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SULLY PRUDHOMME par JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

SULLY PRUDHOMME
René Armand François Prudhomme

né à Paris le 16 mars 1839 – mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907

_______________

LES CRITIQUES 
DE 
JULES LEMAÎTRE

SULLY PRUDHOMME

Les Contemporains
(1886)
Etudes & Portraits Littéraires

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Sully Prudhomme

INTRODUCTION

Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés-presque des yeux de femme-dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée. Spe lentus, timidus futuri. Il est certain qu’il a plus pâti de sa pensée que de la fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il nous parle d’un amour trahi : ce sont misères assez communes et il ne paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les chagrins n’étaient à la mesure du cœur qui les sent. S’il a pu souffrir plus qu’un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci du lendemain, une aisance subite est venue l’en délivrer d’assez bonne heure. Mais cette délivrance n’était point le salut. La pensée solitaire et continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par l’excessive tension de l’esprit ; et la nervosité croissante, féconde en douleurs intimes ; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, il aurait le droit de se reposer s’il le pouvait : son oeuvre est dès maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l’admiration de ses «amis inconnus».

I

Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu’il est, de quelque façon qu’eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon de constater que le poète, qui représente dans ce qu’il a de meilleur l’esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu’il avait en lui-même de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se préparer à l’École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et fit une partie des mathématiques spéciales ; une ophtalmie assez grave interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus profondes, n’ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées et n’étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l’École de droit. En même temps il se donnait avec passion à l’étude de la philosophie. Sa curiosité d’esprit était dès lors universelle.
Préparé comme il l’était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni
par des chansons en l’air : sa première œuvre fut une série de poèmes
philosophiques. Je dis sa première œuvre ; car, bien que publiés avec ou après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C’est ce que notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d’une science précise et d’une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son programme poétique et l’embrasse avec orgueil, étant dans l’âge des longs espoirs :

Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots…
Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme
Pour dire : «C’en est fait, l’homme nous est connu ;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ?
»
Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre …

Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent surprendre,-car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain degré de subtilité dans l’analyse semblait hors de son atteinte ?

Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme.
Sept notes seulement composent le clavier…
Faut-il plus au poète ? Et ses chants, pour matière,
N’ont-ils pas la science aux sévères beautés,
Toute l’histoire humaine et la nature entière ?

N’est-ce pas l’annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins, du Zénith et de la Justice ?
En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il
voit le mal, il voit la souffrance, il s’insurge contre les injustices et
les gênes de l’état social (le Joug) ; mais il ne désespère point de
l’avenir et il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la
rue, la Parole). Même le poème grandiose et sombre de l’Amérique,
cette histoire du mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l’ancien et ne laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices des actes héroïques et instigatrices des chefs-d’œuvre. Lui-même sent au cœur leur morsure féconde ; il se sait poète, il désire la gloire et l’avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l’Ambition). Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d’une remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses désespoirs égoïstes et pour s’être désintéressé de la chose publique ; il exalte le travail humain, il prêche l’action, il veut que la poésie soit croyante à l’homme et qu’elle le fortifie au lieu d’aviver ses chères plaies cachées. «L’action ! l’action !» c’est le cri qui sonne dans ces poèmes marqués d’une sorte de positivisme religieux.

Une réflexion vous vient : était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie ? Y a-t-il donc tant de joie dans l’oeuvre de Sully-Prudhomme ? Et qu’a-t-il fait, cet apôtre de l’action, que ronger son cœur et écrire d’admirables vers ? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s’il n’est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l’auteur de Rolla, au moins est-ce par des voies très différentes ; sa mélancolie est d’une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne d’un homme.

La forme des Poèmes n’est pas plus romantique que le fond. Les autres poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts, à l’école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M.Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien d’antérieur, nul poète n’ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son intelligence, ni
mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu’il y a de plus original et de
meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une langue précise : celle de Sully-Prudhomme l’est merveilleusement. Elle semble procéder de l’antiquité classique, qu’il a beaucoup pratiquée. On trouve souvent dans les Poèmes le vers d’André Chénier, celui de l’Invention et de l’Hermès.-Mais le style des Poèmes, quoique fort travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût croissant de la concision et l’enthousiasme décroissant. Le poète, très jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux constructions d’Hegel (l’Art) et, d’autre part, induit par la compression du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi qui sont des protestations, se laisse aller à plus d’espoir et d’illusion qu’il ne s’en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà et là dans l’éloquence.

J’avais tort de dire qu’il ne doit rien aux parnassiens. C’est à cette
époque qu’il fréquenta leur cénacle et qu’il y eut (si on veut croire la
modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la puissance de l’épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse n’eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et frappante. Ce soin curieux et précieux qu’apportaient les «impassibles» à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques ou fictifs, M. Sully-Prudhomme crut qu’il ne serait pas de trop pour traduire les plus chers de ses propres sentiments ; que l’âme méritait bien cet effort pour être peinte dans ses replis ; que c’est spéculer lâchement sur l’intérêt qui s’attache d’ordinaire aux choses du cœur que de se contenter d’à peu près pour les exprimer. Et c’est ainsi que, par respect de sa pensée et par souci de la livrer tout entière, il appliqua en quelque façon la forme rigoureuse et choisie du vers parnassien à des sujets de psychologie intime et écrivit les stances de la Vie intérieure.

II

On pourrait dire : Ici commencent les poésies de M. Sully-Prudhomme. J’avoue que j’ai de particulières tendresses pour ce petit recueil de la Vie intérieure, peut-être parce qu’il est le premier et d’une âme plus jeune, quoique douloureuse déjà. Par je ne sais quelle grâce de nouveauté, il me semble que la Vie intérieure est à peu près, à l’oeuvre de notre poète, ce que les Premières Méditations sont à celle de Lamartine. Et le rapprochement de ces deux noms n’est point si arbitraire, en somme. À la grande voix qui disait la mélancolie vague et flottante du siècle naissant répond, après cinquante années, une voix moins harmonieuse, plus tourmentée, plus pénétrante aussi, qui précise ce que chantait la première, qui dit dans une langue plus serrée des tristesses plus réfléchies et des impressions plus subtiles. Trois ou quatre sentiments, à qui va au fond, défrayaient la lyre romantique. L’aspiration de nos âmes vers l’infini, l’écrasement de l’homme éphémère et borné sous l’immensité et l’éternité de l’univers, l’angoisse du doute, la communion de l’âme avec la nature, où elle cherche le repos et l’oubli : tels sont les grands thèmes et qui reviennent toujours. M. Sully-Prudhomme n’en invente pas de nouveaux, car il n’y en a point, mais il approfondit les anciens. Ces vieux sentiments affectent mille formes : il saisit et fixe quelques-unes des plus délicates ou des plus détournées. La Vie intérieure, ce n’est plus le livre d’un inspiré qui, les cheveux au vent, module les beaux lieux communs de la tristesse humaine, mais le livre d’un solitaire qui vit replié, qui guette en soi et note ses impressions les moins banales, dont la mélancolie est armée de sens critique, dont toutes les douleurs viennent de l’intelligence ou y montent. -«Pourquoi n’est-il plus possible de chanter le printemps ? -J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux… -Une petite blessure peut lentement briser un cœur. -C’est parfois une caresse qui fait pleurer : pourquoi ? -Je voudrais oublier et renaître pour retrouver des impressions neuves, et que la terre ne soit pas ronde, mais s’étende toujours, toujours… -Je bégayais étant enfant et je tendais les bras. Aujourd’hui encore ; on n’a fait que changer mon bégayement…» Voilà les sujets de quelques-unes de ces petites pièces «qu’on a faites petites pour les faire avec soin».

Lamartine s’extasiait en trois cents vers sur les étoiles, sur leur nombre et leur magnificence, et priait la plus proche de descendre sur la terre pour y consoler quelque génie souffrant. M. Sully-Prudhomme, en trois quatrains, songe à la plus lointaine, qu’on ne voit pas encore, dont la lumière voyage et n’arrivera qu’aux derniers de notre race ; il les supplie de dire à cette étoile qu’il l’a aimée ; et il donne à la pièce ce titre qui en fait un symbole : l’Idéal. On voit combien le sentiment est plus cherché, plus intense (et notez qu’il implique une donnée
scientifique). -De même, tandis que le poète des Méditations s’épanche noblement sur l’immortalité de l’âme et déploie à larges nappes les vieux arguments spiritualistes, le philosophe de la Vie intérieure écrit ces petits vers :

J’ai dans mon cœur, j’ai sous mon front
Une âme invisible et présente…..

Partout scintillent les couleurs.
Mais d’où vient cette force en elles ?

Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans les prunelles.

Tous les corps offrent des contours.
Mais d’où vient la forme qui touche ?

Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche ?…

Déjà tombent l’enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites «méditations» sont tristes, et d’une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n’est pas compensée par le charme matériel d’une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au cœur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n’être que nous ; mais, comme j’ai dit, M. Sully-Prudhomme n’exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez ; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.

Je voudrais pouvoir dire qu’il tire au clair la vague mélancolie
romantique : il décompose en ses éléments les plus cachés «cette tendresse qu’on a dans l’âme et où tremblent toutes les douleurs» (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et si concise : c’est comme si chacun de ces petits vers nous faisait faire en nous des découvertes dont nous nous savons bon gré et nous enrichissait le cœur de délicatesses nouvelles. Jamais la poésie n’a plus pensé et jamais elle n’a été plus tendre : loin d’émousser le sentiment, l’effort de la réflexion le rend plus aigu. On éprouve la vérité de ces remarques de Pascal (je rappelle que Pascal emploie une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre) : «À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes… -La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion,» etc. Ajoutez à ce charme celui de la forme la plus savante qui soit, d’une simplicité infiniment méditée, qui joint étroitement, dans sa trame, à la précision la plus serrée la grâce et l’éclat d’images nombreuses et courtes et qui ravissent par leur justesse : forme si travaillée que souvent la lecture, invinciblement ralentie, devient elle-même un travail :

Si quelqu’un s’en est plaint, certes ce n’est pas moi.

III

M. Sully-Prudhomme me semble avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques. Jeunes filles et Femmes sont aussi loin du Lac ou du Premier regret que la Vie intérieure l’était de l’Épître à Byron. Elvire a pu être une personne réelle ; mais dans les Méditations, Elvire idéalisée est une vision, une fort belle image, mais une image en l’air, comme Laure ou Béatrix. Qui a vu Elvire ? Demande-t-on sa main ? L’épouse-t-on ? Élvire a «des accents inconnus à la terre». Elvire n’apparaît que sur les lacs et sous les clairs de lune. Mais, quelque discrétion que le poète y ait mise et quoique des pièces d’un caractère impersonnel se mêlent à celles qui peuvent passer pour des confessions, on sent à n’en pouvoir douter que les vers de Jeunes filles et Femmes nous content par fragments une histoire vraie, très ordinaire et très douloureuse, l’histoire d’un premier amour à demi entendu, puis repoussé. Et la femme, que font entrevoir ces fines
élégies, n’est plus l’amante idéale que les poètes se repassent l’un à
l’autre : c’est bien une jeune fille de nos jours, apparemment une petite
bourgeoise (Ma fiancée, Je ne dois plus), et l’on sent qu’elle a vécu,
qu’elle vit encore peut-être. Sans doute Sainte-Beuve, dans ses poésies, avait déjà particularisé l’amour général et lyrique et raconté ses sentiments au lieu de les chanter ; mais sa «note» n’est que familière à la façon de Wordsworth et son style est souvent entaché des pires affectations romantiques. L’analyse est autrement pénétrante chez M. Sully-Prudhomme. On n’avait jamais dit avec cette tendresse et cette subtilité l’aventure des cœurs de dix-huit ans, et d’abord l’éveil de l’amour chez l’enfant, son tressaillement sous les caresses d’une grande fille, «les baisers fuyants risqués aux chatons des bagues» (Jours lointains), et plus tard, quand l’enfant a grandi, ses multiples et secrètes amours (Un sérail), puis la première passion et ses délicieux commencements (le Meilleur moment des amours), et la grâce et la pureté de la vraie jeune fille, puis la grande
douleur quand la bien-aimée est aux bras d’un autre (Je ne dois plus), et l’obsession du cher souvenir :

… Et je la perds toute ma vie
En d’inépuisables adieux.
Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t’ont pas fermé les yeux.

Le poète, à l’affût de ses impressions, les aiguise et les affine par la curiosité créatrice de ce regard intérieur et parvient à de telles profondeurs de tendresse, imagine des façons d’aimer où il y a tant de tristesse, des façons de se plaindre où il y a tant d’amour, et trouve pour le dire des expressions si exactes et si douces à la fois, que le mieux est de céder au charme sans tenter de le définir. N’y a-t-il pas une merveilleuse «invention» de sentiment dans les stances de Jalousie et dans celles-ci, plus exquises encore :

Si je pouvais aller lui dire :
«Elle est à vous et ne m’inspire
Plus rien, même plus d’amitié ;
Je n’en ai plus pour cette ingrate.
Mais elle est pâle, délicate.
Ayez soin d’elle par pitié !

«Écoutez-moi sans jalousie.
Car l’aile de sa fantaisie
N’a fait, hélas ! que m’effleurer.
Je sais comment sa main repousse.
Mais pour ceux qu’elle aime elle est douce ;
Ne la faites jamais pleurer !…
»

Je pourrais vivre avec l’idée
Qu’elle est chérie et possédée
Non par moi, mais selon mon coeur.
Méchante enfant qui m’abandonnes,
Vois le chagrin que tu me donnes :
Je ne peux rien pour ton bonheur !

