Buffon (1), laisse gronder l’Envie ; C’est l’hommage de sa terreur : Que peut sur l’éclat de ta vie Son obscure et lâche fureur ? Olympe, qu’assiège un orage, Dédaigne l’impuissante rage Des Aquilons tumultueux ; Tandis que la noire Tempête Gronde à ses pieds, sa noble tête Garde un calme majestueux.
Pensais-tu donc que le Génie Qui te place au trône des arts, Longtemps d’une Gloire impunie Blesserait de jaloux regards ? Non, non, tu dois payer la Gloire ; Tu dois expier ta mémoire Par les orages de tes jours ; Mais ce torrent qui dans ton onde Vomit sa fange vagabonde, N’en saurait altérer le cours.
Poursuis ta brillante carrière, Ô dernier Astre des Français ! Ressemble au Dieu de la lumière, Qui se venge par des bienfaits. Poursuis ! que tes nouveaux ouvrages Remportent de nouveaux outrages Et des lauriers plus glorieux : La Gloire est le prix des Alcides ! Et le Dragon des Hespérides Gardait un or moins précieux.
C’est pour un or vain et stérile Que l’intrépide fils d’Eson Entraîne la Grèce docile Aux bords fameux par la Toison. Il emprunte aux forêts d’Épire Cet inconcevable Navire Qui parlait aux flots étonnés ;
Et déjà sa valeur rapide Des champs affreux de la Colchide Voit tous les monstres déchaînés.
Il faut qu’à son joug il enchaîne Les brûlants taureaux de Vulcain : De Mars qu’il sillonne la plaine Tremblante sous leurs pieds d’airain. D’un Serpent, l’effroi de la terre, Les dents, fertiles pour la guerre, À peine y germent sous ses pas, Qu’une Moisson vivante, armée Contre la main qui l’a semée, L’attaque, et jure son trépas.
S’il triomphe, un nouvel obstacle Lui défend l’objet de ses vœux : Il faut par un dernier miracle Conquérir cet or dangereux : Il faut vaincre un Dragon farouche, Braver les poisons de sa bouche, Tromper le feu de ses regards ; Jason vole ; rien ne l’arrête. Buffon ! pour ta noble conquête Tenterais-tu moins de hasards ?
Mais si tu crains la tyrannie D’un monstre jaloux et pervers,
Quitte le sceptre du Génie, Cesse d’éclairer l’Univers, Descends des hauteurs de ton âme, Abaisse tes ailes de flamme, Brise tes sublimes pinceaux, Prends tes envieux pour modèles, Et de leurs vernis infidèles Obscurcis tes brillants tableaux.
Flatté de plaire aux goûts volages, L’Esprit est le dieu des instants, Le Génie est le dieu des âges, Lui seul embrasse tous les temps. Qu’il brûle d’un noble délire Quand la Gloire autour de sa lyre Lui peint les Siècles assemblés, Et leur suffrage vénérable Fondant son trône inaltérable Sur les empires écroulés !
Eût-il, sans ce tableau magique Dont son noble cœur est flatté, Rompu le charme léthargique De l’indolente Volupté ? Eût-il dédaigné les richesses ? Eût-il rejeté les caresses Des Circés aux brillants appas, Et par une étude incertaine
Acheté l’estime lointaine Des peuples qu’il ne verra pas ?
Ainsi l’active Chrysalide, Fuyant le jour et le plaisir, Va filer son trésor liquide Dans un mystérieux loisir. La Nymphe s’enferme avec joie Dans ce tombeau d’or et de soie Qui la voile aux profanes yeux, Certaine que ses nobles veilles Enrichiront de leurs merveilles Les Rois, les Belles et les Dieux.
Ceux dont le Présent est l’idole Ne laissent point de souvenir : Dans un succès vain et frivole Ils ont usé leur avenir. Amants des roses passagères, Ils ont les grâces mensongères Et le sort des rapides fleurs. Leur plus long règne est d’une aurore ; Mais le Temps rajeunit encore L’antique laurier des neuf Sœurs.
Jusques à quand de vils Procrustes (2) Viendront-ils au sacré vallon, Bravant les droits les plus augustes, Mutiler les fils d’Apollon ? Le croirez-vous, Races futures ? J’ai vu Zoïle (3) aux mains impures, Zoïle outrager Montesquieu ! Mais quand la Parque (4) inexorable Frappa cet Homme irréparable, Nos regrets en firent un Dieu.
Quoi ! tour à tour dieux et victimes, Le sort fait marcher les talents Entre l’olympe et les abîmes, Entre la satire et l’encens ! Malheur au mortel qu’on renomme. Vivant, nous blessons le Grand-Homme ; Mort, nous tombons à ses genoux ; On n’aime que la Gloire absente ; La mémoire est reconnaissante ; Les yeux sont ingrats et jaloux.
Buffon, dès que rompant ses voiles, Et fugitive du cercueil, De ces palais peuplés d’étoiles Ton Âme aura franchi le seuil, Du sein brillant de l’empyrée Tu verras la France éplorée T’offrir des honneurs immortels, Et le Temps, vengeur légitime,
De l’Envie expier le crime, Et l’enchaîner à tes autels.
Moi, sur cette rive déserte Et de talents et de vertus, Je dirai, soupirant ma perte : Illustre Ami, tu ne vis plus ! La Nature est veuve et muette ! Elle te pleure ! et son Poète N’a plus d’elle que des regrets. Ombre divine et tutélaire, Cette Lyre qui t’a su plaire, Je la suspends à tes cyprès !
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(1) Buffon Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste et écrivain français (1707 — 1788)
(2) Procruste Procuste est le surnom d’un brigand de l’Attique nommé Polypémon. « Le Céphise a son cours beaucoup plus rapide à Éleusis que dans le reste de l’Attique. On donne le nom d’Erinéum (le figuier sauvage) à un endroit voisin par où Pluton descendit, dit-on, aux enfers après avoir enlevé Proserpine (Perséphone). C’est aussi auprès du Céphise que Thésée tua le brigand Polypémon, surnommé Procruste. » (Pausanias – Description de la Grèce de Pausanias – Tome 1 – traduction nouvelle – 1821)
(3) Zoïle « Zoïle, fameux critique grec, connu par l’amertume de ses censures à l’égard d’Homère (d’où le surnom d’Homeromastix ou fouet d’Homère), né à Ephèse ou à Amphipolis, vivait à la fin du IVe s. av. J.-C. On a débité mille fables sur son compte : on a dit qu’il avait été condamné à mort par Ptolemée Philadelphe et crucifié ou lapidé par la foule enthousiaste d’Homère. Quoi qu’il en soit, son nom est resté synonyme de critique envieux et partial ; on l’oppose à celui d’Aristarque. On lui attribuait, entre autres ouvrages, 9 livres de Remarques hypercritiques sur Homère, une Hist. d’Amphipolis, une Hist. générale du monde jusqu’à Philippe (roi de Macédoine) : aucun n’est parvenu jusqu’à nous. » Marie-Nicolas Bouillet – Alexis Chassang – Dictionnaire universel d’histoire et de géographie Bouillet Chassang (1878) -Librairie Hachette, 1878 (3, p. 2037).
(4) Parques « Déesses infernales, dont la fonction était de filer la trame de nos jours. Maîtresses du sort des hommes, elles en réglaient les destinées. Tout le monde sait qu’elles étaient trois sœurs, Clotho, Lachésis, & Atropos ; mais les Mythologues ne s’accordent point sur leur origine. Les uns les font filles de la Nuit & de l’Erebe ; d’autres de la Nécessité & du Destin ; & d’autres encore de Jupiter & de Thémis. Les Grecs les nommaient μοίραι, c’est-à-dire les déesses qui partagent, parce qu’elles réglaient les évènements de notre vie ; les Latins les ont peut-être appelées Parcæ, du mot parcus, comme si elles étaient trop ménagères dans la dispensation de la vie des humains, qui paraît toujours trop courte ; du moins cette étymologie est plus naturelle que celle de Varron, & supérieure à la ridicule antiphrase de nos grammairiens, quod nemini parcant. » Louis de Jaucourt – L’Encyclopédie, 1re édition – 1751 (Tome 12, p. 80-81).
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La Vie de Lebrun-Pindare
« Le Brun naquit à Paris en 1729. Ses dispositions poétiques se révélèrent de très bonne heure. Le prince de Conti, voyant qu’il s’annonçait avec éclat, voulut se l’attacher, et lui donna le titre de secrétaire de ses commandements, avec deux mille livres d’honoraires ; mais une protection qui lui fut plus utile ce fut celle de Louis Racine, qui ne lui épargna ni les avis ni les encouragements. À vingt-six ans, Le Brun s’était déjà placé au premier rang parmi nos poètes lyriques. L’amour le fit poète élégiaque. Il épousa en 1760, la femme qu’il avait chanté sous le nom de Fanny. C’est dans le premier temps de cette union qu’il conçut l’idée de son poème de la Nature, poème que ses malheurs domestiques lui firent abandonner plus tard. De maladroites attaques de Fréron forcèrent notre poète à s’essayer dans l’épigramme, où il y excella. Une horrible banqueroute mit le comble à la misère de Le Brun, qui trouva dans M. de Vandreuil un protecteur intelligent et dévoué. La révolution ayant éclaté, Le Brun en éprouva les principes et en embrassa les espérances. Lors de la formation de l’Institut, il fut l’un des premiers membres choisis par le directoire. Napoléon récompensa avec magnificence ses travaux et son patriotisme en lui accordant une pension de 6000 livres, dont il ne jouit pas très longtemps : il mourut pendant l’été de 1807. » (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –1870)
[Article publié en 1888. Lors de sa première publication, l’article s’intitulait « Флобер в своих письмах – Flaubert dans sa correspondance ».] [Avertissement : les citations sont traduites du russe]
Traduction Jacky Lavauzelle
Flaubert « Флобер »
I
Balzac dans un de ses romans exprime la pensée suivante : « Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au tænia dans l’estomac, y dévore les sentiments à mesure qu’ils y éclosent. Qui triomphera ? la maladie de l’homme, ou l’homme de la maladie ? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. À moins d’être un colosse, à moins d’avoir des épaules d’Hercule, on reste ou sans cœur ou sans talent. » (1)
Balzac, malheureusement, coupe ce raisonnement et ne dit pas ce qu’est exactement, à son avis, la maladie du génie : pourquoi le développement et la force d’une personnalité artistique sont à bien des égards inversement proportionnels au développement et à la force du type moral – de quelles raisons dépend leur antagonisme fondamental, si souvent observé dans l’expérience quotidienne ordinaire. Tout le monde sait, par exemple, que les écrivains, artistes, musiciens talentueux sont dans la plupart des cas des gens extrêmement peu pratiques, que leur excentricité et leur frivolité frisent souvent la dépravation morale totale, qu’ils sont de mauvais pères de famille et de mauvais conjoints, que, étant très sensibles et réactifs dans leurs œuvres, ils se révèlent en réalité trop souvent des égoïstes secs et insensibles. L’étude des raisons qui déterminent la profonde opposition entre la vision esthétique et morale du monde, l’artiste et l’homme, le génie et le caractère, est sans aucun doute l’une des pages les plus intéressantes de la psychologie de la créativité.
Rappelons la scène tragique de la mort de Laocoon, décrite dans l’Énéide. Les citoyens de Troie doivent, bien sûr, regarder avec dégoût et horreur alors que de gigantesques serpents étranglent Laocoon et ses fils. Le public éprouve de la peur, de la pitié et un désir de sauver les malheureux : si divers que soient leurs états mentaux, le moment de la volonté joue en eux un rôle très important : que ce soit dans le sens de l’auto préservation pour les plus timides, ou dans l’envie de venir au secours des plus courageux. Mais imaginez, dans cette foule excitée et choquée, un sculpteur qui considérait la terrible catastrophe qui se déroulait sous ses yeux comme le thème d’une future œuvre d’art. Lui seul reste un observateur calme au milieu de la confusion générale, des sanglots, des cris, des prières. Les instincts moraux sont noyés chez lui par la curiosité esthétique. Les larmes l’empêcheraient de regarder, et il les retient, car il a absolument besoin de voir quelles formes prendront les muscles sous la pression des énormes enroulements du serpent. Chaque détail de l’image, qui provoque le dégoût et l’horreur chez les autres, éveille en lui une joie incompréhensible pour les autres. Pendant que les autres pleurent et s’inquiètent, l’artiste est heureux de voir l’expression d’agonie sur le visage de Laocoon, heureux que le père ne puisse pas aider ses enfants, que les monstres serrent leur corps avec une telle force (2). Dans l’instant suivant, l’homme pourrait peut-être vaincre l’artiste. Mais le travail était accompli : ce moment de contemplation cruelle a réussi à laisser une marque indélébile dans le cœur.
Un certain nombre de ces humeurs, tôt ou tard, devraient former dans l’âme de l’artiste l’habitude de se distraire de la vie, de la regarder de l’extérieur, non pas comme un personnage, mais comme un spectateur calme, cherchant dans tout un matériau pour une reproduction artistique. cela se passe sous ses yeux. À mesure que le pouvoir d’imagination et de contemplation augmente, la passion et la tension de la capacité volontaire nécessaire à l’activité morale diminuent. Si la nature n’a pas doté la volonté de l’artiste d’une persévérance inébranlable, n’a pas donné à son cœur une source inépuisable d’amour, alors l’abstraction esthétique peut peu à peu noyer les instincts moraux : le génie – pour reprendre l’expression de Balzac – peut « dévorer » le cœur. Dans ce cas, les catégories du bien et du mal sont effacées dans la vision du monde de l’écrivain par les catégories du beau et du laid, du typique et de l’inhabituel, intéressantes d’un point de vue artistique. et sans intérêt. Le mal et la dépravation attirent l’imagination du poète s’ils se revêtent de formes irrésistiblement attrayantes, s’ils sont beaux et puissants ; la vertu paraît incolore et insignifiante si elle ne fournit pas matière à l’apothéose poétique.
Mais l’artiste ne se distingue pas seulement par sa capacité à regarder objectivement et sans passion les sentiments des autres : il traite également ce qui se passe dans son propre cœur avec la curiosité esthétique non moins cruelle d’un observateur extérieur. Les gens ordinaires peuvent s’abandonner complètement, de tout leur être, à l’impulsion du sentiment qui s’est emparé d’eux : l’amour ou la haine, le chagrin ou la joie ; au moins, ils pensent qu’ils donnent tout. Un honnête homme, lorsqu’il jure son amour à une femme, croit à la sincérité de ses vœux ; il ne lui viendrait même pas à l’idée de douter s’il aime réellement comme il croit aimer. Le poète, en apparence, plus que les autres, semble capable de s’abandonner aux sentiments, de croire, de se laisser emporter, mais en fait dans son âme, aussi secouée par la passion, il restera toujours la capacité de s’observer même dans les moments d’ivresse totale, à contempler attentivement les courbes les plus subtiles et insaisissables de ses sensations et à les analyser sans pitié.
Les sentiments humains ne sont presque jamais complètement simples et homogènes : dans la plupart des cas, ils représentent un mélange de composants de valeurs très diverses. Et l’artiste-psychologue révèle involontairement tant de mensonges en lui-même et chez les autres, même dans les moments de passion sincère, qu’il perd peu à peu toute confiance en sa propre véracité et en celle des autres.
II
Les « Lettres de Flaubert » (3), publiées en deux ouvrages, fournissent un riche matériau de recherche à partir d’un exemple vivant de la question de l’antagonisme de la personnalité artistique et morale.
« L’art est supérieur à la vie » : telle est la formule qui constitue non seulement la pierre angulaire de toute l’esthétique de Flaubert, mais aussi de sa vision philosophique du monde. A treize ans, il écrit à l’un de ses camarades de classe : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au XVe siècle, je serais totalement dégoûté de la vie, et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie » (4). Un an plus tard, il invite le même camarade à travailler avec une rhétorique à moitié sincère et une passion juvénile : « nous nous consacrerons toujours à l’art, qui, étant plus majestueux que tous les peuples, couronnes et dirigeants, règne à jamais sur l’univers dans son diadème divin. » Quarante ans plus tard, au bord de sa tombe, Flaubert proclame avec plus d’acuité et d’audace encore la même devise : « L’homme n’est rien ; l’œuvre – « tout » ! » [« l’homme n’est rien, l’œuvre est tout ! », en françaisaprès la phrase en russe.]
Dans la fleur de l’âge, possédant l’intelligence, la beauté et le talent, il fuit le monde vers l’art, comme les ascètes dans le désert ; s’y enferme, tout comme les ermites chrétiens s’emmuraient dans des grottes. « Se lancer dans l’art pour toujours et mépriser tout le reste est le seul moyen de ne pas être malheureux », écrit-il à son ami ; « la fierté remplace tout si elle a une base suffisamment large… Bien sûr, il me manque beaucoup : je serais probablement capable d’être aussi généreux que les plus riches ; aussi tendre que les amants ; sensuel, comme les gens qui se sont livrés aux plaisirs… Et pourtant je ne regrette ni la richesse, ni l’amour, ni les plaisirs… Désormais et pour longtemps, je n’ai besoin que de cinq à six heures de paix dans ma chambre, l’hiver un grand feu dans la cheminée, le soir deux bougies sur la table« . Un an plus tard, il conseille au même ami : « Faites comme moi : rompez avec le monde extérieur, vivez comme un ours, comme un ours polaire ; allez au diable avec tout, tout et même vous-même, sauf vos pensées. Actuellement, il y a un tel abîme entre moi et le reste du monde que je suis souvent surpris lorsque j’entends même les choses les plus ordinaires, les plus simples… il y a des gestes, des intonations de voix, d’où je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. mes sens, et certaines bêtises me donnent la nausée, presque le vertige. »
Même dans les moments d’ivresse de passion, il place sa vocation littéraire infiniment au-dessus du bonheur personnel, et l’amour pour une femme lui semble insignifiant en comparaison avec son amour pour la poésie. « Non, il vaut mieux aimer l’art que moi », écrit-il à sa bien-aimée, « cette affection ne te changera jamais, ni la maladie ni la mort ne pourront la détruire. Idolâtre l’idée, c’est seulement en elle qu’est la vérité, parce que seule l’idée est immortelle. » » L’art, la seule chose vraie et précieuse dans la vie, peut-il être comparé à l’amour terrestre ? Est-il possible de préférer l’adoration de la beauté relative au culte de l’éternel ? » Le respect pour l’art est la meilleure chose que j’ai ; C’est la seule chose que je respecte chez moi.«
Il n’accepte pas de reconnaître du relatif dans la poésie, la considérant comme absolument indépendante, indépendante de la vie, plus réelle que la réalité ; il voit dans l’art « un principe autosuffisant qui a aussi peu besoin de soutien qu’une étoile ». « Comme une étoile, dit-il, l’art, brillant dans son ciel, observe calmement la rotation du globe ; la beauté ne disparaîtra jamais« . Dans l’ensemble des parties de l’œuvre, dans chaque détail, dans l’harmonie de l’ensemble, Flaubert sent « une sorte d’essence intérieure, quelque chose comme une puissance divine – aussi éternelle qu’un principe… » « Sinon, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre l’expression la plus précise et la plus musicale de la pensée ?«
Un sceptique qui ne s’est arrêté devant aucune croyance, qui a nié et douté toute sa vie de l’idée de Dieu, de la religion, du progrès, de la science, de l’humanité, devient respectueux et croyant lorsqu’il s’agit d’art. Un vrai poète, selon lui, se distingue de tous les autres par la déification des idées, « la contemplation de l’immuable, c’est-à-dire la religion au sens le plus élevé du mot ». Il regrette de ne pas être né à cette époque où la foule adorait l’art, où il existait encore de vrais artistes, « dont la vie et la pensée n’étaient qu’un instrument aveugle de l’instinct de beauté. Ils étaient les organes de Dieu, à travers lesquels il se révélait son essence ; pour ces artistes, il n’y avait pas d’univers – personne ne connaissait leurs souffrances ; chaque soir, ils se couchaient tristes et regardaient la vie humaine avec un regard surpris, comme on regarde une fourmilière.«
Pour la plupart des artistes, la beauté est un principe plus ou moins abstrait ; pour Flaubert, elle est un objet de passion aussi concret que l’or l’est pour l’avare, le pouvoir pour l’ambitieux ou une femme pour l’amant. Son travail était comme un lent suicide ; il s’y abandonna avec la ténacité invincible d’un homme possédé par la manie, avec la félicité mystique et la joie d’un martyr, avec l’inquiétude d’un prêtre s’approchant du sacrement. C’est ainsi qu’il décrit lui-même son travail : « Malade, irrité, vivant des milliers de fois par jour des moments de terrible désespoir, sans femmes, sans vie, sans le plus insignifiant de ces râles de la vallée terrestre, je continue mon lent travail, comme un bon ouvrier qui, les manches retroussées, les cheveux mouillés de sueur, frappe l’enclume, ne craignant ni la pluie, ni la grêle, ni le vent, ni le tonnerre« . Et voici un extrait de la biographie de Flaubert, écrite par Maupassant, l’un de ses disciples et disciples dévoués, qui décrit également l’énergie travaillante et le brillant écrivain : « la tête baissée, le visage et le cou rougis de sang, tendant tous ses muscles , comme un athlète lors d’un duel, il entre dans une lutte désespérée avec l’idée et le mot, les saisissant, les reliant, les enchaînant, comme dans un étau de fer, avec le pouvoir de la volonté, les serrant et petit à petit, avec des efforts, asservissant la pensée et l’enfermant, comme un animal en cage, dans une forme précise et indestructible. » .
III
Flaubert, plus que quiconque, a fait l’expérience du pouvoir destructeur d’une capacité analytique accrue. Avec une jubilation, dans laquelle se mêlent si étrangement le courage du byronisme alors à la mode et le vague pressentiment d’une catastrophe imminente, il commence, en tant que jeune de dix-sept ans, l’œuvre de destruction et d’effondrement interne. «Je m’analyse moi-même et les autres», dit-il dans une lettre à un ami, «je décortique constamment, et quand j’arrive enfin à trouver dans quelque chose que tout le monde considère comme propre et beau, un endroit pourri, une gangrène, je lève la tête et je ris. . J’en suis maintenant à la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et que même ce qu’on appelle conscience n’est en réalité qu’une vanité intérieure. Vous faites l’aumône, peut-être en partie par sympathie, par pitié, par dégoût de la souffrance et de la laideur, voire par égoïsme, mais le motif principal de votre action est le désir d’acquérir le droit de vous dire : j’ai fait le bien ; il y en a peu comme moi ; Je me respecte plus que les autres. » Huit ans plus tard, il écrit à la femme qu’il aime : « J’aime analyser, cette activité me divertit. Bien que je n’aie pas de penchant particulier pour une vision humoristique des choses, je ne peux pas prendre ma propre personnalité très au sérieux, parce que je me trouve drôle – drôle non pas dans le sens d’une comédie théâtrale externe, mais dans le sens de cette ironie interne qui est inhérente à la vie humaine et se manifeste parfois dans les actions les plus apparemment naturelles, les gestes ordinaires… Il faut ressentir tout cela soi-même, mais c’est difficile à expliquer. Tu ne comprendras pas cela, car tout en toi est simple et entier, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Alors que j’imagine quelque chose comme une arabesque de composition : il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer, certains en carton peint, certains en diamant, d’autres en étain« .
La vie des rêves, de l’imagination, est si riche en lui qu’elle obscurcit les impressions du monde réel ; ils sont réfractés et reçoivent une couleur particulière lorsqu’ils traversent ce milieu. « L’antithèse apparaît constamment devant mes yeux : la vue d’un enfant éveille inévitablement en moi la pensée de la vieillesse, la vue d’un berceau, la pensée d’un cercueil. Quand je regarde une femme, j’imagine son squelette. C’est pourquoi les spectacles heureux me bouleversent, les tristes me laissent indifférent. Je pleure tellement dans mon âme, en moi-même, que les larmes ne peuvent pas sortir ; ce que j’ai lu dans le livre m’inquiète plus que le chagrin réel. » Nous rencontrons ici un trait distinctif de la plupart des natures dotées d’un fort tempérament artistique. « Autant je me sens doux, tendre, sympathique, capable de pleurer, de m’abandonner aux sentiments dans une souffrance imaginaire, autant les vrais restent secs, durs, morts dans mon cœur : ils s’y cristallisent. » C’est l’état spirituel décrit par Pouchkine :
« …En vain j’ai alors éveillé mes sens : De lèvres indifférentes j’ai entendu la nouvelle de sa tragique mort, Et je les écoutais sans aucune émotion. C’est donc elle que j’ai aimée d’un cœur si ardent Dans une telle tension, Avec une mélancolie si tendre et langoureuse, Avec tant de folie et de tourments ! Où était donc le tourment, où était l’amour désormais ? Hélas, dans mon âme, Pour la pauvre ombre crédule, Pour le doux souvenir des jours heureux, Je ne trouve ni larmes ni chagrin ». (5)
L’état d’indifférence incompréhensible face au malheur d’un être cher, le désespoir non pas du chagrin, mais de sa propre froideur, de l’absence de tristesse et de pitié, n’était que trop familier à Flaubert, et, comme d’habitude, il analyse hardiment ce trait, tandis que presque tous les artistes tentent de le cacher non seulement aux autres, mais aussi à eux-mêmes, le prenant pour un égoïsme contre nature. Il parle de son humeur devant le cercueil de sa sœur bien-aimée : « J’étais sec comme une pierre tombale et seulement terriblement irrité. » Que fait-il à un tel moment, quand une personne ordinaire, sans penser à rien, s’abandonne à son chagrin ? Avec une cruelle curiosité, « sans rien enlever à ses sentiments », il les analyse, « comme un artiste ». « Cette activité mélancolique a apaisé ma tristesse, écrit-il à un ami, vous pouvez me considérer comme une personne sans cœur si je vous avoue que ce n’est pas mon état actuel (c’est-à-dire la tristesse suite à la mort de ma sœur) qui semble pour moi le plus difficile de ma vie. À une époque où il n’y avait apparemment rien à redire, je devais me sentir encore plus désolé pour moi-même.» Vient ensuite une longue discussion sur l’infini, sur le nirvana – une discussion dans laquelle l’auteur montre beaucoup de poésie sublime, mais très peu de ce simple chagrin humain.
