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ALFRED CAPUS – PAR JULES LEMAÎTRE – CRITIQUE THÉÂTRALE DE BRIGNOL ET SA FILLE (1894)

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LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

THEATRE D’ALFRED CAPUS

 

CRITIQUE THÉÂTRALE 
DE BRIGNOL ET SA FILLE
(1894)

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Jules Lemaître

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Parution
IMPRESSIONS DE THÉÂTRE
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie
15 Rue de Cluny
Paris XVe

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Photo Jacky Lavauzelle

Vaudeville : Brignol et sa Fille, comédie en trois actes de M. Alfred Capus.
[1894]

M. Alfred Capus, romancier, est l’auteur de Qui perd gagne, un récit délicieusement ironique, de Faux départ et d’Années d’aventure. Il possède, à un degré éminent, le talent de « conter » ; il a quelque chose de la tranquillité et de la lucidité d’Alain Lesage. Et, toujours aussi tranquillement, il vient, pour son début au théâtre, d’obtenir un succès de la meilleure qualité et de l’espèce la plus flatteuse. C’est que, en dépit de quelques gaucheries de composition et d’enchaînement, et d’une marche un peu monotone et lente, et d’un dénouement un peu brusque et d’ailleurs conventionnel (j’expédie vite les critiques pour n’y point revenir), Brignol est, dans ses parties, excellentes, une rare comédie de moeurs et presque une comédie de caractère.

Le principal personnage est un type tout-à-fait remarquable de filou qui a le don de la rêverie, d’escroc innocent à force d’inconscience et d’optimisme ; plus simplement, d’homme d’affaires « illusionniste », comme on l’a dit avec quelque impropriété « visionnaire », comme on disait autrefois.

Mais, tout d’abord, je crois de mon devoir de déclarer que risquer et perdre à la Bourse trente mille francs que vous avez reçu en dépôt et auxquels vous avez promis de ne pas toucher ; puis, ayant remarqué que votre fille fait impression sur un jeune homme très riche, admettre instantanément ce jeune homme dans votre intimité ; lui emprunter ces trente mille francs et quelques autres petites sommes ; lui faire payer les trois termes que vous devez à votre propriétaire ; ménager aux deux jeunes gens de continuels tête-à-tête avec le vague espoir, -oh ! si vague ! – que, entre le mariage et la séduction, votre bienfaiteur optera pour le mariage, tout cela, si je ne m’abuse, correspond peut-être insuffisamment à l’idée que nous pouvons nous former d’un honnête homme. Pensez-vous comme moi ? Iriez-vous jusqu’à l’affirmer ? Nous vivons dans des temps où cette affirmation n’est point inutile et ne saurait-être sous-entendue.

Alfred Capus en 1911.
Agence de presse Meurisse — Bibliothèque nationale de France

Ceci posé, Brignol est charmant. C’est un homme qui n’a pas un sou de méchanceté, ni même de duplicité volontaire, puisqu’il n’a pas de conscience. Et il n’a pas de conscience, parce qu’il n’a pas où la loger : pas de for intérieur, pas de « centre » ; il n’est jamais rentré chez soi. Il n’a en lui nulle mesure morale de ses relations avec les autres hommes. Ses indélicatesses ne sont vraiment, à ses yeux, que des expédients de guerre, des moyens de stratégie dans la lutte enivrante pour l’argent ; et, d’ailleurs, comme celui qu’il escroque ne lui reste jamais entre les mains, est aventuré et perdu d’avance, il n’est pas assez attentif pour s’apercevoir qu’il le voie : comment l’aurait-il volé, puisqu’il ne l’a déjà plus ? Il marche, les yeux attachés sur de fuyants et toujours reconnaissants mirages d’entreprises industrielles et de spéculations financières, dont il ne voit que la beauté abstraite, -travail et intelligence mués en argent, que l’intelligence et l’audace de nouveau multiplient, -avec l’illusion qu’il est un beau lutteur, un homme à idées, bien qu’il n’ait jamais pu en préciser une seule… »C’est un homme… vague, qui commet des actions… vagues« , dit de lui son beau-frère magistrat. Bref, ce n’est point un malhonnête homme : c’est une espèce de crétin qui est un poète.

Son optimisme est fou, -et touchant. Il a été avocat dans sa ville de province. Vingt fois, des amis ou des parents lui ont offert des emplois où il aurait eu la vie assurée. Il a toujours refusé, sans hésitation. Pour qui le prend-on ? Ce qu’il lui faut, c’est l’ivresse et la poésie des grandes affaires. Quelles affaires ? Il ne saurait dire ; mais il sourit, on ne sait à quoi, à quelque chose qui est son rêve. Criblé de dettes, harcelé par les créanciers, il ne prend pas garde à ces misères ; ou plutôt, il les considère comme des épisodes de la grande bataille indéterminée et noble où il se démène. Depuis vingt ans, tous les jours, imperturbablement, il déclare que demain, pas plus tard, il aura son million. Et, comme son beau-frère lui conseille de penser à l’avenir : « je songe à des choses plus positives. » Car naturellement la grande prétention de ce poète est d’être le plus pratique des hommes.

Sa fille Cécile est exquise. Elle a grandi parmi les dettes, les papiers timbrés, les réclamations hargneuses, les menaces de saisies. Ça ne lui fait visiblement plus rien : elle a l’habitude. Elle est devenue insensiblement l’innocente complice de son père. Elle excelle à calmer, à éconduire les créanciers ; elle sait entrer à propos dans le cabinet de Brignol et interloquer les mécontents par sa gentille apparition. Moitié candeur, moitié prudence, elle ne tient pas à savoir au juste ce que fait son père ; elle l’aime, elle le sent incurable et elle ne le sent pas méchant, voilà tout. Elle est bien « celle qui ne veut pas savoir« , mais elle est surtout celle qui ne veut pas juger. Elle est i bien née que, au lieu de prendre, comme cela pouvait arriver, une âme de petit avoué véreux en jupons, elle a conçu, à voir de quelle bassesse et de quelle dureté l’argent fait les hommes capables, le profond mépris de l’argent. Avisée pour son père, elle est honnête pour son propre compte, dans tous les sens du mot ; et, dès qu’elle découvre la vérité qu’elle ne cherchait point ; dès qu’elle sait que Maurice Vernot a prêté les trente mille francs à Brignol, et dans quelle pensée, et ce qu’il espérait faire d’elle, sa probité et sa fierté éclate avec une simplicité émouvante… Je me hâte de vous rassurer sur le sort de cette charmante fille : Maurice l’aime décidément encore plus qu’il ne croyait, et il lui demande sa main. Sur quoi Brignol, nullement étonné : « Qu’est-ce que je disais ? Tout faisait prévoir ce mariage, tout ; c’est évident.« 

Je ne puis qu’indiquer les autre figures : la moutonnière et résignée Mme Brignol ; le beau-père, Valpierre, magistrat à Poitiers, représentant digne et désolé de la morale bourgeoise et de la morale du Code et, tout de même, à travers ces traductions, de la morale tout court ; Carriard, l’homme d’affaires pratique et direct, trapu, à gants rouges, à tête de bookmaker ou d’homme d’écurie ; et le commandant Brunet, type inoubliable du vieux joueur possédé. Tout cela vit. Mais au reste, il me serait difficile de vous faire sentir le mérite particulier de la comédie de Capus ; car ce mérite est surtout dans le détail. Point de mots d’auteur : des mots de nature à foison, et point « fabriqués« . Un dialogue d’une vérité vraie, – plus vraie peut-être que ne l’exige le théâtre, – et que je ne me souviens d’avoir rencontrée que dans les meilleures scènes de M. Georges Ancey, -qui lui, du reste, est un pessimiste déterminé et ajoute, le plus souvent, à la « rosserie » naturelle de ses contemporains. La vérité de M. Alfred Capus, car vous savez qu’il y en a plusieurs, est plus indulgent. – En résumé, son homme d’affaires visionnaire rappelle Mercadet, l’Arnoux de l’Education sentimentale*, le Delobelle de Fromont jeune, le Micawber de David Copperfield et l’Ekdal du Canard sauvage. Il les rappelle, dis-je, tout en étant bien lui-même. Il est de leur famille, et je crois bien qu’il est presque leu égal. C’est gentil pour un début.

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* L’Education sentimentale de Gustave Flaubert, 1869
**Fromont jeune et Risler aîné d’Alphonse Daudet, 1874.
***David Copperfield (Mr Wilkins Micawber) de Charles Dickens, 1850
****Le Canard sauvage (Vildanden) de Henrik Ibsen, 1885

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LE THÉÂTRE d’EURIPIDE par JULES LEMAÎTRE – L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

LE THÉÂTRE d’EURIPIDE
*
L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

Jules Lemaître

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Parution
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L’ION D’EURIPIDE, et L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu. Car enfin l’Apollonide n’est point, comme l’Andromaque ou la Phèdre de Racine, une pièce nouvelle sur un sujet ancien : c’est, bien réellement, une « adaptation », comme on dit aujourd’hui, ou, si vous voulez, une traduction libre et abrégée. Pas une scène de l’Apollonide qui ne soit dans l’Ion ; et l’ordre des choses est le même dans les deux ouvrages. Leconte de Lisle n’a procédé que par retranchement… Je le sais ; mais pour en être sûr, je vais relire la tragédie d’Euripide.
…Eh bien, Ion m’a fort réjoui. Au surplus, Euripide, est depuis longtemps, entre tous les Grecs anciens, celui que j’aime le mieux. Je consens qu’il soit inférieur, comme dramaturge, à l’auteur d’Œdipe-Roi. Mais qu’il est original et singulier !
C’est un philosophe et un humoriste délicieux. Il met de l’ironie dans le mélodrame, ce qui est bien imprudent, mais ce qui fait un mélange bien savoureux. Il passe du plus brutal réalisme psychologique (ses personnages expriment leurs plus affreux sentiments avec la même ingénuité que les personnages du Théâtre-Libre) au lyrisme le plus somptueux et au pathétique le plus tendre. Il est impie et religieux. Presque dans le même moment, il nie les Dieux et les aime ; il les raille dans les puérilités de leur légende, mais il les adore dans leur beauté et dans l’image épurée qu’il se forme d’eux. Il a, -déjà, – la piété sans la foi. Que n’a-t-il pas ?

Dans Ion, comme dans toutes ses tragédies, Euripide commence par nous faire un petit résumé de sa pièce, dénouement y compris ; car c’est une invention française que d’avoir fait de l’intérêt de curiosité l’essentiel du théâtre. Donc, Mercure nous raconte que Créuse, reine d’Athènes et fille d’Erechthée, a été séduite par Apollon, dont elle a eu un fils. Elle a exposé l’enfant, que le dieu a pris soin d’enlever et de faire secrètement nourrir à Delphes, dans son temple. Après quoi elle a épousé Xuthus, un étranger, d’ailleurs fils de Jupiter. Or, Xuthus vient tout justement consulter l’oracle de Delphes, « dans l’espoir d’obtenir une postérité qui lui manque. » Et Mercure, qui n’a pour nous rien de caché, ajoute : « Quand Xuthus sera entré dans ce temple, Apollon lui donnera son propre fils et dira qu’il est né de ce prince ; l’enfant, rentré ainsi dans le giron maternel, sera reconnu par Créuse, aura une existence assurée ; et la paternité d’Apollon demeurera secrète. » La situation d’Apollon sera donc un peu celle de Monsieur Alphonse dans le ménage du commandant Montaiglin.

Vous entrevoyez pourtant comment on a pris l’habitude de rapprocher plutôt Ion d’Athalie. Ion est, par un côté, un drame national : le dénouement écarte de la royauté athénienne une race étrangère, et restitue l’Attique au sang d’Apollon et d’Erechthée. Et de même qu’Athalie nous ouvre une glorieuse perspective sur la « Jérusalem nouvelle », ainsi l’Athènes de Périclès est à l’horizon de la tragédie d’Euripide.

A cela, vraiment, se bornent les ressemblances. A part sa naissance mystérieuse et ses occupations, Ion n’a rien de commun avec le petit Joas. Ce n’est point un enfant, ni même un adolescent. Les esclaves de Créuse disent quelque part : « Le fils qu’Appolon a donné à Xuthus est un jeune homme dans la force de l’âge. » Aussi bien a-t-il une âme fort différente de celle d’un enfant de chœur. Hormis quelques rares instants d’attendrissement et de colère, Ion est un jeune sacristain narquois, un extraordinaire pince-sans-rire, chargé par Euripide de railler la partie mélodramatique de l’ouvrage et de signaler l’immortalité de la légende populaire qui en est le sujet, et ainsi de faire à la fois la critique des dieux qui mènent l’action, -et la critique de la pièce.

Ecoutez, dès la première scène, sa réplique à Créuse, qui vient de lui conter son histoire en l’attribuant à une amie. (Je me permets de traduire moi-même, car aucune des traductions qu’on a tentées d’Euripide ne me satisfait.) « Voyez-vous, Madame, il y a, dans votre histoire, un détail bien fâcheux pour vous. Comment voulez-vous que le dieu vous réponde sur un fait qu’il veut précisément tenir caché ? Et croyez bien que personne n’osera vous répondre pour lui. Apollon, convaincu d’un crime dans son propre temple, châtierait celui qui s’aviserait de rendre un oracle en son nom. Et, franchement, Apollon n’aurait pas tort. De bonne foi, on ne peut pas demander à un dieu des oracles qui lui sont contraires. Ce serait le comble de la naïveté. Retirez-vous, Madame… »

Et un peu plus loin :  » …Qu’ai-je à m’inquiéter de la fille d’Erechthée, puisqu’elle ne m’est rien ? Allons plutôt arroser mes fleurs… C’est égal, abandonner une jeune fille après l’avoir prise de force, puis laisser mourir l’enfant qu’on lui a fait, cela n’est pas très joli pour un dieu. Quand on est tout-puissant, on doit être bon. Les dieux punissent les hommes méchants. Au moins ne devraient-ils pas violer les lois qu’ils nous ont données. Si, par impossible, vous comparaissez devant un tribunal humain, Neptune, Jupiter, roi du Ciel, et toi, Apollon, vous n’auriez pas assez d’argent dans vos temples pour payer la rançon de vos gaietés. »

Cependant la Pythie, consultée par Xuthus, lui a répondu : « Le premier que tu verras, en sortant d’ici, sera ton fils. » Il sort, aperçoit Ion : « Dans mes bras !…Je suis ton père. -Vous voulez rire ? » dit tranquillement le jeune sacristain. Mais Xuthus affirme qu’il est sérieux, et rapporte le mot de la Pythie. « C’est étrange ! dit Ion. – A qui le dîtes-vous ? dit Xuthus.

Vous voyez la situation. C’est un garçon de vingt ans qui retrouve son père, et un père qui lui ouvre les bras tout grands. Vous devinez ce qui serait le dialogue chez M. d’Ennery, -ou simplement chez Sophocle, qui est aussi « un homme de théâtre« . Ici, le « fils naturel » ne bronche pas ; et voici le dialogue étonnant qui s’engage entre son père et lui (je crois traduire très exactement et conformément à l’esprit du poète) :

Ion.
Mais alors qui est ma mère ?

Xuthus.
ça, je ne sais pas.

Ion.
Appolon ne vous l’a pas dit ?

Xuthus.
J’étais si content que j’ai oublié de lui demander.

Ion.
Je ne suis pourtant pas né sous un chou ?

Xuthus.
C’est probable.

Ion.
N’avez-vous jamais eu de maîtresse ?

Xuthus.
Mon Dieu…quand j’étais jeune…

Ion.
Avant votre mariage ?

Xuthus.
Oh ! bien étendu.

Ion.
Alors, c’est dans ce temps-là que vous m’auriez eu ?

Xuthus.
C’est bien possible.

Ion.
Oui, mais comment suis-je venu ici ?

Xuthus.
Je ne sais pas.

Ion.
D’Athènes ici, il y a un bout de chemin.

Xuthus.
….

Ion.
Mais, dites-moi, êtes-vous déjà venu à Delphes ?

Xuthus.
Oui, une fois, aux fêtes de Bacchus.

Ion.
A quel hôtel êtes-vous descendu ?

Xuthus.
Chez un digne homme qui…enfin qui me présenta à de petites Delphiennes…

Ion.
Et vous étiez gris ?

Xuthus.
Dame !

Ion.
Et voilà comment je vins au monde !

Xuthus.
C’est que ça devait arriver, mon enfant !

Ion.
Mais enfin, comment me trouvé-je dans ce temple ?

Xuthus.
Ta mère t’aura exposé.

Ion.
Bah ! Je ne lui en veux pas.

Xuthus.
Allons ! reconnais ton père.

Ion.
Je veux bien. Après tout que puis-je souhaiter de mieux que d’être le petit fils de Jupiter ? C’est une situation, cela.

Alexandre Dumas fils
Auteur Le Fils naturel
Création à Paris, théâtre du Gymnase, 16 janvier 1858
Avec les personnages de Jacques Vignot et de Charles Sternay
.

Vous voyez que nous sommes extrêmement loin de Jacques Vignot demandant des comptes à Charles Sternay. Il est vrai que, un moment après, nous nous en approchons imperceptiblement. Xuthus propose au jeune homme de l’emmener à Athènes, de le reconnaître publiquement pour son fils, et de lui faire part de sa puissance et de ses richesses. Mais Ion : « Les choses, de près, ne sont plus du tout ce qu’elles apparaissent de loin… Je suis content d’avoir retrouvé un père ; mais qu’irais-je faire à Athènes ? J’y serais mal vu, et comme bâtard, et comme étranger. Je mettrais le trouble dans votre maison. Je serais odieux à votre femme ; et, si vous aviez l’air de m’aimer trop… elle ne serait pas la première qui eût avancé, en douceur, la fin d’un mari… Oh ! j’ai très peu d’illusions… Ici, je suis bien tranquille. Je ne vois les hommes qu’en passant, et quand ils ont besoin de moi, ce qui fait qu’ils sont toujours fort aimables… Décidément, je reste ici, mon père...Laissez-moi vivre pour moi-même… »

Xuthus insiste : « Il y a un moyen de tout arranger. Je t’emmènerai à Athènes comme si tu n’étais que mon hôte… Au surplus, je ne veux pas attrister Créuse, qui n’a pas d’enfant, en étalant mon bonheur… Plus tard, nous verrons… Allons, c’est convenu, je t’emmène. Donne, ce soir, un souper d’adieu à tes amis. »

… Après ces scènes de comédie railleuse, tout à coup éclate un drame violent, brutal, -et aussi, par endroits, d’un arrangement ingénieux.