IV

Je dirai des Épreuves à peu près ce que j’ai dit des recueils précédents : M. Sully-Prudhomme renouvelle un fonds connu par plus de pensée et plus d’analyse exacte que la poésie n’a accoutumé d’en porter. «Si je dis toujours la même chose, c’est que c’est toujours la même chose», remarque fort sensément le Pierrot de Molière. La critique n’est pas si aisée, malgré l’axiome que l’on sait ; et il faut être indulgent aux répétitions nécessaires. En somme, une étude spéciale sur un poète -et sur un poète vivant dont la personne ne peut être qu’effleurée et qui, trop proche, est difficile à bien juger- et sur un poète lyrique qui n’exprime que son âme et qui ne raconte pas d’histoires -se réduit à marquer autant qu’on peut sa place et son rôle dans la littérature, à chercher où gît son originalité et des formules qui la définissent, à rappeler en les résumant quelques-unes de ses pièces les plus caractéristiques. Ainsi une étude même consciencieuse, même amoureuse, sur une œuvre poétique considérable peut tenir en quelques pages, et fort sèches. Le critique ingénu se désole. Il voudrait concentrer et réfléchir dans sa prose comme dans un miroir son poète tout entier. Il lui en coûte d’être obligé de choisir entre tant de pages qui l’ont également ravi ; il lui semble qu’il fait tort à l’auteur, qu’il le trahit indignement ; il est tenté de tout résumer, puis de tout citer et, supprimant son commentaire, de laisser le lecteur jouir du texte vivant. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de s’évertuer à en enfermer l’âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes ? On les sent si incomplètes et, même quand elles sont à peu près justes, si impuissantes à traduire le je ne sais quoi par où l’on est surtout séduit ! À quoi bon définir difficilement ce qu’il est si facile et si délicieux de sentir ? L’excuse du critique, c’est qu’il s’imagine que son effort, si humble qu’il soit, ne sera pas tout à fait perdu, c’est qu’il croit travailler à ce que Sainte-Beuve appelait l’histoire naturelle des esprits, qui sera une belle chose quand elle sera faite. C’est qu’enfin une piété le pousse à parler des artistes qu’il aime; qu’à chercher les raisons de son admiration, il la sent croître, et que son effort pour la dire, même avorté, est encore un hommage.

Les Épreuves, si on en croit le sonnet qui leur sert de préface, n’ont
pas été écrites d’après un plan arrêté d’avance. Mais il s’est trouvé que les sonnets où le poète, à vingt-cinq ans, contait au jour le jour sa vie intérieure pouvaient être rangés sous ces quatre titres : Amour, Doute, Rêve, Action ; et le poète nous les a livrés comme s’ils se rapportaient à quatre époques différentes de sa vie. La vérité est qu’il a l’âme assez riche pour vivre à la fois de ces quatre façons.

Les sonnets d’Amour sont plus sombres et plus amers que les pièces
amoureuses du premier volume : le travail de la pensée a transformé la tendresse maladive en révolte contre la tyrannie de la beauté et contre un sentiment qui est de sa nature inassouvissable. (Inquiétude, Trahison, Profanation, Fatalité, Où vont-ils ? L’Art sauveur.) -Les sonnets du Doute marquent un pas de plus vers la poésie philosophique. Voyez le curieux portrait de Spinoza :

C’était un homme doux, de chétive santé…

et le sonnet des Dieux, qui définit le Dieu du laboureur, le Dieu du
curé, le Dieu du déiste, le Dieu du savant, le Dieu de Kant et le Dieu de
Fichte, tout cela en onze vers, et qui finit par celui-ci :

Dieu n’est pas rien, mais Dieu n’est personne : il est tout.

et le Scrupule, qui vient ensuite :

Étrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le coeur comme pour la cervelle,
Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir

D’autres sonnets expriment le doute non plus philosophant mais souffrant. Jusque-là les «angoisses du doute», même sincère, avaient eu chez les poètes quelque chose d’un peu théâtral : ainsi les Novissima Verba de Lamartine ; ainsi dans Hugo, les stances intitulées : Que nous avons le doute en nous. Ajoutez que presque toujours, chez les deux grands lyriques, le doute s’éteint dans la fanfare d’un acte de foi. Musset est évidemment plus malade dans l’Espoir en Dieu ; mais son mal vient du cœur plutôt que du cerveau. Ce qu’il en dit de plus précis est que «malgré lui, l’infini le tourmente». Sa plainte est plutôt d’un viveur fourbu qui craint la mort que d’un homme en quête du vrai. Il ne paraît guère avoir lu les philosophes qu’il énumère dédaigneusement et caractérise au petit bonheur.
Pour sûr, ce n’est point la Grande Ourse qui lui a fait examiner, à lui,
ses prières du soir ; et la ronflante apostrophe à Voltaire, volontiers
citée par les ecclésiastiques, ne part pas d’un grand logicien. M.
Sully-Prudhomme peut se rencontrer une fois avec Musset et, devant un Christ en ivoire et une Vénus de Milo (Chez l’antiquaire), regretter «la volupté sereine et l’immense tendresse» dans un sonnet qui contient en substance les deux premières pages de Rolla. Mais son doute est autre chose qu’un obscur et emphatique malaise : il a des origines scientifiques, s’exprime avec netteté et, pour être clair, n’en est pas moins émouvant. Et comme il est négation autant que doute, le vide qu’il laisse, mieux défini, est plus cruel à sentir. Les Werther et les Rolla priaient sans trop savoir qui ni quoi ; le poète des Épreuves n’a plus même cette consolation lyrique :

Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs…
J’ai beau joindre les mains et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela :
Je ne sens rien du tout devant moi. C’est horrible.

Ce ne sont plus douleurs harmonieuses et indéfinies. Le poète dit la plaie vive que laisse au cœur la foi arrachée, la solitude de la conscience privée d’appuis extérieurs et qui doit se juger et s’absoudre elle-même (la Confession) :

Heureux le meurtrier qu’absout la main d’un prêtre…
J’ai dit un moindre crime à l’oreille divine…
Et je n’ai jamais su si j’étais pardonné.

Il dit les involontaires retours du cœur, non consentis par la raison, vers les croyances d’autrefois (Bonne mort) :

Prêtre, tu mouilleras mon front qui te résiste.
Trop faible pour douter, je m’en irai moins triste
Dans le néant peut-être, avec l’espoir chrétien.

Il dit les inquiétudes de l’âme qui, ayant répudié la religion de la grâce, aspire à la justice. Il entend, bien loin dans le passé, le cri d’un ouvrier des Pyramides ; ce cri monte dans l’espace, atteint les étoiles :

Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans, sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire Chéops inaltérable dort.

Le dernier livre de M. Sully-Prudhomme sera la longue recherche d’une réponse à ce Cri perdu.

Puis viennent les Rêves, le délice de s’assoupir, d’oublier, de boire la
lumière sans penser, de livrer son être «au cours de l’heure et des
métamorphoses
», de se coucher sur le dos dans la campagne, de regarder les nuages, de glisser lentement à la dérive sur une calme rivière, de fermer les yeux par un grand vent et de le sentir qui agite vos cheveux, de jouir, au matin, de «cette douceur profonde de vivre sans dormir tout en ne veillant pas» (Sieste, Éther, Sur l’eau, le Vent, Hora prima). Impossible de fixer dans une langue plus exacte des impressions plus fugitives. Rêvait-on, quand on est capable d’analyser ainsi son rêve ? C’est donc un rêve plus attentif que bien des veilles. Loin d’être un sommeil de l’esprit, il lui vient d’un excès de tension ; il n’est point en deçà de la réflexion, mais on le rencontre à ses derniers confins et par delà. Il finit par être le rêve de Kant, qui n’est guère celui des joueurs de luth.

Ému, je ne sais rien de la cause émouvante.
C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel,
Et je ne sens pas bien ce que j’ai de réel.

Déjà dans une pièce des Mélanges (Pan), par la même opération
paradoxale d’une inconscience qui s’analyse, M. Sully-Prudhomme avait merveilleusement décrit cet évanouissement de la personnalité quand par les lourds soleils la mémoire se vide, la volonté fuit, qu’on respire à la façon des végétaux et qu’on se sent en communion avec la vie universelle…

Mais c’est assez rêver, il faut agir. Honte à qui dort parmi le travail de
tous, à qui jouit au milieu des hommes qui souffrent ! Il y a, dans ce
psychologue subtil et tendre, un humanitaire, une sorte de positiviste
pieux, un croyant à la science et au progrès-un ancien candidat à l’École polytechnique et qui a passé un an au Creusot, admirant les machines et traduisant le premier livre de Lucrèce. Nul ne saurait vivre sans les autres (la Patrie, Un songe); salut aux bienfaiteurs de l’humanité, à l’inventeur inconnu de la roue, à l’inventeur du fer, aux chimistes, aux explorateurs (la Roue, le Fer, le Monde à nu, les Téméraires) ! Tous ces sonnets d’ingénieur-poète étonnent par le mélange d’un lyrisme presque religieux et d’un pittoresque emprunté aux engins de la science et de l’industrie et aux choses modernes. Voici l’usine, «enfer de la Force obéissante et triste», et le cabinet du chimiste, et le fond de l’Océan où repose le câble qui unit deux mondes. Tel sonnet raconte la formation de la terre (En avant !); tel autre enferme un sentiment délicat dans une définition de la photographie (Réalisme). On dirait d’un Delille inspiré et servi par une langue plus franche et plus riche. Parlons mieux : André Chénier trouverait réalisée dans ces sonnets une part de ce qu’il rêvait de faire dans son grand Hermès ébauché. Ils servent de digne préface au poème du Zénith.

Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme : j’aurais donc pu grouper son oeuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j’ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.

L’optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé : Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l’on vit autour de moi.
D’où cette contradiction ? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l’action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d’améliorer d’une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n’y croit, j’en ai peur, que par un coup d’État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable ; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.

Pour une heure de joie unique et sans retour,
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie :
Quel homme, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?
Une heure de soleil fait bénir tout le jour
Et, quand ta main ferait tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts, qui n’ont plus même une nuit pour l’amour…

Hé ! oui, mais que prouve cela, sinon que l’homme est une bonne bête
vraiment et que la nature le dupe à peu de frais ? Ils manquent de gaîté, les sonnets optimistes du maître. À beau prêcher l’action, qui retombe si vite, avec les Solitudes, dans les suaves et dissolvantes tristesses du sentiment.

V

Est-ce un souvenir d’enfance ? on le dirait. Je ne crois pas qu’une mère
puisse entendre sans que les larmes lui montent aux yeux les vers de
Première solitude sur les petits enfants délicats et timides mis trop tôt au collège.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants…

Oh ! la leçon qui n’est pas sue
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue !
Le déshonneur d’être puni !…..

Ils songent qu’ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits…

Deux ou trois autres pièces de M. Sully-Prudhomme ont eu cette bonne fortune de devenir populaires, je veux dire de plaire aux femmes, d’arriver jusqu’au public des salons. Peut-être a-t-il été agacé parfois de n’être pour beaucoup de gens que l’auteur du Vase brisé : mais qui sait si ce n’est pas le Vase brisé qui l’a fait académicien et qui a servi de passeport aux Destins et à la Justice ?

Aussi bien son âme tient presque toute dans ce vase brisé. C’est encore de «légères meurtrissures» devenues «des blessures fines et profondes» qu’il s’agit dans les Solitudes. Impressions quintessenciées, nuances de sentiment ultra-féminines dans un cœur viril, une telle poésie ne peut être que le produit extrême d’une littérature, suppose un long passé artistique et sentimental. Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu’il a de passion ardente et de belle rêverie, qu’auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s’enferment dans la rigueur et la brièveté d’un contour classique… Glisserais-je au pathos sous prétexte de définition ? Est-ce ma faute si cette poésie n’est pas simple et si (à meilleur droit que les Précieuses) «j’entends là-dessous un million de choses» ?

Le mal que fait la lenteur des adieux prolongés ; la paix douloureuse des âmes où d’anciennes amours sont endormies, où les larmes sont figées comme les longs pleurs des stalactites, mais où quelque chose pleure toujours ; les «joies sans causes», bonheurs égarés qui voyagent et semblent se tromper de cœur ; la mélancolie d’une allée de tilleuls du siècle passé où, dans un temple en treillis, rit un Amour malin ; la solitude des étoiles ; l’isolement croissant de l’homme, qui ne peut plus, comme le petit enfant, vivre tout près de la terre et presser de ses deux mains la grande nourrice ; le doute sur son cœur ; la peur, en sentant un amour nouveau, de mal sentir, car c’est peut-être un ancien amour qui n’est pas mort ; la solitude de la laide «enfant qui sait aimer sans jamais être amante» ; l’espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé ; l’exil moral et la nostalgie de l’artiste que la nécessité a fait bureaucrate ou marchand ; la solitude du poète, au théâtre, parmi les gaîtés basses de la foule ; l’âcreté des amours coupables et hâtives dans les bouges ou dans les fiacres errants ; la solitude des âmes, qui ne peuvent s’unir, et la vanité des caresses, qui ne joignent que les corps ; la solitude libératrice de la vieillesse, qui affranchit de la femme et qui achève en nous la bonté ; le désir de s’éteindre en écoutant un chant de nourrice «pour ne plus penser, pour que l’homme meure comme est né l’enfant…» : je ne puis qu’indiquer
quelques-uns des thèmes développés ou plutôt démêlés, dans les Solitudes, par un poète divinement sensible. Et ce sont bien des «solitudes» : c’est toujours, sous des formes choisies, la souffrance de se sentir seul-loin de son passé qu’on traîne pourtant et seul avec ses souvenirs et ses regrets, -loin de ce qu’on rêve et seul avec ses désirs, -loin des autres âmes et seul avec son corps, -loin de la Nature même et du Tout qui nous enveloppe et qui dure et seul avec des amours infinies dans un cœur éphémère et fragile… C’est comme le détail subtil de notre impuissance à jouir, sinon de la science même que nous avons de cette impuissance.

Les Vaines tendresses, ce sont encore des solitudes. Le plus grand
poète du monde n’a que deux ou trois airs qu’il répète, et sans qu’on s’en plaigne (plusieurs même n’en ont qu’un) et, encore une fois, toute la poésie lyrique tient dans un petit nombre d’idées et de sentiments
originels que varie seule la traduction, plus ou moins complète ou
pénétrante. Mais les Vaines tendresses ont, dans l’ensemble, quelque
chose de plus inconsolable et de plus désenchanté : ses chères et amères solitudes, le poète ne compte plus du tout en sortir. Le prologue (Aux amis inconnus) est un morceau précieux :

Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ;
Mais de nous rencontrer ne formons point le voeu :
Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ;
Le reste en est fragile : épargnons-nous l’adieu !

Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l’année terrible. L’amour de la femme, non idyllique, mais l’amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l’Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse ; mais que l’amour est tourmenté dans Peur d’avare ! et, dans Conseil (un chef-d’oeuvre d’analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancœur !

Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore,
Choisis un fiancé joyeux, à l’oeil vivant,
Au pas ferme, à la voix sonore,
Qui n’aille pas rêvant…

Les petites filles mêmes l’épouvantent (Aux Tuileries) :

Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie,
Tous ces bambins, hommes futurs…

Çà et là quelques trêves par l’anéantissement voulu de la réflexion :

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser…..

