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LE THÉÂTRE d’EURIPIDE par JULES LEMAÎTRE – L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

LE THÉÂTRE d’EURIPIDE
*
L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

Jules Lemaître

_______________

Parution
IMPRESSIONS DE THÉÂTRE
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie
15 Rue de Cluny
Paris XVe

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L’ION D’EURIPIDE, et L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu. Car enfin l’Apollonide n’est point, comme l’Andromaque ou la Phèdre de Racine, une pièce nouvelle sur un sujet ancien : c’est, bien réellement, une « adaptation », comme on dit aujourd’hui, ou, si vous voulez, une traduction libre et abrégée. Pas une scène de l’Apollonide qui ne soit dans l’Ion ; et l’ordre des choses est le même dans les deux ouvrages. Leconte de Lisle n’a procédé que par retranchement… Je le sais ; mais pour en être sûr, je vais relire la tragédie d’Euripide.
…Eh bien, Ion m’a fort réjoui. Au surplus, Euripide, est depuis longtemps, entre tous les Grecs anciens, celui que j’aime le mieux. Je consens qu’il soit inférieur, comme dramaturge, à l’auteur d’Œdipe-Roi. Mais qu’il est original et singulier !
C’est un philosophe et un humoriste délicieux. Il met de l’ironie dans le mélodrame, ce qui est bien imprudent, mais ce qui fait un mélange bien savoureux. Il passe du plus brutal réalisme psychologique (ses personnages expriment leurs plus affreux sentiments avec la même ingénuité que les personnages du Théâtre-Libre) au lyrisme le plus somptueux et au pathétique le plus tendre. Il est impie et religieux. Presque dans le même moment, il nie les Dieux et les aime ; il les raille dans les puérilités de leur légende, mais il les adore dans leur beauté et dans l’image épurée qu’il se forme d’eux. Il a, -déjà, – la piété sans la foi. Que n’a-t-il pas ?

Dans Ion, comme dans toutes ses tragédies, Euripide commence par nous faire un petit résumé de sa pièce, dénouement y compris ; car c’est une invention française que d’avoir fait de l’intérêt de curiosité l’essentiel du théâtre. Donc, Mercure nous raconte que Créuse, reine d’Athènes et fille d’Erechthée, a été séduite par Apollon, dont elle a eu un fils. Elle a exposé l’enfant, que le dieu a pris soin d’enlever et de faire secrètement nourrir à Delphes, dans son temple. Après quoi elle a épousé Xuthus, un étranger, d’ailleurs fils de Jupiter. Or, Xuthus vient tout justement consulter l’oracle de Delphes, « dans l’espoir d’obtenir une postérité qui lui manque. » Et Mercure, qui n’a pour nous rien de caché, ajoute : « Quand Xuthus sera entré dans ce temple, Apollon lui donnera son propre fils et dira qu’il est né de ce prince ; l’enfant, rentré ainsi dans le giron maternel, sera reconnu par Créuse, aura une existence assurée ; et la paternité d’Apollon demeurera secrète. » La situation d’Apollon sera donc un peu celle de Monsieur Alphonse dans le ménage du commandant Montaiglin.

Vous entrevoyez pourtant comment on a pris l’habitude de rapprocher plutôt Ion d’Athalie. Ion est, par un côté, un drame national : le dénouement écarte de la royauté athénienne une race étrangère, et restitue l’Attique au sang d’Apollon et d’Erechthée. Et de même qu’Athalie nous ouvre une glorieuse perspective sur la « Jérusalem nouvelle », ainsi l’Athènes de Périclès est à l’horizon de la tragédie d’Euripide.

A cela, vraiment, se bornent les ressemblances. A part sa naissance mystérieuse et ses occupations, Ion n’a rien de commun avec le petit Joas. Ce n’est point un enfant, ni même un adolescent. Les esclaves de Créuse disent quelque part : « Le fils qu’Appolon a donné à Xuthus est un jeune homme dans la force de l’âge. » Aussi bien a-t-il une âme fort différente de celle d’un enfant de chœur. Hormis quelques rares instants d’attendrissement et de colère, Ion est un jeune sacristain narquois, un extraordinaire pince-sans-rire, chargé par Euripide de railler la partie mélodramatique de l’ouvrage et de signaler l’immortalité de la légende populaire qui en est le sujet, et ainsi de faire à la fois la critique des dieux qui mènent l’action, -et la critique de la pièce.

Ecoutez, dès la première scène, sa réplique à Créuse, qui vient de lui conter son histoire en l’attribuant à une amie. (Je me permets de traduire moi-même, car aucune des traductions qu’on a tentées d’Euripide ne me satisfait.) « Voyez-vous, Madame, il y a, dans votre histoire, un détail bien fâcheux pour vous. Comment voulez-vous que le dieu vous réponde sur un fait qu’il veut précisément tenir caché ? Et croyez bien que personne n’osera vous répondre pour lui. Apollon, convaincu d’un crime dans son propre temple, châtierait celui qui s’aviserait de rendre un oracle en son nom. Et, franchement, Apollon n’aurait pas tort. De bonne foi, on ne peut pas demander à un dieu des oracles qui lui sont contraires. Ce serait le comble de la naïveté. Retirez-vous, Madame… »

Et un peu plus loin :  » …Qu’ai-je à m’inquiéter de la fille d’Erechthée, puisqu’elle ne m’est rien ? Allons plutôt arroser mes fleurs… C’est égal, abandonner une jeune fille après l’avoir prise de force, puis laisser mourir l’enfant qu’on lui a fait, cela n’est pas très joli pour un dieu. Quand on est tout-puissant, on doit être bon. Les dieux punissent les hommes méchants. Au moins ne devraient-ils pas violer les lois qu’ils nous ont données. Si, par impossible, vous comparaissez devant un tribunal humain, Neptune, Jupiter, roi du Ciel, et toi, Apollon, vous n’auriez pas assez d’argent dans vos temples pour payer la rançon de vos gaietés. »

Cependant la Pythie, consultée par Xuthus, lui a répondu : « Le premier que tu verras, en sortant d’ici, sera ton fils. » Il sort, aperçoit Ion : « Dans mes bras !…Je suis ton père. -Vous voulez rire ? » dit tranquillement le jeune sacristain. Mais Xuthus affirme qu’il est sérieux, et rapporte le mot de la Pythie. « C’est étrange ! dit Ion. – A qui le dîtes-vous ? dit Xuthus.

Vous voyez la situation. C’est un garçon de vingt ans qui retrouve son père, et un père qui lui ouvre les bras tout grands. Vous devinez ce qui serait le dialogue chez M. d’Ennery, -ou simplement chez Sophocle, qui est aussi « un homme de théâtre« . Ici, le « fils naturel » ne bronche pas ; et voici le dialogue étonnant qui s’engage entre son père et lui (je crois traduire très exactement et conformément à l’esprit du poète) :

Ion.
Mais alors qui est ma mère ?

Xuthus.
ça, je ne sais pas.

Ion.
Appolon ne vous l’a pas dit ?

Xuthus.
J’étais si content que j’ai oublié de lui demander.

Ion.
Je ne suis pourtant pas né sous un chou ?

Xuthus.
C’est probable.

Ion.
N’avez-vous jamais eu de maîtresse ?

Xuthus.
Mon Dieu…quand j’étais jeune…

Ion.
Avant votre mariage ?

Xuthus.
Oh ! bien étendu.

Ion.
Alors, c’est dans ce temps-là que vous m’auriez eu ?

Xuthus.
C’est bien possible.

Ion.
Oui, mais comment suis-je venu ici ?

Xuthus.
Je ne sais pas.

Ion.
D’Athènes ici, il y a un bout de chemin.

Xuthus.
….

Ion.
Mais, dites-moi, êtes-vous déjà venu à Delphes ?

Xuthus.
Oui, une fois, aux fêtes de Bacchus.

Ion.
A quel hôtel êtes-vous descendu ?

Xuthus.
Chez un digne homme qui…enfin qui me présenta à de petites Delphiennes…

Ion.
Et vous étiez gris ?

Xuthus.
Dame !

Ion.
Et voilà comment je vins au monde !

Xuthus.
C’est que ça devait arriver, mon enfant !

Ion.
Mais enfin, comment me trouvé-je dans ce temple ?

Xuthus.
Ta mère t’aura exposé.

Ion.
Bah ! Je ne lui en veux pas.

Xuthus.
Allons ! reconnais ton père.

Ion.
Je veux bien. Après tout que puis-je souhaiter de mieux que d’être le petit fils de Jupiter ? C’est une situation, cela.

