Buffon (1), laisse gronder l’Envie ; C’est l’hommage de sa terreur : Que peut sur l’éclat de ta vie Son obscure et lâche fureur ? Olympe, qu’assiège un orage, Dédaigne l’impuissante rage Des Aquilons tumultueux ; Tandis que la noire Tempête Gronde à ses pieds, sa noble tête Garde un calme majestueux.
Pensais-tu donc que le Génie Qui te place au trône des arts, Longtemps d’une Gloire impunie Blesserait de jaloux regards ? Non, non, tu dois payer la Gloire ; Tu dois expier ta mémoire Par les orages de tes jours ; Mais ce torrent qui dans ton onde Vomit sa fange vagabonde, N’en saurait altérer le cours.
Poursuis ta brillante carrière, Ô dernier Astre des Français ! Ressemble au Dieu de la lumière, Qui se venge par des bienfaits. Poursuis ! que tes nouveaux ouvrages Remportent de nouveaux outrages Et des lauriers plus glorieux : La Gloire est le prix des Alcides ! Et le Dragon des Hespérides Gardait un or moins précieux.
C’est pour un or vain et stérile Que l’intrépide fils d’Eson Entraîne la Grèce docile Aux bords fameux par la Toison. Il emprunte aux forêts d’Épire Cet inconcevable Navire Qui parlait aux flots étonnés ;
Et déjà sa valeur rapide Des champs affreux de la Colchide Voit tous les monstres déchaînés.
Il faut qu’à son joug il enchaîne Les brûlants taureaux de Vulcain : De Mars qu’il sillonne la plaine Tremblante sous leurs pieds d’airain. D’un Serpent, l’effroi de la terre, Les dents, fertiles pour la guerre, À peine y germent sous ses pas, Qu’une Moisson vivante, armée Contre la main qui l’a semée, L’attaque, et jure son trépas.
S’il triomphe, un nouvel obstacle Lui défend l’objet de ses vœux : Il faut par un dernier miracle Conquérir cet or dangereux : Il faut vaincre un Dragon farouche, Braver les poisons de sa bouche, Tromper le feu de ses regards ; Jason vole ; rien ne l’arrête. Buffon ! pour ta noble conquête Tenterais-tu moins de hasards ?
Mais si tu crains la tyrannie D’un monstre jaloux et pervers,
Quitte le sceptre du Génie, Cesse d’éclairer l’Univers, Descends des hauteurs de ton âme, Abaisse tes ailes de flamme, Brise tes sublimes pinceaux, Prends tes envieux pour modèles, Et de leurs vernis infidèles Obscurcis tes brillants tableaux.
Flatté de plaire aux goûts volages, L’Esprit est le dieu des instants, Le Génie est le dieu des âges, Lui seul embrasse tous les temps. Qu’il brûle d’un noble délire Quand la Gloire autour de sa lyre Lui peint les Siècles assemblés, Et leur suffrage vénérable Fondant son trône inaltérable Sur les empires écroulés !
Eût-il, sans ce tableau magique Dont son noble cœur est flatté, Rompu le charme léthargique De l’indolente Volupté ? Eût-il dédaigné les richesses ? Eût-il rejeté les caresses Des Circés aux brillants appas, Et par une étude incertaine
Acheté l’estime lointaine Des peuples qu’il ne verra pas ?
Ainsi l’active Chrysalide, Fuyant le jour et le plaisir, Va filer son trésor liquide Dans un mystérieux loisir. La Nymphe s’enferme avec joie Dans ce tombeau d’or et de soie Qui la voile aux profanes yeux, Certaine que ses nobles veilles Enrichiront de leurs merveilles Les Rois, les Belles et les Dieux.
Ceux dont le Présent est l’idole Ne laissent point de souvenir : Dans un succès vain et frivole Ils ont usé leur avenir. Amants des roses passagères, Ils ont les grâces mensongères Et le sort des rapides fleurs. Leur plus long règne est d’une aurore ; Mais le Temps rajeunit encore L’antique laurier des neuf Sœurs.
Jusques à quand de vils Procrustes (2) Viendront-ils au sacré vallon, Bravant les droits les plus augustes, Mutiler les fils d’Apollon ? Le croirez-vous, Races futures ? J’ai vu Zoïle (3) aux mains impures, Zoïle outrager Montesquieu ! Mais quand la Parque (4) inexorable Frappa cet Homme irréparable, Nos regrets en firent un Dieu.
Quoi ! tour à tour dieux et victimes, Le sort fait marcher les talents Entre l’olympe et les abîmes, Entre la satire et l’encens ! Malheur au mortel qu’on renomme. Vivant, nous blessons le Grand-Homme ; Mort, nous tombons à ses genoux ; On n’aime que la Gloire absente ; La mémoire est reconnaissante ; Les yeux sont ingrats et jaloux.
Buffon, dès que rompant ses voiles, Et fugitive du cercueil, De ces palais peuplés d’étoiles Ton Âme aura franchi le seuil, Du sein brillant de l’empyrée Tu verras la France éplorée T’offrir des honneurs immortels, Et le Temps, vengeur légitime,
De l’Envie expier le crime, Et l’enchaîner à tes autels.
Moi, sur cette rive déserte Et de talents et de vertus, Je dirai, soupirant ma perte : Illustre Ami, tu ne vis plus ! La Nature est veuve et muette ! Elle te pleure ! et son Poète N’a plus d’elle que des regrets. Ombre divine et tutélaire, Cette Lyre qui t’a su plaire, Je la suspends à tes cyprès !
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(1) Buffon Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste et écrivain français (1707 — 1788)
(2) Procruste Procuste est le surnom d’un brigand de l’Attique nommé Polypémon. « Le Céphise a son cours beaucoup plus rapide à Éleusis que dans le reste de l’Attique. On donne le nom d’Erinéum (le figuier sauvage) à un endroit voisin par où Pluton descendit, dit-on, aux enfers après avoir enlevé Proserpine (Perséphone). C’est aussi auprès du Céphise que Thésée tua le brigand Polypémon, surnommé Procruste. » (Pausanias – Description de la Grèce de Pausanias – Tome 1 – traduction nouvelle – 1821)
(3) Zoïle « Zoïle, fameux critique grec, connu par l’amertume de ses censures à l’égard d’Homère (d’où le surnom d’Homeromastix ou fouet d’Homère), né à Ephèse ou à Amphipolis, vivait à la fin du IVe s. av. J.-C. On a débité mille fables sur son compte : on a dit qu’il avait été condamné à mort par Ptolemée Philadelphe et crucifié ou lapidé par la foule enthousiaste d’Homère. Quoi qu’il en soit, son nom est resté synonyme de critique envieux et partial ; on l’oppose à celui d’Aristarque. On lui attribuait, entre autres ouvrages, 9 livres de Remarques hypercritiques sur Homère, une Hist. d’Amphipolis, une Hist. générale du monde jusqu’à Philippe (roi de Macédoine) : aucun n’est parvenu jusqu’à nous. » Marie-Nicolas Bouillet – Alexis Chassang – Dictionnaire universel d’histoire et de géographie Bouillet Chassang (1878) -Librairie Hachette, 1878 (3, p. 2037).
(4) Parques « Déesses infernales, dont la fonction était de filer la trame de nos jours. Maîtresses du sort des hommes, elles en réglaient les destinées. Tout le monde sait qu’elles étaient trois sœurs, Clotho, Lachésis, & Atropos ; mais les Mythologues ne s’accordent point sur leur origine. Les uns les font filles de la Nuit & de l’Erebe ; d’autres de la Nécessité & du Destin ; & d’autres encore de Jupiter & de Thémis. Les Grecs les nommaient μοίραι, c’est-à-dire les déesses qui partagent, parce qu’elles réglaient les évènements de notre vie ; les Latins les ont peut-être appelées Parcæ, du mot parcus, comme si elles étaient trop ménagères dans la dispensation de la vie des humains, qui paraît toujours trop courte ; du moins cette étymologie est plus naturelle que celle de Varron, & supérieure à la ridicule antiphrase de nos grammairiens, quod nemini parcant. » Louis de Jaucourt – L’Encyclopédie, 1re édition – 1751 (Tome 12, p. 80-81).
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La Vie de Lebrun-Pindare
« Le Brun naquit à Paris en 1729. Ses dispositions poétiques se révélèrent de très bonne heure. Le prince de Conti, voyant qu’il s’annonçait avec éclat, voulut se l’attacher, et lui donna le titre de secrétaire de ses commandements, avec deux mille livres d’honoraires ; mais une protection qui lui fut plus utile ce fut celle de Louis Racine, qui ne lui épargna ni les avis ni les encouragements. À vingt-six ans, Le Brun s’était déjà placé au premier rang parmi nos poètes lyriques. L’amour le fit poète élégiaque. Il épousa en 1760, la femme qu’il avait chanté sous le nom de Fanny. C’est dans le premier temps de cette union qu’il conçut l’idée de son poème de la Nature, poème que ses malheurs domestiques lui firent abandonner plus tard. De maladroites attaques de Fréron forcèrent notre poète à s’essayer dans l’épigramme, où il y excella. Une horrible banqueroute mit le comble à la misère de Le Brun, qui trouva dans M. de Vandreuil un protecteur intelligent et dévoué. La révolution ayant éclaté, Le Brun en éprouva les principes et en embrassa les espérances. Lors de la formation de l’Institut, il fut l’un des premiers membres choisis par le directoire. Napoléon récompensa avec magnificence ses travaux et son patriotisme en lui accordant une pension de 6000 livres, dont il ne jouit pas très longtemps : il mourut pendant l’été de 1807. » (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –1870)
[Article publié en 1888. Lors de sa première publication, l’article s’intitulait « Флобер в своих письмах – Flaubert dans sa correspondance ».] [Avertissement : les citations sont traduites du russe]
Traduction Jacky Lavauzelle
Flaubert « Флобер »
I
Balzac dans un de ses romans exprime la pensée suivante : « Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au tænia dans l’estomac, y dévore les sentiments à mesure qu’ils y éclosent. Qui triomphera ? la maladie de l’homme, ou l’homme de la maladie ? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. À moins d’être un colosse, à moins d’avoir des épaules d’Hercule, on reste ou sans cœur ou sans talent. » (1)
Balzac, malheureusement, coupe ce raisonnement et ne dit pas ce qu’est exactement, à son avis, la maladie du génie : pourquoi le développement et la force d’une personnalité artistique sont à bien des égards inversement proportionnels au développement et à la force du type moral – de quelles raisons dépend leur antagonisme fondamental, si souvent observé dans l’expérience quotidienne ordinaire. Tout le monde sait, par exemple, que les écrivains, artistes, musiciens talentueux sont dans la plupart des cas des gens extrêmement peu pratiques, que leur excentricité et leur frivolité frisent souvent la dépravation morale totale, qu’ils sont de mauvais pères de famille et de mauvais conjoints, que, étant très sensibles et réactifs dans leurs œuvres, ils se révèlent en réalité trop souvent des égoïstes secs et insensibles. L’étude des raisons qui déterminent la profonde opposition entre la vision esthétique et morale du monde, l’artiste et l’homme, le génie et le caractère, est sans aucun doute l’une des pages les plus intéressantes de la psychologie de la créativité.
Rappelons la scène tragique de la mort de Laocoon, décrite dans l’Énéide. Les citoyens de Troie doivent, bien sûr, regarder avec dégoût et horreur alors que de gigantesques serpents étranglent Laocoon et ses fils. Le public éprouve de la peur, de la pitié et un désir de sauver les malheureux : si divers que soient leurs états mentaux, le moment de la volonté joue en eux un rôle très important : que ce soit dans le sens de l’auto préservation pour les plus timides, ou dans l’envie de venir au secours des plus courageux. Mais imaginez, dans cette foule excitée et choquée, un sculpteur qui considérait la terrible catastrophe qui se déroulait sous ses yeux comme le thème d’une future œuvre d’art. Lui seul reste un observateur calme au milieu de la confusion générale, des sanglots, des cris, des prières. Les instincts moraux sont noyés chez lui par la curiosité esthétique. Les larmes l’empêcheraient de regarder, et il les retient, car il a absolument besoin de voir quelles formes prendront les muscles sous la pression des énormes enroulements du serpent. Chaque détail de l’image, qui provoque le dégoût et l’horreur chez les autres, éveille en lui une joie incompréhensible pour les autres. Pendant que les autres pleurent et s’inquiètent, l’artiste est heureux de voir l’expression d’agonie sur le visage de Laocoon, heureux que le père ne puisse pas aider ses enfants, que les monstres serrent leur corps avec une telle force (2). Dans l’instant suivant, l’homme pourrait peut-être vaincre l’artiste. Mais le travail était accompli : ce moment de contemplation cruelle a réussi à laisser une marque indélébile dans le cœur.
Un certain nombre de ces humeurs, tôt ou tard, devraient former dans l’âme de l’artiste l’habitude de se distraire de la vie, de la regarder de l’extérieur, non pas comme un personnage, mais comme un spectateur calme, cherchant dans tout un matériau pour une reproduction artistique. cela se passe sous ses yeux. À mesure que le pouvoir d’imagination et de contemplation augmente, la passion et la tension de la capacité volontaire nécessaire à l’activité morale diminuent. Si la nature n’a pas doté la volonté de l’artiste d’une persévérance inébranlable, n’a pas donné à son cœur une source inépuisable d’amour, alors l’abstraction esthétique peut peu à peu noyer les instincts moraux : le génie – pour reprendre l’expression de Balzac – peut « dévorer » le cœur. Dans ce cas, les catégories du bien et du mal sont effacées dans la vision du monde de l’écrivain par les catégories du beau et du laid, du typique et de l’inhabituel, intéressantes d’un point de vue artistique. et sans intérêt. Le mal et la dépravation attirent l’imagination du poète s’ils se revêtent de formes irrésistiblement attrayantes, s’ils sont beaux et puissants ; la vertu paraît incolore et insignifiante si elle ne fournit pas matière à l’apothéose poétique.