Ce qu’il faut surtout lire, c’est cette surprenante mélodie du Rendez-vous, où l’inexprimable est exprimé, où le poète, par des paroles précises, mène on ne sait comment la pensée tout près de l’évanouissement et traduit un état sentimental que la musique seule, semble-t-il, était capable de produire et de traduire, en sorte qu’on peut dire que M. Sully-Prudhomme a étendu le domaine de la poésie autant qu’il peut l’être et par ses deux extrémités, du côté du rêve, et du côté de la pensée spéculative, empiétant ici sur la musique et là sur la prose. Mais tout de suite après ce songe, quel réveil triste et quels commentaires sur le Surgit amari aliquid (la Volupté, Évolution, Souhait)! La première partie de la Justice pourrait avoir pour conclusion désespérée les stances du Vœu, si belles :

Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m’abandonne à des pensers de cloître
Et j’ose prononcer un voeu de chasteté.

Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion.
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.

Demeure dans l’empire innommé du possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l’ombre où je dormais !

Le zélé recruteur des larmes par la joie,
L’Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais voeu d’arracher au malheur cette proie :
Nul n’aura de mon coeur faible et sombre hérité.

Celui qui ne saurait se rappeler l’enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l’offense
D’y condamner un fils qui lui peut ressembler.

Celui qui n’a pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !

L’homme à qui son pain blanc, maudit des populaces,
Pèse comme un remords des misères d’autrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places
N’élargira jamais la sienne autour de lui !…

Les vers du Rire pourraient servir de passage à la seconde partie
(Retour au coeur) :

Mais nous, du monde entier la plainte nous harcèle :
Nous souffrons chaque jour la peine universelle…

Et le Retour au cœur est déjà dans la Vertu, ce raccourci de la Critique de la raison pratique. Enfin les dernières stances Sur la mort ressemblent fort à celles qui terminent les Destins ; le ton seul diffère. Ainsi (et c’est sans doute ce qui rend sa poésie lyrique si substantielle), nous voyons M. Sully-Prudhomme tendre de plus en plus vers la poésie philosophique.

VI

La dernière guerre a produit chez nous nombre de rimes. La plupart
sonnaient creux ou faux. L’amour de la patrie est un sentiment qu’il est odieux de ne pas éprouver et ridicule d’exprimer d’une certaine façon. Un jeune officier s’est fait une renommée par des chansons guerrières pleines de sincérité. Mais, à mon avis du moins, M. Sully-Prudhomme est le poète qui a le mieux dit, avec le plus d’émotion et le moins de bravade, sans emphase ni banalité, ce qu’il y avait à dire après nos désastres.

«Mon compatriote, c’est l’homme.»
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce coeur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté, dès l’enfance,
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux même qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France…

Après le repentir des oublis imprudents, le poète dit la ténacité du lien par où nous nous sentons attachés à la terre de la patrie, au sol même, à ses fleurs, à ses arbres :

Fleurs de France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos morts…
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
Je trouve un adieu pour les bois.

Enfin les sonnets intitulés : la France, résument et complètent les
«impressions de la guerre» : le sens du mot patrie ressaisi et fixé ;
l’acceptation de la dure leçon ; le découragement, puis l’espoir ; le
sentiment de la mission tout humaine de notre race persistant dans le
rétrécissement de sa tâche et en dépit du devoir de la revanche.

Je compte avec horreur, France, dans ton histoire,
Tous les avortements que t’a coûtés ta gloire :
Mais je sais l’avenir qui tressaille en ton flanc.

Comme est sorti le blé des broussailles épaisses,
Comme l’homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang…

Je tiens de ma patrie un coeur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain.

VII

Que dans la science il y ait de la poésie, et non pas seulement, comme le croyait l’abbé Delille, parce que la science offre une matière inépuisable aux périphrases ingénieuses, cela ne fait pas question. André Chénier, en qui le XVIIIe siècle a failli avoir son poète, le savait bien quand il méditait son Hermès-et aussi Alfred de Vigny, cet artiste si original que le public ne connaît guère, mais qui n’est pas oublié pour cela, quand il écrivait la Bouteille à la mer. Assurément le ciel que nous a révélé l’astronomie depuis Képler n’est pas moins beau, même aux yeux de l’imagination, que le ciel des anciens (le Lever du soleil) :

Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences…

Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien
Et, depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.

La science invente des machines formidables ou délicates, que l’ignorant même admire pour l’étrangeté de leur structure, pour leur force implacable et sourde, pour la quantité de travail qu’elles accomplissent. La science donne au savant une joie sereine, aussi vive et aussi noble que pas un sentiment humain, et dont l’expression devient lyrique sans effort. La science rend l’homme maître de la nature et capable de la transformer : de là une immense fierté aussi naturellement poétique que celle d’Horace ou de Roland. La science suscite un genre d’héroïsme qui est proprement l’héroïsme moderne et auquel nul autre peut-être n’est comparable, car il est le plus désintéressé et le plus haut par son but, qui est la découverte
du vrai et la diminution de la misère universelle. La science est en train de changer la face extérieure de la vie humaine et, par des espérances et des vertus neuves, l’intérieur de l’âme. Un poète qui paraîtrait l’ignorer ne serait guère de son temps : et M. Sully-Prudhomme en est jusqu’aux entrailles. On se rappelle les derniers sonnets des Épreuves. J’y joindrai les Écuries d’Augias, qui nous racontent, sous une forme qu’avouerait Chénier, le moins mythologique, le plus «moderne» des travaux d’Hercule, celui qui exigeait le plus d’énergie morale et qui ressemble le plus à une besogne d’ingénieur. Le Zénith est un hymne magnifique et précis à la science, et qui réunit le plus possible de pensée, de description exacte et de mouvement lyrique. M. Sully-Prudhomme n’a jamais fait plus complètement ce qu’il voulait faire. Voici des strophes qui tirent une singulière beauté de l’exactitude des définitions, des sobres images qui les achèvent, et de la grandeur de l’objet défini :

Nous savons que le mur de la prison recule ;
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés…

Faut-il descendre dans le détail ? Nous signalons aux périphraseurs du dernier siècle, pour leur confusion, ces deux vers sur le baromètre, qu’ils auraient tort d’ailleurs de prendre pour une périphrase :

Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,

et ces deux autres qui craquent, pour ainsi dire, de concision :

Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase..

Notez que ces curiosités n’arrêtent ni ne ralentissent le mouvement
lyrique ; que l’effort patient de ces définitions précises n’altère en rien
la véhémence du sentiment qui emporte le poète. Après le grave prélude, les strophes ont une large allure d’ascension. Une des beautés du Zénith, c’est que l’aventure des aéronautes y devient un drame symbolique ; que leur ascension matérielle vers les couches supérieures de l’atmosphère représente l’élan de l’esprit humain vers l’inconnu. Et après que nous avons vu leurs corps épuisés tomber dans la nacelle, la métaphore est superbement reprise et continuée :

Mais quelle mort ! La chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire ;
Vos corps sont revenus demander des linceuls.
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l’ascension tout seuls.

Le poète, en finissant, leur décerne l’immortalité positiviste, la
survivance par les oeuvres dans la mémoire des hommes :

Car de sa vie à tous léguer l’oeuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample.
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu.
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne,
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !
L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve.
Le délice éternel que le poète éprouve,
C’est un soir de durée au cœur des amoureux !…

En sorte qu’on ne goûte que vivant et par avance sa gloire à venir et que les grands hommes, les héros et les gens de bien vivent avant la mort leur immortalité. C’est un rêve généreux et dont le désintéressement paradoxal veut de fermes cœurs, que celui qui dépouille ainsi d’égoïsme notre survivance même. Illusion ! mais si puissante sur certaines âmes choisies qu’il n’est guère pour elles de plus forte raison d’agir.

VIII

Cette conclusion du Zénith nous sert de passage aux poèmes proprement philosophiques. Une partie des Épreuves y était déjà un acheminement, et nous avions rencontré dans la Vie intérieure de merveilleuses définitions de l’Habitude, de l’Imagination et de la Mémoire. Entre temps, M. Sully-Prudhomme avait traduit littéralement en vers le premier livre de Lucrèce et avait fait précéder sa traduction d’une préface kantienne. Puis, les stances Sur la mort essayaient de concevoir la vie par-delà la tombe et, n’y parvenant pas, expiraient dans une sorte de résignation violente, Le poème des Destins a de plus hautes visées encore. Il nous offre parallèlement une vue optimiste et une vue pessimiste du monde, et conclut que toutes deux sont vraies. L’Esprit du mal songe d’abord à faire un monde entièrement mauvais et souffrant; mais un tel monde ne durerait pas : afin qu’il souffre et persiste à vivre, l’Esprit du mal lui donne l’amour, le désir, les trêves perfides, les illusions, les biens apparents pour voiler les maux réels, l’ignorance irrémédiable et jamais résignée, le mensonge atroce de la liberté :

Oui, que l’homme choisisse et marche en proie au doute,
Créateur de ses pas et non point de sa route,
Artisan de son crime et non de son penchant ;
Coupable, étant mauvais, d’avoir été méchant ;
Cause inintelligible et vaine, condamnée
À vouloir pour trahir sa propre destinée,
Et pour qu’ayant créé son but et ses efforts,
Ce dieu puisse être indigne et rongé de remords…

L’Esprit du bien, de son côté, voulant créer un monde le plus heureux
possible, songe d’abord à ne faire de tout le chaos que deux âmes en deux corps qui s’aimeront et s’embrasseront éternellement. Cela ne le satisfait point : le savoir est meilleur que l’amour. Mais l’absolu savoir ne laisse rien à désirer ; la recherche vaut donc mieux ; et le mérite moral, le dévouement, le sacrifice, sont encore au-dessus… En fin de compte, il donne à l’homme, tout comme avait fait l’Esprit du mal, le désir, l’illusion, la douleur, la liberté. Ainsi le monde nous semble mauvais, et nous ne saurions en concevoir un autre supérieur (encore moins un monde actuellement parfait). Nous ne le voudrions pas, ce monde idéal, sans la vertu et sans l’amour : et comment la vertu et l’amour seraient-ils sans le désir ni l’effort-et l’effort et le désir sans la douleur ? Essayerons-nous, ne pouvant supprimer la douleur sans supprimer ce qu’il y a de meilleur en l’homme, d’en exempter après l’épreuve ceux qu’elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite ? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d’éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu’il y en ait trop et qu’il y en ait de gratuites et d’inexplicables, pour qu’il y en ait d’efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l’idée même de justice. On n’arrive à concevoir le monde plus heureux qu’en dehors de toute notion de mérite : et qui aurait le courage de cette suppression ? S’il n’est immoral, il faut qu’il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.

La Nature nous dit : «Je suis la Raison même,
Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
Cache un accord profond des Destins balancés.

«Il poursuit une fin que son passé renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

«Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon.
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle
Et sa nécessité ne comporte aucun don…

«Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices,
Homme; n’insulte pas mes lois d’une oraison.
N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices.
Place ta confiance en ma seule raison !»

Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu…

Ignorant tes motifs, nous jugeons par les nôtres:
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon ni mauvais, tout est rationnel…

Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien ni mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.

Il serait intéressant de rapprocher de ces vers certaines pages de M.
Renan. L’auteur des Dialogues philosophiques a plus d’ironie, des dessous curieux à démêler et dont on se méfie un peu ; M. Sully-Prudhomme a plus de candeur : incomparables tous deux dans l’expression de la plus fière et de la plus aristocratique sagesse où l’homme moderne ait su atteindre.
Sagesse sujette à des retours d’angoisse. Il y a vraiment dans le monde trop de douleur stérile et inexpliquée ! Par moments le cœur réclame. De là le poème de la Justice.

IX

La justice, dont le poète a l’idée en lui et l’indomptable désir, il la
cherche en vain dans le passé et dans le présent. Il ne la trouve ni «entre espèces» ni «dans l’espèce», ni «entre États» ni «dans l’État» (tout n’est au fond que lutte pour la vie et sélection naturelle, transformations de l’égoïsme, instincts revêtus de beaux noms, déguisements spécieux de la force). La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs… Et pourtant cette absence universelle de la justice n’empêche point le chercheur de garder tous ses scrupules, de se sentir responsable devant une loi morale. D’où lui vient cette idée au caractère impératif qui n’est réalisée nulle part et dont il désire invinciblement la réalisation ?… Serait-ce que, hors de la race humaine, elle n’a aucune raison d’être; que, même dans notre espèce, ce n’est que lentement qu’elle a été conçue, plus lentement encore qu’elle s’accomplit ? Mais qu’est-ce donc que cette idée? «Une série d’êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d’une vie de plus
en plus riche et concrète, rattache l’atome dans la nébuleuse à l’homme sur la terre…»

L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire

Des races qu’il prime aujourd’hui,
Et son globe natal ne peut lui faire honte ;
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
Et vient s’épanouir en lui.

La matière est divine ; elle est force et génie ;
Elle est à l’idéal de telle sorte unie
Qu’on y sent travailler l’esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l’argile
Et qui lui-même la pétrit.

Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô Soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
Le bout qu’il tient à l’autre bout.

Ô Soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
Mesure mon trajet passé.

Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
Je l’appelle ma dignité…

L’homme veut que ce long passé, que ce travail mille et mille fois
séculaire dont il est le produit suprême soit respecté dans sa personne et dans celle des autres. La justice est que chacun soit traité selon sa dignité. Mais les dignités sont inégales; le grand triage n’est pas fini ; il y a des retardataires. Des Troglodytes, des hommes du moyen âge, des hommes d’il y a deux ou trois siècles, se trouvent mêlés aux rares individus qui sont vraiment les hommes du XIXe siècle. Il faut donc que la justice soit savante et compatissante pour mesurer le traitement de chacun à son degré de «dignité». «Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s’opère à travers toutes les vicissitudes politiques.» La justice n’est pas encore; mais elle se fait, et elle sera.

La première partie, Silence au coeur, écrite presque toute sous
l’impression de la guerre et de la Commune, est superbe de tristesse et d’ironie, parfois de cruauté. Il m’est revenu que M. Sully-Prudhomme jugeait maintenant «l’appel au cœur» trop rapide, trop commode, trop semblable au fameux démenti que se donne Kant dans la Critique de la raison pratique, et qu’il se proposait, dans une prochaine édition, de n’invoquer ce «cri» de la conscience que comme un argument subsidiaire et de le reporter après la définition de la «dignité», qui remplit la neuvième Veille. Il me semble qu’il aurait tort et que sa première marche est plus naturelle. Le poète, au début, a déjà l’idée de la justice puisqu’il part à sa recherche. L’investigation terminée, il constate que son insuccès n’a fait que rendre cette idée plus impérieuse. «L’appel au cœur» n’est donc qu’un retour mieux renseigné au point de départ. Le chercheur persiste, malgré la non-existence de la justice, à croire à sa nécessité, et, ne pouvant en éteindre en lui le désir, il tente d’en éclaircir l’idée, d’en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu’il a dit et le rétracte partiellement ; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du cœur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n’y avait qu’un moyen de donner à l’œuvre une consistance irréprochable : c’était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières ; de conclure, n’ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.