Alexandre Dumas fils
Auteur Le Fils naturel
Création à Paris, théâtre du Gymnase, 16 janvier 1858
Avec les personnages de Jacques Vignot et de Charles Sternay
.

Vous voyez que nous sommes extrêmement loin de Jacques Vignot demandant des comptes à Charles Sternay. Il est vrai que, un moment après, nous nous en approchons imperceptiblement. Xuthus propose au jeune homme de l’emmener à Athènes, de le reconnaître publiquement pour son fils, et de lui faire part de sa puissance et de ses richesses. Mais Ion : « Les choses, de près, ne sont plus du tout ce qu’elles apparaissent de loin… Je suis content d’avoir retrouvé un père ; mais qu’irais-je faire à Athènes ? J’y serais mal vu, et comme bâtard, et comme étranger. Je mettrais le trouble dans votre maison. Je serais odieux à votre femme ; et, si vous aviez l’air de m’aimer trop… elle ne serait pas la première qui eût avancé, en douceur, la fin d’un mari… Oh ! j’ai très peu d’illusions… Ici, je suis bien tranquille. Je ne vois les hommes qu’en passant, et quand ils ont besoin de moi, ce qui fait qu’ils sont toujours fort aimables… Décidément, je reste ici, mon père...Laissez-moi vivre pour moi-même… »

Xuthus insiste : « Il y a un moyen de tout arranger. Je t’emmènerai à Athènes comme si tu n’étais que mon hôte… Au surplus, je ne veux pas attrister Créuse, qui n’a pas d’enfant, en étalant mon bonheur… Plus tard, nous verrons… Allons, c’est convenu, je t’emmène. Donne, ce soir, un souper d’adieu à tes amis. »

… Après ces scènes de comédie railleuse, tout à coup éclate un drame violent, brutal, -et aussi, par endroits, d’un arrangement ingénieux.

Lorsque Créuse apprend que son mari a retrouvé un fils né hors du mariage, elle gémit de douleur, de jalousie et de haine ; d’autant plus torturée par le souvenir de son enfant, à elle, de l’enfant qu’elle eut d’un dieu et que son lâche père (elle le croit du moins) abandonna à la dent des bêtes. Et ce sont les plus beaux cris de désespoir et de colère, une furieuse et splendide imprécation contre l’Alphonse divin. (J’aurais grande joie à vous citer le morceau, si mon dessein n’était de m’attacher principalement aux parties ironiques de ce mélodrame.)

Donc, conseillée par un vieil intendant, patriote fanatique qui ne peut souffrir la pensée de voir peut-être un jour un étranger sur le trône d’Athènes, Créuse résout de supprimer le bâtard de son mari, l’odieux intrus. Pour cela, elle remet au vieil homme un petit flacon qui contient une goutte du sang de la Gorgone, -un poison de famille.

Le vieil homme se rend au souper que le bâtard offre à ses camarades (la description du festin est un excellent morceau de poésie parnassienne) ; il verse, sans être vu, dans la coupe d’Ion, le poison gorgonien…

René-Charles Guilbert de Pixerécourt.
le « père du mélodrame »
1773-1844
Gravure de Bosselmann
D’après une peinture de Sophie Chéradame

Admirons ici l’imagination charmante d’Euripide, et comme il sait répandre un sourire et une grâce sur des noirceurs à la Pixerécourt. Au moment où Ion va boire, « un des serviteurs prononce une parole de mauvais augure« . Superstitieux, bien que narquois, je jeune ex-sacristain jette le contenu de sa coupe. Cela fait par terre une flaque où vient boire une des colombes familières du temple d’Apollon. L’oiseau tombe, empoisonné, « et meurt en allongeant ses pattes purpurines« . On soupçonne le vieillard ; on le presse de questions ; il avoue le crime de sa maîtresse. Et les magistrats de Delphes condamnent Créuse à mort, pour tentative de meurtre sur un homme d’église.

Charles Meynier, Apollon du Belvédère sur fond de paysage, (musée de la Révolution française).

Créuse, avertie, se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, qui est « lieu d’asile« . Ion demeure narquois ; mais enfin il tient à sa peau et ne saurait vouloir du bien à une personne qui a voulu l’assassiner. Il essaye donc de la déloger du pied de l’autel où elle se cramponne. « Vraiment, dit-il (car ce jeune clerc ne cesse de faire, sur les dieux, des réflexions désobligeantes), les dieux ont des bizarres pensées. Ils accordent le même refuge à l’innocent et au coupable ; et finalement, ils se trouvent protéger surtout les coquins.« 

Or, tandis qu’il se dispose à malmener Créuse, la Pythie survient et s’écrie : « Arrête, mon fils. Appolon t’ordonne d’épargner cette femme. Il m’a chargée de t’apporter cette corbeille qui est celle où, tout petit, tu as été exposé dans ce temple. Elle contient tes langes et quelques menus objets. Pars, c’est l’ordre du dieu, et va-t’en à la recherche de ta mère. -Oh ! dit Ion, je ne suis pas si curieux. Je plains ma mère, mais j’aime autant ne pas la connaître. Je n’aurais qu’à découvrir que je suis fils d’une esclave ou d’une gourgandine ! Et je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans la corbeille. Je m’en vais l’offrir au dieu sans l’ouvrir, cela est plus prudent. »

Mais cette corbeille, Créuse l’a reconnue : « Dans mes bras, mon fils !… Je suis ta mère ! -Elle est folle ! » dit Ion ; car la « voix du sang » reste, en lui, aussi parfaitement silencieuse devant sa mère retrouvée que naguère en présence de Xuthus. Et, comme Créuse continue à crier sa maternité : « Un instant, Madame ; dites-moi ce qu’il y a dans la corbeille. » Elle le lui dit, dans un grand détail et très exactement. « Eh bien donc, ma mère, je suis enchanté de vous revoir. » Et des baisers, et des effusions, ainsi qu’il convient. Mais Ion ne perd pas la tête : « Et mon père, Madame, qui est mon père ? » Créuse, moitié honteuse, moitié glorieuse, lui conte son aventure avec Apollon. « Ah ! dit Ion, un peu ahuri par tant de coups de théâtre, de reconnaissances et de découvertes, et se débattant au travers,

Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,

que d’aventures en une journée ! J’étais sans père ; puis j’ai été le fils de Xuthus, et me voilà fils d’Apollon. Ma mère a voulu me tuer, j’ai voulu tuer ma mère. Bah ! Tout est bien qui finit bien. Je suis content de vous avoir retrouvée, et je n’ai pas trop lieu de me plaindre de ma naissance. »

C’est égal, tout cela est bien extraordinaire… Un soupçon lui traverse l’esprit. Il craint d’être dupe. « Mon Dieu, ma mère, ce que j’ai à vous dire est un peu délicat… Êtes-vous bien sûr que je sois le fils d’Apollon ?… Car enfin on a souvent vu des jeunes filles séduites rejeter leur faute, par vanité, sur un personnage illustre. » Créuse proteste, essaye de donner des preuves ; mais Ion est de ceux « à qui on ne la fait pas. »

Cependant il faut bien conclure. Et, pan ! voici le deus ex machina. Car, dans presque toutes les pièces d’Euripide, l’impertinence des dénouements répond au sans-gêne des prologues. Minerve apparaît, – d’ailleurs ironique, elle aussi : « N’ayez pas peur : je ne suis pas votre ennemie, et je ne vous veux que du bien. Je viens de la part d’Apollon. Il n’a pas voulu paraître lui-même, craignant d’être un peu gêné devant vous deux, et voulant éviter les scènes… Il m’envoie vous dire que Ion est bien son fils et celui de Créuse… Apollon a tout conduit avec beaucoup de sagesse : il t’a fait accoucher sans douleur, Créuse, pour que ta famille ne devinât rien. Quand tu fus mère, il commanda à Mercure de prendre ton enfant et de le transporter ici… Et maintenant, écoute un bon conseil : ne dis à personne que Ion est ton fils. Laisse à Xuthus sa douce illusion…« 