Dans la lettre où Flaubert décrit les funérailles de son ami d’enfance, son attitude esthétique face au deuil atteint même les sommets de la contemplation philosophique. « Le corps du défunt présentait des signes de décomposition terrible ; nous avons enveloppé le cadavre dans un double linceul. Sous cette forme, il ressemblait à une momie égyptienne enlacée de bandages funéraires, et je ne peux exprimer le sentiment de grande joie et de liberté que j’ai ressenti pour lui à ce moment-là. Le brouillard est devenu blanc, les forêts se détachaient dans le ciel, deux bougies de pierre tombale brillaient dans la blancheur du jour naissant, les oiseaux se mirent à chanter et je me souvins d’un vers de son poème : « Il volera comme un oiseau fringant pour rencontrer le soleil levant dans une forêt de pins », ou, pour mieux dire, j’entendais sa voix prononcer ces paroles, et toute la journée elles me hantaient de leur charme. Il a été placé dans le couloir, les portes ont été retirées de leurs gonds et l’air frais du matin a pénétré dans la pièce avec la fraîcheur de la pluie, qui a commencé à couler à ce moment-là… Des sentiments inconnus ont traversé mon âme et, comme des éclairs, des pensées inexplicables s’y enflammèrent : des milliers de souvenirs du passé volèrent vers moi avec des vagues d’arômes, avec des accords de musique… » Et ici l’artiste, par distraction esthétique, transforme le vrai chagrin en beauté, et en forme éclairée, la mort d’un être cher non seulement ne lui cause aucune souffrance, mais donne au contraire une réconciliation mystique, une extase incompréhensible pour les gens ordinaires, un bonheur étrange, détaché de la vie, désintéressé.
Lors de son séjour à Jérusalem, Flaubert rendit visite aux lépreux. Voici une description de ses impressions : « Cet endroit (c’est-à-dire un terrain réservé spécialement aux lépreux) est situé en dehors de la ville, près d’un marais, d’où s’élevaient des corbeaux et des milans à notre approche. Les malheureux malades, femmes et hommes (une douzaine de personnes au total), gisent tous ensemble en un seul tas. Les voiles ne cachent plus les visages, il n’y a plus de différence entre les sexes. Sur leur corps, on peut voir des croûtes purulentes, des dépressions noires – au lieu de nez ; J’ai dû mettre un pince-nez pour voir ce qui pendait au bout des bras de l’un d’eux : soit ses mains, soit des chiffons verdâtres. C’étaient des mains. (C’est ici qu’il faut amener les coloristes !) Le patient s’est traîné jusqu’à la fontaine pour boire de l’eau. Par la bouche, sur laquelle il n’y avait pas de lèvres, comme à cause d’une brûlure, le palais était visible. Il a une respiration sifflante, nous tendant des lambeaux de son corps pâle comme la mort. Et tout autour, c’est une nature sereine, des ruisseaux de source, la verdure des arbres, tout tremblant d’un excès de jus et de jeunesse, des ombres fraîches sous le soleil brûlant ! » Ce passage n’est pas tiré d’un roman, où le poète peut s’obliger à être objectif, mais de notes de voyage, d’une lettre à un ami, où l’auteur n’a aucune raison de cacher le caractère subjectif de ses sentiments. Pendant ce temps, à part deux épithètes assez banales : « pauvres misérables », il n’y a pas un seul trait d’adoucissement, pas une once de pitié.
IV
« Je ne suis pas chrétien » [en russe et en français dans le texte], dit Flaubert dans une lettre à George Sand. Selon lui, la Révolution française a échoué précisément parce qu’elle avait un lien trop étroit avec la religion de la pitié : « L’idée d’égalité, qui est l’essence de la démocratie moderne, est une idée essentiellement chrétienne, contraire aux principes de justice … Voyez à quel point la miséricorde (la grâce) prévaut à l’heure actuelle. Le sentiment est tout, le bien n’est rien. « Nous périssons par excès de condescendance, de compassion et de mollesse morale. » « Je suis convaincu, note-t-il, que les pauvres détestent les riches et que les riches craignent les pauvres ; ce sera pour toujours ; ils prêchent l’amour en vain ».
Flaubert veut justifier son antipathie instinctive à l’égard de l’idée de fraternité par le fait que cette idée est en contradiction irréconciliable avec le principe de justice : « Je déteste la démocratie (au moins au sens où on l’entend en France), c’est-à-dire la exaltation de la miséricorde en atteinte à la justice, déni des droits, en un mot l’anti sociabilité. » Le droit de grâce (en dehors du domaine de la théologie) est la négation de la justice : de quel droit peut-on interférer avec l’exécution de la loi ? Mais il ne croit guère à ce principe, auquel il se réfère uniquement pour avoir un point d’appui pour réfuter l’idée de fraternité. C’est du moins ce qu’il dit dans un moment de toute franchise, dans une lettre à un vieux camarade : « La justice humaine me paraît la chose la plus clownesque du monde. Le spectacle d’un homme qui juge son prochain me ferait rire jusqu’à en tomber, s’il n’évoquait une pitié dégoûtante, et si à l’heure actuelle (il étudiait alors les sciences juridiques) je n’étais pas obligé d’étudier le système des absurdités en vertu duquel les gens se considèrent comme juges. Je ne connais rien de plus absurde que le droit, à part peut-être l’étudier« . Dans une autre lettre, il avoue qu’il n’a jamais pu comprendre l’idée abstraite et sèche du devoir et qu’elle « ne lui semble pas inhérente à la nature humaine (ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines). » Il est évident qu’il a aussi peu confiance en la justice qu’en l’idée de fraternité. En substance, il n’a aucun idéal moral.
« Il n’y a pour moi qu’une chose au monde : une belle poésie, un style élégant, harmonieux et mélodieux, des couchers de soleil, des paysages pittoresques, des nuits de lune, des statues anciennes et des profils caractéristiques… Je suis un fataliste, comme un vrai mahométan, et Je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité n’est rien. Quant à ce progrès, mon esprit se refuse à accepter des idées aussi vagues. Toutes sortes de bavardages sur ce sujet m’ennuient énormément… J’ai un profond respect pour l’ancienne tyrannie, car je trouve qu’elle est la plus belle expression de l’humanité qui ait jamais existé ». « Je n’ai pas beaucoup de convictions, écrit-il à George Sand, mais l’une d’elles est inébranlable : c’est la conviction que le nombre, la masse, est toujours constitué d’idiots. Mais il faut respecter la masse, aussi absurde soit-elle, car en elle se trouvent les germes (d’une fécondité incalculable(en français dans le texte)). »
Flaubert tente, en plaisantant, d’opposer la doctrine socialiste à son propre idéal d’un futur système politique. « Le seul résultat raisonnable est un gouvernement composé de mandarins – que seuls ces mandarins aient une certaine connaissance et même, si possible, cela sera significatif. Le peuple restera toujours mineur et occupera toujours la dernière place dans la hiérarchie des groupes sociaux, puisqu’il représente un nombre, une masse, illimitée… Dans cette aristocratie légale, à l’heure actuelle, tout notre salut… L’humanité n’a rien de nouveau. Son insignifiance irréparable a rempli mon âme d’amertume même dans ma jeunesse. C’est pourquoi je ne me sens pas déçu maintenant. Je suis convaincu que la foule, le troupeau, sera toujours haï… Jusqu’à ce que le peuple s’incline devant les mandarins, jusqu’à ce que l’Académie des sciences remplace le Pape, toute politique, toute société jusqu’à ses dernières racines, ne seront qu’un recueil d’outrages. mensonges et mensonges (de blagues écœurantes (en français dans le texte))« . Néanmoins, dans le roman « Bouvard et Pécuchet », 1881 (en français et en russe dans le texte, «Бувар и Пекюше»), Flaubert dirige tous ses efforts pour détruire la croyance en l’inviolabilité des principes scientifiques et pour prouver que la science moderne est le même édifice fragile, le même système de contradictions et de superstitions, comme la théologie médiévale. Flaubert, cependant, s’était déjà montré méfiant à l’égard de la science : ainsi, ayant connu le positivisme d’Auguste Comte, il trouva ce système « insupportablement stupide (c’est assommant de bêtise) ».
V
Ainsi, comme nous le voyons, la tentative de Flaubert d’établir une sorte de compromis avec l’humeur dominante de l’époque a échoué. Dans ses discussions sur les questions sociales, une seule chose est sincère : le mépris de la foule. « Peu importe combien vous engraissez la bête humaine, peu importe combien vous dorez son écurie, peu importe la literie douce et luxueuse que vous lui donnez, il restera toujours une bête. Le seul progrès que l’on puisse espérer est de rendre la bête moins sanguinaire. Mais élever le niveau des idées, donner aux masses une idée plus large de Dieu, je doute fort que cela soit possible.»
Dans une autre lettre, il avoue ouvertement qu’il n’a ni foi, ni principe moral, ni idéal politique, et dans cet aveu jaillissant du plus profond de son cœur, on entend déjà le désespoir : « Je vois à l’heure actuelle aussi peu possibilité d’établir un nouveau principe, ainsi que de respecter les anciennes croyances. Alors je cherche et je ne trouve pas l’idée dont tout le reste devrait dépendre« . Ces quelques mots éclairent le mieux l’ambiance des dernières années de la vie de Flaubert. Auparavant, il avait trouvé cette idée dans l’art ; maintenant il suppose qu’il existe un autre principe, plus élevé, auquel l’art lui-même doit être subordonné, mais il est incapable de trouver ce principe. Il cherche l’oubli dans le travail, mais en sort brisé et encore plus insatisfait. Il est conscient de sa solitude et il est tiré de la contemplation objective vers cette vie incompréhensible dont il nie le sens.
Le drame de sa situation est qu’il se retrouve seul dans un monde étranger. Et peu à peu son désespoir atteint ses dernières limites. «Quand je ne tiens pas de livres dans mes mains ou que j’écris, je suis envahi par une telle mélancolie que je suis prêt à simplement crier», avoue-t-il dans une lettre à George Sand. « Il me semble que je me transforme en animal fossile, en créature privée de tout lien avec l’univers qui l’entoure. » « Un sentiment de destruction universelle, d’agonie m’envahit et je suis mortellement triste. Quand je ne suis pas épuisé par le travail, je suis triste pour moi-même. Personne ne me comprend, j’appartiens à un autre monde. Mes camarades de métier sont si peu nombreux pour moi… Je passe des semaines entières sans échanger un mot avec un seul être humain, et à la fin de la semaine j’ai du mal à me souvenir d’un seul jour, ou d’un seul événement dans tout le temps. Le dimanche, je vois ma mère et ma nièce, c’est tout. Une bande de rats dans le grenier est ma seule compagnie : ils font un sacré bruit au-dessus de moi quand l’eau ne rugit pas et que le vent ne hurle pas. Les nuits sont plus noires que le charbon et un silence sans limites m’entoure, comme dans le désert. Dans un tel environnement, la sensibilité s’aggrave terriblement, le cœur se met à battre pour chaque bagatelle…Je me perds dans lessouvenirs de ma jeunesse, comme un vieil homme. Je n’attends plus de la vie que quelques feuilles de papier recouvertes d’encre. Il me semble que je marche dans un désert sans fin, que je vais Dieu sait où, que je suis à la fois un voyageur, un désert et un chameau…Le seul espoir qui me console, c’est que bientôt je dirai au revoir à la vie et, bien sûr, je n’en commencerai pas une autre, ce qui pourrait être encore plus triste… Non, non ! Assez de fatigue !«
Toutes ses lettres à George Sand sont un martyrologe stupéfiant de la « maladie du génie ». Parfois une plainte naïve lui échappe, et en elle, à travers l’orgueil implacable d’un combattant, on peut sentir quelque chose de doux, de déchiré, comme dans la voix d’un homme trop épuisé. La fureur des ennemis, les calomnies des amis, l’incompréhension des critiques n’offensent plus son orgueil : «Toute cette avalanche d’absurdités ne m’irrite pas, mais elle m’attriste. Il vaudrait quand même mieux inculquer de bons sentiments aux gens.«
Finalement, sa dernière consolation – l’art – le trahit. « Je regroupe mes forces en vain, mais le travail ne va pas, ne va vraiment pas…Tout me tourmente et m’irrite.En public, je me retiens encore, mais parfois en privé, j’éclate en larmes si convulsives et si folles que je crois que j’en mourrai ». Dans ses années de déclin, où il est impossible de revenir vers le passé, où il est impossible de corriger la vie, il se pose la question : et si la beauté, au nom de laquelle il a détruit la foi en Dieu, dans la vie, en l’humanité, était le même fantôme, une tromperie, comme tout le monde ? Et si cet art, pour lequel il a donné sa jeunesse, son bonheur, son amour, le trahissait au bord de sa tombe ?
« L’ombre m’embrasse« , dit-il en sentant la mort. Cette exclamation est semblable au cri d’angoisse sans bornes qu’échappa avant la mort d’un autre artiste, le frère de Flaubert dans l’idéal, la souffrance et le génie, Michel-Ange :
Io parto a mano, a mano, Crescemi ognor più l’ombra, l’e sol vien manco, E son presso al cadere, infermo e stanco Je pars peu à peu… Les ombres grandissent, Le soleil s’éclipse. Et je suis prêt à tomber, épuisé. (6)
La mort le trouva à son bureau, aussi se produit qu’un coup de tonnerre. Lâchant la plume de ses mains, il tomba sans vie, tué par sa grande et unique passion : l’amour de l’art.
Platon, dans l’un de ses mythes (7), raconte les âmes des gens sur des chars, sur des chevaux ailés, errants dans la voûte céleste ; comment certaines parviennent pendant une courte période à s’approcher du lieu d’où est visible la région des Idées ; elles scrutent avidement, et quelques rayons de lumière isolés les pénètrent profondément. Puis, lorsque ces âmes s’incarnent pour souffrir sur terre, tout ce qu’il y a de meilleur dans le cœur humain les excite comme un reflet de lumière éternelle, comme un vague souvenir d’un autre monde dans lequel elles ont réussi à regarder un instant.
Un rayon de beauté trop éclatant a dû pénétrer dans l’âme de Flaubert dans le brillant royaume des Idées.
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Notes
(1) Discussion entre Lucien de Rubempré Claude Vignon à la fin de la deuxième partie des Illusions Perdues – Honoré de Balzac, Un grand homme de province à Paris, Illusions perdues, Vve A. Houssiaux, 1874 (p. 119-393)
(2) Sur Laocoon et ses deux fils « Laocoon, que le sort avait fait grand prêtre de Neptune, immolait en ce jour solennel un taureau sur l’autel du dieu. Voilà que deux serpents (j’en tremble encore d’horreur), sortis de Tenédos par un calme profond, s’allongent sur les flots, et, déroulant leurs anneaux immenses, s’avancent ensemble vers le rivage. Le cou dressé, et levant une crête sanglante au-dessus des vagues, ils les dominent de leur tête superbe : le reste de leur corps se traîne sur les eaux, et leur croupe immense se recourbe en replis tortueux. Un bruit perçant se fait entendre sur la mer écumante : déjà ils avaient pris terre ; les yeux ardents et pleins de sang et de flammes, ils agitaient dans leur gueule béante les dards sifflants de leur langue. Pâles de frayeur, nous fuyons çà et là ; mais eux, rampant de front, vont droit au grand prêtre : et d’abord ils se jettent sur ses deux enfants, les enlacent, les étreignent, et de leurs dents rongent leurs faibles membres. Armé d’un trait, leur père vient à leur secours ; il est saisi par les deux serpents, qui le lient dans d’épouvantables nœuds : deux fois ils l’ont embrassé par le milieu, deux fois ils ont roulé leurs dos écaillés autour de son cou ; ils dépassent encore son front de leurs têtes et de leurs crêtes altières. Lui, dégouttant de sang et souillé de noirs poisons, roidit ses mains pour se dégager de ces nœuds invincibles, et pousse vers le ciel des cris affreux. Ainsi mugit un taureau, quand, blessé devant l’autel par un bras mal assuré, il fuit, et a secoué la hache tombée de sa tête. Mais les deux dragons, glissant sur leurs écailles, s’échappent vers le temple de la terrible Pallas, gagnent la citadelle, et là se cachent sous les pieds de la déesse et sous son bouclier… » Virgile – L’Énéide Traduction par Charles Nisard. Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus – Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868 (p. 245-262).
(3) Deux livres édités sous le titre « Correspondance » La Première Série pour les correspondances de 1830 à 1850 La Deuxième série pour celles de 1850 à 1854. Paris, G. Charpentier et Cie, 1887
(4) Correspondance, 29 août 1834 ; « En voilà un qui n’a pas attendu pour maudire la vie ! C’est déjà le thème auquel Flaubert reviendra sans cesse dans ses lettres familières, — si familières ! — et qu’il reprendra en cent façons au cours de toute son œuvre. A défaut de Cardenio et de la reine de France du XVe siècle, on a retrouvé une Mort du duc d’Enghien qui date de 1835. Ce récit en dix pages est le plus ancien écrit de Flaubert. Puis voici Deux mains sur une couronne ou Pendant le XVe siècle, épisode du règne de Charles VI. Il est permis de ne voir dans ces compositions d’histoire qu’un prolongement des exercices scolaires du collégien. Mais la note est plus originale dans Un parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique, moral ou immoral ad libitum. Le jeune auteur dépeint la misère de la vie des saltimbanques, déplore la cruauté de la société, prend parti pour les parias. La Peste à Florence et Bibliomanie, sujets lugubres et terribles, attestent l’influence d’Hoffmann. Le genre fantastique et macabre se continue par Rage et impuissance qui met en scène un homme enterré vivant, La dernière heure qui est celle d’un jeune homme à l’instant de se tuer, le Rêve d’enfer, la Danse des morts. Voilà, au témoignage de M. E. W. Fischer, le Flaubert des débuts. « Ce sont la mort, le suicide, la fin de la vie sous des circonstances affreuses et ridiculement grotesques, la détresse, la haine, les crimes, la folie, qu’il traite de préférence. C’est presque toujours un avortement de l’individu, jamais un essor, quelque chose qui monte, qui s’épanouit, qui jouit…. » (René Doumic – Revue littéraire – Les Premiers écrits de Flaubert – Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 51, 1909 (p. 446-457)).
(5) Vers issus du poème d’Alexandre Pouchkine « Под небом голубым страны своей родной… Sous le ciel azuré de sa terre natale… » Poème de 1826 (25-31 juillet 1826).
(6) Poème de Michel-Ange « Oimè, oimè, che pur pensando » (Michelangelo Buonarroti) « OIMÈ, oimè. che pur pensando Agli anni corsi, lasso non ritrovo Fra tanti un giorno che sia stato mio! Le fallaci speranze e ’l van disio, Piangendo, amando, ardendo e sospirando — Chè affetto alcun mortal non m’è più novo — M’hanno tenuto, ora il conosco e provo, E dal vero e dal ben sempre lontano. Io parto, a mano a mano Crescemi ognor più l’ombra, e ’l sol vien manco, E son presso al cadere, infermo e stanco. »
(7) Phèdre « Parmi les autres âmes, celle qui suit le mieux les âmes divines, et qui leur ressemble le plus, élève la tête de son cocher au-dessus des régions supérieures, et les parcourt ainsi emportée par le mouvement circulaire ; mais en même temps troublée par ses coursiers, elle a beaucoup de peine à contempler les essences. Une autre tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; la fougue irrégulière de ses coursiers leur fait apercevoir certaines essences, mais l’empêche de les contempler toutes. Les dernières suivent de loin, brûlant du désir de contempler la région supérieure du ciel, mais ne pouvant y atteindre ; le mouvement circulaire les emporte dans l’espace inférieur ; elles se renversent, se précipitent l’une sur l’autre pour tâcher de se devancer ; on se presse, on combat, on sue, et par la maladresse des cochers, beaucoup de ces âmes sont estropiées, beaucoup d’autres perdent une grande partie des plumes de leurs ailes, et toutes, après de pénibles et inutiles efforts, s’en vont frustrées de la vue de l’être, et se repaissent de conjectures pour tout aliment. La cause de leur empressement à voir où est la plaine de la vérité, c’est que l’aliment convenable à la partie la meilleure de l’âme se trouve dans les prairies fertiles renfermées dans l’enceinte de cette plaine, et que la nature des ailes qui portent l’âme s’en nourrit… » Œuvres de Platon, traduites par Victor Cousin Tome sixième PHÈDRE, OU DE LA BEAUTÉ.
Représentée pour la première fois par les comédiens français le 2 février 1694.
PRÉFACE
Les comédies d’un acte sont aussi anciennes que le théâtre. Celles des Grecs se représentaient tout de suite ; et la méthode de les partager en cinq actes est une pratique ingénieuse, inconnue aux premiers poètes, et dont l’honneur n’est proprement dû qu’à leurs scholiastes. Le chant des chœurs, dont les derniers se sont servis pour marquer le repos de l’action, et qui faisaient une des plus grandes beautés de l’ancienne comédie, n’y fut d’abord conservé que par respect pour l’origine du poème dramatique, qui, comme tout le monde sait, n’était autre chose, dans ses commencements, qu’une ou plusieurs chansons rustiques à l’honneur de Bacchus, auxquelles on joignit avec le temps des épisodes, qui, en se perfectionnant peu à peu, y introduisirent l’action qui y manquait. Nos petites comédies ont commencé en France à peu près de la même manière. Ce n’était d’abord qu’une chanson grossière, dont quelque acteur enfariné venait régaler le peuple après la représentation d’une pièce sérieuse. Les Gros-Guillaume, les Jodelet, les Guillot-Gorjus y mêlèrent leurs bouffonneries et il se trouva des auteurs complaisants qui voulurent bien y mettre la main, en les liant par une espèce d’action exprimée le plus souvent en petits vers. C’est ce qu’on appelait la farce. L’impression en conserve encore quelques-unes qui, à dire le vrai, méritaient fort peu de nous être conservées. Molière, que nous pouvons regarder comme le créateur de la comédie moderne, s’avisa le premier de faire de ces petites pièces un spectacle digne des honnêtes gens, et le grand succès des comédies qu’il fit, en un acte et en trois actes, justifia bientôt qu’il ne manquait à celles qu’on avait faites avant lui, que de la noblesse et de la régularité, pour être d’excellentes pièces de théâtre. Car c’est une pure imagination de croire que le temps d’une comédie doive être déterminé par autre chose que par le temps de son action ; et si on regarde comme une faute de donner vingt quatre heures de durée à une action qui se représente en deux heures et demie, c’en serait une bien plus grande de donner deux heures et demie de représentation à une action qui ne doit durer qu’une demi-heure. Il n’est donc pas question de savoir si une comédie d’un acte peut être parfaite ; il ne s’agit que de distraire celles qui sont parfaites, d’avec celles qui ne le sont pas ; et comme ce qui constitue le poème n’est autre chose que l’instruction qui en est la fin, et le plaisir qui en est le moyen, on peut dire que ceux en qui ces deux conditions se rencontrent sont des poèmes parfaits, et que ceux à qui l’une des deux manque, ne le sont point car il est inutile de parler des poèmes à qui elles manquent toutes deux, puisqu’ils ne peuvent jamais rien valoir. Or, il est certain que l’imitation vive et naturelle d’une chose qui mérite d’être imitée, ne saurait manquer de plaire et d’instruire ; et sur ce principe, je ne craindrai point de dire que de petites comédies, comme les Précieuses ou la Comtesse de d’Escarbagnas, et quelques autres qui représentent dans un tableau achevé des ridicules dignes de correction, méritent autant de louanges que les plus grandes pièces du même genre, quoiqu’il y ait peut-être plus de travail dans celles-ci que dans les premières. J’ai cru devoir cet éclaircissement au public, en faveur de plusieurs pièces auxquelles quelques savants semblent ne refuser la justice qui leur est due, que parce qu’elles n’ont point leurs cinq actes bien comptés. Je n’ai point eu d’autre vue en écrivant ces réflexions ; et, bien loin d’en vouloir tirer quelque avantage pour moi même, j’avouerai de bonne foi que si j’avais été capable de les faire dans l’âge où j’ai composé la petite comédie suivante, j’aurais choisi un sujet plus digne, de l’attention du public. Car quoiqu’elle représente assez naturellement les personnages qui hantaient les cafés de ce temps-là, il est toujours vrai qu’elle peint une chose qui ne mérite pas d’être peinte ; et que quand même elle n’aurait d’autre défaut, on ne pourrait la ranger tout au plus que dans la seconde classe des petites pièces, puisqu’il ne suffit pas, dans la comédie, de faire rire le public, mais qu’il faut encore, si on peut, le faire rire utilement. C’est tout ce que j’ai à dire de ce petit ouvrage. J’ajouterai seulement qu’en établissant ici des règles qui sont plus anciennes que moi, je n’ai pas prétendu ôter à toutes les pièces qui n’instruisent point le mérite de leur agrément et de leur vivacité. Ce serait faire un trop grand tort à quantité de bonnes comédies anciennes et modernes. Ce que je veux dire, c’est que pour les rendre absolument parfaites il serait à souhaiter qu’elles fussent aussi utiles qu’agréables ; et qu’en faisant rire leurs lecteurs, elles eussent encore l’avantage de leur apprendre quelque chose qui fût digne de leur être appris. Ergo, non satis est diducere rictum Auditoris ; et est in hoc quoedam quoque virtus.