Mais l’artiste ne se distingue pas seulement par sa capacité à regarder objectivement et sans passion les sentiments des autres : il traite également ce qui se passe dans son propre cœur avec la curiosité esthétique non moins cruelle d’un observateur extérieur. Les gens ordinaires peuvent s’abandonner complètement, de tout leur être, à l’impulsion du sentiment qui s’est emparé d’eux : l’amour ou la haine, le chagrin ou la joie ; au moins, ils pensent qu’ils donnent tout. Un honnête homme, lorsqu’il jure son amour à une femme, croit à la sincérité de ses vœux ; il ne lui viendrait même pas à l’idée de douter s’il aime réellement comme il croit aimer. Le poète, en apparence, plus que les autres, semble capable de s’abandonner aux sentiments, de croire, de se laisser emporter, mais en fait dans son âme, aussi secouée par la passion, il restera toujours la capacité de s’observer même dans les moments d’ivresse totale, à contempler attentivement les courbes les plus subtiles et insaisissables de ses sensations et à les analyser sans pitié.
Les sentiments humains ne sont presque jamais complètement simples et homogènes : dans la plupart des cas, ils représentent un mélange de composants de valeurs très diverses. Et l’artiste-psychologue révèle involontairement tant de mensonges en lui-même et chez les autres, même dans les moments de passion sincère, qu’il perd peu à peu toute confiance en sa propre véracité et en celle des autres.
II
Les « Lettres de Flaubert » (3), publiées en deux ouvrages, fournissent un riche matériau de recherche à partir d’un exemple vivant de la question de l’antagonisme de la personnalité artistique et morale.
« L’art est supérieur à la vie » : telle est la formule qui constitue non seulement la pierre angulaire de toute l’esthétique de Flaubert, mais aussi de sa vision philosophique du monde. A treize ans, il écrit à l’un de ses camarades de classe : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au XVe siècle, je serais totalement dégoûté de la vie, et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie » (4). Un an plus tard, il invite le même camarade à travailler avec une rhétorique à moitié sincère et une passion juvénile : « nous nous consacrerons toujours à l’art, qui, étant plus majestueux que tous les peuples, couronnes et dirigeants, règne à jamais sur l’univers dans son diadème divin. » Quarante ans plus tard, au bord de sa tombe, Flaubert proclame avec plus d’acuité et d’audace encore la même devise : « L’homme n’est rien ; l’œuvre – « tout » ! » [« l’homme n’est rien, l’œuvre est tout ! », en françaisaprès la phrase en russe.]
Dans la fleur de l’âge, possédant l’intelligence, la beauté et le talent, il fuit le monde vers l’art, comme les ascètes dans le désert ; s’y enferme, tout comme les ermites chrétiens s’emmuraient dans des grottes. « Se lancer dans l’art pour toujours et mépriser tout le reste est le seul moyen de ne pas être malheureux », écrit-il à son ami ; « la fierté remplace tout si elle a une base suffisamment large… Bien sûr, il me manque beaucoup : je serais probablement capable d’être aussi généreux que les plus riches ; aussi tendre que les amants ; sensuel, comme les gens qui se sont livrés aux plaisirs… Et pourtant je ne regrette ni la richesse, ni l’amour, ni les plaisirs… Désormais et pour longtemps, je n’ai besoin que de cinq à six heures de paix dans ma chambre, l’hiver un grand feu dans la cheminée, le soir deux bougies sur la table« . Un an plus tard, il conseille au même ami : « Faites comme moi : rompez avec le monde extérieur, vivez comme un ours, comme un ours polaire ; allez au diable avec tout, tout et même vous-même, sauf vos pensées. Actuellement, il y a un tel abîme entre moi et le reste du monde que je suis souvent surpris lorsque j’entends même les choses les plus ordinaires, les plus simples… il y a des gestes, des intonations de voix, d’où je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. mes sens, et certaines bêtises me donnent la nausée, presque le vertige. »
Même dans les moments d’ivresse de passion, il place sa vocation littéraire infiniment au-dessus du bonheur personnel, et l’amour pour une femme lui semble insignifiant en comparaison avec son amour pour la poésie. « Non, il vaut mieux aimer l’art que moi », écrit-il à sa bien-aimée, « cette affection ne te changera jamais, ni la maladie ni la mort ne pourront la détruire. Idolâtre l’idée, c’est seulement en elle qu’est la vérité, parce que seule l’idée est immortelle. » » L’art, la seule chose vraie et précieuse dans la vie, peut-il être comparé à l’amour terrestre ? Est-il possible de préférer l’adoration de la beauté relative au culte de l’éternel ? » Le respect pour l’art est la meilleure chose que j’ai ; C’est la seule chose que je respecte chez moi.«
Il n’accepte pas de reconnaître du relatif dans la poésie, la considérant comme absolument indépendante, indépendante de la vie, plus réelle que la réalité ; il voit dans l’art « un principe autosuffisant qui a aussi peu besoin de soutien qu’une étoile ». « Comme une étoile, dit-il, l’art, brillant dans son ciel, observe calmement la rotation du globe ; la beauté ne disparaîtra jamais« . Dans l’ensemble des parties de l’œuvre, dans chaque détail, dans l’harmonie de l’ensemble, Flaubert sent « une sorte d’essence intérieure, quelque chose comme une puissance divine – aussi éternelle qu’un principe… » « Sinon, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre l’expression la plus précise et la plus musicale de la pensée ?«
Un sceptique qui ne s’est arrêté devant aucune croyance, qui a nié et douté toute sa vie de l’idée de Dieu, de la religion, du progrès, de la science, de l’humanité, devient respectueux et croyant lorsqu’il s’agit d’art. Un vrai poète, selon lui, se distingue de tous les autres par la déification des idées, « la contemplation de l’immuable, c’est-à-dire la religion au sens le plus élevé du mot ». Il regrette de ne pas être né à cette époque où la foule adorait l’art, où il existait encore de vrais artistes, « dont la vie et la pensée n’étaient qu’un instrument aveugle de l’instinct de beauté. Ils étaient les organes de Dieu, à travers lesquels il se révélait son essence ; pour ces artistes, il n’y avait pas d’univers – personne ne connaissait leurs souffrances ; chaque soir, ils se couchaient tristes et regardaient la vie humaine avec un regard surpris, comme on regarde une fourmilière.«
Pour la plupart des artistes, la beauté est un principe plus ou moins abstrait ; pour Flaubert, elle est un objet de passion aussi concret que l’or l’est pour l’avare, le pouvoir pour l’ambitieux ou une femme pour l’amant. Son travail était comme un lent suicide ; il s’y abandonna avec la ténacité invincible d’un homme possédé par la manie, avec la félicité mystique et la joie d’un martyr, avec l’inquiétude d’un prêtre s’approchant du sacrement. C’est ainsi qu’il décrit lui-même son travail : « Malade, irrité, vivant des milliers de fois par jour des moments de terrible désespoir, sans femmes, sans vie, sans le plus insignifiant de ces râles de la vallée terrestre, je continue mon lent travail, comme un bon ouvrier qui, les manches retroussées, les cheveux mouillés de sueur, frappe l’enclume, ne craignant ni la pluie, ni la grêle, ni le vent, ni le tonnerre« . Et voici un extrait de la biographie de Flaubert, écrite par Maupassant, l’un de ses disciples et disciples dévoués, qui décrit également l’énergie travaillante et le brillant écrivain : « la tête baissée, le visage et le cou rougis de sang, tendant tous ses muscles , comme un athlète lors d’un duel, il entre dans une lutte désespérée avec l’idée et le mot, les saisissant, les reliant, les enchaînant, comme dans un étau de fer, avec le pouvoir de la volonté, les serrant et petit à petit, avec des efforts, asservissant la pensée et l’enfermant, comme un animal en cage, dans une forme précise et indestructible. » .
III
Flaubert, plus que quiconque, a fait l’expérience du pouvoir destructeur d’une capacité analytique accrue. Avec une jubilation, dans laquelle se mêlent si étrangement le courage du byronisme alors à la mode et le vague pressentiment d’une catastrophe imminente, il commence, en tant que jeune de dix-sept ans, l’œuvre de destruction et d’effondrement interne. «Je m’analyse moi-même et les autres», dit-il dans une lettre à un ami, «je décortique constamment, et quand j’arrive enfin à trouver dans quelque chose que tout le monde considère comme propre et beau, un endroit pourri, une gangrène, je lève la tête et je ris. . J’en suis maintenant à la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et que même ce qu’on appelle conscience n’est en réalité qu’une vanité intérieure. Vous faites l’aumône, peut-être en partie par sympathie, par pitié, par dégoût de la souffrance et de la laideur, voire par égoïsme, mais le motif principal de votre action est le désir d’acquérir le droit de vous dire : j’ai fait le bien ; il y en a peu comme moi ; Je me respecte plus que les autres. » Huit ans plus tard, il écrit à la femme qu’il aime : « J’aime analyser, cette activité me divertit. Bien que je n’aie pas de penchant particulier pour une vision humoristique des choses, je ne peux pas prendre ma propre personnalité très au sérieux, parce que je me trouve drôle – drôle non pas dans le sens d’une comédie théâtrale externe, mais dans le sens de cette ironie interne qui est inhérente à la vie humaine et se manifeste parfois dans les actions les plus apparemment naturelles, les gestes ordinaires… Il faut ressentir tout cela soi-même, mais c’est difficile à expliquer. Tu ne comprendras pas cela, car tout en toi est simple et entier, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Alors que j’imagine quelque chose comme une arabesque de composition : il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer, certains en carton peint, certains en diamant, d’autres en étain« .
La vie des rêves, de l’imagination, est si riche en lui qu’elle obscurcit les impressions du monde réel ; ils sont réfractés et reçoivent une couleur particulière lorsqu’ils traversent ce milieu. « L’antithèse apparaît constamment devant mes yeux : la vue d’un enfant éveille inévitablement en moi la pensée de la vieillesse, la vue d’un berceau, la pensée d’un cercueil. Quand je regarde une femme, j’imagine son squelette. C’est pourquoi les spectacles heureux me bouleversent, les tristes me laissent indifférent. Je pleure tellement dans mon âme, en moi-même, que les larmes ne peuvent pas sortir ; ce que j’ai lu dans le livre m’inquiète plus que le chagrin réel. » Nous rencontrons ici un trait distinctif de la plupart des natures dotées d’un fort tempérament artistique. « Autant je me sens doux, tendre, sympathique, capable de pleurer, de m’abandonner aux sentiments dans une souffrance imaginaire, autant les vrais restent secs, durs, morts dans mon cœur : ils s’y cristallisent. » C’est l’état spirituel décrit par Pouchkine :
« …En vain j’ai alors éveillé mes sens : De lèvres indifférentes j’ai entendu la nouvelle de sa tragique mort, Et je les écoutais sans aucune émotion. C’est donc elle que j’ai aimée d’un cœur si ardent Dans une telle tension, Avec une mélancolie si tendre et langoureuse, Avec tant de folie et de tourments ! Où était donc le tourment, où était l’amour désormais ? Hélas, dans mon âme, Pour la pauvre ombre crédule, Pour le doux souvenir des jours heureux, Je ne trouve ni larmes ni chagrin ». (5)
L’état d’indifférence incompréhensible face au malheur d’un être cher, le désespoir non pas du chagrin, mais de sa propre froideur, de l’absence de tristesse et de pitié, n’était que trop familier à Flaubert, et, comme d’habitude, il analyse hardiment ce trait, tandis que presque tous les artistes tentent de le cacher non seulement aux autres, mais aussi à eux-mêmes, le prenant pour un égoïsme contre nature. Il parle de son humeur devant le cercueil de sa sœur bien-aimée : « J’étais sec comme une pierre tombale et seulement terriblement irrité. » Que fait-il à un tel moment, quand une personne ordinaire, sans penser à rien, s’abandonne à son chagrin ? Avec une cruelle curiosité, « sans rien enlever à ses sentiments », il les analyse, « comme un artiste ». « Cette activité mélancolique a apaisé ma tristesse, écrit-il à un ami, vous pouvez me considérer comme une personne sans cœur si je vous avoue que ce n’est pas mon état actuel (c’est-à-dire la tristesse suite à la mort de ma sœur) qui semble pour moi le plus difficile de ma vie. À une époque où il n’y avait apparemment rien à redire, je devais me sentir encore plus désolé pour moi-même.» Vient ensuite une longue discussion sur l’infini, sur le nirvana – une discussion dans laquelle l’auteur montre beaucoup de poésie sublime, mais très peu de ce simple chagrin humain.