Je ne vous ai point rapporté tout ce qu’il y a dans cette pièce singulière ; mais tout ce que je vous ai rapporté s’y trouve réellement. Le personnage d’Ion est bien, dans son fond, ce que je vous ai dit : un philosophe gouailleur, de très libre esprit et d’imperturbable sang-froid, fourvoyé dans un conte populaire et empêtré par surcroît dans une trame mélodramatique dont il conçoit et constate à mesure l’extravagance, et qui s’étonne, flegmatiquement, d’être là. Et cela n’empêche point le rôle de devenir touchant et pathétique, quand la situation l’exige absolument. Ion, et surtout Créuse, ont, à l’occasion, des accents d’une tendresse délicieuse. C’est ainsi. Euripide méprise Scribe vingt-quatre siècles d’avance, ce qui est prodigieux. Il commence toujours par railler l’enfantillage des histoires qu’il raconte, la conception religieuse impliquée par le rôle qu’y jouent les dieux, et l’absurdité des moyens qui amènent les situations ; mais ces situations une fois produites, il cesse de railler, il exprime avec la plus émouvante vérité les sentiments des personnages qu’elles étreignent ; et, pareillement, ces dieux dont il bafouait tout à l’heure la figure populaire, il leur restitue, avec la beauté plastique, la beauté morale, conformément aux théories de ses amis Anaxagore et Socrate. Et il est bien certain que ce mélange, j’allais dire de « blague » et de pathétique, d’irrévérence et de piété, devait avoir quelque chose de déconcertant, même pour les subtils Athéniens, et que, « au point de vue du théâtre« , l’Euripide ironique fait tort à l’Euripide tragique. Et pourtant, je serais bien fâché que l’un des deux manquât. Il y a, dans le critique-poète dramaturge Euripide, du Voltaire, du Heine, du Racine, du Musset, du Dumas fils, -et d’Hennery. Je l’aime, malgré cela ou pour cela, selon que je suis raisonnable ou non ; mais je l’aime.

Adophe d’Hennery
Romancier et dramaturge français
17 juin 1811 – 25 janvier 1899
Evert van Muyden — Angelo Mariani, Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, vol. 4, Paris, H. Floury, 1899.

Pour le parallèle entre Ion et Apollonide, je vous renvoie à l’un des chapitres du livre très vivant et gesticulant de M. Psichari : Autour de la Grèce. Je dois dire que je préfère Ion aussi délibérément que M. Psichari préfère l’Apollonide ; mais qu’importe ?

Jean Psichari
1854 – 1929
dans le magazine Ποικίλη Στοά (Galerie variée) en 1888

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L’ŒUVRE de JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

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L’ŒUVRE de JULES LEMAÎTRE

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Jules Lemaître

JULES LEMAÎTRE
décrit dans
Anthologie des poètes français du XIXème siècle
 Alphonse Lemerre, éditeur, 1888, **** 1852 à 1866 

Jules Lemaître, né à Vennecy (Loiret) le 27 avril 1853, élève de L’École normale supérieure, professeur au Havre, à Alger, à Besançon et à Grenoble, puis rédacteur à la Revue bleue et au Journal des Débats, a publié en 1880, chez Alphonse Lemerre, Les Médaillons, recueil de vers, dont les meilleures pièces se recommandent par un mélange de sensibilité et d’ironie, que l’on retrouve, avec plus de sûreté d’exécution, dans les Petites Orientales (1882). Il a fait paraître à la même librairie un livre en prose, Sérénus, histoire d’un martyr qui n’a pas la foi, curieuse étude de psychologie dans un milieu antique.
M. Jules Lemaître est également connu pour des ouvrages de critique littéraire et dramatique qui ont été fort goûtés : Les Contemporains, trois volumes édités par MM. Lecène et Oudin, et Impressions de Théâtre.
A.L.

JULES LEMAÎTRE
CRITIQUE DE THÉÂTRE 

LE THÉÂTRE d’EURIPIDE
L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

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LE THÉÂTRE D’ALFRED CAPUS
BRIGNOL & SA FILLE
VAUDEVILLE DE 1894

Photo Jacky Lavauzelle

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… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu.

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JULES LEMAÎTRE
CRITIQUE LITTÉRAIRE

SULLY PRUDHOMME 

Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés-presque des yeux de femme-dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation…

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ERNEST RENAN

Nul écrivain peut-être n’a tant occupé, hanté, troublé ou ravi les plus
délicats de ses contemporains. Qu’on cède ou qu’on résiste à sa séduction, nul ne s’est mieux emparé de la pensée, ni de façon plus enlaçante. Ce grand sceptique a dans la jeunesse d’aujourd’hui des fervents comme en aurait un apôtre et un homme de doctrine. 

JULES LEMAÎTRE
PETITS CONTES

… C’est ainsi qu’il fut amené à écrire un Alphabet. Il le commença l’été de 1913, à Royan, où il fit un assez long séjour. Il en chercha les sujets en se
promenant à petits pas, -il était déjà très essoufflé, -entre les pins et la
mer, et le soir il racontait ses contes, pour les «
essayer», à mes neveux
africains, riant avec eux, ou disant, déçu quand ils restaient indifférents:
«
C’est ironique et trop bref ! Comme les peuples primitifs, les enfants détestent l’esprit et adorent les détails; amplifions avec simplicité !»

Photo Jacky Lavauzelle

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MÉLIE

-Adorée ? dit la comtesse Christiane, je suis sûre de l’avoir été une fois dans ma vie. Non pas par vous, messieurs, quoique plusieurs me l’aient dit : car je sais que c’est une façon de parler et que c’est déjà fort joli d’être aimée. Mais, étant tout enfant, j’ai été adorée par une petite fille de mon âge, qui était bien la plus misérable petite fille, la plus mal lavée et la plus souillon qu’on pût voir, et qui s’appelait Mélie…

Nikolaï Kassatkine, Николай Алексеевич Касаткин, La Chakhtiorka,la mineure, Шахтерка, Galerie Tretiakov, Moscou, Государственная Третьяковская галерея

JULES LEMAÎTRE
LA POÉSIE 



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JULES LEMAÎTRE
LE CINÉMA

Le retour d’Ulysse
(The Return of Ulysses)
1909

L’ÉTÉ – POEME DE FRIEDRICH HÖLDERLIN – DER SOMMER – Das Erntefeld erscheint

*LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Friedrich Hölderlin
1770-1843

Traduction Jacky Lavauzelle

——–

die Gedichte
Les Poèmes

 

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L’ÉTÉ
DER SOMMER
Das Erntefeld erscheint…

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Claude Monet, Les peupliers, sous le soleil

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Das Erntefeld erscheint, auf Höhen schimmert
Le champ des récoltes apparaît, scintille des hauteurs
Der hellen Wolke Pracht, indes am weiten Himmel
Dans la splendeur des nuages lumineux, plus tard dans le grand ciel,
In stiller Nacht die Zahl der Sterne flimmert,
Dans la nuit calme, le nombre d’étoiles scintille,
Gross ist und weit von Wolken das Gewimmel.
Les larges nuages à l’infini s’étendent.

*

Die Pfade gehn entfernter hin, der Menschen Leben,
Les chemins s’éloignent, la vie des hommes
Es zeiget sich auf Meeren unverborgen,
Se montre sans voile sur les mers,
Der Sonne Tag ist zu der Menschen Streben
Le jour du soleil s’ouvre à la quête des hommes
Ein hohes Bild, und golden glänzt der Morgen.
Sous cette image céleste et dorée où brille le matin.

*

Mit neuen Farben ist geschmückt der Gärten Breite,
Les jardins se parent de nouvelles couleurs,
Der Mensch verwundert sich, dass sein Bemühn gelinget,
L’homme s’étonne que ses efforts soient couronnés de succès,
Was er mit Tugend schafft, und was er hoch voll- bringet,
Ce qu’il crée avec vertu et ce qu’il accomplit avec grandeur,
Es steht mit der Vergangenheit in prächtigem Geleite.
Avancent en une grandiose escorte en harmonie avec le passé.

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LE TAUREAU D’AIRAIN – (I & II) – Pièce en 10 tableaux

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LE TAUREAU D’AIRAIN



Théâtre de Jacky Lavauzelle

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Phalaris condamnant le sculpteur Perillus
Par Baldassarre Peruzzi.
Phalaris – Tyran d’Agrigente en Sicile

Le supplice du taureau d’airain ou taureau de Phalaris

 

*****

LE TAUREAU D’AIRAIN

Premier tableau &
Second tableau
****
Pièce de Théâtre

Premier Tableau

Le chœur s’avance sur une scène nue.

Le Chœur
(Racle sa gorge et toussote.)
Bonsoir, voici l’histoire du Taureau d’Airain qui se situe dans une période ô combien troublée de notre courte et misérable histoire. Nous sommes en Moirie, pays sombre et lugubre où règnent trois princesses – je les appellerai plutôt sorcières, mais ce n’est que mon avis, après tout…
(Il regarde à droite et à gauche, lève la tête et cherche au-dessus de lui.)
Désolé ! La dernière fois, on m’a bien rappelé que mon contrat stipulait que je ne devais lire que ce qui était écrit et rien d’autre…Sinon Vlan !… Vous comprenez ?
(Il montre la sortie.)