Lorsque Créuse apprend que son mari a retrouvé un fils né hors du mariage, elle gémit de douleur, de jalousie et de haine ; d’autant plus torturée par le souvenir de son enfant, à elle, de l’enfant qu’elle eut d’un dieu et que son lâche père (elle le croit du moins) abandonna à la dent des bêtes. Et ce sont les plus beaux cris de désespoir et de colère, une furieuse et splendide imprécation contre l’Alphonse divin. (J’aurais grande joie à vous citer le morceau, si mon dessein n’était de m’attacher principalement aux parties ironiques de ce mélodrame.)

Donc, conseillée par un vieil intendant, patriote fanatique qui ne peut souffrir la pensée de voir peut-être un jour un étranger sur le trône d’Athènes, Créuse résout de supprimer le bâtard de son mari, l’odieux intrus. Pour cela, elle remet au vieil homme un petit flacon qui contient une goutte du sang de la Gorgone, -un poison de famille.

Le vieil homme se rend au souper que le bâtard offre à ses camarades (la description du festin est un excellent morceau de poésie parnassienne) ; il verse, sans être vu, dans la coupe d’Ion, le poison gorgonien…

René-Charles Guilbert de Pixerécourt.
le « père du mélodrame »
1773-1844
Gravure de Bosselmann
D’après une peinture de Sophie Chéradame

Admirons ici l’imagination charmante d’Euripide, et comme il sait répandre un sourire et une grâce sur des noirceurs à la Pixerécourt. Au moment où Ion va boire, « un des serviteurs prononce une parole de mauvais augure« . Superstitieux, bien que narquois, je jeune ex-sacristain jette le contenu de sa coupe. Cela fait par terre une flaque où vient boire une des colombes familières du temple d’Apollon. L’oiseau tombe, empoisonné, « et meurt en allongeant ses pattes purpurines« . On soupçonne le vieillard ; on le presse de questions ; il avoue le crime de sa maîtresse. Et les magistrats de Delphes condamnent Créuse à mort, pour tentative de meurtre sur un homme d’église.

Charles Meynier, Apollon du Belvédère sur fond de paysage, (musée de la Révolution française).

Créuse, avertie, se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, qui est « lieu d’asile« . Ion demeure narquois ; mais enfin il tient à sa peau et ne saurait vouloir du bien à une personne qui a voulu l’assassiner. Il essaye donc de la déloger du pied de l’autel où elle se cramponne. « Vraiment, dit-il (car ce jeune clerc ne cesse de faire, sur les dieux, des réflexions désobligeantes), les dieux ont des bizarres pensées. Ils accordent le même refuge à l’innocent et au coupable ; et finalement, ils se trouvent protéger surtout les coquins.« 

Or, tandis qu’il se dispose à malmener Créuse, la Pythie survient et s’écrie : « Arrête, mon fils. Appolon t’ordonne d’épargner cette femme. Il m’a chargée de t’apporter cette corbeille qui est celle où, tout petit, tu as été exposé dans ce temple. Elle contient tes langes et quelques menus objets. Pars, c’est l’ordre du dieu, et va-t’en à la recherche de ta mère. -Oh ! dit Ion, je ne suis pas si curieux. Je plains ma mère, mais j’aime autant ne pas la connaître. Je n’aurais qu’à découvrir que je suis fils d’une esclave ou d’une gourgandine ! Et je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans la corbeille. Je m’en vais l’offrir au dieu sans l’ouvrir, cela est plus prudent. »

Mais cette corbeille, Créuse l’a reconnue : « Dans mes bras, mon fils !… Je suis ta mère ! -Elle est folle ! » dit Ion ; car la « voix du sang » reste, en lui, aussi parfaitement silencieuse devant sa mère retrouvée que naguère en présence de Xuthus. Et, comme Créuse continue à crier sa maternité : « Un instant, Madame ; dites-moi ce qu’il y a dans la corbeille. » Elle le lui dit, dans un grand détail et très exactement. « Eh bien donc, ma mère, je suis enchanté de vous revoir. » Et des baisers, et des effusions, ainsi qu’il convient. Mais Ion ne perd pas la tête : « Et mon père, Madame, qui est mon père ? » Créuse, moitié honteuse, moitié glorieuse, lui conte son aventure avec Apollon. « Ah ! dit Ion, un peu ahuri par tant de coups de théâtre, de reconnaissances et de découvertes, et se débattant au travers,

Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,

que d’aventures en une journée ! J’étais sans père ; puis j’ai été le fils de Xuthus, et me voilà fils d’Apollon. Ma mère a voulu me tuer, j’ai voulu tuer ma mère. Bah ! Tout est bien qui finit bien. Je suis content de vous avoir retrouvée, et je n’ai pas trop lieu de me plaindre de ma naissance. »

C’est égal, tout cela est bien extraordinaire… Un soupçon lui traverse l’esprit. Il craint d’être dupe. « Mon Dieu, ma mère, ce que j’ai à vous dire est un peu délicat… Êtes-vous bien sûr que je sois le fils d’Apollon ?… Car enfin on a souvent vu des jeunes filles séduites rejeter leur faute, par vanité, sur un personnage illustre. » Créuse proteste, essaye de donner des preuves ; mais Ion est de ceux « à qui on ne la fait pas. »

Cependant il faut bien conclure. Et, pan ! voici le deus ex machina. Car, dans presque toutes les pièces d’Euripide, l’impertinence des dénouements répond au sans-gêne des prologues. Minerve apparaît, – d’ailleurs ironique, elle aussi : « N’ayez pas peur : je ne suis pas votre ennemie, et je ne vous veux que du bien. Je viens de la part d’Apollon. Il n’a pas voulu paraître lui-même, craignant d’être un peu gêné devant vous deux, et voulant éviter les scènes… Il m’envoie vous dire que Ion est bien son fils et celui de Créuse… Apollon a tout conduit avec beaucoup de sagesse : il t’a fait accoucher sans douleur, Créuse, pour que ta famille ne devinât rien. Quand tu fus mère, il commanda à Mercure de prendre ton enfant et de le transporter ici… Et maintenant, écoute un bon conseil : ne dis à personne que Ion est ton fils. Laisse à Xuthus sa douce illusion…« 

Je ne vous ai point rapporté tout ce qu’il y a dans cette pièce singulière ; mais tout ce que je vous ai rapporté s’y trouve réellement. Le personnage d’Ion est bien, dans son fond, ce que je vous ai dit : un philosophe gouailleur, de très libre esprit et d’imperturbable sang-froid, fourvoyé dans un conte populaire et empêtré par surcroît dans une trame mélodramatique dont il conçoit et constate à mesure l’extravagance, et qui s’étonne, flegmatiquement, d’être là. Et cela n’empêche point le rôle de devenir touchant et pathétique, quand la situation l’exige absolument. Ion, et surtout Créuse, ont, à l’occasion, des accents d’une tendresse délicieuse. C’est ainsi. Euripide méprise Scribe vingt-quatre siècles d’avance, ce qui est prodigieux. Il commence toujours par railler l’enfantillage des histoires qu’il raconte, la conception religieuse impliquée par le rôle qu’y jouent les dieux, et l’absurdité des moyens qui amènent les situations ; mais ces situations une fois produites, il cesse de railler, il exprime avec la plus émouvante vérité les sentiments des personnages qu’elles étreignent ; et, pareillement, ces dieux dont il bafouait tout à l’heure la figure populaire, il leur restitue, avec la beauté plastique, la beauté morale, conformément aux théories de ses amis Anaxagore et Socrate. Et il est bien certain que ce mélange, j’allais dire de « blague » et de pathétique, d’irrévérence et de piété, devait avoir quelque chose de déconcertant, même pour les subtils Athéniens, et que, « au point de vue du théâtre« , l’Euripide ironique fait tort à l’Euripide tragique. Et pourtant, je serais bien fâché que l’un des deux manquât. Il y a, dans le critique-poète dramaturge Euripide, du Voltaire, du Heine, du Racine, du Musset, du Dumas fils, -et d’Hennery. Je l’aime, malgré cela ou pour cela, selon que je suis raisonnable ou non ; mais je l’aime.

Adophe d’Hennery
Romancier et dramaturge français
17 juin 1811 – 25 janvier 1899
Evert van Muyden — Angelo Mariani, Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, vol. 4, Paris, H. Floury, 1899.

Pour le parallèle entre Ion et Apollonide, je vous renvoie à l’un des chapitres du livre très vivant et gesticulant de M. Psichari : Autour de la Grèce. Je dois dire que je préfère Ion aussi délibérément que M. Psichari préfère l’Apollonide ; mais qu’importe ?

Jean Psichari
1854 – 1929
dans le magazine Ποικίλη Στοά (Galerie variée) en 1888

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MÉLIE de JULES LEMAÎTRE

Nikolaï Kassatkine, Николай Алексеевич Касаткин, La Chakhtiorka,la mineure, Шахтерка, Galerie Tretiakov, Moscou, Государственная Третьяковская галерея
LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES ROMANS
DE 
JULES LEMAÎTRE

 

MÉLIE

 

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Jules Lemaître
Parution
LISEZ-MOI
N°46 du 25 juillet 1907

-Adorée ? dit la comtesse Christiane, je suis sûre de l’avoir été une fois dans ma vie. Non pas par vous, messieurs, quoique plusieurs me l’aient dit : car je sais que c’est une façon de parler et que c’est déjà fort joli d’être aimée. Mais, étant tout enfant, j’ai été adorée par une petite fille de mon âge, qui était bien la plus misérable petite fille, la plus mal lavée et la plus souillon qu’on pût voir, et qui s’appelait Mélie.

Oui, adorée ; et je vous prie de donner au mot tout son sens. Il n’y en a pas d’autre pour exprimer le sentiment que j’inspirais à Mélie. Je comprends maintenant que j’étais sa seule pensée, sa seule joie au monde, sa seule raison de vivre ; que rien n’existait pour elle en dehors de moi ; qu’elle était réellement ma chose et qu’elle m’appartenait absolument…

Où cela se passait ? Là-bas, dans la vieille maison de province où je suis née. Une rue, déserte et claire, pavés pointus, bordée de façades grises et de longs murs de couvents. Une grande maison sonore à hautes fenêtres et à boiseries, avec un vaste jardin, traversé dans toute sa longueur par une tonnelle tapissée de vignes, où il faisait sombre et frais comme dans une église, et qui donnait chaque année trois ou quatre pièces de vin blanc. De chaque côté de la tonnelle, de grands carrés plantés d’arbres fruitiers, très vieux. Au bout du jardin, une porte de bois à claire-voie s’ouvrait sur la campagne. De là, on voyait le soleil se coucher, et en se retournant, on apercevait le chevet de la cathédrale et ses derniers contreforts, tout dorés par le soir. L’humble image de Mélié est liée pour moi au souvenir de ce coin de terre, d’une paix profonde et presque solennelle.

Illustration Charles Atamian

Toutes les fois que je songe à Mélie, je revois une fillette de dix à douze ans, laide, assez grande, très maigre, criblée de taches de son, les yeux luisants à travers des cheveux en broussailles ; les pieds dans de vieilles bottines à élastiques, éculées et crevées ; des haillons sans couleur, un corsage boutonné de travers, et toujours quelque pli de chemise passant par la fente de la jupe. Bref, un parfait guenillon. Ce qu’elle avait de mieux, c’était une grande bouche avec des dents de jeune chien, qu’elle montrait continuellement, à moi du moins, car elle ne pouvait me regarder sans rire de béatitude.

Moi, il paraît que j’étais une fille assez jolie, mais surtout très blanche, très délicate, avec de longs cheveux couleur de marron d’Inde. Mon frère, un peu plus âgé que moi et très taquin, appelait cela des cheveux carotte pour me faire enrager. Ou bien il les comparait à la queue du Petit-Blond (le Petit-Blond était un petit Percheron rougeaud, solide et entêté, un compagnon d’enfance, qui nous promenait dans la belle saison et qui prenait visiblement plaisir à nous secouer le plus possible dans sa charrette). Enfin, et qu’elle qu’en fût la nuance, c’étaient des cheveux que mon père aimait beaucoup et dont on avait grand soin. Avec cela des yeux verts très singuliers et, dans toute ma personne, quelque chose de maladif et d’exalté. J’avais l’air d’une petite fille un peu irréelle. Je rapporte ce qu’on me dit. Il est évident que, pour Mélie tout au moins, j’appartenais à un monde supérieur, au même monde que les figures diaphane d’anges et de saints qu’elle voyait dans les vitraux d’église.

Comment avais-je fait la connaissance de Mélie ? Je ne sais plus. Ses parents étaient des pauvres gens du voisinage. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne s’occupaient guère de leur fille, que je m’étais accoutumée à la voir partout sur mon chemin, et qu’elle vivait dans mon ombre.

Je ne pense point qu’au commencement mon père n’eût essayé d’éloigner de moi cette petite sorcière. Car vraiment ce n’était pas une compagnie pour une petite fille de riche bourgeoisie, comme j’étais. J’imaginai qu’elle avait été vaincu par la persévérance de Mélie, par sa souplesse de couleuvre à se glisser, paraître et disparaître, et peut-être aussi par mes prières. Je sentais bien, en effet, que j’étais bien pour Mélie une espèce de petite madone ; et une madone ne s’irrite point que les gueux lui fassent leurs dévotion, du fond de la chapelle.

Illustration Charles Atamian

Elle était si peu gênante, la pauvre Mélie ! Elle ne me demandait que de la supporter, non pas même à côté de moi, mais derrière. Le matin, quand la bonneme conduisait au couvent, Mélie, embusquée au coin de la porte, guettait ma sortie. Elle prenait le cartable où étaient mes livres et nous suivait à quelques pas de distance. Je lui disais : « Merci, Mélie ! » Cela lui suffisait. Elle savait bien que mon père n’eût pas souffert qu’elle marchât à mes côtés, et qu’il n’eût pas trouvé convenable que je fisse la conversation avec elle dans la rue, et elle était elle-même tout à fait de cet avis.

Elle avait d’ailleurs de la dignité, celle que conserve, sans le savoir et sans y tâcher, tout amour désintéressé et profond. Ainsi, quoiqu’elle fût bien pauvre, je ne lui donnais jamais de sous. Une fois que j’avais voulu lui en donner, elle avait refusé en secouant énergiquement sa tête de loup. Seulement, quand j’avais quelque friandise, des crottes de chocolat ou des macarons, je lui en offrais derrière mon dos tout en trottinant près de ma bonne, et elle venait les prendre. Les bonbons, cela s’accepte.

Je me demande quelquefois pourquoi Mélie était si loqueteuse, car certainement on devait lui donner, à la maison, de vieille hardes et de quoi se vêtir plus proprement…Je lui faisais honte, quelquefois, de ses cheveux jamais peignés, de ses boutons arrachés, de ses taches et de ses accrocs… Alors elle baissait la tête, très confuse, et ne disait rien. Et elle reparaissait le lendemain aussi minable que devant. C’était sans doute plus fort qu’elle.

Il faut dire qu’avec la vie qu’elle menait il lui eût été difficile d’être tirée à quatre épingles. Tout le temps qu’elle n’était pas avec moi, elle le passait soit à se battre dans la rue avec des galopins, soit à courir les champs, à grimper aux arbres, à cueillir des fleurs, à dormir dans les foins. Une vraie petite faunesse ! Elle ne savait pas lire, n’étant jamais allée à l’école, mais elle connaissait très bien les herbes, celles qui sont bonnes pour les rhumes, celles qui sont rafraîchissantes, celles qui guérissent les douleurs, celles qui cicatrisent les plaies… Elle en apportait souvent à la cuisine, et aussi des mâches, du cresson, des pissenlits, et d’énormes bouquets de violettes, de perce-neige, de coucous, de marguerites, de coquelicots, de bleuets.

Autant de prétextes pour se glisser dans la maison. Ou bien, elle rôdait autour de la cuisine, épiant l’aubaine d’une commission à faire : le pain qui manquait au moment du déjeuner, le boucher qui n’envoyait pas la viande. Mélie courait, était de retour en un clin d’œil, et alors elle ne s’en allait plus, se dissimulait dans les coins, passait par les portes entrebâillées, me cherchait, et finissait par me retrouver. C’était le plus souvent au jardin. Elle se montrait d’abord de loin, timidement. Je lui faisait signe de s’approcher. Et elle accourait, une joie de paradis dans ses yeux.

-Oh ! mademoiselle, mademoiselle !

Nous nous installions sur un banc, sous la tonnelle, et là, bien cachées, nous causions à l’aise. Ce que nous disions, je l’ai oublié ; mais je me rappelle très bien ce que nous faisions. Mélie était très ingénieuse. Elle m’apprenait à faire des sifflets avec des branches de saule, des canons avec du sureau, des balles avec des coucous, des couronnes avec toutes sortes de fleurs, et des pompes avec des pailles enfoncées dans les trous d’un noyau d’abricot (mon Dieu ! c’est bien simple : on fait les trous en usant le noyau contre du grès, et, par ces trous, on retire l’amande avec une épingle). Quand elle avait reçu quelques sous pour ses commissions, elle achetait, chez une couturière de la villes, des fouffes, c’est-à-dire des rognures d’étoffes et des bouts de ruban, et, roulant et cousant ensemble ces chiffons multicolores autour d’une poignée de foin et de quatre bâtonnets, elle en fabriquait des poupées qui me semblaient superbes, des poupées éclatantes, fantastiques, avec des têtes en satin rose et des gestes imprévus, des poupées bien plus vivantes – Bourget n’hésiterait pas à dire : plus suggestives – que celles qu’on achète chez les marchands.