LES PERSONNAGES
MADAME JÉROME, marchande de café.
LOUISON, sa fille.
DORANTE, amant de Louison.
MONSIEUR JOBELIN, notaire.
LA SOURDIÈRE, ami de Monsieur Jobelin.
LE CHEVALIER, ami de Dorante.
CORONIS, gascon, ami de Dorante.
L’ABBÉ, ami de Dorante.
CARONDAS, poète.
LA FLÈCHE, valet de Dorante.
PREMIER JOUEUR de dames.
SECOND JOUEUR de dames.
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Scène I
La Sourdière, Coronis, Carondas, L’Abbé, Deux joueurs.
Le théâtre représente une salle de café, meublée de plusieurs tables. Le Poète paraît rêvant d’un côté auprès de deux joueurs de dames. L’Abbé dort dans le fond ; et de l’autre côté, Coronis et La Sourdière disputent ensemble assis, en prenant leur café.
LA SOURDIÈRE Oh parbleu ! Je vous soutiens que si.
CORONIS Et moi, mordi, je vous soutiens que non et je mets cent pistoles que nous n’aurons rien cette année en Hongrie.
LA SOURDIÈRE Vous me feriez enrager, monsieur Coronis. Vous voulez savoir cela mieux que moi qui vois tous les jours aux Tuileries un homme qui reçoit toutes les semaines la gazette de Constantinople.
CORONIS Quand ce serait celle de Babylone.
LA SOURDIÈRE C’est être bien têtu. Et moi, je vous dis que je vis hier, entre ses mains, une lettre de l’aumônier d’un des principaux bâchas, qui marque expressément que le grand vizir est en marche avec deux cent mille hommes, et qu’il va droit à Belgrade, pour l’assiéger par terre et par mer.
CORONIS Belgrade par mer et par terre ! Où avez-vous appris la géographie, s’il vous plaît ?
LA SOURDIÈRE Comment, Belgrade n’est pas un port de mer ?
CORONIS Non pas, que je sache ou bien c’est depuis fort peu de temps.
LA SOURDIÈRE Morbleu, je sais la carte, et j’ai voyagé. Je parie que monsieur Carondas sera de mon avis. Monsieur, holà ! Monsieur Carondas, réveillez-vous.
CARONDAS Ah morbleu ! Que la peste soit de votre babil ! Est-il possible qu’on ne puisse faire ici quatre vers en repos, et que les plus belles pensées du monde y soient sans cesse immolées à la pétulante loquacité du premier importun !
CORONIS Quoi ! Vous faites des vers au café ? Voilà un plaisant Parnasse !
CARONDAS Je revois a l’épithalame (1) de monsieur Jobelin le notaire et de la fille du logis. Ils attendent qu’elle soit faite pour se marier ; et j’ai bien voulu y donner un de ces quarts d’heure précieux que j’emploie à chanter les louanges des dieux et des héros.
CORONIS Comment ! La petite Louison se marie ! Et que deviendra le pauvre Dorante ?
LA SOURDIÈRE Il prendra la peine de s’en passer. Monsieur Jobelin est mon ancien ami, et je dois prendre part à tout ce qui regarde ce mariage. Monsieur Carondas, peut-on voir votre épithalame ?
CARONDAS. Je n’en ai fait encore que la première strophe. La voici : Hymen ïo, ô Hyménée ! Célébrons la douce journée, Où deux amants heureux s’unissent pour toujours. Venez, tendres Amours, combler la destinée De cette épouse fortunée. Que de ses flancs féconds, puisse dans peu de jours Sortir une heureuse lignée Hymen ïo, ô Hyménée !
LA SOURDIÈRE Diable, voilà du sublime, et cela s’appelle un début magnifique.
CORONIS Et très avantageux pour le futur époux.
CARONDAS Vous verrez bien autre chose, si je puis obtenir des libraires qu’ils impriment mon incomparable traduction de la Batrachomyomachie (2) d’Homère, car j’excelle dans les traductions des anciens auteurs, et je travaille actuellement à mettre en vers grecs l’Énéide de Virgile, pour la commodité de ceux qui n’entendent point la langue latine. Mais laissez-moi songer à ma seconde strophe.
LA SOURDIÈRE C’est bien dit ; aussi bien notre café refroidit.
CARONDAS Du flambeau de l’hymen.
LE SECOND JOUEUR Attendez, monsieur, ce n’est pas cela ; vous dérangez le jeu.
LE PREMIER JOUEUR Pardonnez-moi. J’ai joué là vous avez jouez ici ; je vous ai donné à prendre ; vous avez mis dans le coin ; et je vous souffle.
LE SECOND JOUEUR Ah ventrebleu ! On n’a jamais joué du malheur dont je joue.
CARONDAS. Eh quoi toujours du bruit ?
Scène II
Le Chevalier, Coronis, La Sourdière, L’Abbé, Carodas, Les Joueurs.
LE CHEVALIER entre en chantant et dansant. La, la, la, la, ra, ré. Allons hé du café.
CARONDAS Encore, de tous côtés ?
LE CHEVALIER chante. Que chacun me suive. Trinquons hardiment, Point de ménagement ; Je ne bois jamais autrement. Je hais un convive Qui dans un repas Ne boit que par compas, Et craindrait de faire un faux pas. Que chacun me suive. Trinquons hardiment, Point de ménagement ; Je ne bois jamais autrement.
CARONDAS. Ah ! Je n’y puis plus tenir. Sortons, fuyons : ultra sauromatas hinc libet (3).
LE CHEVALIER Adieu donc, monsieur Carondas. À Coronis. Bonjour, mon ami. À la Sourdière. Eh, te voilà, vieux pécheur !
L’ABBÉ se réveillant et bâillant tout haut. Ahi ! Ouf !
LE CHEVALIER Ah parbleu ! Petit Abbé, mon mignon, je ne vous voyais pas. Comment te portes-tu ?
L’ABBÉ Quelle heure est-il ?
LE CHEVALIER brouillant le jeu. Ah ! Ah ! Messieurs, vous jouez aux dames.
LE PREMIER JOUEUR Morbleu, monsieur, cela ne se fait point ; vous avez tort. Attendez, Monsieur, j’avais gagné. Vous me devez une tasse de café au moins.
LE SECOND JOUEUR Oui ! Tarare.
Scène III
L’Abbé, Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.
L’ABBÉ Dites-moi un peu, jeunes gens, Dorante n’est-il point venu ici pendant que je dormais ? En cas qu’il vienne, je vous prie monsieur Coronis, de lui dire que je me suis informé de son monsieur Jobelin, et que je suis instruit à fond de tout ce qui regarde cet homme-là.
LA SOURDIÈRE à part. Oh, oh ! voici bien d’autres affaires. Malepeste ! Ceci ne vaut pas le diable. Allons l’avertir de ce qui se passe.
Il s’en va.
L’ABBÉ Pour moi j’ai rendez-vous chez Forel. Il est tard, et j’ai peur qu’on ne soupe sans moi. Je n’ai point dîné.
CORONIS Comment, monsieur l’Abbé, à dix heures du soir n’avoir point dîné, et être ivre ! Quelle bénédiction !
L’ABBÉ Je me suis mis à table ce matin entre sept et huit, et nous avons déjeuné jusqu’à l’heure qu’il est.
LE CHEVALIER Voilà un pauvre garçon qui me fait pitié.
L’ABBÉ Nous n’avons bu qu’environ vingt-cinq bouteilles de vin à quatre. J’ai fait un petit somme ; me voilà prêt à recommencer.
CORONIS Quel heureux naturel ! Quel tempérament !
L’ABBÉ Pour vingt-cinq bouteilles s’enivrer ! Quelle honte est-ce là ? Il n’y a plus d’hommes, mes amis, et le monde va toujours en déclinant. Je soutiens encore un peu noblesse ; mais je m’en irai comme les autres. Bonsoir, messieurs, je m’en vais boire à votre santé.
Scène IV
Coronis, Le Chevalier, Dorante.
LE CHEVALIER Où diable trouverons-nous Dorante ?
CORONIS Eh donc ! Le voici, Dieu me damne ! D’où viens tu, grand bélître (4) ? L’Abbé te cherchait tout à l’heure ; il a des nouvelles à t’apprendre.
DORANTE Où est-il allé ?
CORONIS Il vient de sortir. Tu le trouveras chez Forel.
DORANTE Il faut nécessairement que je lui parle ce soir.
LE CHEVALIER Qu’est-ce, mon ami ; on dit que tu n’épouses plus en ce pays-ci ?
DORANTE Ma foi, cela m’intrigue un peu, franchement.
CORONIS Comment tu serais amoureux ? Oh le fat !
DORANTE Amoureux ou non, je t’assure que la petite personne est fort aimable ; et, sa beauté à part, elle a vingt mille écus. Cela ne messiérait point à un cadet qui n’a que la cape et l’épée.
LE CHEVALIER Tu n’es pas riche, nous le savons ; mais un gentilhomme se noyer dans une chocolatière ! Il y a de la folie, ma foi ; il y a de la folie.
DORANTE De la folie ! Va, va, mon pauvre Chevalier, l’intérêt a rapproché les conditions, et nous voyons bien des gentilshommes qui vivraient en roturiers, s’ils n’avaient épousé des roturières.
CORONIS Sans doute ; et la délicatesse sur les mésalliances ne subsiste plus que chez les Allemands.
DORANTE Au bout du compte, qu’est-ce que je risque ? Je suis gentilhomme et gueux : elle est roturière et riche ; j’aurai de l’argent pour ma noblesse la compensation ne m’est pas désavantageuse ; Vous êtes tous deux mes amis. Je ne désespère pas encore, et si vous voulez me seconder, avant qu’il soit peu nous ferons bien tourner la chance.
LE CHEVALIER Oui-da ! De quoi s’agit-il ? Tu sais que je suis à toi, à vendre et à engager.
CORONIS Tu sais combien je t’aime, et avec quelle fidélité nous avons toujours partagé les émoluments du lansquenet (5).
DORANTE Voici ce que je veux faire. Vous savez que notre notaire est joueur, et que la confiance qu’il a en son habileté, fait qu’il s’embarque le plus aisément du monde. Or, j’ai un valet, qui assurément est un des plus adroits fripons qu’il y ait à vingt lieues à la ronde. J’ai concerté avec lui qu’il engagerait mon homme au jeu, et que pendant que vous amuseriez ce vieux renard de La Sourdière qui ne le quitte jamais. Mais voici mon valet.
Scène V
La Flèche, Dorante, Le Chevalier, Coronis.
LA FLÈCHE Monsieur, je n’ai pu trouver votre gros Abbé ; et si, j’ai été dans tous les cabarets de la ville.
DORANTE Je sais où il est ; il suffit. Va-t’en étudier ton personnage, et reviens quand il sera temps.
LA FLÈCHE Étudier, dites-vous ? Vraiment, voilà bien de quoi, et j’en ai bien fait d’autres il n’y a que huit jours que j’ai l’honneur de vous servir ; mais quand nous nous connaîtrons mieux, vous verrez qu’en fait de fourberie, personne, Dieu merci, n’est capable de me faire la leçon. S’agit-il de déniaiser quelque étranger nouvellement débarqué de faire mordre un jeune homme à l’hameçon d’une coquette, ou de maquignonner un mariage impromptu c’est moi qu’on vient chercher, j’excelle, je triomphe. Mais surtout pour enfiler une dupe à quelque jeu que ce soit, et lui, tirer par cent moyens ingénieux tout l’argent de sa bourse, je suis le garçon de France le plus en réputation.
LE CHEVALIER Vertubleu voilà un joli garçon.
DORANTE Dis-moi ! N’es-tu jamais venu ici ?
LA FLÈCHE Oh vraiment, monsieur, pardonnez-moi. J’ai été autrefois un des principaux marguilliers du café et j’avais droit de séance à ce banc redoutable, d’où il part tous les jours tant d’arrêts contre la réputation des femmes ; où les mystères du gouvernement sont si bien développés et les intérêts des princes de l’Europe si savamment approfondis. Vous moquez-vous ? Je suis plus connu dans les cafés que Pilot-Bouffi dans les cabarets.
CORONIS Je gagerais, à l’entendre, qu’il est de quelque province au-delà de la Loire. Il n’est pas permis d’avoir tant d’esprit autrement.
LA FLÈCHE Je suis de Dauphiné, à vous rendre mes services.
CORONIS Malepeste ! Joli pays. De l’argent peu, à la vérité mais de l’esprit, beaucoup. C’est l’apanage de la nation.
DORANTE Mais on te reconnaîtra.
LA FLÈCHE Point du tout, monsieur ; c’est mon fort que le déguisement, et je suis un petit Protée. Est-il question de représenter un partisan par exemple ; j’ai des secrets pour me noircir la barbe, épaissir ma taille, me rendre l’œil hagard et grossir mon ton de voix. Faut-il faire un jeune abbé ; qui sait mieux que moi rapetisser sa bouche, rire des épaules, marmoter (6) une chanson, faire la main potelée, prendre un visage gai et un ton radouci ? Par cent petites métamorphoses de cette nature, j’avais amassé quelque argent, et je serais à mon aise, sans un revers de fortune qui m’a coulé a fond.
DORANTE Comment, un revers de fortune ?
LA FLÈCHE Oui : un fils de famille, à qui j’avais gagné un soir mille écus au jeu s’avisa d éplucher ma conduite dans un procès qu’il me fit ; la justice donna une mauvaise tournure à la chose, et cela m’a ruiné. J’ai été oblige de revenir à la livrée.
DORANTE Fort bien. Mais voici monsieur Jobelin ; retire-toi, et va te préparer.
Scène VI
Monsieur Jobelin, Le Chevalier, Coronis, Dorante.
JOBELIN à part. Il me semble que je suis assez propre, et qu’en cet état je puis aller faire le galant auprès d’une maîtresse.
LE CHEVALIER à Dorante. Comme le voilà beau ! Il vient ici pour coqueter. Oh parbleu, il faut que je dérange l’économie de sa parure. Bonsoir, monsieur Jobelin. Vous ne faites pas semblant de nous voir !
JOBELIN Serviteur, je n’ai pas le temps de m’amuser.
LE CHEVALIER en l’amusant de son galimatias, lui chiffonne son rabat, le déboutonne, et le met en désordre. Eh que diable ! Ne saurait-on vous dire un mot ? Je suis bien aise de vous faire compliment sur vos noces ; car enfin il serait fort extraordinaire que dans un café il ne se trouvât pas une fille dont l’esprit pût entrer en concurrence, pour la préférence… de votre indifférence. Vous me direz que quand il s’agit de se marier, il y a peu de conformité entre le douaire de votre affection et le préciput de vos sentiments ; mais aussi vous m’avouerez que quand on veut se retirer dans son ménage, la comédie, le bal et les promenades sont des choses qui divertissent beaucoup. Pour ce qui est de l’opéra, comme je vous dis, je n’aime guère à aller aux Tuileries mais à cela près, je trouve, tout compté, tout rabattu, que c’est fort bien fait à vous de vous marier.
JOBELIN Que diantre me dit-il là ? J’écoute de toutes mes oreilles, et je n’y comprends rien.
LE CHEVALIER Mais, à propos de tapisserie, on est quelquefois bien aise de se mettre dans ses meubles. Par exemple, voilà une tabatière qui est assez jolie mais si vous aviez vu les brocatelles de Venise, c’est tout autre chose. Je ne dis pas que Launay ne soit le premier homme que nous ayons en fait de vaisselle ; quoiqu’à le bien prendre, la manufacture des Gobelins ne laisse pas d’avoir son mérite. Mais après tout, depuis que les toiles des Indes sont défendues, je suis pour les bureaux de la Chine.
JOBELIN Quel coq-à-l’âne est ceci ? Mais à quoi est-ce que je m’amuse ?
Scène VII
Louison, Dorante, Le Chevalier, Coronis, Jobelin.
JOBELIN Voici ma maîtresse ; il faut la saluer. Mademoiselle…
LOUISON et les autres. Ah, ah, ah, ah, ah, ah !
JOBELIN Qu’est-ce donc que vous avez à rire ? Mais que vois-je ? Comme me voilà débraillé ! Ah ! J’enrage de paraître comme cela. Morbleu, messieurs, je vous enverrai au diable avec vos sottises.
DORANTE Laissez-moi seul, mes amis. Je vais vous joindre chez Principe et nous achèverons là de régler nos affaires.
Scène VIII
Dorante, Louison.
DORANTE Hé bien, Louison, vous allez être mariée ; je perds toute espérance d’être à vous et vous avez consenti à un mariage qui me fera mourir.
LOUISON Mon Dieu ! Pourquoi-me querellez-vous est-ce ma faute à moi ? Ma mère m’a menacée de me renvoyer dans le couvent, si je n’épousais monsieur Jobelin. Je serais bien aise d’être mariée avec vous ; mais je ne veux point retourner au couvent.
DORANTE Quoi ! Vous verrez vos attraits en proie à un homme haïssable, et qui n’en connaîtra jamais le prix ; et moi, il faudra me résoudre à vous perdre, à ne vous jamais voir ? Ah Louison, je le vois bien, vous ne m’aimez plus.
LOUISON Allez, allez, laissez faire ma mère, puisqu’elle veut que je me marie. Quand je ne serai plus sous sa conduite, nous nous verrons, et nous nous aimerons tant qu’il vous plaira.
DORANTE Non, ce n’est pas là de quoi me contenter : et je ne saurais souffrir que votre personne et votre cœur soient partagés. Consentiriez-vous que je fisse en sorte d’empêcher votre mariage ?
LOUISON Oui, pourvu que ma mère ne sût pas que je vous l’ai conseillé, car elle me querellerait bien fort.
DORANTE Elle n’en saura rien. Aimez-moi toujours ; c’est tout ce que ma tendresse exige de vous.
LOUISON Voyez-vous, elle m’a toujours tenue dans la dépendance, et elle ne veut pas seulement que je parle aux messieurs qui viennent ici, parce qu’elle dit que leurs discours font venir l’esprit aux filles. Elle ne veut pas que j’en aie.
DORANTE Mais, Louison, si ce que je médite allait manquer, que feriez-vous ?
LOUISON Ce que je ferais ? Dame, je vous l’ai déjà dit ; je ne veux point retourner au couvent. Ah, voilà ma mère. Ne lui dites pas que je vous aime, au moins !
DORANTE Je vais rassembler les gens dont j’ai besoin pour mon entreprise.
Scène IX
Madame Jérôme, Louison.
MADAME JÉRÔME Qu’est-ce donc, petite fille, vous parlez à des hommes quand je n’y suis pas ?
LOUISON Je vous demande pardon, ma mère ; c’est lui qui me parlait.
MADAME JÉRÔME Monsieur Jobelin est-il ici ?
LOUISON Oui. Il m’a pensé faire mourir de rire, de la figure dont il était bâti. Apparemment, il est allé se raccommoder et, Dieu merci, il ne m’a point parlé.
MADAME JÉRÔME Qu’est-ce à dire ? Est-ce ainsi qu’il faut parler d’un homme que vous allez épouser ? Il faut dire Ma mère il ne m’a point parlé j’en suis bien fâchée.
LOUISON Moi, fâchée de cela ? Je n’aime point à mentir.
MADAME JÉRÔME Ouais ! Qu’est-ce que tout ceci ? Vous ne l’aimez donc pas, à ce que je vois ?
LOUISON Moi ma mère ? Hélas ! Non.
MADAME JÉRÔME Non ?
LOUISON Non. Vous m’avez dit qu’il ne fallait point qu’une fille aimât les hommes ; je fais ce que vous m’avez dit.
MADAME JÉRÔME Mais il faut aimer celui-là, puisqu’il sera votre mari.
LOUISON C’est donc une nécessité qu’il faille aimer son mari ? Si cela est, donnez-m’en un autre, je vous prie.
MADAME JÉRÔME Comment dites-vous ? Ah, ah ! Petite impertinente, vous êtes entêtée, à ce que je vois ; et quelque colifichet blondin vous aura donné dans la vue. N’est-ce point Narcisse, ce petit fat, qui depuis le matin jusqu’au soir se fait l’amour à lui-même ; qui passe toute la journée à se mirer dans sa perruque, ajuster sa steinkerque, et se faire les yeux doux dans un miroir ?
LOUISON Oh si ! Ma mère, j’aimerais autant aimer une femme.
MADAME JÉRÔME Je parie que c’est ce jeune conseiller qui vient ici tous les soirs en épée et en chapeau bordé ?
LOUISON Qui ? Ce bourgeois qui se croit de qualité, parce qu’il s’enivre avec ceux qui en sont ? Mon Dieu ! Il a mille défauts que je ne saurais souffrir.
MADAME JÉRÔME Si bien donc que c’est Dorante qui vous tient au cœur ?
LOUISON Dorante ?
MADAME JÉRÔME Eh bien Dorante ? Vous ne lui trouvez point de défaut à celui-là ?
LOUISON Hélas ! Pourquoi lui en trouverais-je ?
MADAME JÉRÔME Je ne m’embarrasse pas que vous lui en trouviez. Je sais qu’il est assez honnête homme ; mais Monsieur Jobelin a une bonne charge par devers lui, et c’est mieux votre fait qu’un jeune homme qui n’a rien que son esprit et sa bonne mine. En un mot, c’est lui que je veux qui soit votre époux. Le voici qu’on lui fasse civilité, et qu’on réponde comme il faut à tout ce qu’il dira.
Scène X
Monsieur Jobelin, Madame Jérôme, Louison.
MADAME JÉRÔME Monsieur, voilà ma fille, qui est ravie de vous voir, et qui se dispose le plus agréablement du monde à vous épouser.
LOUISON Oui, voilà un beau magot, pour être ravie de l’épouser !
JOBELIN. Mademoiselle, tout ainsi qu’ès-pays coutumiers, le vassal est tenu de prêter serment de foi et d’hommage-lige entre les mains de son seigneur féodal, avant qu’entrer en possession des terres acquises dans sa mouvance ; de même viens-je en qualité de votre vassal indigne, vous promettre foi et loyauté perpétuelle, avant qu’entrer en possession du fief seigneurial de vos beautés, à moi acquis par la cession de madame votre mère, et le contrat qui sera incessamment passé par-devant les notaires au Châtelet de Paris.
MADAME JÉRÔME Allons, petite fille, répondez.
LOUISON Moi, je ne sais ce qu’il me veut dire ; qu’il se réponde lui-même, s’il s’entend.
MADAME JÉRÔME Impertinente ! Elle dit, monsieur, qu’elle vous est fort obligée, et que le don de votre cœur lui est extrêmement cher.
JOBELIN Mon cœur, mademoiselle, est un immeuble qui vous appartient, et sur lequel vous avez hypothèque, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir.
MADAME JÉRÔME Eh bien vous voilà muette ?
LOUISON J’ai bien affaire à son hypothèque ! Je n’en bois jamais.
MADAME JÉRÔME Ah ! monsieur, il faut l’excuser si elle ne répond pas aux choses que vous dites ; elle est un peu honteuse. Le mariage l’enhardira ; et demain à l’heure qu’il vous plaira nous ferons dresser le contrat. Allons, petite fille. Monsieur, je vous donne le bonsoir.
JOBELIN après avoir salué Louison, qui détourne la tête. Voilà ! Les affaires en bon train. La mère prévenue, la fille charmée de moi, le mariage prêt à se conclure, et vingt mille écus qui vont me sauter au collet. Oh parbleu je ne craindrai plus la persécution de mes créanciers, et j’aurai enfin de quoi payer ma charge. Ma foi, les habiles gens se tirent toujours d’intrigue, et l’esprit est le vrai passe-partout de la fortune.
Scène XI
La Sourdière, Jobelin.
LA SOURDIÈRE Ah ! Vous voilà, à la fin ; il y a deux heures que je vous cherche.
JOBELIN Ah ! Serviteur je suis bien aise de vous rencontrer.
LA SOURDIÈRE J’ai bien des choses à vous dire.
JOBELIN J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.
LA SOURDIÈRE La mine est éventée, et Dorante est instruit de toutes vos affaires.
JOBELIN La bécasse est bridée, et demain le mariage doit être conclu.
LA SOURDIÈRE Je vous dis encore une fois de prendre garde à vous, et qu’on songe à vous jouer un mauvais tour.
JOBELIN Un mauvais tour, a moi ? Et qui cela, s’il vous plaît ?