Bon alors ! Revenons-en à notre texte. Nos trois sorc…euh, les trois princesses, bien sûr, sont nommées Clotho, Lachésis et Atropos. Cette dernière n’est pas la plus gentille, bien au contraire. Nous aurons le temps de revenir sur elles dans notre histoire.
Avant toute autre chose, et pour cela préfère le contexte…un peu de géopolitique afin de mieux comprendre notre histoire et parce que c’est toujours bien de savoir où l’on met les pieds…Quand il s’agit du bon ! … (il sourit) … Bon, alors, la géopolitique…
(Il se racle à nouveau sa gorge et remet sa chemise.)
La Moirie se trouve donc entourée de trois pays, (il fait des gestes dans l’espace en même temps qu’il parle afin de rester très pédagogique) beaucoup plus grands et guerriers : nous avons la Xadronerie, au centre des deux autres, pays peuplé de Xilippains adorateurs du dieu Jupiter. A droite de la Xadronerie, nous avons le Xerkeland, territoire sombre et inquiétant, peuplé de walkyries chevauchantes et de guerriers armés de massue. Ce territoire reste mal connu et peu en sont revenus.
(Il se réchauffe avec ses mains.)
Voilà rapidement pour les pays…En se comparant, notre Moirie ne semble pas tout à fait aussi sombre et désespérée.
Nos trois…princesses ont un passe-temps qui leur prend tout leur temps…elles filent, elles filent et  filent encore.
Donc…pas possible de gouverner dans ces conditions…
Donc, étant des personnalités très occupées, elles ont préférées donner le pouvoir à Phalaris le Doux. Personnage encore bien obscur… personne ne sait d’où lui vient ce nom de Doux…Il est appelé plus familièrement Phalaris le Priape, mais là, par contre, tout le monde sait d’où lui vient ce surnom
(il sourit).
Nous nous retrouvons donc dans le tableau suivant, à la cour de Phalaris, préoccupé comme tout bon dirigeant de notre terre, par les dettes et les déficits abyssaux.
Merci pour ce préambule un peu long…mais ô combien nécessaire pour l’incompréhension de notre histoire inoubliable, fantastico-horrifico…
(Il tousse)
Bon, je vous laisse !
(Il se retourne)
Et bon courage !
(il sourit)


le chœur se retourne et quitte la scène.

[Fin du premier tableau]

**********


Second Tableau


*************

Nous sommes dans le bureau principal de Phalaris.
PHALARIS
Toi, mon grand architecte, toi, Francis Gaihris, quand penses-tu avoir terminé mon temple que je dédie à Kemoch ?

GAIHRIS
Phalaris, je venais juste de terminer celui de Zeus Polieus, que tu m’as demandé de tout détruire pour celui de Kemoch… On aurait pu conserver les murs… Si tu changes tous les quatre matins, ça va être compliqué à suivre.

PHALARIS
Ce sera notre dieu désormais. J’ai eu une illumination dans mes rêves. Kemoch m’est apparu…Et il m’a parlé…

Gaihris lève les yeux au ciel quand Phalaris se tourne.

PHALARIS
… Une illumination, te dis-je. Une lumière blanche et des musiques sérielles et électroacoustiques … La synthèse impossible entre Stockhausen, Berio, Boulez et Dalbavie… J’étais un ange dans les mains de Dieu.
(Gaihris veut s’asseoir mais Phalaris lui fait un regard de reproche. Gaihris reprend sa pose.)
Et puis Kemoch, il correspond plus à notre mode de vie. Les sacrifices humains … c’est ça avec notre alimentation…une alimentation plus protéinée, disons plus carnée…Et en plus cela correspond aux désirs les plus secrets de nos princesses Clotho, Lachésis et Atropos.

GAIHRIS

Tu sais, moi, je suis végétarien…avant de devenir végane…tel est mon projet…

PHALARIS
En tout cas, tu n’as pas oublié d’être con…En tout cas fini dans trois mois…sinon, tu feras parti d’un de mes prochains repas, préparé par mon grand chef Drakass…

GAIHRIS
Lui ? Drakass ? Tu l’as mangé le mois dernier…

PHALARIS
Merde, c’est vrai… Il m’a rendu malade, ce con…avec un parfumé de caniche rémoulade ….qu’il ne rate jamais…

GAIHRIS
…Qu’il ne ratait jamais…Mais si tu me tues…qui fera tes grandes œuvres, qui réalisera tes somptueux desseins  et tes ambitieux édifices…

PHALARIS
L’un de tes élèves, Gaihris, l’un de tes élèves…Tu ne manques pas de bons élèves, tu le sais…

GAIHRIS
Ceux qui ne sont pas partis en Xerkeland…

PHALARIS
Il m’emmerde ces bourricots du Xerkeland…Ils ne savent que produire et produire encore…Ah ! ça pour faire miroiter des bonnes situations et des milliers d’écu…Ils sont bons…

GAIHRIS
…Et ils ne se mangent pas entre eux, eux !

PHALARIS
Nous mangeons nos ennemis !

GAIHRIS
Et les opposants !

PHALARIS
Oui, c’est ça, nos ennemis !

GAIHRIS
Et ceux qui ne sont pas d’accord ?

PHALARIS
Ennemis aussi !

GAIHRIS
Et Drakass, un de tes meilleurs sujets…Un ami …

PHALARIS
Il a manqué me faire crever, ce con !

GAIHRIS
Tu as peut-être chopé quelque chose quelque part ?

PHALARIS
Impossible, tout allait bien avant !

GAIHRIS
Il n’a même pas eu le droit à l’erreur…errare humanum est …

PHALARIS
J’attendais de lui la perfection, comme de toi d’ailleurs et tu ferais mieux de te mettre au travail si tu veux être dans les temps…si tu vois ce que je veux dire ! Que Clotho, Lachésis et Atropos soient totalement satisfaites de ta réalisation.

GAIHRIS
J’y vais Phalaris !

PHALARIS
…Grand…

GAIHRIS
Grand Prince par la grâce de Kemoch ! Ça va ?

PHALARIS
Ça manque encore de conviction, mais pour la première semaine, ça ira ! Et n’oublie pas de bien me chiader la salle des sacrifices ! Il faut que ça en jette ! je compte inviter nos grands voisins…Alors, pas de blagues !

GAIHRIS
Oui…Grand Prince !

PHALARIS
Et ne mets pas des oreilles débiles à Kemoch ! J’ai vu ça dans un film sur le Livre de Ruth quittant le royaume de Moab, c’était d’un ridicule ! Un peu de sérieux, quand même…et du respect…surtout du respect !
(Gaihris sort.)

PHALARUS
seul.
Ils nous font chier tous ces cons ! Je te leur amène la prospérité, la richesse, une alimentation à volonté, des écus xacroniens plein les poches, de la prospérité et ça critique mon absolutisme ! Non mais ! Jamais contents…Ils ne sont jamais contents… Avant que j’arrive la Moirie se mourait…Elle crevait et la Croutinerie était à deux doigts de l’absorber, de la digérer et de l’anéantir…J’arrive, je mets tous ça au carré. Je montre les muscles…Et tranquillement je reprends les rênes…Si encore ils souffraient…Mais non, ils sont ravis de leur qualité de vie…Mais ils veulent plus de liberté…Ils écoutent ce con de Télémachus, que je n’arrive pas à trouver…Ils le badent…Comme des débiles…Télémachus par ci…Télémachus par là…Il est beau, d’accord…Mais s’il était au pouvoir, il ne serait pas capable de tenir tous ces râleurs de première…Bon, c’est pas tout…Il faut que je trouve un moyen de perfectionner mon cannibalisme… C’est vrai, entre nous, ça va…Mais quand on a du monde…Bonjour les dégâts…C’est pas comme ça que l’on fera avancer nos traditions et notre belle façon de vivre…En plus, ils chialaient tous…La classe moyenne se meurt…Elle crève des impôts et des taxes en tous genres…Et moi, vlan ! Tour de passe-passe, ils sont tous dans la classe moyenne ! Et tu crois que ça les calmerait ! Que nenni ! Nawak ! Ah, ça vaut le coup de se donner de la peine !
(Il réfléchit et appelle son chambellan.)
Duc de Bouillon ! Duc de Bouillon !
(Personne ne répond. Il se met à crier.)
Chambellan ! Chambellan !
(Le Duc de Bouillon arrive en courant.)

LE CHAMBELLAN
Oui, majesté.