Dans la lettre où Flaubert décrit les funérailles de son ami d’enfance, son attitude esthétique face au deuil atteint même les sommets de la contemplation philosophique. « Le corps du défunt présentait des signes de décomposition terrible ; nous avons enveloppé le cadavre dans un double linceul. Sous cette forme, il ressemblait à une momie égyptienne enlacée de bandages funéraires, et je ne peux exprimer le sentiment de grande joie et de liberté que j’ai ressenti pour lui à ce moment-là. Le brouillard est devenu blanc, les forêts se détachaient dans le ciel, deux bougies de pierre tombale brillaient dans la blancheur du jour naissant, les oiseaux se mirent à chanter et je me souvins d’un vers de son poème : « Il volera comme un oiseau fringant pour rencontrer le soleil levant dans une forêt de pins », ou, pour mieux dire, j’entendais sa voix prononcer ces paroles, et toute la journée elles me hantaient de leur charme. Il a été placé dans le couloir, les portes ont été retirées de leurs gonds et l’air frais du matin a pénétré dans la pièce avec la fraîcheur de la pluie, qui a commencé à couler à ce moment-là… Des sentiments inconnus ont traversé mon âme et, comme des éclairs, des pensées inexplicables s’y enflammèrent : des milliers de souvenirs du passé volèrent vers moi avec des vagues d’arômes, avec des accords de musique… » Et ici l’artiste, par distraction esthétique, transforme le vrai chagrin en beauté, et en forme éclairée, la mort d’un être cher non seulement ne lui cause aucune souffrance, mais donne au contraire une réconciliation mystique, une extase incompréhensible pour les gens ordinaires, un bonheur étrange, détaché de la vie, désintéressé.
Lors de son séjour à Jérusalem, Flaubert rendit visite aux lépreux. Voici une description de ses impressions : « Cet endroit (c’est-à-dire un terrain réservé spécialement aux lépreux) est situé en dehors de la ville, près d’un marais, d’où s’élevaient des corbeaux et des milans à notre approche. Les malheureux malades, femmes et hommes (une douzaine de personnes au total), gisent tous ensemble en un seul tas. Les voiles ne cachent plus les visages, il n’y a plus de différence entre les sexes. Sur leur corps, on peut voir des croûtes purulentes, des dépressions noires – au lieu de nez ; J’ai dû mettre un pince-nez pour voir ce qui pendait au bout des bras de l’un d’eux : soit ses mains, soit des chiffons verdâtres. C’étaient des mains. (C’est ici qu’il faut amener les coloristes !) Le patient s’est traîné jusqu’à la fontaine pour boire de l’eau. Par la bouche, sur laquelle il n’y avait pas de lèvres, comme à cause d’une brûlure, le palais était visible. Il a une respiration sifflante, nous tendant des lambeaux de son corps pâle comme la mort. Et tout autour, c’est une nature sereine, des ruisseaux de source, la verdure des arbres, tout tremblant d’un excès de jus et de jeunesse, des ombres fraîches sous le soleil brûlant ! » Ce passage n’est pas tiré d’un roman, où le poète peut s’obliger à être objectif, mais de notes de voyage, d’une lettre à un ami, où l’auteur n’a aucune raison de cacher le caractère subjectif de ses sentiments. Pendant ce temps, à part deux épithètes assez banales : « pauvres misérables », il n’y a pas un seul trait d’adoucissement, pas une once de pitié.
IV
« Je ne suis pas chrétien » [en russe et en français dans le texte], dit Flaubert dans une lettre à George Sand. Selon lui, la Révolution française a échoué précisément parce qu’elle avait un lien trop étroit avec la religion de la pitié : « L’idée d’égalité, qui est l’essence de la démocratie moderne, est une idée essentiellement chrétienne, contraire aux principes de justice … Voyez à quel point la miséricorde (la grâce) prévaut à l’heure actuelle. Le sentiment est tout, le bien n’est rien. « Nous périssons par excès de condescendance, de compassion et de mollesse morale. » « Je suis convaincu, note-t-il, que les pauvres détestent les riches et que les riches craignent les pauvres ; ce sera pour toujours ; ils prêchent l’amour en vain ».
Flaubert veut justifier son antipathie instinctive à l’égard de l’idée de fraternité par le fait que cette idée est en contradiction irréconciliable avec le principe de justice : « Je déteste la démocratie (au moins au sens où on l’entend en France), c’est-à-dire la exaltation de la miséricorde en atteinte à la justice, déni des droits, en un mot l’anti sociabilité. » Le droit de grâce (en dehors du domaine de la théologie) est la négation de la justice : de quel droit peut-on interférer avec l’exécution de la loi ? Mais il ne croit guère à ce principe, auquel il se réfère uniquement pour avoir un point d’appui pour réfuter l’idée de fraternité. C’est du moins ce qu’il dit dans un moment de toute franchise, dans une lettre à un vieux camarade : « La justice humaine me paraît la chose la plus clownesque du monde. Le spectacle d’un homme qui juge son prochain me ferait rire jusqu’à en tomber, s’il n’évoquait une pitié dégoûtante, et si à l’heure actuelle (il étudiait alors les sciences juridiques) je n’étais pas obligé d’étudier le système des absurdités en vertu duquel les gens se considèrent comme juges. Je ne connais rien de plus absurde que le droit, à part peut-être l’étudier« . Dans une autre lettre, il avoue qu’il n’a jamais pu comprendre l’idée abstraite et sèche du devoir et qu’elle « ne lui semble pas inhérente à la nature humaine (ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines). » Il est évident qu’il a aussi peu confiance en la justice qu’en l’idée de fraternité. En substance, il n’a aucun idéal moral.
« Il n’y a pour moi qu’une chose au monde : une belle poésie, un style élégant, harmonieux et mélodieux, des couchers de soleil, des paysages pittoresques, des nuits de lune, des statues anciennes et des profils caractéristiques… Je suis un fataliste, comme un vrai mahométan, et Je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité n’est rien. Quant à ce progrès, mon esprit se refuse à accepter des idées aussi vagues. Toutes sortes de bavardages sur ce sujet m’ennuient énormément… J’ai un profond respect pour l’ancienne tyrannie, car je trouve qu’elle est la plus belle expression de l’humanité qui ait jamais existé ». « Je n’ai pas beaucoup de convictions, écrit-il à George Sand, mais l’une d’elles est inébranlable : c’est la conviction que le nombre, la masse, est toujours constitué d’idiots. Mais il faut respecter la masse, aussi absurde soit-elle, car en elle se trouvent les germes (d’une fécondité incalculable(en français dans le texte)). »
Flaubert tente, en plaisantant, d’opposer la doctrine socialiste à son propre idéal d’un futur système politique. « Le seul résultat raisonnable est un gouvernement composé de mandarins – que seuls ces mandarins aient une certaine connaissance et même, si possible, cela sera significatif. Le peuple restera toujours mineur et occupera toujours la dernière place dans la hiérarchie des groupes sociaux, puisqu’il représente un nombre, une masse, illimitée… Dans cette aristocratie légale, à l’heure actuelle, tout notre salut… L’humanité n’a rien de nouveau. Son insignifiance irréparable a rempli mon âme d’amertume même dans ma jeunesse. C’est pourquoi je ne me sens pas déçu maintenant. Je suis convaincu que la foule, le troupeau, sera toujours haï… Jusqu’à ce que le peuple s’incline devant les mandarins, jusqu’à ce que l’Académie des sciences remplace le Pape, toute politique, toute société jusqu’à ses dernières racines, ne seront qu’un recueil d’outrages. mensonges et mensonges (de blagues écœurantes (en français dans le texte))« . Néanmoins, dans le roman « Bouvard et Pécuchet », 1881 (en français et en russe dans le texte, «Бувар и Пекюше»), Flaubert dirige tous ses efforts pour détruire la croyance en l’inviolabilité des principes scientifiques et pour prouver que la science moderne est le même édifice fragile, le même système de contradictions et de superstitions, comme la théologie médiévale. Flaubert, cependant, s’était déjà montré méfiant à l’égard de la science : ainsi, ayant connu le positivisme d’Auguste Comte, il trouva ce système « insupportablement stupide (c’est assommant de bêtise) ».
V
Ainsi, comme nous le voyons, la tentative de Flaubert d’établir une sorte de compromis avec l’humeur dominante de l’époque a échoué. Dans ses discussions sur les questions sociales, une seule chose est sincère : le mépris de la foule. « Peu importe combien vous engraissez la bête humaine, peu importe combien vous dorez son écurie, peu importe la literie douce et luxueuse que vous lui donnez, il restera toujours une bête. Le seul progrès que l’on puisse espérer est de rendre la bête moins sanguinaire. Mais élever le niveau des idées, donner aux masses une idée plus large de Dieu, je doute fort que cela soit possible.»
Dans une autre lettre, il avoue ouvertement qu’il n’a ni foi, ni principe moral, ni idéal politique, et dans cet aveu jaillissant du plus profond de son cœur, on entend déjà le désespoir : « Je vois à l’heure actuelle aussi peu possibilité d’établir un nouveau principe, ainsi que de respecter les anciennes croyances. Alors je cherche et je ne trouve pas l’idée dont tout le reste devrait dépendre« . Ces quelques mots éclairent le mieux l’ambiance des dernières années de la vie de Flaubert. Auparavant, il avait trouvé cette idée dans l’art ; maintenant il suppose qu’il existe un autre principe, plus élevé, auquel l’art lui-même doit être subordonné, mais il est incapable de trouver ce principe. Il cherche l’oubli dans le travail, mais en sort brisé et encore plus insatisfait. Il est conscient de sa solitude et il est tiré de la contemplation objective vers cette vie incompréhensible dont il nie le sens.
Le drame de sa situation est qu’il se retrouve seul dans un monde étranger. Et peu à peu son désespoir atteint ses dernières limites. «Quand je ne tiens pas de livres dans mes mains ou que j’écris, je suis envahi par une telle mélancolie que je suis prêt à simplement crier», avoue-t-il dans une lettre à George Sand. « Il me semble que je me transforme en animal fossile, en créature privée de tout lien avec l’univers qui l’entoure. » « Un sentiment de destruction universelle, d’agonie m’envahit et je suis mortellement triste. Quand je ne suis pas épuisé par le travail, je suis triste pour moi-même. Personne ne me comprend, j’appartiens à un autre monde. Mes camarades de métier sont si peu nombreux pour moi… Je passe des semaines entières sans échanger un mot avec un seul être humain, et à la fin de la semaine j’ai du mal à me souvenir d’un seul jour, ou d’un seul événement dans tout le temps. Le dimanche, je vois ma mère et ma nièce, c’est tout. Une bande de rats dans le grenier est ma seule compagnie : ils font un sacré bruit au-dessus de moi quand l’eau ne rugit pas et que le vent ne hurle pas. Les nuits sont plus noires que le charbon et un silence sans limites m’entoure, comme dans le désert. Dans un tel environnement, la sensibilité s’aggrave terriblement, le cœur se met à battre pour chaque bagatelle…Je me perds dans lessouvenirs de ma jeunesse, comme un vieil homme. Je n’attends plus de la vie que quelques feuilles de papier recouvertes d’encre. Il me semble que je marche dans un désert sans fin, que je vais Dieu sait où, que je suis à la fois un voyageur, un désert et un chameau…Le seul espoir qui me console, c’est que bientôt je dirai au revoir à la vie et, bien sûr, je n’en commencerai pas une autre, ce qui pourrait être encore plus triste… Non, non ! Assez de fatigue !«
Toutes ses lettres à George Sand sont un martyrologe stupéfiant de la « maladie du génie ». Parfois une plainte naïve lui échappe, et en elle, à travers l’orgueil implacable d’un combattant, on peut sentir quelque chose de doux, de déchiré, comme dans la voix d’un homme trop épuisé. La fureur des ennemis, les calomnies des amis, l’incompréhension des critiques n’offensent plus son orgueil : «Toute cette avalanche d’absurdités ne m’irrite pas, mais elle m’attriste. Il vaudrait quand même mieux inculquer de bons sentiments aux gens.«
Finalement, sa dernière consolation – l’art – le trahit. « Je regroupe mes forces en vain, mais le travail ne va pas, ne va vraiment pas…Tout me tourmente et m’irrite.En public, je me retiens encore, mais parfois en privé, j’éclate en larmes si convulsives et si folles que je crois que j’en mourrai ». Dans ses années de déclin, où il est impossible de revenir vers le passé, où il est impossible de corriger la vie, il se pose la question : et si la beauté, au nom de laquelle il a détruit la foi en Dieu, dans la vie, en l’humanité, était le même fantôme, une tromperie, comme tout le monde ? Et si cet art, pour lequel il a donné sa jeunesse, son bonheur, son amour, le trahissait au bord de sa tombe ?
« L’ombre m’embrasse« , dit-il en sentant la mort. Cette exclamation est semblable au cri d’angoisse sans bornes qu’échappa avant la mort d’un autre artiste, le frère de Flaubert dans l’idéal, la souffrance et le génie, Michel-Ange :
Io parto a mano, a mano, Crescemi ognor più l’ombra, l’e sol vien manco, E son presso al cadere, infermo e stanco Je pars peu à peu… Les ombres grandissent, Le soleil s’éclipse. Et je suis prêt à tomber, épuisé. (6)
La mort le trouva à son bureau, aussi se produit qu’un coup de tonnerre. Lâchant la plume de ses mains, il tomba sans vie, tué par sa grande et unique passion : l’amour de l’art.
Platon, dans l’un de ses mythes (7), raconte les âmes des gens sur des chars, sur des chevaux ailés, errants dans la voûte céleste ; comment certaines parviennent pendant une courte période à s’approcher du lieu d’où est visible la région des Idées ; elles scrutent avidement, et quelques rayons de lumière isolés les pénètrent profondément. Puis, lorsque ces âmes s’incarnent pour souffrir sur terre, tout ce qu’il y a de meilleur dans le cœur humain les excite comme un reflet de lumière éternelle, comme un vague souvenir d’un autre monde dans lequel elles ont réussi à regarder un instant.
Un rayon de beauté trop éclatant a dû pénétrer dans l’âme de Flaubert dans le brillant royaume des Idées.