Ce que j’ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n’est pas la
brusquerie du retour au cœur (les «Voix» d’ailleurs l’ont préparé), ni
une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet : c’est plutôt que
sa définition de la dignité et ce qui s’ensuit l’ait trop complètement
tranquillisé, et qu’il trompe son cœur au moment où il lui revient, où il
se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera ? Mais le cœur veut qu’elle soit et qu’elle ait toujours été. Je n’admets pas que tant d’êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l’état d’excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu’à la fin des temps.

Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue, et sa fin décevante.
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés.

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

Voilà qui infirme l’optimisme des dernières pages. Ce sont elles qu’il
faudrait intituler Silence au coeur! car c’est l’optimisme qui est sans
coeur. Il est horrible que nous concevions la justice et qu’elle ne soit
pas dès maintenant réalisée. Mais, si elle l’était, nous ne la concevrions pas. Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. Le poète, pour en finir, veut croire au futur règne de la justice et prend son parti de toute l’injustice qui aura précédé. Que ne dit-il que cette solution n’en est pas une et que cette affirmation d’un espoir qui suppose tant d’oublis est en quelque façon un coup de désespoir ? Il termine, comme il a coutume, par un appel à l’action ; mais c’est un remède, non une réponse.

Tel qu’il est, j’aime ce poème. La forme est d’une symétrie compliquée. Dans les sept premières Veilles, à chaque sonnet du «chercheur», des «voix», celles du sentiment ou de la tradition, répondent par trois quatrains et demi ; le chercheur achève le dernier quatrain par une réplique ironique ou dédaigneuse et passe à un autre sonnet. On a reproché à M. Sully-Prud’homme d’avoir accumulé les difficultés comme à plaisir. Non à plaisir, mais à dessein, et le reproche tombe puisqu’il les a vaincues. Plusieurs auraient préféré à ce dialogue aux couplets égaux et courts une série de «grand morceaux». Le poète a craint sans doute de verser dans le «développement», d’altérer la sévérité de sa conception. L’étroitesse des formes qu’il a choisies endigue sa pensée, la fait mieux saillir, et leur retour régulier rend plus sensible la démarche rigoureuse de
l’investigation : chaque sonnet en marque un pas, et un seul. Puis cette alternance de l’austère sonnet positiviste et des tendres strophes spiritualistes, de la voix de la raison et de celle du cœur qui finissent par s’accorder et se fondre, n’a rien d’artificiel, après tout, que quelque excès de symétrie. Tandis que les philosophes en prose ne nous donnent que les résultats de leur méditation, le poète nous fait assister à son effort, à son angoisse, nous fait suivre cette odyssée intérieure où chaque découverte partielle de la pensée a son écho dans le cœur et y fait naître une inquiétude, une terreur, une colère, un espoir, une joie ; où à chaque état successif du cerveau correspond un état sentimental : l’homme est ainsi tout entier, avec sa tête et avec ses entrailles, dans cette recherche méthodique et passionnée.

Toute spéculation philosophique recouvre ou peut recouvrir une sorte de drame intérieur : d’où la légitimité de la poésie philosophique. Je
comprends peu que quelques-uns aient accueilli Justice avec défiance, jugeant que l’auteur avait fait sortir la poésie de son domaine naturel. J’avoue que l’Éthique de Spinoza se mettrait difficilement en vers ; mais l’idée que l’Éthique nous donne du monde et la disposition morale où elle nous laisse sont certainement matière à poésie. (Remarquez que Spinoza a donné à son livre une forme symétrique à la façon des traités de géométrie, et que, pour qui embrasse l’ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme, une incontestable beauté.) L’expression des idées même les plus abstraites emprunte au vers un relief saisissant : la Justice en offre de nombreux exemples et décisifs. Il est très malaisé de
dire où finit la poésie. «Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous
les sentiments, presque toutes les idées
», dit M. Sully-Prudhomme. S’il faut reconnaître que la métaphysique pure échappe le plus souvent à l’étreinte de la versification,-dès qu’elle aborde les questions humaines et où le coeur s’intéresse, dès qu’il s’agit de nous et de notre destinée, la poésie peut intervenir. Ajoutez qu’elle est fort capable de résumer, au moins dans leurs traits généraux, les grandes constructions métaphysiques et de les sentir après qu’elles ont été pensées. La poésie à l’origine, avec les didactiques, les gnomiques et les poètes philosophes, condensait toute la science humaine ; elle le peut encore aujourd’hui.

X

Bien des choses resteraient à dire. Surtout il faudrait étudier la forme de M. Sully-Prudhomme. Il s’en est toujours soucié (l’Art, Encore). Elle est partout d’une admirable précision. Voyez dans les Vaines tendresses, l’Indifférente, le Lit de Procuste; le premier sonnet des Épreuves; les dernières strophes de la Justice : je cite, à mesure qu’elles me reviennent, ces pages où la précision est particulièrement frappante. Il va soignant de plus en plus ses rimes; la forme du sonnet, de ligne si arrêtée et de symétrie si sensible, qui appelle la précision et donne le relief, lui est chère entre toutes: il a fait beaucoup de sonnets, et les plus beaux peut-être de notre langue. Or la précision est du contour, non de la couleur : M. Sully-Prudhomme est un «plastique» plus qu’un coloriste. En Italie il a surtout vu les statues et, dans les paysages, les lignes (Croquis italiens). Quand il se contente de décrire, son exactitude est incomparable (la Place Saint-Jean-de-Latran, Torses antiques, Sur un vieux tableau, etc.). Son imagination ne va jamais sans pensée; c’est pour cela qu’elle est si nette et d’une qualité si rare: elle subit le contrôle et le travail de la réflexion qui corrige, affine, abrège. Il n’a pas un vers banal: éloge unique, dont le correctif est qu’il a trop de vers difficiles. Son imagination est, d’ailleurs, des plus belles et, sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. S’il est vrai qu’une des facultés qui font les grands poètes, c’est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully-Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J’ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.

XI

M. Sully-Prudhomme s’est fait une place à part dans le coeur des amoureux de belles poésies, une place intime, au coin le plus profond et le plus chaud. Il n’est point de poète qu’on lise plus lentement ni qu’on aime avec plus de tendresse. C’est qu’il nous fait pénétrer plus avant que personne aux secrets replis de notre être. Une tristesse plus pénétrante que la mélancolie romantique ; la fine sensibilité qui se développe chez les très vieilles races, et en même temps la sérénité qui vient de la science ; un esprit capable d’embrasser le monde et d’aimer chèrement une fleur ; toutes les délicatesses, toutes les souffrances, toutes les fiertés, toutes les ambitions de l’âme moderne : voilà, si je ne me trompe, de quoi se compose le précieux élixir que M. Sully-Prudhomme enferme en des vases d’or pur,
d’une perfection serrée et concise. Par la sensibilité réfléchie, par la
pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien
être le plus grand poète de la génération présente.

Un de ses «amis inconnus» lui adressait un jour ces rimes :

Vous dont les vers ont des caresses
Pour nos chagrins les plus secrets,
Qui dites les subtils regrets
Et chantez les vaines tendresses,

Ô clairvoyant consolateur,
Ceux à qui votre muse aimée
A dit leur souffrance innommée
Et révélé leur propre coeur,

Et ceux encore, ô sage, ô maître,
À qui vous avez enseigné
L’orgueil tranquille et résigné
Qui suit le tourment de connaître ;

Tous ceux dont vous avez un jour
Éclairé l’obscure pensée,
Ou secouru l’âme blessée,
Vous doivent bien quelque retour…

Ce retour, ce serait une critique digne de lui. Mais, pour lui emprunter la pensée qui ouvre ses œuvres, le meilleur de ce que j’aurais à dire demeure en moi malgré moi, et ma vraie critique ne sera pas lue.

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De
Sully Prudhomme

Pour l’Amour des courbes

*
A vingt ans
(Sonnet)
Aos vinte anos
Traduction Portugaise

*

A vingt ans
(Sonnet)
A vent’anni 
Traduction Italienne

Sully Prudhomme Trad Jacky Lavauzelle

Sully

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A vent’anni – Sonetto di SULLY PRUDHOMME – A VINGT ANS

A vent’anni, abbiamo uno sguardo difficile e orgoglioso
SULLY PRUDHOMME

Sully Prudhomme Trad Italienne Jacky Lavauzelle
Francisco dos Santos, Salomé, Lisbonne, 1917

*Sully Prudhomme Trad Italienne Jacky Lavauzelle




 

Traduction Jacky Lavauzelle

Sully Prudhomme Trad Italienne Jacky Lavauzelle

*
SULLY PRUDHOMME
1839-1907


****

A vent’anni, abbiamo uno sguardo difficile e orgoglioso
À vingt ans on a l’œil difficile et très fier 
***

**

À vingt ans on a l’œil difficile et très fier :
A vent’anni, abbiamo uno sguardo difficile e orgoglioso:
On ne regarde pas la première venue,
Non guardiamo la prima donna che viene,
  Mais la plus belle ! Et, plein d’une extase ingénue,
Ma solo la donna più bella! E pieno di estasi ingenua,
  On prend pour de l’amour le désir né d’hier.
Si crede che il desiderio nato ieri sia d’amore.

*

Plus tard, quand on a fait l’apprentissage amer,
Più tardi, quando abbiamo fatto un amaro apprendimento,
Le prestige insolent des grands yeux diminue,
Il prestigio insolente dei grandi occhi diminuisce,
  Et d’autres, d’une grâce autrefois méconnue,
E altri, di una grazia precedentemente sconosciuta,
Révèlent un trésor plus intime et plus cher.
Rivela un tesoro più intimo e più costoso.

*

Mais on ne fait jamais que changer d’infortune :
Ma stiamo solo trovando un’altra disgrazia
À l’âge où l’on croyait n’en pouvoir aimer qu’une,
All’età in cui pensavamo di poterne solo amare uno,
 C’est par elle déjà qu’on apprit à souffrir ;
È già da lei che si impara a soffrire;

*

Puis, quand on reconnaît que plus d’une est charmante,
Quindi, quando scopriamo che più di una donna è affascinante,
 On sent qu’il est trop tard pour choisir une amante
È troppo tardi per scegliere un amante
Et que le cœur n’a plus la force de s’ouvrir.
E il cuore non ha più la forza di aprirsi.

********************

 SULLY PRUDHOMME
&
LE SYMBOLISME
par Jules Huret

 

J’ai trouvé M. Sully-Prudhomme, l’auteur de Justice, des Vaines Tendresses et de tant d’autres œuvres poétiques qui l’ont mené à l’Académie française, très préoccupé de la question qui m’amenait près de lui : la signification et la portée du mouvement symboliste.

— Je prépare, en ce moment, m’a-t-il dit, une longue étude où je tâcherai d’analyser les états d’esprit de ces jeunes gens afin de les définir au point de vue poétique. Je ne suis pas encore fixé, j’en suis à la recherche des éléments de mon analyse, et, tenez, j’ai trouvé là-dedans, les Entretiens Politiques et Littéraires, une note importante pour mon étude : l’auteur d’un article confond, dans leur définition, la poésie et l’éloquence. II se trompe, il erre regrettablement, et je crains fort qu’il n’en soit de même pour beaucoup de ces messieurs dans la plupart de leurs théories… Mais, je vous le répète, je ne suis pas encore fixé, et je ne peux me prononcer à présent.

Ce que je puis vous dire, par exemple, après Leconte de Lisle, Mendès, de Hérédia et Coppée, qui vous ont tout dit, c’est que mon oreille n’est pas sensible du tout, du tout, au charme que les novateurs veulent introduire dans leur nouvelle forme de vers. Ils me disent que j’ai l’oreille vieillie, gâtée par la musique des vieux rythmes, c’est possible ! Depuis vingt-cinq ans, trente ans même, je me suis habitué à voir dans le Parnasse la consécration de la vieille versification : il m’a semblé que le Parnasse, en fait de législation poétique, avait apporté la loi, et il se peut très bien que je m’expose à être aussi injuste envers eux que les romantiques envers Lebrun-Pindare et Baour-Lormian ! Aussi, je cherche à m’instruire… Pour savoir si c’est moi qui ai tort, je m’applique à analyser les ressources d’expression dont dispose la versification française. Mais c’est très difficile ! Leurs œuvres ne m’y aident pas du tout. Généralement, n’est-ce pas, on apporte, avec une forme nouvelle, un sens nouveau ? Or, il arrive ceci : c’est que non seulement la musique de leurs vers m’échappe, mais le sens m’en demeure tout à fait obscur, également !

De sorte, ajouta M. Sully Prudhomme, avec un vague sourire, que je me sens dans un état de prostration déplorable…

— Ce jugement, un peu général, s’applique-t-il, demandai-je, à tous indistinctement ?

— D’abord, je ne les connais pas tous ; ils m’ont quelquefois pris pour tête de Turc, et vous avez, d’ailleurs, enregistré leurs aménités à mon endroit. N’est-ce pas l’un d’eux, Charles Morice, qui m’a dit : Si vous étiez un poète ! et qui prend l’air de me breveter poète à l’usage des jeunes filles sentimentales ? Bast ! qu’est-ce que ça me fait ! Il oublie que j’ai écrit Justice et traduit Lucrèce. Mais ça n’a pas d’importance. Dans son livre, La Littérature de tout à l’heure, il y a des choses très bien, d’ailleurs. Mais quel cas voulez-vous que je fasse d’opinions si peu renseignées ?

J’en vois quelques autres ici : Henri de Régnier, par exemple, avec qui je parle souvent de tout cela. C’est celui qui, dans ses vers, chaque fois qu’il condescend à me faire participer à sa pensée, me paraît introduire le plus de musique dans le signe conventionnel du langage, et qui doit être par conséquent le plus apte à exprimer l’indéfinissable.

Oui, insista M. Sully Prudhomme, chaque fois que de Régnier daigne faire un vers qui me soit intelligible, ce vers est superbe, — d’où j’en conclus qu’il pourrait faire un poète supérieur si tous ses vers étaient intelligibles ! Mais, vous me comprenez, quand j’ai un volume de lui devant les yeux, que je cherche à le déchiffrer, je suis dans la situation d’un bonhomme qu’on aurait conduit au milieu d’une immense forêt, en lui disant : « Si tu as soif, il y a une source là, quelque part, cherche. » On en fait un Tantale, quand ce serait si simple de lui dire où elle est, la source. Eh bien ! moi, je lui demande, à de Régnier, de me conduire à son rêve…

Je demandai encore :

— Y a-t-il, selon vous, en dehors des Parnassiens et des symbolistes, une génération de poètes à considérer ?