LA SOURDIÈRE Dorante.
JOBELIN Dorante ? Ah parbleu c’est bien d’un novice comme lui que je m’embarrasse. Allez, allez, Monsieur de La Sourdière, nous sommes un peu Grecs ; et on ne prend pas des chats comme nous sans mitaines. J’ai mis ordre à tout ; ayez l’esprit en repos.
LA SOURDIÈRE Vous me faites mourir, avec votre confiance imprudente, et… Mais quelle figure est ceci ?
Scène XII
Jobelin, La Sourdière, La Flèche.
LA FLÈCHE à part. Voici mes gens. Jouons bien notre rôle, et faisons les donner dans le panneau. Ah ! Messieurs, serviteur. J’interromps votre conversation, peut-être : mais tout coup vaille. On m’a dit que vous étiez Monsieur Jobelin. Est-il vrai ?
JOBELIN Oui, c’est moi. Que me veut cet ivrogne-là ?
LA FLÈCHE Je vous en sais bon gré car j’ai besoin de vous. Je vous ai tantôt été chercher dans votre étude ; mais comme vous n’y étiez pas, je ne vous y ai point trouvé, et je suis allé de là à l’Alliance, prendre un peu de nourriture, modérément pourtant.
JOBELIN Je le vois bien.
LA FLÈCHE La modération est une belle chose !
JOBELIN De quoi s’agit-il ?
LA FLÈCHE Attendez, que je rappelle mes idées. Ah ! m’y voici. Je voudrais que vous me fissiez un petit plaisir. Je vous demande pardon monsieur, si je parle de mes affaires devant vous. Vous le voulez bien ?
LA SOURDIÈRE Ah ! Monsieur, de tout mon cœur.
LA FLÈCHE De tout mon cœur fort bien. Vous êtes un brave homme. Or, comme vous savez, ou comme vous ne savez pas, je suis capitaine dans le régiment de Limoges.
JOBELIN Vous êtes capitaine ? Et que faites-vous à Paris, pendant que tout le monde est en campagne ?
LA FLÈCHE J’y suis venu pour faire une recrue ; et en attendant, je passe le temps au cabaret à faire mes observations sur la guerre présente.
JOBELIN Voilà des observations d’un grand secours à la république !
LA FLÈCHE D’un grand secours ? Je me donne au diable, si j’étais général d’armée et qu’on me laissât faire, j’ai un plan dans ma tête pour conquérir toute l’Europe en une campagne. Écoutez bien ce raisonnement-ci. Je voudrais avoir deux armées, l’une au midi, et l’autre au septentrion. Avec celle-ci, je marche en Allemagne et je commence par m’emparer de toutes les vignes qui bordent le Rhin. Les Allemands n’ayant plus de vin. Il faut qu’ils crèvent ; la mortalité se met dans leur armée, et par conséquent, me voilà maître de tout ce pays-là. J’y fais rafraîchir mes troupes, et de là je passe en Hollande. Allons, me voilà en Hollande ; qui m’aime me suive. Je vais d’abord… Attendez je crois que nous ferions mieux de conquérir auparavant la Turquie. Qu’en croyez-vous ? Oui, c’est bien dit. Allons, enfants, ne nous rebutons point nous arriverons bientôt. Nous voici déjà dans la Grèce. Ah, le beau pays ! Dieu sait comme nous allons souffler de ce bon vin grec ! Mais messieurs ne vous enivrez pas, au moins. Tudieu ! nous avons besoin de notre cervelle. Buvons seulement chacun notre bouteille, en chantant une petite chanson. Et brin, bron, brac, donnez-moi du tabac, la relera, etc.
JOBELIN Voilà un pauvre diable qui est bien ivre !
LA SOURDIÈRE Prenez haleine, monsieur, vous avez fait une assez belle campagne.
JOBELIN Oui, mais voilà bien du pays battu et pour faire tout ce chemin-là, il faudrait donner des chevaux de poste à toute votre armée. Revenons à votre affaire s’il vous plaît. Que souhaitez-vous de moi ?
LA FLÈCHE Je m’en vais vous le dire. J’ai quinze hommes à refaire à ma compagnie, avant de retourner à notre garnison ; et comme je n’ai point d’argent, voilà un diamant de cinq cents écus, que je vous prie de me faire mettre en gage pour deux ou trois cents pistoles.
JOBELIN Pour deux ou trois cents pistoles ! Vous voulez dire deux ou trois cents écus ?
LA FLÈCHE Eh oui, quelque chose comme cela.
JOBELIN à part. Peste voilà un fort beau diamant. Ce serait un vrai présent à faire à ma maîtresse. Tâchons d’empaumer cet ivrogne-là. Monsieur, vous ne trouverez guère que quatre cents francs là-dessus.
LA FLÈCHE Quatre cents francs ? J’aimerais mieux que le diamant fût au fin fond de la mer Méditerranée. Allons, je m’en vais te jouer au piquet pour cent pistoles contre le premier venu. Je n’aime point à lanterner, moi.
JOBELIN Parbleu ! Il ne faut point manquer l’occasion ; il est soûl comme une grive, embarquons-le dans le jeu. Monsieur, si vous êtes homme à jouer, je ferai votre affaire.
LA FLÈCHE Oui ? Parbleu ! J’aime les gens d’accommodement ; touchez là. Je veux vous procurer la pratique du régiment, pour tous les contrats de mariage et d’acquisition de rente que feront nos officiers.
JOBELIN Je vous remercie. Je crois que les acquisitions aussi bien que les mariages de ces messieurs-là se font aisément sans contrat.
LA FLÈCHE Allons-nous-en là-dedans boire une bouteille de persicot.
JOBELIN Volontiers. À part. Je tiens l’âne par la bride, et le diamant est bien aventuré.
LA FLÈCHE Le poisson est dans la nasse, et nous allons voir beau jeu. Allons, mon ami lara, lera, lera.
LA SOURDIÈRE Il faut que je conduise ceci de l’œil. Je serai bien aise de lui aider à gagner le diamant, afin d’être de moitié.
Scène XIII
Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.
LE CHEVALIER. et CORONIS Ah, ah, ah, ah, ah, ah !
LE CHEVALIER Parbleu, cela est trop plaisant, ah, ah, ah ! Hé, bonsoir, La Sourdière, où vas-tu ?
LA SOURDIÈRE Laisse-moi aller, j’ai affaire.
LE CHEVALIER Je suis ton serviteur. Tu ne t’en iras pas que je ne t’aie conté ce qui vient de nous arriver ; cela mérite bien ton attention. Nous étions chez Principe.
LA SOURDIÈRE Je n’ai pas le temps de t’entendre.
CORONIS Oh ! Cadédis, vous nous écouterez, ou nous aurons du bruit.
LE CHEVALIER Un de nos amis, qui se désennuyait à casser des vitres et des lanternes dans la rue Saint-Honoré, a été poursuivi par une compagnie du guet à pied. Les archers ont passé par devant la boutique. Nous les avons arrêtés en leur présentant du rossolis et de l’eau-de-vie. Ils y ont pris goût ; et pendant qu’ils buvaient, nous leur avons escamoté leurs armes. Ils s’en sont aperçus ; recours à la rasade. Ils ont voulu se fâcher, autre rasade si bien que de rasade en rasade, nous les avons tellement enivrés, qu’ils ont pris querelle ensemble, et se sont donné je ne sais combien de coups de poing. Le sergent, plus ivre qu’eux, les a tous menés au Chatelet, comme perturbateurs du repos public. Ne trouves-tu pas cela plaisant ?
LA SOURDIÈRE Oui, fort plaisant. Vous jouez à vous faire de jolies affaires. Boire le jour, courir la nuit, casser des vitres, arracher des enseignes enivrer le guet : voilà le secret d’attraper un jour quelques bons coups de mousquet sur les oreilles.
LE CHEVALIER Oh ! vous voilà, monsieur le Caton, qui parlez par sentences. Parbleu, vous ne le prenez pas mal. Sais-tu bien qu’il n y a rien de meilleur pour la santé, que de berner de temps en temps les gens qui nous déplaisent ? Demande aux médecins cela éclaircit les humeurs, cela rafraîchit le sang, et cela aide à la digestion.
CORONIS Sans doute. Comment, mordi des coquins s’érigeront en perturbateurs des divertissements de tune, et nous ne réformerions pas cet abus ?
LA SOURDIÈRE Ma foi, ce sont vos affaires. Serviteur.
LE CHEVALIER Que diantre, tu es bien pressé ! Parlons un peu d’affaires. As-tu vu le nouvel opéra ?
LA SOURDIÈRE Non, et n’ai nulle envie de le voir.
LE CHEVALIER Et toi, l’as-tu vu ?
CORONIS Oui, certes, je l’ai vu.
LE CHEVALIER Hé bien ! Dis-nous un peu comment le trouves-tu ?
CORONIS Cadédis ! Comment je le trouve ? Ravissant, merveilleux. Tout ce qui s’appelle opéra, voyez-vous, ne peut être que bon et agréable ; et la raison, la voici c’est que dans un opéra, vous trouvez de tout, vers, musique, ballets, machines, symphonies ; c’est une variété surprenante, il y a de quoi contenter tout le monde. Voulez-vous du grand, du tragique, du pathétique ? Le perfide Renaud me fuit. Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit. Aimez-vous le tendre, le doux, le passionné ? Non, je ne voudrais pas encor Quitter mon berger pour Médor. Voulez-vous du burlesque ? Mes pauvres compagnons, hélas ! Le dragon n’en a fait qu’un fort léger repas. Voulez-vous de la morale ? Les dieux punissent la fierté ; Il n’est point de grandeur que le ciel irrité N’abaisse quand il veut, et ne réduise en poudre. Et le reste. On y trouve jusqu’à des vaudevilles et des imitations naïves des airs du Pont-Neuf, si vous voulez. Les rossignols, dès que le jour commence, Chantent l’amour qui les anime tous. En un mot, c’est un enchantement ; et ce serait une chose accomplie, si l’on pouvait faire encore que le chant fût fait pour les vers, et les vers pour le chant.
LE CHEVALIER Pour moi, je ne me divertis point à l’Opéra ; et je n’y vais jamais que pour folâtrer dans les coulisses avec quelque danseuse.
CORONIS Il est vrai que bien des gens y vont présentement pour tout autre plaisir que celui des oreilles.
Scène XIV
Madame Jérome, Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.
MADAME JÉRÔME Messieurs, il est minuit sonné ; faites-moi la grâce de vous retirer.
LA SOURDIÈRE Volontiers.
LE CHEVALIER Attends, attends. Et par quelle raison nous retirer, madame Jérôme ?
MADAME JÉRÔME Par la raison, monsieur, que voici l’heure des femmes ; et puisqu’elles ne viennent pas vous incommoder le jour, il est bien juste que vous leur laissiez la nuit chacun le sien n’est pas trop.
LE CHEVALIER Vous êtes pour les récréations nocturnes, madame Jérôme.
MADAME JÉRÔME Oh vraiment, si on n’avait d’autres rentes que la dépense qui se fait ici de jour, et sans le casuel de la nuit, on courrait risque d’avoir les dents bien longues. Vous êtes cinq ou six, qui, pourvu que vous soyez toute une après-dînée ici à chanter des chansons, dire des fadaises, conter une histoire de celui-ci, une aventure de celle-là, et faire la chronique scandaleuse du genre humain, ne vous embarrassez pas du reste. Cependant ce n’est pas là mon compte, et je ne dîne pas de vos conversations. Vous voilà trois, par exemple, qui me devez de l’argent depuis longtemps, et qui ne me parlez non plus de payer, que si vous étiez ici logés par étape.
CORONIS Quant à moi, madame Jérôme, je vous dois, je pense, trois écus mais j’attends ma lettre de change.
LE CHEVALIER Pour moi je suis brouillé avec ma petite marchande de dorure, et je ne saurais vous payer qu’à la paix.
LA SOURDIÈRE Et moi, je vous proteste que le premier argent que je gagnerai à trois dés, sera pour vous.
MADAME JÉRÔME Voilà des dettes bien assurées.
Scène XV
Jobelin, La Flèche, Mme Jérôme, Coronis, Le Chevalier, La Sourdière.
CORONIS au chevalier. Voici nos gens. Songeons à ce que nous a recommandé Dorante.
LA FLÈCHE Vous me devez six-vingts pistoles ; payez-moi, je ne joue plus.
JOBELIN Comment vous ne me donnez pas ma revanche ?
LA FLÈCHE De quoi vous plaignez-vous ? Je vous ai gagné au piquet vous me demandez votre revanche à pair et non, je vous la donne ; je ne vous gagne que douze cents livres ; et j’ai hasardé mon diamant, qui en vaut quinze cents c’est cent écus que je perds clairement. Il me semble que je fais assez bien les choses.
JOBELIN Tudieu vous avez la parole bien libre, pour un homme qui était ivre il n’y a qu’un moment.
LA FLÈCHE C’est que je me suis désenivre en gagnant votre argent. Allons, les bons comptes font les bons amis ; payez-moi tout à l’heure ou je vous passe mon épée au travers du corps.
JOBELIN Messieurs séparez-nous, je vous prie.
LE CHEVALIER Comment, morbleu, on insulte monsieur Jobelin.
CORONIS Allons, sandis, coupons les oreilles à ce maraud.
LA SOURDIÈRE Des épées tirées. Allons-nous-en d’ici.
MADAME JÉRÔME Messieurs quel désordre je suis perdue.
LA FLÈCHE Comment, canailles, deux contre un ? Ah, j’ai le corps percé ! Je suis mort ! Un chirurgien !
MADAME JÉRÔME Miséricorde ! Un homme tué dans ma maison. Me voilà ruinée.
CORONIS Sauvons-nous, messieurs.
Scène XVI
Dorante, L’Abbé, Mr Jérôme, Jobelin, La Flèche.
DORANTE Quel bruit ai-je entendu ? Mais que vois-je ? Ah, ciel monsieur de Boisclair, qui vous a mis en cet état ?
LA FLÈCHE Ah, mon cousin je me meurs. Trois coquins viennent de m’assassiner, et c’est ce scélérat de notaire qui les a fait agir. Eh, de grâce, qu’on me fasse venir le suceur du régiment.
Scène XVII
Dorante, Jobelin, L’Abbé, Madame Jérôme.
DORANTE Un de mes parents assassinée. Ah ! Je vous apprendrai à qui vous vous jouez. Holà, laquais, qu’on m’aille quérir le commissaire.
JOBELIN Ah ! Je tremble, et je voudrais être bien loin.
L’ABBÉ Vous voilà dans un vilain cas, madame Jérôme, et j’en suis fâché pour l’amour de vous.
MADAME JÉRÔME Monsieur Dorante, ne me perdez pas, je vous conjure.
DORANTE. Non, non, cela ne passera pas ainsi. C’est mon cousin-germain on l’a assassiné chez vous ; c’est à vous à m’en répondre, et je prétends que justice soit faite.
MADAME JÉRÔME Eh monsieur, voudriez-vous me ruiner ?
DORANTE Vous n’en serez, pas quitte à si bon marché et je veux vous faire punir corporellement.
L’ABBÉ Corporellement cela ne vaut pas le diable madame Jérôme.
Scène XVIII
Dorante, L’Abbé, Madame Jérôme, Jobelin, La Flèche, en commissaire avec un faux nez.
DORANTE Voici, fort à propos, monsieur le commissaire. Monsieur, on vient de tuer ici un officier qui est de mes parents. Je vous prie de faire votre charge.
LA FLÈCHE prenant une voix enrouée. Votre laquais m’a informé de la chose, et j’amène des archers pour conduire les délinquants au Châtelet.
MADAME JÉRÔME Au Chatelet !
JOBELIN Monsieur, je suis notaire royal, et conseiller du roi.
LA FLÈCHE N’importe ; le délit est flagrant il y a mort d’homme et vous viendrez au Châtelet.
MADAME JÉRÔME Ah ! Je suis au désespoir. Monsieur l’Abbé, faites en sorte que je n’aille point au Châtetet.
L’ABBÉ Attendez, je viens de trouver un moyen d’ajuster ceci. Dorante il faut accommoder cette affaire-là mon enfant. Il ne tient qu’à toi de ruiner madame Jérôme, mais en seras-tu mieux ? Elle a une jeune fille il faut qu’elle te la donne en mariage, et qu’il ne soit plus parlé de rien.
DORANTE Non non, madame l’a promise à monsieur Jobelin il faut la laisser faire. Elle le croit riche, et je vois bien.
L’ABBÉ Lui riche ! Il n’a point d’autre patrimoine que son industrie, et il y a actuellement une sentence contre lui pour le paiement de sa charge n’est-il pas vrai, monsieur Jobelin ?
JOBELIN Ah ! Tout est découvert ; j’enrage.
MADAME JÉRÔME Qu’entends-je ? Vous devez votre charge, monsieur ? Vraiment, un jour plus tard j’allais faire un joli marché !
L’ABBÉ Eh bien madame, êtes-vous dans le goût de ma proposition ?
MADAME JÉRÔME Oui, monsieur, puisque je suis détrompée, je serai ravie de donner ma fille à monsieur Dorante, pourvu qu’il apaise l’affaire qui vient d’arriver.
L’ABBÉ Oh, pour cela, madame, il en est le maître, je vous assure. Çà, il n’y a qu’a dresser le contrat tout à l’heure. Monsieur Jobelin se trouve ici fort à propos.
JOBELIN Moi dresser le contrat ?
DORANTE Tout beau, ne vous faites pas tirer l’oreille ou je vais faire entrer les archers.
LA FLÈCHE Et l’on vous mènera au Châtelet.
JOBELIN Quoi j’aurais encore la mortification de faire le contrat de mariage de mon rival ? Ah maudit pair et non.
DORANTE Allons, monsieur l’Abbé, et monsieur le Commissaire, venez servir de témoins et signer au contrat que nous allons passer tout à 1’heure.
LA FLÈCHE Ma foi, voilà une véritable aventure de café.
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Fin de la pièce.
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Jean-Baptiste ROUSSEAU : OEUVRES. Nouvelle édition, revuë, corrigée & augmentée sur les manuscrits de l’auteur, & conforme à l’édition in-quarto, donnée par M. SEGUY. Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1759. Tome 2 : Pièces de théâtre : les ayeux chimériques, le capricieux, le flateur, le caffé, la ceinture magique, la dupe de soi-mesme, la mandragore, Jupiter et Semele, l’héliotrope, Faune et Omphale, Ariane et Bacchus.
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NOTES
(1) L’épithalame, poème lyrique composé chez les Anciens à l’occasion d’un mariage et à la louange des nouveaux époux. En Grèce antique, il était chanté par un chœur avec accompagnement de danses.
(2) La Batrachomyomachia, épopée comique parodiant l’Iliade, de 303 hexamètres dactyliques. Les vers 9 à 88 présentent des similitudes fortes avec la fable d’Ésope : Le Rat et la grenouille. Elle fut largement attribuée, dans l’Antiquité, à Homère. « En commençant, et avant tout, je supplie le chœur des Muses de descendre du Hélikôn en mon esprit, à cause d’un chant que j’ai mis dans mes tablettes, récemment, sur mes genoux ; guerre immense, œuvre pleine du tumulte guerrier d’Arès, me flattant de faire entrer dans les oreilles de tous les hommes comment les Rats, combattants intrépides, se ruèrent sur les Grenouilles, imitant les travaux des Géants nés de Gaia, ainsi qu’on le rapporte parmi les mortels. Et cette guerre eut cette origine. » (Batrakhomyomakhia – Homère -Traduction Leconte de Lisle)
(3) Début de la seconde satire de Juvénal « Ultra Sauromatas fugere hinc libet, et glacialem Oceanum, quoties aliquid de moribus audent Qui Curios simulant, et Bacchanalia vivent… Je fuirais volontiers dans le fond des déserts, Sur les monts de la Thrace et par delà les mers, Quand j’entends ces Scaurus, effrontés sycophantes, Qui prêchent la pudeur et vivent en bacchantes... » (SATURA II / SATIRE II. (Traduction de L. V. RAOUL, 1812)
(4) Bélître ou bélitre Terme injurieux « C’est un misérable, un homme vil. Ce mot, qu’on croit formé du latin balatro, qui signifie gueux, coquin, parasite, s’employait autrefois pour mendiant, dans une acception qui n’avait rien de reprochable. Les pèlerins de la confrérie de Saint-Jacques, à Pontoise, avaient pris le titre de Bélistres, et les quatre ordres mendiants s’appelaient les quatre ordres de Bélistres. Montaigne a donné un féminin au mot bélître dans cette phrase remarquable (Essais, liv. iii, chap. 10) : « Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et bélistresse, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par des moyens abjects et à quelque prix que ce soit. C’est déshonneur d’estre ainsi honoré. » Pierre-Marie Quitard, Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française – P. Bertrand, 1842 (p. 131).
(5) Le Lansquenet « LANSQUENET, (Jeu de hasard.) voici en général comme il se joue. On y donne à chacun une carte, sur laquelle on met ce qu’on veut ; celui qui a la main se donne la sienne. Il tire ensuite les cartes ; s’il amene la sienne, il perd ; s’il amene celles des autres, il gagne. Mais pour concevoir les avantages & desavantages de ce jeu, il faut expliquer quelques regles particulieres que voici. On nomme coupeurs, ceux qui prennent cartes dans le tour, avant que celui qui a la main se donne la sienne. On nomme carabineurs, ceux qui prennent cartes, après que la carte de celui qui a la main est tirée… » (Diderot, L’Encyclopédie, Première édition – 1765 (Tome 9, p. 275-276)).
(6) Marmotter : parler confusément, en parlant entre ses dents.
Déesse des héros, qu’adorent en idée Tant d’illustres amants dont l’ardeur hasardée Ne consacre qu’à toi ses vœux et ses efforts ; Toi qu’ils ne verront point, que nul n’a jamais vue, Et dont pour les vivants la faveur suspendue Ne s’accorde qu’aux morts ;
Vierge non encor née, en qui tout doit renaître Quand le temps dévoilé viendra te donner l’être, Laisse-moi dans ces vers te tracer mes malheurs ; Et ne refuse pas, arbitre vénérable, Un regard généreux au récit déplorable De mes longues douleurs.
Le ciel, qui me créa sous le plus dur auspice, Me donna pour tout bien l’amour de la justice Un génie ennemi de tout art suborneur, Une pauvreté fière, une mâle franchise, Instruite à détester toute fortune acquise Aux dépens de l’honneur.
Infortuné trésor ! importune largesse ! Sans le superbe appui de l’heureuse richesse, Quel cœur impunément peut naître généreux ? Et l’aride vertu, limitée en soi-même, Que sert-elle, qu’à rendre un malheureux qui l’aime Encor plus malheureux ?
Craintive, dépendante, et toujours poursuivie Par la malignité, l’intérêt et l’envie, Quel espoir de bonheur lui peut être permis, Si, pour avoir la paix, il faut qu’elle s’abaisse A toujours se contraindre, et courtiser sans cesse Jusqu’à ses ennemis ?
Je n’ai que trop appris qu’en ce monde où nous sommes, Pour souverain mérite on ne demande aux hommes Qu’un vice complaisant, de grâces revêtu ; Et que, des ennemis que l’amour-propre inspire, Les plus envenimés sont ceux que nous attire L’inflexible vertu.
C’est cet amour du vrai, ce zèle antipathique Contre tout faux brillant, tout éclat sophistique, Où l’orgueil frauduleux va chercher ses atours, Qui lui seul suscita cette foule perverse D’ennemis forcenés, dont la rage traverse Le repos de mes jours.
Écartons, ont-ils dit, ce censeur intraitable Que des plus beaux dehors l’attrait inévitable Ne fit jamais gauchir contre la vérité ; Détruisons un témoin qu’on ne saurait séduire ; Et, pour la garantir, perdons ce qui peut nuire À notre vanité.
Inventons un venin dont la vapeur infâme, En soulevant l’esprit, pénètre jusqu’à l’âme ; Et sous son nom connu répandons ce poison : N’épargnons contre lui mensonge ni parjure ; Chez le peuple troublé, la fureur et l’injure Tiendront lieu de raison.
Imposteurs effrontés, c’est par cette souplesse Que j’aurai vu tant de fois votre scélératesse Jusque chez mes amis me chercher des censeurs ; Et, des yeux les plus purs bravant le témoignage. Défigurer mes traits, et souiller mon visage De vos propres noirceurs.
Toutefois, au milieu de l’horrible tempête Dont, malgré ma candeur, pour écraser ma tête, L’autorité séduite arma leurs passions, La chaste vérité prit en main ma défense, Et fit luire en tout temps sur ma faible innocence L’éclat de ses rayons.
Aussi, marchant toujours sur mes antiques traces, Combien n’ai-je pas vu dans mes longues disgrâces D’illustres amitiés consoler mes ennuis, Constamment honoré de leur noble suffrage, Sans employer d’autre art que le fidèle usage D’être ce que je suis !
Telle est sur nous du ciel la sage providence, Qui, bornant à ces traits l’effet de sa vengeance, D’un plus âpre tourment m’épargnait les horreurs : Pouvait-elle acquitter, par une moindre voie, La dette des excès d’une jeunesse en proie À de folles erreurs ?