PHALARIS
Ah ben quand même ! On est bien servi ici ! As-tu vu Perillos ?

LE CHAMBELLAN
Perillos d’Athènes ?

PHALARIS
Tu connais d’autres Perillos ?

LE CHAMBELLAN
Hittay, majesté…Hittay…Perillos Hittay, votre coiffeur, majesté !

PHALARIS
Je n’ai rien à faire d’un coiffeur qui est venu hier ! Depuis quand me fais-je coiffer tous les jours ? Chambellan, Voyons !

LE CHAMBELLAN
J’ai vu il y a quelques minutes notre grand inventeur…

PHALARIS
Oui, c’est bon, c’est bon et bien qu’attends-tu ?…Va ! Pars le chercher ! Fissa !

LE CHAMBELLAN
(Qui part en courant.)
J’y vais, Majesté…J’y vais…

PHALARIS
(Seul.)
Il est gentil…Mais il a pas inventé la cuillère à saucer le crâne…
Le chambellan arrive, accompagné de Perillos.

LE CHAMBELLAN
Majesté…

PHALARIS
…Oui, c’est bon, c’est bon…Ah ! mon bon Perillos, comment vas-tu ?
(Le chambellan se retire.)

PERILLOS
Bien majesté ! Bien ! Je cherche, majesté…je cherche…

PHALARIS
Et qu’as-tu trouvé ?

PERILLOS
Rien, je fais des essais sur la cytidine désaminase…

PHALARIS
On s’en fout de ta citadine déminée…Et autres choses ?

PERILLOS
Le pancréas…Le pancréas…m’habite, Majesté !

PHALARIS
Tu as donc perdu un proche, c’est ça ?

PERILLOS
Mon meilleur ami, Majesté !

PHALARIS
Et ensuite ?

PERILLOS
La cour l’a mangé, Majesté !

PHALARIS
Ah ! …Oui, Perillos, plus de cimetière, plus de crématorium…On ne perd rien de la bonne nourriture…

PERILLOS
Oui, mais c’est dur, Majesté ! C’est dur !

PHALARIS
Console-toi et pense qu’il n’est pas mort pour rien… Et il est parti dans la gaité, dans la joie et la bonne humeur et il a redonné du moral à nos gars… C’est pas excellent, ça ? …Ça redonne le moral !

PERILLOS
(Fataliste.)
Si vous le dites, Majesté…Si vous le dites…

PHALARIS
(Le regarde, critique.)
Ca manque de conviction, mon bon Perillos…Ca manque de conviction…Mais bon, je te pardonne…Le chagrin, tout ça…Mais ça va passer…

PERILLOS
Je ne crois pas Majesté…Je ne crois pas…

PHALARIS
(Doucereux)
Et ta femme ?

PERILLOS
Ma femme ? Elle, ça va !

PHALARIS
(Enervé)
Je m’en fous de ta femme, Perillos, Je m’en fous ! Perillos, tu es gentil, mais je ne t’ai pas fait venir pour parler des enfants, de la famille et des amis…

PERILLOS
…Je m’en doute….

PHALARIS
(Fatigué.)
…Et ne me coupe pas sans arrêt… C’est pénible…J’ai déjà du mal à me concentrer…
Il se calme. Respire à fond, relève la tête et esquisse un sourire.
Bon ! Alors, mon bon Perillos…J’ai besoin de tes talents…Je voudrais que tu me trouves une nouvelle idée pour pouvoir accueillir mes hôtes tout en cuisant mes emmerd…mes ennemis !

PERILLOS
(Pas étonné.)
Une sorte de barbecue ?

PHALARIS
Une sorte de barbecue…C’est ça…C’est ça…Mais avec de l’innovation… Mes convives doivent être surpris…Et il faut que ça reste convivial…Festif, quoi ! Tu vois ?

PERILLOS
Moui…Je vois…Je vois…Et c’est tout ?…Enfin, je veux dire, ce sont les seules consignes ?

PHALARIS
Les seules ! Après place à la création, à l’innovation ! Que diable ! Libère-toi de tes entraves intellectuelles, anime mon âme, surprends-moi !

PERILLOS
Animer…Animer…Bon ! Et pour les délais ?

PHALARIS
Un mois ! Nous testerons…nous testerons… Pour que l’inauguration du temple à Kemoch  soit une réussite. Bon, laisse-moi, maintenant mon bon Perillos et surprends-moi ! Nos divines Clotho, Lachésis et Atropos seront avec nous…Elles se déplacent si peu…Elles ne sortent que pour venir me voir…De moins en moins souvent d’ailleurs…(il réfléchit) J’espère que c’est un bon signe…Bon, n’y pensons plus ! Va ! Et n’oublie rien de mes conseils !

PERILLOS
d’un ton neutre.
Vos désirs sont des ordres, Majesté, Ô Grand Prince par la grâce de Kemoch !

PHALARIS
Qui apprécie.
C’est bien, Perillos, c’est bien !

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[Fin du second tableau]

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LE TAUREAU D’AIRAIN – Pièce de Jacky Lavauzelle

*


LE TAUREAU D’AIRAIN



Théâtre de Jacky Lavauzelle

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Phalaris condamnant le sculpteur Perillus
Par Baldassarre Peruzzi.
Phalaris – Tyran d’Agrigente en Sicile

Le supplice du taureau d’airain ou taureau de Phalaris

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LE TAUREAU D’AIRAIN
****
Pièce de Théâtre

*


Premier Tableau

Le Chœur
Nous sommes en Moirie, pays sombre et lugubre où règnent trois princesses – je les appellerai plutôt sorcières, mais ce n’est que mon avis, après tout…

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Second Tableau

PHALARIS
Ce sera notre dieu désormais. J’ai eu une illumination en me rasant. Kemoch m’est apparu…Et il m’a parlé…
Gaihris lève les yeux au ciel quand Phalaris se tourne.
Une illumination, te dis-je. Une lumière blanche et des musiques sérielles et électroacoustiques … La synthèse impossible entre Stockhausen, Berio, Boulez et Dalbavie… J’étais un ange dans les mains de Dieu.

**

Troisième Tableau

PERILLUS
C’est vrai, l’amitié est chose bien peu présente dans notre pays, on ne parle que de loyauté ! La loyauté c’est pour les chiens ! La loyauté c’est pour les mafieux et les véreux ! Pour les tyrans ! Mon chien m’est fidèle et loyal, mais je ne le mange pas dès qu’il me désobéit !

**

Quatrième Tableau

PHALARIS
Qui s’emballe.
Ben, c’est que moi, le chaudron ça m’excite, Altesse et depuis que vous en parlez, Altesse, j’ai l’eau à la bouche et j’entends des gargouillis dans mon ventre, Altesse…c’est plus fort que moi…Ah ! cette idée du chaudron….Vous me dites qu’ils me laisseraient les conjoints…Si je pouvais les croquer tous…

**

Cinquième Tableau

ATROPOS
Et moi, couper ! Tout le monde à peur de moi ! tous s’écartent et chacun pense que sa dernière heure est arrivée ! Je les vois tremblant, bavant, écumant…Leurs épaules s’affaissent…ils rougissent…bégaient … suent à grosses gouttes…Je sens de la peur dès que je passe…des fragrances horribles de l’angoisse…même les lumières à mon passage s’affadissent. J’ai même vu des ampoules éclater en mille morceaux !

**

Sixième Tableau

PERILLUS
…du volume…du volume et encore du volume ! Ma création doit symboliser la culture Moirienne ! Notre puissance et notre effroi. C’est pour ça que tous nos voisins ont peur de nous ! Il y a un côté animal en chacun de nous. La Moirie est la réserve du monde ! Le paradis des cannibales ! On est pas accepté partout ! Quel monde indifférent à nos préoccupations et à notre manière de vivre !

**

Septième Tableau

PHALARIS
Comme tu y vas, Grand Argentier, la banqueroute ? C’est un peu fort quand même ! Nous avons des dépenses plus fortes que prévues…C’est sûr ! Des impondérables ? Aussi ! Mais…mais quand même, nous investissons pour notre avenir et pour le salut de nos âmes : nous nous mettons dans les bras de Kemoch !

**

Huitième Tableau

PERILLUS
Les traditions, les amis ! Les traditions ! N’oubliez jamais les traditions ! Nous vivons et mourons pour elles. Elles sont notre socle, notre terroir. Sans elles, nous ne sommes rien.

**

Neuvième Tableau

LACHÉSIS
Le pays s’enfonce un peu plus…En perdant Périllus, je me demande si nous n’avons pas perdu la partie ?