Mélie était aussi généreuse. Un jour, en sortant, je la vis qui m’attendait accotée contre une borne et tenant une longue tartine sur laquelle fumait une couche de pommes de terre écrasées et assaisonnées de ciboules et d’autres herbes. Il y avait beaucoup plus épais de pommes de terre que de pain, et cela sentait bon, mais bon ! Je n’y pus tenir :

Ça ne doit pas être mauvais, ça, Mélie ?

Tout de suite, elle me tendait la tartine, où ses dents de loup avaient découpé des demi-cercles comme à l’emporte pièce. Et moi, si chétive et l’on grondait toujours parce que je ne mangeais point, je dévorai la tartine en le barbouillant de pommes de terre jusqu’au bout du nez. Et Mélie me regardait d’un air drôle, où il y avait du ravissement, de la fierté de voir que j’appréciais si fort sa cuisine, et aussi, tout au fond, un peu de regret…. A partir de ce jour-là, toutes les fois qu’on faisait quelque fricot chez elle, elle m’en apportait dans du papier. Elle tirait cela de sa poche avec des mines mystérieuses…Mais ce n’était plus la tartine de pommes de terre ! C’étaient des mangeailles de pauvre qui sentaient décidément trop fort. J’essayais d’y goûter ; mais cela ne passait pas, je lui disais que je n’avais plus faim, et elle en était toute triste.

En somme, Mélie m’inspirait, par certains côtés, une sorte de considération. Sa force, son agilité, sa hardiesse, étonnait ma timidité de fillette frêle, recluse et surveillée. Je l’enviais de pouvoir courir partout et de ne rien craindre. Parfois elle sentait le foin où elle s’était roulée, et elle en avait encore des brins dans les cheveux. Elle me faisait rêver de vie libre à travers champs, à la Robinson. Quand nous étions bien sûres d’être seules, elle grimpait aux arbres du verger, secouait les branches, faisait pleuvoir les fruits mûrs, arrachait les autres à poignées. Elle aimait beaucoup les pommes vertes, et surtout les abricots verts, durs comme des balles. Elle m’affirmait, en les croquant, que c’était très bon, et j’en croquais aussi, par amour-propre, et pour faire comme elle. Mais, tout de même, j’aimais mieux les fruits un peu plus mûrs…Nous n’avions que des cerisiers très tardifs. Je lui dis une fois que c’était très ennuyeux de n’avoir pas encore de cerises. Le lendemain, elle m’en rapporta plein sa jupe. Elle les avait pillées dans quelque jardin. Elle volait pour moi, pour moi elle aurait tué. Et, dès qu’elle voyait quelqu’un de la maison venir de notre côté, -à moins que ce ne fût ma bonne ou la cuisinière, qui étaient assez de ses amies, – elle disparaissait je ne sais comment, par quelque trou de haie.

Les plus mauvais jours pour Mélie, c’étaient ceux où de petites amies venaient me voir. Mélie continuait à tourner autour de moi, mais je passais devant elle sans lui parler, sans avoir l’air de la connaître. Et alors elle se reculait, s’effaçait, se faisait petite. Elle ne m’en voulait point, elle comprenait que ces belles petites filles élégantes devaient ignorer qu’elle était mon amie. Elle ne se disait pas que je rougissais d’elle, ou, si elle se le disait, elle trouvait cela tout naturel : mais je sentais que tout de même cela lui faisait gros cœur.

Un autre chagrin pour elle, c’était quand mon père m’emmenait avec mon frère à une maison de campagne, très rustique et flanquée d’une fermette, qu’il possédait à une petite lieue de la ville.

Elle essayait bien de nous suivre de loin, mais mon père ne le souffrait pas, la renvoyait avec sa grosse voix. un jour, comme nous approchions de la ferme, je vis Mélie, toute empoussiérée, surgir d’un fossé où elle s’était tapie pour me voir passer. Elle restait là, tremblante, prête à s’enfuir au moindre mouvement hostile de mon père. J’en fus attendrie :

Père, dis-je, bien doucement, laissez-la marcher derrière nous. Qu’est-ce que cela nous fait ?

Mon père consentit ; et Mélie, radieuse, me suivait comme un bon chien ; et, de temps en temps, je lui tendais la main par derrière sans rien dire ; elle la prenait dans la sienne et posait dessus, un instant, son autre patte. Rien de plus.

Vers la fin du déjeuner, je trouvai moyen de sortir seule et je portai à Mélie, blottie contre la porte, du pain, un peu de viande, du fromage, ce que j’avais pu prendre.

-Oh ! mademoiselle, mademoiselle !

Puis, je jouai avec mon frère sous les grands arbres qui entouraient la ferme ; et, sans la voir, je devinais que Mélie était dans les environs, cachée par quelque buisson, et qu’elle me regardait, et que cela la rendait contente.

A un moment, me frère me quitta, et bientôt après j’entendis des cris du côté de la ferme. J’y courus et je vis, devant l’écurie, la pauvre Mélie mouillée jusqu’aux genoux, sa robe ruisselante, ses pieds clapotant dans ses savates. Le méchant garçon l’avait empoignée à l’improviste et trempée dans l’auge de pierre, pleine d’eau de pluie, où buvaient les chevaux. Mélie pleurait ; mais dès qu’elle m’aperçut, sachant bien que j’allais gronder mon frère et que cela amènerait une querelle, ne voulant point m’ennuyer, ni m’attrister, ni que je prisse la peine de la plaindre ou que je fisse l’effort de la défendre, elle renfonça subitement ses larmes, et, souriant avec sa grande bouche, elle me dit :

-Ce n’est rien, mademoiselle. C’était pour s’amuser…

Quand vint l’époque de ma première communion, je montrai une piété ardente dont Mélie fut toute impressionnée. Elle voulut faire comme moi, communier le même jour. Elle n’était pas prête du tout, n’ayant jamais suivi le catéchisme. Ce fut moi qui l’introduisis, qui lui parlai de Dieu. Mais, tandis que ma piété était pleine d’amour et d’espérance, il y avait surtout dans la sienne de l’étonnement et de la crainte.

Le jour de la cérémonie, j’avais une telle fièvre que mon cierge tremblait dans ma main et arrosait les voiles de mes voisines. On dut me l’enlever. Au dernier rang, Mélie, presque propre, toute rouge dans sa grosse mousseline bleuie par par le lavage, ne me quittait pas du regard. Elle priait pour sa petite malade ; car elle ne demandait jamais rien pour elle-même, se jugeant tout à fait négligeable aux yeux de Dieu, et ne croyant pas qu’il pût avoir le moindre plaisir à s’occuper d’elle. De moi, à la bonne heure !

L’après-midi, mon parrain le cardinal me confirma la première, et mes parents m’emmenèrent vite à notre maison de campagne… Mélie m’attendait, dans son fossé, au bord d’un champ d’avoine. Mon cœur se fondit, et je lui envoyai un baiser.

On me coucha. J’entendis, de mon lit, le bruit des vois et des rires, car toute la famille était réunie à dîner pour la circonstance. Je ne pensais à rien, envahie seulement par la tristesse de la tombée du jour, de cette heure si mélancolique et si grise dans ces grandes plaines de la Champagne.

Paul Bourget par Charles Gallot Photographe

Je sentis des fleurs fraîches dans mes mains. Mélie était là, agenouillée, le front sur le bord de mon lit. Je voulais parler ; elle me supplia de me taire, de rester calme, de dormir, – pour qu’on ne chassât pas… Mon père vint me voir et me trouva endormie, tenue par elle, son bras sous ma tête. Il n’eût pas le courage de la renvoyer ce jour-là et lui fit porter à manger.

Quelque temps après, ma mère exigea que j’apprisse tout ce que doit savoir une bonne maîtresse de maison. Félicie, une petite ouvrière bossue et très douce, qui venait plusieurs fois par semaine (je vois encore sa silhouette humble et falote sur les rideaux blancs de la fenêtre), eut l’ordre de m’apprendre à coudre. D’autres furent chargées à m’enseigner le soin du linge et un peu de repassage. Je dus aussi ranger moi-même mes affaires dans ma chambre.

Tout cela m’ennuyait bien, car j’avais une passion : la lecture. Heureusement, ma mère était souvent absente ; et Mélie avait fini par se faire tolérer dans la maison. Elle assistait aux leçons de Félicie et des autres ouvrières ; et, dans son désir de m’aider, elle apprit beaucoup plus vite que moi. C’était elle, la plupart du temps, qui faisait à ma place les petites besognes dont on me chargeait : ourlets, reprises, linge à plier ; et c’était elle qui mettait ma chambre en ordre.

Pendant qu’elle travaillait, je lisais, assise dans un coin,me bouchant les oreilles avec mes pouces pour n’avoir pas de distraction. Je lisais le Vie des saints, l’Histoire romaine de Rollin, des récits de voyage, et je ne sais quel vieux petit livre à tranches rouges qui contenait des anecdotes sur le XVIIIe siècle. Et, quand Mélie avait fini, je lui racontait mes lectures : c’était là sa récompense.

Roulée à mes pieds, en boule, immobile, les yeux attachés sur moi, elle m’écoutait avec extase, comme on écouterait le bon Dieu. Je racontais très bien paraît-il, avec un grand sérieux, des gestes expressifs, une extrême ardeur de conviction. Je me rappelle qu’une de ces histoires commençait par cette phrase :

Au temps où Mme de Pompadour régnait sur la France…

Je ne sais trop ce que Mme de Pompadour représentait pour Mélie, ni même pour moi. Mais je me souviens que c’était une bien belle histoire.

Ici, un grand trou dans ma mémoire, une longue maladie, la petite vérole, la fièvre, le délire. De tout cela, une seule vision m’est restée : Mélie à mes côtés, remuant des tisanes ; Mélie accroupie par terre ; Mélie à cheval sur mon petit lit, me tenant les mains doucement, et pourtant de toutes ses forces, et m’empêchant de me gratter la figure.

On lui avait dit que, si je me grattais, je deviendrais laide ; et elle veillait sur ma beauté comme un gnome sur un trésor.

Comment la souffrait-on auprès de moi et l’exposait-on à prendre monmal ? On avait tout fait pour l’empêcher d’entrer ; puis, un matin,on l’avait surprise dans un coin de ma chambre, derrière un fauteuil, où elle avait passée la nuit. Il n’était plus temps de la renvoyer ; au reste, elle aurait bien trouvé moyen de revenir, car les portes n’étaient jamais bien fermées dans cette grande maison de province…

Le jour où je commençai à aller mieux (on était en avril et il y avait du soleil sur mes draps), Mélie m’apporta des brassées de fleurs et des balles de coucous. Nous jouions à nous jeter ces balles ; j’étais si maladroite et si faible encore, que je les laissais souvent tomber. Mélie les ramassait dans les coins, sous les meubles, à quattre pattes, avecune agilité de chat ; et cela m’amusait.

J’avais les enfantillages de la convalescence, des enfantillages plus jeunes que moi, quoique je ne fusse qu’une petite fille. L’intelligence, après une si longue et si rude secousse, ne me revenait que très lentement. Je me retrouvais plus proche de Mélie, presque aussi simple qu’elle ; et, quand je m’efforçais de me rappeler le passé (oh ! comme il me semblait loin !), c’est toujours avec Mélie que je me revoyais, sous le berceau de vigne ou dans le verger. Et, très gravement, nous échangions nos souvenirs :

Te rappelles-tu, Mélie ?

Oh ! oui, mademoiselle...

Et maintenant, c’était elle qui se rappelait le mieux les belles histoires que lui avais contées, et c’était moi qui les lui demandais et qui l’écoutais à mon tour.

-Et cette autre, Mélie, tu sais bien ? où ça parlait de Mme de Pompadour…

Attendez, mademoiselle, je vais la retrouver.

Et Mélie commençait :

Au temps où Mme Pompadour régnait sur la France…

Un jour, Mélie ne vint pas. C’était le premier jour où l’on m’avait permis de me lever. Je la réclamai avec insistance. Ma mère me dit que Mélie était malade, mais qu’elle viendrait bientôt.

Le lendemain, on me transporta à la campagne. Tout le monde s’empressait autour de moi, cherchait à me distraire, me faisait jouer. Mon père passait avec moi de longues heures et, quand le soleil était chaud, me promenait sous les arbres au feuillage tendre et tout neuf et par des chemins tout neigeux d’aubépine. Cependant, je n’oubliais pas Mélie et, de temps en temps, je demandais à la voir.

Mélie, me dit mon père, est très malade. Mais sois tranquille, je lui ai envoyé le médecin et tout ce qu’il faut ; elle est très bien soignée. Tu la verras quand elle sera guérie.

Mes forces revenaient peu à peu. J’avais grand appétit. Je jouissais vivement de toutes choses, du bon air, de la bonne chaleur, des bons petits plats qu’on me faisait, des fleurs, des arbres, des prés, de la promenade, comme quelqu’un qui refait la découverte de la vie. Je m’épanouissais délicieusement dans l’égoïsme de la convalescence. Une fois pourtant j’interrogeai :

Et Mélie ?

Elle est morte, répondit tristement ma mère.

Pauvre Mélie ! fis-je rêveusement et comme songeant à quelque chose de très vague et de très lointain…

Et je n’y pensai plus.

Mais, depuis, j’y ai pensé très souvent.

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LES POÈMES DE JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

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Jules Lemaître

LES MOUETTES

Alphonse Lemerre, éditeur
 

Par les couchants sereins et calmes, les mouettes
Vont mêlant sur la mer leur vol entrecroisé :

genre Rhodostethia mouette rosée par Johann Friedrich Naumann

LES PETITES ORIENTALES
RECUEIL

NOSTALGIE

Jardin de l’Occident, douce terre natale,
D’un cœur trop peu fervent je t’aimais autrefois,

LES MÉDAILLONS
RECUEIL

PASCAL

Tu voyais sous tes pas un gouffre se creuser
Qu’élargissaient sans fin le doute et l’ironie. . .

DON JUAN INTIME

Toutes les fois qu’une de vous,
Dupe de la pire chimère,

POÈMES PUBLIÉS
DANS LA REVUE

LISEZ-MOI

LA-BAS…
publié en 1930 dans la revue « Lisez-moi »

La-bas, sur la rive africaine,
Sous le beau ciel élyséen,

AUTRES POÈMES

LA LYRE D’ORPHÉE

Quand Orphée eut perdu sa maîtresse à jamais,
Il dit : « Je chanterai, pour épuiser ma peine,

**

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SULLY PRUDHOMME par JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

SULLY PRUDHOMME
René Armand François Prudhomme

né à Paris le 16 mars 1839 – mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907

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LES CRITIQUES 
DE 
JULES LEMAÎTRE

SULLY PRUDHOMME

Les Contemporains
(1886)
Etudes & Portraits Littéraires

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Sully Prudhomme

INTRODUCTION

Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés-presque des yeux de femme-dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée. Spe lentus, timidus futuri. Il est certain qu’il a plus pâti de sa pensée que de la fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il nous parle d’un amour trahi : ce sont misères assez communes et il ne paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les chagrins n’étaient à la mesure du cœur qui les sent. S’il a pu souffrir plus qu’un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci du lendemain, une aisance subite est venue l’en délivrer d’assez bonne heure. Mais cette délivrance n’était point le salut. La pensée solitaire et continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par l’excessive tension de l’esprit ; et la nervosité croissante, féconde en douleurs intimes ; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, il aurait le droit de se reposer s’il le pouvait : son oeuvre est dès maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l’admiration de ses «amis inconnus».

I

Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu’il est, de quelque façon qu’eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon de constater que le poète, qui représente dans ce qu’il a de meilleur l’esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu’il avait en lui-même de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se préparer à l’École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et fit une partie des mathématiques spéciales ; une ophtalmie assez grave interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus profondes, n’ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées et n’étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l’École de droit. En même temps il se donnait avec passion à l’étude de la philosophie. Sa curiosité d’esprit était dès lors universelle.
Préparé comme il l’était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni
par des chansons en l’air : sa première œuvre fut une série de poèmes
philosophiques. Je dis sa première œuvre ; car, bien que publiés avec ou après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C’est ce que notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d’une science précise et d’une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son programme poétique et l’embrasse avec orgueil, étant dans l’âge des longs espoirs :

Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots…
Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme
Pour dire : «C’en est fait, l’homme nous est connu ;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ?
»
Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre …

Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent surprendre,-car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain degré de subtilité dans l’analyse semblait hors de son atteinte ?

Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme.
Sept notes seulement composent le clavier…
Faut-il plus au poète ? Et ses chants, pour matière,
N’ont-ils pas la science aux sévères beautés,
Toute l’histoire humaine et la nature entière ?

N’est-ce pas l’annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins, du Zénith et de la Justice ?
En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il
voit le mal, il voit la souffrance, il s’insurge contre les injustices et
les gênes de l’état social (le Joug) ; mais il ne désespère point de
l’avenir et il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la
rue, la Parole). Même le poème grandiose et sombre de l’Amérique,
cette histoire du mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l’ancien et ne laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices des actes héroïques et instigatrices des chefs-d’œuvre. Lui-même sent au cœur leur morsure féconde ; il se sait poète, il désire la gloire et l’avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l’Ambition). Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d’une remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses désespoirs égoïstes et pour s’être désintéressé de la chose publique ; il exalte le travail humain, il prêche l’action, il veut que la poésie soit croyante à l’homme et qu’elle le fortifie au lieu d’aviver ses chères plaies cachées. «L’action ! l’action !» c’est le cri qui sonne dans ces poèmes marqués d’une sorte de positivisme religieux.