Objets de sa bonté, même dans sa colère, Enfants toujours chéris de cette tendre mère, Ce qui nous semble un fruit de son inimitié N’est en nous que le prix d’une vie infidèle, Châtiment maternel, qui n’est jamais en elle Qu’un effet de pitié.
Révérons sa justice, adorons sa clémence, Qui, jusque dans les maux que sa main nous dispense, Nous présente un moyen d’expier nos forfaits ; Et qui, nous imposant ces peines salutaires, Nous donne en même temps les secours nécessaires Pour en porter le faix.
Juste Postérité, qui me feras connaître, Si mon nom vit encor quand tu viendras à naître, Donne-moi pour exemple à l’homme infortuné, Qui, courbé sous le poids de son malheur extrême, Pour asile dernier n’a que l’asile même Dont il fut détourné.
Dis-lui qu’en mes écrits il contemple l’image D’un mortel qui, du monde embrassant l’esclavage, Trouva, cherchant le bien, le mal qu’il haïssait, Et qui, dans ce trompeur et fatal labyrinthe, De son miel le plus pur vit composer l’absinthe Que l’erreur lui versait.
Heureux encor pourtant, même dans son naufrage,. Que le ciel l’ait toujours assisté d’un courage Qui de son seul devoir fit sa suprême loi ; Des vils tempéraments combattant la mollesse, Sans s’exposer jamais par la moindre faiblesse A rougir devant toi !
Voilà quel fut celui qui t’adresse sa plainte ; Victime abandonnée à l’envieuse feinte, De sa seule innocence en vain accompagné ; Toujours persécuté, mais toujours calme et ferme, Et, surchargé de jours, n’aspirant plus qu’au terme A leur nombre assigné.
Le pinceau de Zeuxis (1), rival de la nature, A souvent de ses traits ébauché la peinture ; Mais du sage lecteur les équitables yeux, Libres de préjugés, de colère, et d’envie, Verront que ses écrits, vrai tableau de sa vie, Le peignent encor mieux.
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(1) Zeuxis, peintre grec d’Héraclée (cité antique d’Italie sur le golfe de Tarente, à proximité du fleuve Siris) vécut de 464 av. J.-C. à 398.
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Jean-Baptiste Rousseau Ode X (Quatrième livre des Odes de J.-B. Rousseau) Œuvres de J. B. Rousseau, Chez Lefèbvre, Libraire, 1820, Tome I (p. 390-396).
ODE À LA MORT DE Jean-Baptiste ROUSSEAU (poète et dramaturge français)
Quand le premier chantre du monde Expira sur les bords glacés, Où l’Ebre effrayé dans son onde Reçut ses membres dispersés, Le Thrace errant sur les montagnes, Remplit les bois et les campagnes Du cri perçant de ses douleurs : Les champs de l’air en retentirent, Et dans les antres qui gémirent, Le lion répandit des pleurs.
La France a perdu son Orphée ; Muses, dans ces moments de deuil, Elevez le pompeux trophée Que vous demande son cercueil : Laissez par de nouveaux prodiges, D’éclatants et dignes vestiges D’un jour marqué par vos regrets. Ainsi le tombeau de Virgile Est couvert du laurier fertile Qui par vos soins ne meurt jamais.
D’une brillante et triste vie Rousseau quitte aujourd’hui les fers, Et loin du ciel de sa patrie, La mort termine ses revers. D’où ses maux ont-ils pris leur source ? Quelles épines dans sa course Etouffaient les fleurs sous ses pas ? Quels ennuis ! Quelle vie errante, Et quelle foule renaissante D’adversaires et de combats !
Vous, dont l’inimitié durable L’accusa de ces chants affreux, Qui méritaient, s’il fût coupable, Un châtiment plus rigoureux ; Dans le sanctuaire suprême, Grâce à vos soins, par Thémis même Son honneur est encore terni. J’abandonne son innocence ; Que veut de plus votre vengeance ? Il fut malheureux et puni.
Jusques à quand, mortels farouches, Vivrons-nous de haine et d’aigreur ? Prêterons-nous toujours nos bouches Au langage de la fureur ? Implacable dans ma colère, Je m’applaudis de la misère De mon ennemi terrassé ; Il se relève, je succombe, Et moi-même à ses pieds je tombe Frappé du trait que j’ai lancé.
Songeons que l’imposture habite Parmi le peuple et chez les grands ; Qu’il n’est dignité ni mérite A l’abri de ses traits errants ; Que la calomnie écoutée, A la vertu persécutée Porte souvent un coup mortel, Et poursuit sans que rien l’étonne, Le monarque sous la couronne, Et le pontife sur l’autel.
Du sein des ombres éternelles S’élevant au trône des dieux, L’envie offusque de ses aîles Tout éclat qui frappe ses yeux. Quel ministre, quel capitaine, Quel monarque vaincra sa haine, Et les injustices du sort ! Le temps à peine les consomme ; Et jamais le prix du grand homme N’est bien connu qu’après sa mort.
Oui, la mort seule nous délivre Des ennemis de nos vertus, Et notre gloire ne peut vivre Que lorsque nous ne vivons plus. Le chantre d’Ulysse et d’Achille Sans protecteur et sans asile, Fut ignoré jusqu’au tombeau : Il expire, le charme cesse, Et tous les peuples de la Grèce Entr’eux disputent son berceau.
Le Nil a vu sur ses rivages De noirs habitants des déserts, Insulter par leurs cris sauvages L’astre éclatant de l’univers. Crimes impuissants ! Fureurs bizarres ! Tandis que ces monstres barbares Poussaient d’insolentes clameurs, Le dieu poursuivant sa carrière, Versait des torrents de lumière Sur ses obscurs blasphémateurs.
Souveraine des chants lyriques, Toi que Rousseau dans nos climats Appela des jeux olympiques, Qui semblaient seuls fixer tes pas ; Par qui ta trompette éclatante Secondant ta voix triomphante, Formera-t-elle des concerts ? Des héros, Muse magnanime, Par quel organe assez sublime Vas-tu parler à l’univers ?
Favoris, élèves dociles De ce ministre d’Apollon, Vous à qui ses conseils utiles Ont ouvert le sacré vallon ; Accourez, troupe désolée, Déposez sur son mausolée Votre lyre qu’il inspirait ; La mort a frappé votre maître, Et d’un souffle a fait disparaître Le flambeau qui vous éclairait.
Et vous dont sa fière harmonie Egala les superbes sons, Qui reviviez dans ce génie Formé par vos seules leçons ; Mânes d’Alcé et de Pindare, Que votre suffrage répare La rigueur de son sort fatal. Dans la nuit du séjour funèbre, Consolez son ombre célèbre, Et couronnez votre rival.
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JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.
« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité. (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)
DIDON Reine de Carthage. ÉNÉE Chef des Troyens. IARBE Roi de Numidie ÉLISE MADHERBAL Ministre et Général des Carthaginois ACHATE Capitaine Troyen. ZAMA Officier diarbe BARCÉ Femme de la suite de la Reine LES GARDES
La scène est à Carthage, dans le palais de la reine.
ACTE I Scène I
Iarbe, Madherbal
IARBE Reviens de ta surprise ; oui, c’est moi qui t’embrasse, Et qui cherche en ces lieux la fin de ma disgrâce. Qu’il est doux pour un roi de revoir un ami !
MADHERBAL Je vous ai reconnu, seigneur, et j’ai frémi. Iarbe sur ces bords Iarbe dans Carthage ! Vous, ce roi si vanté d’un peuple encor sauvage, Qui menace nos murs de la flamme et du fer ! Vous, héros de l’Afrique et fils de Jupiter ! Quel important besoin, ou quel malheur extrême Vous fait quitter ici l’éclat du diadème, Et pourquoi…
IARBE l’interrompant. Trop souvent mes ministres confus Ont de ta jeune reine essuyé les refus. J’ai su dissimuler la fureur qui m’anime ; Et, contraignant encor mon dépit légitime, Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs, De cette cour nouvelle étudier les mœurs, De ses premiers dédains lui demander justice, Menacer, joindre enfin la force à l’artifice… Que sais-je ? N’écouter qu’un transport amoureux, Me découvrir moi-même et déclarer mes feux.
MADHERBAL Vos feux !… qu’ai-je entendu ? Quoi ! Vous aimez la reine ? Dans sa cour, à ses pieds l’amour seul vous amène ? Vous, seigneur ?
IARBE Je t’étonne, et j’en rougis. Apprends De mon malheureux sort les progrès différents. Jadis, par mon aïeul exclus de la couronne, Avant que le destin me rappelât au trône, Tu sais que, déguisant ma naissance et mon nom, J’allai fixer mes pas à la cour de Sidon. À toi seul en ces lieux je me fis reconnaître, Je te vis détester les crimes de ton maître : Je crus que je pouvais me livrer à ta foi. L’épouvante régnait dans le palais du roi ; On y pleurait encor le trépas de Sichée. À son époux Didon pour jamais arrachée Coulait dans les ennuis ses jours infortunés. Je la vis ; ses beaux yeux, aux larmes condamnés, Me soumirent sans peine au pouvoir de leurs charmes : J’osai former l’espoir de calmer ses alarmes. Contre Pygmalion je voulais la servir. À ta reine en secret j’allais me découvrir : Rien ne m’arrêtait plus, lorsque sa prompte fuite Rompit tous les projets de mon âme séduite. Quelle fut ma tristesse ou plutôt ma fureur ! Tu voulus vainement pénétrer dans mon cœur. Indigné des forfaits d’un tyran sanguinaire, J’abandonnai sa cour affreuse et solitaire, Et portai mes regrets, mes transports violents Jusqu’aux sources du Nil et sous des cieux brûlants. Après quatre ans entiers, l’auteur de mes misères Me rendit par sa mort le sceptre de mes pères. Je passai de l’exil sur le trône des rois. Je crus que ma raison reprendrait tous ses droits, Que de mes mouvements la gloire enfin maîtresse Saurait bien triompher d’un reste de faiblesse, Et que les soins cuisants d’un malheureux amour Respecteraient le trône et fuiraient de ma cour. Bientôt un bruit confus, alarmant tous nos princes, Répand avec terreur au fond de leurs provinces, Que d’un peuple étranger, arrivé dans nos ports, Les murs de jour en jour s’élèvent sur ces bords. J’apprends que, de son frère évitant la furie, Didon veut s’emparer des côtes de Lybie… Qu’un amour mal éteint se rallume aisément ! Le mien reprend sa force et croît à tout moment. Dans ce nouveau transport, je me flatte, j’espère Qu’au milieu de l’Afrique une reine étrangère Ne rejettera point le secours et la main D’un roi, le plus puissant de l’empire africain. Par mes ambassadeurs j’offre cette alliance… Projets mal concertés ! Inutile espérance ! Ses refus, colorés de frivoles raisons, Deux fois m’ont accablé des plus sanglants affronts : Je veux, tel est l’amour qui m’aveugle et m’entraîne, Tenter moi-même encor cette superbe reine. Tout prêts à se montrer, mes soldats, mes vaisseaux Couvriront autour d’elle et la terre et les eaux. L’amour conduit mes pas ; la haine peut les suivre. Dans ce doute mortel je ne saurais plus vivre : Des refus de Didon j’ai trop longtemps gémi : Aujourd’hui son amant, demain son ennemi.
MADHERBAL Voilà donc d’un grand roi toute la politique ! Ses fureurs vont régler le destin de l’Afrique ! Il menace, il gémit : des pleurs mouillent ses yeux !
à part. Iarbe meurt d’amour… et ma reine… grands dieux ! Que dans le cœur des rois vous mettez de faiblesse !…
à iarbe. Ah ! Ne succombez pas sous le trait qui vous blesse. Un autre flatterait l’erreur où je vous vois : Seigneur, fuyez la reine.
IARBE Achève ; explique-toi. Rien n’est à ménager quand les maux sont extrêmes ; Achève, Madherbal. Dis-moi tout, si tu m’aimes.
MADHERBAL Que ne suis-je en ces lieux ce qu’autrefois j’y fus ! Vous ne formeriez point de vœux superflus. Depuis plus de trois ans sorti de ma patrie, J’ai quitté, pour Didon, l’heureuse Phénicie. Instruit que, sans relâche, en butte au noir courroux Du tyran qui versa le sang de son époux, Elle venait aux bords où le destin l’exile, Contre un frère cruel mendier un asile, Je courus, je craignis pour ses jours menacés. La reine, dans ses murs à peine encor tracés, Reçut avec transport un serviteur fidèle, Et de sa confiance elle honora mon zèle. Mais qu’il faut peu compter sur la faveur des rois ! Un instant détermine ou renverse leur choix. Depuis que les Troyens, échappés du naufrage, Ont cherché leur asile aux remparts de Carthage, Didon, qui les rassemble au milieu de sa cour, D’emplois et de bienfaits les comble chaque jour. Eux seuls ont chez la reine un accueil favorable. Ce n’est pas que j’envie un crédit peu durable ; Je vois en frémissant ce reste de vaincus Prolonger nos périls, par leur présence accrus. Pour tout dire, on prétend qu’une éternelle chaîne Doit unir, en secret, Énée avec la reine.
IARBE Que dis-tu ? Quoi ! La reine… ah ! C’est trop m’outrager. Je venais la fléchir ; il faut donc me venger. Les Tyriens eux-mêmes, indignés contre Énée, Souffriront à regret ce honteux hyménée. Toi-même, verras-tu d’un œil indifférent Couronner dans ces murs le chef d’un peuple errant ? Ta chute des Troyens serait bientôt l’ouvrage, Madherbal : c’est à toi de seconder ma rage.
MADHERBAL Moi, seigneur, moi rebelle !… ah ! J’en frémis d’horreur !… Mais il faut excuser l’amour et sa fureur. Fallût-il sur moi seul attirer la tempête, Et dussé-je payer mes discours de ma tête, Je parlerai, seigneur ; et peut-être ma voix Aura-t-elle au conseil encore quelque poids. La reine à vos désirs ne peut trop tôt souscrire ; je le vois, je le pense, et j’oserai le dire. Mais si de Madherbal le zèle parle en vain, Si l’étranger l’emporte, et s’il l’épouse enfin, N’attendez rien, malgré votre douleur mortelle, D’un sujet, d’un ministre à ses devoirs fidèle. Jamais flatteur, toujours prêt à leur obéir, Je sais parler aux rois, mais non pas les trahir… On ouvre… rappelez toute votre prudence, Et forcez votre amour à garder le silence.
ACTE II Scène II
Didon, Iarbe, Madherbal, Elise, Barce, Didon
IARBE Reine, j’apporte ici les vœux d’un souverain. Iarbe, par ma voix, vous offre encor sa main ; Et si, sans affecter une audace trop vaine, Un sujet peut vanter les attraits d’une reine, Du roi qui me choisit heureux ambassadeur, Je puis, en vous voyant, vous promettre son cœur. Pour un hymen si beau, tout parle, tout vous presse. De nos vastes états souveraine maîtresse, En impuissants efforts, en murmures jaloux, Laissez de votre frère éclater le courroux. Qu’il redoute, lui-même, une sœur outragée, Qui n’a qu’à dire un mot, et qui sera vengée. Au nom d’iarbe seul vos ennemis tremblants Respecteront vos murs encore chancelants. Lui seul peut désormais assurer votre empire. Terminez, grande reine, un hymen qu’il désire, Et que toute l’Afrique, instruite de son choix, Adore vos attraits et chérisse vos lois.
DIDON Lorsque, du sort barbare innocente victime, J’ai fui loin de l’Asie un frère qui m’opprime, Je ne m’attendais pas qu’un fils du roi des dieux Voulût m’associer à son rang glorieux. Je dis plus ; j’avouerai que cette préférence Exigeait de mon cœur plus de reconnaissance : Mais, tel est aujourd’hui l’effet de mon malheur, Didon ne peut répondre à cet excès d’honneur. Qu’importe à votre roi l’hymen d’une étrangère ? Faut-il que mes refus excitent sa colère ? Sauver mes jours proscrits, rendre heureux mes sujets, Avec les rois voisins entretenir la paix, C’est tout ce que j’espère, ou que j’ose prétendre. Un jour mes successeurs pourront plus entreprendre ; C’en est assez pour moi : mais je ne règne pas Pour donner lâchement un maître à mes états.
IARBE Vos états ?… Mais, enfin, puisqu’il faut vous le dire, Madame, dans quels lieux fondez-vous un empire ? Ce roi qui vous recherche, et que vous dédaignez, Vous demande aujourd’hui de quel droit vous régnez. Ce rivage et ce port, compris dans la Lybie, Ont obéi longtemps aux rois de Gétulie. Les Tyriens et vous n’ont pu les occuper, Sans les tenir d’Iarbe, ou sans les usurper.
DIDON Ce discours téméraire a de quoi me surprendre : Vous abusez du rang qui me force à l’entendre. Ministre audacieux, sachez que votre roi, Sans doute, est mon égal mais ne peut rien sur moi. Par d’étranges hauteurs ce monarque s’explique ! Prétend-il disposer des trônes de l’Afrique ? Eh ! Quel droit plus qu’un autre a-t-il de commander ? Les empires sont dûs à qui sait les fonder. Cependant, quelle haine, ou quelle méfiance Armerait contre moi votre injuste vengeance ? De quoi vous plaignez-vous, et quel crime ont commis D’infortunés soldats à mes ordres soumis ? Ont-ils troublé la paix de vos climats stériles ? Ont-ils brûlé vos champs et menacé vos villes ? Que dis-je ? Ce rivage où les vents et les eaux, D’accord avec les dieux, ont poussé mes vaisseaux ; Ces bords inhabités, ces campagnes désertes Que sans nous la moisson n’aurait jamais couvertes ; Des sables, des torrents et des monts escarpés, Voilà donc ces pays, ces états usurpés ?… Mais devrais-je, à vos yeux, rabaissant ma couronne, Justifier le rang que le destin me donne ? Les rois, comme les dieux, sont au-dessus des lois. Je règne ; il n’est plus temps d’examiner mes droits.
IARBE
Cette fierté m’apprend ce qu’il faut que je pense. Ainsi d’un roi vainqueur vous bravez la puissance ? Déjà prête à partir la foudre est dans ses mains, Madame. Toutefois, forcé par vos dédains, Forcé par son honneur de punir une injure Qui de tous ses sujets excite le murmure, S’il pense à se venger, je connais bien son cœur, Croyez que ses regrets égalent sa fureur. Mais vous l’avez voulu ; votre injuste réponse Ne permet plus…
DIDON l’interrompant. J’entends, et vois ce qu’on m’annonce. Je sais combien les rois doivent être irrités D’une paix, d’un hymen trop souvent rejetés ; Un refus est pour eux le signal de la guerre. Autour de mes remparts ensanglantez la terre : Iarbe, je le vois, est tout prêt d’éclater ; Je l’attends sans me plaindre et sans le redouter.
IARBE Ah ! Je ne sais que trop les raisons… Mais, madame, Je devrais respecter les secrets de votre âme. J’en ai trop dit peut-être ; excusez un sujet Qu’entraîne pour son prince un amour indiscret. Je vous laisse. à vos yeux mon zèle a dû paraître, et j’apprendrai bientôt vos refus à mon maître.
Il sort.
ACTE I Scène III
Didon, Madherbal, Elise, Barce, Suite
DIDON à part. Il faudra donc payer le tribut de mon rang, Et pour régner en paix verser des flots de sang ?… Affreux destin des rois !… mais la gloire l’ordonne…
à Madherbal.
Vous, ministre guerrier, l’appui de ma couronne, C’est à vous de pourvoir au salut de l’état.
MADHERBAL Madame, je réponds du peuple et du soldat. S’ils craignent, c’est pour vous et non pas pour eux-mêmes. Soumis, avec respect, à vos ordres suprêmes…
DIDON l’interrompant. Qu’ils m’aiment seulement ; c’est là tout mon espoir. Malheur aux souverains obéis par devoir ! Qu’importe que l’on meure en servant leur querelle, Si dans le fond des cœurs, la haine éteint le zèle ? Autour de nous la guerre allume son flambeau ; Mes refus sur Carthage attirent ce fléau : Que diront mes sujets ?
MADHERBAL Ils combattront, Madame… Mais, puisque vous voulez pénétrer dans leur âme, Lire leurs sentiments et connaître leurs vœux, J’obéis à ma reine et vais parler pour eux. Ils pensaient que le nœud d’une auguste alliance Pouvait seul affermir votre faible puissance, Vous assurer un trône élevé par vos mains. Voyez dans quels climats vous fixent les destins. Contre les noirs projets de votre injuste frère Pensez-vous que les flots vous servent de barrière ? Les pavillons de Tyr sont les rois de la mer. Ici les Africains, peuple indomptable et fier ; Plus loin d’affreux écueils, des rochers et des sables, D’un pays inconnu limites effroyables, De stériles déserts, de vastes régions Que l’œil ardent du jour brûle de ses rayons, Sont d’éternels remparts, dans l’état où nous sommes, Entre tous vos sujets et le reste des hommes. Pour mettre en sûreté votre sceptre et vos jours, Aux autels de l’hymen implorez du secours. Votre gloire en dépend, encor plus que la nôtre. Au bonheur d’un époux daignez devoir le vôtre : Daignez au rang suprême associer un roi.
DIDON J’estime vos conseils, autant que je le dois. Je les ai prévenus… mais quel choix puis-je faire ?
MADHERBAL Un héros seul, sans doute, est digne de vous plaire. Les plus grands rois du monde en seraient honorés. D’ennemis furieux nous sommes entourés. L’étendard de la guerre et le son des trompettes Vous avertit assez des périls où vous êtes. Du moins, que votre époux ait plus que des aïeux : Qu’il soit, si vous voulez, issu du sang des dieux ; Mais qu’il ait des soldats, des villes, des provinces. Votre hymen est brigué par tant d’illustres princes. Par leurs ambassadeurs tous vous offrent leurs vœux : C’est régner sur les rois que de choisir entr’eux ; Mais choisissez, madame, et qu’un digne hyménée. De vos jours opprimés change la destinée. Se peut-il qu’un héros, qu’un jeune souverain, Qu’un fils de Jupiter vous sollicite en vain ?
DIDON l’interrompant. C’est assez ; et je rends grâce au zèle D’un ami, d’un ministre et d’un guerrier fidèle. Je dois répondre aux vœux du peuple et de la cour, Et vous saurez mon choix avant la fin du jour. Maderbhal sort.
ACTE I Scène IV
Didon, Elise, Barcé
DIDON à part. Hélas ! Il est écrit avec des traits de flamme Ce choix tant combattu, ce choix qu’a fait mon âme ! Mon malheureux secret n’est que trop dévoilé ; Mes yeux et mes soupirs l’ont assez révélé… à Elise et à Barcé. Ô vous à qui mon cœur s’ouvre avec confiance ! Vous dont les soins communs ont formé mon enfance, Compagnes qui faisiez la douceur de mes jours, Devant vous à mes pleurs je donne un libre cours.
ÉLISE Eh ! Pourquoi consumer vos beaux jours dans les larmes ? Ce triste désespoir est-il fait pour vos charmes ? Sujette dans l’Asie et reine en ces climats, Les hommages des rois accompagnent vos pas. Le choix que vous ferez affermira sans doute Cet empire naissant que l’Afrique redoute. Vous pouvez être heureuse, et vous versez des pleurs !
BARCÉ Qui l’eût cru que l’amour causerait vos malheurs, Vous que, depuis la mort de votre époux Sichée, Tant de superbes rois ont en vain recherchée ? Échappé du courroux de Neptune et de Mars, Un étranger paraît ; il charme vos regards. Vous l’aimez aussitôt que le sort vous l’envoie.
DIDON Oui, je l’aime ; et mon âme est pour jamais la proie De la divinité dont il reçut le jour. Je reconnais sa mère à mon funeste amour. Car ne présumez pas qu’en secret satisfaite, Votre reine elle-même ait hâté sa défaite : J’ai combattu longtemps, et, dans ces premiers jours, La mort même et l’enfer venaient à mon secours. Tremblante de frayeur, de remords déchirée, Aux mânes d’un époux je me croyais livrée ; Mais ces tristes objets sont enfin disparus. Énée est dans mon cœur ; les remords n’y sont plus… Hélas ! Avec quel art il a su me surprendre ! Chaque instant qu’attachée au plaisir de l’entendre J’écoutais le récit de ces fameux revers Qui du nom des Troyens remplissent l’univers, Malgré le nouveau trouble élevé dans mon âme, Je prenais pour pitié les transports de ma flamme. Quelle était mon erreur, et qu’il est dangereux De trop plaindre un héros aimable et malheureux !…
à part.
Amour, que sur nos cœurs ton pouvoir est extrême !… [
à Elise.
Même après le danger on craint pour ce qu’on aime… Je crois voir les combats que j’entends raconter ; Je frémis pour Énée et je cours l’arrêter. Tantôt sous ces remparts que la Grèce environne, Je le vois affronter les fureurs de Bellone ; Je le suis, et des Grecs défiant le courroux, Je prétends sur moi seule attirer tous leurs coups. Mais bientôt sur ses pas je vole épouvantée Dans les murs saccagés de Troie ensanglantée. Tout n’est à mes regards qu’un vaste embrasement ; À travers mille feux je cherche mon amant. Je tremble que du ciel la faveur ralentie N’abandonne le soin d’une si belle vie ; Mes vœux des immortels implorent le secours… Toutefois, au moment de voir trancher ses jours Dans ce dernier combat où l’entraîne la gloire, Je crains également sa mort ou sa victoire. Je crains que des Troyens relevant tout l’espoir, Il ne m’ôte à jamais le bonheur de le voir…
à part.