— Mais, monsieur, n’y a-t-il pas Rouchor, Richepin, le petit Dorchain, Fabié, qui n’ont rien de commun avec nous que de se servir de la langue française telle qu’elle nous est venue de 1830, et d’en faire un usage personnel ? Ce sont là, il me semble, des poètes très originaux, et ce sont précisément des témoins de la puissance d’expression et de la féconde diversité qu’on peut trouver dans la langue poétique actuelle.

Jules Huret
Enquête sur l’évolution littéraire

Bibliothèque-Charpentier, 

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SULLY PRUDHOMME
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Sully Prudhomme Trad Italienne Jacky Lavauzelle

Œuvres de PAUL VERLAINE

POESIE FRANCAISE

PAUL VERLAINE
1844-1896

Oeuvre de Paul Verlaine Artgitato Frédéric_Bazille_-_Portrait_de_Paul_Verlaine_comme_une_Troubadour

Portrait de Paul Verlaine en troubadour
Frédérique Bazille
1868
Museum of Art – Dallas

 

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Œuvre de Paul Verlaine
 


Poèmes

PAUL VERLAINE Son Oeuvre Texte Poésie Artgitato

Tableaux et Caricatures
Gustave Courbet – Eugène Carrière – Frédérique Bazille
Paterne Berrichon – Félix Vallotton – Félix Régamey

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Romances sans paroles

Romances sans paroles Paul Verlaine Mikhaïl Vroubel Démon assis 1890

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Poèmes saturniens

Paul Verlaine Poèmes Saturniens Artgitato Mikhaïl Vroubel Séraphin à trois paires d'ailes Azraël 1904

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Fêtes Galantes

Fêtes Galantes Paul Verlaine Mickail Vroubel Huître Perlière 1904

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M. PAUL VERLAINE

ET LES POÈTES « SYMBOLISTES » & « DÉCADENTS »

I.

Peut-être, au risque de paraître ingénu, vais-je vous parler des poètes symbolistes et décadents. Pourquoi ? D’abord par un scrupule de conscience. Qui sait s’ils sont, autant qu’ils en ont l’air, en dehors de la littérature, et si j’ai le droit de les ignorer ? — Puis par un scrupule d’amour-propre. Je veux faire comme Paul Bourget, qui se croirait perdu d’honneur si une seule manifestation d’art lui était restée incomprise. — Enfin, par un scrupule de curiosité. Il se peut que ces poètes soient intéressants à étudier et à définir, et que leur personne ou leur œuvre me communique quelque impression non encore éprouvée. Mais, comme j’ai au fond l’esprit timide, j’ai besoin, avant de tenter l’aventure, de m’entourer de quelques précautions. Je m’abrite derrière deux hypothèses, invérifiables l’une et l’autre, et que je n’ai qu’à donner comme telles pour n’être point accusé soit de témérité, soit de snobisme.

Premièrement, je suppose que les poètes dits décadents ne sont point de simples mystificateurs. À dire vrai, je suis tenté de les croire à peu près sincères — non point parce qu’ils sont terriblement sérieux, solennels et pontifiants, mais parce que voilà déjà longtemps que cela dure, sans un oubli, sans une défaillance. Il ne leur est jamais échappé un sourire. Une mystification si soutenue, qui réclamerait un tel effort, et un effort si disproportionné avec le plaisir ou le profit qu’on en retire, serait, il me semble, au-dessus des forces humaines. Puis j’ai coudoyé quelques-uns de ces initiés, et j’ai eu, sur d’autres, des renseignements que j’ai lieu de croire exacts. Il m’a paru que la plupart étaient de bons jeunes gens, d’autant de candeur que de prétention, assez ignorants, et qui n’avaient point assez d’esprit pour machiner la farce énorme dont on les accuse et pour écrire par jeu la prose et les vers qu’ils écrivent. Enfin, leur ignorance même et la date de leur venue au monde (qui fait d’eux des esprits très jeunes lâchés dans une littérature très vieille, des sortes de barbares sensuels et précieux), leur vie de noctambules, l’abus des veilles et des boissons excitantes, leur désir d’être singuliers, la mystérieuse névrose (soit qu’ils l’aient, qu’ils croient l’avoir ou qu’ils se la donnent), il me semble que tout cela suffirait presque à expliquer leur cas et qu’il n’est point nécessaire de suspecter leur bonne foi.

Secondement, je suppose que le « symbolisme » ou le « décadisme » n’est pas un accident totalement négligeable dans l’histoire de la littérature. Mais j’ai sur ce point des doutes plus sérieux que sur le premier. Certes on avait déjà vu des maladies littéraires : le « précieux » sous diverses formes (à la Renaissance, dans la première moitié du XVIIe siècle, au commencement du XVIIIe), puis les « excès » du romantisme, de la poésie parnassienne et du naturalisme. Mais il y avait encore beaucoup de santé dans ces maladies ; même la littérature en était parfois sortie renouvelée. Et surtout la langue avait toujours été respectée dans ces tentatives. Les « précieux » et les « grotesques » du temps de Louis XIII, les romantiques et les parnassiens avaient continué de donner aux mots leur sens consacré, et se laissaient aisément comprendre. Il y a plus : les jeux d’un Voiture ou ceux d’un Cyrano de Bergerac exigeaient, pour être agréables, une grande précision et une grande propriété dans les termes. C’est la première fois, je pense, que des écrivains semblent ignorer le sens traditionnel des mots et, dans leurs combinaisons, le génie même de la langue française et composent des grimoires parfaitement inintelligibles, je ne dis pas à la foule, mais aux lettrés les plus perspicaces. Or je pourrais sans doute accorder quelque attention à ces logogriphes, croire qu’ils méritent d’être déchiffrés, et qu’ils impliquent, chez leurs auteurs, un état d’esprit intéressant, s’il m’était seulement prouvé que ces jeunes gens sont capables d’écrire proprement une page dans la langue de tout le monde ; mais c’est ce qu’ils n’ont jamais fait. Cependant, puisqu’une curiosité puérile m’entraîne à les étudier, je suis bien obligé de présumer qu’ils en valent la peine, et je maintiens ma seconde hypothèse.

II.

… En bien, non ! je ne parlerai pas d’eux, parce que je n’y comprends rien et que cela m’ennuie. Ce n’est pas ma faute. Simple Tourangeau, fils d’une race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de vingt années d’habitudes classiques et un incurable besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal préparé pour entendre leur évangile. J’ai lu leurs vers, et je n’y ai même pas vu ce que voyait le dindon de la fable enfantine, lequel, s’il ne distinguait pas très bien, voyait du moins quelque chose. Je n’ai pu prendre mon parti de ces séries de vocables qui, étant enchaînés selon les lois d’une syntaxe, semblent avoir un sens, et qui n’en ont point, et qui vous retiennent malicieusement l’esprit tendu dans le vide, comme un rébus fallacieux ou comme une charade dont le mot n’existerait pas…

  En ta dentelle où n’est notoire
Mon doux évanouissement,
Taisons pour l’âtre sans histoire
Tel vœu de lèvres résumant.

Toute ombre hors d’un territoire
Se teinte itérativement
À la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement…

J’ai pris ces vers absolument au hasard dans l’un des petits recueils symbolistes, et j’ai eu la naïveté de chercher, un quart d’heure durant, ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire. J’aurais mieux fait de passer ce temps à regarder les signes gravés sur l’obélisque de Louqsor ; car du moins l’obélisque est proche d’un fort beau jardin, et il est rose, d’un rose adorable, au soleil couchant… Si les vers que j’ai cités n’ont pas plus de sens que le bruit du vent dans les feuilles ou de l’eau sur le sable, fort bien. Mais alors j’aime mieux écouler l’onde ou le vent.

L’un d’eux, pourtant, nous a exposé ce qu’ils prétendaient faire dans une brochure modestement intitulée Traité du verbe, avec Avant-dire de Stéphane Mallarmé. On y voit qu’ils ont inventé (paraît-il) deux choses : le symbole et l’instrumentation poétique.

L’auteur du Traité du verbe nous explique ce que c’est que le symbole :

« Agitons que pour le repos vespéral de l’amante le poète voudrait le site digne qui exhalât vaporeusement le mot aimer.

« Or, en quête sous les ramures, il s’est lassé, et la nuit est venue sur la vanité de son espoir présomptueux : parmi l’air le plus pur de désastre, en le plus plaisant lieu une voix disparate, un pin sévèrement noir ou quelque rouvre de trop d’ans s’opposait à l’intégral salut d’amour, et la velléité dès lors inerte demeurait muette, sans même la conscience mélancolique de son mutisme.

« Voudras-tu, poète, te résigner ?

« Non, et les lieux inutiles reverront sa visite : les pierres nuées qui lui plurent, il les ordonnera négligemment en un parterre de mousse dont il garde le puéril souvenir : par son unique vouloir esseulées, hors de mille s’étrangeront là quelques ramures vertes virginalement sur de droits rêves, et perplexes quand sous elles il laissera qui prévalaient d’oiseaux tels rameaux morts gésir, et devinée mieux que vue aux dentelles des verdures amènera large et molle une rivière où des lis gigantesques : un torse nu de vierge en l’eau s’ornera d’une toison mêlée à l’heure d’un soleil saignant son or mourant.

« Alors pourra venir celle-là : et l’amante au seuil très noblement s’alanguira, comprenant, sa rougeur d’ange exquisement éparse parmi le doux soir, l’Hymen immortel mêlé d’oubli et d’appréhension qui de son murmure visible emplira le site créé. »

Cela veut dire, sauf erreur :

— Supposons que le poète veuille, pour que l’amante y dorme le soir, un paysage digne d’elle et qui fasse rêver d’amour. Ce paysage idéal, il le demandera vainement à la nature : toujours quelque détail disparate y rompra l’harmonie rêvée. Alors il fera son choix dans les matériaux que lui offre le monde réel. Il disposera à son gré les pierres nuancées ; il arrangera les ramures droites sur les troncs élancés ou pliants et chargés d’oiseaux ; il sèmera le gazon de branches mortes et laissera entrevoir, parmi la feuillée, une large rivière, avec de grands lis et un torse de vierge, etc.

Et plus loin :

« L’heure n’est étrange, désormais, de resserrer d’un nœud solide les preuves sans ire émises, violettes faveurs de mon songe. »

Cela veut dire : « Résumons-nous. »

« L’idée, qui seule importe, en la vie est éparse.

« Aux ordinaires et mille visions (pour elles-mêmes à négliger) où l’Immortelle se dissémine, le logique et méditant poète les lignes saintes ravisse, desquelles il composera la vision seule digne : le réel et suggestif SYMBOLE d’où, palpitante pour le rêve, en son intégrité nue se lèvera l’Idée première et dernière ou vérité. »

Cela signifie, je crois, en langage humain, que certaines formes, certains aspects du monde physique font naître en nous certains sentiments, et que, réciproquement, ces sentiments évoquent ces visions et peuvent s’exprimer par elles. Cela signifie aussi, par suite, que le poète ne copie pas exactement la réalité, mais ne lui emprunte que ce qui correspond, en elle, à l’impression qu’il veut traduire… Mais est-ce qu’il ne vous semble pas que nous nous doutions un peu de ces choses ?

L’invention des symbolistes consiste peut-être à ne pas dire quels sentiments, quelles pensées ou quels états d’esprit ils expriment par des images. Mais cela même n’est pas neuf. Un SYMBOLE est, en somme, une comparaison prolongée dont on ne nous donne que le second terme, un système de métaphores suivies. Bref, le symbole, c’est la vieille « allégorie » de nos pères. Horreur ! la pièce de Mme Deshoulières : « Dans ces prés fleuris… » est un symbole ! Et c’est un symbole que le Vase brisé, si vous rayez les deux dernières strophes.

Seulement, prenez garde : si vous les rayez, celles qui resteront seront toujours charmantes ; mais vous verrez qu’elles n’exprimeront plus rien de bien précis, qu’elles ne vous suggéreront plus que l’idée vague d’une brisure, d’une blessure secrète. Les symboles précis et clairs par eux-mêmes sont assez peu nombreux. Il est très vrai que la plus belle poésie est faite d’images, mais d’images expliquées. Si vous ôtez l’explication, vous ne pourrez plus exprimer que des idées ou des sentiments très généraux et très simples : naissance ou déclin d’amour, joie, mélancolie, abandon, désespoir… Et ainsi (c’est où je voulais en venir) le symbolisme devient extrêmement commode pour les poètes qui n’ont pas beaucoup d’idées.

Et voici la seconde découverte des symbolistes hagards.

On soupçonnait, depuis Homère, qu’il y a des rapports, des correspondances, des affinités entre certains sons, certaines formes, certaines couleurs et certains états d’âme. Par exemple, on sentait que les a multipliés étaient pour quelque chose dans l’impression de fraîcheur et de paix que donne ce vers de Virgile :

Pascitur in silva magna formosa juvenca.

On sentait que la douceur des u et la tristesse des é prolongés par des muettes contribuaient au charme de ces vers de Racine :

  Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

On n’ignorait pas que les sons peuvent être éclatants ou effacés comme les couleurs, tristes ou joyeux comme les sentiments. Mais on pensait que ces ressemblances et ces rapports sont un peu fuyants, n’ont rien de constant ni de rigoureux, et qu’ils nous sont pour le moins indiqués par le sens des mots qui composent la phrase musicale. Si les u et les é du distique de Racine nous semblent correspondre à des sons de flûte ou à des teintes de crépuscule, c’est bien un peu parce que ce distique exprime en effet une idée des plus mélancoliques.

Mais si l’on vous demandait à quels instruments de musique, à quelles couleurs, à quels sentiments correspondent exactement les voyelles et les diphtongues et leurs combinaisons avec les consonnes, vous seriez, j’imagine, fort empêché. Et si l’on vous disait que ce misérable Arthur Rimbaud a cru, par la plus lourde des erreurs, que la voyelle u était verte, vous n’auriez peut-être pas le courage de vous indigner ; car il vous paraît également possible qu’elle soit verte, bleue, blanche, violette et même couleur de hanneton, de cuisse de nymphe émue, ou de fraise écrasée.

Or écoutez bien ! A est noir, e blanc, i bleu, o rouge, u jaune.

Et le noir, c’est l’orgue ; le blanc, la harpe ; le bleu, le violon ; le rouge, la trompette ; le jaune, la flûte.

Et l’orgue exprime la monotonie, le doute et la simplesse (sic) ; la harpe, la sérénité ; le violon, la passion et la prière ; la trompette, la gloire et l’ovation ; la flûte, l’ingénuité et le sourire.

Et vous pourrez voir dans le Traité du verbe, déterminées avec la même précision et pour l’éternité, les nuances de son, de timbre, de couleur et de sentiment qui résultent des diverses combinaisons des voyelles entre elles ou avec les consonnes.