Une réflexion vous vient : était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie ? Y a-t-il donc tant de joie dans l’oeuvre de Sully-Prudhomme ? Et qu’a-t-il fait, cet apôtre de l’action, que ronger son cœur et écrire d’admirables vers ? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s’il n’est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l’auteur de Rolla, au moins est-ce par des voies très différentes ; sa mélancolie est d’une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne d’un homme.

La forme des Poèmes n’est pas plus romantique que le fond. Les autres poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts, à l’école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M.Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien d’antérieur, nul poète n’ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son intelligence, ni
mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu’il y a de plus original et de
meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une langue précise : celle de Sully-Prudhomme l’est merveilleusement. Elle semble procéder de l’antiquité classique, qu’il a beaucoup pratiquée. On trouve souvent dans les Poèmes le vers d’André Chénier, celui de l’Invention et de l’Hermès.-Mais le style des Poèmes, quoique fort travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût croissant de la concision et l’enthousiasme décroissant. Le poète, très jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux constructions d’Hegel (l’Art) et, d’autre part, induit par la compression du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi qui sont des protestations, se laisse aller à plus d’espoir et d’illusion qu’il ne s’en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà et là dans l’éloquence.

J’avais tort de dire qu’il ne doit rien aux parnassiens. C’est à cette
époque qu’il fréquenta leur cénacle et qu’il y eut (si on veut croire la
modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la puissance de l’épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse n’eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et frappante. Ce soin curieux et précieux qu’apportaient les «impassibles» à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques ou fictifs, M. Sully-Prudhomme crut qu’il ne serait pas de trop pour traduire les plus chers de ses propres sentiments ; que l’âme méritait bien cet effort pour être peinte dans ses replis ; que c’est spéculer lâchement sur l’intérêt qui s’attache d’ordinaire aux choses du cœur que de se contenter d’à peu près pour les exprimer. Et c’est ainsi que, par respect de sa pensée et par souci de la livrer tout entière, il appliqua en quelque façon la forme rigoureuse et choisie du vers parnassien à des sujets de psychologie intime et écrivit les stances de la Vie intérieure.

II

On pourrait dire : Ici commencent les poésies de M. Sully-Prudhomme. J’avoue que j’ai de particulières tendresses pour ce petit recueil de la Vie intérieure, peut-être parce qu’il est le premier et d’une âme plus jeune, quoique douloureuse déjà. Par je ne sais quelle grâce de nouveauté, il me semble que la Vie intérieure est à peu près, à l’oeuvre de notre poète, ce que les Premières Méditations sont à celle de Lamartine. Et le rapprochement de ces deux noms n’est point si arbitraire, en somme. À la grande voix qui disait la mélancolie vague et flottante du siècle naissant répond, après cinquante années, une voix moins harmonieuse, plus tourmentée, plus pénétrante aussi, qui précise ce que chantait la première, qui dit dans une langue plus serrée des tristesses plus réfléchies et des impressions plus subtiles. Trois ou quatre sentiments, à qui va au fond, défrayaient la lyre romantique. L’aspiration de nos âmes vers l’infini, l’écrasement de l’homme éphémère et borné sous l’immensité et l’éternité de l’univers, l’angoisse du doute, la communion de l’âme avec la nature, où elle cherche le repos et l’oubli : tels sont les grands thèmes et qui reviennent toujours. M. Sully-Prudhomme n’en invente pas de nouveaux, car il n’y en a point, mais il approfondit les anciens. Ces vieux sentiments affectent mille formes : il saisit et fixe quelques-unes des plus délicates ou des plus détournées. La Vie intérieure, ce n’est plus le livre d’un inspiré qui, les cheveux au vent, module les beaux lieux communs de la tristesse humaine, mais le livre d’un solitaire qui vit replié, qui guette en soi et note ses impressions les moins banales, dont la mélancolie est armée de sens critique, dont toutes les douleurs viennent de l’intelligence ou y montent. -«Pourquoi n’est-il plus possible de chanter le printemps ? -J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux… -Une petite blessure peut lentement briser un cœur. -C’est parfois une caresse qui fait pleurer : pourquoi ? -Je voudrais oublier et renaître pour retrouver des impressions neuves, et que la terre ne soit pas ronde, mais s’étende toujours, toujours… -Je bégayais étant enfant et je tendais les bras. Aujourd’hui encore ; on n’a fait que changer mon bégayement…» Voilà les sujets de quelques-unes de ces petites pièces «qu’on a faites petites pour les faire avec soin».

Lamartine s’extasiait en trois cents vers sur les étoiles, sur leur nombre et leur magnificence, et priait la plus proche de descendre sur la terre pour y consoler quelque génie souffrant. M. Sully-Prudhomme, en trois quatrains, songe à la plus lointaine, qu’on ne voit pas encore, dont la lumière voyage et n’arrivera qu’aux derniers de notre race ; il les supplie de dire à cette étoile qu’il l’a aimée ; et il donne à la pièce ce titre qui en fait un symbole : l’Idéal. On voit combien le sentiment est plus cherché, plus intense (et notez qu’il implique une donnée
scientifique). -De même, tandis que le poète des Méditations s’épanche noblement sur l’immortalité de l’âme et déploie à larges nappes les vieux arguments spiritualistes, le philosophe de la Vie intérieure écrit ces petits vers :

J’ai dans mon cœur, j’ai sous mon front
Une âme invisible et présente…..

Partout scintillent les couleurs.
Mais d’où vient cette force en elles ?

Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans les prunelles.

Tous les corps offrent des contours.
Mais d’où vient la forme qui touche ?

Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche ?…

Déjà tombent l’enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites «méditations» sont tristes, et d’une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n’est pas compensée par le charme matériel d’une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au cœur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n’être que nous ; mais, comme j’ai dit, M. Sully-Prudhomme n’exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez ; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.

Je voudrais pouvoir dire qu’il tire au clair la vague mélancolie
romantique : il décompose en ses éléments les plus cachés «cette tendresse qu’on a dans l’âme et où tremblent toutes les douleurs» (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et si concise : c’est comme si chacun de ces petits vers nous faisait faire en nous des découvertes dont nous nous savons bon gré et nous enrichissait le cœur de délicatesses nouvelles. Jamais la poésie n’a plus pensé et jamais elle n’a été plus tendre : loin d’émousser le sentiment, l’effort de la réflexion le rend plus aigu. On éprouve la vérité de ces remarques de Pascal (je rappelle que Pascal emploie une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre) : «À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes… -La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion,» etc. Ajoutez à ce charme celui de la forme la plus savante qui soit, d’une simplicité infiniment méditée, qui joint étroitement, dans sa trame, à la précision la plus serrée la grâce et l’éclat d’images nombreuses et courtes et qui ravissent par leur justesse : forme si travaillée que souvent la lecture, invinciblement ralentie, devient elle-même un travail :

Si quelqu’un s’en est plaint, certes ce n’est pas moi.

III

M. Sully-Prudhomme me semble avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques. Jeunes filles et Femmes sont aussi loin du Lac ou du Premier regret que la Vie intérieure l’était de l’Épître à Byron. Elvire a pu être une personne réelle ; mais dans les Méditations, Elvire idéalisée est une vision, une fort belle image, mais une image en l’air, comme Laure ou Béatrix. Qui a vu Elvire ? Demande-t-on sa main ? L’épouse-t-on ? Élvire a «des accents inconnus à la terre». Elvire n’apparaît que sur les lacs et sous les clairs de lune. Mais, quelque discrétion que le poète y ait mise et quoique des pièces d’un caractère impersonnel se mêlent à celles qui peuvent passer pour des confessions, on sent à n’en pouvoir douter que les vers de Jeunes filles et Femmes nous content par fragments une histoire vraie, très ordinaire et très douloureuse, l’histoire d’un premier amour à demi entendu, puis repoussé. Et la femme, que font entrevoir ces fines
élégies, n’est plus l’amante idéale que les poètes se repassent l’un à
l’autre : c’est bien une jeune fille de nos jours, apparemment une petite
bourgeoise (Ma fiancée, Je ne dois plus), et l’on sent qu’elle a vécu,
qu’elle vit encore peut-être. Sans doute Sainte-Beuve, dans ses poésies, avait déjà particularisé l’amour général et lyrique et raconté ses sentiments au lieu de les chanter ; mais sa «note» n’est que familière à la façon de Wordsworth et son style est souvent entaché des pires affectations romantiques. L’analyse est autrement pénétrante chez M. Sully-Prudhomme. On n’avait jamais dit avec cette tendresse et cette subtilité l’aventure des cœurs de dix-huit ans, et d’abord l’éveil de l’amour chez l’enfant, son tressaillement sous les caresses d’une grande fille, «les baisers fuyants risqués aux chatons des bagues» (Jours lointains), et plus tard, quand l’enfant a grandi, ses multiples et secrètes amours (Un sérail), puis la première passion et ses délicieux commencements (le Meilleur moment des amours), et la grâce et la pureté de la vraie jeune fille, puis la grande
douleur quand la bien-aimée est aux bras d’un autre (Je ne dois plus), et l’obsession du cher souvenir :

… Et je la perds toute ma vie
En d’inépuisables adieux.
Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t’ont pas fermé les yeux.

Le poète, à l’affût de ses impressions, les aiguise et les affine par la curiosité créatrice de ce regard intérieur et parvient à de telles profondeurs de tendresse, imagine des façons d’aimer où il y a tant de tristesse, des façons de se plaindre où il y a tant d’amour, et trouve pour le dire des expressions si exactes et si douces à la fois, que le mieux est de céder au charme sans tenter de le définir. N’y a-t-il pas une merveilleuse «invention» de sentiment dans les stances de Jalousie et dans celles-ci, plus exquises encore :

Si je pouvais aller lui dire :
«Elle est à vous et ne m’inspire
Plus rien, même plus d’amitié ;
Je n’en ai plus pour cette ingrate.
Mais elle est pâle, délicate.
Ayez soin d’elle par pitié !

«Écoutez-moi sans jalousie.
Car l’aile de sa fantaisie
N’a fait, hélas ! que m’effleurer.
Je sais comment sa main repousse.
Mais pour ceux qu’elle aime elle est douce ;
Ne la faites jamais pleurer !…
»

Je pourrais vivre avec l’idée
Qu’elle est chérie et possédée
Non par moi, mais selon mon coeur.
Méchante enfant qui m’abandonnes,
Vois le chagrin que tu me donnes :
Je ne peux rien pour ton bonheur !

IV

Je dirai des Épreuves à peu près ce que j’ai dit des recueils précédents : M. Sully-Prudhomme renouvelle un fonds connu par plus de pensée et plus d’analyse exacte que la poésie n’a accoutumé d’en porter. «Si je dis toujours la même chose, c’est que c’est toujours la même chose», remarque fort sensément le Pierrot de Molière. La critique n’est pas si aisée, malgré l’axiome que l’on sait ; et il faut être indulgent aux répétitions nécessaires. En somme, une étude spéciale sur un poète -et sur un poète vivant dont la personne ne peut être qu’effleurée et qui, trop proche, est difficile à bien juger- et sur un poète lyrique qui n’exprime que son âme et qui ne raconte pas d’histoires -se réduit à marquer autant qu’on peut sa place et son rôle dans la littérature, à chercher où gît son originalité et des formules qui la définissent, à rappeler en les résumant quelques-unes de ses pièces les plus caractéristiques. Ainsi une étude même consciencieuse, même amoureuse, sur une œuvre poétique considérable peut tenir en quelques pages, et fort sèches. Le critique ingénu se désole. Il voudrait concentrer et réfléchir dans sa prose comme dans un miroir son poète tout entier. Il lui en coûte d’être obligé de choisir entre tant de pages qui l’ont également ravi ; il lui semble qu’il fait tort à l’auteur, qu’il le trahit indignement ; il est tenté de tout résumer, puis de tout citer et, supprimant son commentaire, de laisser le lecteur jouir du texte vivant. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de s’évertuer à en enfermer l’âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes ? On les sent si incomplètes et, même quand elles sont à peu près justes, si impuissantes à traduire le je ne sais quoi par où l’on est surtout séduit ! À quoi bon définir difficilement ce qu’il est si facile et si délicieux de sentir ? L’excuse du critique, c’est qu’il s’imagine que son effort, si humble qu’il soit, ne sera pas tout à fait perdu, c’est qu’il croit travailler à ce que Sainte-Beuve appelait l’histoire naturelle des esprits, qui sera une belle chose quand elle sera faite. C’est qu’enfin une piété le pousse à parler des artistes qu’il aime; qu’à chercher les raisons de son admiration, il la sent croître, et que son effort pour la dire, même avorté, est encore un hommage.

Les Épreuves, si on en croit le sonnet qui leur sert de préface, n’ont
pas été écrites d’après un plan arrêté d’avance. Mais il s’est trouvé que les sonnets où le poète, à vingt-cinq ans, contait au jour le jour sa vie intérieure pouvaient être rangés sous ces quatre titres : Amour, Doute, Rêve, Action ; et le poète nous les a livrés comme s’ils se rapportaient à quatre époques différentes de sa vie. La vérité est qu’il a l’âme assez riche pour vivre à la fois de ces quatre façons.

Les sonnets d’Amour sont plus sombres et plus amers que les pièces
amoureuses du premier volume : le travail de la pensée a transformé la tendresse maladive en révolte contre la tyrannie de la beauté et contre un sentiment qui est de sa nature inassouvissable. (Inquiétude, Trahison, Profanation, Fatalité, Où vont-ils ? L’Art sauveur.) -Les sonnets du Doute marquent un pas de plus vers la poésie philosophique. Voyez le curieux portrait de Spinoza :

C’était un homme doux, de chétive santé…

et le sonnet des Dieux, qui définit le Dieu du laboureur, le Dieu du
curé, le Dieu du déiste, le Dieu du savant, le Dieu de Kant et le Dieu de
Fichte, tout cela en onze vers, et qui finit par celui-ci :

Dieu n’est pas rien, mais Dieu n’est personne : il est tout.

et le Scrupule, qui vient ensuite :

Étrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le coeur comme pour la cervelle,
Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir

D’autres sonnets expriment le doute non plus philosophant mais souffrant. Jusque-là les «angoisses du doute», même sincère, avaient eu chez les poètes quelque chose d’un peu théâtral : ainsi les Novissima Verba de Lamartine ; ainsi dans Hugo, les stances intitulées : Que nous avons le doute en nous. Ajoutez que presque toujours, chez les deux grands lyriques, le doute s’éteint dans la fanfare d’un acte de foi. Musset est évidemment plus malade dans l’Espoir en Dieu ; mais son mal vient du cœur plutôt que du cerveau. Ce qu’il en dit de plus précis est que «malgré lui, l’infini le tourmente». Sa plainte est plutôt d’un viveur fourbu qui craint la mort que d’un homme en quête du vrai. Il ne paraît guère avoir lu les philosophes qu’il énumère dédaigneusement et caractérise au petit bonheur.
Pour sûr, ce n’est point la Grande Ourse qui lui a fait examiner, à lui,
ses prières du soir ; et la ronflante apostrophe à Voltaire, volontiers
citée par les ecclésiastiques, ne part pas d’un grand logicien. M.
Sully-Prudhomme peut se rencontrer une fois avec Musset et, devant un Christ en ivoire et une Vénus de Milo (Chez l’antiquaire), regretter «la volupté sereine et l’immense tendresse» dans un sonnet qui contient en substance les deux premières pages de Rolla. Mais son doute est autre chose qu’un obscur et emphatique malaise : il a des origines scientifiques, s’exprime avec netteté et, pour être clair, n’en est pas moins émouvant. Et comme il est négation autant que doute, le vide qu’il laisse, mieux défini, est plus cruel à sentir. Les Werther et les Rolla priaient sans trop savoir qui ni quoi ; le poète des Épreuves n’a plus même cette consolation lyrique :

Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs…
J’ai beau joindre les mains et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela :
Je ne sens rien du tout devant moi. C’est horrible.

Ce ne sont plus douleurs harmonieuses et indéfinies. Le poète dit la plaie vive que laisse au cœur la foi arrachée, la solitude de la conscience privée d’appuis extérieurs et qui doit se juger et s’absoudre elle-même (la Confession) :

Heureux le meurtrier qu’absout la main d’un prêtre…
J’ai dit un moindre crime à l’oreille divine…
Et je n’ai jamais su si j’étais pardonné.

Il dit les involontaires retours du cœur, non consentis par la raison, vers les croyances d’autrefois (Bonne mort) :

Prêtre, tu mouilleras mon front qui te résiste.
Trop faible pour douter, je m’en irai moins triste
Dans le néant peut-être, avec l’espoir chrétien.

Il dit les inquiétudes de l’âme qui, ayant répudié la religion de la grâce, aspire à la justice. Il entend, bien loin dans le passé, le cri d’un ouvrier des Pyramides ; ce cri monte dans l’espace, atteint les étoiles :

Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans, sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire Chéops inaltérable dort.

Le dernier livre de M. Sully-Prudhomme sera la longue recherche d’une réponse à ce Cri perdu.

Puis viennent les Rêves, le délice de s’assoupir, d’oublier, de boire la
lumière sans penser, de livrer son être «au cours de l’heure et des
métamorphoses
», de se coucher sur le dos dans la campagne, de regarder les nuages, de glisser lentement à la dérive sur une calme rivière, de fermer les yeux par un grand vent et de le sentir qui agite vos cheveux, de jouir, au matin, de «cette douceur profonde de vivre sans dormir tout en ne veillant pas» (Sieste, Éther, Sur l’eau, le Vent, Hora prima). Impossible de fixer dans une langue plus exacte des impressions plus fugitives. Rêvait-on, quand on est capable d’analyser ainsi son rêve ? C’est donc un rêve plus attentif que bien des veilles. Loin d’être un sommeil de l’esprit, il lui vient d’un excès de tension ; il n’est point en deçà de la réflexion, mais on le rencontre à ses derniers confins et par delà. Il finit par être le rêve de Kant, qui n’est guère celui des joueurs de luth.

