sa fortune lui permettait de se passer de l’aumône des 10 sesterces ; mais il voulait sans doute se faire des protecteurs puissants, il tenait peut-être à se mêler de quelque manière à ce monde somptueux qui n’avait pas d’autre accès pour lui, et ce désir lui faisait braver l’ennui de ces visites matinales. Il a donc supporté toutes ces humiliations qu’il a si souvent dépeintes. Il s’est levé au milieu de la nuit, il s’est habillé en toute hâte de peur d’être devancé par des clients plus zélés, il est parti à moitié vêtu, « il a grimpé au pas de course la montée glaciale des Esquilies, alors que l’air frémissait fouetté par la grêle, et que son pauvre manteau ruisselait sous les giboulées du printemps ». Il a subi les insultes de ces esclaves impertinents dont les grandes maisons étaient pleines ; il s’est présenté humblement devant ce riche qui, encore assoupi par les plaisirs de la veille, s’est contenté de fixer sur lui un regard insolent, sans même daigner ouvrir la bouche, ut te respiciat clauso Veiento labello ! C’est sans doute alors que, malade et mécontent, maudissant Rome et ses ennuis, il prenait la résolution d’échapper à tous ces devoirs humiliants, et il allait se refaire, comme il dit à son cher Aquinum.
JUVENAL PREMIER MAGISTRAT & PRÊTRE DU DIEU VESPASIEN A AQUINUM
La petite ville ne négligeait rien pour le bien accueillir et pour le garder ; ce déclamateur obscur de Rome se retrouvait là un grand personnage dont ses compatriotes étaient fiers. Une inscription nous apprend qu’on l’avait revêtu de la première magistrature du pays, et que même, ce qui est assez singulier pour un sceptique comme lui, il avait accepté d’être le prêtre du dieu Vespasien. Il pouvait donc y vivre heureux et honoré ; mais, il est probable qu’il n’y restait guère. Dans cette satire célèbre où il décrit avec tant de verve les inconvénients des grandes villes, il a oublié de nous dire le plus grand de tous : celui qui les a une fois connues ne peut jamais plus se passer d’elles ; même quand elles ne le contentent pas, elles le dégoûtent de tout le reste. Cette boue et ce bruit, ce mouvement fébrile, cette agitation désordonnée, ce tracas, ces ennuis, ces misères dont on se plaint amèrement quand on est forcé de les subir, forment en réalité un charme étrange et puissant auquel on ne peut plus se soustraire. Quelque tristesse qu’on éprouve à y rester, quelque résolution qu’on prenne de s’éloigner d’elles, il faut toujours qu’on revienne y vivre et y mourir. — C’est ainsi que ce grand ennemi de Rome qui ne rêvait pas d’autre bonheur que d’aller vieillir dans un trou de lézard, « amoureux de sa bêche et soignant bien son petit clos », se fatiguait bientôt du calme d’Aquinum, et qu’il revenait au plus vite dans cette ville qu’il détestait, s’exposer de nouveau à tous ces mépris qui attendaient les pauvres gens à la porte des grands seigneurs.

L’IMPERTINENCE D’UNE ARISTOCRATIE IMPUISSANTE ET VANITEUSE
L’aristocratie romaine n’a donc pas fait un bon accueil à Juvénal ; il n’a pas pris chez elle la situation qu’avait Horace à la cour d’Auguste, parmi ces grands personnages qui le traitaient en ami, qui venaient dîner sans façon chez lui le jour de sa fête, qui le consultaient sur des questions de littérature et de morale, et se tenaient honorés d’une ode ou d’une épître qui leur était adressée par le poète. Il n’y a pas de traces de familiarités de ce genre dans les satires de Juvénal, et cela ne nous surprend guère. Plus la noblesse romaine avait perdu de sa puissance, plus elle s’attachait à ces distinctions futiles qui la rendaient insupportable ; elle se vengeait des outrages dont les Césars l’accablaient en les infligeant à son tour aux plébéiens ; il ne lui restait plus guère qu’un droit, celui d’être insolente avec ses inférieurs, et elle se plaisait à en abuser. Il n’y a rien qui nous blesse plus que ces mépris, surtout lorsqu’ils viennent de personnes qui en réalité n’ont pas plus de pouvoir que nous. Quand l’orgueil est appuyé sur une autorité réelle, il semble avoir sa raison, et on le supporte plus aisément ; mais on ne peut pas se résigner à l’impertinence d’une aristocratie lorsqu’elle est à la fois impuissante et vaniteuse.




UN HOMME QUI A SOUFFERT DES DISTINCTIONS SOCIALES
Juvénal a parlé avec beaucoup d’aigreur de celle de Rome. Sa huitième satire semble n’être d’abord que le développement d’une thèse morale à la façon de Sénèque ; mais on sent bientôt que d’anciennes blessures se réveillent, et un accent personnel et passionné remplace ces généralités philosophiques. Ce moraliste n’est pas un sage qui discourt à loisir et froidement sur les conditions humaines, c’est un homme qui a souffert de ces distinctions sociales et qui ne l’a pas oublié. Il a supporté les dédains de ce Damasippe, un cocher de grande famille qui vit dans ses écuries, « qui délie la botte de foin et verse l’orge à ses chevaux », de ce Lentulus, de ce Gracchus, qui se sont faits histrions ou gladiateurs ; il a entendu ce jeune fat, fier d’avoir sa maison pleine de portraits d’ancêtres, dire aux pauvres gens : « Vous autres, vous êtes des misérables, des gueux, la lie de notre populace ; nul de vous ne saurait dire de quel pays sort son père. Moi, je descends de Cécrops. — Grand bien te fasse, lui répond-il, et puisses-tu longtemps savourer la gloire d’être descendu de si haut ! Pourtant c’est dans cette populace que tu trouveras d’ordinaire le Romain dont la parole protège devant la justice le noble ignorant ; c’est de cette canaille que sort le jurisconsulte qui sait résoudre les énigmes de la loi ; c’est de là que partent nos jeunes et vaillants soldats pour aller sur l’Euphrate et chez les Bataves rejoindre les aigles qui veillent sur les nations domptées. Toi, tu es le descendant de Cécrops, voilà tout. Tu me fais l’effet d’un Hermès dans sa gaine ; ton seul avantage, c’est qu’un Hermès est de marbre, toi, tu es une statue qui vit ». Que de rancunes accumulées laissent entrevoir ces paroles, et comme on y sent la colère que le poète a dû ressentir des mépris de ce grand monde, où son talent sentait devoir lui donner une place, et qui ne voulut pas s’ouvrir pour lui !

JUVENAL SE RETIRE DANS LA MAUVAISE COMPAGNIE Repoussé par la bonne compagnie, Juvénal se retira dans la mauvaise. Il a pris soin de nous faire connaître lui-même quelques-unes des personnes qu’il fréquentait, société en vérité fort étrange pour un homme qui faisait profession de prêcher la vertu. Je ne dis rien de Martial, quoiqu’il fût loin d’être exemplaire ; son amitié, s’il était seul, ne témoignerait pas trop contre Juvénal. C’était un poète si spirituel, il avait tant d’agrément dans l’esprit, tant de verve et de grâce, qu’on pouvait bien oublier les légèretés de sa conduite et de sa morale pour le charme de son talent. Je veux parler surtout de ceux à qui Juvénal adresse ses satires ; ils n’ont pas l’air d’être des personnages imaginaires, et il les traite comme des amis avec lesquels il passait sa vie. Le plus honnête de tous est encore ce pauvre Umbritius, un poète crotté sans doute, qui, las de mourir de faim à Rome, se décide un jour à se retirer à Cumes, et dont tout le mobilier tient dans une petite charrette ; mais que dire des autres ? L’un d’eux est un coureur d’aventures galantes, débauché célèbre (mœchorum notissimus), que le retour imprévu d’un mari a forcé souvent à se cacher dans un coffre ; l’autre est un parasite éhonté à qui l’espoir d’un dîner fait braver toute sorte d’outrages, qui se résigne aux injures des valets, aux railleries des affranchis, aux impertinences du maître, pour attraper quelque bon morceau et manger un peu mieux qu’il ne fait dans sa mansarde ; un autre enfin trafique de lui-même et s’attribue de la meilleure grâce du monde le plus ignoble de tous les métiers.
LES PLAISANTERIES GROSSIERES ET LES PROPOS EFFRONTES
Voilà pourtant les gens à qui Juvénal adresse ses morales et dont il n’hésite pas à se dire l’ami ! Il n’a pas cherché à nous faire un mystère de ces liaisons, tant elles lui paraissent naturelles. M. Nisard fait remarquer que chacune des petites pièces que lui adresse Martial contient une obscénité ; c’était sans doute le ton ordinaire de l’entretien dans cette société, et c’est en la fréquentant que Juvénal a pris l’habitude des plaisanteries grossières et des propos effrontés. Un jour qu’il adresse une invitation à dîner à l’un de ses meilleurs amis, il lui demande d’oublier tous les tracas du ménage : « Ne songe plus, lui dit-il, aux ennuis que te donne ta femme lorsqu’elle rentre le soir au logis, la coiffure dérangée, le teint enflammé, l’oreille rouge, les vêtements froissés d’une façon suspecte ». Voilà des railleries singulières, et il faut avouer que ce n’était pas un monde délicat et distingué que celui où l’on pouvait se permettre de plaisanter ainsi son ami sans craindre de le fâcher.

LA SATIRE DES PETITES GENS
C’est pourtant là ce qui fait l’originalité la plus piquante de la satire de Juvénal ; elle nous introduit dans une société où nous ne pénétrerions pas sans elle. C’est la satire des petites gens. Nous sommes avec lui chez les poètes à jeun, chez les professeurs sans élèves, chez les avocats sans causes, chez les négociants ruinés, chez tous ceux qui vivent de privations ou d’aventures, qui frappent le matin à la porte des riches et qui s’endorment quelquefois le soir dans la taverne de Syrophoenix, « à côté des matelots, des filous, des esclaves fugitifs, des fabricants de cercueils et des prêtres mendiants de Cybèle ». Juvénal parle pour eux ; il s’est fait leur interprète et leur défenseur, il connaît toutes leurs misères, il est admirable de force et de vérité quand il les décrit. Il a fréquenté ces poètes « qui font des vers sublimes dans de pauvres galetas », ces rhéteurs, ces grammairiens auxquels on dispute leur maigre salaire, ces avocats qui comptent pour dîner sur le succès de leur plaidoirie, et « dont la faconde ronfle comme un soufflet de forge, tandis que le mensonge écume sur leurs lèvres ».
LE RETOUR DES CIGALES
Il a vécu parmi ces pauvres clients qui se présentent chez leurs patrons « avec une tunique sale et déchirée, une toge crottée, des souliers béants ou grossièrement rapiécés » ; il les a entendus dire à ceux qui leur reprochent de tendre la main et d’accepter l’aumône du riche : « Que voulez-vous donc, quand viendra décembre, que je réponde à ces épaules nues qui me demandent un vêtement, à ces pieds qui réclament des chaussures ? Puis-je leur dire : Patience, attendez le retour des cigales ? » C’est là, je le répète, une grande partie de l’originalité de Juvénal. Personne encore, dans les lettres latines, n’avait daigné prendre la parole pour ce petit monde besogneux ; sans lui, les plaintes de ces misérables ne seraient pas venues jusqu’à nous.
LE POINT DE VUE DES PAUVRES GENS
Les historiens ne songent à s’apitoyer que sur les malheurs des grands personnages ; il faut être sénateur ou chevalier pour avoir des droits à leurs larmes ; la pitié de Juvénal descend beaucoup plus bas. Quand il dépeint les malheurs de la société, c’est presque toujours au point de vue des pauvres gens qu’il se place. Il adopte tous leurs préjugés et reproduit leurs plaintes ; il juge le monde comme eux et ne s’appesantit que sur les maux dont ils souffrent. Dans cette première satire, où il étale avec tant de complaisance tous les vices de son temps, il en veut aux riches, moins peut-être de dévorer leur fortune que de la dévorer tout seuls. Débauchés, avares et solitaires, ils n’appellent plus de compagnons pour les aider à se ruiner plus vite. « Eh quoi ! s’écrie Juvénal, il n’y aura donc plus de parasites, nullus jam parasitus erit ! » N’entendez-vous pas ce cri qui sort du cœur des Naevolus, des Umbritius, des Trébius ? Ce n’est certes pas la morale qui peut être fâchée qu’on supprime ce métier honteux ; mais que deviendront ceux qui faisaient profession d’en vivre ? Juvénal s’est mis à leur place, et il a parlé en leur nom.