Faisons un acte de foi.

Le bon Sully-Prudhomme ne demandait pas mieux que de le faire. Il disait humblement à un jeune « instrumentiste » qui était venu lui rendre visite :

— Pardonnez-moi. J’essaye de comprendre ce que vous voulez faire. Vous ne considérez, n’est-ce pas, que la valeur musicale des mots, sans tenir compte de leur sens ?

Le bon jeune homme répondit :

— Nous en tenons compte dans une certaine mesure.

— Mais alors, dit Sully, prenez garde : vous allez être obscurs.

Dans quelle mesure les jeunes symbolards tiennent encore compte du sens des mots, c’est ce qu’il est difficile de démêler. Mais cette mesure est petite ; et, pour moi, je ne distingue pas bien les endroits où ils sont obscurs de ceux où ils ne sont qu’inintelligibles.

Pourtant, dans toute erreur il y a, comme dit Shakespeare, une âme de vérité. Si ces jeunes gens voulaient être raisonnables, s’ils ne gâtaient point par de damnables exagérations l’évangile qu’ils nous apportent, on s’apercevrait qu’ils ont fait deux belles découvertes et bien inattendues (car il n’y a guère plus de six mille ans qu’on les connaissait).

Ils ont découvert la métaphore et l’harmonie imitative !

III.

Est-ce à dire qu’il n’y eût plus rien à découvrir en poésie ?

Je ne dis pas cela. Il y avait quelque chose peut-être. Quoi ? je ne sais. Quelque chose de moins précis, de moins raisonnable, de moins clair, de plus chantant, de plus rapproché de la musique que la poésie romantique et parnassienne. Notre poésie a toujours trop ressemblé à de la belle prose. Ceux mêmes qui y ont mis le moins de raison en ont encore trop mis. Imaginez quelque chose d’aussi spontané, d’aussi gracieusement incohérent, d’aussi peu oratoire et discursif que certaines rondes enfantines et certaines chansons populaires, des séries d’impressions notées comme en rêve. Mais supposez en même temps que ces impressions soient très fines, très délicates et très poignantes, qu’elles soient celles d’un poète un peu malade, qui a beaucoup exercé ses sens et qui vit à l’ordinaire dans un état d’excitation nerveuse. Bref, une poésie sans pensée, à la fois primitive et subtile, qui n’exprime point des suites d’idées liées entre elles (comme fait la poésie classique), ni le monde physique dans la rigueur de ses contours (comme fait la poésie parnassienne), mais des états d’esprit où nous ne nous distinguons pas bien des choses, où les sensations sont si étroitement unies aux sentiments, où ceux-ci naissent si rapidement et si naturellement de celles-là qu’il nous suffit de noter nos sensations au hasard et comme elles se présentent pour exprimer par là même les émotions qu’elles éveillent successivement dans notre âme…

Comprenez-vous ?… Moi non plus. Il faut être ivre pour comprendre. Si vous l’êtes jamais, vous remarquerez ceci. Le monde sensible (toute la rue si vous êtes à Paris, le ciel et les arbres si vous êtes à la campagne) vous entre, si je puis dire, dans les yeux. Le monde sensible cesse de vous être extérieur. Vous perdez subitement le pouvoir de l’ « objectiver », de le tenir en dehors de vous. Vous éprouvez réellement qu’un paysage n’est, comme on l’a dit, qu’un état de conscience. Dès lors il vous semble que vous n’avez qu’à dire vos perceptions pour traduire du même coup vos sentiments, que vous n’avez plus besoin de préciser le rapport entre la cause et l’effet, entre le signe et la chose signifiée, puisque les deux se confondent pour vous… Encore une fois, comprenez-vous ? Moi je comprends de moins en moins ; je ne sais plus, j’en arrive au balbutiement. Je conçois seulement que la poésie que j’essaye de définir serait celle d’un solitaire, d’un névropathe et presque d’un fou, qui serait néanmoins un grand poète. Et cette poésie se jouerait sur les confins de la raison et de la démence.

Quant à l’homme de cette poésie, je veux que ce soit un être exceptionnel et bizarre. Je veux qu’il soit, moralement et socialement, à part des autres hommes. Je me le figure presque illettré. Peut-être a-t-il fait de vagues humanités ; mais il ne s’en est pas souvenu. Il connaît peu les Grecs, les Latins et les classiques français : il ne se rattache pas à une tradition. Il ignore souvent le sens étymologique des mots et les significations précises qu’ils ont eues dans le cours des âges ; les mots sont donc pour lui des signes plus souples, plus malléables qu’ils ne nous paraissent, à nous. Il a une tête étrange, le profil de Socrate, un front démesuré, un crâne bossué comme un bassin de cuivre mince. Il n’est point civilisé ; il ignore les codes et la morale reçue. On a vu dans le cénacle parnassien sa face de faune cornu, fils intact de la nature mystérieuse. Il s’enivrait, avec les autres, de la musique des mots, mais de leur musique seulement ; et il est resté un étranger parmi ces Latins sensés et lucides…

Un jour, il disparaît. Qu’est-il devenu ? Je vais jusqu’au bout de ma fantaisie. Je veux qu’il ait été publiquement rejeté hors de la société régulière. Je veux le voir derrière les barreaux d’une geôle, comme François Villon, non pour s’être fait, par amour de la libre vie, complice des voleurs et des malandrins, mais plutôt pour une erreur de sensibilité, pour avoir mal gouverné son corps et, si vous voulez, pour avoir vengé, d’un coup de couteau involontaire et donné comme en songe, un amour réprouvé par les lois et coutumes de l’Occident moderne. Mais, socialement avili, il reste candide. Il se repent avec simplicité, comme il a péché — et d’un repentir catholique, fait de terreur et de tendresse, sans raisonnement, sans orgueil de pensée : il demeure, dans sa conversion comme dans sa faute, un être purement sensitif…

Puis une femme, peut-être, a eu pitié de lui, et il s’est laissé conduire comme un petit enfant. Il reparaît, mais continue de vivre à l’écart. Nul ne l’a jamais vu ni sur le boulevard, ni au théâtre, ni dans un salon. Il est quelque part, à un bout de Paris, dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin, où il boit du vin bleu. Il est aussi loin de nous que s’il n’était qu’un satyre innocent dans les grands bois. Quand il est malade ou à bout de ressources, quelque médecin, qu’il a connu interne autrefois, le fait entrer à l’hôpital ; il s’y attarde, il y écrit des vers ; des chansons bizarres et tristes bruissent pour lui dans les plis des froids rideaux de calicot blanc. Il n’est point déclassé : il n’est pas classé du tout. Son cas est rare et singulier. Il trouve moyen de vivre dans une société civilisée comme il vivrait en pleine nature. Les hommes ne sont point pour lui des individus avec qui il entretient des relations de devoir et d’intérêt, mais des formes qui se meuvent et qui passent. Il est le rêveur. Il a gardé une âme aussi neuve que celle d’Adam ouvrant les yeux à la lumière. La réalité a toujours pour lui le décousu et l’inexpliqué d’un songe…

Il a bien pu subir un instant l’influence de quelques poètes contemporains ; mais ils n’ont servi qu’à éveiller en lui et à lui révéler l’extrême et douloureuse sensibilité, qui est son tout. Au fond, il est sans maître. La langue, il la pétrit à sa guise, non point, comme les grands écrivains, parce qu’il la sait, mais, comme les enfants, parce qu’il l’ignore. Il donne ingénument aux mots des sens inexacts. Et ainsi il passe auprès de quelques jeunes hommes pour un abstracteur de quintessence, pour l’artiste le plus délicat et le plus savant d’une fin de littérature. Mais il ne passe pour tel que parce qu’il est un barbare, un sauvage, un enfant… Seulement cet enfant a une musique dans l’âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues…

IV.

Les traits que je viens de rassembler par caprice et pour mon plaisir, je ne prétends pas du tout qu’ils s’appliquent à la personne de M. Paul Verlaine. Mais pourtant il me semble que l’espèce de poésie vague, très naïve et très cherchée, que je m’efforçais de définir tout à l’heure, est un peu celle de l’auteur des Poèmes saturniens et de Sagesse dans ses meilleures pages. La poésie de M. Verlaine représente pour moi le dernier degré soit d’inconscience, soit de raffinement, que mon esprit infirme puisse admettre. Au delà, tout m’échappe : c’est le bégayement de la folie ; c’est la nuit noire ; c’est, comme dit Baudelaire, le vent de l’imbécillité qui passe sur nos fronts. Parfois ce vent souffle et parfois cette nuit s’épanche à travers l’œuvre de M. Verlaine ; mais d’assez grandes parties restent compréhensibles ; et, puisque les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initiateur, peut-être qu’en écoutant celles de ses chansons qui offrent encore un sens à l’esprit, nous aurons quelque soupçon de ce que prétendent faire ces adolescents ténébreux et doux.

Dans leur ensemble, les Poèmes saturniens (comme beaucoup d’autres recueils de vers de la même époque) sont tout simplement le premier volume d’un poète qui a fréquenté chez Leconte de Lisle et qui a lu Baudelaire. Mais ce livre offre déjà certains caractères originaux.

On dirait d’abord que ce poète est, peu s’en faut, un ignorant. — Vous me répondrez que vous en connaissez d’autres, et que cela ne suffit pas pour être original. — Mais je suppose ce point admis que, malgré tout et en dépit de ce qui lui manque, M. Verlaine est un vrai poète. Disons donc que ce poète est souvent peu attentif au sens et à la valeur des signes écrits qu’il emploie, et que, d’autres fois, il se laisse prendre aux grands mots ou à ceux qui lui paraissent distingués.

J’ouvre le livre à la première page. Dans les vingt vers qui servent de préface, je lis que les hommes nés sous le signe de Saturne doivent être malheureux,

  Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d’une influence maligne.

Que veut dire ici le mot logique, je vous prie ? Je vois au même endroit que le sang de ces hommes

                                   Roule
En grésillant leur triste idéal qui s’écroule.

Voilà des métaphores qui ne se suivent guère. Je tourne la page. J’y lis que, dans l’Inde antique,

  Une connexité grandiosement alme
Liait le Kçhatrya serein au chanteur calme.

Je continue à feuilleter. Je trouve des « grils sculptés qu’alternent des couronnes » et « des éclairs distancés avec art », et de très nombreux vers comme celui-ci, qui unit d’une façon si choquante une expression scientifique et des mots de poète :

L’atmosphère ambiante a des baisers de soeur.

Ces bigarrures fâcheuses, ces dissonances baroques, vous les rencontrez à chaque instant chez M. Verlaine, et plus nombreuses d’un volume à l’autre. Chose inattendue, ce poète, que ses disciples regardent comme un artiste si consommé, écrit par moments (osons dire notre pensée) comme un élève des écoles professionnelles, un officier de santé ou un pharmacien de deuxième classe qui aurait des heures de lyrisme. Il y a une énorme lacune dans son éducation littéraire. La mienne, il est vrai, me rend peut-être plus sensible que de raison à ces insuffisances et à ces ridicules.

C’est amusant, après cela, de le voir faire l’artiste impeccable, le sculpteur de strophes, le monsieur qui se méfie de l’inspiration, — et écrire avec béatitude :

  À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement…
Ce qu’il nous faut, à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.

Mais cet écrivain si malhabile a pourtant déjà, je ne sais comment, des vers d’une douceur pénétrante, d’une langueur qui n’est qu’à lui et qui vient peut-être de ces trois choses réunies : charme des sons, clarté du sentiment et demi-obscurité des mots. Par exemple, il nous dit qu’il rêve d’une femme inconnue, qui l’aime, qui le comprend, qui pleure avec lui ; et il ajoute :

  Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil aux regards des statues,
Et pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

N’y regardez pas de trop près. « Les aimés que la vie exila », cela veut-il dire « ceux pour qui la vie fut un exil », ou « ceux qui ont été exilés de la vie, ceux qui sont morts » ? — « L’inflexion des voix chères qui se sont tues », qu’est-ce que cela ? Est-ce l’inflexion qu’avaient ces voix ? ou l’inflexion qu’elles ont maintenant quoiqu’elles se taisent, celle qu’elles ont dans le souvenir ? — En tous cas, ce que ces vers équivoques nous communiquent clairement, c’est l’impression de quelque chose de lointain, de disparu, et que nous pouvons seulement rêver. Et l’on m’a dit que ces vers étaient délicieux, et je l’ai cru.

De la douceur ! de la douceur ! de la douceur !

— Qu’est cela ? direz-vous. Une phrase de vaudeville, sans doute ? Cela rappelle le « bénin, bénin », de M. Fleurant. — Point. C’est un vers plein d’ingénuité par où commence un sonnet très tendre. Et ce sonnet est joli, et j’en aime les deux tercets :

  Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’oliphant.
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse.

J’aime aussi la Chanson d’automne, quoique certains mots (blême et suffocant) ne soient peut-être pas d’une entière propriété et s’accordent mal avec la « langueur » exprimée tout de suite avant :

  Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
De çà, de là,
Pareil à la
Feuille morte.

(Mais, j’y pense, la douceur triste de l’automne comparée aux longs sanglots des violons, c’est bien une de ces assimilations que l’auteur du Traité du verbe croit avoir inventées. Or, me reportant à ce mystérieux traité, j’y vois que les sons o et on correspondent aux « cuivres glorieux », et non pas aux violons : que ceux-ci sont représentés par les voyelles e, é, è, et par les consonnes s et z, et qu’ils traduisent non pas la tristesse, mais la passion et la prière… À qui donc entendre ?)

V.

Nous n’avons encore vu, dans M. Verlaine, qu’un poète élégiaque inégal et court, d’un charme très particulier çà et là. Mais déjà dans les Poèmes saturniens se rencontrent des poésies d’une bizarrerie malaisée à définir, qui sont d’un poète un peu fou ou qui peut-être sont d’un poète mal réveillé, le cerveau troublé par la fumée des rêves ou par celle des boissons, en sorte que les objets extérieurs ne lui arrivent qu’à travers un voile et que les mots ne lui viennent qu’à travers des paresses de mémoire.

Écoutez d’abord ceci :

  La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus ;
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu’un basson.
Au loin un matou frileux et discret
Miaulait d’étrange et grêle façon.

Moi, j’allais rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.