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Notes
(1) Discussion entre Lucien de Rubempré Claude Vignon à la fin de la deuxième partie des Illusions Perdues – Honoré de Balzac, Un grand homme de province à Paris, Illusions perdues, Vve A. Houssiaux, 1874 (p. 119-393)
(2) Sur Laocoon et ses deux fils « Laocoon, que le sort avait fait grand prêtre de Neptune, immolait en ce jour solennel un taureau sur l’autel du dieu. Voilà que deux serpents (j’en tremble encore d’horreur), sortis de Tenédos par un calme profond, s’allongent sur les flots, et, déroulant leurs anneaux immenses, s’avancent ensemble vers le rivage. Le cou dressé, et levant une crête sanglante au-dessus des vagues, ils les dominent de leur tête superbe : le reste de leur corps se traîne sur les eaux, et leur croupe immense se recourbe en replis tortueux. Un bruit perçant se fait entendre sur la mer écumante : déjà ils avaient pris terre ; les yeux ardents et pleins de sang et de flammes, ils agitaient dans leur gueule béante les dards sifflants de leur langue. Pâles de frayeur, nous fuyons çà et là ; mais eux, rampant de front, vont droit au grand prêtre : et d’abord ils se jettent sur ses deux enfants, les enlacent, les étreignent, et de leurs dents rongent leurs faibles membres. Armé d’un trait, leur père vient à leur secours ; il est saisi par les deux serpents, qui le lient dans d’épouvantables nœuds : deux fois ils l’ont embrassé par le milieu, deux fois ils ont roulé leurs dos écaillés autour de son cou ; ils dépassent encore son front de leurs têtes et de leurs crêtes altières. Lui, dégouttant de sang et souillé de noirs poisons, roidit ses mains pour se dégager de ces nœuds invincibles, et pousse vers le ciel des cris affreux. Ainsi mugit un taureau, quand, blessé devant l’autel par un bras mal assuré, il fuit, et a secoué la hache tombée de sa tête. Mais les deux dragons, glissant sur leurs écailles, s’échappent vers le temple de la terrible Pallas, gagnent la citadelle, et là se cachent sous les pieds de la déesse et sous son bouclier… » Virgile – L’Énéide Traduction par Charles Nisard. Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus – Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868 (p. 245-262).
(3) Deux livres édités sous le titre « Correspondance » La Première Série pour les correspondances de 1830 à 1850 La Deuxième série pour celles de 1850 à 1854. Paris, G. Charpentier et Cie, 1887
(4) Correspondance, 29 août 1834 ; « En voilà un qui n’a pas attendu pour maudire la vie ! C’est déjà le thème auquel Flaubert reviendra sans cesse dans ses lettres familières, — si familières ! — et qu’il reprendra en cent façons au cours de toute son œuvre. A défaut de Cardenio et de la reine de France du XVe siècle, on a retrouvé une Mort du duc d’Enghien qui date de 1835. Ce récit en dix pages est le plus ancien écrit de Flaubert. Puis voici Deux mains sur une couronne ou Pendant le XVe siècle, épisode du règne de Charles VI. Il est permis de ne voir dans ces compositions d’histoire qu’un prolongement des exercices scolaires du collégien. Mais la note est plus originale dans Un parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique, moral ou immoral ad libitum. Le jeune auteur dépeint la misère de la vie des saltimbanques, déplore la cruauté de la société, prend parti pour les parias. La Peste à Florence et Bibliomanie, sujets lugubres et terribles, attestent l’influence d’Hoffmann. Le genre fantastique et macabre se continue par Rage et impuissance qui met en scène un homme enterré vivant, La dernière heure qui est celle d’un jeune homme à l’instant de se tuer, le Rêve d’enfer, la Danse des morts. Voilà, au témoignage de M. E. W. Fischer, le Flaubert des débuts. « Ce sont la mort, le suicide, la fin de la vie sous des circonstances affreuses et ridiculement grotesques, la détresse, la haine, les crimes, la folie, qu’il traite de préférence. C’est presque toujours un avortement de l’individu, jamais un essor, quelque chose qui monte, qui s’épanouit, qui jouit…. » (René Doumic – Revue littéraire – Les Premiers écrits de Flaubert – Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 51, 1909 (p. 446-457)).
(5) Vers issus du poème d’Alexandre Pouchkine « Под небом голубым страны своей родной… Sous le ciel azuré de sa terre natale… » Poème de 1826 (25-31 juillet 1826).
(6) Poème de Michel-Ange « Oimè, oimè, che pur pensando » (Michelangelo Buonarroti) « OIMÈ, oimè. che pur pensando Agli anni corsi, lasso non ritrovo Fra tanti un giorno che sia stato mio! Le fallaci speranze e ’l van disio, Piangendo, amando, ardendo e sospirando — Chè affetto alcun mortal non m’è più novo — M’hanno tenuto, ora il conosco e provo, E dal vero e dal ben sempre lontano. Io parto, a mano a mano Crescemi ognor più l’ombra, e ’l sol vien manco, E son presso al cadere, infermo e stanco. »
(7) Phèdre « Parmi les autres âmes, celle qui suit le mieux les âmes divines, et qui leur ressemble le plus, élève la tête de son cocher au-dessus des régions supérieures, et les parcourt ainsi emportée par le mouvement circulaire ; mais en même temps troublée par ses coursiers, elle a beaucoup de peine à contempler les essences. Une autre tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; la fougue irrégulière de ses coursiers leur fait apercevoir certaines essences, mais l’empêche de les contempler toutes. Les dernières suivent de loin, brûlant du désir de contempler la région supérieure du ciel, mais ne pouvant y atteindre ; le mouvement circulaire les emporte dans l’espace inférieur ; elles se renversent, se précipitent l’une sur l’autre pour tâcher de se devancer ; on se presse, on combat, on sue, et par la maladresse des cochers, beaucoup de ces âmes sont estropiées, beaucoup d’autres perdent une grande partie des plumes de leurs ailes, et toutes, après de pénibles et inutiles efforts, s’en vont frustrées de la vue de l’être, et se repaissent de conjectures pour tout aliment. La cause de leur empressement à voir où est la plaine de la vérité, c’est que l’aliment convenable à la partie la meilleure de l’âme se trouve dans les prairies fertiles renfermées dans l’enceinte de cette plaine, et que la nature des ailes qui portent l’âme s’en nourrit… » Œuvres de Platon, traduites par Victor Cousin Tome sixième PHÈDRE, OU DE LA BEAUTÉ.
Représentée pour la première fois par les comédiens français le 2 février 1694.
PRÉFACE
Les comédies d’un acte sont aussi anciennes que le théâtre. Celles des Grecs se représentaient tout de suite ; et la méthode de les partager en cinq actes est une pratique ingénieuse, inconnue aux premiers poètes, et dont l’honneur n’est proprement dû qu’à leurs scholiastes. Le chant des chœurs, dont les derniers se sont servis pour marquer le repos de l’action, et qui faisaient une des plus grandes beautés de l’ancienne comédie, n’y fut d’abord conservé que par respect pour l’origine du poème dramatique, qui, comme tout le monde sait, n’était autre chose, dans ses commencements, qu’une ou plusieurs chansons rustiques à l’honneur de Bacchus, auxquelles on joignit avec le temps des épisodes, qui, en se perfectionnant peu à peu, y introduisirent l’action qui y manquait. Nos petites comédies ont commencé en France à peu près de la même manière. Ce n’était d’abord qu’une chanson grossière, dont quelque acteur enfariné venait régaler le peuple après la représentation d’une pièce sérieuse. Les Gros-Guillaume, les Jodelet, les Guillot-Gorjus y mêlèrent leurs bouffonneries et il se trouva des auteurs complaisants qui voulurent bien y mettre la main, en les liant par une espèce d’action exprimée le plus souvent en petits vers. C’est ce qu’on appelait la farce. L’impression en conserve encore quelques-unes qui, à dire le vrai, méritaient fort peu de nous être conservées. Molière, que nous pouvons regarder comme le créateur de la comédie moderne, s’avisa le premier de faire de ces petites pièces un spectacle digne des honnêtes gens, et le grand succès des comédies qu’il fit, en un acte et en trois actes, justifia bientôt qu’il ne manquait à celles qu’on avait faites avant lui, que de la noblesse et de la régularité, pour être d’excellentes pièces de théâtre. Car c’est une pure imagination de croire que le temps d’une comédie doive être déterminé par autre chose que par le temps de son action ; et si on regarde comme une faute de donner vingt quatre heures de durée à une action qui se représente en deux heures et demie, c’en serait une bien plus grande de donner deux heures et demie de représentation à une action qui ne doit durer qu’une demi-heure. Il n’est donc pas question de savoir si une comédie d’un acte peut être parfaite ; il ne s’agit que de distraire celles qui sont parfaites, d’avec celles qui ne le sont pas ; et comme ce qui constitue le poème n’est autre chose que l’instruction qui en est la fin, et le plaisir qui en est le moyen, on peut dire que ceux en qui ces deux conditions se rencontrent sont des poèmes parfaits, et que ceux à qui l’une des deux manque, ne le sont point car il est inutile de parler des poèmes à qui elles manquent toutes deux, puisqu’ils ne peuvent jamais rien valoir. Or, il est certain que l’imitation vive et naturelle d’une chose qui mérite d’être imitée, ne saurait manquer de plaire et d’instruire ; et sur ce principe, je ne craindrai point de dire que de petites comédies, comme les Précieuses ou la Comtesse de d’Escarbagnas, et quelques autres qui représentent dans un tableau achevé des ridicules dignes de correction, méritent autant de louanges que les plus grandes pièces du même genre, quoiqu’il y ait peut-être plus de travail dans celles-ci que dans les premières. J’ai cru devoir cet éclaircissement au public, en faveur de plusieurs pièces auxquelles quelques savants semblent ne refuser la justice qui leur est due, que parce qu’elles n’ont point leurs cinq actes bien comptés. Je n’ai point eu d’autre vue en écrivant ces réflexions ; et, bien loin d’en vouloir tirer quelque avantage pour moi même, j’avouerai de bonne foi que si j’avais été capable de les faire dans l’âge où j’ai composé la petite comédie suivante, j’aurais choisi un sujet plus digne, de l’attention du public. Car quoiqu’elle représente assez naturellement les personnages qui hantaient les cafés de ce temps-là, il est toujours vrai qu’elle peint une chose qui ne mérite pas d’être peinte ; et que quand même elle n’aurait d’autre défaut, on ne pourrait la ranger tout au plus que dans la seconde classe des petites pièces, puisqu’il ne suffit pas, dans la comédie, de faire rire le public, mais qu’il faut encore, si on peut, le faire rire utilement. C’est tout ce que j’ai à dire de ce petit ouvrage. J’ajouterai seulement qu’en établissant ici des règles qui sont plus anciennes que moi, je n’ai pas prétendu ôter à toutes les pièces qui n’instruisent point le mérite de leur agrément et de leur vivacité. Ce serait faire un trop grand tort à quantité de bonnes comédies anciennes et modernes. Ce que je veux dire, c’est que pour les rendre absolument parfaites il serait à souhaiter qu’elles fussent aussi utiles qu’agréables ; et qu’en faisant rire leurs lecteurs, elles eussent encore l’avantage de leur apprendre quelque chose qui fût digne de leur être appris. Ergo, non satis est diducere rictum Auditoris ; et est in hoc quoedam quoque virtus.
LES PERSONNAGES
MADAME JÉROME, marchande de café.
LOUISON, sa fille.
DORANTE, amant de Louison.
MONSIEUR JOBELIN, notaire.
LA SOURDIÈRE, ami de Monsieur Jobelin.
LE CHEVALIER, ami de Dorante.
CORONIS, gascon, ami de Dorante.
L’ABBÉ, ami de Dorante.
CARONDAS, poète.
LA FLÈCHE, valet de Dorante.
PREMIER JOUEUR de dames.
SECOND JOUEUR de dames.
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Scène I
La Sourdière, Coronis, Carondas, L’Abbé, Deux joueurs.
Le théâtre représente une salle de café, meublée de plusieurs tables. Le Poète paraît rêvant d’un côté auprès de deux joueurs de dames. L’Abbé dort dans le fond ; et de l’autre côté, Coronis et La Sourdière disputent ensemble assis, en prenant leur café.
LA SOURDIÈRE Oh parbleu ! Je vous soutiens que si.
CORONIS Et moi, mordi, je vous soutiens que non et je mets cent pistoles que nous n’aurons rien cette année en Hongrie.
LA SOURDIÈRE Vous me feriez enrager, monsieur Coronis. Vous voulez savoir cela mieux que moi qui vois tous les jours aux Tuileries un homme qui reçoit toutes les semaines la gazette de Constantinople.
CORONIS Quand ce serait celle de Babylone.
LA SOURDIÈRE C’est être bien têtu. Et moi, je vous dis que je vis hier, entre ses mains, une lettre de l’aumônier d’un des principaux bâchas, qui marque expressément que le grand vizir est en marche avec deux cent mille hommes, et qu’il va droit à Belgrade, pour l’assiéger par terre et par mer.
CORONIS Belgrade par mer et par terre ! Où avez-vous appris la géographie, s’il vous plaît ?
LA SOURDIÈRE Comment, Belgrade n’est pas un port de mer ?
CORONIS Non pas, que je sache ou bien c’est depuis fort peu de temps.
LA SOURDIÈRE Morbleu, je sais la carte, et j’ai voyagé. Je parie que monsieur Carondas sera de mon avis. Monsieur, holà ! Monsieur Carondas, réveillez-vous.