Ilion, à ton sort mes yeux donnent des larmes ; Mais pardonne à l’amour qui cause mes alarmes : De ta chute aujourd’hui je rends grâces aux dieux, Puisque c’est à ce prix qu’Énée est en ces lieux !
ÉLISE Le bonheur de ma reine est tout ce qui me flatte ; Mais, puisqu’il faut enfin que votre amour éclate, Songez à prévenir le barbare courroux D’un frère qui vous hait et d’un rival jaloux… Puissent des Phrygiens la force et le courage Soutenir dignement le destin de Carthage ! Puisse leur alliance…
DIDON l’interrompant. Oui, je vais déclarer Un hymen que mon cœur ne veut plus différer… Quoi ! Du rang où je suis, déplorable victime, Faut-il sacrifier un amour légitime ? Et, nourrissant toujours d’ambitieux projets, Immoler mon repos à de vains intérêts ? N’ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême : Trop de tourments divers suivent le diadème ; Et le destin des rois est assez rigoureux Sans que l’amour les rende encor plus malheureux !
ACTE II Scène I
Enée, Achate
ÉNÉE Tandis que de sa cour la reine environnée Aux chefs des Tyriens apprend notre hyménée, Cher Achate, je puis t’ouvrir en liberté Les secrets sentiments de mon cœur agité. En vain à mes désirs tout semble ici répondre : L’inflexible destin se plaît à me confondre. Je ne sais quel remords me trouble nuit et jour : Les jeux et les plaisirs règnent dans cette cour, Cependant son éclat m’importune et me gêne ; Je jouis à regret des bienfaits de la reine : Par mille soins divers je me sens déchirer. Que m’annonce ce trouble et qu’en dois-je augurer ? Quoi ! De ces lieux encor faudra-t-il que je parte ? Se peut-il que le ciel, que Junon m’en écarte, Que je sois sans asile, et que les seuls Troyens Perdent dans l’univers le droit de citoyens ?
ACHATE Je ne reconnais point Énée à ce langage. Ah ! Rougissez plutôt des bienfaits de Carthage. Non, ce n’est point l’amour, c’est la guerre, seigneur, Qui seule d’un héros doit payer la valeur. Hâtez-vous de poursuivre une illustre conquête… Eh quoi ! Vous balancez ? Quel charme vous arrête ? Qu’est devenu ce cœur si grand, si généreux Que n’étonna jamais le sort le plus affreux ? ÉNÉE Depuis que dans le sang des peuples de Pergame Ménélas a puni les crimes de sa femme, Et qu’aux bords ravagés par les Grecs triomphants Les cendres d’Ilion sont le jouet des vents, J’ai conduit, j’ai traîné de rivage en rivage Le reste des Troyens échappés du carnage. Nous avons cru cent fois arriver dans ces lieux Que nous avaient promis les ministres des dieux ; Mais tu sais comme alors d’invincibles obstacles Démentaient à nos yeux le prêtre et les oracles. Ici l’onde en fureur nous éloignait du bord ; Là, par un vent plus doux, conduit jusques au port, J’ai vu des nations ensemble conjurées, Les armes à la main, nous fermer leurs contrées. Plus loin, quand mes soldats accablés de travaux Commençaient à goûter les douceurs du repos, Qu’ils vivaient sans alarme et traçaient avec joie Les temples et les murs d’une seconde Troie, Je vis les dieux, armés de foudres et d’éclairs, Aux Troyens effrayés parler du haut des airs, Et la contagion, pire que le tonnerre, Couvrir d’un souffle impur la face de la terre. Il fallut s’éloigner de ces bords infectés. Ainsi, dans l’univers proscrits, persécutés, Victimes des rigueurs d’une injuste déesse, Énée et les Troyens trouvent partout la Grèce. Touché de nos malheurs, un seul peuple aujourd’hui Nous reçoit dans ses murs, nous offre son appui. Crois-tu que mes soldats, qui jouissent à peine De l’asile et des biens qu’ils doivent à la reine, S’il faut abandonner ces fortunés climats Et braver sur les flots les horreurs du trépas, Reconnaissent ma voix et quittent sans murmure Le repos précieux que Didon leur assure, Pour aller sur mes pas en de sauvages lieux Importuner encor les oracles des dieux ?
ACHATE Obéir à son roi n’est pas un sacrifice. Seigneur, à vos soldats rendez plus de justice. Le malheur, votre exemple en ont fait des héros : Présentez-leur la gloire, ils fuiront le repos. Mais vous-même, s’il faut vous parler sans contrainte, Le refus des Troyens n’est pas la seule crainte Qui retient en ces lieux vos désirs et vos pas : Un soin plus séduisant…
ÉNÉE l’interrompant. Je ne m’en défends pas ; Je brûle pour Didon. Sa vertu magnanime N’a que trop mérité mes feux et mon estime ! Je ne sais si mon cœur se flatte en son amour, Mais peut-être le ciel m’appelait à sa cour. Son malheur est le mien, ma fortune est la sienne ; Elle fuit sa patrie, et j’ai quitté la mienne. Le fier Pygmalion poursuit les Tyriens ; Les Grecs de toutes parts accablent les Troyens. L’un à l’autre connus par d’affreuses misères, Le destin nous rassemble aux terres étrangères ; Et peut-on envier à deux cœurs malheureux Le funeste rapport qui les unit tous deux ? Que dis-je ? Sans Didon, sans ses soins favorables, D’Ilion fugitif les restes méprisables, Inconnus dans ces lieux, sans vaisseaux, sans secours, Sur un rivage aride auraient fini leurs jours. As-tu donc oublié comme, après le naufrage, Nous crûmes sur ces bords tomber dans l’esclavage ? Les Tyriens en foule accompagnaient nos pas, Et déjà contre nous ils murmuraient tout bas. Sur un trône brillant leur jeune souveraine Rendit d’abord le calme à mon âme incertaine. Ses regards, ses discours, garants de sa bonté, Cet air majestueux, cette douce fierté, Ces charmes dont l’éclat, digne ornement du trône, Sur le front d’une reine embellit la couronne, Les hommages flatteurs d’une superbe cour, Tout m’inspirait déjà le respect et l’amour. Avec quelle douceur, écoutant ma prière, Dans le noble appareil d’une pompe guerrière, Cette reine, sensible au récit de mes maux, Promit de terminer le cours de nos travaux ! Les effets chaque jour ont suivi sa promesse. Achate, je dois tout aux soins de sa tendresse. Eh ! Puis-je refuser mon cœur à ses attraits, Quand ma reconnaissance est due à ses bienfaits ?
ACHATE Tel est d’un cœur épris l’aveuglement extrême ! Il se fait un plaisir de s’abuser lui-même ; Et le vôtre, seigneur, qui cherche à s’éblouir, Court après le danger quand il devrait le fuir. Déjà, tout occupé de sa grandeur future, D’un trop honteux repos votre peuple murmure : Il croit que chaque instant retarde ses destins, Si la gloire une fois…
ÉNÉE l’interrompant. Eh ! C’est ce que je crains. Je ne trahirai point cette gloire inhumaine ; Mais mon cœur sait aussi ce qu’il doit à la reine… Je la vois… laisse-nous. Trop heureux en ce jour Si je puis accorder et l’honneur et l’amour !
Achate sort.
ACTE II Scène II
Didon, Énée, Elise
DIDON à Énée.
Seigneur, il était temps que ma bouche elle-même Aux peuples de Carthage apprît que je vous aime, Et qu’un nœud solennel, gage de notre foi, Devait aux yeux de tous vous engager à moi. À cet heureux hymen je vois que tout conspire, Le salut des Troyens, l’éclat de mon empire. Ce n’est pas l’amour seul dont le tendre lien Doit unir à jamais votre sort et le mien : Un intérêt commun aujourd’hui nous engage. Je termine vos maux : vous défendrez Carthage ; Et malgré tant de rois contre nous irrités, Vous saurez affermir le trône où vous montez. Cher prince, qu’il est doux pour mon cœur, pour le vôtre, Que notre sort dépende et de l’un et de l’autre, Et qu’un lien charmant, l’objet de tous nos vœux, Finisse nos malheurs en couronnant nos feux !
ÉNÉE Ah ! C’est de tous les biens le plus cher à mon âme ! Quel comble à vos bienfaits ! Quel bonheur pour ma flamme ! à part. Quoi ! Je serais à vous ?… espoir trop enchanteur, Ne seras-tu pour moi qu’une flatteuse erreur ?… à Didon. Mais ma crainte peut-être en secret vous offense : Pardonnez ; le malheur nourrit la défiance… Ah ! Si je disposais des jours que je vous dois, Et si tous les Troyens pensaient comme leur roi…
DIDON l’interrompant. Que dites-vous, seigneur ? Quelle alarme nouvelle…
ÉNÉE l’interrompant. S’il faut périr pour vous, je réponds de leur zèle ; Mais je vous aime trop pour rien dissimuler. Ma princesse… Il hésite.
DIDON Achevez. Vous me faites trembler.
ÉNÉE Vous voyez sur ces bords le déplorable reste D’un peuple si longtemps à ses vainqueurs funeste. Cependant, accablé du malheur qui le suit, Malgré l’abaissement où le ciel l’a réduit, Malgré tant d’ennemis obstinés à sa perte, Et la mort tant de fois à ses regards offerte, Ce reste fugitif, ce peuple infortuné À soumettre les rois croit être destiné. Les Troyens sur mes pas veulent se rendre maîtres Des climats où jadis ont régné leurs ancêtres. L’Ausonie est ce lieu si cher à leurs désirs. Leurs chefs osent déjà condamner mes soupirs. Je tremble que du ciel les sacrés interprètes Ne joignent leur suffrage à ces rumeurs secrètes, Et qu’un zèle indiscret, échauffant les esprits, Ne porte jusqu’à moi la révolte et les cris. Tel est du préjugé le pouvoir ordinaire ; Il soumet aisément le crédule vulgaire ; Courageux sans honneur, scrupuleux sans vertu, Souvent, dans les transports dont il est combattu, Le soldat entraîné sur la foi d’un oracle, Du respect pour les rois foule à ses pieds l’obstacle, Cède, sans la connaître, à la religion, Et se fait un devoir de la rébellion… Ah ! Si le même jour où mon âme contente Se promet un bonheur qui passait mon attente, Si, dans le moment même où vous me l’annoncez, Voyant Didon changer de visage. Une gloire barbare… hélas ! Vous frémissez !
DIDON Qu’ai-je entendu, cruel ? Quel funeste langage !… Le trouble de mon cœur m’en apprend davantage. Quoi ! Cet hymen si doux, si cher à nos souhaits, Serait donc traversé par vos propres sujets ? Je voulais les combler et de biens et de gloire ; Ils veulent donc ma mort ?
ÉNÉE Non, je ne puis le croire. Enchantés du repos que vous leur assurez, Ils vous verront, madame, et vous triompherez. Mon cœur qui s’attendrit souffre à regret l’idée Du trouble dont votre âme est déjà possédée… Je vous quitte : il est temps d’instruire les Troyens Du nœud qui les unit aux soldats Tyriens. Mais dût le ciel lui-même, inspirant ses ministres, Ne m’annoncer ici que des ordres sinistres, Ni les dieux offensés ni le destin jaloux Ne m’ôteront l’amour dont je brûle pour vous.
Il sort.
ACTE II Scène III
Didon, Elise
DIDON Élise, que deviens-je et quel trouble m’agite ? Quel soupçon se présente à mon âme interdite ? De quel malheur fatal vient-il me menacer ? Énée ! Ô ciel !… Non, non, je ne puis le penser. Il m’aime ; il ne veut point trahir une princesse Qui par mille bienfaits lui prouve sa tendresse. Mais, lorsque notre hymen doit faire son bonheur, Quel noir pressentiment fait naître sa terreur ?… à part. Est-ce toi, peuple ingrat ?… Est-ce vous, cher Énée, Qui trompez sans pitié mon âme infortunée ? Qui dois-je soupçonner ? Quels maux dois-je prévoir ? Conspirez-vous ensemble à trahir mon espoir ? Tendre ou perfide amant !… Fatale incertitude !
ÉLISE Soupçonner un héros de tant d’ingratitude, Quand vos bienfaits sur lui versés avec éclat…
DIDON l’interrompant. En amour un héros n’est souvent qu’un ingrat. Hélas ! Après l’espoir dont je m’étais flattée, Dans quel gouffre d’horreurs suis-je précipitée ! Je m’attends désormais aux plus sensibles coups ; J’ignore mes malheurs et dois les craindre tous.
ÉLISE Ah ! Du choix des Troyens vos faveurs vous répondent, Et contre leurs destins les vôtres vous secondent. Assez et trop longtemps leur empire détruit, Un pays ignoré qui sans cesse les fuit, Ont causé leurs regrets, nourri leur espérance ; Croyez que le repos, les plaisirs, l’abondance Effaceront bientôt de ces cœurs prévenus Une ville brûlée et des bords inconnus.
DIDON Non ; il faut qu’avec lui mon âme s’éclaircisse… J’y vole… un seul instant redouble mon supplice… Mais, que nous veut Barcé ?
ACTE II Scène IV
Didon, Elise, Barcé
BARCÉ Prêt à quitter ces lieux, L’ambassadeur demande à paraître à vos yeux, Madame, il suit mes pas, et vient pour vous instruire D’un secret important au bien de cet empire.
DIDON à part. Quoi ! Dans le moment même où mon cœur désolé Cherche à vaincre l’ennui dont il est accablé ; Quand je sens augmenter la douleur qui me presse, Faut-il qu’à mes regards un étranger paraisse ? Il lira dans mes yeux mon triste désespoir ; Et peut-être mes pleurs… n’importe, il faut le voir… Que vous êtes cruels, soins attachés au trône, Et que vous vendez cher le pouvoir qu’il nous donne !… à Elise. Par la contrainte affreuse où je suis malgré moi, Élise, tu connais quel est le sort d’un roi. Ce faste dont l’éclat l’environne sans cesse N’est qu’un dehors pompeux qui cache sa faiblesse. Sous la pourpre et le dais nous bravons l’univers… Je vais parler en reine, et mon cœur est aux fers… à Barcé. Appelez ce numide… à Elise. Et vous, qu’on se retire. Barcé sort d’un côté, et Élise d’un autre. Que vient-il m’annoncer ?… Que pourrai-je lui dire ?
ACTE II Scène V
Didon, Iarbe
IARBE Iarbe aux Phrygiens est donc sacrifié, Madame ? Votre hymen est enfin publié. C’est peu que d’un refus l’ineffaçable outrage D’un monarque puissant irrite le courage ; Un guerrier, qui jamais ne l’aurait espéré, À l’amour d’un grand roi se verra préféré ! Du moins, si votre cœur, sans désirs et sans crainte, Pour toujours de l’hymen avait fui la contrainte !… Mais de ce double affront l’éclat injurieux N’armera pas en vain un prince furieux… Achevez, sans rougir, ce fatal hyménée ; Bravez toute l’Afrique et couronnez Énée ; Il sera votre époux, il défendra vos droits, Et bientôt, défiant le courroux de nos rois, Suivi de ses Troyens…
DIDON l’interrompant. Je m’abuse peut-être. Vous pouvez, cependant, rejoindre votre maître ; C’est à lui de choisir ou la guerre ou la paix : J’aime, j’épouse Énée, et mes soldats sont prêts.
IARBE Oui, madame, il choisit ; et vous verrez sans doute, Éclater des fureurs que pour vous je redoute… Vous épousez Énée ! Et votre bouche, ô ciel ! Me fait avec plaisir un aveu si cruel… à part. Ne tardons plus, suivons le courroux qui m’entraîne.
DIDON Oubliez-vous qu’ici vous parlez à la reine ?
IARBE À ma témérité reconnaissez un roi.
DIDON Quoi ! Se peut-il qu’Iarbe ?…
IARBE l’interrompant. Oui, cruelle ! C’est moi. Dès mes plus jeunes ans, par le destin contraire, Conduit dans les climats où règne votre frère, Je vous vis, vos malheurs firent taire mes feux… Un autre parlerait des tourments rigoureux Qui remplirent depuis une vie odieuse, Qui ne saurait sans vous être jamais heureuse. Je ne viens point ici, de moi-même enivré, Vous faire de ma flamme un aveu préparé ; Peu fait à l’art d’aimer, j’ignore ce langage Que pour surprendre un cœur l’amour met en usage. Je laisse à mes rivaux les soupirs, les langueurs, Du luxe asiatique hommages séducteurs, Vains et lâches transports dont la vertu murmure, Qu’enfante la mollesse et que suit le parjure. Je vous offre ma main, mon trône, mes soldats. Dites un mot, madame, et je vole aux combats. Je dompterai, s’il faut, l’Afrique et votre frère ; Mais malheur au rival dont l’ardeur téméraire Osera disputer à mon amour jaloux Le bonheur de vous plaire et de vaincre pour vous !
DIDON Seigneur, de votre amour justement étonnée, À de nouveaux revers je me vois condamnée ; Car enfin, quel que soit le transport de vos feux, Mon cœur n’est plus à moi pour écouter vos vœux… Mais, quoi ! Je connais trop cette vertu sévère Dont votre auguste front porte le caractère : Un héros tel que vous, fameux par ses exploits, Dont l’Afrique redoute et respecte les lois, Maître de tant d’états doit l’être de son âme. Voudrait-il, n’écoutant que sa jalouse flamme, D’un amant ordinaire imiter les fureurs ? Non, ce n’est pas aux rois d’être tyrans des cœurs. Montrez-vous fils du dieu que l’olympe révère. J’admire vos exploits ; votre amitié m’est chère ; C’est à vous de savoir si je puis l’obtenir, Ou si de mes refus vous voulez me punir. Si, dans les mouvements du feu qui vous anime, Vous voulez seconder le destin qui m’opprime, Hâtez-vous, signalez votre jaloux transport : Accablez une reine en butte aux coups du sort, Qui, prête à voir sur elle éclater le tonnerre, Peut succomber enfin sous une injuste guerre, Mais que le sort cruel n’abaissera jamais À contraindre son cœur pour acheter la paix. Elle sort. IARBE Dieux ! Quel trouble est le mien ! Le feu qui me dévore, Malgré ses fiers dédains peut-il durer encore ? Où courez-vous, Zama ?
ACTE II Scène VI
Iarbe, Zama
ZAMA Seigneur, songez à vous. On soupçonne qu’Iarbe est caché parmi nous. Un bruit sourd et confus…
IARBE l’interrompant. Il n’est plus temps de feindre : iarbe est découvert ; mais tu n’as rien à craindre.
ZAMA Eh quoi ! Lorsqu’on s’attend à voir, de toutes parts, Vos soldats furieux assiéger ces remparts, Croyez-vous qu’un rival, l’objet de votre haine…
IARBE à part. Malheureux ! Où m’emporte une tendresse vaine ? La rage et le dépit me font verser des pleurs. N’ai-je pu déguiser mes jalouses fureurs ?… Et toi qui dois rougir du feu qui me surmonte, Toi qui devrais venger ma douleur et ma honte, Maître de l’univers, les dédains, les mépris, Si je suis né de toi, sont-ils faits pour ton fils ?
ACTE III Scène I
Iarbe, Madherbal
IARBE Non, tu combats en vain l’amour qui me possède : Une prompte vengeance en est le seul remède. J’estime tes conseils, j’admire ta vertu ; Sous le joug, malgré moi, je me sens abattu. Je vois ce que mon rang me prescrit et m’ordonne : Un excès de faiblesse est indigne du trône. Je sais qu’un souverain, un guerrier, tel que moi, N’est point fait pour céder à la commune loi ; Qu’il faut, loin de gémir dans un lâche esclavage, Que sur ses passions il règne avec courage ; Et qu’un grand cœur, enfin, devrait toujours songer À vaincre son amour plutôt qu’à le venger. Sans doute, et de mes feux je dois rougir peut-être ; Mais la raison nous parle, et l’amour est le maître… Que sais-je ! La fureur ne peut-elle à son tour, Dans un cœur outragé succéder à l’amour ? Ou si je veux en vain surmonter sa puissance, Du moins l’heureux succès d’une juste vengeance Adoucira les soins qui troublent mon repos ; Et c’est toujours un bien que de venger ses maux.
MADHERBAL Je vous plains d’autant plus, que votre cœur lui-même, Seigneur, paraît gémir de sa faiblesse extrême. Ah ! Si votre âme en vain tâche de se guérir, Si vos propres malheurs ne servent qu’à l’aigrir, Brisez avec fierté de rigoureuses chaînes ; Mais n’intéressez point votre gloire à vos peines… Les refus de la reine offensent votre honneur ! Ils arment vos sujets ! Non, je ne puis, seigneur, Dans de pareils transports vous flatter ni vous croire. Qu’a de commun enfin l’amour avec la gloire ? Et le refus d’un cœur est-il donc un affront Qui doive d’un héros faire rougir le front ? Songez…
IARBE l’interrompant. J’aime la reine ; un autre me l’enlève. Ah ! S’il faut malgré moi que leur hymen s’achève, Je ne souffrirai pas qu’heureux impunément Ils insultent ensemble à mon égarement… à part. À quoi me réduis-tu, trop cruelle princesse ? Tu sais comme mon cœur, tout plein de sa tendresse, Venait avec transport offrir à tes appas Un secours nécessaire à tes faibles états ? J’ai voulu contre tous défendre ton empire, Et tu veux me forcer, ingrate ! à le détruire.
MADHERBAL Eh bien ! Suivez, seigneur, ce courroux éclatant, Et d’un combat affreux précipitez l’instant. Baignez-vous dans le sang, frappez votre victime En amant furieux plus qu’en roi magnanime. C’est aux dieux maintenant d’être notre soutien. Je vois, sans en frémir, son danger et le mien. Avec la même ardeur, avec le même zèle Que j’ai parlé pour vous, je périrai pour elle ; Et l’univers peut-être, instruit de ses douleurs, Condamnera vos feux et plaindra ses malheurs.
IARBE Eh ! Que m’importe à moi ce frivole murmure, Pourvu que ma vengeance efface mon injure ! Non, non, d’une maîtresse adorer les rigueurs, Ménager son caprice et respecter ses pleurs, C’est le frivole excès d’une pitié timide, Et qui n’entra jamais dans le cœur d’un Numide. J’exciterai, dis-tu, l’horreur de l’univers ? Eh ! Crois-tu que le dieu qui tonne dans les airs Souffre sans éclater qu’une femme étrangère Au sang de Jupiter indignement préfère Un transfuge échappé des bords du Simoïs, Qui n’a su ni mourir, ni sauver son pays, Et qui n’apporte ici, du fond de la Phrygie, Que les crimes de Troie et les mœurs de l’Asie ? J’en atteste le dieu dont j’ai reçu le jour, Ces superbes remparts, témoin de mon amour, Ces lieux où, dévoré d’une flamme trop vaine, J’ai moi-même essuyé les refus de ta reine, Ne me reverront plus que la flamme à la main Jusque dans ce palais me frayer un chemin. J’assemblerai, s’il faut, toute l’Éthiopie : Dans ses déserts brûlants j’armerai la Nubie ; Des peuples inconnus suivront mes étendards : Un déluge de feu couvrira vos remparts ; Et si ce n’est assez pour les réduire en poudre, Mes cris iront aux cieux, et j’ai pour moi la foudre.
MADHERBAL Juste ciel, qui m’entends, écarte ces horreurs !… apercevant entrer Elise. Élise vient… sait-elle encor tous nos malheurs ?
ACTE III Scène II
Elise, Madherbal
MADHERBAL Enfin voici le jour marqué par nos alarmes, Madame ; c’en est fait, Iarbe court aux armes. Témoin de la fureur qui dévore ses sens, Je viens de recevoir ses adieux menaçants ; Le bruit dans nos remparts va bientôt s’en répandre.
ÉLISE À de pareils transports la reine a dû s’attendre. Je courais, sur vos pas, la chercher en ces lieux… voyant Didon. Je la vois… La douleur est peinte dans ses yeux.
ACTE III Scène III
Didon, Madherbal, Elise
DIDON à Élise. Ah ! Venez rassurer une amante troublée. Des guerriers phrygiens l’élite est assemblée, Leurs prêtres ont déjà fait dresser des autels : Ils entraînent Énée aux pieds des immortels… Élise, autour de lui je ne vois que des traîtres.
ÉLISE Eh quoi ! Soupçonnez-vous la vertu de leurs prêtres ? Qui sait si par leurs soins les volontés du sort Avec tous vos projets ne seront pas d’accord ? Que craignez-vous ?
DIDON Je crains ce que leur bouche annonce. Jamais la vérité ne dicta leur réponse. Je ne sais, mais mon cœur est pénétré d’effroi… Et ce moment peut-être est funeste pour moi.