Ému, je ne sais rien de la cause émouvante.
C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel,
Et je ne sens pas bien ce que j’ai de réel.

Déjà dans une pièce des Mélanges (Pan), par la même opération
paradoxale d’une inconscience qui s’analyse, M. Sully-Prudhomme avait merveilleusement décrit cet évanouissement de la personnalité quand par les lourds soleils la mémoire se vide, la volonté fuit, qu’on respire à la façon des végétaux et qu’on se sent en communion avec la vie universelle…

Mais c’est assez rêver, il faut agir. Honte à qui dort parmi le travail de
tous, à qui jouit au milieu des hommes qui souffrent ! Il y a, dans ce
psychologue subtil et tendre, un humanitaire, une sorte de positiviste
pieux, un croyant à la science et au progrès-un ancien candidat à l’École polytechnique et qui a passé un an au Creusot, admirant les machines et traduisant le premier livre de Lucrèce. Nul ne saurait vivre sans les autres (la Patrie, Un songe); salut aux bienfaiteurs de l’humanité, à l’inventeur inconnu de la roue, à l’inventeur du fer, aux chimistes, aux explorateurs (la Roue, le Fer, le Monde à nu, les Téméraires) ! Tous ces sonnets d’ingénieur-poète étonnent par le mélange d’un lyrisme presque religieux et d’un pittoresque emprunté aux engins de la science et de l’industrie et aux choses modernes. Voici l’usine, «enfer de la Force obéissante et triste», et le cabinet du chimiste, et le fond de l’Océan où repose le câble qui unit deux mondes. Tel sonnet raconte la formation de la terre (En avant !); tel autre enferme un sentiment délicat dans une définition de la photographie (Réalisme). On dirait d’un Delille inspiré et servi par une langue plus franche et plus riche. Parlons mieux : André Chénier trouverait réalisée dans ces sonnets une part de ce qu’il rêvait de faire dans son grand Hermès ébauché. Ils servent de digne préface au poème du Zénith.

Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme : j’aurais donc pu grouper son oeuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j’ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.

L’optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé : Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l’on vit autour de moi.
D’où cette contradiction ? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l’action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d’améliorer d’une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n’y croit, j’en ai peur, que par un coup d’État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable ; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.

Pour une heure de joie unique et sans retour,
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie :
Quel homme, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?
Une heure de soleil fait bénir tout le jour
Et, quand ta main ferait tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts, qui n’ont plus même une nuit pour l’amour…

Hé ! oui, mais que prouve cela, sinon que l’homme est une bonne bête
vraiment et que la nature le dupe à peu de frais ? Ils manquent de gaîté, les sonnets optimistes du maître. À beau prêcher l’action, qui retombe si vite, avec les Solitudes, dans les suaves et dissolvantes tristesses du sentiment.

V

Est-ce un souvenir d’enfance ? on le dirait. Je ne crois pas qu’une mère
puisse entendre sans que les larmes lui montent aux yeux les vers de
Première solitude sur les petits enfants délicats et timides mis trop tôt au collège.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants…

Oh ! la leçon qui n’est pas sue
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue !
Le déshonneur d’être puni !…..

Ils songent qu’ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits…

Deux ou trois autres pièces de M. Sully-Prudhomme ont eu cette bonne fortune de devenir populaires, je veux dire de plaire aux femmes, d’arriver jusqu’au public des salons. Peut-être a-t-il été agacé parfois de n’être pour beaucoup de gens que l’auteur du Vase brisé : mais qui sait si ce n’est pas le Vase brisé qui l’a fait académicien et qui a servi de passeport aux Destins et à la Justice ?

Aussi bien son âme tient presque toute dans ce vase brisé. C’est encore de «légères meurtrissures» devenues «des blessures fines et profondes» qu’il s’agit dans les Solitudes. Impressions quintessenciées, nuances de sentiment ultra-féminines dans un cœur viril, une telle poésie ne peut être que le produit extrême d’une littérature, suppose un long passé artistique et sentimental. Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu’il a de passion ardente et de belle rêverie, qu’auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s’enferment dans la rigueur et la brièveté d’un contour classique… Glisserais-je au pathos sous prétexte de définition ? Est-ce ma faute si cette poésie n’est pas simple et si (à meilleur droit que les Précieuses) «j’entends là-dessous un million de choses» ?

Le mal que fait la lenteur des adieux prolongés ; la paix douloureuse des âmes où d’anciennes amours sont endormies, où les larmes sont figées comme les longs pleurs des stalactites, mais où quelque chose pleure toujours ; les «joies sans causes», bonheurs égarés qui voyagent et semblent se tromper de cœur ; la mélancolie d’une allée de tilleuls du siècle passé où, dans un temple en treillis, rit un Amour malin ; la solitude des étoiles ; l’isolement croissant de l’homme, qui ne peut plus, comme le petit enfant, vivre tout près de la terre et presser de ses deux mains la grande nourrice ; le doute sur son cœur ; la peur, en sentant un amour nouveau, de mal sentir, car c’est peut-être un ancien amour qui n’est pas mort ; la solitude de la laide «enfant qui sait aimer sans jamais être amante» ; l’espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé ; l’exil moral et la nostalgie de l’artiste que la nécessité a fait bureaucrate ou marchand ; la solitude du poète, au théâtre, parmi les gaîtés basses de la foule ; l’âcreté des amours coupables et hâtives dans les bouges ou dans les fiacres errants ; la solitude des âmes, qui ne peuvent s’unir, et la vanité des caresses, qui ne joignent que les corps ; la solitude libératrice de la vieillesse, qui affranchit de la femme et qui achève en nous la bonté ; le désir de s’éteindre en écoutant un chant de nourrice «pour ne plus penser, pour que l’homme meure comme est né l’enfant…» : je ne puis qu’indiquer
quelques-uns des thèmes développés ou plutôt démêlés, dans les Solitudes, par un poète divinement sensible. Et ce sont bien des «solitudes» : c’est toujours, sous des formes choisies, la souffrance de se sentir seul-loin de son passé qu’on traîne pourtant et seul avec ses souvenirs et ses regrets, -loin de ce qu’on rêve et seul avec ses désirs, -loin des autres âmes et seul avec son corps, -loin de la Nature même et du Tout qui nous enveloppe et qui dure et seul avec des amours infinies dans un cœur éphémère et fragile… C’est comme le détail subtil de notre impuissance à jouir, sinon de la science même que nous avons de cette impuissance.

Les Vaines tendresses, ce sont encore des solitudes. Le plus grand
poète du monde n’a que deux ou trois airs qu’il répète, et sans qu’on s’en plaigne (plusieurs même n’en ont qu’un) et, encore une fois, toute la poésie lyrique tient dans un petit nombre d’idées et de sentiments
originels que varie seule la traduction, plus ou moins complète ou
pénétrante. Mais les Vaines tendresses ont, dans l’ensemble, quelque
chose de plus inconsolable et de plus désenchanté : ses chères et amères solitudes, le poète ne compte plus du tout en sortir. Le prologue (Aux amis inconnus) est un morceau précieux :

Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ;
Mais de nous rencontrer ne formons point le voeu :
Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ;
Le reste en est fragile : épargnons-nous l’adieu !

Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l’année terrible. L’amour de la femme, non idyllique, mais l’amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l’Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse ; mais que l’amour est tourmenté dans Peur d’avare ! et, dans Conseil (un chef-d’oeuvre d’analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancœur !

Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore,
Choisis un fiancé joyeux, à l’oeil vivant,
Au pas ferme, à la voix sonore,
Qui n’aille pas rêvant…

Les petites filles mêmes l’épouvantent (Aux Tuileries) :

Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie,
Tous ces bambins, hommes futurs…

Çà et là quelques trêves par l’anéantissement voulu de la réflexion :

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser…..

Ce qu’il faut surtout lire, c’est cette surprenante mélodie du Rendez-vous, où l’inexprimable est exprimé, où le poète, par des paroles précises, mène on ne sait comment la pensée tout près de l’évanouissement et traduit un état sentimental que la musique seule, semble-t-il, était capable de produire et de traduire, en sorte qu’on peut dire que M. Sully-Prudhomme a étendu le domaine de la poésie autant qu’il peut l’être et par ses deux extrémités, du côté du rêve, et du côté de la pensée spéculative, empiétant ici sur la musique et là sur la prose. Mais tout de suite après ce songe, quel réveil triste et quels commentaires sur le Surgit amari aliquid (la Volupté, Évolution, Souhait)! La première partie de la Justice pourrait avoir pour conclusion désespérée les stances du Vœu, si belles :

Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m’abandonne à des pensers de cloître
Et j’ose prononcer un voeu de chasteté.

Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion.
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.

Demeure dans l’empire innommé du possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l’ombre où je dormais !

Le zélé recruteur des larmes par la joie,
L’Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais voeu d’arracher au malheur cette proie :
Nul n’aura de mon coeur faible et sombre hérité.

Celui qui ne saurait se rappeler l’enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l’offense
D’y condamner un fils qui lui peut ressembler.

Celui qui n’a pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !

L’homme à qui son pain blanc, maudit des populaces,
Pèse comme un remords des misères d’autrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places
N’élargira jamais la sienne autour de lui !…

Les vers du Rire pourraient servir de passage à la seconde partie
(Retour au coeur) :

Mais nous, du monde entier la plainte nous harcèle :
Nous souffrons chaque jour la peine universelle…

Et le Retour au cœur est déjà dans la Vertu, ce raccourci de la Critique de la raison pratique. Enfin les dernières stances Sur la mort ressemblent fort à celles qui terminent les Destins ; le ton seul diffère. Ainsi (et c’est sans doute ce qui rend sa poésie lyrique si substantielle), nous voyons M. Sully-Prudhomme tendre de plus en plus vers la poésie philosophique.

VI

La dernière guerre a produit chez nous nombre de rimes. La plupart
sonnaient creux ou faux. L’amour de la patrie est un sentiment qu’il est odieux de ne pas éprouver et ridicule d’exprimer d’une certaine façon. Un jeune officier s’est fait une renommée par des chansons guerrières pleines de sincérité. Mais, à mon avis du moins, M. Sully-Prudhomme est le poète qui a le mieux dit, avec le plus d’émotion et le moins de bravade, sans emphase ni banalité, ce qu’il y avait à dire après nos désastres.

«Mon compatriote, c’est l’homme.»
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce coeur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté, dès l’enfance,
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux même qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France…

Après le repentir des oublis imprudents, le poète dit la ténacité du lien par où nous nous sentons attachés à la terre de la patrie, au sol même, à ses fleurs, à ses arbres :

Fleurs de France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos morts…
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
Je trouve un adieu pour les bois.

Enfin les sonnets intitulés : la France, résument et complètent les
«impressions de la guerre» : le sens du mot patrie ressaisi et fixé ;
l’acceptation de la dure leçon ; le découragement, puis l’espoir ; le
sentiment de la mission tout humaine de notre race persistant dans le
rétrécissement de sa tâche et en dépit du devoir de la revanche.

Je compte avec horreur, France, dans ton histoire,
Tous les avortements que t’a coûtés ta gloire :
Mais je sais l’avenir qui tressaille en ton flanc.

Comme est sorti le blé des broussailles épaisses,
Comme l’homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang…

Je tiens de ma patrie un coeur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain.

VII

Que dans la science il y ait de la poésie, et non pas seulement, comme le croyait l’abbé Delille, parce que la science offre une matière inépuisable aux périphrases ingénieuses, cela ne fait pas question. André Chénier, en qui le XVIIIe siècle a failli avoir son poète, le savait bien quand il méditait son Hermès-et aussi Alfred de Vigny, cet artiste si original que le public ne connaît guère, mais qui n’est pas oublié pour cela, quand il écrivait la Bouteille à la mer. Assurément le ciel que nous a révélé l’astronomie depuis Képler n’est pas moins beau, même aux yeux de l’imagination, que le ciel des anciens (le Lever du soleil) :

Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences…

Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien
Et, depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.

La science invente des machines formidables ou délicates, que l’ignorant même admire pour l’étrangeté de leur structure, pour leur force implacable et sourde, pour la quantité de travail qu’elles accomplissent. La science donne au savant une joie sereine, aussi vive et aussi noble que pas un sentiment humain, et dont l’expression devient lyrique sans effort. La science rend l’homme maître de la nature et capable de la transformer : de là une immense fierté aussi naturellement poétique que celle d’Horace ou de Roland. La science suscite un genre d’héroïsme qui est proprement l’héroïsme moderne et auquel nul autre peut-être n’est comparable, car il est le plus désintéressé et le plus haut par son but, qui est la découverte
du vrai et la diminution de la misère universelle. La science est en train de changer la face extérieure de la vie humaine et, par des espérances et des vertus neuves, l’intérieur de l’âme. Un poète qui paraîtrait l’ignorer ne serait guère de son temps : et M. Sully-Prudhomme en est jusqu’aux entrailles. On se rappelle les derniers sonnets des Épreuves. J’y joindrai les Écuries d’Augias, qui nous racontent, sous une forme qu’avouerait Chénier, le moins mythologique, le plus «moderne» des travaux d’Hercule, celui qui exigeait le plus d’énergie morale et qui ressemble le plus à une besogne d’ingénieur. Le Zénith est un hymne magnifique et précis à la science, et qui réunit le plus possible de pensée, de description exacte et de mouvement lyrique. M. Sully-Prudhomme n’a jamais fait plus complètement ce qu’il voulait faire. Voici des strophes qui tirent une singulière beauté de l’exactitude des définitions, des sobres images qui les achèvent, et de la grandeur de l’objet défini :

Nous savons que le mur de la prison recule ;
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés…

Faut-il descendre dans le détail ? Nous signalons aux périphraseurs du dernier siècle, pour leur confusion, ces deux vers sur le baromètre, qu’ils auraient tort d’ailleurs de prendre pour une périphrase :

Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,

et ces deux autres qui craquent, pour ainsi dire, de concision :

Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase..

Notez que ces curiosités n’arrêtent ni ne ralentissent le mouvement
lyrique ; que l’effort patient de ces définitions précises n’altère en rien
la véhémence du sentiment qui emporte le poète. Après le grave prélude, les strophes ont une large allure d’ascension. Une des beautés du Zénith, c’est que l’aventure des aéronautes y devient un drame symbolique ; que leur ascension matérielle vers les couches supérieures de l’atmosphère représente l’élan de l’esprit humain vers l’inconnu. Et après que nous avons vu leurs corps épuisés tomber dans la nacelle, la métaphore est superbement reprise et continuée :

Mais quelle mort ! La chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire ;
Vos corps sont revenus demander des linceuls.
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l’ascension tout seuls.

Le poète, en finissant, leur décerne l’immortalité positiviste, la
survivance par les oeuvres dans la mémoire des hommes :

Car de sa vie à tous léguer l’oeuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample.
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu.
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne,
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !
L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve.
Le délice éternel que le poète éprouve,
C’est un soir de durée au cœur des amoureux !…

En sorte qu’on ne goûte que vivant et par avance sa gloire à venir et que les grands hommes, les héros et les gens de bien vivent avant la mort leur immortalité. C’est un rêve généreux et dont le désintéressement paradoxal veut de fermes cœurs, que celui qui dépouille ainsi d’égoïsme notre survivance même. Illusion ! mais si puissante sur certaines âmes choisies qu’il n’est guère pour elles de plus forte raison d’agir.

VIII

Cette conclusion du Zénith nous sert de passage aux poèmes proprement philosophiques. Une partie des Épreuves y était déjà un acheminement, et nous avions rencontré dans la Vie intérieure de merveilleuses définitions de l’Habitude, de l’Imagination et de la Mémoire. Entre temps, M. Sully-Prudhomme avait traduit littéralement en vers le premier livre de Lucrèce et avait fait précéder sa traduction d’une préface kantienne. Puis, les stances Sur la mort essayaient de concevoir la vie par-delà la tombe et, n’y parvenant pas, expiraient dans une sorte de résignation violente, Le poème des Destins a de plus hautes visées encore. Il nous offre parallèlement une vue optimiste et une vue pessimiste du monde, et conclut que toutes deux sont vraies. L’Esprit du mal songe d’abord à faire un monde entièrement mauvais et souffrant; mais un tel monde ne durerait pas : afin qu’il souffre et persiste à vivre, l’Esprit du mal lui donne l’amour, le désir, les trêves perfides, les illusions, les biens apparents pour voiler les maux réels, l’ignorance irrémédiable et jamais résignée, le mensonge atroce de la liberté :

Oui, que l’homme choisisse et marche en proie au doute,
Créateur de ses pas et non point de sa route,
Artisan de son crime et non de son penchant ;
Coupable, étant mauvais, d’avoir été méchant ;
Cause inintelligible et vaine, condamnée
À vouloir pour trahir sa propre destinée,
Et pour qu’ayant créé son but et ses efforts,
Ce dieu puisse être indigne et rongé de remords…

L’Esprit du bien, de son côté, voulant créer un monde le plus heureux
possible, songe d’abord à ne faire de tout le chaos que deux âmes en deux corps qui s’aimeront et s’embrasseront éternellement. Cela ne le satisfait point : le savoir est meilleur que l’amour. Mais l’absolu savoir ne laisse rien à désirer ; la recherche vaut donc mieux ; et le mérite moral, le dévouement, le sacrifice, sont encore au-dessus… En fin de compte, il donne à l’homme, tout comme avait fait l’Esprit du mal, le désir, l’illusion, la douleur, la liberté. Ainsi le monde nous semble mauvais, et nous ne saurions en concevoir un autre supérieur (encore moins un monde actuellement parfait). Nous ne le voudrions pas, ce monde idéal, sans la vertu et sans l’amour : et comment la vertu et l’amour seraient-ils sans le désir ni l’effort-et l’effort et le désir sans la douleur ? Essayerons-nous, ne pouvant supprimer la douleur sans supprimer ce qu’il y a de meilleur en l’homme, d’en exempter après l’épreuve ceux qu’elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite ? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d’éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu’il y en ait trop et qu’il y en ait de gratuites et d’inexplicables, pour qu’il y en ait d’efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l’idée même de justice. On n’arrive à concevoir le monde plus heureux qu’en dehors de toute notion de mérite : et qui aurait le courage de cette suppression ? S’il n’est immoral, il faut qu’il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.