CARONDAS Ah morbleu ! Que la peste soit de votre babil ! Est-il possible qu’on ne puisse faire ici quatre vers en repos, et que les plus belles pensées du monde y soient sans cesse immolées à la pétulante loquacité du premier importun !
CORONIS Quoi ! Vous faites des vers au café ? Voilà un plaisant Parnasse !
CARONDAS Je revois a l’épithalame (1) de monsieur Jobelin le notaire et de la fille du logis. Ils attendent qu’elle soit faite pour se marier ; et j’ai bien voulu y donner un de ces quarts d’heure précieux que j’emploie à chanter les louanges des dieux et des héros.
CORONIS Comment ! La petite Louison se marie ! Et que deviendra le pauvre Dorante ?
LA SOURDIÈRE Il prendra la peine de s’en passer. Monsieur Jobelin est mon ancien ami, et je dois prendre part à tout ce qui regarde ce mariage. Monsieur Carondas, peut-on voir votre épithalame ?
CARONDAS. Je n’en ai fait encore que la première strophe. La voici : Hymen ïo, ô Hyménée ! Célébrons la douce journée, Où deux amants heureux s’unissent pour toujours. Venez, tendres Amours, combler la destinée De cette épouse fortunée. Que de ses flancs féconds, puisse dans peu de jours Sortir une heureuse lignée Hymen ïo, ô Hyménée !
LA SOURDIÈRE Diable, voilà du sublime, et cela s’appelle un début magnifique.
CORONIS Et très avantageux pour le futur époux.
CARONDAS Vous verrez bien autre chose, si je puis obtenir des libraires qu’ils impriment mon incomparable traduction de la Batrachomyomachie (2) d’Homère, car j’excelle dans les traductions des anciens auteurs, et je travaille actuellement à mettre en vers grecs l’Énéide de Virgile, pour la commodité de ceux qui n’entendent point la langue latine. Mais laissez-moi songer à ma seconde strophe.
LA SOURDIÈRE C’est bien dit ; aussi bien notre café refroidit.
CARONDAS Du flambeau de l’hymen.
LE SECOND JOUEUR Attendez, monsieur, ce n’est pas cela ; vous dérangez le jeu.
LE PREMIER JOUEUR Pardonnez-moi. J’ai joué là vous avez jouez ici ; je vous ai donné à prendre ; vous avez mis dans le coin ; et je vous souffle.
LE SECOND JOUEUR Ah ventrebleu ! On n’a jamais joué du malheur dont je joue.
CARONDAS. Eh quoi toujours du bruit ?
Scène II
Le Chevalier, Coronis, La Sourdière, L’Abbé, Carodas, Les Joueurs.
LE CHEVALIER entre en chantant et dansant. La, la, la, la, ra, ré. Allons hé du café.
CARONDAS Encore, de tous côtés ?
LE CHEVALIER chante. Que chacun me suive. Trinquons hardiment, Point de ménagement ; Je ne bois jamais autrement. Je hais un convive Qui dans un repas Ne boit que par compas, Et craindrait de faire un faux pas. Que chacun me suive. Trinquons hardiment, Point de ménagement ; Je ne bois jamais autrement.
CARONDAS. Ah ! Je n’y puis plus tenir. Sortons, fuyons : ultra sauromatas hinc libet (3).
LE CHEVALIER Adieu donc, monsieur Carondas. À Coronis. Bonjour, mon ami. À la Sourdière. Eh, te voilà, vieux pécheur !
L’ABBÉ se réveillant et bâillant tout haut. Ahi ! Ouf !
LE CHEVALIER Ah parbleu ! Petit Abbé, mon mignon, je ne vous voyais pas. Comment te portes-tu ?
L’ABBÉ Quelle heure est-il ?
LE CHEVALIER brouillant le jeu. Ah ! Ah ! Messieurs, vous jouez aux dames.
LE PREMIER JOUEUR Morbleu, monsieur, cela ne se fait point ; vous avez tort. Attendez, Monsieur, j’avais gagné. Vous me devez une tasse de café au moins.
LE SECOND JOUEUR Oui ! Tarare.
Scène III
L’Abbé, Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.
L’ABBÉ Dites-moi un peu, jeunes gens, Dorante n’est-il point venu ici pendant que je dormais ? En cas qu’il vienne, je vous prie monsieur Coronis, de lui dire que je me suis informé de son monsieur Jobelin, et que je suis instruit à fond de tout ce qui regarde cet homme-là.
LA SOURDIÈRE à part. Oh, oh ! voici bien d’autres affaires. Malepeste ! Ceci ne vaut pas le diable. Allons l’avertir de ce qui se passe.
Il s’en va.
L’ABBÉ Pour moi j’ai rendez-vous chez Forel. Il est tard, et j’ai peur qu’on ne soupe sans moi. Je n’ai point dîné.
CORONIS Comment, monsieur l’Abbé, à dix heures du soir n’avoir point dîné, et être ivre ! Quelle bénédiction !
L’ABBÉ Je me suis mis à table ce matin entre sept et huit, et nous avons déjeuné jusqu’à l’heure qu’il est.
LE CHEVALIER Voilà un pauvre garçon qui me fait pitié.
L’ABBÉ Nous n’avons bu qu’environ vingt-cinq bouteilles de vin à quatre. J’ai fait un petit somme ; me voilà prêt à recommencer.
CORONIS Quel heureux naturel ! Quel tempérament !
L’ABBÉ Pour vingt-cinq bouteilles s’enivrer ! Quelle honte est-ce là ? Il n’y a plus d’hommes, mes amis, et le monde va toujours en déclinant. Je soutiens encore un peu noblesse ; mais je m’en irai comme les autres. Bonsoir, messieurs, je m’en vais boire à votre santé.
Scène IV
Coronis, Le Chevalier, Dorante.
LE CHEVALIER Où diable trouverons-nous Dorante ?
CORONIS Eh donc ! Le voici, Dieu me damne ! D’où viens tu, grand bélître (4) ? L’Abbé te cherchait tout à l’heure ; il a des nouvelles à t’apprendre.
DORANTE Où est-il allé ?
CORONIS Il vient de sortir. Tu le trouveras chez Forel.
DORANTE Il faut nécessairement que je lui parle ce soir.
LE CHEVALIER Qu’est-ce, mon ami ; on dit que tu n’épouses plus en ce pays-ci ?
DORANTE Ma foi, cela m’intrigue un peu, franchement.
CORONIS Comment tu serais amoureux ? Oh le fat !
DORANTE Amoureux ou non, je t’assure que la petite personne est fort aimable ; et, sa beauté à part, elle a vingt mille écus. Cela ne messiérait point à un cadet qui n’a que la cape et l’épée.
LE CHEVALIER Tu n’es pas riche, nous le savons ; mais un gentilhomme se noyer dans une chocolatière ! Il y a de la folie, ma foi ; il y a de la folie.
DORANTE De la folie ! Va, va, mon pauvre Chevalier, l’intérêt a rapproché les conditions, et nous voyons bien des gentilshommes qui vivraient en roturiers, s’ils n’avaient épousé des roturières.
CORONIS Sans doute ; et la délicatesse sur les mésalliances ne subsiste plus que chez les Allemands.
DORANTE Au bout du compte, qu’est-ce que je risque ? Je suis gentilhomme et gueux : elle est roturière et riche ; j’aurai de l’argent pour ma noblesse la compensation ne m’est pas désavantageuse ; Vous êtes tous deux mes amis. Je ne désespère pas encore, et si vous voulez me seconder, avant qu’il soit peu nous ferons bien tourner la chance.
LE CHEVALIER Oui-da ! De quoi s’agit-il ? Tu sais que je suis à toi, à vendre et à engager.
CORONIS Tu sais combien je t’aime, et avec quelle fidélité nous avons toujours partagé les émoluments du lansquenet (5).
DORANTE Voici ce que je veux faire. Vous savez que notre notaire est joueur, et que la confiance qu’il a en son habileté, fait qu’il s’embarque le plus aisément du monde. Or, j’ai un valet, qui assurément est un des plus adroits fripons qu’il y ait à vingt lieues à la ronde. J’ai concerté avec lui qu’il engagerait mon homme au jeu, et que pendant que vous amuseriez ce vieux renard de La Sourdière qui ne le quitte jamais. Mais voici mon valet.
Scène V
La Flèche, Dorante, Le Chevalier, Coronis.
LA FLÈCHE Monsieur, je n’ai pu trouver votre gros Abbé ; et si, j’ai été dans tous les cabarets de la ville.
DORANTE Je sais où il est ; il suffit. Va-t’en étudier ton personnage, et reviens quand il sera temps.
LA FLÈCHE Étudier, dites-vous ? Vraiment, voilà bien de quoi, et j’en ai bien fait d’autres il n’y a que huit jours que j’ai l’honneur de vous servir ; mais quand nous nous connaîtrons mieux, vous verrez qu’en fait de fourberie, personne, Dieu merci, n’est capable de me faire la leçon. S’agit-il de déniaiser quelque étranger nouvellement débarqué de faire mordre un jeune homme à l’hameçon d’une coquette, ou de maquignonner un mariage impromptu c’est moi qu’on vient chercher, j’excelle, je triomphe. Mais surtout pour enfiler une dupe à quelque jeu que ce soit, et lui, tirer par cent moyens ingénieux tout l’argent de sa bourse, je suis le garçon de France le plus en réputation.
LE CHEVALIER Vertubleu voilà un joli garçon.
DORANTE Dis-moi ! N’es-tu jamais venu ici ?
LA FLÈCHE Oh vraiment, monsieur, pardonnez-moi. J’ai été autrefois un des principaux marguilliers du café et j’avais droit de séance à ce banc redoutable, d’où il part tous les jours tant d’arrêts contre la réputation des femmes ; où les mystères du gouvernement sont si bien développés et les intérêts des princes de l’Europe si savamment approfondis. Vous moquez-vous ? Je suis plus connu dans les cafés que Pilot-Bouffi dans les cabarets.
CORONIS Je gagerais, à l’entendre, qu’il est de quelque province au-delà de la Loire. Il n’est pas permis d’avoir tant d’esprit autrement.
LA FLÈCHE Je suis de Dauphiné, à vous rendre mes services.
CORONIS Malepeste ! Joli pays. De l’argent peu, à la vérité mais de l’esprit, beaucoup. C’est l’apanage de la nation.
DORANTE Mais on te reconnaîtra.
LA FLÈCHE Point du tout, monsieur ; c’est mon fort que le déguisement, et je suis un petit Protée. Est-il question de représenter un partisan par exemple ; j’ai des secrets pour me noircir la barbe, épaissir ma taille, me rendre l’œil hagard et grossir mon ton de voix. Faut-il faire un jeune abbé ; qui sait mieux que moi rapetisser sa bouche, rire des épaules, marmoter (6) une chanson, faire la main potelée, prendre un visage gai et un ton radouci ? Par cent petites métamorphoses de cette nature, j’avais amassé quelque argent, et je serais à mon aise, sans un revers de fortune qui m’a coulé a fond.
DORANTE Comment, un revers de fortune ?
LA FLÈCHE Oui : un fils de famille, à qui j’avais gagné un soir mille écus au jeu s’avisa d éplucher ma conduite dans un procès qu’il me fit ; la justice donna une mauvaise tournure à la chose, et cela m’a ruiné. J’ai été oblige de revenir à la livrée.
DORANTE Fort bien. Mais voici monsieur Jobelin ; retire-toi, et va te préparer.
Scène VI
Monsieur Jobelin, Le Chevalier, Coronis, Dorante.
JOBELIN à part. Il me semble que je suis assez propre, et qu’en cet état je puis aller faire le galant auprès d’une maîtresse.
LE CHEVALIER à Dorante. Comme le voilà beau ! Il vient ici pour coqueter. Oh parbleu, il faut que je dérange l’économie de sa parure. Bonsoir, monsieur Jobelin. Vous ne faites pas semblant de nous voir !
JOBELIN Serviteur, je n’ai pas le temps de m’amuser.
LE CHEVALIER en l’amusant de son galimatias, lui chiffonne son rabat, le déboutonne, et le met en désordre. Eh que diable ! Ne saurait-on vous dire un mot ? Je suis bien aise de vous faire compliment sur vos noces ; car enfin il serait fort extraordinaire que dans un café il ne se trouvât pas une fille dont l’esprit pût entrer en concurrence, pour la préférence… de votre indifférence. Vous me direz que quand il s’agit de se marier, il y a peu de conformité entre le douaire de votre affection et le préciput de vos sentiments ; mais aussi vous m’avouerez que quand on veut se retirer dans son ménage, la comédie, le bal et les promenades sont des choses qui divertissent beaucoup. Pour ce qui est de l’opéra, comme je vous dis, je n’aime guère à aller aux Tuileries mais à cela près, je trouve, tout compté, tout rabattu, que c’est fort bien fait à vous de vous marier.
JOBELIN Que diantre me dit-il là ? J’écoute de toutes mes oreilles, et je n’y comprends rien.
LE CHEVALIER Mais, à propos de tapisserie, on est quelquefois bien aise de se mettre dans ses meubles. Par exemple, voilà une tabatière qui est assez jolie mais si vous aviez vu les brocatelles de Venise, c’est tout autre chose. Je ne dis pas que Launay ne soit le premier homme que nous ayons en fait de vaisselle ; quoiqu’à le bien prendre, la manufacture des Gobelins ne laisse pas d’avoir son mérite. Mais après tout, depuis que les toiles des Indes sont défendues, je suis pour les bureaux de la Chine.
JOBELIN Quel coq-à-l’âne est ceci ? Mais à quoi est-ce que je m’amuse ?