JUVENAL DEFENSEUR DE L’INDEPENDANCE NATIONALE ?
Un des passages les plus curieux en ce genre et où le poète a le plus subi l’influence de son entourage, c’est celui où il attaque si vigoureusement les Grecs. On est tenté d’abord d’y voir l’expression du plus ardent patriotisme. « Citoyens, dit-il d’un ton solennel, je ne puis supporter que Rome soit devenue une ville grecque ! » Ne semble-t-il pas qu’on entend la voix de Caton le censeur ? Aussi que de critiques s’y sont trompés ! Ils ont pris ces emportements au sérieux et se représentent Juvénal comme un des derniers défenseurs de l’indépendance nationale. C’est une erreur profonde. Le motif qui le fait gronder est moins élevé qu’on ne pense, et il n’y a au fond de cette colère qu’une rivalité de parasites. Le vieux client romain, qui s’est habitué à vivre de la générosité des riches, ne peut pas supporter l’idée qu’un étranger va prendre sa place. « Ainsi, dit-il, il signerait avant moi, il aurait à table la place d’honneur, ce drôle jeté ici par le vent qui nous apporte les figues et les pruneaux ! Ce n’est donc plus rien que d’avoir dans son enfance respiré l’air du mont Aventin et de s’être nourri des fruits de la Sabine ! » Quelle étrange bouffée d’orgueil national ! Ne dirait-on pas, à l’entendre, que le droit de flatter le maître et de vivre à ses dépens est un privilège qu’on acquiert par la naissance ou le domicile, comme celui de voter les lois et d’élire les consuls ! En réalité, ce ne sont pas les moyens employés par les Grecs qui lui répugnent ; il essaierait volontiers de s’en servir, s’il pensait le faire avec succès. « Je pourrais bien flatter comme eux, dit-il ; mais eux, ils savent se faire croire ! » Comment lutter de complaisance et de servilité avec cette race habile et souple ? « Le Grec naît comédien ; vous riez, il va rire plus fort que vous. Son patron laisse-t-il échapper une larme, le voilà tout en pleurs, sans être plus triste du reste. En hiver, demandez-vous un peu de feu, il endosse son manteau fourré. — Il fait bien chaud, dites-vous, la sueur lui coule du front ». Voilà ce que le Romain ne sait pas faire.
LES GRECS ONT TROP DAVANTAGES !
Malgré ses efforts, il est toujours épais et maladroit : c’est un vice de nature. Ses reparties manquent de finesse, il mange gloutonnement, il a, jusque dans ses plus honteuses complaisances, des brusqueries et des rudesses qui ne peuvent pas se souffrir ; il ne sait pas mettre autant de grâce et d’invention dans sa bassesse. Aussi, quand le patron a une fois goûté du Grec, qui flatte si bien ses penchants et qui sert si adroitement ses plaisirs, il ne peut plus revenir au lourd client romain. « La lutte est inégale entre nous, dit tristement Juvénal, ils ont trop d’avantages ! » Encore s’ils laissaient le pauvre client s’asseoir sans bruit au bout de la table et de temps en temps égayer l’assistance de quelques bons mots « qui sentent le terroir » ; mais non, ils veulent la maison tout entière. « Un Romain n’a plus de place là où règnent un Protogène quelconque, un Diphile ou un Erimarque. Ils détestent le partage, le patron tout entier leur appartient. Qu’ils disent seulement un mot, toute ma servilité passée ne compte plus : il me faut déguerpir ». C’est ainsi que ce malheureux, chassé de la maison du riche, l’imagination toute pleine des mets espérés ou entrevus, s’en revient tristement manger chez lui son misérable ordinaire, — domum revortit ad moenam miser. Voilà les raisons véritables qu’il a d’en vouloir aux Grecs, et Juvénal, qui l’a souvent entendu gémir après son maigre dîner, nous a fidèlement transmis ses plaintes.

PARMI LES DEBAUCHES ET LES PARASITES
Ces détails étaient utiles à réunir. Ils nous font connaître la situation véritable de Juvénal, et, quand on la connaît, on s’explique plus facilement le caractère de ses œuvres. Il en résulte qu’avant de devenir un grand poète, il n’était regardé que comme un de ces parleurs médiocres « qui ébranlaient de leur éloquence les salles de marbre de Fronton », que le grand monde ne l’avait pas accueilli, quoiqu’il eût fait, à ce qu’il semble, quelque effort pour y pénétrer, qu’il fréquentait une assez mauvaise compagnie et vivait volontiers parmi des débauchés et des parasites, bien qu’il fût au-dessus d’eux par sa fortune et par une certaine élévation naturelle de caractère, qu’en un mot, pour me servir d’expressions modernes, c’était un mécontent et un déclassé. Ces dispositions, il faut l’avouer, n’étaient pas tout à fait celles qui pouvaient faire de lui un poète équitable et un satirique impartial.

LA RAGE QUI ME SECHE, QUI ME BRÛLE LE FOIE
Juvénal n’a jamais dit d’une manière précise pourquoi il abandonna la prose et d’où lui vint un jour la pensée d’écrire en vers. Il attribue vaguement cette vocation subite à l’indignation que lui cause la vue des ridicules et des crimes dont il est témoin. « Quand je vois la fortune de tous nos patriciens effacée par l’opulence de ce drôle qui jadis, au temps de ma jeunesse, a fait crier ma barbe sous son rasoir, quand un faquin sorti de la canaille d’Égypte ramène fièrement sur son épaule la pourpre tyrienne, il est difficile de ne pas écrire des satires… Puis-je dire la rage qui me sèche, qui me brûle le foie, lorsqu’un misérable qui a dépouillé son pupille encombre la voie publique de la horde de ses cliens ?… Comment à cette vue ne pas être tenté de s’arrêter là, en plein carrefour, de prendre ses tablettes et d’y marquer ces monstruosités qui passent ? » Sa colère est assurément très légitime, mais comment se fait-il qu’elle lui soit venue si tard ? Il avait près de quarante ans quand il s’avisa de composer les premières satires que nous ayons de lui. Aucune d’elles, au moins sous la forme où nous les possédons, n’est antérieure au règne de Trajan. Faut-il croire qu’il n’y avait pas de débauchés ou de voleurs du temps de Domitien, ou qu’à ce moment Juvénal n’avait pas encore songé à s’irriter de leur présence ? Pour qu’il soit devenu si violent à l’âge où d’ordinaire les grands emportements se calment, pour qu’il ait à quarante ans, quand les habitudes de l’esprit sont définitives, quitté tout d’un coup la prose pour les vers, il faut supposer qu’une circonstance particulière alluma sa verve et lui révéla son talent.

TIBERE ET NERON, DES MODELES POUR DOMITIEN
Ce fut sans doute la révolution soudaine qui délivra l’empire de Domitien. Peu de princes ont été plus détestés que celui-là, quoiqu’au premier abord il ne nous semble pas plus détestable que les autres ; mais ce qui peut expliquer cette sorte de préférence de haine, c’est que de Tibère à Néron Rome n’avait pour ainsi dire pas respiré ; la tyrannie y avait été continuelle, elle ne surprenait plus, et l’on en avait pris l’habitude. L’avènement des Flaviens changea ces dispositions. On crut que le mauvais sort de l’empire était conjuré, on attendit l’avenir avec confiance ; on s’accoutuma de nouveau au bien-être, à la sécurité, à tous ces agréments de la vie dont il est si naturel de jouir qu’il ne semble plus possible, quand on les possède, qu’on puisse en être jamais privé. Du temps de Vespasien et de Titus, personne ne songeait plus qu’on pût revoir un jour Tibère ou Néron ; on les revit pourtant tous les deux ensemble avec Domitien, qui semblait les avoir pris pour modèle et qui mettait sa gloire à leur ressembler. Cette tyrannie parut plus lourde parce qu’elle était moins attendue ; on détesta Domitien et pour les crimes qu’il avait commis et pour les espérances qu’il avait trompées. Cette haine furieuse explique l’ivresse de joie qui saisit le monde à la nouvelle de sa mort ; on peut s’en faire une idée en lisant les lettres de Pline. « C’étaient, dit-il, de tous les côtés des cris confus et tumultueux ». Tous ceux qui avaient perdu quelque ami ou quelques parents cherchaient à les venger. Les délateurs tremblaient ; ils allaient le soir trouver les gens qu’ils savaient irrités contre eux et s’humiliaient pour les désarmer ; mais on ne leur accordait guère le pardon qu’ils sollicitaient. Toute cette jeunesse qui était entrée dans la vie politique à la mort de Vespasien, pleine de confiance en elle-même et d’espoir dans l’avenir, que quinze ans de despotisme avaient condamnée à l’inaction et au silence, était heureuse d’agir et de parler ; elle voulait frapper des coups d’éclat en attaquant les grands coupables. Dans ce réveil de la liberté, l’histoire se ranimait comme l’éloquence. Fannius composait l’éloge des victimes de Néron ; Capiton réunissait ses amis pour leur lire la vie des hommes illustres que Domitien avait fait périr. N’était-il pas naturel que la poésie ressentît aussi l’effet de cette réaction violente ? Dans ses premières satires, Juvénal parle de la mort de Domitien comme d’un événement récent ; elles furent écrites immédiatement après la révolution qui délivra l’empire, pendant ces premiers moments d’agitation et de bruit par lesquels on se dédommageait de quinze ans de silence. C’est donc, on peut le supposer, la haine de ce prince qui lui inspira ses premières poésies. Peut-être avait-il des raisons particulières de le haïr ; beaucoup ont soupçonné que c’est sous Domitien et par son ordre qu’il fut exilé. On comprend alors que l’émotion publique ait excité jusqu’à la fureur ce cœur violent qui avait une injure personnelle à venger, et que la prose, quelque emportée qu’elle fût, ne lui ait pas suffi pour exprimer cette colère qui débordait. À la même époque et sous la même impression, Tacite débutait dans l’histoire en écrivant la vie d’Agricola. La destinée de ces deux grands écrivains avait été semblable ; tous deux avaient passé la plus grande partie de leur vie dans des occupations qui devaient être inutiles à leur gloire, tous deux avaient été remis dans leur voie naturelle par le même ébranlement politique, tous deux abordaient à peu près au même âge le genre littéraire dans lequel ils devaient s’illustrer, où ils étaient maîtres du premier coup.