La Nature nous dit : «Je suis la Raison même,
Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
Cache un accord profond des Destins balancés.

«Il poursuit une fin que son passé renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

«Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon.
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle
Et sa nécessité ne comporte aucun don…

«Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices,
Homme; n’insulte pas mes lois d’une oraison.
N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices.
Place ta confiance en ma seule raison !»

Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu…

Ignorant tes motifs, nous jugeons par les nôtres:
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon ni mauvais, tout est rationnel…

Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien ni mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.

Il serait intéressant de rapprocher de ces vers certaines pages de M.
Renan. L’auteur des Dialogues philosophiques a plus d’ironie, des dessous curieux à démêler et dont on se méfie un peu ; M. Sully-Prudhomme a plus de candeur : incomparables tous deux dans l’expression de la plus fière et de la plus aristocratique sagesse où l’homme moderne ait su atteindre.
Sagesse sujette à des retours d’angoisse. Il y a vraiment dans le monde trop de douleur stérile et inexpliquée ! Par moments le cœur réclame. De là le poème de la Justice.

IX

La justice, dont le poète a l’idée en lui et l’indomptable désir, il la
cherche en vain dans le passé et dans le présent. Il ne la trouve ni «entre espèces» ni «dans l’espèce», ni «entre États» ni «dans l’État» (tout n’est au fond que lutte pour la vie et sélection naturelle, transformations de l’égoïsme, instincts revêtus de beaux noms, déguisements spécieux de la force). La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs… Et pourtant cette absence universelle de la justice n’empêche point le chercheur de garder tous ses scrupules, de se sentir responsable devant une loi morale. D’où lui vient cette idée au caractère impératif qui n’est réalisée nulle part et dont il désire invinciblement la réalisation ?… Serait-ce que, hors de la race humaine, elle n’a aucune raison d’être; que, même dans notre espèce, ce n’est que lentement qu’elle a été conçue, plus lentement encore qu’elle s’accomplit ? Mais qu’est-ce donc que cette idée? «Une série d’êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d’une vie de plus
en plus riche et concrète, rattache l’atome dans la nébuleuse à l’homme sur la terre…»

L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire

Des races qu’il prime aujourd’hui,
Et son globe natal ne peut lui faire honte ;
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
Et vient s’épanouir en lui.

La matière est divine ; elle est force et génie ;
Elle est à l’idéal de telle sorte unie
Qu’on y sent travailler l’esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l’argile
Et qui lui-même la pétrit.

Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô Soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
Le bout qu’il tient à l’autre bout.

Ô Soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
Mesure mon trajet passé.

Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
Je l’appelle ma dignité…

L’homme veut que ce long passé, que ce travail mille et mille fois
séculaire dont il est le produit suprême soit respecté dans sa personne et dans celle des autres. La justice est que chacun soit traité selon sa dignité. Mais les dignités sont inégales; le grand triage n’est pas fini ; il y a des retardataires. Des Troglodytes, des hommes du moyen âge, des hommes d’il y a deux ou trois siècles, se trouvent mêlés aux rares individus qui sont vraiment les hommes du XIXe siècle. Il faut donc que la justice soit savante et compatissante pour mesurer le traitement de chacun à son degré de «dignité». «Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s’opère à travers toutes les vicissitudes politiques.» La justice n’est pas encore; mais elle se fait, et elle sera.

La première partie, Silence au coeur, écrite presque toute sous
l’impression de la guerre et de la Commune, est superbe de tristesse et d’ironie, parfois de cruauté. Il m’est revenu que M. Sully-Prudhomme jugeait maintenant «l’appel au cœur» trop rapide, trop commode, trop semblable au fameux démenti que se donne Kant dans la Critique de la raison pratique, et qu’il se proposait, dans une prochaine édition, de n’invoquer ce «cri» de la conscience que comme un argument subsidiaire et de le reporter après la définition de la «dignité», qui remplit la neuvième Veille. Il me semble qu’il aurait tort et que sa première marche est plus naturelle. Le poète, au début, a déjà l’idée de la justice puisqu’il part à sa recherche. L’investigation terminée, il constate que son insuccès n’a fait que rendre cette idée plus impérieuse. «L’appel au cœur» n’est donc qu’un retour mieux renseigné au point de départ. Le chercheur persiste, malgré la non-existence de la justice, à croire à sa nécessité, et, ne pouvant en éteindre en lui le désir, il tente d’en éclaircir l’idée, d’en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu’il a dit et le rétracte partiellement ; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du cœur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n’y avait qu’un moyen de donner à l’œuvre une consistance irréprochable : c’était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières ; de conclure, n’ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.

Ce que j’ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n’est pas la
brusquerie du retour au cœur (les «Voix» d’ailleurs l’ont préparé), ni
une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet : c’est plutôt que
sa définition de la dignité et ce qui s’ensuit l’ait trop complètement
tranquillisé, et qu’il trompe son cœur au moment où il lui revient, où il
se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera ? Mais le cœur veut qu’elle soit et qu’elle ait toujours été. Je n’admets pas que tant d’êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l’état d’excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu’à la fin des temps.

Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue, et sa fin décevante.
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés.

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

Voilà qui infirme l’optimisme des dernières pages. Ce sont elles qu’il
faudrait intituler Silence au coeur! car c’est l’optimisme qui est sans
coeur. Il est horrible que nous concevions la justice et qu’elle ne soit
pas dès maintenant réalisée. Mais, si elle l’était, nous ne la concevrions pas. Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. Le poète, pour en finir, veut croire au futur règne de la justice et prend son parti de toute l’injustice qui aura précédé. Que ne dit-il que cette solution n’en est pas une et que cette affirmation d’un espoir qui suppose tant d’oublis est en quelque façon un coup de désespoir ? Il termine, comme il a coutume, par un appel à l’action ; mais c’est un remède, non une réponse.

Tel qu’il est, j’aime ce poème. La forme est d’une symétrie compliquée. Dans les sept premières Veilles, à chaque sonnet du «chercheur», des «voix», celles du sentiment ou de la tradition, répondent par trois quatrains et demi ; le chercheur achève le dernier quatrain par une réplique ironique ou dédaigneuse et passe à un autre sonnet. On a reproché à M. Sully-Prud’homme d’avoir accumulé les difficultés comme à plaisir. Non à plaisir, mais à dessein, et le reproche tombe puisqu’il les a vaincues. Plusieurs auraient préféré à ce dialogue aux couplets égaux et courts une série de «grand morceaux». Le poète a craint sans doute de verser dans le «développement», d’altérer la sévérité de sa conception. L’étroitesse des formes qu’il a choisies endigue sa pensée, la fait mieux saillir, et leur retour régulier rend plus sensible la démarche rigoureuse de
l’investigation : chaque sonnet en marque un pas, et un seul. Puis cette alternance de l’austère sonnet positiviste et des tendres strophes spiritualistes, de la voix de la raison et de celle du cœur qui finissent par s’accorder et se fondre, n’a rien d’artificiel, après tout, que quelque excès de symétrie. Tandis que les philosophes en prose ne nous donnent que les résultats de leur méditation, le poète nous fait assister à son effort, à son angoisse, nous fait suivre cette odyssée intérieure où chaque découverte partielle de la pensée a son écho dans le cœur et y fait naître une inquiétude, une terreur, une colère, un espoir, une joie ; où à chaque état successif du cerveau correspond un état sentimental : l’homme est ainsi tout entier, avec sa tête et avec ses entrailles, dans cette recherche méthodique et passionnée.

Toute spéculation philosophique recouvre ou peut recouvrir une sorte de drame intérieur : d’où la légitimité de la poésie philosophique. Je
comprends peu que quelques-uns aient accueilli Justice avec défiance, jugeant que l’auteur avait fait sortir la poésie de son domaine naturel. J’avoue que l’Éthique de Spinoza se mettrait difficilement en vers ; mais l’idée que l’Éthique nous donne du monde et la disposition morale où elle nous laisse sont certainement matière à poésie. (Remarquez que Spinoza a donné à son livre une forme symétrique à la façon des traités de géométrie, et que, pour qui embrasse l’ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme, une incontestable beauté.) L’expression des idées même les plus abstraites emprunte au vers un relief saisissant : la Justice en offre de nombreux exemples et décisifs. Il est très malaisé de
dire où finit la poésie. «Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous
les sentiments, presque toutes les idées
», dit M. Sully-Prudhomme. S’il faut reconnaître que la métaphysique pure échappe le plus souvent à l’étreinte de la versification,-dès qu’elle aborde les questions humaines et où le coeur s’intéresse, dès qu’il s’agit de nous et de notre destinée, la poésie peut intervenir. Ajoutez qu’elle est fort capable de résumer, au moins dans leurs traits généraux, les grandes constructions métaphysiques et de les sentir après qu’elles ont été pensées. La poésie à l’origine, avec les didactiques, les gnomiques et les poètes philosophes, condensait toute la science humaine ; elle le peut encore aujourd’hui.

X

Bien des choses resteraient à dire. Surtout il faudrait étudier la forme de M. Sully-Prudhomme. Il s’en est toujours soucié (l’Art, Encore). Elle est partout d’une admirable précision. Voyez dans les Vaines tendresses, l’Indifférente, le Lit de Procuste; le premier sonnet des Épreuves; les dernières strophes de la Justice : je cite, à mesure qu’elles me reviennent, ces pages où la précision est particulièrement frappante. Il va soignant de plus en plus ses rimes; la forme du sonnet, de ligne si arrêtée et de symétrie si sensible, qui appelle la précision et donne le relief, lui est chère entre toutes: il a fait beaucoup de sonnets, et les plus beaux peut-être de notre langue. Or la précision est du contour, non de la couleur : M. Sully-Prudhomme est un «plastique» plus qu’un coloriste. En Italie il a surtout vu les statues et, dans les paysages, les lignes (Croquis italiens). Quand il se contente de décrire, son exactitude est incomparable (la Place Saint-Jean-de-Latran, Torses antiques, Sur un vieux tableau, etc.). Son imagination ne va jamais sans pensée; c’est pour cela qu’elle est si nette et d’une qualité si rare: elle subit le contrôle et le travail de la réflexion qui corrige, affine, abrège. Il n’a pas un vers banal: éloge unique, dont le correctif est qu’il a trop de vers difficiles. Son imagination est, d’ailleurs, des plus belles et, sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. S’il est vrai qu’une des facultés qui font les grands poètes, c’est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully-Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J’ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.

XI

M. Sully-Prudhomme s’est fait une place à part dans le coeur des amoureux de belles poésies, une place intime, au coin le plus profond et le plus chaud. Il n’est point de poète qu’on lise plus lentement ni qu’on aime avec plus de tendresse. C’est qu’il nous fait pénétrer plus avant que personne aux secrets replis de notre être. Une tristesse plus pénétrante que la mélancolie romantique ; la fine sensibilité qui se développe chez les très vieilles races, et en même temps la sérénité qui vient de la science ; un esprit capable d’embrasser le monde et d’aimer chèrement une fleur ; toutes les délicatesses, toutes les souffrances, toutes les fiertés, toutes les ambitions de l’âme moderne : voilà, si je ne me trompe, de quoi se compose le précieux élixir que M. Sully-Prudhomme enferme en des vases d’or pur,
d’une perfection serrée et concise. Par la sensibilité réfléchie, par la
pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien
être le plus grand poète de la génération présente.

Un de ses «amis inconnus» lui adressait un jour ces rimes :

Vous dont les vers ont des caresses
Pour nos chagrins les plus secrets,
Qui dites les subtils regrets
Et chantez les vaines tendresses,

Ô clairvoyant consolateur,
Ceux à qui votre muse aimée
A dit leur souffrance innommée
Et révélé leur propre coeur,

Et ceux encore, ô sage, ô maître,
À qui vous avez enseigné
L’orgueil tranquille et résigné
Qui suit le tourment de connaître ;

Tous ceux dont vous avez un jour
Éclairé l’obscure pensée,
Ou secouru l’âme blessée,
Vous doivent bien quelque retour…

Ce retour, ce serait une critique digne de lui. Mais, pour lui emprunter la pensée qui ouvre ses œuvres, le meilleur de ce que j’aurais à dire demeure en moi malgré moi, et ma vraie critique ne sera pas lue.

*********************************

De
Sully Prudhomme

Pour l’Amour des courbes

*
A vingt ans
(Sonnet)
Aos vinte anos
Traduction Portugaise

*

A vingt ans
(Sonnet)
A vent’anni 
Traduction Italienne

Sully Prudhomme Trad Jacky Lavauzelle

Sully

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ERNEST RENAN par JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

_______________

 

LES CRITIQUES 
DE 
JULES LEMAÎTRE

 

ERNEST RENAN

Les Contemporains
(1886)
Etudes & Portraits Littéraires

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Jules Lemaître
Portrait d’Ernest Renan dans son bureau, par Auguste Renan.

INTRODUCTION

Nul écrivain peut-être n’a tant occupé, hanté, troublé ou ravi les plus
délicats de ses contemporains. Qu’on cède ou qu’on résiste à sa séduction, nul ne s’est mieux emparé de la pensée, ni de façon plus enlaçante. Ce grand sceptique a dans la jeunesse d’aujourd’hui des fervents comme en aurait un apôtre et un homme de doctrine. Et quand on aime les gens, on veut les voir.
Les Parisiens excuseront l’ignorance et la naïveté d’un provincial
fraîchement débarqué de sa province, qui est curieux de voir des hommes illustres et qui va faisant des découvertes. Je suis un peu comme ces deux bons Espagnols venus du fin fond de l’Ibérie pour voir Tite-Live et «cherchant dans Rome autre chose que Rome même». Le sentiment qui les amenait était naturel et touchant, enfantin si l’on veut, c’est-à-dire doublement humain. Je suis donc entré au Collège de France, dans la petite salle des langues sémitiques.

I



À quoi bon pourtant ? N’est-ce point par leurs livres, et par leurs livres
seuls, qu’on connaît les écrivains et surtout les philosophes et les
critiques, ceux qui nous livrent directement leur pensée, leur conception du monde et, par là, tout leur esprit et toute leur âme ? Que peuvent ajouter les traits de leur visage et le son de leur voix à la connaissance que nous avons d’eux ? Qu’importe de savoir comment ils ont le nez fait ? Et s’ils l’avaient mal fait, par hasard ? ou seulement fait comme tout le monde ?
Mais non, nous voulons voir. Combien de pieux jeunes gens ont accompli leur pèlerinage au sanctuaire de l’avenue d’Eylau pour y contempler ne fût-ce que la momie solennelle du dieu qui se survit ! Heureusement on voit ce qu’on veut, quand on regarde avec les yeux de la foi ; et la pauvre humanité a, quoi qu’elle fasse, la bosse irréductible de la vénération.
Au reste, il n’est pas sûr que l’amour soit incompatible avec un petit
reste au moins de sens critique. Avez-vous remarqué ? Quand on est pris, bien pris et touché à fond, on peut néanmoins saisir très nettement les défauts ou les infirmités de ce que nos pères appelaient l’objet aimé et, comme on est peiné de ne le voir point parfait et qu’on s’en irrite (non contre lui), cette pitié et ce dépit redoublent encore notre tendresse. Nous voulons oublier et nous lui cachons (tout en le connaissant bien) ce qui peut se rencontrer chez lui de fâcheux, comme nous nous cachons à nous-mêmes nos propres défauts, et ce soin délicat tient notre amour en haleine et nous le rend plus intime en le faisant plus méritoire et en lui donnant un air de défi. La critique peut donc fournir à la passion de nouveaux aliments, bien loin de l’éteindre.
Conclusion : ce n’est que pour les tièdes que les grands artistes perdent parfois à être vus de près ; mais cette épreuve ne saurait les entamer aux yeux de celui qui est véritablement épris. Et ils y gagnent d’être mieux connus sans être moins aimés.