Scène VII
Louison, Dorante, Le Chevalier, Coronis, Jobelin.
JOBELIN Voici ma maîtresse ; il faut la saluer. Mademoiselle…
LOUISON et les autres. Ah, ah, ah, ah, ah, ah !
JOBELIN Qu’est-ce donc que vous avez à rire ? Mais que vois-je ? Comme me voilà débraillé ! Ah ! J’enrage de paraître comme cela. Morbleu, messieurs, je vous enverrai au diable avec vos sottises.
DORANTE Laissez-moi seul, mes amis. Je vais vous joindre chez Principe et nous achèverons là de régler nos affaires.
Scène VIII
Dorante, Louison.
DORANTE Hé bien, Louison, vous allez être mariée ; je perds toute espérance d’être à vous et vous avez consenti à un mariage qui me fera mourir.
LOUISON Mon Dieu ! Pourquoi-me querellez-vous est-ce ma faute à moi ? Ma mère m’a menacée de me renvoyer dans le couvent, si je n’épousais monsieur Jobelin. Je serais bien aise d’être mariée avec vous ; mais je ne veux point retourner au couvent.
DORANTE Quoi ! Vous verrez vos attraits en proie à un homme haïssable, et qui n’en connaîtra jamais le prix ; et moi, il faudra me résoudre à vous perdre, à ne vous jamais voir ? Ah Louison, je le vois bien, vous ne m’aimez plus.
LOUISON Allez, allez, laissez faire ma mère, puisqu’elle veut que je me marie. Quand je ne serai plus sous sa conduite, nous nous verrons, et nous nous aimerons tant qu’il vous plaira.
DORANTE Non, ce n’est pas là de quoi me contenter : et je ne saurais souffrir que votre personne et votre cœur soient partagés. Consentiriez-vous que je fisse en sorte d’empêcher votre mariage ?
LOUISON Oui, pourvu que ma mère ne sût pas que je vous l’ai conseillé, car elle me querellerait bien fort.
DORANTE Elle n’en saura rien. Aimez-moi toujours ; c’est tout ce que ma tendresse exige de vous.
LOUISON Voyez-vous, elle m’a toujours tenue dans la dépendance, et elle ne veut pas seulement que je parle aux messieurs qui viennent ici, parce qu’elle dit que leurs discours font venir l’esprit aux filles. Elle ne veut pas que j’en aie.
DORANTE Mais, Louison, si ce que je médite allait manquer, que feriez-vous ?
LOUISON Ce que je ferais ? Dame, je vous l’ai déjà dit ; je ne veux point retourner au couvent. Ah, voilà ma mère. Ne lui dites pas que je vous aime, au moins !
DORANTE Je vais rassembler les gens dont j’ai besoin pour mon entreprise.
Scène IX
Madame Jérôme, Louison.
MADAME JÉRÔME Qu’est-ce donc, petite fille, vous parlez à des hommes quand je n’y suis pas ?
LOUISON Je vous demande pardon, ma mère ; c’est lui qui me parlait.
MADAME JÉRÔME Monsieur Jobelin est-il ici ?
LOUISON Oui. Il m’a pensé faire mourir de rire, de la figure dont il était bâti. Apparemment, il est allé se raccommoder et, Dieu merci, il ne m’a point parlé.
MADAME JÉRÔME Qu’est-ce à dire ? Est-ce ainsi qu’il faut parler d’un homme que vous allez épouser ? Il faut dire Ma mère il ne m’a point parlé j’en suis bien fâchée.
LOUISON Moi, fâchée de cela ? Je n’aime point à mentir.
MADAME JÉRÔME Ouais ! Qu’est-ce que tout ceci ? Vous ne l’aimez donc pas, à ce que je vois ?
LOUISON Moi ma mère ? Hélas ! Non.
MADAME JÉRÔME Non ?
LOUISON Non. Vous m’avez dit qu’il ne fallait point qu’une fille aimât les hommes ; je fais ce que vous m’avez dit.
MADAME JÉRÔME Mais il faut aimer celui-là, puisqu’il sera votre mari.
LOUISON C’est donc une nécessité qu’il faille aimer son mari ? Si cela est, donnez-m’en un autre, je vous prie.
MADAME JÉRÔME Comment dites-vous ? Ah, ah ! Petite impertinente, vous êtes entêtée, à ce que je vois ; et quelque colifichet blondin vous aura donné dans la vue. N’est-ce point Narcisse, ce petit fat, qui depuis le matin jusqu’au soir se fait l’amour à lui-même ; qui passe toute la journée à se mirer dans sa perruque, ajuster sa steinkerque, et se faire les yeux doux dans un miroir ?
LOUISON Oh si ! Ma mère, j’aimerais autant aimer une femme.
MADAME JÉRÔME Je parie que c’est ce jeune conseiller qui vient ici tous les soirs en épée et en chapeau bordé ?
LOUISON Qui ? Ce bourgeois qui se croit de qualité, parce qu’il s’enivre avec ceux qui en sont ? Mon Dieu ! Il a mille défauts que je ne saurais souffrir.
MADAME JÉRÔME Si bien donc que c’est Dorante qui vous tient au cœur ?
LOUISON Dorante ?
MADAME JÉRÔME Eh bien Dorante ? Vous ne lui trouvez point de défaut à celui-là ?
LOUISON Hélas ! Pourquoi lui en trouverais-je ?
MADAME JÉRÔME Je ne m’embarrasse pas que vous lui en trouviez. Je sais qu’il est assez honnête homme ; mais Monsieur Jobelin a une bonne charge par devers lui, et c’est mieux votre fait qu’un jeune homme qui n’a rien que son esprit et sa bonne mine. En un mot, c’est lui que je veux qui soit votre époux. Le voici qu’on lui fasse civilité, et qu’on réponde comme il faut à tout ce qu’il dira.
Scène X
Monsieur Jobelin, Madame Jérôme, Louison.
MADAME JÉRÔME Monsieur, voilà ma fille, qui est ravie de vous voir, et qui se dispose le plus agréablement du monde à vous épouser.
LOUISON Oui, voilà un beau magot, pour être ravie de l’épouser !
JOBELIN. Mademoiselle, tout ainsi qu’ès-pays coutumiers, le vassal est tenu de prêter serment de foi et d’hommage-lige entre les mains de son seigneur féodal, avant qu’entrer en possession des terres acquises dans sa mouvance ; de même viens-je en qualité de votre vassal indigne, vous promettre foi et loyauté perpétuelle, avant qu’entrer en possession du fief seigneurial de vos beautés, à moi acquis par la cession de madame votre mère, et le contrat qui sera incessamment passé par-devant les notaires au Châtelet de Paris.
MADAME JÉRÔME Allons, petite fille, répondez.
LOUISON Moi, je ne sais ce qu’il me veut dire ; qu’il se réponde lui-même, s’il s’entend.
MADAME JÉRÔME Impertinente ! Elle dit, monsieur, qu’elle vous est fort obligée, et que le don de votre cœur lui est extrêmement cher.
JOBELIN Mon cœur, mademoiselle, est un immeuble qui vous appartient, et sur lequel vous avez hypothèque, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir.
MADAME JÉRÔME Eh bien vous voilà muette ?
LOUISON J’ai bien affaire à son hypothèque ! Je n’en bois jamais.
MADAME JÉRÔME Ah ! monsieur, il faut l’excuser si elle ne répond pas aux choses que vous dites ; elle est un peu honteuse. Le mariage l’enhardira ; et demain à l’heure qu’il vous plaira nous ferons dresser le contrat. Allons, petite fille. Monsieur, je vous donne le bonsoir.
JOBELIN après avoir salué Louison, qui détourne la tête. Voilà ! Les affaires en bon train. La mère prévenue, la fille charmée de moi, le mariage prêt à se conclure, et vingt mille écus qui vont me sauter au collet. Oh parbleu je ne craindrai plus la persécution de mes créanciers, et j’aurai enfin de quoi payer ma charge. Ma foi, les habiles gens se tirent toujours d’intrigue, et l’esprit est le vrai passe-partout de la fortune.
Scène XI
La Sourdière, Jobelin.
LA SOURDIÈRE Ah ! Vous voilà, à la fin ; il y a deux heures que je vous cherche.
JOBELIN Ah ! Serviteur je suis bien aise de vous rencontrer.
LA SOURDIÈRE J’ai bien des choses à vous dire.
JOBELIN J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.
LA SOURDIÈRE La mine est éventée, et Dorante est instruit de toutes vos affaires.
JOBELIN La bécasse est bridée, et demain le mariage doit être conclu.
LA SOURDIÈRE Je vous dis encore une fois de prendre garde à vous, et qu’on songe à vous jouer un mauvais tour.
JOBELIN Un mauvais tour, a moi ? Et qui cela, s’il vous plaît ?
LA SOURDIÈRE Dorante.
JOBELIN Dorante ? Ah parbleu c’est bien d’un novice comme lui que je m’embarrasse. Allez, allez, Monsieur de La Sourdière, nous sommes un peu Grecs ; et on ne prend pas des chats comme nous sans mitaines. J’ai mis ordre à tout ; ayez l’esprit en repos.
LA SOURDIÈRE Vous me faites mourir, avec votre confiance imprudente, et… Mais quelle figure est ceci ?
Scène XII
Jobelin, La Sourdière, La Flèche.
LA FLÈCHE à part. Voici mes gens. Jouons bien notre rôle, et faisons les donner dans le panneau. Ah ! Messieurs, serviteur. J’interromps votre conversation, peut-être : mais tout coup vaille. On m’a dit que vous étiez Monsieur Jobelin. Est-il vrai ?
JOBELIN Oui, c’est moi. Que me veut cet ivrogne-là ?
LA FLÈCHE Je vous en sais bon gré car j’ai besoin de vous. Je vous ai tantôt été chercher dans votre étude ; mais comme vous n’y étiez pas, je ne vous y ai point trouvé, et je suis allé de là à l’Alliance, prendre un peu de nourriture, modérément pourtant.
JOBELIN Je le vois bien.
LA FLÈCHE La modération est une belle chose !
JOBELIN De quoi s’agit-il ?
LA FLÈCHE Attendez, que je rappelle mes idées. Ah ! m’y voici. Je voudrais que vous me fissiez un petit plaisir. Je vous demande pardon monsieur, si je parle de mes affaires devant vous. Vous le voulez bien ?
LA SOURDIÈRE Ah ! Monsieur, de tout mon cœur.
LA FLÈCHE De tout mon cœur fort bien. Vous êtes un brave homme. Or, comme vous savez, ou comme vous ne savez pas, je suis capitaine dans le régiment de Limoges.
JOBELIN Vous êtes capitaine ? Et que faites-vous à Paris, pendant que tout le monde est en campagne ?
LA FLÈCHE J’y suis venu pour faire une recrue ; et en attendant, je passe le temps au cabaret à faire mes observations sur la guerre présente.
JOBELIN Voilà des observations d’un grand secours à la république !
LA FLÈCHE D’un grand secours ? Je me donne au diable, si j’étais général d’armée et qu’on me laissât faire, j’ai un plan dans ma tête pour conquérir toute l’Europe en une campagne. Écoutez bien ce raisonnement-ci. Je voudrais avoir deux armées, l’une au midi, et l’autre au septentrion. Avec celle-ci, je marche en Allemagne et je commence par m’emparer de toutes les vignes qui bordent le Rhin. Les Allemands n’ayant plus de vin. Il faut qu’ils crèvent ; la mortalité se met dans leur armée, et par conséquent, me voilà maître de tout ce pays-là. J’y fais rafraîchir mes troupes, et de là je passe en Hollande. Allons, me voilà en Hollande ; qui m’aime me suive. Je vais d’abord… Attendez je crois que nous ferions mieux de conquérir auparavant la Turquie. Qu’en croyez-vous ? Oui, c’est bien dit. Allons, enfants, ne nous rebutons point nous arriverons bientôt. Nous voici déjà dans la Grèce. Ah, le beau pays ! Dieu sait comme nous allons souffler de ce bon vin grec ! Mais messieurs ne vous enivrez pas, au moins. Tudieu ! nous avons besoin de notre cervelle. Buvons seulement chacun notre bouteille, en chantant une petite chanson. Et brin, bron, brac, donnez-moi du tabac, la relera, etc.
JOBELIN Voilà un pauvre diable qui est bien ivre !
LA SOURDIÈRE Prenez haleine, monsieur, vous avez fait une assez belle campagne.
JOBELIN Oui, mais voilà bien du pays battu et pour faire tout ce chemin-là, il faudrait donner des chevaux de poste à toute votre armée. Revenons à votre affaire s’il vous plaît. Que souhaitez-vous de moi ?
LA FLÈCHE Je m’en vais vous le dire. J’ai quinze hommes à refaire à ma compagnie, avant de retourner à notre garnison ; et comme je n’ai point d’argent, voilà un diamant de cinq cents écus, que je vous prie de me faire mettre en gage pour deux ou trois cents pistoles.
JOBELIN Pour deux ou trois cents pistoles ! Vous voulez dire deux ou trois cents écus ?
LA FLÈCHE Eh oui, quelque chose comme cela.
JOBELIN à part. Peste voilà un fort beau diamant. Ce serait un vrai présent à faire à ma maîtresse. Tâchons d’empaumer cet ivrogne-là. Monsieur, vous ne trouverez guère que quatre cents francs là-dessus.
LA FLÈCHE Quatre cents francs ? J’aimerais mieux que le diamant fût au fin fond de la mer Méditerranée. Allons, je m’en vais te jouer au piquet pour cent pistoles contre le premier venu. Je n’aime point à lanterner, moi.