AVANT TOUT, UNE SATIRE POLITIQUE
Sortie d’une révolution, il était naturel que la satire de Juvénal fût avant tout une satire politique ; elle s’occupe en effet volontiers des événements contemporains ou antérieurs, et dit librement son opinion sur les faits et sur les hommes. Cependant, si l’on se demande, après avoir lu les vers de Juvénal, à quel parti il appartient et quelle forme de gouvernement il préfère, la réponse n’est pas facile. C’est bientôt fait de dire avec M. Victor Hugo qu’il est « la vieille âme libre des républiques mortes » ; l’embarras commence quand on veut le prouver. Il n’y a pas un seul passage chez lui qui permette d’affirmer avec certitude que c’était un républicain. On a recours pour l’établir aux raisons les plus futiles. Quand par exemple il se plaint d’un patron qui fait servir à ses convives du vinaigre ou de la piquette, tandis qu’on lui verse du vin d’Albe et de Sétia, « du vin comme en buvaient Helvidius et Thraséa, couronnés de fleurs, pour célébrer la fête des deux Brutus », — « les beaux vers, s’écrie aussitôt Lemaire, et comme on y voit qu’il aimait la liberté et qu’il détestait la tyrannie ! » — « C’était un Romain de la vieille roche », ajoute à son tour M. Widal. C’était simplement un railleur qui n’était pas fâché de nous dire en passant que ces républicains terribles buvaient parfois d’excellent vin, et il faut en vérité beaucoup de complaisance pour voir dans cette boutade une profession de foi. Je n’attache pas beaucoup plus d’importance aux éloges qu’il donne partout au passé. C’était l’usage alors ; tous les moralistes sont pleins de ces regrets de l’ancien temps, et les empereurs eux-mêmes, quand ils voulaient faire dans leurs édits quelque réprimande vertueuse à leurs sujets, ne manquaient pas de citer avec attendrissement les exemples des Fabricius et des Cincinnatus.

LE REGRET DES VERTUS ANTIQUES
C’est dans le même sens que Juvénal parle de la vieille république ; il en rappelle volontiers les vertus, il admire chez elle l’honnêteté des mœurs, la pauvreté des ameublements, la frugalité des repas. Au luxe de son temps, à tous ces raffinements de bien-être et d’élégance sans lesquels on ne peut plus vivre, il est heureux d’opposer le tableau d’une famille antique, ces enfants demi-nus qui se roulent dans la poussière, ce mari fatigué des travaux du jour qui se gorge de glands dans un coin, et auprès de lui sa femme, souvent plus sauvage que lui, qui abreuve ses fils à sa mamelle. « Cette dame-là, vous ne lui ressemblez guère, ô Cynthia ! non plus que vous, ô Lesbie, vous qui pour pleurer un moineau avez compromis le doux éclat de vos yeux ! » C’est donc plutôt en moraliste qu’en politique que Juvénal parle du passé, et il a l’air de regretter bien plus les vertus antiques que l’ancien gouvernement. Il n’a parlé du gouvernement républicain qu’une fois et avec une singulière légèreté : « Depuis que nous ne vendons plus notre voix à personne », dit-il ; cela signifie : depuis que nous avons cessé d’être libres et d’élire nos magistrats. Cette phrase railleuse n’indique pas, il faut l’avouer, un regret bien profond de la république.

ABAISSER LES AUTRES POUR PARAÎTRE PLUS GRAND
Il est vrai que, si Juvénal ne laisse pas trop voir ses préférences, en revanche il ne dissimule point ses haines. On sait de quelle manière cruelle il a traité tous les princes qui ont gouverné Rome depuis Auguste. N’est-ce pas un indice assuré de ses opinions politiques, et n’est-on pas en droit d’en conclure qu’un homme qui dit tant de mal des empereurs est un ennemi décidé de l’empire ? Cette illusion paraît d’abord très naturelle ; il semble que des princes qui régnaient sur le même pays et au nom du même principe devaient se croire liés les uns aux autres, et que c’était une façon indirecte d’attaquer leur gouvernement que d’insulter leurs prédécesseurs. Napoléon entendait de cette manière la solidarité des rois ; il prenait pour lui les compliments qu’on adressait à Charlemagne, et se tenait pour outragé quand on se permettait de dire du mal de Louis XIV ; mais les Césars n’avaient pas les mêmes scrupules. Comme chacun d’eux avait été l’ennemi de celui qui régnait avant lui et qu’il s’en était souvent débarrassé pour prendre plus vite sa place, il n’avait aucun intérêt à défendre sa mémoire, et c’était même lui rendre service et lui faire plaisir que de l’attaquer. Depuis Auguste, qui souffrait que le flatteur Ovide le mît bien au-dessus de César, ce fut une tradition chez tous ces princes de permettre qu’on abaissât les autres pour paraître plus grands. Ils se chargeaient quelquefois eux-mêmes de ce soin, et l’on vient de retrouver à Trente un édit de l’empereur Claude où il parle très légèrement de son oncle Tibère et de son neveu Caligula. Cet exemple nous prouve que la mémoire des Césars n’était pas regardée comme sacrée, et qu’on pouvait maltraiter l’empereur mort sans déplaire à l’empereur vivant. Les sévérités de Juvénal, quand elles s’adressaient au passé, n’étaient donc pas des crimes ou même des témérités, et beaucoup se les étaient permises, qu’on ne pouvait pas soupçonner d’être des républicains.

UN EXCELLENT PLAT DE CHAMPIGNONS APRES LEQUEL IL NE MANGEA PLUS RIEN
Il a osé attaquer le chef de la dynastie impériale ; mais avant lui Sénèque ne l’avait pas ménagé davantage : ne disait-il pas, dans un ouvrage dédié à Néron, que la clémence d’Auguste n’était qu’une cruauté fatiguée ? Il ne s’est pas fait scrupule de se moquer de l’apothéose de Claude ; il plaisante sur la façon dont Agrippine « le précipita dans le ciel en lui faisant manger cet excellent plat de champignons après lequel il ne mangea plus rien » ; mais qui parlait sans rire de ce dieu étrange ? Sénèque est bien moins respectueux encore dans cette spirituelle satire qu’il composa quelques jours après la mort du prince, et au moment même où un décret du sénat lui ouvrait le ciel. Il est probable que ce charmant ouvrage fut bien accueilli au Palatin, et qu’Agrippine et Néron, qui détestaient Claude, cherchaient en le lisant à se délasser de ces airs de veuve inconsolable et de fils désolé qu’ils étaient obligés de prendre pour recevoir les compliments du sénat et des provinces. Je ne dis rien de la manière dont Juvénal traite partout Domitien ; quelque sévère qu’il soit pour ce prince, il ne l’est pas autant que Pline. Le Panégyrique était pourtant un discours officiel, et si Pline, qui parlait en présence de Trajan, n’a pas cru qu’il fût nécessaire de modérer ses violences, c’est qu’elles étaient sans signification et sans danger, et qu’en disant des empereurs après leur mort ce que tout le monde en pensait pendant leur vie, on ne s’exposait pas à passer pour un ennemi du gouvernement impérial.

DE L’OBSCURITE VOLONTAIRE
Juvénal est allé plus loin ; ce n’est pas seulement pour le passé qu’il est sévère, on voit bien que le présent lui-même ne le contente pas, et l’empereur vivant n’échappe pas tout à fait à ces outrages qu’il prodigue aux empereurs morts. Pour en être sûr, cherchons d’abord, quand il attaque la société romaine, de quelle société il veut parler. Est-ce à celle de son temps que s’applique sa sévérité, ou remonte-t-il plus haut et n’a-t-il l’intention d’atteindre que l’époque de Néron et de Domitien ? La réponse est douteuse, Juvénal a laissé sur ce point quelque obscurité, et cette obscurité me semble très volontaire. Il prévoyait sans doute le bruit qu’allaient faire ses satires, il en redoutait pour lui les conséquences ; aussi essaya-t-il, au milieu de ses hardiesses, de prendre ses précautions et de se garder une excuse. Si ses contemporains se fâchaient d’être ainsi maltraités, si le prince surtout, qu’on rend si aisément responsable de tous les vices de son temps, trouvait les tableaux trop chargés, il voulait pouvoir lui répondre qu’il s’agissait d’une autre époque, et qu’il parlait d’une société qui n’existait plus.

DES REPROCHES A L’HUMANITE TOUTE ENTIERE
Dans sa première satire, qui fut évidemment composée pour servir de préface au recueil de ses œuvres, il veut nous persuader que ses reproches s’adressent non pas à un siècle en particulier, mais à l’humanité tout entière. « Tout ce qui se pratique dans le monde depuis que Deucalion jeta les cailloux derrière lui, toutes les passions qui agitent l’homme, l’espérance et la crainte, la colère et la volupté, la joie et l’inquiétude, voilà la matière dont se compose mon petit livre ». Nous sommes bien avertis, il va remonter au déluge. On dirait pourtant qu’il n’espère pas nous le faire croire, car il reconnaît de bonne grâce, à la fin de la même satire, qu’il n’ira pas prendre ses sujets si loin. Il ne s’agit plus alors de Deucalion, il nous annonce seulement qu’il n’attaquera que les morts. « Je veux essayer, dit-il, ce qu’il est permis de dire de ceux dont la cendre repose le long de la voie Flaminienne ou de la voie Latine ». Il a mal tenu sa parole, et il lui est arrivé plus d’une fois de maltraiter des gens qui n’étaient pas encore couchés dans leurs tombeaux de marbre le long des voies romaines ; seulement il est curieux de voir, quand il ose le faire, les précautions qu’il prend pour nous dérouter. Il présente, dans sa XIIIe satire, une énumération effrayante des crimes qui se commettent tous les jours à Rome, assassinats, parjures, incendies, sacrilèges, empoisonnements, parricides. Nous ne doutons pas en le lisant qu’il ne soit question de son époque, on ne décrit avec autant de verve que les spectacles qu’on a sous les yeux ; mais tout à coup il ajoute : « Tout ce que je viens de dire n’est que la moindre partie des crimes qu’on défère tous les jours à Gallicus ». Or ce Gallicus, nous le connaissons ; c’était un préfet de Rome sous Domitien. Nous pensions que Juvénal parlait de son temps, cette petite phrase vient à propos nous détromper. Les contemporains de Trajan et d’Hadrien ne pourront pas se plaindre, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit : le poète nous a brusquement jetés un quart de siècle en arrière.
PARLER A SES CONTEMPORAINS ET MECONTENT DE SON EPOQUE
L’artifice est encore plus visible dans la satire contre la noblesse. Au milieu d’un développement, il s’interrompt sans motif pour nous dire : « À qui donc en ai-je à ce moment ? C’est avec toi que je veux parler, Bubellius Plautus ». Les commentateurs sont assez surpris de cette brusque apostrophe, et, comme c’est leur usage, ils l’admirent beaucoup faute de pouvoir l’expliquer. Elle me rappelle tout à fait ce mot du bonhomme Chrysale dans les Femmes savantes : « C’est à vous que je parle, ma sœur ». La situation est la même : Chrysale, décidé à faire un éclat, mais toujours tremblant devant sa femme, voudrait bien lui persuader qu’il ne s’adresse qu’à Bélise. Juvénal, qui se souvient tout d’un coup que les grands seigneurs sont puissants et qu’il peut être dangereux de le prendre de trop haut avec eux, a soin de se choisir un interlocuteur commode et dont il n’ait rien à redouter. Comme Plautus est mort depuis cinquante ans, il n’y a pas à craindre qu’il se fâche, et voilà pourquoi il le prend si résolument à partie. En réalité, c’est à ses contemporains qu’il veut parler, c’est de son époque qu’il est mécontent. Les allusions au temps présent abondent dans ses vers, et il y est sans cesse question de personnages vivants.