MADHERBAL Permettez, au milieu de vos tristes alarmes, Qu’un zélé serviteur interrompe vos larmes. Vous devez votre esprit, madame, à d’autres soins : L’amour a ses moments, l’état a ses besoins. D’un Africain jaloux vous concevez la rage ; C’est à nous de songer à prévenir l’orage. Je n’examine plus si l’hymen d’un grand roi, Si cent peuples soumis à votre auguste loi, Vos sujets glorieux étendant leur puissance Jusqu’aux bords où le Nil semble prendre naissance, Si l’avantage enfin de donner à vos fils Jupiter pour aïeul et les dieux pour amis, D’un éclat si flatteur devaient remplir votre âme, Ou du moins quelque temps balancer votre flamme. Avant que votre cœur, pour la dernière fois, Aux yeux mêmes d’Iarbe eût déclaré son choix, J’ai cru devoir vous dire en ministre fidèle Tout ce que m’inspiraient votre gloire et mon zèle ; Et ce n’est qu’à ce prix qu’un sujet plein d’honneur Doit jamais de son maître accepter la faveur. Mais si sa volonté ne peut être changée, N’importe en quels projets son âme est engagée, Résister trop longtemps, ce serait le trahir : C’est aux dieux de juger, aux sujets d’obéir. Ainsi ne pensons plus qu’à la prompte défense Qui peut de l’ennemi confondre l’espérance. Bientôt sur ces remparts tous nos chefs rassemblés Calmeront par mes soins nos citoyens troublés. En vain contre Didon l’Afrique est conjurée ; Du peuple et du soldat ma reine est adorée : Tout peuple est redoutable et tout soldat heureux Quand il aime ses rois en combattant pour eux.
ÉLISE à Didon. Oui, je ne doute point qu’au gré de votre envie Les Tyriens pour vous ne prodiguent leur vie… Mais, quoi ! Vous oubliez qu’un téméraire amour Ose vous menacer jusque dans votre cour ! Je ne le cache point : instruit de cette injure, Autour de ce palais votre peuple murmure. Il demande vengeance, et se plaint hautement Qu’Iarbe dans ces murs vous brave impunément, Et, si l’on en croyait les discours de Carthage, Par votre ordre en ces lieux retenu pour otage…
DIDON l’interrompant. Le retenir ici ! Qu’ose-t-on proposer ? De son funeste amour est-ce à moi d’abuser ? Je sais que des flatteurs les coupables maximes Du nom de politique honorent de tels crimes ; Je sais que, trop séduits par de vaines raisons, Mille fois mes pareils, dans leurs lâches soupçons, Ont violé le droit des palais et des temples : La cour de plus d’un prince en offre des exemples ; Mais un traître jamais ne doit être imité. Moi, qu’oubliant les lois de l’hospitalité, D’un roi dans mon palais j’outrage la personne ! Est-ce aux rois d’avilir l’éclat de la couronne, Nous qui devons donner au reste des humains L’exemple du respect qu’on doit aux souverains ?… à Madherbal. Oui, malgré les malheurs où son courroux nous jette, Allez ; et que ma garde assure sa retraite ; Que ce prince, à l’abri de toute trahison, Accable, s’il le peut, mais respecte Didon. J’aime mieux, au péril d’une guerre barbare, Que l’univers, témoin du sort qu’on me prépare, Condamne un vain excès de générosité, Que s’il me reprochait la moindre lâcheté. Madherbal sort.
ACTE III Scène IV
Didon, Elise
DIDON Ah ! C’est trop retenir ma douleur et mes larmes. Mon amant peut lui seul dissiper mes alarmes… à part. Qu’il tarde à revenir !… et vous, peuples ingrats, Loin de mes yeux encor retiendrez-vous ses pas ?
ÉLISE voyant paraître Énée. Il vient.
DIDON à part. À son aspect que ma crainte redouble ! Tout est perdu pour moi ; je le sens à mon trouble.
ACTE III Scène V
Didon, Énée, Elise
ÉNÉE à part, au fond du théâtre, en apercevant Didon, et en voulant s’éloigner. Dieux ! Je ne croyais pas la rencontrer ici.
DIDON à part. Approchons… mon destin va donc être éclairci !… à Enée, en le retenant. Vous me fuyez, seigneur ?
ÉNÉE Malheureuse princesse, Je ne méritais pas toute votre tendresse.
DIDON Non, je vous aimerai jusqu’au dernier soupir. Mais que dois-je penser ? Je vous entends gémir… Vous détournez de moi votre vue égarée… Ah ! De trop de soupçons mon âme est dévorée… Seigneur !…
ÉNÉE Au désespoir je suis abandonné : Vous voyez des mortels le plus infortuné. Mon cœur frémit encor de ce qu’il vient d’apprendre. Dans le camp des Troyens le ciel s’est fait entendre, Il s’explique, madame, et me réduit au choix D’être ingrat envers vous ou d’enfreindre ses lois. Une voix formidable, aux mortels inconnue, A murmuré longtemps dans le sein de la nue. Le jour en a pâli, la terre en a tremblé ; L’autel s’est entr’ouvert, et le prêtre a parlé. « Étouffe, m’a-t-il dit, une tendresse vaine. Il ne t’est pas permis de disposer de toi. Fuis des murs de Carthage ; abandonne la reine. Le destin pour une autre a réservé ta foi. » Tout le peuple aussitôt pousse des cris de joie. Jugez du désespoir où mon âme se noie ! J’ai voulu vainement combattre leurs projets. On m’oppose du ciel les absolus décrets, Les champs ausoniens promis à notre audace, Et l’univers soumis aux héros de ma race ; Dans un repos obscur Énée enseveli, Ses exploits oubliés, son honneur avili, Des Troyens fugitifs la fortune incertaine, De vos propres sujets le mépris et la haine, Que vous dirai-je enfin ? Accablé de douleur, Déchiré par l’amour, entraîné par l’honneur… Il hésite à poursuivre.
DIDON Qu’avez-vous résolu ?
ÉNÉE Plaignez plutôt mon âme. Tout parlait contre vous, tout condamnait ma flamme, Ma gloire, mes sujets, nos prêtres et mon fils…
DIDON l’interrompant. N’achevez pas, cruel ! Vous avez tout promis !… Où suis-je ? N’est-ce point un songe qui m’abuse ? Est-ce vous que j’entends ? Interdite, confuse, Je sens ma faible voix dans ma bouche expirer. Est-il bien vrai ? Ce jour va donc nous séparer ? Qui me consolera dans mes douleurs profondes ? Mon cœur, mon triste cœur vous suivra sur les ondes ; Et d’une vaine gloire occupé tout entier, Au fond de l’univers vous irez m’oublier !… M’oublier !… Ah ! Cruel ! De quelle affreuse idée Mon âme en vous perdant se verra possédée ! J’ai tout sacrifié, j’ai tout trahi pour vous. Je romps la foi jurée à mon premier époux. Des rois les plus puissants je dédaigne l’hommage ; J’expose pour vous seul le salut de Carthage. Je le fais avec joie, et le ciel m’est témoin Que mon amour voudrait aller encor plus loin… Hélas ! De notre hymen la pompe est ordonnée. Je volais dans vos bras, cher et barbare Énée !… Mais, que dis-je ? Ton sort ne dépend plus de toi. Je t’ai livré mon cœur ; tu m’as donné ta foi. Les serments font l’hymen, et je suis ton épouse. Oui, je la suis, Énée !
ÉNÉE à part. Ô fortune jalouse ! Pouvais-tu m’accabler par de plus rudes coups ?… à Didon. Ah ! Je suis mille fois plus à plaindre que vous ! Vous régnez en ces lieux ; ce trône est votre ouvrage : Le ciel n’a point proscrit les remparts de Carthage. Il les voit s’élever, et ne vous force pas D’aller de mers en mers chercher d’autres états. Le soin de gouverner un peuple qui vous aime, L’éclat et les attraits de la grandeur suprême Effaceront bientôt une triste amitié Que nourrissait pour moi votre seule pitié ; Et moi, jusqu’au tombeau j’aimerai ma princesse : Mon cœur vers ces climats revolera sans cesse, Climats trop fortunés où l’on vit sous vos lois ! Hélas ! Si de mon sort j’avais ici le choix, Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie, Je tiendrais de vos mains un sceptre, une patrie. Les dieux m’ont envié le seul de leurs bienfaits Qui pouvait réparer tous les maux qu’ils m’ont faits… Adieu ! Vivez heureuse et régnez dans l’Afrique.
DIDON Ainsi vous remplirez ce décret tyrannique, Cet oracle fatal, si souvent démenti ? Mon espoir, mes projets, tout est anéanti ? Ni l’état déplorable où l’amour m’a réduite, Ni la mort qui m’attend n’arrêtent votre fuite. Vous rompez, sans gémir, les liens les plus doux… Mais pour votre départ quel temps choisissez-vous ? Nul vaisseau n’ose encor reparaître sur l’onde ; Voyez ce ciel obscur et cette mer qui gronde !… Ah ! Prince, quand ces murs défendus par Hector, Quand ce même Ilion subsisterait encor, Dans les tombeaux de l’onde iriez-vous chercher Troie ? Attendez que des mers le ciel ouvre la voie ; Et puisqu’il faut, enfin, vous perdre pour toujours, Que je vous perde, au moins, sans craindre pour vos jours !
ÉNÉE À vos désirs, aux miens le ciel est inflexible. Hélas ! Si vous m’aimez, montrez-vous moins sensible. Obéissez en reine aux volontés du sort. Rien ne peut des Troyens modérer le transport Effrayés par l’oracle et pleins d’un nouveau zèle, Ils volent, dès ce jour, où le ciel les appelle. Moi-même vainement je voudrais arrêter Des sujets contre moi prompts à se révolter. Voyant l’altération que son discours porte dans les traits de Didon Je les verrais bientôt… mais, quel sombre nuage, Madame, en ce moment trouble votre visage ? Vous ne m’écoutez plus, vous détournez les yeux !
DIDON Non, tu n’es point le sang des héros, ni des dieux. Au milieu des rochers tu reçus la naissance ; Un monstre des forêts éleva ton enfance, Et tu n’as rien d’humain que l’art trop dangereux De séduire une femme et de trahir ses feux. Dis-moi, qui t’appelait aux bords de la Lybie ? T’ai-je arraché moi-même au sein de ta patrie ? Te fais-je abandonner un empire assuré, Toi qui, dans l’univers, proscrit, désespéré, Environné partout d’ennemis et d’obstacles, Serais encor sans moi le jouet des oracles ? Les immortels, jaloux du soin de ta grandeur, Menacent tes refus de leur courroux vengeur ?… Ah ! Ces présages vains n’ont rien qui m’épouvante : Il faut d’autres raisons pour convaincre une amante. Tranquilles dans les cieux, contents de nos autels, Les dieux s’occupent-ils des amours des mortels ? Notre cœur est un bien que leur bonté nous laisse ; Ou si jusques à nous leur majesté s’abaisse, Ce n’est que pour punir des traîtres comme toi, Qui d’une faible amante ont abusé la foi. Crains d’attester encor leur puissance suprême : Leur foudre ne doit plus gronder que sur toi-même… Mais tu ne connais point leur austère équité, Tes dieux sont le parjure et l’infidélité.
ÉNÉE Hélas ! Que vos transports ajoutent à ma peine ! Moi-même je succombe, et mon âme incertaine Ne saurait soutenir l’état où je vous vois…
DIDON l’interrompant. Adieu, cruel ! Pour la dernière fois. Va, cours, vole au milieu des vents et des orages ; Préfère à mon palais les lieux les plus sauvages ; Cherche, au prix de tes jours, ces dangereux climats Où tu ne dois régner qu’après mille combats. Hélas ! Mon cœur charmé t’offrait dans ces asiles Un trône aussi brillant et des biens plus tranquilles. Cependant, tes refus ne peuvent me guérir ; Mes pleurs et mes regrets, qui n’ont pu t’attendrir, Loin d’éteindre mes feux, les redoublent encore… Je devrais te haïr, ingrat ! Et je t’adore. Oui, tu peux sans amour t’éloigner de ces bords ; Mais ne crois pas, du moins, me quitter sans remords. Ton cœur fût-il encor mille fois plus barbare, Tu donneras des pleurs au jour qui nous sépare ; Et, du haut de ces murs témoins de mon trépas, Les feux de mon bûcher vont éclairer tes pas.
ÉNÉE voulant la retenir. Ah ! Madame, arrêtez…
DIDON l’interrompant. Ah ! Laisse-moi, perfide !
ÉNÉE Où courez-vous ? Souffrez que la raison vous guide.
DIDON Va, je n’attends de toi ni pitié, ni secours. Tu veux m’abandonner, que t’importent mes jours ?
ÉNÉE Eh bien ! Malgré les dieux, vous serez obéie…
Didon sort avec Élise.
ÉNÉE Elle fuit… arrêtez… prenons soin de sa vie. Il fait quelque pas pour suivre Didon.
ACTE III Scène VI
Énée, Achate.
ACHATE arrêtant Énée. Seigneur, les Phrygiens n’attendent que leur roi. Partons ; le ciel l’ordonne.
ÉNÉE Achate, laisse-moi. Le ciel n’ordonne pas que je sois un barbare. Il sort.
ACHATE Que vois-je ?… quel transport de son âme s’empare ?… Courons ; sachons les soins dont il est combattu… Dieux ! Faut-il que l’amour surmonte la vertu !
ACTE IV Scène I
Madherbal & Achate
MADHERBAL Où courez-vous, Achate ?
ACHATE. Où mon devoir m’entraîne ; Vous enlever mon prince et sauver votre reine.
MADHERBAL Quel est donc ce discours ? Expliquez-vous.
ACHATE Craignez Un peuple, des soldats, justement indignés. La voix d’un dieu vengeur a tonné sur leurs têtes. D’un hymen qu’il condamne interrompez les fêtes. Le ciel arrache Énée aux transports de Didon. Et les débris de Troie aux enfants de Sidon. Obéissez aux dieux et rendez-nous Énée.
MADHERBAL Ah ! Puisse-t-il bientôt remplir sa destinée ? Puisse-t-il, consolé de ses premiers malheurs, Du ciel qui le protège épuiser les faveurs, Enchaîner à jamais la fortune volage, Et régner glorieux ailleurs que dans Carthage !
ACHATE Est-ce vous que j’entends, Madherbal ?
MADHERBAL Oui, c’est moi, Qui gémis sur la reine et qui plains votre roi. Le sort ne les fit point pour être heureux ensemble. Je déplore avec vous le nœud qui les assemble. Nœud funeste et cruel, que l’amour en courroux A formé pour les perdre et nous détruire tous ! Énée est un héros que l’univers admire ; Mais d’une jeune reine il renverse l’empire. La gloire, la pitié, tout presse son départ. S’il diffère d’un jour, il partira trop tard.
ACHATE Je ne puis vous cacher ma joie et ma surprise. Ministre vertueux, pardonnez la franchise D’un soldat qui jugeait de vous par vos pareils. Favori de la reine, âme de ses conseils, Et par elle, sans doute, instruit de sa tendresse, J’ai cru que vous serviez ou flattiez sa faiblesse. L’absolu ministère est remis dans vos mains ; J’ai vu tous les apprêts d’un hymen que je crains, Et pouvais-je ?…
MADHERBAL l’interrompant. Eh ! Voilà le destin des ministres ! Victimes de discours, de jugements sinistres ; Coupables, si l’on croit le peuple et le soldat, Des faiblesses du prince et des maux de l’état… Emplois trop enviés que la foudre environne !… Heureux qui voit de loin l’éclat de la couronne ! Heureux qui pour son roi plein de zèle et d’amour Le sert dans les combats et jamais à la cour ! Nous sommes menacés d’une attaque prochaine : Je venais de mes soins rendre compte à la reine. Je n’ai pu pénétrer au fond de son palais. Cependant, nos soldats, nos citoyens sont prêts. Daignent les justes dieux soutenir sa querelle ! Contre tant d’ennemis que pourrait notre zèle ?… La porte s’ouvre… On vient… C’est votre roi qui sort… J’ai rempli mon devoir et n’attends que la mort. Il s’éloigne.
ACTE IV Scène II
Énée, Achate, Élise.
ÉNÉE à Elise Élise, que la reine étouffe ses alarmes : Énée à ses beaux yeux a coûté trop de larmes. Je cours aux Phrygiens déclarer mes projets, D’un départ trop fatal détruire les apprêts ; Et bientôt, ramené par l’amour le plus tendre, J’irai, plein de transports, la revoir et l’entendre, D’un hymen désiré presser les doux liens, Et porter à ses pieds l’hommage des troyens. Elle sort.
ACTE IV Scène III
Énée & Achate.
ACHATE Dieux ! Le permettrez-vous ?… seigneur, votre présence Me rend, tout à la fois, la vie et l’espérance. Vos vaisseaux séparés couvrent déjà les mers : Les cris des matelots font retentir les airs ; Un jour plus pur nous luit, et le vent nous seconde. Hâtons-nous. Vos soldats, prêts à voler sur l’onde, De leur chef, en secret, accusent la lenteur.
ÉNÉE J’ai vu la reine, Achate, et l’amour est vainqueur !
ACHATE Que dites-vous, l’amour ?… ah ! Je ne puis vous croire. Non, l’amour n’est point fait pour étouffer la gloire. Elle parle, elle ordonne : il lui faut obéir. Ce n’est pas vous, seigneur, qui devez la trahir.
ÉNÉE Je n’ai que trop prévu ta plainte et tes reproches : Ton maître en ce moment redoutait tes approches… Mais que veux-tu ? L’amour fait taire mes remords, Et dans mon cœur trop faible il brave tes efforts. Cependant, tu le sais, et le ciel qui m’écoute M’a vu sur ses décrets ne plus former de doute, Renoncer à Didon, lui venir déclarer Qu’enfin ce triste jour nous allait séparer ; À ses premiers transports demeurer inflexible, Et paraître barbare autant qu’elle est sensible. Je contenais mes feux prêts à se soulever. Le dessein était pris… Je n’ai pu l’achever, Et je ne puis encor, tout plein de ce que j’aime, Rappeler ce projet sans m’accuser moi-même… Je courais vers Didon, quand tes empressements Commençaient d’attester la foi de mes serments. Que m’importait alors une vaine promesse ? Je tremblais pour les jours de ma chère princesse. Quel spectacle, grands dieux ! Quelle horreur ! Quel effroi ! Tout regrettait la reine et n’accusait que moi. Je ne puis sans frémir en retracer l’image. Son âme de ses sens avait perdu l’usage ; Son front pâle et défait, ses yeux à peine ouverts, Des ombres de la mort semblaient être couverts. Cependant sa douleur et ses vives alarmes Donnaient de nouveaux traits à l’éclat de ses charmes, Et jusque dans ses yeux, mourants, noyés de pleurs, Je lisais son amour, mon crime et ses malheurs !… Mais bientôt, ses transports succédant au silence, Je n’ai pu de mes feux vaincre la violence : Je n’en saurais rougir ; et tout autre que moi D’un si cher ascendant aurait subi la loi. Lorsqu’une amante en pleurs descend à la prière, C’est alors qu’elle exerce une puissance entière ; Et l’amour qui gémit est plus impérieux Que la gloire, le sort, le devoir et les dieux.
ACHATE Qu’entends-je ?… Est-il bien vrai ?… Quelle faiblesse extrême ! Quoi ! L’amour ?… Non, seigneur, vous n’êtes plus vous-même. Que diront les Troyens ? Que dira l’univers ? On attend vos exploits, et vous portez des fers ?
ÉNÉE Eh quoi ! Prétendrais-tu que mon âme timide N’eût dans ses actions qu’un vain peuple pour guide ? Crois-moi, tant de héros, si souvent condamnés, D’un œil bien différent seraient examinés Si chacun des mortels connaissait par lui-même Le pénible embarras qui suit le diadème ; Ce combat éternel de nos propres désirs, Et le joug de la gloire et l’amour des plaisirs ; Ces goûts, ces sentiments unis pour nous séduire ; Dont il faut triompher, et qu’on ne peut détruire : Dans l’esprit du vulgaire un moment dangereux Suffit pour décider d’un prince malheureux. Témoins de nos revers, sans partager nos peines, Tranquille spectateur des alarmes soudaines Que le sort envieux mêle avec nos exploits, Le dernier des humains prétend juger les rois ; Et tu veux que, soumis à de pareils caprices, Je doive au préjugé mes vertus ou mes vices ?
ACHATE Eh bien ! Laissez le peuple, injuste et plein d’erreurs, Remplir tout l’univers d’insolentes rumeurs. Serez-vous moins soigneux de votre renommée ? Et votre âme aujourd’hui, de ses feux consumée, Veut-elle, sans retour, languir dans ses liens ?
ÉNÉE Eh ! N’ai-je pas fini les malheurs des Troyens ? De la main de Didon je tiens une couronne, Je possède son cœur ; je partage son trône ; Quelle gloire pour moi peut avoir plus d’appas ?
ACHATE La gloire n’est jamais où la vertu n’est pas. Fidèle adorateur des dieux de nos ancêtres, Osez-vous résister à la voix de nos maîtres ? Oubliez-vous, seigneur, leurs ordres absolus, Et des mânes d’Hector ne vous souvient-il plus ? C’est par vous que j’ai su qu’en cette nuit terrible Qui vit de nos remparts l’embrasement horrible, Vous trouvâtes son ombre au pied de nos autels : « Fuyez, vous cria-t-il, enfant des immortels. Recueillez les débris de ma triste patrie, Et ses dieux protecteurs, qu’Ilion vous confie. Vesta, le feu sacré, sont remis dans vos mains, Comme un gage éternel du respect des humains. Qu’ils suivent sur les mers la fortune d’Énée ; Cherchez l’heureuse terre aux Troyens destinée. Partez, d’un nouveau trône auguste fondateur. » Ainsi parlait Hector ; ainsi parlait l’honneur… L’honneur, Hector, le ciel, rien n’ébranle votre âme !… Aimez donc ; devenez l’esclave d’une femme… Mais il vous reste un fils. Ce fils n’est plus à vous ; Il appartient aux dieux, de sa grandeur jaloux. Par ma bouche aujourd’hui vos peuples le demandent ; Promis à l’univers, les nations l’attendent. Vous le savez, seigneur, vous qui dans les combats De ce fils, jeune encor, deviez guider les pas : Ses neveux fonderont une cité guerrière, Qui changera le sort de la nature entière, Qui lancera la foudre, ou donnera des lois, Et dont les citoyens commanderont aux rois. Déjà dans ses décrets le maître du tonnerre Livre à ce peuple roi l’empire de la terre. Laissez à votre fils commencer un destin Dont les siècles futurs ne verront point la fin, Et n’avilissez plus dans une paix profonde Le sang qui doit former les conquérants du monde.
ÉNÉE Arrête… c’en est trop… mes esprits étonnés Sous un joug inconnu semblent être enchaînés… Quel feu pur et divin ! Quel éclat de lumière Embrase en ce moment mon âme toute entière ?… Oui, je commence à rompre un charme dangereux À cette noble image, à ces traits généreux, À ces mâles discours, dont la force me touche, Je reconnais les dieux, qui parlent par ta bouche… Eh bien ! Obéissons… Il ne faut plus songer À ces nœuds si charmants qui m’allaient engager… à part. Viens ; je te suis… et vous, à qui je sacrifie L’objet de mon amour, le bonheur de ma vie, Sages divinités, dont les soins éternels Président chaque jour au destin des mortels, Recevez un adieu, que mon âme tremblante Craint d’offrir d’elle-même aux transports d’une amante. Ne l’abandonnez pas ; daignez la consoler. C’est à vous seuls, grands dieux ! Que j’ai pu l’immoler… à Achate. Allons.
ACHATE à part, apercevant Didon. Ah ! C’est la reine… Ô funeste présage !
ÉNÉE à part. Ô dieux !… Et vous voulez que je quitte Carthage !… On entend le bruit d’une foule prochaine. Mais, quels cris, quel tumulte !…
ACTE IV Scène IV
Didon, Énée, Achate
DIDON à ses gardes qui sont en dehors. Ouvrez-leur mon palais… À ces peuples ingrats épargnons des forfaits.
ÉNÉE Quoi ! Dans ces lieux sacrés vous êtes outragée ?
DIDON Seigneur, de mon palais la porte est assiégée.
ÉNÉE Par qui ?
DIDON Par les Troyens.
ÉNÉE à part. Ah ! Prince malheureux !… à Achate. Achate, c’en est trop ; vous me répondrez d’eux : Courez, et vengez-moi de leur lâche insolence. Achate sort.
DIDON Non, non, je leur pardonne ; oublions leur offense : Ils suivaient un faux zèle, et, loin de vous trahir, À vos ordres peut-être ils croyaient obéir… Hélas ! C’est la pitié qui seule vous arrête. Vous couriez les rejoindre et la flotte était prête… à part. Ô douleur ! Ô faiblesse ! Ô triste souvenir… De mon saisissement je ne puis revenir… à Énée. Ma force et ma raison m’avaient abandonnée, Des portes de la mort vous m’avez ramenée… Élise m’a parlé, seigneur… si je l’en crois, Mon âme sur la vôtre a repris tous ses droits… Cher prince ! Contre vous mon cœur est sans défense ; Dans les illusions d’une vaine espérance Vous pouvez, d’un seul mot, sans cesse m’égarer : Mon sort est de vous croire et de vous adorer.