JOBELIN Parbleu ! Il ne faut point manquer l’occasion ; il est soûl comme une grive, embarquons-le dans le jeu. Monsieur, si vous êtes homme à jouer, je ferai votre affaire.
LA FLÈCHE Oui ? Parbleu ! J’aime les gens d’accommodement ; touchez là. Je veux vous procurer la pratique du régiment, pour tous les contrats de mariage et d’acquisition de rente que feront nos officiers.
JOBELIN Je vous remercie. Je crois que les acquisitions aussi bien que les mariages de ces messieurs-là se font aisément sans contrat.
LA FLÈCHE Allons-nous-en là-dedans boire une bouteille de persicot.
JOBELIN Volontiers. À part. Je tiens l’âne par la bride, et le diamant est bien aventuré.
LA FLÈCHE Le poisson est dans la nasse, et nous allons voir beau jeu. Allons, mon ami lara, lera, lera.
LA SOURDIÈRE Il faut que je conduise ceci de l’œil. Je serai bien aise de lui aider à gagner le diamant, afin d’être de moitié.
Scène XIII
Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.
LE CHEVALIER. et CORONIS Ah, ah, ah, ah, ah, ah !
LE CHEVALIER Parbleu, cela est trop plaisant, ah, ah, ah ! Hé, bonsoir, La Sourdière, où vas-tu ?
LA SOURDIÈRE Laisse-moi aller, j’ai affaire.
LE CHEVALIER Je suis ton serviteur. Tu ne t’en iras pas que je ne t’aie conté ce qui vient de nous arriver ; cela mérite bien ton attention. Nous étions chez Principe.
LA SOURDIÈRE Je n’ai pas le temps de t’entendre.
CORONIS Oh ! Cadédis, vous nous écouterez, ou nous aurons du bruit.
LE CHEVALIER Un de nos amis, qui se désennuyait à casser des vitres et des lanternes dans la rue Saint-Honoré, a été poursuivi par une compagnie du guet à pied. Les archers ont passé par devant la boutique. Nous les avons arrêtés en leur présentant du rossolis et de l’eau-de-vie. Ils y ont pris goût ; et pendant qu’ils buvaient, nous leur avons escamoté leurs armes. Ils s’en sont aperçus ; recours à la rasade. Ils ont voulu se fâcher, autre rasade si bien que de rasade en rasade, nous les avons tellement enivrés, qu’ils ont pris querelle ensemble, et se sont donné je ne sais combien de coups de poing. Le sergent, plus ivre qu’eux, les a tous menés au Chatelet, comme perturbateurs du repos public. Ne trouves-tu pas cela plaisant ?
LA SOURDIÈRE Oui, fort plaisant. Vous jouez à vous faire de jolies affaires. Boire le jour, courir la nuit, casser des vitres, arracher des enseignes enivrer le guet : voilà le secret d’attraper un jour quelques bons coups de mousquet sur les oreilles.
LE CHEVALIER Oh ! vous voilà, monsieur le Caton, qui parlez par sentences. Parbleu, vous ne le prenez pas mal. Sais-tu bien qu’il n y a rien de meilleur pour la santé, que de berner de temps en temps les gens qui nous déplaisent ? Demande aux médecins cela éclaircit les humeurs, cela rafraîchit le sang, et cela aide à la digestion.
CORONIS Sans doute. Comment, mordi des coquins s’érigeront en perturbateurs des divertissements de tune, et nous ne réformerions pas cet abus ?
LA SOURDIÈRE Ma foi, ce sont vos affaires. Serviteur.
LE CHEVALIER Que diantre, tu es bien pressé ! Parlons un peu d’affaires. As-tu vu le nouvel opéra ?
LA SOURDIÈRE Non, et n’ai nulle envie de le voir.
LE CHEVALIER Et toi, l’as-tu vu ?
CORONIS Oui, certes, je l’ai vu.
LE CHEVALIER Hé bien ! Dis-nous un peu comment le trouves-tu ?
CORONIS Cadédis ! Comment je le trouve ? Ravissant, merveilleux. Tout ce qui s’appelle opéra, voyez-vous, ne peut être que bon et agréable ; et la raison, la voici c’est que dans un opéra, vous trouvez de tout, vers, musique, ballets, machines, symphonies ; c’est une variété surprenante, il y a de quoi contenter tout le monde. Voulez-vous du grand, du tragique, du pathétique ? Le perfide Renaud me fuit. Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit. Aimez-vous le tendre, le doux, le passionné ? Non, je ne voudrais pas encor Quitter mon berger pour Médor. Voulez-vous du burlesque ? Mes pauvres compagnons, hélas ! Le dragon n’en a fait qu’un fort léger repas. Voulez-vous de la morale ? Les dieux punissent la fierté ; Il n’est point de grandeur que le ciel irrité N’abaisse quand il veut, et ne réduise en poudre. Et le reste. On y trouve jusqu’à des vaudevilles et des imitations naïves des airs du Pont-Neuf, si vous voulez. Les rossignols, dès que le jour commence, Chantent l’amour qui les anime tous. En un mot, c’est un enchantement ; et ce serait une chose accomplie, si l’on pouvait faire encore que le chant fût fait pour les vers, et les vers pour le chant.
LE CHEVALIER Pour moi, je ne me divertis point à l’Opéra ; et je n’y vais jamais que pour folâtrer dans les coulisses avec quelque danseuse.
CORONIS Il est vrai que bien des gens y vont présentement pour tout autre plaisir que celui des oreilles.
Scène XIV
Madame Jérome, Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.
MADAME JÉRÔME Messieurs, il est minuit sonné ; faites-moi la grâce de vous retirer.
LA SOURDIÈRE Volontiers.
LE CHEVALIER Attends, attends. Et par quelle raison nous retirer, madame Jérôme ?
MADAME JÉRÔME Par la raison, monsieur, que voici l’heure des femmes ; et puisqu’elles ne viennent pas vous incommoder le jour, il est bien juste que vous leur laissiez la nuit chacun le sien n’est pas trop.
LE CHEVALIER Vous êtes pour les récréations nocturnes, madame Jérôme.
MADAME JÉRÔME Oh vraiment, si on n’avait d’autres rentes que la dépense qui se fait ici de jour, et sans le casuel de la nuit, on courrait risque d’avoir les dents bien longues. Vous êtes cinq ou six, qui, pourvu que vous soyez toute une après-dînée ici à chanter des chansons, dire des fadaises, conter une histoire de celui-ci, une aventure de celle-là, et faire la chronique scandaleuse du genre humain, ne vous embarrassez pas du reste. Cependant ce n’est pas là mon compte, et je ne dîne pas de vos conversations. Vous voilà trois, par exemple, qui me devez de l’argent depuis longtemps, et qui ne me parlez non plus de payer, que si vous étiez ici logés par étape.
CORONIS Quant à moi, madame Jérôme, je vous dois, je pense, trois écus mais j’attends ma lettre de change.
LE CHEVALIER Pour moi je suis brouillé avec ma petite marchande de dorure, et je ne saurais vous payer qu’à la paix.
LA SOURDIÈRE Et moi, je vous proteste que le premier argent que je gagnerai à trois dés, sera pour vous.
MADAME JÉRÔME Voilà des dettes bien assurées.
Scène XV
Jobelin, La Flèche, Mme Jérôme, Coronis, Le Chevalier, La Sourdière.
CORONIS au chevalier. Voici nos gens. Songeons à ce que nous a recommandé Dorante.
LA FLÈCHE Vous me devez six-vingts pistoles ; payez-moi, je ne joue plus.
JOBELIN Comment vous ne me donnez pas ma revanche ?
LA FLÈCHE De quoi vous plaignez-vous ? Je vous ai gagné au piquet vous me demandez votre revanche à pair et non, je vous la donne ; je ne vous gagne que douze cents livres ; et j’ai hasardé mon diamant, qui en vaut quinze cents c’est cent écus que je perds clairement. Il me semble que je fais assez bien les choses.
JOBELIN Tudieu vous avez la parole bien libre, pour un homme qui était ivre il n’y a qu’un moment.
LA FLÈCHE C’est que je me suis désenivre en gagnant votre argent. Allons, les bons comptes font les bons amis ; payez-moi tout à l’heure ou je vous passe mon épée au travers du corps.
JOBELIN Messieurs séparez-nous, je vous prie.
LE CHEVALIER Comment, morbleu, on insulte monsieur Jobelin.
CORONIS Allons, sandis, coupons les oreilles à ce maraud.
LA SOURDIÈRE Des épées tirées. Allons-nous-en d’ici.
MADAME JÉRÔME Messieurs quel désordre je suis perdue.
LA FLÈCHE Comment, canailles, deux contre un ? Ah, j’ai le corps percé ! Je suis mort ! Un chirurgien !
MADAME JÉRÔME Miséricorde ! Un homme tué dans ma maison. Me voilà ruinée.
CORONIS Sauvons-nous, messieurs.
Scène XVI
Dorante, L’Abbé, Mr Jérôme, Jobelin, La Flèche.
DORANTE Quel bruit ai-je entendu ? Mais que vois-je ? Ah, ciel monsieur de Boisclair, qui vous a mis en cet état ?
LA FLÈCHE Ah, mon cousin je me meurs. Trois coquins viennent de m’assassiner, et c’est ce scélérat de notaire qui les a fait agir. Eh, de grâce, qu’on me fasse venir le suceur du régiment.
Scène XVII
Dorante, Jobelin, L’Abbé, Madame Jérôme.
DORANTE Un de mes parents assassinée. Ah ! Je vous apprendrai à qui vous vous jouez. Holà, laquais, qu’on m’aille quérir le commissaire.
JOBELIN Ah ! Je tremble, et je voudrais être bien loin.
L’ABBÉ Vous voilà dans un vilain cas, madame Jérôme, et j’en suis fâché pour l’amour de vous.
MADAME JÉRÔME Monsieur Dorante, ne me perdez pas, je vous conjure.
DORANTE. Non, non, cela ne passera pas ainsi. C’est mon cousin-germain on l’a assassiné chez vous ; c’est à vous à m’en répondre, et je prétends que justice soit faite.
MADAME JÉRÔME Eh monsieur, voudriez-vous me ruiner ?
DORANTE Vous n’en serez, pas quitte à si bon marché et je veux vous faire punir corporellement.
L’ABBÉ Corporellement cela ne vaut pas le diable madame Jérôme.
Scène XVIII
Dorante, L’Abbé, Madame Jérôme, Jobelin, La Flèche, en commissaire avec un faux nez.
DORANTE Voici, fort à propos, monsieur le commissaire. Monsieur, on vient de tuer ici un officier qui est de mes parents. Je vous prie de faire votre charge.
LA FLÈCHE prenant une voix enrouée. Votre laquais m’a informé de la chose, et j’amène des archers pour conduire les délinquants au Châtelet.
MADAME JÉRÔME Au Chatelet !
JOBELIN Monsieur, je suis notaire royal, et conseiller du roi.
LA FLÈCHE N’importe ; le délit est flagrant il y a mort d’homme et vous viendrez au Châtelet.
MADAME JÉRÔME Ah ! Je suis au désespoir. Monsieur l’Abbé, faites en sorte que je n’aille point au Châtetet.
L’ABBÉ Attendez, je viens de trouver un moyen d’ajuster ceci. Dorante il faut accommoder cette affaire-là mon enfant. Il ne tient qu’à toi de ruiner madame Jérôme, mais en seras-tu mieux ? Elle a une jeune fille il faut qu’elle te la donne en mariage, et qu’il ne soit plus parlé de rien.
DORANTE Non non, madame l’a promise à monsieur Jobelin il faut la laisser faire. Elle le croit riche, et je vois bien.
L’ABBÉ Lui riche ! Il n’a point d’autre patrimoine que son industrie, et il y a actuellement une sentence contre lui pour le paiement de sa charge n’est-il pas vrai, monsieur Jobelin ?
JOBELIN Ah ! Tout est découvert ; j’enrage.
MADAME JÉRÔME Qu’entends-je ? Vous devez votre charge, monsieur ? Vraiment, un jour plus tard j’allais faire un joli marché !
L’ABBÉ Eh bien madame, êtes-vous dans le goût de ma proposition ?
MADAME JÉRÔME Oui, monsieur, puisque je suis détrompée, je serai ravie de donner ma fille à monsieur Dorante, pourvu qu’il apaise l’affaire qui vient d’arriver.
L’ABBÉ Oh, pour cela, madame, il en est le maître, je vous assure. Çà, il n’y a qu’a dresser le contrat tout à l’heure. Monsieur Jobelin se trouve ici fort à propos.
JOBELIN Moi dresser le contrat ?
DORANTE Tout beau, ne vous faites pas tirer l’oreille ou je vais faire entrer les archers.
LA FLÈCHE Et l’on vous mènera au Châtelet.
JOBELIN Quoi j’aurais encore la mortification de faire le contrat de mariage de mon rival ? Ah maudit pair et non.
DORANTE Allons, monsieur l’Abbé, et monsieur le Commissaire, venez servir de témoins et signer au contrat que nous allons passer tout à 1’heure.
LA FLÈCHE Ma foi, voilà une véritable aventure de café.
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Fin de la pièce.
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Jean-Baptiste ROUSSEAU : OEUVRES. Nouvelle édition, revuë, corrigée & augmentée sur les manuscrits de l’auteur, & conforme à l’édition in-quarto, donnée par M. SEGUY. Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1759. Tome 2 : Pièces de théâtre : les ayeux chimériques, le capricieux, le flateur, le caffé, la ceinture magique, la dupe de soi-mesme, la mandragore, Jupiter et Semele, l’héliotrope, Faune et Omphale, Ariane et Bacchus.