LE VICE EST A SON COMBLE
Les vices qu’il attaque sont ceux qu’il voit ou croit voir autour de lui. Quand il se demande si jamais aucun siècle fut plus fertile en crimes, quand il dit : « La postérité n’ajoutera rien à nos dépravations ; je défie nos descendants de trouver du nouveau, le vice est à son comble, et il ne peut que baisser », il n’y a pas à en douter, c’est de son siècle qu’il se plaint, c’est la société au milieu de laquelle il vit qui lui semble si corrompue, et s’il n’a dit nulle part son opinion sur les empereurs qui règnent alors, c’est qu’il n’ose pas le faire ; mais on voit bien à la façon dont il blâme leur temps et dont il parle de leurs actes, aux demi-mots qu’il laisse échapper et aux réticences qu’il s’impose, qu’il ne les met pas beaucoup au-dessus de leurs prédécesseurs.

LA LIBERTE OU L’APPARENCE DE LIBERTE
Parmi ces empereurs se trouve Trajan ; il est clair que Trajan lui-même n’a pas désarmé la colère de Juvénal, et que le poète n’a pris aucune part à ces acclamations qui saluaient, selon l’expression de Tacite, l’aurore de ce siècle fortuné. Certes on comprendrait que, tout en rendant justice aux vertus de ce prince honnête, Juvénal eût fait quelques réserves. Il pouvait n’être pas de l’avis de Tacite qui proclamait que l’alliance était faite entre le principat et la liberté. En réalité, le régime impérial n’était pas changé dans son principe ; le pouvoir restait tout entier dans les mains d’un homme, et s’il consentait à en partager quelques attributions avec le sénat et les consuls, c’était une générosité volontaire, et qu’il était libre de révoquer. Le fleuve coulait toujours dans le même sens, seulement, nous dit Pline, les magistrats avaient la permission d’y faire quelques saignées à leur profit (quidam ad nos quoque velut rivi ex illo benignissimo fonte decurrunt). Ces petits filets de pouvoir suffisaient à Pline, qui se contentait de peu : n’a-t-il pas eu la naïveté de nous dire qu’il réclamait du prince non la liberté elle-même, mais seulement une apparence de liberté ? On n’en voudrait pas à Juvénal d’être plus exigeant. Il lui était permis de trouver que, même sous Trajan, la sécurité et la liberté des citoyens n’avaient pas assez de garanties. Le gouvernement restait le même, l’empereur seul était changé ; la félicité publique ne s’appuyait que sur la vie du prince : ce n’était pas assez, et une nation est en droit de chercher pour son bonheur des assurances plus solides. Voilà les réserves que pouvait légitimement faire Juvénal quand il parlait de Trajan ; mais il est allé plus loin, il ne s’est pas contenté de tempérer ses éloges par des restrictions, il a impitoyablement refusé de donner aucun éloge.

NERON AU-DESSUS DE TRAJAN ?
C’est là que commence l’injustice. Il affecte de ne mettre aucune différence entre ce gouvernement imparfait sans doute, mais honnête et glorieux, et celui d’un Tibère ou d’un Néron. Il semble même parfois qu’il mette l’époque de Néron et de Tibère bien au-dessus de celle de Trajan. N’a-t-il pas prétendu que jamais les provinces n’ont été plus mal gouvernées que de son temps, parce qu’elles en étaient venues à regretter même Verrès, qu’elles étaient pauvres et ruinées, et que, comme on ne leur avait rien laissé que leurs armes, elles ne tarderaient pas à se révolter contre Rome ? Ce sont des exagérations dont l’histoire fait justice. Il suffit pour y répondre de lire la correspondance que Pline entretint avec Trajan pendant qu’il gouvernait la Bithynie. On y voit les soins infinis et minutieux que prenait le prince pour assurer le bonheur et la sécurité de ses états. Il s’occupe de tout, aucun détail ne lui échappe. Jamais honnêteté plus active et plus scrupuleuse ne veilla au repos des provinces ; jamais regard plus attentif ne fut jeté du Palatin sur le monde. Comment admettre que le proconsul qui se sentait toujours sous cet œil vigilant fût aussi libre de malverser qu’à l’époque de la république, où il était jugé par des complices et surveillé par des amis décidés à ne rien voir chez les autres pour ne pas les encourager à regarder chez eux ? Cette correspondance nous fait connaître et aimer ce vaillant soldat, qui portait dans les affaires politiques un esprit si ferme et si résolu, tant de justice et de bon sens, tant d’énergie et d’humanité, qui écrivait à Pline, un jour que celui-ci lui demandait s’il fallait punir un jeune homme coupable d’avoir outragé sa statue : « C’est mon dessein de ne pas renouveler les procès de majesté ; je ne veux pas avoir recours à la terreur pour obtenir le respect ». Que nous sommes loin de l’époque où Domitien condamnait une femme à mort parce qu’elle s’était permis de changer de vêtements devant son image !



LA TURBA REMI
Ces différences entre les temps et les hommes sont visibles ; comment se fait-il qu’elles n’aient pas frappé Juvénal ? comment ne nous laisse-t-il nulle part deviner que le régime sous lequel il vivait valait mieux que celui qui l’avait précédé ? En le supposant sincère, et je ne vois pas de raison d’en douter, d’où sont venues ses préventions ? Sont-elles l’effet d’un système politique arrêté, exclusif, qui, en s’imposant à son esprit, le rend pour tout le reste incapable de justice et d’impartialité, et, s’il en est ainsi, quel peut être ce système ? Serait-ce par exemple un gouvernement où le peuple aurait plus de part ? On est tenté de le croire quand on se souvient des beaux vers que j’ai cités, dans lesquels, pour abaisser la noblesse, il relève les plébéiens, et montre qu’ils sont vraiment la force et l’honneur de l’état ; mais faut-il chercher dans ce passage autre chose qu’un admirable élan de colère et la vengeance légitime d’un orgueil blessé ? Juvénal demande-t-il en réalité pour ces pauvres gens que les grands seigneurs dédaignent une situation plus avantageuse dans l’empire ? A-t-il prévu ou désiré un nouvel état social où l’on tiendrait plus de compte de tous ces déshérités de la naissance et de la fortune, et où les plébéiens reprendraient leurs droits politiques ? Cela paraît difficile à croire quand on le voit partout ailleurs traiter la plèbe de son temps avec le mépris que malheureusement elle méritait. C’est la tourbe des enfans de Rémus, turba Remi ; elle est toujours pour le plus fort, elle salue la fortune et déteste les proscrits. Elle forme le cortège ordinaire du vainqueur, et s’empresse d’aller donner quelques coups de pied à l’ennemi de César quand il est à terre. Elle a perdu le goût du pouvoir, elle ne se soucie plus de la liberté ; pourvu qu’on la nourrisse et qu’on l’amuse, le reste lui est indifférent, elle ne demande à celui qui la gouverne que des spectacles et du pain. Après un jugement aussi sévère, il n’est pas possible de croire que Juvénal voulût réclamer des droits nouveaux pour un peuple aussi dégradé.

DES PREJUGES LES PLUS ETROITS DE LA NOBLESSE À défaut du peuple, est-ce vers la petite bourgeoisie, vers ce monde actif et affairé de marchands et d’industriels de toute sorte, qu’il tourne les yeux ? S’est-il fait le défenseur de ces commerçants affranchis ou fils d’affranchis, répandus alors dans toutes les villes de l’empire, dont ils faisaient la fortune ? Les a-t-il vengés des mépris des grands seigneurs, et a-t-il demandé pour eux plus de part dans les affaires de leur pays ? C’est ici peut-être la plus grande et la plus curieuse inconséquence de Juvénal ; ce violent ennemi de la noblesse se trouve en avoir conservé les préjugés les plus étroits. On comprend que dans une société aristocratique la première vertu soit l’immobilité. Ceux qui occupent les bonnes places trouvent naturellement qu’il convient que tout le monde reste où il est, et ils n’épargnent ni les railleries ni les insultes à ces fortunes subites qui dérangent l’ordre établi et leur créent des rivaux. Par une étrange aberration, la philosophie antique s’était faite, avec une complaisance qui nous surprend, la complice de l’aristocratie et de ses opinions. Sous prétexte qu’il faut être modéré dans ses désirs et se contenter de peu, elle avait fini par décourager l’industrie et l’activité qui s’appliquent aux choses de la vie, et par faire comme un devoir à tout le monde de rester dans sa condition.
CEUX QUI ONT ETABLI LEUR DOMICILE SUR UN VAISSEAU
C’est ce que répètent tous les anciens sages, aussi bien ceux qui vivaient dans un tonneau, comme Diogène, que ceux qui, comme Sénèque, habitaient des palais. Horace avait prêché de son temps ces vieilles maximes ; Juvénal aussi les accepte sans hésiter. Il s’emporte à tout propos contre ceux qui se donnent du mal pour faire fortune, et, ce qui est plus surprenant, c’est que de toutes les manières de s’enrichir il en veut principalement à celle qui nous semble le plus légitime. Jamais la richesse ne nous paraît mieux acquise que quand on l’a gagnée dans des voyages lointains, au prix de son repos, au péril de ses jours. Juvénal au contraire, comme Horace, ne peut comprendre ces gens « qui ont établi leur domicile sur un vaisseau, qui se font secouer sans cesse par le vent du nord et du midi, pour rapporter de bien loin quelque marchandise puante », et les pires de tous les fous lui semblent être « ceux qui ne mettent que quelques planches entre la mort et eux ». Il n’a guère plus d’estime pour les commerces moins hasardeux ; il faut voir comme le poète affamé qu’il fait parler dans sa IIIe satire se donne des airs de grand seigneur pour se moquer de ces gens « qui prennent l’entreprise des ports et des boues de Rome, et même afferment les pompes funèbres ou les vidanges ! » Cette haine du commerce et de l’industrie était un héritage que l’ancienne aristocratie avait laissé aux temps nouveaux. Les préjugés survivent souvent aux sociétés qui leur ont donné naissance, et ils ne sont jamais plus tenaces que lorsqu’ils n’ont plus de raisons d’être. Ils se perpétuent, on ne sait pourquoi, au milieu d’un monde qui repose sur des principes différents, et s’imposent à des gens qui devraient leur échapper par leurs opinions et par leur naissance.