ÉNÉE Vous ne régnez que trop sur mon âme éperdue ! J’obéissais aux dieux… mais je vous ai revue ; Mon amour à vos pleurs les a sacrifiés, Et je suis, malgré moi, sacrilège à vos pieds… Mais quel sera le fruit d’un excès de faiblesse ? Les dieux triompheront, s’ils combattent sans cesse. Maîtres de nos destins et de nos cœurs…
DIDON l’interrompant. J’entends, Et ma funeste erreur a duré trop longtemps. Je le vois, l’espérance est trop prompte à renaître… Mes yeux s’ouvrent, seigneur, et je dois vous connaître. D’un amour malheureux j’ai pu sentir les coups ; Mais pouvais-je exiger qu’un guerrier tel que vous, Qu’un héros tant de fois utile à la Phrygie, Qui doit vaincre et régner, au péril de sa vie, Dans la cour d’une reine abaissât son grand cœur Aux serviles devoirs d’une amoureuse ardeur ?… Didon, en vous aimant, sait se rendre justice. Je ne méritais pas un si grand sacrifice. Vos desseins par mes pleurs ne sont plus balancés : Vos feux et vos serments par la gloire effacés…
ÉNÉE l’interrompant. Quoi ! Toujours ma tendresse est-elle soupçonnée ?
DIDON Vous voulez me quitter… vous le voulez, Énée : Je le sens, je le vois, et je ne prétends plus Tenter auprès de vous des efforts superflus… Mais, avant que ce jour à jamais nous sépare, Considérez, du moins, les maux qu’il me prépare. Iarbe… hélas ! Seigneur, combien je m’abusais ! Iarbe a su, par moi, que je vous épousais : Il l’a cru. Les flambeaux, les chants de l’hyménée, En ont instruit Carthage et l’Afrique indignée… Étrangère en ces lieux, sans espoir de secours, Je vois ce roi jaloux armé contre mes jours ; Et vous à qui mon cœur sacrifiait sans peine, D’un amant redoutable et l’amour et la haine, Vous que je préférais au fils de Jupiter, Vous dont le souvenir me sera toujours cher, Pour prix du tendre amour dont vous goûtiez les charmes, Vous me laissez la guerre et la honte et les larmes… Je ne devrai qu’à vous le trépas ou les fers… Après cela, partez ; mes ports vous sont ouverts.
ACTE IV Scène V
Didon, Énée, Madherbal
MADHERBAL à Didon. Les Africains, madame, avancent dans la plaine ; Ils ont même occupé la montagne prochaine : Un nuage de sable, élevé jusqu’aux cieux, Et le déclin du jour les cachent à nos yeux. Mais, s’il en faut juger et par leurs gens de guerre, Et par le bruit des chars qui roulent sur la terre, Conduite par Iarbe, au sein de vos états, Une armée innombrable accompagne ses pas.
ÉNÉE à Didon. Qu’entends-je ?… sur ces bords c’est moi qui les attire, Reine, c’est donc à moi de sauver votre empire. J’ai causé vos malheurs, et je dois les finir… Iarbe vient à nous ; je cours le prévenir.
ÉNÉE l’interrompant. Eh ! Quel autre que moi doit exposer sa vie ? Je pardonne à des rois sur le trône affermis, La pompe qui les cache aux traits des ennemis ; Mais moi que votre amour a sauvé du naufrage, Moi qui trouble aujourd’hui le bonheur de Carthage, Je défendrai vos jours, vos droits, vos Tyriens, Dût périr avec moi jusqu’au nom des Troyens !… à Madherbal. Suivez-moi, Madherbal… à Didon. Adieu, chère princesse ! Qu’à nos malheurs communs l’univers s’intéresse ; Et courons l’un et l’autre assurer votre état, Vous aux pieds des autels, et moi dans le combat.
ACTE V Scène 1
L’acte commence vers la fin de la nuit.
DIDON Où suis-je ? Quel réveil ! Quelle alarme soudaine ! Dans l’ombre de la nuit, éperdue, incertaine, J’adresse avec effroi mes vœux aux immortels, La terreur m’accompagne aux pieds de leurs autels, J’y cherche en vain la paix que leur présence inspire. Ciel ! En ce moment même on combat, on expire ; C’est pour moi que la guerre ensanglante ces bords. Arrêtez, inhumains, suspendez vos transports…. Faut-il que mon amour fasse perdre la vie À tant de malheureux qu’ici l’on sacrifie ! Je ne demande point qu’on périsse pour moi. Hélas ! Tout me remplit de douleur et d’effroi ! Soit que pour mes sujets son âme s’intéresse, Soit que mon amant seul occupe ma tendresse, De ce combat affreux je sens toute l’horreur, Et chaque trait lancé vient me percer le cœur.
ACTE V Scène II
Didon & Élise
ÉLISE Eh quoi, toujours livrée au feu qui vous dévore Dans ces sombres détours vous prévenez l’aurore ! Quelle aveugle frayeur vous trouble et vous conduit ? Venez, Reine, fuyez le silence et la nuit, Ils redoublent l’horreur d’une âme infortunée.
DIDON Non, c’en est fait : voici ma dernière journée. J’ai vécu, j’ai régné, mes destins sont remplis. Vous voulez vainement rassurer mes esprits, Tout me nuit, tout m’afflige, et rien ne me console ; Je frémis du passé, l’avenir me désole ; Nos craintes, nos malheurs ne sauraient plus cesser, L’instant qui les finit les voit recommencer. D’un funeste soupçon justement occupée Tantôt par un ingrat je me crois trompée, Je l’accusais alors ; mais qu’il faut peu d’instants Pour donner à l’amour de nouveaux sentiments ! Il n’éclate, ne plaint, n’accuse, ou rend justice Qu’au gré des passions dont il fut le caprice. Je ne vois plus Énée ardent à ma quitter Aux transports les plus doux feindre de résister ; Je ne vois qu’un amant généreux et fidèle, Qu’un héros que la gloire auprès de moi rappelle, Qui préfère aujourd’hui mes intérêts aux siens, Et qui risque ses jours pour assure les miens. C’est lui seul qu’il faut plaindre, et c’est moi qui l’accable. Le Ciel sans mon amour lui serait favorable ; Au destin qui l’attend j’ai voulu l’arracher : S’il périt, c’est à moi qu’il faut le reprocher. Non, non, ne souffrons plus qu’une tête si chère, De nos tyrans communs éprouve la colère ; Sauvons-le, s’il est temps, d’une injuste fureur, Et soyons généreuse aux dépens de mon cœur. Quittez, quittez, Enée, un séjour trop funeste… Je vais donc renoncer au seul bien qui me reste ! Raison, tendresse, gloire, ah, c’est trop m’agiter ! Impérieux penchant dois-je encor t’écouter ? À ton joug rigoureux devrais-je être asservie Au milieu des horreurs qui menacent ma vie ; Et je sens toutefois que les mêmes horreurs Soutiennent mon amour contre tous mes malheurs. Je me défends en vain : une erreur qui sait plaire Reprend toujours sur nous son empire ordinaire ; Triste effet d’un amour qui prêt à triompher N’écoute des remords que pour les étouffer.
ÉLISE Je sais ce qu’il faut craindre, et quoique ma confiance S’oppose à tout moment à votre défiance, Je ne m’aveugle point sur nos propres dangers. Mais malgré les efforts de ces fiers étrangers il faut tout espérer d’un cœur qui vous adore, Et qui combat pour vous un rival qu’il abhorre : L’amour et la valeur triomphent des hasards. Déjà l’aube a blanchi nos tours et nos remparts, Et le soleil caché sous ces nuages sombres Achèvera bientôt de dissiper les ombres. Tout est paisible encore : le calme de ces lieux Semble nous annoncer un succès glorieux.
DIDON Allons, c’est trop attendre ; il est temps de s’instruire…
ACTE V Scène III
Didon, Élise & Barcé
DIDON Ah, Barcé ! Que fait-on ? Et que viens-tu nous dire ?
BARCÉ Dans ces lieux effrayés la paix et de retour, Madame, à la clarté des premier feux du jour J’ai vu de toutes parts sur nos sanglantes rives Des Africains rompus les troupes fugitives, Et de Pygmalion les superbes vaisseaux Vaincus et repoussés ne couvrent plus les eaux.
DIDON Qu’entends-je ? Quel succès ! Et puis-je enfin le croire ? Cher amant, c’est à toi que je dois la victoire : L’amour t’a fait combattre, il te fait triompher. Craintes, larmes, soupçons, je dois vous étouffer. Énée à mes regards va-t-il bientôt paraître.
BARCÉ Madame…
DIDON Eh bien, Barcé.
BARCÉ Je m’alarme peut-être ; Mais ce héros encor n’a pas frappé mes yeux, Et même on n’entend point ces cris victorieux, Que libre et respirant une barbare joie [1385] Le soldat effréné jusques au Ciel envoie. J’ai vu les Tyriens confusément épars, S’avancer en silence au pied des remparts.
DIDON Dieux ! Que me dites vous ? On ne voit point Énée ! Cependant il triomphe ; aveugle destinée, [1390] Au sein de la victoire as-tu tranché ses jours ? Ah ! Ne différons plus, suivez mes pas, j’y cours. Mais je vous Madherbal.
ACTE V Scène IV et dernière
Didon, Élise, Barcé & Madherbal
DIDON Que va-t-il nous apprendre ? À de nouveaux malheurs faut-il encore s’attendre ? à Madherbal. Hâtez-vous, dissipez le trouble de mon cœur, Le Ciel a-t-il enfin épuisé sa rigueur ?
MADHERBAL Non, non, vous triomphez, Madame, et la victoire Vous assure le trône et vous comble de gloire. Pendant que l’ennemi dans les bras du sommeil Différait son attaque au lever du soleil. Le héros des Troyens ressemble nos cohortes, Leur parle en peu de mots, et fait ouvrir les portes. On invoque les Dieux sans tumulte et sans bruit, Nous marchons. Le silence et l’horreur de la nuit Dans le cœur du soldat plein d’un noble courage Versent la soif du sang, et l’ardeur du carnage. Nous arrivons aux lieux où de sombres clartés Guidaient vers l’ennemi nos pas précipités, Aussitôt le signal vole de bouche en bouche, On observe, en frappant, un silence farouche, Tout périt, chaque glaive immole un Africain, De longs ruisseaux de sang tracent notre chemin, Le sommeil à la mort livre mille victimes, Et le ciel, seul témoin de nos coups légitimes, Ne retentit encore dans ces noires fureurs, Ni des cris des mourants, ni des cris des vainqueurs. Cependant on s’éveille, on crie, on prend les armes. Iarbe court lui-même, au bruit de tant d’alarmes, Il arrive, il ne voit que des gardes tremblants, Des soldats égorgés, des feux étincelants, Et partout, ses regards trouvent l’affreuse image Des horreurs d’une nuit consacrée au carnage ; À ce triste spectacle il frémit de courroux, Et vole vers Énée, à travers mille coups. Les combattants surpris reculant en arrière Autour de ces rivaux forment une barrière, ils fondent l’un sur l’autre, et bientôt leur fureur Égale leurs efforts ainsi que leur valeur. Mais le dieu des combats règle leur destinée ; Iarbe enfin chancèle, et tombe au pieds d’Énée, Il expire. Aussitôt les Africains troublés S’échappent par la fuite à nos traits redoublés, Et tandis qu’éclairé des raisons de l’aurore Le soldat les renverse, et les poursuit encore, Le vainqueur sur ses pas rassemblant les Troyens Appelle autour de lui les chefs des Tyriens. « Magnanimes sujets d’une illustre princesse, Qu’Énée et les Troyens regretteront sans cesse, Sous les lois de Didon puissiez-vous à jamais Goûter dans ces climats une profonde paix. J’espérais vainement de partager son trône L’inflexible destin autrement en ordonne. Trop heureux, quand le Ciel m’arrache à ses appas, Qu’il m’ait permis du moins de sauver ses États, Et que mon bras vainqueur assurant sa puissance Lui laisse des garants de ma reconnaissance. Adieu, plein d’un amour malheureux et constant Je l’adore, et je cours ou la gloire m’attend. »
DIDON Juste Ciel !
MADHERBAL À ces mots il gagne le rivage Et bientôt son vaisseau s’éloigne de Carthage.
DIDON Je ne le verrai plus ! L’ai-je bien entendu ? Quel coup de foudre, ô Ciel ! Et l’aurais-je prévu Sur ces derniers transports je m’étais rassurée… Quoi malgré ses serments, malgré sa foi jurée, Sans espoir de retour il me quitte aujourd’hui, Moi, qui mourrai plutôt que de vivre sans lui ! Et qu’ai-je fait, hélas ! Pour être ainsi trahie ? Ai-je d’Agamemnon partagé la furie ? Ai-je aux secours des Grecs envoyé mes vaisseaux ? J’ai sauvé les Troyens de la fureur des eaux ; De mes bontés sans cesse il ont reçu des marques, J’ai préféré leur Chef aux. plus puissants monarques, Amants, trône, remords, j’ai tout sacrifié, Et voilà de quel prix tant d’amour est payé ! Élise, en est-ce fait ? N’est-il plus d’espérance ? S’il voyait mes douleurs ; s’il sait que son absence…
ÉLISE Hélas ! Que dites-vous ? Les ondes et les vents Propices à ses vœux…
DIDON Eh bien, je vous entends, II n’y faut plus penser. Mais, non, je ne puis croire Qu’Enée en me quittant, n’ai suivi que la gloire. Ah ! J’ai dû pénétrer ses détours odieux, Il attestait en vain son honneur et ses Dieux ; Le cruel abusait de ma faiblesse extrême, Et la gloire n’est point à trahir ce qu’on aime. Non, non, des mêmes feux il n’était plus épris ; Mais le Ciel punira tes barbares mépris. Pourquoi te rappeler ? Fuis, cruel, fuis perfide, Et conduis tes sujets où l’Oracle les guide ; Au bout de l’Univers la guerre les suivra. Tremble, ingrat ; je mourrai, mais ma haine vivra. Puisse après mon trépas s’élever de ma cendre Un feu qui sur la terre aille un jour se répandre, Excités par mes vœux puissent mes successeurs Jurer dès le berceau qu’ils seront mes vengeurs, Et du nom des Troyens ennemis implacables, Attaquer en tous lieux ces rivaux redoutables. Que l’Univers en proie à ces deux nations Soit le théâtre affreux de leurs dissensions, Que tout serve à nourrir cette haine invincible, Qu’elle croisse toujours jusqu’au moment terrible Que l’une ou l’autre cède aux armes du vainqueur, Que ses derniers efforts signalent sa fureur, Et qu’enfin parvenue à son heure fatale, Elle cède en tombant le monde à sa rivale.
ÉLISE Quels barbares souhaits ! Du moins aux yeux de tous Calmez des mouvements trop indignes de vous.
DIDON J’en rougis. Il est temps que ma douleur finisse, Il est temps que je fasse un entier sacrifice ; Que je brise à jamais de funestes liens : Le Ciel en ce moment m’en ouvre les moyens. Témoins des vœux cruels qu’arrachent à mon âme La fuite d’un parjure et l’excès de ma flamme, Contre lui, justes Dieux, ne les exaucez pas. elle se frappe. Mourons… À cet ingrat pardonnez mon trépas.
ÉLISE Ah Ciel !
BARCÉ Quel desespoir !
MADHERBAL Ô fatale tendresse !
DIDON Vous voyez ce que peut une aveugle faiblesse, Mes malheurs ne pouvaient finir que par ma mort. Que n’ai-je pu, Grands Dieux, maîtresse de mon sort, Garder jusqu’au tombeau cette paix innocente Qui fait les vrais plaisirs d’une âme indifférente ! J’en ai goûté longtemps les tranquilles douceurs ; Mais je sens du trépas les dernières langueurs… Et toi, dont j’ai troublé la haute destinée, Toi, qui ne m’entends plus, adieu, mon cher Énée, Ne crains point ma colère, elle expire avec moi, Et mes derniers soupirs sont encore pour toi.
** Fin de la pièce
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Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.
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« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité. (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)
Vous avez écrit trois lettres à M. de Voltaire, signées Ladouz, à l’hôtel des Asturies, rue du Sépulcre. Vous lui dites dans ces trois lettres que vous avez été le secrétaire du célèbre M. Lefranc de Pompignan ; que vous n’avez plus le bonheur d’être chez lui, et qu’il vous a renvoyé parce qu’il vous soupçonnait d’avoir fourni à M. de Voltaire des mémoires contre lui.
Vous demandiez à M. de Voltaire une attestation qui détruisît cette calomnie. Il vous répondit qu’il ne vous connaissait pas, que vous ne le connaissiez pas, et qu’on ne lui avait jamais envoyé d’autres mémoires contre M. Lefranc de Pompignan que ses propres ouvrages. Il me charge, étant vieux, malade, et presque aveugle, de vous répéter la même chose de sa part.
Voici tout ce qu’il connaît de M. Lefranc de Pompignan : 1° D’assez mauvais vers ; 2° Son Discours à l’Académie dans lequel il insulte tous les gens de lettres ; 3° Un Mémoire au roi, dans lequel il dit à Sa Majesté qu’il a une belle bibliothèque à Pompignan-lez-Montauban ; 4° La description d’une belle fête qu’il donna dans Pompignan, de la procession dans laquelle il marchait derrière un jeune jésuite, accompagné des bourdons du pays, et d’un grand repas de vingt-six couverts, dont il a été parlé dans toute la province ; 5° Un beau sermon de sa composition, dans lequel il dit qu’il est avec les étoiles dans le firmament, tandis que les prédicateurs de Paris et tous les gens de lettres sont à ses pieds dans la fange.
Mon maître a appris aussi que M. Lefranc de Pompignan (quoi qu’il soit noyé) se comparait à Moïse, et que monsieur son frère l’évêque était Aaron ; il leur en fait ses compliments.
Il a entendu parler aussi d’une pastorale de monsieur l’évêque, adressée aux habitants du Puy en Velay, par Monseigneur : Cortiat, secrétaire. On lui a mandé que dans cette pastorale il est question d’Aristophane, de Diagoras, du Dictionnaire encyclopédique, de Fontenelle, de Lamotte, de Perrault, de Terrasson, de Boindin, du chancelier Bacon, de Descartes, de Malebranche, de Locke, de Newton, de Leibnitz, de Montesquieu, etc.
Nous félicitons messieurs du Puy en Velay d’avoir lu les ouvrages de tous ces messieurs : tel pasteur, telles brebis. Mais mon maître n’entre dans aucune de ces querelles scientifiques ; il cultive la terre avec bien de la peine, et laisse les grands hommes éclairer leur siècle.
Vous lui mandez que monsieur l’évêque d’Alais veut vous prendre pour secrétaire, en cas que vous ayez une attestation en bonne forme que vous n’avez point trahi les secrets de M. Lefranc de Pompignan : il vous envoie cette attestation, et il se flatte que quand vous serez à monsieur d’Alais vous ne ressemblerez pas à M. Cortiat, secrétaire.
P. S. Je vous demande pardon, monsieur ; j’oubliais, dans les ouvrages de M. Lefranc de Pompignan, la Prière du déiste, qu’il a traduite de l’anglais.
Voltaire LETTRE Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1879, tome 25 (p. 137-139).
RELATION DU VOYAGE DE M. LE MARQUIS LEFRANC DE POMPIGNAN DEPUIS POMPIGNAN JUSQU’À FONTAINEBLEAU ADRESSÉE AU PROCUREUR FISCAL DU VILLAGE DE POMPIGNAN
Vous fûtes témoin de ma gloire, mon cher ami ; vous étiez à côté de moi dans cette superbe procession, lorsque j’étais derrière un jeune jésuite. Tous les bourdons du pays se faisaient entendre, tous les paysans étaient mes gardes. Vous entendîtes ce sermon, dans lequel il est dit que j’ai la jeunesse de l’aigle, et que je suis assis près des astres, tandis que l’envie gémit sous mes pieds. Vous savez combien ce sermon me coûta de soins ; je le refis jusqu’à trois fois, à l’aide de celui qui le prononça : car on ne parvient à la postérité qu’en corrigeant ses ouvrages dans le temps présent. Vous assistâtes à ce splendide repas de vingt-six couverts, dont il sera parlé à jamais. Vous savez que je me dérobai quelques jours après aux acclamations de la province ; je pris la poste pour la cour ; ma réputation me précédait partout. Je trouvai à Cahors mon portrait en taille-douce dans le cabaret : il y avait au bas cinq petits vers qui faisaient une belle allusion aux astres, auprès desquels je suis assis : Lefranc plane sur l’horizon : Le ciel en rit, l’enfer en pleure. L’Empyrée était le beau nom Que lui donna l’ami Piron ; Et c’est à présent sa demeure. Dès que j’arrivai à Limoges, je rencontrai le petit-fils de M. de Pourceaugnac ; il était instruit de ma fête ; il me dit qu’elle ressemblait parfaitement au repas bien troussé que M. son grand-père avait donné. Nous nous séparâmes à regret l’un de l’autre. Quand j’arrivai à Orléans, je trouvai que la plupart des chanoines savaient déjà par cœur les endroits les plus remarquables de mon discours. Je me hâtai d’arriver à Fontainebleau, et j’allai le lendemain au lever du roi, accompagné de M. Fréron, que j’avais mandé exprès. Dès que le roi nous vit, il nous adressa gracieusement la parole à l’un et à l’autre. « Monsieur le marquis, me dit Sa Majesté, je sais que vous avez à Pompignan autant de réputation qu’en avait à Cahors votre grand-père le professeur. N’auriez-vous point sur vous ce beau sermon de votre façon qui a fait tant de bruit ? » J’en présentai alors des exemplaires au roi, à la reine, à M. le dauphin. Le roi se fit lire à haute voix, par son lecteur ordinaire, les endroits les plus remarquables. On voyait la joie répandue sur tous les visages ; tout le monde me regardait en rétrécissant les yeux, en retirant doucement vers les joues les deux coins de la bouche, et en mettant les mains sur les côtés, ce qui est le signe pathologique de la joie. « En vérité, dit M. le dauphin, nous n’avons en France que M. le marquis de Pompignan qui écrive de ce style. Allez-vous souvent à l’Académie ? me dit le roi. — Non, sire, lui répondis-je. — L’Académie va donc chez vous ? » reprit le roi (c’était précisément le même discours que Louis XIV avait tenu à Despréaux). Je répondis que l’Académie n’est composée que de libertins et de gens de mauvais goût, qui rendent rarement justice au mérite. « Et vous, dit le roi à M. Fréron, n’êtes-vous pas de l’Académie ? — Pas encore », répondit M. Fréron. Il eut alors l’honneur de présenter ses feuilles à la famille royale, et je restai à causer avec le roi, « Sire, lui dis-je, vous connaissez ma bibliothèque ? — Oh tant ! dit le roi, vous m’en avez tant parlé dans un de vos beaux mémoires… » Comme nous en étions là, le roi et moi, la reine s’approcha, et me demanda si je n’avais pas fait quelque nouveau psaume judaïque. J’eus l’honneur de lui réciter sur-le-champ le dernier que j’ai composé, dont voici la plus belle strophe : Quand les fiers Israélites, Des rochers de Beth-Phégor, Dans les plaines moabites, S’avancèrent vers Achor ; Galgala, saisi de crainte, Abandonna son enceinte, Fuyant vers Samaraïm ; Et dans leurs rocs se cachèrent Les peuples qui trébuchèrent De Béthel à Séboïm.
Ce ne fut qu’un cri autour de moi, et je fus reconduit avec des acclamations universelles, qui ressemblaient à celles de Nicole dans le Bourgeois gentilhomme.
Le temps et la gloire me pressent ; vous aurez le reste par la première poste.
(Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1879, tome 24 (p. 461-463)).
Ponce-Denis Écouchard-Lebrun, dit Lebrun-Pindare (11 août 1729 – 31 août 1807)
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O Parnasse ! frémis de douleur et d’effroi ! Pleurez, muses ! brisez vos lyres immortelles ; Toi, dont il fatigua les cent voix et les ailes, Dis que Voltaire est mort, pleure et repose-toi.
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La Vie de Lebrun-Pindare
« Le Brun naquit à Paris en 1729. Ses dispositions poétiques se révélèrent de très bonne heure. Le prince de Conti, voyant qu’il s’annonçait avec éclat, voulut se l’attacher, et lui donna le titre de secrétaire de ses commandements, avec deux mille livres d’honoraires ; mais une protection qui lui fut plus utile ce fut celle de Louis Racine, qui ne lui épargna ni les avis ni les encouragements. À vingt-six ans, Le Brun s’était déjà placé au premier rang parmi nos poètes lyriques. L’amour le fit poète élégiaque. Il épousa en 1760, la femme qu’il avait chanté sous le nom de Fanny. C’est dans le premier temps de cette union qu’il conçut l’idée de son poème de la Nature, poème que ses malheurs domestiques lui firent abandonner plus tard. De maladroites attaques de Fréron forcèrent notre poète à s’essayer dans l’épigramme, où il y excella. Une horrible banqueroute mit le comble à la misère de Le Brun, qui trouva dans M. de Vandreuil un protecteur intelligent et dévoué. La révolution ayant éclaté, Le Brun en éprouva les principes et en embrassa les espérances. Lors de la formation de l’Institut, il fut l’un des premiers membres choisis par le directoire. Napoléon récompensa avec magnificence ses travaux et son patriotisme en lui accordant une pension de 6000 livres, dont il ne jouit pas très longtemps : il mourut pendant l’été de 1807. » (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –1870)