Et puis c’est tout. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est une impression. C’est l’impression d’un monsieur qui se promène dans une rue de Paris la nuit, et qui songe à Platon et à Salamine, et qui trouve drôle de songer à Salamine et à Platon « sous l’œil des becs de gaz ». — Pourquoi est-ce drôle ? — Je ne sais pas. Peut-être parce que Platon est mort voilà plus de deux mille ans et parce qu’un coin de rue parisienne est extrêmement différent de l’idée que nous nous faisons du Pnyx ou de l’Acropole. — Mais, à ce compte, tout est drôle. — Parfaitement. Un poète selon la plus récente formule est avant tout un être étonné. — Mais ce monsieur qui est si fier de penser à Platon en flânant sur le trottoir, l’a-t-il lu ? — À la vérité, je ne crois pas. — Mais le paysage nocturne qu’il nous décrit n’est-il pas difficile à concevoir ? « Plaquer des teintes de zinc par angles obtus », cela n’a aucun sens. Voit-on si nettement la fumée des toits, la nuit, surtout quand les becs de gaz sont allumés ? Et cette fumée a-t-elle jamais la forme d’un cinq, surtout quand il fait du vent (« La bise pleurait ») ? Et, si la lune éclaire, comment le ciel peut-il être « gris » ? Et, si le matou qu’on entend est « discret », comment peut-il miauler « d’étrange façon » ? Il y a dans tout cela bien des mots mis au hasard. — Justement. Ils ont le sens qu’a voulu le poète, et ils ne l’ont que pour lui. Et, de même, lui seul sent le piquant du rapprochement de Platon et des becs de gaz. Mais il ne l’explique pas, il en jouit tout seul. La poésie nouvelle est essentiellement subjective. — Tant mieux pour elle. Mais cette poésie nouvelle n’est alors qu’une sorte d’aphasie. — Il se peut.

Enfin, voici un exemple de poésie proprement symboliste (je ne dis pas symbolique, car la poésie symbolique, on la connaissait déjà, c’était celle que l’on comprenait) :

  Le souvenir avec le crépuscule
Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
De l’espérance en flamme qui recule
Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
Mystérieuse, où mainte floraison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule —
S’élance autour d’un treillis et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule, —
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pâmoison
Le souvenir avec le crépuscule.

Saisissez-vous ? On conçoit qu’il y ait un rapport, une ressemblance entre le souvenir et le crépuscule, entre la mélancolie du couchant, du jour qui se meurt, et la tristesse qu’on éprouve à se rappeler le passé mort. Mais entre le crépuscule et l’espérance ? Comment l’esprit du poète va-t-il de l’un à l’autre ? Sans doute le crépuscule peut figurer le souvenir parce qu’il est triste comme lui ; et il peut (plus difficilement) figurer aussi l’espérance parce qu’il est encore lumineux et qu’il a quelquefois des couleurs éclatantes et paradisiaques ; mais comment peut-il figurer les deux à la fois ? Et « le souvenir rougeoyant avec le crépuscule à l’horizon de l’espérance », qu’est-ce que cela signifie, dieux justes ? La « maladive exhalaison de parfums lourds » (les parfums du dahlia et de la tulipe ?), c’est, si vous voulez, le souvenir ; mais « l’immense pâmoison », ce serait plutôt l’espérance… Ô ma tête !…

Jadis, quand on traduisait un état moral par une image empruntée au monde extérieur, chacun des traits de cette image avait sa signification, et le poète aurait pu rendre compte de tous les détails de sa métaphore, de son allégorie, de son symbole. Mais ici le poète exprime par une seule image deux sentiments très distincts ; puis il la développe pour elle-même où plutôt la laisse se développer avec une sorte de caprice languissant. En réalité, il note sans dessein, sans nul souci de ce qui les lie, les sensations et les sentiments qui surgissent obscurément en lui, un soir, en regardant le ciel rouge encore du soleil éteint. «… Crépuscule ; souvenir… Il rougeoie ; espérance… Il fleurit ; dahlia, lis, tulipe, renoncule ; treillis de serre ; parfums chauds… On pâme, on s’endort… ; souvenir ; crépuscule… » Ni le rapport entre les images et les idées, ni le rapport des images entre elles n’est énoncé. Et avec tout cela (relisez, je vous prie), c’est extrêmement doux à l’oreille. La phrase, avec ses reprises de mots, ses rappels de sons, ses entrelacements et ses ondoiements, est d’une harmonie et d’une mollesse charmantes. L’unité de cette petite pièce n’est donc point dans la signification totale des mots assemblés, mais dans leur musique et dans la mélancolie et la langueur dont ils sont tout imprégnés. C’est la poésie du crépuscule exprimée dans le songe encore, avant la réflexion, avant que les images et les sentiments que le crépuscule éveille n’aient été ordonnés et liés par le jugement. C’est presque de la poésie avant la parole : c’est de la poésie de limbes, du rêve écrit.

VI.

Comme je cherche dans M. Verlaine, non ce qu’il a écrit de moins imparfait, mais ce qu’il a écrit de plus singulier, je ne m’arrêterai pas aux Fêtes galantes ni à la Bonne Chanson, — La Bonne Chanson, ce sont de courtes poésies d’amour, presque toutes très touchantes de simplicité et de sincérité, avec, quelquefois, des obscurités dont on ne sait si ce sont des raffinements de forme ou des maladresses. — Les Fêtes galantes, ce sont de petits vers précieux que l’ingénu rimeur croit être dans le goût du siècle dernier. Vous ne sauriez imaginer quelle chose bizarre et tourmentée est devenu le XVIIIe siècle, en traversant le cerveau troublé du pauvre poète. Je n’en veux qu’un exemple :

  Mystiques barcaroles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux
Couleur des cieux..

Puisque l’arome insigne
De ta candeur de cygne,
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbe d’anges défunts,
Tons et parfums,

À sur d’almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cour subtil ( ?),
Ainsi soit-il !

Ce petit morceau est intitulé : À Climène. Il ne rappelle que de fort loin Bernis ou Dorat.

VII.

Dix ans après… Le poète a péché, il a été puni, il s’est repenti. Dans sa détresse, il s’est tourné vers Dieu. Quel Dieu ? Celui de son enfance, celui de sa première communion, tout simplement. Il reparaît donc avec un volume de vers, Sagesse, qu’il publie chez Victor Palmé, l’éditeur des prêtres. C’est un des livres les plus curieux qui soient, et c’est peut-être le seul livre de poésie catholique (non pas seulement chrétienne ou religieuse) que je connaisse.

Il est certain qu’un des phénomènes généraux qui ont marqué ce siècle, c’est la décroissance du catholicisme. La littérature, prise dans son ensemble, n’est même plus chrétienne. Et pourtant — avez-vous remarqué ? — les artistes qui passent pour les plus rares et les plus originaux de ce temps, ceux qui ont été vénérés et imités dans les cénacles les plus étroits, ont été catholiques ou se sont donnés pour tels. Rappelez-vous seulement Baudelaire et M. Barbey d’Aurevilly.

Pourquoi ont-ils pris cette attitude (car on sait d’ailleurs qu’ils n’ont point demandé au catholicisme la règle de leurs mœurs et qu’ils n’en ont point observé, sinon par caprice, les pratiques extérieures) ? — J’ai essayé de le dire au long et à plusieurs reprises[3]. En deux mots, ils ont sans doute été catholiques par l’imagination et par la sympathie, mais surtout pour s’isoler et en manière de protestation contre l’esprit du siècle qui est entraîné ailleurs, — par dédain orgueilleux de la raison dans un temps de rationalisme, — par un goût de paradoxe, — par sensualité même, — enfin par un artifice et un mensonge où il y a quelque chose d’un peu puéril et à la fois très émouvant : ils ont feint de croire à la loi pour goûter mieux le péché « que la loi a fait », selon le mot de saint Paul : péché de malice et péché d’amour… Catholiques non pas pour rire, mais pour jouir, dilettantes du catholicisme, qui ne se confessent point et auxquels, s’ils se confessaient, un prêtre un peu clairvoyant et sévère hésiterait peut-être à donner l’absolution.

Mais il ne la refuserait point à M. Paul Verlaine. Voilà des vers vraiment pénitents et dévots, des prières, des « actes de contrition », des « actes de bon propos » et des « actes de charité ». Le poète pense humblement et docilement, ce qui est le vrai signe du bon catholique. Il est si sincère qu’il raille les libres penseurs et les républicains sur le ton d’un curé de village et conclut son invective contre la science comme ferait un rédacteur de l’Univers : le seul savant, c’est encore Moïse.

Il pleure la mort du prince impérial, parce que le prince fut bon chrétien, et il se repent de l’avoir méconnu :

  Mon âge d’homme, noir d’orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse…..
Maintenant j’aime Dieu dont l’amour et la foudre
M’ont fait une âme neuve !…

Il adresse son salut aux Jésuites expulsés :

Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu !
Vous êtes l’espérance !

Il chante la sainte Vierge dans un fort beau cantique :

  Je ne veux plus aimer que ma mère Marie,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car, comme j’étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains
Et m’enseigna les mots par lesquels on adore…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et tous ces bons efforts vers les croix et les plaies,
Comme je l’invoquais, elle en ceignit mes reins.

Ses idées sur l’histoire sont d’une âme pieuse. Il regrette de n’être pas né du temps de Louis Racine et de Rollin, quand les hommes de lettres servaient la messe et chantaient aux offices,

  Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L’ombre douce et la paix de ses coiffes de lin.

Puis il se ravise, et, dans une belle horreur de l’hérésie :  Non : il fut gallican, ce siècle, et janséniste !

Il lui préfère « le moyen âge énorme et délicat ; » il voudrait y avoir vécu, avoir été un saint, avoir eu haute théologie et solide morale.

Bref, la foi la plus naïve, la plus soumise ; nous sommes à cent lieues du christianisme littéraire, de la vague religiosité romantique. M. Paul Verlaine a avec Dieu des dialogues comparables (je le dis sérieusement) à ceux du saint auteur de l’Imitation. Il échange avec le Christ des sonnets pieux, des sonnets ardents et qui, si l’on n’était arrêté çà et là par les maladresses et les insuffisances de l’expression, seraient d’une extrême beauté. Dieu lui dit : « Mon fils, il faut m’aimer. » Et le poète répond : « Moi, vous aimer ! Je tremble et n’ose. Je suis indigne. » Et Dieu reprend : « Il faut m’aimer. » Mais ici je ne puis me tenir de citer encore ; car, à mesure que le dialogue se développe, la forme en devient plus irréprochable, et je crois bien que les derniers sonnets contiennent quelques-uns des vers les plus pénétrants et les plus religieux qu’on ait écrits :

  — Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté.

— Seigneur, j’ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment,
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

  Ô justice que la vertu des bons redoute ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L’humiliation d’une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise
Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi ;

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t’y bénirai d’un repas délectable
Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère
D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre.
D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison,

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,
D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi…,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et, pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encor d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larme
D’une joie extraordinaire ; votre voix

  Me fait comme du bien et du mal à la fois ;
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi ;
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

Plein d’une humble prière, encor qu’un trouble immense
Brouille l’espoir que votre voix me révéla,
Et j’aspire en tremblant.
— Pauvre âme, c’est cela !

Avez-vous rencontré, fût-ce chez sainte Catherine de Sienne ou chez sainte Thérèse, plus belle effusion mystique ? Et pensez-vous qu’un saint ait jamais mieux parlé à Dieu que M. Paul Verlaine ? À mon avis, c’est peut-être la première fois que la poésie française a véritablement exprimé l’amour de Dieu.

Sentiment singulier quand on y songe, difficile à comprendre, difficile à éprouver dans sa plénitude. M. Paul Verlaine s’écrie avec saint Augustin : « Mon Dieu ! vous si haut, si loin de moi, comment vous aimer ? » En réalité, ce qu’il traduit ainsi, ce n’est pas l’impossibilité d’aimer Dieu, mais celle de le concevoir tel qu’il puisse être aimé, ou (ce qui revient au même) l’impuissance à l’imaginer dès qu’on essaye de le concevoir comme il doit être : principe des choses, éternel, omnipotent, infini… Comment donc faire ? comment aimer d’amour ce qui n’a pas de limites ni de formes ? L’âme croyante n’arrive à se satisfaire là-dessus que par une illusion. Elle croit concevoir un Dieu infini en lui prêtant une bonté, une justice infinies, etc., et elle ne s’aperçoit point qu’elle le limite par là et que ces vertus n’ont un sens que chez des êtres bornés, en rapport les uns avec les autres. Et pourtant je vous défie de trouver mieux, car pensez : il faut que Dieu soit infini pour être Dieu, et il faut qu’il soit fini pour communiquer avec nous. Au fond, on n’aime Dieu que si on se le représente, sans s’en rendre compte, comme la meilleure et la plus belle créature qu’il nous soit donné de rêver et comme une merveilleuse âme humaine qui gouvernerait le monde.

Mais cette illusion est un grand bienfait. Car, en permettant d’aimer Dieu déraisonnablement, comme on aime les créatures, elle résout toutes les difficultés qui naissent dans notre esprit du spectacle de l’univers. Elle répond à tous les « pourquoi. » Pourquoi le monde est-il inintelligible ? Pourquoi le partage inégal des biens et des maux ? Pourquoi la douleur ? On aurait peine à pardonner ces choses à un Dieu que l’on concevrait rationnellement et que, par suite, on n’aimerait point : on en remercie le Dieu que l’on conçoit tout de travers, mais qu’on aime. Tout ce qu’il fait est bon, parce que nous le voulons ainsi. Toute souffrance est bénie, non comme équitable, mais comme venant de lui. Tout est bien, non parce qu’il est juste et bon, mais parce que nous l’aimons et que notre amour le déclare juste et bon quoi qu’il fasse. C’est donc notre amour qui crée sa sainteté. Remarquez que c’est exactement le parti pris héroïque et fou des amoureux romanesques, des chevaliers de la Table ronde ou des bergers de l’Astrée, ce qui les rendait capables d’immoler à leur maîtresse non seulement leur intérêt, mais leur raison, et d’accepter ses plus injustifiables caprices comme des ordres absolus et sacrés. Tant il est vrai qu’il n’y a qu’un amour ! Et, de fait, toutes les épithètes que l’auteur de l’Imitation donne à l’amour de Dieu conviennent aussi à l’amour de la femme. Le dévot aime, sous le nom de Dieu, la beauté et la bonté des choses finies d’où il a tiré son idéal, — et le chevalier mystique aimait cet idéal à travers et par delà la forme finie de sa maîtresse. On s’explique maintenant que l’amour divin donne à ceux qui en sont pénétrés la force d’accomplir les plus grands sacrifices apparents, de pratiquer la chasteté, la pauvreté, le détachement ; car ces sacrifices d’objets terrestres, nous les faisons à un idéal qu’une expérience terrestre a lentement composé : c’est donc encore à nous-mêmes que nous nous sacrifions.