LES FINANCIERS AUX ÂMES SALES PETRIES DE BOUE ET D’ORDURE
Ne voyons-nous pas chez nous La Bruyère, qui avait vieilli dans une situation subalterne, moitié ami, moitié valet, chez ces Condé si durs à leurs serviteurs, ne le voyons-nous pas accepter toutes les antipathies, toutes les rancunes de cette aristocratie qui par moments lui semblait si sotte et si désagréable ? Il juge comme elle les financiers, « ces âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt » ; les spéculations heureuses lui semblent toujours des friponneries. Il rougit de bonté à la vue de ces mariages disproportionnés qui font entrer les filles des traitants dans les plus illustres familles de France, et toutes ces révolutions naturelles de la fortune, qui va des dissipateurs aux intelligents, lui semblent autant de sacrilèges. « Si certains morts revenaient au monde, dit-il, et s’ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux situées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques possédés par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? » Leur opinion nous importe peu ; nous pensons aujourd’hui que la richesse appartient de droit aux plus industrieux, qu’il est naturel qu’elle passe de ceux qui n’ont pas su la conserver à ceux qui savent la conquérir, que les terres et les domaines doivent aller aux gens qui, en faisant leur fortune, font celle des autres et de l’état, et nous trouvons fort étrange que le plébéien La Bruyère en soit indigné. De même, nous ne pouvons pas comprendre comment Juvénal, un fils d’affranchi, se montre si sévère pour ceux qui essaient de s’enrichir. Si de pauvres gens comme Umbritius ou Trébius refusent de hasarder leur vie dans des entreprises lointaines ou de faire à Rome quelque commerce lucratif, quelle ressource leur reste-t-il pour vivre ? Ils n’en ont plus qu’une, il faut qu’ils aillent le matin chez les riches solliciter la sportule, ou qu’ils se présentent l’après-midi au portique de Minucius pour recevoir le blé et l’huile que l’empereur accorde aux 200,000 pauvres de Rome ; en un mot, il faut qu’ils demandent l’aumône aux particuliers ou à l’état.



VIVRE DE LA GENEROSITE DES AUTRES
Juvénal accepte de bon cœur cette extrémité. À tous ces bas métiers qui déshonorent, il préfère ouvertement la charité publique ou privée ; il approuve tout à fait ces mendiants superbes, comme Umbritius, qui se croiraient humiliés, s’ils affermaient les boues ou les vidanges, et qui aiment bien mieux tendre la main. Une société lui semble très bien ordonnée quand une bonne partie des citoyens vit de la générosité des autres, et la principale raison qu’il a de regretter le passé, c’est que les riches étaient alors beaucoup plus généreux. L’heureux temps où l’on donnait sans compter, où la sportule coulait à flots, où les clients étaient toujours bien accueillis le matin et souvent reçus le soir à la table du maître ! Quels grands hommes que les Cotta, les Pison, les Messala ! « Ils mettaient la gloire de donner bien au-dessus de celle qui leur venait de leur naissance et de leurs triomphes ! » Ce n’est pas de ses beaux ouvrages qu’il faut féliciter Sénèque ; on doit l’admirer surtout « parce qu’il envoyait souvent des cadeaux à ses clients pauvres ». Fidèle à ses principes, Juvénal n’entrevoit aucun autre avenir pour les gens de lettres que d’être protégés par les grands seigneurs. Comme en général « la muse adorée donne plus de génie que de vêtements », il faut bien trouver quelqu’un qui vous nourrisse et vous couvre. Malheureusement il n’y a plus de Mécènes. « Où sont les Proculéius, les Fabius ? Cotta et Lentulus n’ont pas de successeurs ».

PRENDRE UN LION PLUTÔT QU’UN POETE
Les lettres ne peuvent plus rien espérer des gens riches. Quelques-uns d’entre eux se sont avisés de se faire poètes, et quand on leur dédie un bel ouvrage, au lieu de répondre comme il convient en argent comptant, ils s’empressent de payer en vers. Les autres se ruinent en fantaisies coûteuses ; ils construisent des villas et des portiques, ils dépensent leur fortune avec des femmes à la mode ou entretiennent chez eux des lions apprivoisés, « comme si, après tout, un lion ne coûtait pas plus à nourrir qu’un poète ». Que faire et à qui s’adresser ? Juvénal n’hésite pas ; si les riches ferment leur bourse, il tendra résolument la main à l’empereur. « L’empereur, dit-il, tel est l’unique espoir des lettres aujourd’hui, et leur seule raison d’être ».
CESAR VOUS REGARDE ET VOUS AIME
Du reste cette démarche ne paraît pas lui coûter, et l’on ne peut pas dire qu’il s’y résigne de mauvaise grâce. Au contraire, quand il excite les jeunes poètes à profiter de la protection impériale, il a comme un air de triomphe. « Courage, leur dit-il, César vous regarde et vous aime ; sa bonté souveraine ne cherche qu’une occasion de s’exercer ». Voilà pourtant celui qui paraît être quelquefois un implacable ennemi de l’empire, celui qu’on nous dépeint « comme la vieille âme libre des républiques mortes ! » En réalité, il se soucie aussi peu de l’empire que de la république. Ces clients misérables, ces littérateurs affamés dont il s’est fait l’interprète, ne portaient pas leur vue si haut. Comme ils ne trouvaient pas de sort plus souhaitable que de vivre ; des libéralités d’autrui, la société la plus parfaite leur semblait celle où ces libéralités seraient le plus abondantes. C’était leur idéal, et Juvénal le plus souvent ne paraît pas en avoir d’autre. Ce n’est donc pas au nom d’une opinion politique qu’il s’est montré quelquefois si dur pour les Césars. Sa colère était non pas l’effet d’un système raisonné, mais d’un tempérament chagrin. Il était, comme je l’ai fait voir, de ces gens aigris par la vie, que le sort a placés dans des situations irrégulières, qui, trompés dans leurs espérances, blessés dans leur orgueil, ont perdu l’équité.
UN CARACTERE PLUTÔT QU’UNE OPINION
N’en faisons pas le défenseur convaincu d’une grande cause populaire, l’adversaire systématique et décidé d’un gouvernement odieux ; il représentait un caractère plutôt qu’une opinion, il avait plus de passions que de principes, et aucun parti sérieux ne peut se prévaloir de son nom.

LA PRIMAUTE DE LA MORALE SUR LA POLITIQUE
Le moraliste est encore plus important dans Juvénal que le politique, et nous ne pouvons pas nous séparer de lui sans apprécier le jugement qu’il porte sur les mœurs de son temps. Ce jugement, comme on sait, est très sévère, et il l’exprime avec tant de passion, il entre dans des détails si effrayants, il donne des exemples si nombreux de l’immoralité de ses contemporains, qu’il a entraîné l’opinion. Tout le monde est de son avis, et les critiques même qui, comme M. Nisard, lui accordent ordinairement peu d’autorité, n’hésitent pas à reconnaître sur sa foi que ce siècle est un des plus corrompus de l’histoire.
EST-CE UNE LEGITIME COLERE ?
C’est au point qu’on court le risque de surprendre et de scandaliser les honnêtes gens, si l’on ne partage pas tout à fait leur indignation. Il est bon pourtant, avant de s’indigner, de savoir si la colère est légitime, et il faut encore ici se demander quelle confiance mérite le témoignage de Juvénal. Cette question est plus sérieuse qu’il ne le semble au premier abord. Ce n’est pas une curiosité futile et le vain désir de penser autrement que tout le monde, qui nous poussent à la poser. Dans cette société que décrit Juvénal, et à des profondeurs où son œil ne semble pas avoir pénétré, le christianisme naissait. N’importe-t-il pas de savoir dans quel milieu il a grandi et sur quel fond il a germé ? Pour apprécier le changement qu’il a fait subir au monde, ne faut-il pas établir d’abord en quel état il l’a trouvé ? Tout devient grave dès qu’on touche aux origines de cette révolution d’où la société moderne est sortie, et personne ne sera surpris, puisque le témoignage de Juvénal prend cette importance, qu’on ne l’accepte pas sans discussion.

COMMENT SE PRONONCER SUR UNE SOCIETE QUI N’EXISTE PLUS
Rien n’est plus malaisé que de se prononcer sur une société qui n’existe plus ; il suffit de voir, pour en être convaincu, combien nous éprouvons de difficulté à nous mettre d’accord sur celle au milieu de laquelle nous vivons. Chacun juge son temps à sa manière, d’après son âge, ses relations ou son humeur. Nous sommes naturellement portés à l’estimer quand il nous estime, et nous lui devenons sévères sans le vouloir s’il ne fait pas de nous le cas que nous croyons mériter. Écartons, si l’on veut, toutes ces chances d’erreur ; supposons un homme comme il n’y en a pas, sans parti-pris et sans passion, résolu à chercher la vérité et à la dire ; comment fera-t-il pour la trouver ? Il affirme que son siècle est vertueux ou corrompu ; qu’en peut-il savoir ? à quelle profondeur ont pénétré ses recherches ? sur quel espace se sont-elles étendues ? Et d’abord qu’appelle-t-il son siècle ? Par ce mot, on entend d’ordinaire la réunion de quelques personnes qui sont en possession d’attirer les yeux de la foule, qui posent devant elle et qui l’amusent par les spectacles qu’elles lui donnent. Ce que Mme de Sévigné appelait « toute la France », c’était tout au plus un millier de grands seigneurs. Au-delà de ce monde restreint, rien n’existait plus pour elle, et c’est sur lui seul qu’elle jugeait son temps. « Toute la France » était galante pendant le règne de La Vallière et de Montespan, « toute la France » devint dévote quand le vieux roi se fut réduit aux sévères amours de Mme de Maintenon. Nous apprécions nos contemporains comme Mme de Sévigné traitait les siens, et nos jugements ne sont pas mieux motivés. Quand on veut connaître les mœurs du temps, on se contente d’observer ces quelques personnes qui font la mode et l’opinion ; c’est uniquement d’eux que s’occupent le roman et le théâtre, et les bonnes gens qui vont écouter avec tant de plaisir les comédies en renom ne se doutent guère que la postérité les jugera d’après les pièces qu’ils applaudissent, qu’on établira doctement dans quelques siècles qu’il n’y avait chez nous ni financier honnête, ni femme vertueuse, ni ménages unis, parce qu’il a plu à nos auteurs dramatiques de ne représenter jamais que des escroqueries et des adultères. C’est justice, après tout ; nos appréciations du passé ne sont pas plus légitimes, et l’on nous jugera tout à fait comme nous jugeons les autres.