II


C’est, je crois, le cas pour M. Renan. Une chose me tracassait. Est-il
triste décidément, ou est-il gai, cet homme extraordinaire ? On peut hésiter si l’on s’en tient à ses livres. Car, s’il conclut presque toujours par un optimisme déclaré, il n’en est pas moins vrai que sa conception du monde et de l’histoire, ses idées sur la société contemporaine et sur son avenir prêtent tout aussi aisément à des conclusions désolées. Le vieux mot : «Tout est vanité», tant et si richement commenté par lui, peut avoir aussi bien pour complément : «À quoi bon vivre ?» que: «Buvons, mes frères, et tenons-nous en joie.» Que le but de l’univers nous soit profondément caché ; que ce monde ait tout l’air d’un spectacle que se donne un Dieu qui sans doute n’existe pas, mais qui existera et qui est en train de se faire ; que la vertu soit pour l’individu une duperie, mais qu’il soit pourtant élégant d’être vertueux en se sachant dupé ; que l’art, la poésie et même la vertu soient de jolies choses, mais qui auront bientôt fait leur temps, et que le monde doive être un jour gouverné par l’Académie des sciences, etc., tout
cela est amusant d’un côté et navrant de l’autre. C’est par des arguments funèbres que M. Renan, dans son petit discours de Tréguier, conseillait la joie à ses contemporains. Sa gaîté paraissait bien, ce jour-là, celle d’un croque-mort très distingué et très instruit.
M. Sarcey, qui voit gros et qui n’y va jamais par quatre chemins, se tire
d’affaire en traitant M. Renan de «fumiste», de fumiste supérieur et
transcendant (XIXe Siècle, article du mois d’octobre 1884). Eh ! oui,
M. Renan se moque de nous. Mais se moque-t-il toujours ? et jusqu’à quel point se moque-t-il ? Et d’ailleurs il y a des «fumistes» fort à plaindre. Souvent le railleur souffre et se meurt de sa propre ironie. Encore un coup, est-il gai, ce sage, ou est-il triste ? L’impression que laisse la lecture de ses ouvrages est complexe et ambiguë. On s’est fort amusé ; on se sait bon gré de l’avoir compris ; mais en même temps on se sent troublé, désorienté, détaché de toute croyance positive, dédaigneux de la foule, supérieur à l’ordinaire et banale conception du devoir, et comme redressé dans une attitude ironique à l’égard de la sotte réalité. La superbe du magicien, passant en nous naïfs, s’y fait grossière et s’y assombrit. Et comment serait-il gai, quand nous sommes si tristes un peu après l’avoir lu ?
Allons donc le voir et l’entendre. L’accent de sa voix, l’expression de son visage et de toute son enveloppe mortelle nous renseignera sans doute sur ce que nous cherchons. Que risquons-nous ? Il ne se doutera pas que nous sommes là ; il ne verra en nous que des têtes quelconques de curieux ; il ne nous accablera pas de sa politesse ecclésiastique devant qui les hommes d’esprit et les imbéciles sont égaux ; il ne saura pas que nous sommes des niais et ne nous fera pas sentir que nous sommes des importuns.
J’ai fait l’épreuve. Eh bien, je sais ce que je voulais savoir. M. Renan
est gai, très gai, et, qui plus est, d’une gaîté comique.

III

L’auditoire du «grand cours» n’a rien de particulier. Beaucoup de vieux
messieurs qui ressemblent à tous les vieux messieurs, des étudiants,
quelques dames, parfois des Anglaises qui sont venues là parce que M. Renan fait partie des curiosités de Paris.
Il entre, on applaudit. Il remercie d’un petit signe de tête en souriant
d’un air bonhomme. Il est gros, court, gras, rose ; de grands traits, de
longs cheveux gris, un gros nez, une bouche fine ; d’ailleurs tout rond,
se mouvant tout d’une pièce, sa large tête dans les épaules. Il a l’air
content de vivre, et il nous expose avec gaîté la formation de ce Corpus historique qui comprend le Pentateuque et le livre de Josué et qui serait mieux nommé l’Hexateuque.
Il explique comment cette Torah a d’abord été écrite sous deux formes à peu près en même temps, et comment nous saisissons dans la rédaction actuelle les deux rédactions primitives, jéhoviste et élohiste; qu’il y a donc eu deux types de l’histoire sainte comme il y a eu plus tard deux Talmuds, celui de Babylone et celui de Jérusalem ; que la fusion des deux histoires eut lieu probablement sous Ézéchias, c’est-à-dire au temps d’Esaïe, après la destruction du royaume du Nord ; que c’est alors que fut constitué le Pentateuque, moins le Deutéronome et le Lévitique ; que le Deutéronome vint s’y ajouter au temps de Josias, et le Lévitique un peu après.
L’exposition est claire, simple, animée. La voix est un peu enrouée et un peu grasse, la diction très appuyée et très scandée, la mimique familière et presque excessive. Quant à la forme, pas la moindre recherche ni même la moindre élégance ; rien de la grâce ni de la finesse de son style écrit. Il parle pour se faire comprendre, voilà tout ; et va comme je te pousse ! Il ne fait pas les «liaisons». Il s’exprime absolument comme au coin du feu avec des «Oh !», des «Ah !», des «En plein !», des «Pour ça, non !». Il a, comme tous les professeurs, deux ou trois mots ou tournures qui reviennent souvent. Il fait une grande consommation de «en quelque sorte», locution prudente, et dit volontiers : «N’en doutez pas», ce qui est peut-être la plus douce formule d’affirmation, puisqu’elle nous reconnaît implicitement
le droit de douter. Voici d’ailleurs quelques spécimens de sa manière.
J’espère qu’ils amuseront, étant exactement pris sur le vif.
À propos de la rédaction de la Torah, qui n’a fait aucun bruit, qui est
restée anonyme, dont on ne sait même pas la date précise parce que tout ce qui est écrit là était déjà connu, existait déjà dans la tradition orale : Comme ça est différent, n’est-ce pas ? de ce qui se passe de nos jours ! La rédaction d’un code, d’une législation, on discuterait ça
publiquement, les journaux en parleraient, ça serait un événement.
Eh bien, la rédaction définitive du Pentateuque, ç’a pa’été un
événement du tout !… À propos des historiens orientaux comparés à ceux d’Occident :
Chez les Grecs, chez les Romains, l’histoire est une Muse. Oh ! i’ sont
artistes, ces Grecs et ces Romains ! Tite-Live, par exemple, fait une
oeuvre d’art ; il digère ses documents et se les assimile au point
qu’on ne les distingue plus. Aussi on ne peut jamais le critiquer avec
lui-même ; son art efface la trace de ses méprises. Eh bien ! vous n’avez pas ça en Orient, oh ! non, vous n’avez pas ça ! En Orient, rien que des compilateurs ; ils juxtaposent, mêlent, entassent. Ils dévorent les documents antérieurs, ils ne les digèrent pas. Ce qu’ils dévorent
reste tout entier dans leurs estomac: vous pouvez retirer les morceaux.
À propos de la date du Lévitique :
Ah ! je fais bien mes compliments à ceux qui sont sûrs de ces choses-là ! Le mieux est de ne rien affirmer, ou bien de changer d’avis de temps en temps. Comme ça, on a des chances d’avoir été au moins une fois dans le vrai.
À propos des lévites :
Oh ! le lévitisme, ça n’a pas toujours été ce que c’était du temps de
Josias. Dans les premiers temps, comme le culte était très compliqué, il fallait des espèces de sacristains très forts, connaissant très bien leur affaire : c’étaient les lévites. Mais le lévitisme organisé en corps sacerdotal, c’est de l’époque de la reconstruction du temple.
Enfin je recueille au hasard des bouts de phrase : «Bien oui ! c’est
compliqué, mais c’est pas, encore assez compliqué.
»-«Cette rédaction du Lévitique, ça a-t-i’ été fini ? Non, ça a cessé.»-«Ah ! parfait, le
Deutéronome ! Ça forme un tout. Ah ! celui-là a pa’ été coupé !
»
J’ai peur, ici, de trahir M. Renan sous prétexte de reproduire exactement sa parole vivante. Je sens très bien que, détachés de la personne même de l’orateur, de tout ce qui les accompagne, les relève et les sauve, ces fragments un peu heurtés prennent un air quasi grotesque. Cela fait songer à je ne sais quel Labiche exégète, à une critique des Écritures exposée par Lhéritier, devant le trou du souffleur, dans quelque monologue fantastique.
J’ai peur, ici, de trahir M. Renan sous prétexte de reproduire exactement sa parole vivante. Je sens très bien que, détachés de la personne même de l’orateur, de tout ce qui les accompagne, les relève et les sauve, ces fragments un peu heurtés prennent un air quasi grotesque. Cela fait songer à je ne sais quel Labiche exégète, à une critique des Écritures exposée par Lhéritier, devant le trou du souffleur, dans quelque monologue fantastique. Eh bien ! non, ce n’est pas cela, ma loyauté me force d’en avertir le lecteur. Assurément je ne pense pas que Ramus, Vatable ou Budé aient professé sur ce ton ; et c’est un signe des temps que cette absence de tout appareil et cette savoureuse bonhomie dans une des chaires les plus relevées du Collège de France. Mais il n’est que juste d’ajouter que M. Renan s’en tient à la bonhomie. Les familiarités de la phrase ou même de la prononciation sont sauvées par la cordialité du timbre et par la
bonne grâce du sourire. Les «Oh !», les «Ah !», les «Pour ça, non !», les
«J’sais pas» et les «Ça, c’est vrai», peuvent être risibles, ou vulgaires,
ou simplement aimables. Les «négligences» de M. Renan sont dans le dernier cas. Il cause, voilà tout, avec un bon vieil auditoire bien fidèle et devant qui il se sent à l’aise.
Vous saisissez maintenant le ton, l’accent, l’allure de ces conférences.
C’est quelque chose de très vivant. M. Renan paraît prendre un intérêt
prodigieux à ce qu’il explique et s’amuser énormément. Ne croyez pas ce qu’il nous dit quelque part des sciences historiques, de «ces pauvres petites sciences conjecturales». Il les aime, quoi qu’il dise, et les trouve divertissantes. On n’a jamais vu un exégète aussi jovial. Il éprouve un visible plaisir à louer ou à contredire MM. Reuss, Graff, Kuenen, Welhausen, des hommes très forts, mais entêtés ou naïfs. Le Jéhoviste et l’Élohiste, mêlés «comme deux jeux de cartes», c’est cela qui est amusant à débrouiller ! Et lorsque le grand-prêtre Helkia, très malin, vient dire au roi Josias : «Nous avons trouvé dans le temple la loi d’Iaveh», et nous fournit par là la date exacte du Deutéronome, 622, M. Renan ne se sent pas de joie !
Mais c’est surtout quand il rencontre (sans la chercher) quelque bonne drôlerie qu’il faut le voir ! La tête puissante, inclinée sur une épaule et rejetée en arrière, s’illumine et rayonne ; les yeux pétillent, et le contraste est impayable de la bouche très fine qui, entrouverte, laisse voir des dents très petites, avec les joues et les bajoues opulentes, épiscopales, largement et même grassement taillées. Cela fait songer à ces faces succulentes et d’un relief merveilleux que Gustave Doré a semées dans ses illustrations de Rabelais ou des Contes drolatiques et qu’il suffit de regarder pour éclater de rire. Ou plutôt on pressent là tout un poème d’ironie, une âme très fine et très alerte empêtrée dans trop de matière, et qui s’en accommode, et qui même en tire un fort bon parti en faisant rayonner sur tous les points de ce masque large la malice du sourire, comme si c’était se moquer mieux et plus complètement du monde que de s’en moquer avec un plus vaste visage !

IV

C’est égal, on éprouve un mécompte, sinon une déception. M. Renan n’a pas tout à fait la figure que ses livres et sa vie auraient dû lui faire.
Ce visage qu’on rêvait pétri par le scepticisme transcendantal, on y
discernerait plutôt le coup de pouce de la Théologie de Béranger, qu’il a si délicieusement raillée. J’imagine qu’un artiste en mouvements oratoires aurait ici une belle occasion d’exercer son talent.
-Cet homme, dirait-il, a passé par la plus terrible crise morale qu’une
âme puisse traverser. Il a dû, à vingt ans, et dans des conditions qui
rendaient le choix particulièrement douloureux et dramatique, opter entre la foi et la science, rompre les liens les plus forts et les plus doux et, comme il était plus engagé qu’un autre, la déchirure a sans doute été d’autant plus profonde. Et il est gai !
Pour une déchirure moins intime (car il n’était peut-être qu’un rhéteur),
Lamennais est mort dans la désespérance finale. Pour beaucoup moins que cela, le candide Jouffroy est resté incurablement triste. Pour moins encore, pour avoir non pas douté, mais seulement craint de douter, Pascal est devenu fou. Et M. Renan est gai !
Passe encore s’il avait changé de foi : il pourrait avoir la sérénité que
donnent souvent les convictions fortes. Mais ce philosophe a gardé
l’imagination d’un catholique. Il aime toujours ce qu’il a renié. Il est
resté prêtre; il donne à la négation même le tour du mysticisme chrétien. Son cerveau est une cathédrale désaffectée. On y met du foin; on y fait des conférences: c’est toujours une église. Et il rit! et il se dilate ! et il est gai !
Cet homme a passé vingt ans de sa vie à étudier l’événement le plus
considérable et le plus mystérieux de l’histoire. Il a vu comment naissent les religions ; il est descendu jusqu’au fond de la conscience des simples et des illuminés ; il a vu comme il faut que les hommes soient malheureux pour faire de tels rêves, comme il faut qu’ils soient naïfs pour se consoler avec cela. Et il est gai !
Cet homme a, dans sa Lettre à M. Berthelot, magnifiquement tracé le
programme formidable et établi en regard le bilan modeste de la science.
Il a eu, ce jour-là, et nous a communiqué la sensation de l’infini. Il a
éprouvé mieux que personne combien nos efforts sont vains et notre destinée indéchiffrable. Et il est gai !
Cet homme, ayant à parler dernièrement de ce pauvre Amiel qui a tant pâti de sa pensée, qui est mort lentement du mal métaphysique, s’amusait à soutenir, avec une insolence de page, une logique fuyante de femme et de jolies pichenettes à l’adresse de Dieu, que ce monde n’est point, après tout, si triste pour qui ne le prend pas trop au sérieux, qu’il y a mille façons d’être heureux et que ceux à qui il n’a pas été donné de «faire leur salut» par la vertu ou par la science peuvent le faire par les voyages, les femmes, le sport ou l’ivrognerie. (Je trahis peut-être sa pensée en la traduisant; tant pis ! Pourquoi a-t-il des finesses qui ne tiennent qu’à l’arrangement des mots ?) Je sais bien que le pessimisme n’est point, malgré ses airs, une philosophie, n’est qu’un sentiment déraisonnable né d’une vue incomplète des choses ; mais on rencontre tout de même des optimismes bien impertinents ! Quoi ! ce sage reconnaissait lui-même un peu auparavant qu’il y a, quoi qu’on fasse, des souffrances inutiles et inexplicables ; le grand
cri de l’universelle douleur montait malgré lui jusqu’à ses oreilles :
et tout de suite après il est gai ! Malheur à ceux qui rient ! comme dit
l’Écriture. Ce rire, je l’ai déjà entendu dans l’Odyssée : c’est le rire
involontaire et lugubre des prétendants qui vont mourir.
Non, non, M. Renan n’a pas le droit d’être gai. Il ne peut l’être que par
l’inconséquence la plus audacieuse ou la plus aveugle. Comme Macbeth avait tué le sommeil, M. Renan, vingt fois, cent fois dans chacun de ses livres, a tué la joie, a tué l’action, a tué la paix de l’âme et la sécurité de la vie morale. Pratiquer la vertu avec cette arrière-pensée que l’homme vertueux est peut-être un sot ; se faire «une sagesse à deux tranchants»; se dire que «nous devons la vertu à l’Éternel, mais que nous avons droit d’y joindre, comme reprise personnelle, l’ironie ; que nous rendons par là à qui de droit plaisanterie pour plaisanterie», etc., cela est joli, très joli ; c’est, un raisonnement délicieux et absurde, et ce «bon Dieu», conçu comme un grec émérite qui pipe les dés, est une invention tout à fait réjouissante. Mais ne jamais faire le bien bonnement, ne le faire que par élégance et avec ce luxe de malices, mettre tant d’esprit à être bon quand il vous arrive de l’être, apporter toujours à la pratique de la vertu la méfiance et la sagacité d’un monsieur qu’on ne prend pas sans vert et qui n’est dupe que parce qu’il le veut bien,-est-ce que cela, à supposer que ce soit possible, ne vous paraît pas lamentable ? Dire que Dieu n’existe pas, mais qu’il existera peut-être un jour et qu’il sera la conscience de l’univers quand l’univers sera devenu conscient ; dire ailleurs que «Dieu est déjà bon, qu’il n’est pas encore tout-puissant, mais qu’il le sera sans doute un jour» ; que «l’immortalité n’est pas un don inhérent à l’homme, une conséquence de sa nature, mais sans doute un don réservé par l’Être, devenu absolu, parfait, omniscient, tout-puissant, à ceux qui auront contribué à son développement» ; «qu’il y a du reste presque autant de chances pour que le contraire de tout cela soit vrai» et «qu’une complète obscurité nous cache les fins de l’univers» : ne sont-ce pas là, à qui va au fond, de belles et bonnes négations enveloppées de railleries subtiles ? Ne craignons point de passer pour un esprit grossier, absolu, ignorant des nuances. Il n’y a pas de nuances qui tiennent. Douter et railler ainsi, c’est simplement nier ; et ce nihilisme, si élégant qu’il soit, ne saurait être qu’un abîme de mélancolie noire et de désespérance. Notez que je ne conteste point la vérité de cette philosophie (ce n’est pas mon affaire) : j’en constate la profonde tristesse. Rien, rien, il n’y a rien que des phénomènes. M. Renan ne recule d’ailleurs devant aucune des conséquences de sa pensée. Il a une phrase surprenante où «faire son salut» devient exactement synonyme de «prendre son plaisir où on le trouve», et où il admet des saints de la luxure, de la morphine et de l’alcool. Et avec cela il est gai ! Comment fait-il donc ?
Quelqu’un pourrait répondre :
-Vous avez l’étonnement facile, monsieur l’ingénu. C’est comme si vous disiez : «Cet homme est un homme, et il a l’audace d’être gai !». Et ne vous récriez point que sa gaieté est sinistre, car je vous montrerais qu’elle est héroïque. Ce sage a eu une jeunesse austère ; il reconnaît, après trente ans d’études, que cette austérité même fut une vanité, qu’il a été sa propre dupe, que ce sont les simples et les frivoles qui ont raison, mais qu’il n’est plus temps aujourd’hui de manger sa part du gâteau. Il le sait, il l’a dit cent fois, il est gai pourtant. C’est admirable !