Aimer Dieu, c’est aimer l’âme humaine agrandie avec la joie de l’agrandir toujours et de mesurer notre propre valeur à cet accroissement — et aussi avec l’angoisse de voir cette création de notre pensée s’évanouir dans le mystère et nous échapper. Nul sentiment ne doit être plus fort. Et cela, surtout dans la religion catholique, où la raison ne garde point, comme dans d’autres religions des sortes de demi-droits honteux, mais se soumet toute à l’amour. On comprend dès lors que, pour une âme purement sensitive et aimante comme celle de M. Paul Verlaine, le catholicisme ait été un jour la seule religion possible, le refuge unique après des misères et des aventures où déjà sa raison avait pris l’habitude d’abdiquer.

Ô les douces choses que sa piété lui inspire !

     Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !…

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté, c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue…

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n’est meilleur â l’âme
Que de faire une âme moins triste…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je ne me souviens plus que du mal que j’ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes malheurs, selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n’ai rien retenu que la bonté de Dieu.

Et sur la femme, auxiliatrice de Dieu, sur la femme qui console, apaise

et purifie :

Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal…
Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix !…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Remords si chers, peine très bonne,
Rêves bénis, mains consacrées,
Ô ces mains, ces mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !
. . . . . . . . . . . . . . . .
Et j’ai revu l’enfant unique…
Et tout mon sang chrétien chanta la chanson pure.

J’entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce ! Enfin, je sais ce qu’est entendre et voir,
J’entends, je vois toujours ! Voix des bonnes pensées

Innocence ! avenir ! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez mes yeux !

Hélas ! toutes ces chansons ne sont pas claires. Mais ici il faut distinguer. Il y a celles qu’on ne comprend pas parce qu’elles sont obscures, sans que le poète l’ait voulu, — et celles qu’on ne comprend pas parce qu’elles sont inintelligibles et qu’il l’a voulu ainsi. Je préfère de beaucoup ces dernières. En voici une :

  L’espoir luit, comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?

Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,

  Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors. L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ?

Comprenez-vous ? Quelle suite y a-t-il dans ces idées ? Quel lien entre ces phrases ? Qui est-ce qui parle ? Où cela se passe-t-il ? On ne sait pas d’abord. On sent seulement que cela est doux, tendre, triste, et que plusieurs vers sont exquis. Longtemps je n’ai pu comprendre ce sonnet — et je l’aimais pourtant. À force de le relire, voici ce que j’ai trouvé.

Midi, l’été. Le poète est entré dans un cabaret, au bord de la grand’route poudreuse, avec une femme, celle qui l’a accueilli après ses fautes et ses malheurs et dont il invoque si souvent les belles petites mains. La chaleur est accablante. Le poète a bu du vin bleu ; il est ivre, il est morne. Et alors il entend la voix de sa compagne. Que dit-elle ?

Ce qui rend le sonnet difficile à saisir, c’est que l’expression de sentiments assez clairs en eux-mêmes y est coupée de menus détails, très précis, mais dont on ne sait d’où ils viennent ni à quoi ils sont empruntés. Quand on a trouvé que le lieu est un cabaret, tout s’explique assez aisément.

Premier quatrain. La voix dit : « Ne sois pas si triste. Espère. L’espérance luit dans le malheur comme un brin de paille dans l’étable. » Pourquoi cette comparaison — très juste d’ailleurs, mais si inattendue ? C’est que nous sommes, comme j’ai dit, dans une auberge de campagne. Sans doute une des portes de la salle donne sur l’étable où sont les vaches et le cheval, et, dans l’obscurité, des pailles luisent parmi la litière…

Mais, tandis que la voix parle, le poète, complètement abruti, regarde d’un air effaré une guêpe qui bourdonne autour de son verre. « N’aie pas peur, lui dit sa compagne : des guêpes, il y en a toujours dans cette saison. On a beau fermer les volets : toujours quelque fente laisse passer un rayon qui les attire. Tu ferais mieux de dormir… »

Second quatrain. « Tu ne veux pas ? » Ici le poète ouvre et ferme, d’un air de malaise, sa bouche pâteuse. — « Allons, bois un bon verre d’eau fraîche, et dors. » Le reste va de soi.

Premier tercet. — La voix s’adresse à la cabaretière qui tourne autour de la table et fait du bruit. Elle la prie de s’éloigner. — La fin est limpide. Le sonnet se termine par un souvenir et un espoir. « Les roses de septembre » marquent sans doute le commencement du dernier amour du poète. — Relisez maintenant, et dites si toute la pièce n’est pas adorable !

VIII.

  Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Si quelqu’un s’est peu soucié de ce vieux précepte, c’est M. Paul Verlaine. On pourrait presque dire qu’il est le seul poète qui n’ait jamais exprimé que des sentiments et des sensations et qui les ait traduits uniquement pour lui ; ce qui le dispense d’en montrer le lien, car lui le connaît. Ce poète ne s’est jamais demandé s’il serait compris, et jamais il n’a rien voulu prouver. Et c’est pourquoi, Sagesse à part, il est à peu près impossible de résumer ses recueils, d’en donner la pensée abrégée. On ne peut les caractériser que par l’état d’âme dont ils sont le plus souvent la traduction : demi-ivresse, hallucination qui déforme les objets et les fait ressembler à un rêve incohérent ; malaise de l’âme qui, dans l’effroi de ce mystère, a des plaintes d’enfant ; puis langueur, douceur mystique, apaisement dans la conception catholique de l’univers acceptée en toute naïveté…

Vous trouverez dans Jadis et naguère, de vagues contes sur le diable. Le poète appelle cela des « choses crépusculaires. » C’est dans Echatane. Des Satans sont en fête. Mais un d’eux est triste ; il propose aux autres de supprimer l’enfer, de se sacrifier à l’amour universel, et alors les démons mettent le feu à la ville, et il n’en reste rien ; mais

  On n’avait pas | agréé le sacrifice.
Quelqu’un de fort | et de juste assurément
Sans peine avait | su démêler la malice
Et l’artifice | en un orgueil qui se ment ( ?).

Une comtesse a tué son mari, de complicité avec son amant. Elle est en prison, repentie, et elle tient la tête de l’époux dans ses mains. Cette tête lui parle : « J’étais en état de péché mortel quand tu m’as tué. Mais je t’aime toujours. Damne-toi pour que nous ne soyons plus séparés. » La comtesse croit que c’est le diable qui la tente. Elle crie : « Mon Dieu ! mon Dieu, pitié ! » Et elle meurt, et son âme monte au ciel. — Une femme est amoureuse d’un homme qui est le diable. Il l’a ruinée et la maltraite. Elle l’aime toujours. Elle lui dit : « Je sais qui tu es. Je veux être damnée pour être toujours avec toi. » Mais il la raille et s’en va. Alors elle se tue. Ici, une idée fort belle : elle ne savait pas que l’enfer, c’est l’absence.

Les autres contes sont à l’avenant. On croit comprendre ; puis le sens échappe. C’est qu’il n’y a rien à comprendre — sinon que le diable est toujours méchant quoi qu’il fasse, et qu’il ne faut pas l’écouter, et qu’il ne faut pas l’aimer, encore que cela soit bien tentant…

Si les récits sont vagues, que dirons-nous des simples notations d’impressions ? Car c’est à cela que se réduit de plus en plus la poésie de M. Paul Verlaine. Lisez Kaléidoscope :

  Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu ;
Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !
Ce sera comme quand on ignore des causes :
Un lent réveil après bien des métempsycoses ;
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois

Dans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où des cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.

Ce sera si fatal qu’on en croira mourir…

Vraiment, ce sont là des séries de mots comme on en forme en rêve… Vous avez dû remarquer ? Quelquefois, en dormant, on compose et l’on récite des vers que l’on comprend, et que l’on trouve admirables. Quand, d’aventure, on se les rappelle encore au réveil, plus rien…, l’idée s’est évanouie. C’est que, dans le sommeil, on attachait à ces mots des significations particulières qu’on ne retrouve plus ; on les unissait par des rapports qu’on ne ressaisit pas davantage. Et, si l’on s’y applique trop longtemps, on en peut souffrir jusqu’à l’angoisse la plus douloureuse…

Mais, en y réfléchissant, je crois que si on relit Kaléidoscope, on verra que l’obscurité est dans les choses plus que dans les mots ou dans leur assemblage. Le poète veut rendre ici un phénomène mental très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu’on n’a jamais vu. Cela vous est-il arrivé quelquefois ? On croit se souvenir ; on veut poursuivre et préciser une réminiscence très confuse, mais dont on est sûr pourtant que c’est bien une réminiscence ; et elle fuit et se dissout à mesure, et cela devient atroce. C’est à ces moments-là qu’on se sent devenir fou. Comment expliquer cela ? Oh ! que nous nous connaissons mal ! C’est que notre vie intellectuelle est en grande partie inconsciente. Continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s’y emmagasinent sans que nous en soyons avertis. À certains moments, sous un choc extérieur, ces impressions ignorées de nous se réveillent à demi : nous en prenons subitement conscience, avec plus ou moins de netteté, mais toujours sans être informés d’où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclaircir ni les ramener à leur cause. Et c’est de cette ignorance et de cette impuissance que nous nous inquiétons. Ce demi-jour soudainement ouvert sur tout ce que nous portons en nous d’inconnu nous fait peur. Nous souffrons de sentir que ce qui se passe en nous à cette heure ne dépend pas de nous, et que nous ne pouvons point, comme à l’ordinaire, nous faire illusion là-dessus…

Il y a quelque chose de profondément involontaire et déraisonnable dans la poésie de M. Paul Verlaine. Il n’exprime presque jamais des moments de conscience pleine ni de raison entière. C’est à cause de cela souvent que sa chanson n’est claire (si elle l’est) que pour lui-même.

IX.

De même, ses rythmes, parfois, ne sont saisissables que pour lui seul. Je ne parle pas des rimes féminines entrelacées, des allitérations, des assonances dans l’intérieur du vers, dont nul n’a usé plus fréquemment ni plus heureusement que lui. Mais il emploie volontiers des vers de neuf, de onze et de treize syllabes. Ces vers impairs, formés de deux groupes de syllabes qui soutiennent entre eux des rapports de nombre nécessairement un peu compliqués (3 et 6 ou 4 et 5 ; 4 et 7 ou 5 et 6 ; 5 et 8), ont leur cadence propre, qui peut plaire à l’oreille tout en l’inquiétant. Boiteux, ils plaisent justement parce qu’on les sent boiteux et parce qu’ils rappellent, en la rompant, la cadence égale de l’alexandrin. Mais, pour que ce plaisir dure et même pour qu’il soit perceptible, il faut que ces vers boitent toujours de la même façon. Or, au moment où nous allions nous habituer à un certain mode de claudication, M. Verlaine en change tout à coup, sans prévenir. Et alors nous n’y sommes plus. Sans doute, il peut dire : De même que le souvenir de l’alexandrin vous faisait sentir la cadence rompue de mes vers, ainsi le souvenir de celle-ci me fait sentir la nouvelle cadence irrégulière que j’y ai substituée. Soit ; — mais notre oreille à nous ne saurait s’accommoder si rapidement à des rythmes si particuliers et qui changent à chaque instant. Ce caprice dans l’irrégularité même équivaut pour nous à l’absence de rythme. Voici des vers de treize syllabes :

  Londres fume et cri | e. Oh ! quelle ville de la Bible !
Le gaz flambe et na | ge et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons | dans leur ratatinement terrible
Épouvan | tent comme un sénat | de petites vieilles.

Les deux premiers vers sont coupés après la cinquième syllabe, le vers suivant est coupé après la quatrième ; le dernier, après la troisième ou

la huitième. — Et voici des vers de onze syllabes :

Dans un palais | soie et or, dans Echatane,
De beaux démons |, des satans adolescents,
Au son d’une musi | que mahométane
Font liti | ère aux sept péchés | de leurs cinq sens.

Les deux premiers vers semblent coupés après la quatrième syllabe ; soit. Mais le suivant est coupé (fort légèrement) après la sixième, et l’autre après la troisième ou la septième.

D’autres fois, quand M. Verlaine emploie les vers de dix syllabes, il les coupe tantôt après la cinquième, tantôt après la quatrième syllabe. C’est-à-dire qu’il mêle des rythmes d’un caractère non seulement différent, mais opposé.

  Aussi bien pourquoi | me mettrais-je à geindre ? (5, 5)
Vous ne m’aimez pas |, l’affaire est conclue,
Et, ne voulant pas | qu’on ose me plaindre,
Je souffrirai | d’une âme résolue (4, 6).

Ainsi, dans la plus grande partie de l’œuvre poétique de M. Verlaine, les rapports de nombre entre les hémistiches varient trop souvent pour nos faibles oreilles. Maintenant, si le poète chante pour être entendu de lui seul, c’est bon, n’en parlons plus. Laissons-le à ses plaisirs solitaires et allons-nous-en.

X.

Non, restons encore un peu ; car, avec tout cela, M. Paul Verlaine est un rare poète. Mais il est double. D’un côté, il a l’air très artificiel. Il a un « art poétique » tout à fait subtil et mystérieux (qu’il a, je crois, trouvé sur le tard) :

  De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’indécis au précis se joint…

Car nous voulons la nuance encor
Pas la couleur, rien que la nuance
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve, et la flûte au cor…

D’autre part, il est tout simple :

  Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

C’est peut-être par cette ingénuité qu’il plaît tant à la longue. À force de l’étudier et même de le condamner, sa douce démence me gagne. Ce que je prenais d’abord pour des raffinements prétentieux et obscurs, j’en viens à y voir (quoi qu’il en dise lui-même) des hardiesses maladroites de poète purement spontané, des gaucheries charmantes. Puis il a des vers qu’on ne trouve que chez lui, et qui sont des caresses. J’en pourrais citer beaucoup. Et comme ce poète n’exprime ses idées et ses impressions que pour lui, par un vocabulaire et une musique à lui, — sans doute, quand ces idées et ces impressions sont compliquées et troubles pour lui-même, elles nous deviennent, à nous, incompréhensibles ; mais quand, par bonheur, elles sont simples et unies, il nous ravit par une grâce naturelle à laquelle nous ne sommes plus guère habitués, et la poésie de ce prétendu « déliquescent » ressemble alors beaucoup à la poésie populaire :

  Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ? etc.

Ou bien :

  J’ai peur d’un baiser
Comme d’une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J’ai peur d’un baiser.

Finissons sur ces riens, qui sont exquis, et disons : M. Paul Verlaine a des sens de malade, mais une âme d’enfant ; il a un charme naïf dans la langueur maladive ; c’est un décadent qui est surtout un primitif.

Jules Lemaître
Les Contemporains : études et portraits littéraires
Société française d’imprimerie et de librairie, 1897
13e éd. – Quatrième série, pp. 63-111