UNE SOCIETE PLUS SEVERE CAR PLUS SCRUPULEUSE
Le roman et le théâtre ne sont pas seuls à nous présenter ainsi des peintures de fantaisie ; les moralistes, auxquels on se fie si volontiers me semblent encore plus suspects d’exagérer. Quand on veut faire la morale à son temps, il convient d’être rigoureux, et, pour être sûr que les coups portent, il n’est pas mauvais de frapper fort. Ne risquons-nous pas d’être injustes si nous prenons tous ces reproches à la lettre ? Ce n’est pas toujours dans les siècles les plus mauvais que les moralistes sont le plus nombreux et paraissent le plus mécontents ; il arrive souvent qu’une société s’accuse avec plus de sévérité quand elle est plus scrupuleuse, et que le sentiment moral est plus exigeant chez elle.
LE DERNIER DEGRE DE LA CORRUPTION EST DE NE PAS EN AVOIR CONSCIENCE
C’est quelque chose que de se gronder, même quand on ne se corrige pas, et le dernier degré de la corruption est de n’en pas avoir conscience. Il peut donc se faire que des époques qui se maltraitent beaucoup elles-mêmes, et dont nous avons une mauvaise opinion parce que nous nous fions à leurs aveux, soient en réalité bien plus honnêtes que celles qui ne voient pas leurs fautes ou qui n’en disent rien. J’ajoute que les moralistes ont l’habitude d’apprécier leur temps plutôt d’après le mal que d’après le bien qui s’y trouve. Le bien passe ordinairement inaperçu : on ne songe pas à s’étonner d’un honnête homme ou d’un bon ménage qu’on rencontre ; il n’y a rien là qui éveille la curiosité. Au contraire un procès immoral, un crime éclatant, attirent les regards précisément parce qu’ils sont plus rares. Un seul scandale dont on parle longtemps n’a pas de peine à détruire l’effet de cent familles honnêtes et prosaïques dont on n’a jamais rien dit.
QUAND LE MAL EST L’EXCEPTION, IL PARAÎT LA REGLE
C’est ainsi que, même quand le mal est l’exception, il paraît la règle. Cette illusion, dont la plupart des moralistes sont victimes, a souvent trompé Juvénal. La manière dont il procède dans les tableaux qu’il trace de son époque est toujours la même : il n’invente pas les types qu’il met sous nos yeux ; ses caractères sont des portraits ; il part d’une anecdote réelle, d’un fait précis et particulier, et les généralise. Hippia vient de quitter son mari Veiento, un sénateur, un consulaire ; elle abandonne son pays et ses enfants pour suivre jusqu’en Égypte un gladiateur qu’elle aime : n’est-ce pas la preuve que toutes les femmes de Rome ont la passion des gens de théâtre ? « L’épouse que tu prends, c’est le joueur de lyre Echion, c’est Glaphyrus ou Ambrosius le joueur de flûte qui la rendra mère ». Une femme du meilleur monde, Pontia, égarée par un amour insensé, tue ses deux fils pour enrichir son amant.
UN POISON QUI SE CACHE DANS UN METS EXQUIS
L’affaire fait grand bruit, comme on pense, et pendant plusieurs semaines on ne parle pas d’autre chose à Rome. Juvénal en conclut que tous les enfants sont en danger d’être tués par leur mère. « Veillez sur vos jours, leur dit-il ; faites attention à ce que vous mangez : un poison peut se cacher dans ce mets exquis que vous présentent des mains maternelles. Faites goûter tous les morceaux qu’on vous apporte, et que votre vieux serviteur fasse l’essai de vos coupes ». N’est-ce pas ainsi que raisonnent encore aujourd’hui d’honnêtes gens qui vivent loin du monde, et n’ont de rapport avec lui que par les scandales éclatants qui transpirent de temps à autre et occupent les curieux ? Ils ne connaissent que les fautes ou les crimes, c’est-à-dire que l’extraordinaire et l’exception, et ils se figurent de bonne foi que tout ressemble à ce qu’ils connaissent.

UN AVOCAT QUI CHANGE D’OPINION QUIVANT LA CAUSE QU’IL PLAIDE
Nous avons par bonheur deux manières de corriger ces exagérations de Juvénal ; l’une consiste à le mettre aux prises avec lui-même, l’autre à le comparer à ses contemporains. Il lui est arrivé, comme à tous ceux qui écrivent plus par tempérament que par raison, et qui se laissent trop emporter à leurs premiers mouvements, de se contredire quelquefois. Je n’en veux citer qu’un exemple. Un des plus graves reproches qu’il adresse aux femmes dans sa VIe satire, c’est d’envahir les occupations des hommes ; il leur en veut beaucoup « d’être fortes sur la procédure, de rédiger des mémoires, et d’en remontrer au besoin au jurisconsulte Celsus ». Ailleurs il parle d’une façon toute contraire. Il a introduit dans sa IIe satire une femme qui défend résolument son sexe contre les hommes. « Est-ce que nous avons la rage des procès, leur dit-elle ? est-ce que nous sommes ferrées sur la chicane ? est-ce que nous venons faire vacarme dans vos tribunaux ? » Où donc est la vérité ? Ces contradictions formelles nous apprennent à ne pas nous fier sans réserve aux allégations de Juvénal ; ce n’est pas tout à fait, comme on l’a dit, un témoin qui dépose, c’est un avocat, et il change d’opinion suivant la cause qu’il plaide. Les démentis qu’il reçoit des autres sont plus graves encore que ceux qu’il se donne quelquefois à lui-même. Tacite ne passe pas pour un moraliste complaisant ; on l’a même quelquefois accusé de mettre trop d’amertume dans sa façon d’apprécier les événements et les hommes.

UNE NOUVELLE ARISTOCRATIE AVEC DES HABITUDES D’ORDRE & D’ECONOMIE
Il a pourtant loué plusieurs fois son époque : « Tout ne fut pas mieux autrefois, dit-il ; notre siècle a produit aussi des vertus et des talents dignes d’être un jour proposés pour modèles ». Il y a surtout une qualité qu’il accorde à ses contemporains : il les félicite d’être devenus plus raisonnables dans leurs dépenses et plus modérés dans leurs goûts ; il trouve que le luxe a diminué, et il a soin de nous donner la cause et la date de cet heureux changement. Depuis que la vieille aristocratie, qui aimait la magnificence, a disparu sous les coups des Césars, une noblesse nouvelle est venue à Rome des provinces, et elle y a porté ces habitudes d’ordre et d’économie qu’elle pratiquait ailleurs. Vespasien, qui en faisait partie, a mis la vie simple et bourgeoise à la mode. Cette réforme, que Tacite signale avec tant de précision, Juvénal semble ne l’avoir pas aperçue. Du reste il n’en pouvait pas être satisfait, et l’économie chez les riches lui semblait sans doute beaucoup plus près d’un vice que d’une vertu. Pline est encore plus contraire à Juvénal que Tacite, et son témoignage me paraît mériter d’autant plus de confiance qu’il n’a pas la prétention d’être un témoin. Il ne parle nulle part en moraliste de profession ; c’est par hasard et d’une façon indirecte, en reproduisant les lettres qu’il avait écrites à ses amis, qu’il nous fournit les documents les plus curieux et les plus certains pour juger la société de son temps. Cette société est pourtant la même que Juvénal a voulu nous peindre ; on ne s’en douterait guère en la parcourant à la suite de Pline.
A ROME, PAS PLUS DE GENS HONNETES QUE DE PORTES A THEBES
Il s’y trouve sans doute encore de malhonnêtes gens, quelques vieux délateurs désolés de ne pouvoir plus nuire, des gouverneurs de province qui pillaient leurs administrés ; mais en même temps que d’agréables portraits, que de nobles figures, que de gens du monde aimables et distingués, bons à leurs serviteurs, dévoués à leurs amis, fidèles à leurs opinions ! Juvénal déclare dans une boutade qu’il ne reste pas plus de gens honnêtes à Rome qu’il n’y a de portes à Thèbes, ou même de bouches au Nil. Évidemment il ne s’est pas donné la peine de bien chercher. Dans ce monde charmant que Pline nous fait connaître, et qui n’est pas la société romaine tout entière, il serait facile d’en trouver bien davantage.
PLINE ET JUVENAL, DEUX VISIONS OPPOSEES
On pourrait en faire une liste nombreuse en tête de laquelle on placerait les rares survivants des générations précédentes, ce Spurinna, sage vieillard qui, retiré des affaires dans une retraite grave et studieuse, voulait, comme nos grands hommes du XVIIe siècle, mettre quelque intervalle entre la vie et la mort ; ce Verginius Rufus, qui avait refusé l’empire après Néron, et que sa modestie exposa à plus de dangers que ne lui en aurait créé son ambition. Il faudrait y mettre aussi toute cette jeunesse honnête et active dont Pline s’était fait le patron, qui plaidait devant les tribunaux, qui servait sous Trajan dans les légions du Danube, et qui trouvait le temps de composer des vers grecs ou latins entre deux campagnes ; on ne devrait pas non plus oublier les femmes, et l’on y verrait figurer avec honneur, à côté de la lignée héroïque des filles et des petites filles de Thraséa, cette jeune Calpurnia, qui rendait Pline si heureux en admirant ses plaidoyers et en chantant ses vers sur la lyre. Nous voilà aussi éloignés que possible des sombres tableaux de Juvénal, et il nous est bien difficile de comprendre comment deux contemporains peuvent nous donner du même temps une opinion si différente.

LES DEFAUTS DE L’HUMANITE, NON D’UNE EPOQUE
Est-ce à dire que Juvénal nous trompe et que les reproches qu’il fait à son siècle ne soient pas vrais ? Ils me semblent trop vrais au contraire, quand je les retrouve chez les moralistes de tous les temps. Les défauts dont il se plaint avec tant d’amertume sont bien plus vieux que Domitien ou que Trajan ; ce sont les défauts non d’une époque, mais de l’humanité. Lucilius trouve déjà, cinq siècles avant Hadrien, qu’autour de lui on ne tient plus qu’à la fortune ; il dit presque dans les mêmes termes qu’Horace et que Juvénal qu’on mesure l’estime à la richesse, et que plus on a d’écus, plus on possède de crédit. Il ne ménage pas davantage les femmes ; il les blâme d’être prodigues et coquettes, de tromper et de ruiner leurs maris.
DES HUÎTRES A MILLE SESTERCES
Il les appelle sans plus de façons des fléaux et des pestes (aerumnae atque molestiae), et bien longtemps avant Juvénal il déclare qu’il vaut mieux se pendre que se marier. Il attaque avec autant de vivacité que ses successeurs les voleurs, les avares, les coureurs de testaments, les débauchés, les gourmands surtout, car déjà il y avait des gens « qui ne vivaient que pour manger et qui payaient des huîtres 1,000 sesterces, ce qui pour le temps vaut bien les 6,000 sesterces que Crispinus donnait pour un barbillon ; il trouve enfin que le vice est à son comble, « qu’on n’a plus souci de l’honneur, que personne ne respecte les lois, la religion ni les dieux. »

ON S’EST PLAINT AUTREFOIS, AUJOURD’HUI, ON SE PLAINDRA DEMAIN
C’était pourtant l’époque dont Juvénal ne parlait jamais qu’avec l’admiration la plus vive et qui lui semblait un âge d’or ! Les contemporains, comme on voit, n’étaient pas de cette opinion ; ils ne s’imaginaient pas vivre dans un siècle si fortuné, et se croyaient, eux aussi, dans l’âge de fer. Quand on est atteint d’un mal cruel, on est toujours tenté de croire qu’on en souffre plus que personne, ou même que personne n’en a jamais souffert avant nous ; c’est une illusion de malade. La santé physique et morale de l’humanité est soumise aux mêmes crises depuis le commencement du monde, et lorsqu’on voit que tous les siècles ont entendu les mêmes gémissements, il est naturel d’en conclure que tous à peu de chose près ont connu les mêmes maux. « On s’est plaint autrefois, dit Sénèque, on se plaint aujourd’hui, on se plaindra toujours de la dépravation des mœurs publiques, du triomphe du crime et de la méchanceté croissante du genre humain. En réalité, le vice reste et restera toujours au même point à quelques déplacements près au-delà ou en-deçà de ses limites ordinaires. Il ressemble aux flots de l’océan que le flux pousse en dehors des rivages et que le reflux fait rentrer dans leur lit ». Voilà ce qu’il faut répondre à ces moralistes grondeurs comme Juvénal, qui croient toujours que leur époque est la plus mauvaise de toutes.