**

Dixième et dernier Tableau

PERILLUS
Regarde ! Sur les côtés ! Les orifices permettent de percevoir les gémissements du taureau…comme s’il s’agissait d’un vrai. Ce taureau permettra d’avoir avant le goût, l’odeur et les sons.

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Clotho, Lachèsis et Atropos
Tapisserie Flamande
Victoria and Albert Museum
Londres

 

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LE TAUREAU D’AIRAIN
Pièce de théâtre

Théâtre : LE MAMBA NOIR – Pièce de Jacky Lavauzelle

*





Théâtre de Jacky Lavauzelle

******

*****

LE MAMBA NOIR
****
Pièce de Théâtre

*




Personnages

Max
La soixantaine.

Pierre
La quarantaine – Un ami de Max et le copain de Lucie.

Lucie
La trentaine – La copine de Pierre.

********

EXTRAITS DES DIX TABLEAUX

PREMIER TABLEAU

Max
A rentrer dans la pièce…quelle sensation ! Quel pied ! Tu sens la mort tout autour ! Un vent glacial ! C’est de la bombe, notre truc.

***

SECOND TABLEAU

Max
« La vie est une navigation périlleuse ; assaillis par les tempêtes, nous y sommes plus souvent maltraités que des naufragés. N’ayant que la fortune pour pilote, nous voguons comme sur la mer… »

***

TROISIÈME TABLEAU

Pierre
 Ah ouais… ça pourrait ne pas être mal…Oui, il a raison Jules Verne…à la ville, comme à la campagne… La mort sera sur la table de ce soir…ça va les changer des mixtures au fentanyl et des autres cochonneries…

***

QUATRIÈME TABLEAU

Pierre
Nous nous garerons rue Étienne Ardouin. On s’éloigne du centre. Tu trouveras à te garer facilement. Sinon t’as la rue Floquet. C’est pas mal aussi. On déchargera les sacs et on partira chacun de notre côté. Toi, Max, tu prendras la direction de Miramar et moi je prendrai celle de Gambetta et de Bellevue.

***

CINQUIÈME TABLEAU

Max
 En cendres…Mais froides…C’était de la cendre froide…Tu sais ? Tu n’as pas les mêmes sensations…C’est plus fin…Plus collant…Et y a une senteur de brûlé…de cramé… Et là…A ce moment-là, je n’ai plus rien entendu…Je voyais des corps bouger…Mais dans un silence absolu. C’était bougrement flippant…mais bougrement enivrant

***

SIXIÈME TABLEAU

Max
C’est ça la création ! De la création expressionniste…Mais tu vois …ils veulent faire oublier la création… la vraie…l’unique…celle qui dérange…la démocratie elle veut bien que tu parles mais que d’abord tu fermes ta gueule… ça doit pas dépasser…ça doit être sur le fil…

***

SEPTIÈME TABLEAU

Max
C’est ça le problème ! C’est joli ! Moi, je veux du beau ! du qui pète ! qui effraie ! qui glace le sang ! Le matin à la préhistoire, c’est pas joli, c’est beau. Et le gars en se levant, se préparant pour la chasse, il devait en avoir un de ces putains de frissons ! La vie était nouvelle et elle pouvait durer cinq minutes ou un peu plus… C’était du concentré, sans assurance, sans protection juridique, sans garantie décennale, sans prévention, sans le putain de risque zéro… Tes coucougnettes, ta sagaie, et tu partais et quand tu revenais avec ton gibier, ben c’était la fête ! …On regarde les infos ?

 …

HUITIEME TABLEAU

Max
Je suis stoïque. Un vrai stoïcien. Pas un rapporté. je tente tous les jours d’en faire un art de vivre, pas une bagatelle. Je veux décider de ce qui arrivera, pas subir. Quel bonheur est-ce d’être balloté par le destin, par les emmerdes du quotidien et d’attendre la venue de ton prochain cancer, de ton futur A.V.C. et d’attendre d’être un légume parkinsonien ou alzheimerien. D’attendre d’avoir le minimum vieillesse et de mâter des émissions pornographiques des 20 heures télévisées ou d’avoir un peu plus de tunes et d’aller croupir sur des croisières à la con…Moi je suis ce que disais Épictète : N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites mais décide seulement de vouloir ce qui arrive et là tu seras heureux. Je prends mon destin en main…Tu ferais mieux de faire pareil. Et pour tout le reste, moi, je relativise…

***

NEUVIEME TABLEAU

Max
Dili…C’est la capitale. C’est le Timor Oriental… Là tu vois déjà t’es tranquille…Tout le monde là-bas t’a déjà oublié ! Pénard ! La fascination de l’oubli…L’oubli est fascinant, c’est vrai. Tu es là, mais tu n’es pas là…Un état de mort-vivant…Tu fais tes affaires, mais le monde vit comme si de rien était. T’as même pas d’effet papillon possible…Tu peux casser le pays, résultat :  rien ! Une explosion nucléaire : rien ! La Corée du Nord fait un essai nucléaire, branle-bas de combat. T’as la Chine, les Américains, les Japonais…Je te parle même pas des Coréens du Sud qui sont tout feu tout flamme ! Là-bas, rien ! Là-bas un quart de la population exterminée par l’armée indonésienne : Rien, rien et encore rien ! C’est comme si t’avais quinze millions de Français liquidés par une armée d’occupation. C’est pire que tout…Même Pol Pot qu’es quand même dans la région ce qui s’est fait de plus lourd : dix pour cent de sa population. Tu vois, là-bas, aucun risque d’être retrouvé.

***

DIXIÈME TABLEAU

Lucie
Moi aussi, je sais ce que je ne veux pas ! Et tu feras pas plonger plus que ça Pierre ! Je sais aussi ce que je veux, c’est m’éloigner de toi, de ta construction ou de ta destruction, je m’en fous. Je me tire et je ne souhaite même pas bonne chance. J’espère que nous ne nous verrons plus jamais…

***

ONZIÈME & DERNIER TABLEAU

Max
Les allemands parlent d’Hinfälligkeit, la fragilité du beau. Le beau est dans l’instable, l’unique, le solitaire, dans l’instant. Il faut que je le dévoile, lentement avec patience. Nos premiers happenings incendiaires, c’était de la fête du 14 juillet. C’était le bal des pompiers. Un amuse-gueule !

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LE MAMBA NOIR
Pièce de théâtre

EPREUVES NOCTURNES Pièce de Jacky Lavauzelle – Second Tableau

Jacky Lavauzelle Théâtre
*





Théâtre de Jacky Lavauzelle

EPREUVES NOCTURNES

*****




SECOND TABLEAU

Le Chœur
Il s’avance au milieu de la scène. Il fait nuit. Nous n’entendons que sa voix.
A force de vivre, les deux hommes se sont tus. La nuit est là. Il n’y a plus qu’elle. A force de peur, de mal vivre. A force de renoncer. La prochaine fois… non, il n’y aura même plus de seconde fois. Tout est terminé…

Voix de Coleridge
Il y a quelqu’un ? J’entends des voix… c’est pas possible…Je deviens taré ! Des acouphènes peut-être… J’ai moins froid, quand même…

Nous entendons des pas qui s’éloigne. C’est le chœur qui s’en va.

Voix de Kubla
Coleridge ? C’est moi ! Je suis là ! J’espère que tu vas mieux ?

Voix de Coleridge
Oui, mais je ne trouve pas la lumière.

Kubla
C’est normal.

Coleridge
Pourquoi ?




Kubla
La Régie d’électricité a fondu les plombs !




Coleridge
Et comment on fait maintenant ?




Coleridge
A l’ancienne, mon vieux. Tu vas au lit avec ta chandelle et tu t’endors.

Kubla
Mais je n’ai pas sommeil !

Coleridge
Tiens prends ça ! non, là, rapproche-toi. Non, je ne te sens pas… J’entends tes pas qui se rapproche…voilà, j’ai ta main ! Tiens, prends !




Kubla
Je l’ai. C’est quoi ?

Coleridge
Un livre de Kant.

Kubla
Emmanuel ?

Coleridge
Eh oui ! qui veux-tu que ce soit ?

Kubla
J’ai jamais rien compris !

Coleridge
C’est le moment – Profite de la nuit pour t’éclairer. Ne vois-tu pas de la lumière dans tes yeux ? Ferme-les fortement.

Kubla
C’est vrai, ça. Je vois des étincelles. C’est beau ! Putain que c’est beau ! Merci ! Je vois Dieu ! Merde alors !