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NOTES
(1) L’épithalame, poème lyrique composé chez les Anciens à l’occasion d’un mariage et à la louange des nouveaux époux. En Grèce antique, il était chanté par un chœur avec accompagnement de danses.
(2) La Batrachomyomachia, épopée comique parodiant l’Iliade, de 303 hexamètres dactyliques. Les vers 9 à 88 présentent des similitudes fortes avec la fable d’Ésope : Le Rat et la grenouille. Elle fut largement attribuée, dans l’Antiquité, à Homère. « En commençant, et avant tout, je supplie le chœur des Muses de descendre du Hélikôn en mon esprit, à cause d’un chant que j’ai mis dans mes tablettes, récemment, sur mes genoux ; guerre immense, œuvre pleine du tumulte guerrier d’Arès, me flattant de faire entrer dans les oreilles de tous les hommes comment les Rats, combattants intrépides, se ruèrent sur les Grenouilles, imitant les travaux des Géants nés de Gaia, ainsi qu’on le rapporte parmi les mortels. Et cette guerre eut cette origine. » (Batrakhomyomakhia – Homère -Traduction Leconte de Lisle)
(3) Début de la seconde satire de Juvénal « Ultra Sauromatas fugere hinc libet, et glacialem Oceanum, quoties aliquid de moribus audent Qui Curios simulant, et Bacchanalia vivent… Je fuirais volontiers dans le fond des déserts, Sur les monts de la Thrace et par delà les mers, Quand j’entends ces Scaurus, effrontés sycophantes, Qui prêchent la pudeur et vivent en bacchantes... » (SATURA II / SATIRE II. (Traduction de L. V. RAOUL, 1812)
(4) Bélître ou bélitre Terme injurieux « C’est un misérable, un homme vil. Ce mot, qu’on croit formé du latin balatro, qui signifie gueux, coquin, parasite, s’employait autrefois pour mendiant, dans une acception qui n’avait rien de reprochable. Les pèlerins de la confrérie de Saint-Jacques, à Pontoise, avaient pris le titre de Bélistres, et les quatre ordres mendiants s’appelaient les quatre ordres de Bélistres. Montaigne a donné un féminin au mot bélître dans cette phrase remarquable (Essais, liv. iii, chap. 10) : « Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et bélistresse, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par des moyens abjects et à quelque prix que ce soit. C’est déshonneur d’estre ainsi honoré. » Pierre-Marie Quitard, Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française – P. Bertrand, 1842 (p. 131).
(5) Le Lansquenet « LANSQUENET, (Jeu de hasard.) voici en général comme il se joue. On y donne à chacun une carte, sur laquelle on met ce qu’on veut ; celui qui a la main se donne la sienne. Il tire ensuite les cartes ; s’il amene la sienne, il perd ; s’il amene celles des autres, il gagne. Mais pour concevoir les avantages & desavantages de ce jeu, il faut expliquer quelques regles particulieres que voici. On nomme coupeurs, ceux qui prennent cartes dans le tour, avant que celui qui a la main se donne la sienne. On nomme carabineurs, ceux qui prennent cartes, après que la carte de celui qui a la main est tirée… » (Diderot, L’Encyclopédie, Première édition – 1765 (Tome 9, p. 275-276)).
(6) Marmotter : parler confusément, en parlant entre ses dents.
Déesse des héros, qu’adorent en idée Tant d’illustres amants dont l’ardeur hasardée Ne consacre qu’à toi ses vœux et ses efforts ; Toi qu’ils ne verront point, que nul n’a jamais vue, Et dont pour les vivants la faveur suspendue Ne s’accorde qu’aux morts ;
Vierge non encor née, en qui tout doit renaître Quand le temps dévoilé viendra te donner l’être, Laisse-moi dans ces vers te tracer mes malheurs ; Et ne refuse pas, arbitre vénérable, Un regard généreux au récit déplorable De mes longues douleurs.
Le ciel, qui me créa sous le plus dur auspice, Me donna pour tout bien l’amour de la justice Un génie ennemi de tout art suborneur, Une pauvreté fière, une mâle franchise, Instruite à détester toute fortune acquise Aux dépens de l’honneur.
Infortuné trésor ! importune largesse ! Sans le superbe appui de l’heureuse richesse, Quel cœur impunément peut naître généreux ? Et l’aride vertu, limitée en soi-même, Que sert-elle, qu’à rendre un malheureux qui l’aime Encor plus malheureux ?
Craintive, dépendante, et toujours poursuivie Par la malignité, l’intérêt et l’envie, Quel espoir de bonheur lui peut être permis, Si, pour avoir la paix, il faut qu’elle s’abaisse A toujours se contraindre, et courtiser sans cesse Jusqu’à ses ennemis ?
Je n’ai que trop appris qu’en ce monde où nous sommes, Pour souverain mérite on ne demande aux hommes Qu’un vice complaisant, de grâces revêtu ; Et que, des ennemis que l’amour-propre inspire, Les plus envenimés sont ceux que nous attire L’inflexible vertu.
C’est cet amour du vrai, ce zèle antipathique Contre tout faux brillant, tout éclat sophistique, Où l’orgueil frauduleux va chercher ses atours, Qui lui seul suscita cette foule perverse D’ennemis forcenés, dont la rage traverse Le repos de mes jours.
Écartons, ont-ils dit, ce censeur intraitable Que des plus beaux dehors l’attrait inévitable Ne fit jamais gauchir contre la vérité ; Détruisons un témoin qu’on ne saurait séduire ; Et, pour la garantir, perdons ce qui peut nuire À notre vanité.
Inventons un venin dont la vapeur infâme, En soulevant l’esprit, pénètre jusqu’à l’âme ; Et sous son nom connu répandons ce poison : N’épargnons contre lui mensonge ni parjure ; Chez le peuple troublé, la fureur et l’injure Tiendront lieu de raison.
Imposteurs effrontés, c’est par cette souplesse Que j’aurai vu tant de fois votre scélératesse Jusque chez mes amis me chercher des censeurs ; Et, des yeux les plus purs bravant le témoignage. Défigurer mes traits, et souiller mon visage De vos propres noirceurs.
Toutefois, au milieu de l’horrible tempête Dont, malgré ma candeur, pour écraser ma tête, L’autorité séduite arma leurs passions, La chaste vérité prit en main ma défense, Et fit luire en tout temps sur ma faible innocence L’éclat de ses rayons.
Aussi, marchant toujours sur mes antiques traces, Combien n’ai-je pas vu dans mes longues disgrâces D’illustres amitiés consoler mes ennuis, Constamment honoré de leur noble suffrage, Sans employer d’autre art que le fidèle usage D’être ce que je suis !
Telle est sur nous du ciel la sage providence, Qui, bornant à ces traits l’effet de sa vengeance, D’un plus âpre tourment m’épargnait les horreurs : Pouvait-elle acquitter, par une moindre voie, La dette des excès d’une jeunesse en proie À de folles erreurs ?
Objets de sa bonté, même dans sa colère, Enfants toujours chéris de cette tendre mère, Ce qui nous semble un fruit de son inimitié N’est en nous que le prix d’une vie infidèle, Châtiment maternel, qui n’est jamais en elle Qu’un effet de pitié.
Révérons sa justice, adorons sa clémence, Qui, jusque dans les maux que sa main nous dispense, Nous présente un moyen d’expier nos forfaits ; Et qui, nous imposant ces peines salutaires, Nous donne en même temps les secours nécessaires Pour en porter le faix.
Juste Postérité, qui me feras connaître, Si mon nom vit encor quand tu viendras à naître, Donne-moi pour exemple à l’homme infortuné, Qui, courbé sous le poids de son malheur extrême, Pour asile dernier n’a que l’asile même Dont il fut détourné.
Dis-lui qu’en mes écrits il contemple l’image D’un mortel qui, du monde embrassant l’esclavage, Trouva, cherchant le bien, le mal qu’il haïssait, Et qui, dans ce trompeur et fatal labyrinthe, De son miel le plus pur vit composer l’absinthe Que l’erreur lui versait.
Heureux encor pourtant, même dans son naufrage,. Que le ciel l’ait toujours assisté d’un courage Qui de son seul devoir fit sa suprême loi ; Des vils tempéraments combattant la mollesse, Sans s’exposer jamais par la moindre faiblesse A rougir devant toi !
Voilà quel fut celui qui t’adresse sa plainte ; Victime abandonnée à l’envieuse feinte, De sa seule innocence en vain accompagné ; Toujours persécuté, mais toujours calme et ferme, Et, surchargé de jours, n’aspirant plus qu’au terme A leur nombre assigné.
Le pinceau de Zeuxis (1), rival de la nature, A souvent de ses traits ébauché la peinture ; Mais du sage lecteur les équitables yeux, Libres de préjugés, de colère, et d’envie, Verront que ses écrits, vrai tableau de sa vie, Le peignent encor mieux.
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(1) Zeuxis, peintre grec d’Héraclée (cité antique d’Italie sur le golfe de Tarente, à proximité du fleuve Siris) vécut de 464 av. J.-C. à 398.
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Jean-Baptiste Rousseau Ode X (Quatrième livre des Odes de J.-B. Rousseau) Œuvres de J. B. Rousseau, Chez Lefèbvre, Libraire, 1820, Tome I (p. 390-396).
ODE À LA MORT DE Jean-Baptiste ROUSSEAU (poète et dramaturge français)
Quand le premier chantre du monde Expira sur les bords glacés, Où l’Ebre effrayé dans son onde Reçut ses membres dispersés, Le Thrace errant sur les montagnes, Remplit les bois et les campagnes Du cri perçant de ses douleurs : Les champs de l’air en retentirent, Et dans les antres qui gémirent, Le lion répandit des pleurs.
La France a perdu son Orphée ; Muses, dans ces moments de deuil, Elevez le pompeux trophée Que vous demande son cercueil : Laissez par de nouveaux prodiges, D’éclatants et dignes vestiges D’un jour marqué par vos regrets. Ainsi le tombeau de Virgile Est couvert du laurier fertile Qui par vos soins ne meurt jamais.
D’une brillante et triste vie Rousseau quitte aujourd’hui les fers, Et loin du ciel de sa patrie, La mort termine ses revers. D’où ses maux ont-ils pris leur source ? Quelles épines dans sa course Etouffaient les fleurs sous ses pas ? Quels ennuis ! Quelle vie errante, Et quelle foule renaissante D’adversaires et de combats !
Vous, dont l’inimitié durable L’accusa de ces chants affreux, Qui méritaient, s’il fût coupable, Un châtiment plus rigoureux ; Dans le sanctuaire suprême, Grâce à vos soins, par Thémis même Son honneur est encore terni. J’abandonne son innocence ; Que veut de plus votre vengeance ? Il fut malheureux et puni.
Jusques à quand, mortels farouches, Vivrons-nous de haine et d’aigreur ? Prêterons-nous toujours nos bouches Au langage de la fureur ? Implacable dans ma colère, Je m’applaudis de la misère De mon ennemi terrassé ; Il se relève, je succombe, Et moi-même à ses pieds je tombe Frappé du trait que j’ai lancé.
Songeons que l’imposture habite Parmi le peuple et chez les grands ; Qu’il n’est dignité ni mérite A l’abri de ses traits errants ; Que la calomnie écoutée, A la vertu persécutée Porte souvent un coup mortel, Et poursuit sans que rien l’étonne, Le monarque sous la couronne, Et le pontife sur l’autel.
Du sein des ombres éternelles S’élevant au trône des dieux, L’envie offusque de ses aîles Tout éclat qui frappe ses yeux. Quel ministre, quel capitaine, Quel monarque vaincra sa haine, Et les injustices du sort ! Le temps à peine les consomme ; Et jamais le prix du grand homme N’est bien connu qu’après sa mort.
Oui, la mort seule nous délivre Des ennemis de nos vertus, Et notre gloire ne peut vivre Que lorsque nous ne vivons plus. Le chantre d’Ulysse et d’Achille Sans protecteur et sans asile, Fut ignoré jusqu’au tombeau : Il expire, le charme cesse, Et tous les peuples de la Grèce Entr’eux disputent son berceau.
Le Nil a vu sur ses rivages De noirs habitants des déserts, Insulter par leurs cris sauvages L’astre éclatant de l’univers. Crimes impuissants ! Fureurs bizarres ! Tandis que ces monstres barbares Poussaient d’insolentes clameurs, Le dieu poursuivant sa carrière, Versait des torrents de lumière Sur ses obscurs blasphémateurs.
Souveraine des chants lyriques, Toi que Rousseau dans nos climats Appela des jeux olympiques, Qui semblaient seuls fixer tes pas ; Par qui ta trompette éclatante Secondant ta voix triomphante, Formera-t-elle des concerts ? Des héros, Muse magnanime, Par quel organe assez sublime Vas-tu parler à l’univers ?
Favoris, élèves dociles De ce ministre d’Apollon, Vous à qui ses conseils utiles Ont ouvert le sacré vallon ; Accourez, troupe désolée, Déposez sur son mausolée Votre lyre qu’il inspirait ; La mort a frappé votre maître, Et d’un souffle a fait disparaître Le flambeau qui vous éclairait.
Et vous dont sa fière harmonie Egala les superbes sons, Qui reviviez dans ce génie Formé par vos seules leçons ; Mânes d’Alcé et de Pindare, Que votre suffrage répare La rigueur de son sort fatal. Dans la nuit du séjour funèbre, Consolez son ombre célèbre, Et couronnez votre rival.
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JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.
« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité. (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)