VERS QUEL IDEAL DE VERTU ?
Nous avons heureusement une autre manière, et à mon avis beaucoup plus sûre, d’apprécier ce qu’on peut appeler le tempérament moral d’une époque : c’est de passer résolument de la pratique à la théorie, de chercher non pas de quelle façon on vivait alors, ce qu’il est toujours très difficile de savoir, mais comment on croyait qu’il fallait vivre, quel idéal de vertu on se proposait d’atteindre, ce qu’on pensait des rapports des hommes entre eux et de leurs devoirs envers leurs subordonnés ou leurs supérieurs, quelles qualités l’opinion publique exigeait d’un honnête homme et à quel prix elle accordait ce nom. Considéré de ce côté, le siècle des Antonins se relève. Ceux même qui sont le plus disposés à croire aux médisances de Juvénal seront bien forcés de reconnaître que jamais les sages n’avaient encore enseigné une doctrine plus haute et plus pure, et qu’aucune autre société dans ses théories morales ne s’était autant approchée de la perfection. Aucune contestation n’est ici possible, et si l’on voulait élever quelques doutes, Juvénal lui-même se chargerait de les réfuter. Sans le savoir, il nous a donné des armes pour le combattre, et quand il pense nuire à son temps, il nous permet de lui rendre justice.

CYNIQUE MAIS PHILOSOPHE RIGOUREUX ET MORALISTE DELICAT
Ce cynique effronté se trouve être par moments le philosophe le plus rigoureux, le moraliste le plus délicat. Par exemple, il condamne sévèrement ceux qui sont cruels pour leurs esclaves, qui leur refusent une tunique quand il fait froid, qui les font enfermer ou battre pour la moindre faute, « et pour qui le bruit des coups de fouet est une musique plus douce que le chant des sirènes ». Horace aussi défend de les maltraiter, mais c’est uniquement pour lui un devoir de société, une obligation qu’il impose aux gens du monde au nom du savoir-vivre ; s’ils veulent paraître bien élevés, il ne leur convient pas plus de s’emporter contre leurs serviteurs que de verser à leurs convives une eau malpropre dans des verres sales. Pour Juvénal, c’est un devoir d’humanité ; il veut que dans l’esclave on respecte l’homme, « car leur âme et la nôtre, dit-il sont formées des mêmes principes ».
UN PROFOND RESPECT DE L’ENFANCE
Personne aussi ne s’est fait dans l’antiquité une idée plus élevée de la famille que Juvénal, personne ne s’est occupé avec plus de tendresse du respect qu’on doit à l’enfance, des bons exemples qu’il faut mettre sous ses yeux et des spectacles qu’il convient de lui épargner. « Éloigne du seuil où ton enfant s’élève tout ce qui peut blesser son oreille ou ses yeux. Loin d’ici les femmes galantes ! loin d’ici les chansons nocturnes des parasites ! on ne saurait trop respecter l’enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l’innocence de ton fils, et qu’au moment de faillir la pensée de ton enfant vienne te préserver… » Même envers les gens qui nous sont étrangers, Juvénal trouve que nous avons des devoirs à remplir ; il ne veut pas qu’on réponde par le mal au mal qu’ils nous font, et il condamne la vengeance aussi rigoureusement que le ferait un chrétien. Les sots la regardent comme le bien le plus doux de la vie ; Juvénal l’appelle le plaisir d’une âme faible, infirmi est animi exiguique voluptas.

L’HOMME EST NE POUR LA PITIE
LES LARMES, LE PLUS BEAU TITRE DE L’HUMANITE
En laissant le coupable à ses remords, en l’abandonnant à ce bourreau qu’il porte nuit et jour dans son âme, on n’est que trop vengé. Térence et Virgile avaient déjà célébré cette sympathie universelle qui, sans intérêt personnel, en dehors des liens du sang et de l’amitié, porte les hommes, parce qu’ils sont hommes, à souffrir des maux de leurs semblables et à se croire atteints dans leurs malheurs ; mais ce n’était chez eux qu’une réflexion touchante, Juvénal y insiste et la développe dans des vers admirables. « L’homme est né pour la pitié, la nature elle-même le proclame. Elle lui a donné les larmes, c’est le plus beau titre de l’humanité. Oui, la nature le veut, il faut que l’homme pleure quand il voit paraître devant les juges son ami éperdu et les vêtements en désordre. Oui, la nature gémit en nous quand nous rencontrons le convoi d’une jeune fille, quand nous voyons mettre dans la terre un petit enfant. Où est-il l’homme vraiment honnête qui croit que le malheur de ses semblables ne te touche pas ? C’est là ce qui nous distingue des bêtes. Aux premiers jours du monde, Dieu, notre créateur, accorda aux animaux la vie seulement, aux hommes il donna une âme pour qu’une mutuelle affection les portât à s’entraider ».

LES ENSEIGNEMENTS DE LA VIE
Ces grandes idées venaient à Juvénal de la philosophie. C’est elle qui avait proclamé par la bouche de Chrysippe que la vengeance est coupable, qui avait dit avec Sénèque que l’esclave est un homme, qui répétait tous les jours avec les stoïciens que tous les hommes sont frères. Juvénal n’était pas un philosophe de profession, il n’avait pas appris la sagesse dans les écoles, et il se range modestement parmi ceux qui n’ont eu que les enseignements de la vie ; mais personne alors, quels que fussent ses origines et son passé, n’échappait à la philosophie, comme aujourd’hui personne ne peut se soustraire au christianisme, même en le combattant. Elle avait d’abord rencontré des résistances opiniâtres, Sénèque dit que son nom était odieux, les rhéteurs et les hommes d’état l’avaient mal accueillie ; malgré cette opposition, elle finit par s’imposer à tout le monde. Les satires de Juvénal nous montrent qu’à ce moment elle était sortie des écrits et des écoles des maîtres, qu’elle s’insinuait partout, qu’elle s’emparait de tous les esprits, qu’elle formait cette opinion commune dans laquelle les générations sont obligées de vivre, et qu’elles respirent comme l’air.

Il resterait à savoir si ces belles leçons qu’elle donnait n’ont jamais été appliquées. Ceux qui se fient à Juvénal et qui acceptent ses jugements sont tentés de ne pas le croire ; mais est-il possible que des principes accueillis de tout le monde et répandus dans toute une société n’aient pas eu quelque effet pratique, et ne devaient-ils pas finir un jour par passer des livres dans la vie ? Nous pouvons l’affirmer au moins des plus importants, et nous avons la preuve qu’ils ne sont pas restés à l’état de préceptes et de théories. Juvénal, nous l’avons vu, recommande aux maîtres de se montrer doux pour leurs esclaves ; les lettres de Pline nous font voir qu’un honnête homme ne se permettait plus de les maltraiter. Ils faisaient partie de la famille ; on les soignait avec dévouement lorsqu’ils étaient malades, on les pleurait quand on les avait perdus ; on se faisait un devoir de respecter leurs testaments et d’accomplir leurs dernières volontés.
DEVANT LE DROIT NATUREL, TOUT LE MONDE NAÎT LIBRE
Ce qui est plus important encore, c’est qu’à partir de cette époque la loi intervient pour les protéger. L’empereur Claude décide que l’esclave abandonné par son maître dans une maladie grave devient libre s’il guérit. Hadrien punit de l’exil ceux qui les traitent avec cruauté, Antonin et Marc-Aurèle sont sans cesse occupés à les défendre, et les jurisconsultes, introduisant dans la législation les principes de Sénèque, finissent par proclamer que devant le droit naturel tout le monde naît libre. J’ai cité ces beaux vers de Juvénal où l’on trouve un si tendre souci de l’enfance ; la société tout entière s’en préoccupe comme lui. Sénèque et Tacite sont pleins de réflexions justes et profondes sur l’éducation ; c’était pour tous les sages d’alors un sujet d’études, et l’on discutait déjà dans les écoles les théories de l’Émile de Rousseau. Dans un discours plein d’émotion, le philosophe Favorinus conseillait aux mères de nourrir leurs enfants. « N’est-ce pas outrager la nature, leur disait-il, n’est-ce pas être mère à moitié que de rejeter son enfant loin de soi au moment même où l’on vient de lui donner le jour ? Convient-il de nourrir de son sang dans ses entrailles je ne sais quoi qu’on ne connaît pas, et de ne plus vouloir le nourrir de son lait quand on le voit vivant et que c’est un homme ! » Ces conseils ont été entendus, et nous voyons à la même époque des femmes se faire gloire dans leurs épitaphes d’avoir allaité leurs fils elles-mêmes (quae etiam filios suos propriis uberibus educavit). Quand l’enfant a grandi, on lui cherche un précepteur, et les lettres de Pline nous montrent le soin qu’on prend de le bien choisir. Ici encore la législation trahit et partage ces préoccupations générales. Les empereurs fondent des écoles publiques, et Antonin encourage les grandes villes à créer des chaires de médecine, de rhétorique et de grammaire.
UN ELAN DE BIENFAISANCE
On se souvient enfin de ce passage admirable dans lequel Juvénal rappelle aux hommes qu’ils sont frères et leur fait un devoir de s’entraider. Ces sentiments étaient ceux de tous les honnêtes gens. Ému du sort des pauvres et des périls que leurs misères font courir à la société, Trajan imagine son grand système de charité légale, ses institutions alimentaires, et il fonde sur elles l’espoir de la régénération de l’empire. Tous les grands seigneurs qui l’entourent se croient obligés de l’imiter, et il y a dans les rangs élevés de cette aristocratie comme un élan de bienfaisance dont la trace est restée dans les lettres de Pline et dans les inscriptions du IIe siècle. Les pauvres de leur côté s’entendent et s’unissent ; l’empire se couvre de sociétés d’artisans, d’affranchis, d’esclaves, dont les caisses, alimentées par les cotisations des associations par la générosité des riches, permettent aux misérables d’espérer quelques secours quand ils sont malades et un tombeau décent après leur mort. Trajan hésite d’abord à les autoriser : c’est un prince prudent, qui craint les coalitions et les troubles politiques ; il se décide pourtant à permettre celles « qui n’ont d’autre dessein que de soulager la misère des pauvres ». Après lui, les empereurs se montrent plus faciles ; Sévère se déclare ouvertement le protecteur de ces associations, et leur garantit la possession de leurs biens. M. de Rossi a démontré que le christianisme naissant a profité de leurs privilèges, qu’il s’en est servi pour posséder en paix ses oratoires et ses tombeaux, et qu’ainsi c’est sous la protection de la charité païenne qu’il a grandi. Ces faits sont incontestables ; ils ne permettent pas de nier le progrès qui, même dans les temps les plus tristes de l’empire, s’est accompli dans les mœurs publiques.