Coleridge
C’est normal ! C’est sur l’existence de Dieu ! Et voici mon corps qui change ! Je vole ! Je me transforme en une grosse bulle. C’est chaud…C’est presque brûlant…Comme ça brûle … Quel feu !

Kubla
Criant
Ouvre les yeux ! Putain, ouvre les yeux !

La scène s’illumine, puis s’éteint.

 

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EPREUVES NOCTURNES Pièce de Jacky Lavauzelle – PREMIER TABLEAU

*





Théâtre de Jacky Lavauzelle

EPREUVES NOCTURNES

*****




PREMIER TABLEAU

Le Chœur
Il s’avance au milieu de la scène.
La scène est nue. Il n’y a rien. Que Coleridge à droite et Kubla à gauche (il les montre du doigt). Ils n’ont pas d’âge déterminé. Coleridge porte un manteau long, ce qui n’a aucune importance dans la pièce…
Il se retire de la scène.

Coleridge
As-tu fermé la porte ? J’ai entendu des horreurs dans la rue. Comme si elles frappaient à la porte ou … peut-être était-ce dans ma tête…

Kubla
J’ai fermé la porte. Ne t’inquiète pas.
Les ombres sont dehors. Elles s’agitent légèrement avec le vent. Comme tous les soirs. Elles aiment se frotter à la porte. Glisser contre les rainures des bois, sur les arrondis des gonds. Je n’ouvrirai plus la porte cette nuit. Tu peux sommeiller en paix. Fais-moi confiance !

Coleridge
Avant ces bruits ne me faisaient pas peur. J’aimais me perdre dans la nuit et laisser ma peau sur le haut des coteaux au contact des fluides et des énergies. A deux pas du précipice. Je mettais un pied dans le vide. Et je penchais la tête de ce côté. Je frissonnais, pas de froid, d’excitation. Aujourd’hui, ce n’est plus pareil quelque chose s’est cassée. Sais-tu d’où cela vient ?

Kubla
Des pas ! Des pas qui longent la jetée. Ils se répètent à l’infini. Ils t’ont poursuivi une nuit de printemps alors qu’un orage grondait. C’était terrible.

Coleridge
C’est moi qui était effrayant




Kubla
Tu étais effrayé. C’est tout !




Coleridge
Et crois-tu que je ressortirais un jour. J’aimerais tant retrouver ces sensations. Je n’ai jamais eu autant d’émotion. Il m’arrivait parfois de pleurer. Je pleurais tant que je ne comprenais même plus comment mon corps pouvait en produire autant.

Kubla
Laisse-toi un peu de temps !




Coleridge
Je n’ai pas assez de temps. Comme toi ! Peut-être quelques heures ! Peut-être quelques souffles. Qui sait ? Moi, je ressens-ça, vraiment. Je sais que j’ai l’air d’un abruti quand je dis ça, un profond crétin.

Kubla
Non. Juste pour quelqu’un de sensible. Et la sensibilité c’est quelque chose qui manque au monde. Tu as vraiment en toi cette énergie. Tu es capable de remuer des montagnes, des continents. Mais là, tu doutes. Il te faut revenir, te reconquérir, te redonner confiance. Calme-toi ce soir. La mort ne viendra pas. Je commence à bien la connaître. J’en ai tant vu… pris et fauché comme des vulgaires bouses, sans préavis. Tu entends d’abord un cri. Puis un silence. Un long silence qui te prends déjà ta raison et tes sentiments. Un souffle, c’est ça, un souffle que tu sens dans ton dos et qui te fais te dresser le moindre poil sur tes bras, sur tes jambes. Un nouveau silence, presque symphonique. Comme dirais-je…un silence habité, c’est ça, habité. Le cri de tout à l’heure te reviens en écho. C’est presque beau, mais aussi effrayant et tu vois les yeux de l’autre qui sont saisis, envoutés et tu sais alors que pour l’autre, il est déjà bien trop tard. Les yeux se ferment et se rouvrent. Ils sont bleus. Et enfin, ils se referment doucement et profondément comme s’il fallait les coudre. Un dernier goût du cri qui s’éloigne. Un cri lourd. Dans quelques instants, ce sera fini.

Coleridge
Kubla ?




Kubla
Oui

Coleridge
Jai froid…

Kubla et Coleridge se retirent
Le chœur revient

Le Chœur
Moi, je n’entends rien ! Et vous, entendez-vous ? Fermons les yeux quelques instants…
Rien !

Noir sur la scène

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WILLIAM BUTTLER YEATS : THE ONLY JEALOUSY OF EMER L’UNIQUE RIVALE D’EMER (III)

*








*

LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(III)

L’Unique Rivale d’Emer
(III)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

*

 Eithne Inguba
Can you not hear my voice?
Ne peux-tu donc pas entendre sa voix ?

Emer
Bend over him.
Penche-toi sur lui.
Call out dear secrets till you have touched his heart
Rappelle-lui les secrets tendre à son cœur
If he lies there; and if he is not there
Si c’est lui qui est face à nous ; et si ce n’est pas lui
Till you have made him jealous.
Que ça le rende jaloux.

Eithne Inguba
Cuchulain, listen.
Ecoute, Cûchulainn

*




*

Emer
You speak too timidly; to be afraid
Tu parles bien trop timidement ; avoir peur
 
Because his wife is but three paces off,
Parce que sa femme est à trois pas,
 When there is so great a need, were but to prove
Quand il faut agir, prouverait
The man that chose you made but a poor choice.
A l’homme qui t’a choisie qu’il a fait le mauvais choix.
We’re but two women struggling with the sea.
Nous ne sommes que deux femmes qui luttont contre la mer.

Eithne lnguba
O my beloved, pardon me, that I
O mon bien-aimé, pardonne-moi,
Have been ashamed and you in so great need.
Pardonne ma honte, toi qui a tant besoin d’aide.
I have never sent a message or called out,
Je n’ai jamais envoyé de message ni jamais appelé,
Scarce had a longing for your company,
Ni souhaité ta compagnie,
But you have known and come. And if indeed
Mais tu l’as su et tu es venu. Et si en effet
  You are lying there stretch out your arms and speak;
Tu te trouves là-bas, tends tes bras et parle ;
Open your mouth and speak, for to this hour
Ouvre ta bouche et parle, jusqu’à cette heure
My company has made you talkative.
Ma compagnie te rendait bavard.
Why do you mope, and what has closed your ears ?
Pourquoi ce mutisme, et pourquoi es-tu sourd ?
Our passion had not chilled when we were parted
Notre passion ne s’est pas refroidie quand nous nous sommes séparés
On the pale shore under the breaking dawn.
Sur la pâle rive sous l’aube brisée.
He will not hear me: or his ears are closed
Ses oreilles peut-être n’entendent pas
And no sound reaches him.
Aucun son ne pouvant l’atteindre.

 

*








*

Emer
Then kiss that image:
Ensuite, embrasse cette image :
The pressure of your mouth upon his mouth
La pression de ta bouche sur sa bouche
May reach him where he is.
Peut l’atteindre là où il se trouve.

Eithne lnguba
starting back
Reculant
It is no man.
Ce n’est pas un homme !
I felt some evil thing that dried my heart
De mauvaises choses ont effrayé mon cœur
When my lips touched it.
Au contact de mes lèvres

 Emer
No, his body stirs;
Non, son corps bouge !
The pressure of your mouth has called him home;
La pression de tes lèvres l’on fait revenir ;
He has thrown the changeling out.
Il a repoussé l’imposteur !

Eithne lnguba
 going further off
Reculant encore
Look at that arm —
Regardez ce bras !
That arm is withered to the very socket.
Ce bras est totalement flétri !

*




*

Emer
going up to the bed
Il s’approche du lit
What do you come for, and from where?
Pourquoi viens-tu ici et d’où viens-tu ?

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
I have come
Je viens
From Mananan’s court upon a bridleless horse.
De la cour de Mananan sur un cheval sans brides

Emer
What one among the Sidhe has dared to lie
Quel Sidhe a osé se coucher
Upon Cuchulain’s bed and take his image?
Sur le lit de Cûchulainn et prendre son image ?

*




*

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
I am named Bricriu — not the man — that Bricriu,
Je m’appelle Bricriu – pas l’homme, mais Bricriu,
Maker of discord among gods and men,
Créateur de discorde chez les dieux et chez les hommes,
 Called Bricriu of the Sidhe.
Que l’on appelle Bricriu des Sidhes.

Emer
Come for what purpose?
Pourquoi êtes-vous ici ?