V

Eh bien ! non. Je soupçonne cette gaieté de n’être ni sinistre ni héroïque. Il reste donc qu’elle soit naturelle et que M. Renan se contente de l’entretenir par tout ce qu’il sait des hommes et des choses. Et cela certes est bien permis ; car, si ce monde est affligeant comme énigme, il est encore assez divertissant comme spectacle.
On peut pousser plus loin l’explication. Il n’y a pas de raison pour que le pyrrhonien ou le négateur le plus hardi ne soit pas un homme gai, et cela même en supposant que la négation ou le doute universel comporte une vue du monde et de la vie humaine nécessairement et irrémédiablement triste, ce qui n’est point démontré. Dans tous les cas, cela ne serait vrai que pour les hommes de culture raffinée et de coeur tendre, car les gredins ne sont point gênés d’être à la fois de parfaits négateurs et de joyeux compagnons. Mais en réalité il n’est point nécessaire d’être un coquin pour être gai avec une philosophie triste. Sceptique, pessimiste, nihiliste, on l’est quand on y pense : le reste du temps (et ce reste est presque toute la vie), eh bien ! on vit, on va, on vient, on cause, on voyage, on a ses travaux, ses plaisirs, ses petites occupations de toute sorte.-Vous vous rappelez ce que dit Pascal des «preuves de Dieu métaphysiques»: ces démonstrations
ne frappent que pendant l’instant qu’on les saisit; une heure après, elles sont oubliées. Il peut donc fort bien y avoir contraste entre les idées et le caractère d’un homme, surtout s’il est très cultivé. «Le jugement, dit Montaigne, tient chez moi un siège magistral… Il laisse mes appétits aller leur train… Il fait son jeu à part.» Pourquoi ne ferait-il pas aussi son jeu à part chez le décevant écrivain des Dialogues
philosophiques? Essayons donc de voir par où et comment il peut être
heureux.
D’abord son optimisme est un parti pris hautement affiché, à tout propos et même hors de propos et aux moments les plus imprévus. Il est heureux parce qu’il veut être heureux : ce qui est encore la meilleure façon qu’on ait trouvé de l’être. Il donne là un exemple que beaucoup de ses contemporains devraient suivre. À force de nous plaindre, nous deviendrons vraiment malheureux. Le meilleur remède contre la douleur est peut-être de la nier tant qu’on peut. Une sensibilité nous envahit, très humaine, très généreuse même, mais très dangereuse aussi. Il faut agir sans se lamenter, et aider
le prochain sans le baigner de larmes. Je ne sais, mais peut-être le
«pauvre peuple» est-il moins heureux encore depuis qu’on le plaint
davantage. Sa misère était plus grande autrefois, et cependant je crois qu’il était peut-être moins à plaindre, précisément parce qu’on le
plaignait moins.
Je veux bien, du reste, accorder aux âmes faibles qu’il ne suffit pas
toujours de vouloir pour être heureux. La vie, en somme, n’a pas trop mal servi M. Renan, l’a passablement aidé à soutenir sa gageure; et il en remercie gracieusement l’obscure «cause première» à la fin de ses
Souvenirs. Tous ses rêves se sont réalisés. Il est de deux Académies;
il est administrateur du Collège de France; il a été aimé, nous dit-il,
des trois femmes dont l’affection lui importait: sa soeur, sa femme et sa fille ; il a enfin une honnête aisance, non en biens-fonds, qui sont chose trop matérielle et trop attachante, mais en actions et obligations, choses légères et qui lui agréent mieux, étant des espèces de fictions, et même de jolies fictions.-Il a des rhumatismes. Mais il met sa coquetterie à ce qu’on ne s’en aperçoive point; et puis il ne les a pas toujours.-Sa plus grande douleur a été la mort de sa soeur Henriette; mais le spectacle au moins lui en a été épargné et la longue et terrible angoisse, puisqu’il était lui-même fort malade à ce moment-là. Elle s’en est allée son oeuvre faite et quand son frère n’avait presque plus besoin d’elle. Et qui sait si la mémoire de cette personne accomplie ne lui est pas aussi douce que le serait aujourd’hui sa présence? Et puis cette mort lui a inspiré de si belles pages, si tendres, si harmonieuses! Au reste, s’il est vrai que le bonheur est souvent la récompense des cœurs simples, il me paraît qu’une intelligence supérieure et tout ce qu’elle apporte avec soi n’est point pour empêcher d’être heureux. Elle est aux hommes ce que la grande beauté est aux femmes. Une femme vraiment belle jouit continuellement de sa beauté, elle ne saurait l’oublier un moment, elle la lit dans tous les yeux. Avec cela la vie est supportable ou le redevient vite, à moins d’être une passionnée, une enragée, une gâcheuse de bonheur comme il s’en trouve. M. Renan se sent souverainement intelligent comme Cléopâtre se sentait souverainement belle. Il a les plaisirs de l’extrême célébrité, qui sont de presque tous les instants et qui ne sont point tant à dédaigner, du moins je l’imagine. Sa gloire lui rit dans tous les regards. Il se sent supérieur à presque tous ses contemporains par la quantité de choses qu’il comprend, par l’interprétation qu’il en donne, par les finesses de cette interprétation. Il se sent l’inventeur d’une certaine philosophie très raffinée, d’une certaine façon de concevoir le monde et de prendre la vie, et il surprend tout autour de lui l’influence exercée sur beaucoup d’âmes
par ses aristocratiques théories. (Et je ne parle pas des joies régulières et assurées du travail quotidien, des plaisirs de la recherche et, parfois, de la découverte.)-M. Renan jouit de son génie et de son esprit. M. Renan jouit le premier du renanisme.
Il serait intéressant-et assez inutile d’ailleurs-de dresser la liste des
contradictions de M. Renan. Son Dieu tour à tour existe ou n’existe pas, est personnel ou impersonnel. L’immortalité dont il rêve quelquefois est tour à tour individuelle et collective. Il croit et ne croit pas au progrès. Il a la pensée triste et l’esprit plaisant. Il aime les sciences historiques et les dédaigne. Il est pieusement impie. Il est très chaste et il éveille assez souvent des images sensuelles. C’est un mystique et un pince-sans-rire. Il a des naïvetés et d’inextricables malices. Il est Breton et Gascon. Il est artiste, et son style est pourtant le moins plastique qui se puisse voir. Ce style paraît précis et en réalité fuit comme l’eau entre les doigts. Souvent la pensée est claire et l’expression obscure, à moins que ce ne soit le contraire. Sous une apparence de liaison, il a des sautes d’idées incroyables, et ce sont continuellement des abus de mots, des équivoques imperceptibles, parfois un ravissant galimatias. Il nie dans le même temps qu’il affirme. Il est si préoccupé de n’être point dupe de sa pensée qu’il ne saurait rien avancer d’un peu sérieux sans sourire et railler tout de suite après. Il a des affirmations auxquelles, au bout d’un instant, il n’a plus l’air de croire, ou, par une marche opposée, des paradoxes ironiques auxquels on dirait qu’il se laisse prendre. Mais sait-il exactement lui-même où commence et où finit son ironie ? Ses opinions exotériques s’embrouillent si bien avec ses «pensées de derrière la tête» que lui-même, je pense, ne s’y retrouve plus et se perd avant nous dans le mystère de ces «nuances».
Toutes les fées avaient richement doté le petit Armoricain. Elles lui
avaient donné le génie, l’imagination, la finesse, la persévérance, la
gaieté, la bonté. La fée Ironie est venue à son tour et lui a dit: «Je
t’apporte un don charmant ; mais je te l’apporte en si grande abondance qu’il envahira et altérera tous les autres. On t’aimera ; mais, comme on aura toujours peur de passer à tes yeux pour un sot, on n’osera pas te le dire. Tu te moqueras des hommes, de l’univers et de Dieu, tu te moqueras de toi-même, et tu finiras par perdre le souci et le goût de la vérité. Tu mêleras l’ironie aux pensers les plus graves, aux actions les plus naturelles et les meilleures, et l’ironie rendra toutes les écritures infiniment séduisantes, mais inconsistantes et fragiles. En revanche, jamais personne ne se sera diverti autant que toi d’être au monde.
» Ainsi parla la fée et, tout compte fait, elle fut assez bonne personne. Si M. Renan est une énigme, M. Renan en jouit tout le premier et s’étudie peut-être à la compliquer encore.
Il écrivait, il y a quatorze ans : «Cet univers est un spectacle que Dieu
se donne à lui-même ; servons les intentions du grand chorège en contribuant à rendre le spectacle aussi brillant, aussi varié que possible.
» Il faut rendre cette justice à l’auteur de la Vie de Jésus qu’il les sert joliment, «les intentions du grand chorège» ! Il est certainement un des «compères» les plus originaux et les plus fins de l’éternelle féerie. Lui reprocherons-nous de s’amuser pour son compte tout en divertissant le divin imprésario ? Ce serait de l’ingratitude, car nous jouissons aussi de la comédie selon notre petite mesure ; et vraiment le monde serait plus ennuyeux si M. Renan n’y était pas.

APPENDICE
Fragment d’un discours prononcé par
M. Renan à Quimper
Le 17 Août 1885

… Moi aussi, j’ai détruit quelques bêtes souterraines assez malfaisantes. J’ai été un bon torpilleur à ma manière ; j’ai donné quelques secousses électriques à des gens qui auraient mieux aimé dormir. Je n’ai pas manqué à la tradition des bonnes gens de Goëlo.
Voilà pourquoi, bien que fatigué de corps avant l’âge, j’ai gardé jusqu’à
la vieillesse une gaieté d’enfant, comme les marins, une facilité étrange à me contenter.
Un critique me soutenait dernièrement que ma philosophie m’obligeait à être toujours éploré. Il me reprochait comme une hypocrisie ma bonne humeur, dont il ne voyait pas les vraies causes.
Eh bien ! je vais vous les dire.
Je suis très gai, d’abord parce que, m’étant très peu amusé quand j’étais jeune, j’ai gardé, à cet égard, toute ma fraîcheur d’illusions ; puis, voici qui est plus sérieux : je suis gai, parce que je suis sûr d’avoir fait en ma vie une bonne action ; j’en suis sûr. Je ne demanderais pour récompense que de recommencer. Je me plains d’une seule chose, c’est d’être vieux dix ans trop tôt.
Je ne suis pas un homme de lettres, je suis un homme du peuple ; je suis l’aboutissant de longues files obscures de paysans et de marins. Je jouis de leurs économies de pensée ; je suis reconnaissant à ces pauvres gens qui m’ont procuré, par leur sobriété intellectuelle, de si vives jouissances.
Là est le secret de notre jeunesse.
Nous sommes prêts à vivre quand tout le monde ne parle plus que de mourir.
Le groupe humain auquel nous ressemblons le plus, et qui nous comprend le mieux, ce sont les Slaves ; car ils sont dans une position analogue à la nôtre, neufs dans la vie et antiques à la fois…



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LA LYRE D’ORPHÉE – POÈME DE JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

 

LA LYRE D’ORPHÉE

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Jules Lemaître

LA LYRE D’ORPHÉE

Alphonse Lemerre, éditeur
 

Quand Orphée eut perdu sa maîtresse à jamais,
Il dit : « Je chanterai, pour épuiser ma peine,
Un thrène harmonieux sur celle que j’aimais
. »

Fuyant l’Hèbre fatal et sa rive inhumaine,
Au bois sombre, où parfois sonne un rugissement,
Il promenait les chants de la Lyre d’ébène.

Mais il sentait la plainte inégale au tourment.
Il cria : « L’Art est vain et ne saurait tout dire.
L’air qui vibre n’est rien, et la Muse nous ment.
 »

Il arracha d’un coup les trois fils de la Lyre,
Et, tandis qu’un suprême et déchirant accord
Éclate et dans le bois mélancolique expire,

Il se coucha sur l’herbe et souhaita la mort.

*

Était-ce une déesse ? était-ce un dieu ? Mystère.
Une forme éthérée, un clair fantôme bleu,
On ne sait d’où venu, descendit sur la terre.

Il abattit son vol auprès du demi-dieu
Et, déployant sur lui ses ailes blanchissantes,
Ouvrit le sein d’Orphée avec son doigt de feu.

Alors, pour remplacer les trois cordes absentes,
Il lui tira du cœur trois fibres, — et soudain
Au Luth silencieux les fixa frémissantes.

Réveillant le poète, il lui mit à la main
La merveilleuse Lyre aux fils rouges et tièdes,
Et dit : « Joue à présent, maître, et va ton chemin ! »

A sa voix se leva le prince des Aèdes,
Et son Luth animé, plein de souffles ardents,
Si douloureusement vibra sous ses doigts raides,

Que les tigres rayés et les lions grondants
Le suivaient attendris, et lui faisaient cortège,
Doux, avec des lambeaux de chair entre les dents.

Chœur monstrueux conduit par un divin Chorège !
Les grands pins, pour mieux voir l’étrange défilé,
En cadence inclinaient leurs fronts chargés de neige.

Les gouttes de son sang sur le Luth étoilé
Brillaient. Charmant sa peine au son des notes lentes,.
L’Aède, fils du Ciel, se sentit consolé :

Car tout son cœur chantait dans les cordes sanglantes.



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LA-BAS… Poème de JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

 

REVUE 
LISEZ-MOI
1930

Là-bas…

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Jules Lemaître

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À P***

La-bas, sur la rive africaine,
Sous le beau ciel élyséen,
Tu verras, ma petite reine,
Comme il fait bon, comme on est bien !

Chère, veux-tu du pittoresque ?
Nous aurons, si c’est là ton goût.
Une blanche maison mauresque
Avec des faïences partout.

Tu porteras, ô ma chérie,
Des bijoux turcs et marocains.
Et des vestes en broderie.
Et de lourds colliers de sequins.

Tu t’envelopperas de voiles
Compliqués et très précieux :
Sous ce clair nuage, tes yeux
Brilleront comme deux étoiles…

Et tu rêveras tout le jour.
D’odeurs suaves enivrée,
Auprès du jet d’eau, dans la cour
D’un blanc péristyle entourée.

Sur des tapis je serai là,
Baisant le bout de tes babouches.
Comme un fidèle Bamboula,
J’aurai soin de chasser les mouches.

Et muet, sans te déranger,
Captif des grâces de ta pose,
Je te regarderai manger
Des confitures à la rose…


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LE DON JUAN INTIME – POEME DE JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

 

RECUEIL 
LES MÉDAILLONS

DON JUAN INTIME

Alphonse Lemerre, éditeur
 

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Jules Lemaître

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Toutes les fois qu’une de vous,
Dupe de la pire chimère,
Ô vierges, fait pleurer sa mère
Et la quitte pour un époux,

Pour peu qu’elle me soit connue,
Qu’elle m’ait plu, fût-ce un moment,
Qu’elle m’ait tendu franchement,
Un soir, sa main souple et menue,

Malgré moi, d’un regret obscur
Mon âme en secret est saisie :
Ce n’est point de la jalousie,
C’est une souffrance à coup sûr.

Et pourtant jamais auprès d’elle
Je ne me sentis inquiet.
Rien d’intime ne nous liait :
Elle ne m’est point infidèle…

*

Mais quelque chose va mourir
De délicieux et de tendre
Que rien ne pourra plus lui rendre,
Et qui ne saurait refleurir :

Cette chasteté qui s’ignore,
La candeur des grands yeux distraits,
Je ne sais quoi de pur, de frais
Et de léger comme une aurore.

Elle sera dame et n’aura
Plus de rougeur involontaire.
Ses grâces perdront leur mystère,
Sa beauté se précisera…

*

Si le fruit mûr tente les bouches,
La fleur contient plus d’inconnu.
C’en est fait du torse ingénu
Et des gracilités farouches.

Je porte le deuil insensé
D’une chose vague et charmante.
Qu’un bourgeois loue et complimente,
La vierge au bras du fiancé !

L’aube innocente qui frissonne
Dans ses yeux humides et doux
Hier appartenait à tous
Puisqu’elle n’était à personne.

Discret et sans rompre le rang,
J’en jouissais autant qu’un autre.
Elle était mienne, elle était vôtre :
On nous l’enlève, on me la prend !

Un garçon bien mis l’a conquise.
Et pourquoi lui ? mon Dieu ! pourquoi ?
Bien qu’elle ne fût pas à moi,
Je suis triste qu’on me l’ait prise.

Car cet inconnu m’a volé
Des chances de joie ou de peine.
Il a rétréci le domaine
Où flottait mon rêve envolé.

Je te plains, pauvre endolorie
En proie à ce béotien !
Moi, je te comprendrais si bien
Et je t’aimerais tant, chérie !

Toutes les fois qu’une de vous,
Vierges dont j’adore la grâce,
Vêt sa robe de noce, et passe
Aux mains avides d’un époux,

Mon âme anxieuse est saisie
D’un chagrin qui n’a rien d’obscur ;
C’est un mal cruel, à coup sûr,
Et c’est bien de la jalousie.

Au fond, nos désirs jamais las
Ont soif d’infini. Plus de doutes :
Jeunes filles, je vous veux toutes,
Et c’est stupide, n’est-ce pas ?

Les yeux secs et la bouche close,
J’étouffe dans mon cœur plaintif
Un don Juan candide et craintif
Qui voudrait pleurer et qui n’ose.

(Les Médaillons)

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PASCAL – Poème de JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

 

RECUEIL 
LES MÉDAILLONS

PASCAL

Alphonse Lemerre, éditeur
 

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Jules Lemaître

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Tu voyais sous tes pas un gouffre se creuser
Qu’élargissaient sans fin le doute et l’ironie. . .
Et, penché sur cette ombre, en ta longue insomnie,
Tu sentais un frisson mortel te traverser.

À l’abîme vorace, alors, sans balancer,
Tu jetas ton grand cœur brisé, ta chair punie,
Tu jetas ta raison, ta gloire et ton génie,
Et la douceur de vivre et l’orgueil de penser.

Ayant de tes débris comblé le précipice,
Ivre de ton sublime et sanglant sacrifice,
Tu plantas une croix sur ce vaste tombeau.

Mais, sous l’entassement des ruines vivantes,
L’abîme se rouvrait, et, prise d’épouvantes,
La croix du Rédempteur tremblait comme un roseau.


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