Cette époque, quand on l’étudie dans les satires de Juvénal, avec son mélange singulier de vertus et de fautes, de grandes théories et de petites passions, de morale délicate et de basses immoralités, nous fait songer malgré nous à la société française du siècle dernier. Alors aussi il arrivait « qu’on voyait le bien et qu’on faisait le mal », et la légèreté des mœurs s’unissait souvent à la sévérité des principes. Que de frivolité et de sérieux tout ensemble ! quels contrastes dans les propos des gens du monde entre l’élévation des idées et le cynisme des expressions ! Que de faiblesses, que de scandales dans ces réunions où l’on avait toujours à la bouche le nom de la vertu ! Chez ces grands écrivains, qui faisaient la leçon à leur siècle, quel désaccord entre la conduite et les doctrines !
REPARER LES INJUSTICES DES SIECLES PRECEDENTS
Et pourtant cette société qui nous semble quelquefois si futile et si corrompue était peut-être au fond plus morale par le sentiment qu’elle avait de la justice et du droit que celle qui l’a précédée et qu’on trouve si austère ; l’on peut dire en tout cas qu’elle a mieux fait les affaires de l’humanité. Il en est de même du monde romain au IIe siècle ; malgré des fautes et des crimes que nous ne voulons pas excuser, et à travers tous ces démentis que la pratique donnait quelquefois aux théories, il s’acheminait vers un état social meilleur. On songe alors à réparer de vieilles injustices que les siècles précédents n’avaient pas aperçues, on se préoccupe d’adoucir le sort de l’esclave, de relever la situation de la femme, de venir au secours des pauvres, de mieux élever les enfants. Le courant est si fort que les plus mauvais empereurs eux-mêmes n’y peuvent pas résister. Depuis Auguste jusqu’à Constantin, la législation devient tous les jours plus juste et plus humaine. Tibère, Néron, Domitien, font des lois excellentes et qui ont pris place dans les codes des princes chrétiens. Ne faut-il pas que le progrès moral soit une nécessité inévitable quand il s’accomplit par des instruments aussi indignes ? C’est ainsi que cette société, sous la conduite de la philosophie, s’était déjà engagée dans la route où l’entraîna plus tard le christianisme. Tous les témoignages prouvent qu’avec les Antonins elle était devenue plus morale et meilleure ; Juvénal lui-même, quoiqu’il semble d’abord contredire cette opinion, nous fournit les moyens de la justifier.

GASTON BOISSIER

Gaston Boissier
JUVENAL ET SON TEMPS

Les Mœurs romaines sous l’empire
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 87
1870
Pages 141 à 174

SATIRES JUVENAL I 1-14 CONTRE L’IMPUNITE DES ORATEURS

SATIRES JUVENAL I 1-14
TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE

Decimus Iunius Iuvenalis
JUVENAL
~50 -après 128

Les chroniques de Nuremberg
Michael Wolgemut – Wilhelm Pleydenwurff
Gravure sur bois XIVe siècle

 








LITTERATURE LATINE

JUVENAL
LES SATIRES
I 1-14

Contre l’impunité des orateurs

TROP C’EST TROP
Les quatorze premiers vers des Satires montrent l’exaspération de Juvénal. Trop c’est trop. Il ne peut plus s’abstraire d’écrire sur l’ensemble des excès qu’il constate constamment.
Ecouter est une chose. Mais écouter quoi ? « Semper ego auditor tantum? »
JUVENAL EST UN PROBLEME POUR NOUS
Juvénal se sent agressé. Il réagit et sa réaction est violente et rude. Pourtant, comme le souligne Gaston Boissier dans son Juvénal et son temps (Revue des deux mondes), nous sommes devant ce qui nous paraît être une contradiction : « C’est pourtant à l’aurore de ces beaux jours, au moment où Rome devait être le plus sensible à ce bonheur qui lui était inconnu, qu’une voix discordante et emportée s’élève, qui accuse son temps avec une violence inouïe, et qui voudrait nous faire croire que jamais l’humanité n’a été si criminelle ni si misérable. Juvénal est un problème pour nous. Quand on songe qu’il vivait sous Trajan et sous Hadrien, que le siècle qu’il a si maltraité est celui dont les historiens nous font de si grands éloges, on ne sait comment expliquer son amertume, on ne peut rien comprendre à sa colère. Pourquoi s’est-il mis ainsi en contradiction avec tous ses contemporains ? Comment se décider entre eux et lui ? Qui donc trompe la postérité, qui nous a menti, de l’histoire, qui dit tant de bien de cette époque, ou du poète qui en a laissé des tableaux si repoussants ? »

Où EST PASSEE L’ELOQUENCE DE JADIS ?
Juvénal ne critique pas à proprement parler les textes, mais ce que l’on en fait. Les acteurs, les orateurs sont les objets de sa critique.
L’auteur du Mens sana in corpore sano (X) critique la longueur infinie des œuvres contemporaines. Il se moque moins de Cordus, auteur d’une Théséide, que de la prestation enrouée (rauci – rauque) qu’il doit subir.
Nous ne sommes plus dans le rayonnement et la puissance de l’art oratoire, plus d’un siècle plus tôt, d’un Cicéron faisant relaxer Lucius Licinius Murena contre son ami Servius Sulpicius Rufus, le plus grand juriste de son époque. On parlait alors du « génie de l’éloquence« . Avec Juvénal, cet art s’est délité, généralisé, popularisé.
Le siècle d’or de l’éloquence est passé, ce Ier siècle avant Jésus-Christ. Le IIème siècle avait ouvert la voie pour cette future profusion  : « Le style de Caton étoit sec & dur ; celui de Caïus Gracchus étoit marqué au coin de la violence de son caractere : enfin les orateurs de cet âge ébaucherent seulement les premiers traits de l’éloquence romaine ; elle attendoit sa perfection du siecle suivant, je veux dire, celui où regnerent les dictateurs perpétuels. Jamais on ne vit les Romains plus grands ni plus magnifiques que dans ce troisieme âge : Arts, Sciences, Philosophie, Grammaire, Rhétorique, tout se ressentit de l’éclat de l’empire, & eut, pour ainsi dire, part à la même élévation ; tout ce qu’il y avoit de brillant au-delà des mers, se réfugioit comme à l’envi dans Rome à la suite des triomphes. » (Jaucourt – L’Encyclopédie, Première édition – 1765 – Tome 11)
Marcus Cornelius Fronto, Fronton, cité ci-dessous, est un grammairien contemporain de Juvénal, auteur d’un traité De eloquentia.

LA TRADUCTION DE LOUIS-VINCENT RAOUL
Louis-Vincent Raoul
 () traduit ces premiers vers de la manière suivante, légèrement différente de celle proposée ci-dessous :








« Me faudra-t-il toujours écouter sans répondre !
Sans pouvoir, sots lecteurs, à mon tour vous confondre !
Quoi ! Codrus s’enrouant jusqu’à perdre la voix,
M’aura de son Thésée assassiné cent fois !
J’aurai pu du Téléphe endurant la lecture,
Pendant tout un grand jour, rester à la torture !
L’un m’aura sans pitié lu ses drames latins !
L’autre, en vers langoureux, soupiré ses chagrins ?
Celui-ci, dans vingt chants, en attendant le reste,
Page, marge et revers, déclamé son Oreste !
Et je le souffrirai ! Non, je suis las enfin
Du bois sacré de Mars, de l’antre de Vulcain,
D’Æacus tourmentant les ombres du Cocyte,
D’Éole, de Jason, des combats du Lapythe,
Dont les noms éternels répétés à grands cris,
De Fronton tous les jours ébranlent les lambris.
Car dans ce cadre usé s’enfermant tous de même,
Du premier au dernier, ils n’ont pas d’autre thème. »
(Les Satires Juvénal Wouters, Raspoet et cie, 

EN FINIR AVEC L’IMPUNITE
Un des mots essentiels qui est à l’origine de son désir d’écrire ces satires est celui d’inpune – impunité. Il y a une absence de règles et de sanctions. Les orateurs se permettent tout. Il faut s’y opposer. Remettre de l’ordre dans ce chaos pour y retrouver du plaisir et de l’envie, voilà le projet de Juvénal.

JUVENAL, JALOUX ?
Ou alors, moins glorieusement, est-ce de la jalousie par rapport au métier de ses débuts. C’est la thèse que soutient aussi Gaston Boissier : « On a remarqué aussi qu’en général il est mal disposé pour ceux qui suivaient la même carrière que lui et qui y avaient mieux réussi. Il ne manque pas une occasion de se moquer de Quintilien ; il plaisante en passant Isée, ce déclamateur grec qui fit courir Rome entière, et auquel Pline a consacré une de ses lettres. Cette mauvaise humeur manifeste, ces mots amers qui lui échappent sans cesse contre les déclamateurs et la déclamation, semblent trahir une espérance trompée. Il débuta dans la vie par un mécompte, et dut être d’abord mal disposé contre cette société qui refusait de le mettre au rang dont il se sentait digne. » (Juvénal et son temps, La Revue des deux mondes)

Jacky Lavauzelle

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VERS 1 à 14

Semper ego auditor tantum? numquamne reponam
Ne serai-je jamais qu’un auditeur ? ne répondrai-je jamais
 uexatus totiens rauci Theseide Cordi?
A mon exaspération devant la Théséide d’un Cordus enroué ?
inpune ergo mihi recitauerit ille togatas,
Aurait-on l’impunité en me racontant, l’un, ses comédies,
hic elegos? inpune diem consumpserit ingens
L’autre, ses élégies ? Est-ce impunément que j’aurai, une journée durant,
Telephus aut summi plena iam margine libri 
Subit de Télèphe, qui déjà rempli jusqu’au bord du livre,
scriptus et in tergo necdum finitus Orestes?
Son Oreste, écrit jusqu’au dos, sans être encore tout à fait fini ?
nota magis nulli domus est sua quam mihi lucus
Personne ne connaît sa propre maison comme je connais les bosquets
Martis et Aeoliis uicinum rupibus antrum
De Mars et, à côté d’Eole, la grotte rocheuse
Vulcani; quid agant uenti, quas torqueat umbras
De Vulcain ; ce qui est fait par le vent, les ombres que torture
Aeacus, unde alius furtiuae deuehat aurum
Eaque, le vol de la toison d’or,
pelliculae, quantas iaculetur Monychus ornos,
Les cendres lancés par Monychus,
Frontonis platani conuolsaque marmora clamant
Les acclamations dans les salles de marbre de Fronton,
semper et adsiduo ruptae lectore columnae.
Tout, toujours et constamment fracassé par la voix d’un lecteur.
expectes eadem a summo minimoque poeta.
Sans exception du plus grand au plus petit des poètes.

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JUVENAL – LES SATIRES
I 1-14