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
 [sitting up and showing its distorted
 Se redressant et montrant la déformation
face, while Eithne Inguba goes out] :

de son visage, alors que Eithne Inguba sort
I show my face and everything he loves
Je montre mon visage et que tout ce qu’il aime
Must fly away.
Parte.




Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

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WILLIAM BUTTLER YEATS
THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(III)

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LA POESIE DE YEATS

THE ONLY JEALOUSY OF EMER THEÂTRE DE YEATS L’UNIQUE RIVALE D’EMER (II)

*








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LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(II)

L’Unique Rivale d’Emer
(II)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

EMER
speaking
parlant
Come hither, come sit down beside the bed
Viens ici, viens t’asseoir à côté du lit
You need not be afraid, for I myself
Tu n’as pas à avoir peur, c’est moi
Sent for you, Eithne Inguba.
Qui t’ai envoyé chercher, Eithne Inguba.

Eithne Inguba
No, Madam,
Non, Madame,
I have too deeply wronged you to sit there.
Je vous ai trop injustement blessée pour m’asseoir là-bas.

Emer
Of all the people in the world we two,
De toutes les personnes au monde, nous deux,
And we alone, may watch together here,
Nous deux seulement, pouvons rester ensemble ici,
Because we have loved him best.
Car nous l’avons aimé vraiment.

Eithne Inguba
And is he dead?
Est-il mort ?

Emer
Although they have dressed him out in his grave-
clothes
Bien qu’ils l’aient habillé de cette tenue funeste
And stretched his limbs, Cuchulain is not dead.
Que ses membres soient étendus là, Cûchulainn n’est pas mort.
The very heavens when that day’s at hand,
Les cieux à la proximité de ce jour,
So that his death may not lack ceremony,
Pour que sa mort ne manque pas de cérémonial,
Will throw out fires, and the earth grow red with blood.
Tireront les feux, et la terre deviendra rouge sang.
There shall not be a scullion but foreknows it
Il ne doit y avoir personne qui ignore
Like the world’s end.
Qu’il s’agit de la fin du monde.

Eithne Inguba
How did he come to this?
Comment en est-il arrivé là ?

*****

ENTER Musicians, with musical instruments. 
Les musiciens entrent avec des instruments de musique.
The First Musician pauses at the centre and stands with a
cloth between his hands.
Le premier musicien fait une pause au centre et se tient debout avec un drap entre ses mains.
The stage can be against the wall of any room.
La scène peut se jouer contre le mur de n’importe quelle pièce.




Emer
Towards noon in the assembly of the kings
Vers midi, à l’assemblée des rois
He met with one who seemed a while most dear.
Il a rencontré quelqu’un qui semblait sincère.
The kings stood round; some quarrel was blown up;
Les rois se tenaient debout ; Une querelle explosa ;
He drove him out and killed him on the shore
Il l’a chassé et l’a tué sur le rivage
 At Baile’s tree. And he who was so killed
À l’arbre de Baile. Et celui qu’il a tué
 Was his own son begot on some wild woman
N’était autre que son propre fils engendré avec une sauvageonne
 When he was young, or so I have heard it said.
Quand il était jeune, ai-je entendu dire.
 And thereupon, knowing what man he had killed,
Et alors, sachant quel homme il avait tué,
 And being mad with sorrow, he ran out;
I a été foudroyé de chagrin et il s’est enfui;
 And after to his middle in the foam,
Et se jetant au milieu de l’écume,
 With shield before him and with sword in hand,
Un bouclier dans une main et son épée dans l’autre,
 He fought the deathless sea. The kings looked on
Il a combattu la mer à mort. Les rois l’ont regardé
 And not a king dared stretch an arm, or even
Et pas un n’a bougé, ni même
Dared call his name, but all stood wondering
Prononcé son nom, mais tous se tenaient debout
 In that dumb stupor like cattle in a gale;
Dans cette stupide stupeur comme du bétail dans le vent ;
 Until at last, as though he had fixed his eyes
Jusqu’à la fin, comme s’il avait fixé de ses yeux
 On a new enemy, he waded out
Un nouvel ennemi, il pénètre plus encore
 Until the water had swept over him.
Dans les eaux qui le submergent.
But the waves washed his senseless image up
Puis les vagues effacèrent la folie de son visage
 And laid it at this door.
Et le déposèrent devant cette porte.

Eithne Inguba
How pale he looks!
Comme il est pâle !

Emer
He is not dead.
Il n’est pas mort.

Eithne Inguba
You have not kissed his lips
Vous n’avez pas embrassé ses lèvres
Nor laid his head upon your breast.
Ni reposé sa tête sur votre poitrine.








Emer
It may be
Il s’agit peut-être
An image has been put into his place,
D’un masque plaqué sur sa face,
A sea-born log bewitched into his likeness,
Une épave de la mer ayant subtilisé son image,
Or some stark horseman grown too old to ride
Ou un cavalier aguerri devenu trop vieux pour chevaucher
Among the troops of Mananan, Son of the Sea,
Parmi les troupes de Mananan, le Fils de la Mer,
Now that his joints are stiff.
Maintenant que ses articulations sont devenues rigides.

Eithne Inguba
Cry out his name.
Criez son nom !
All that are taken from our sight, they say,
Tout ceux qui sont loin de nous, dit-on,
Loiter amid the scenery of their lives
Ceux qui partent ainsi au milieu de leur vie,
For certain hours or days ; and should he hear
Reviennent certaines heures ou certains jours ; Et s’il nous entendait
He might, being angry, drive the changeling out.
Peut-être pourrait-il, en se mettant en colère, faire déguerpir l’intrus.

Emer
It is hard to make them hear amid their darkness,
Il est difficile de se faire entendre d’eux au milieu de leur obscurité,
And it is long since I could call him home;
Et il y a si longtemps que je ne peux plus les appeler ;
I am but his wife, but if you cry aloud
Je ne suis que sa femme, mais si toi, tu pleures
With that sweet voice that is so dear to him
Avec cette voix douce qui lui est si chère
He cannot help but listen.
Il ne pourra s’empêcher d’écouter.

Eithne Inguba
He loves me best
Il m’aime plus
Being his newest love, but in the end
Car je suis son plus récent amour, mais à la fin
Will love the woman best who loved him first
Il aimera celle qu’il a aimée en premier
 And loved him through the years when love seemed lost.
Et l’a aimée au cours de ces années où l’amour semblait perdu.




Emer
I have that hope, the hope that some day and somewhere
J’ai cet espoir, l’espoir qu’un jour et quelque part
We’ll sit together at the hearth again.
Nous nous assiérons à nouveau devant la cheminée.

Eithne Inguba
Women like me when the violent hour is over
Les femmes telles que moi quand l’heure de la passion est terminée,
Are flung into some corner like old nut-shells.
Sont jetées dans un coin comme des coquilles vides.
Cuchulain, listen
Cûchulainn, écoute.

Emer
No, not yet — for first
Non, pas encore – d’abord
 
I’ll cover up his face to hide the sea;
Je couvrirai son visage pour lui cacher la mer ;
And throw new logs upon the hearth, and stir
Et je jetterai de nouvelles bûches dans le foyer et attiserai
  The half burnt logs until they break in flame.
Les bûches à demi brûlées jusqu’à ce qu’elles repartent en flammes.
Old Mananan’s unbridled horses come
Les chevaux débridés du vieux Mananan arrivent
Out of the sea, and on their backs his horsemen ;
Sortent de la mer, et sur leur dos, ses cavaliers ;
But all the enchantments of the dreaming foam
Mais toutes les enchantements de l’écume s’évanouissent
Dread the hearth fire.
Au milieu du foyer.




[She pulls the curtains of the bed so as to hide the sick
man’s face, that the actor may change his mask unseen.
[Elle tire les rideaux du lit afin de cacher le visage de l’homme, ce qui permet à l’acteur de changer son masque sans être vu.
She goes to one side of platform and moves her hand as though
putting logs on a fire and stirring it into a blaze.
Elle va vers un côté de la scène et ensuite mime en mettant des bûches sur un feu et puis l’attise.
While she makes these movements the Musicians play, marking the movements with drum and flute perhaps.
Tandis qu’elle fait de ces mouvements, les musiciens jouent, marquant ses mouvements avec un tambour et de une flûte éventuellement.
Having finished, she stands beside the imaginary fire at a distance from Cuchulain and Eithne Inguba.]
Après avoir terminé sa gestuelle, elle se tient tout à côté du feu imaginaire à distance de Cûchulainn et de Eithne Inguba.]
Call on Cuchulain now.
Appelle donc Cûchulainn maintenant.




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THE ONLY JEALOUSY OF EMER (II)

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LA POESIE DE YEATS