ODE À LA POSTÉRITÉ de Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741)

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau
par Nicolas de Largillière

ODE X
« À LA POSTÉRITÉ »

Déesse des héros, qu’adorent en idée
Tant d’illustres amants dont l’ardeur hasardée
Ne consacre qu’à toi ses vœux et ses efforts ;
Toi qu’ils ne verront point, que nul n’a jamais vue,
Et dont pour les vivants la faveur suspendue
Ne s’accorde qu’aux morts ;

Vierge non encor née, en qui tout doit renaître
Quand le temps dévoilé viendra te donner l’être,
Laisse-moi dans ces vers te tracer mes malheurs ;
Et ne refuse pas, arbitre vénérable,
Un regard généreux au récit déplorable
De mes longues douleurs.

Le ciel, qui me créa sous le plus dur auspice,
Me donna pour tout bien l’amour de la justice
Un génie ennemi de tout art suborneur,
Une pauvreté fière, une mâle franchise,
Instruite à détester toute fortune acquise
Aux dépens de l’honneur.

Infortuné trésor ! importune largesse !
Sans le superbe appui de l’heureuse richesse,
Quel cœur impunément peut naître généreux ?
Et l’aride vertu, limitée en soi-même,
Que sert-elle, qu’à rendre un malheureux qui l’aime
Encor plus malheureux ?

Craintive, dépendante, et toujours poursuivie
Par la malignité, l’intérêt et l’envie,
Quel espoir de bonheur lui peut être permis,
Si, pour avoir la paix, il faut qu’elle s’abaisse
A toujours se contraindre, et courtiser sans cesse
Jusqu’à ses ennemis ?

Je n’ai que trop appris qu’en ce monde où nous sommes,
Pour souverain mérite on ne demande aux hommes
Qu’un vice complaisant, de grâces revêtu ;
Et que, des ennemis que l’amour-propre inspire,
Les plus envenimés sont ceux que nous attire
L’inflexible vertu.

C’est cet amour du vrai, ce zèle antipathique
Contre tout faux brillant, tout éclat sophistique,
Où l’orgueil frauduleux va chercher ses atours,
Qui lui seul suscita cette foule perverse
D’ennemis forcenés, dont la rage traverse
Le repos de mes jours.

Écartons, ont-ils dit, ce censeur intraitable
Que des plus beaux dehors l’attrait inévitable
Ne fit jamais gauchir contre la vérité ;
Détruisons un témoin qu’on ne saurait séduire ;
Et, pour la garantir, perdons ce qui peut nuire
À notre vanité.

Inventons un venin dont la vapeur infâme,
En soulevant l’esprit, pénètre jusqu’à l’âme ;
Et sous son nom connu répandons ce poison :
N’épargnons contre lui mensonge ni parjure ;
Chez le peuple troublé, la fureur et l’injure
Tiendront lieu de raison.

Imposteurs effrontés, c’est par cette souplesse
Que j’aurai vu tant de fois votre scélératesse
Jusque chez mes amis me chercher des censeurs ;
Et, des yeux les plus purs bravant le témoignage.
Défigurer mes traits, et souiller mon visage
De vos propres noirceurs.

Toutefois, au milieu de l’horrible tempête
Dont, malgré ma candeur, pour écraser ma tête,
L’autorité séduite arma leurs passions,
La chaste vérité prit en main ma défense,
Et fit luire en tout temps sur ma faible innocence
L’éclat de ses rayons.

Aussi, marchant toujours sur mes antiques traces,
Combien n’ai-je pas vu dans mes longues disgrâces
D’illustres amitiés consoler mes ennuis,
Constamment honoré de leur noble suffrage,
Sans employer d’autre art que le fidèle usage
D’être ce que je suis !

Telle est sur nous du ciel la sage providence,
Qui, bornant à ces traits l’effet de sa vengeance,
D’un plus âpre tourment m’épargnait les horreurs :
Pouvait-elle acquitter, par une moindre voie,
La dette des excès d’une jeunesse en proie
À de folles erreurs ?

Objets de sa bonté, même dans sa colère,
Enfants toujours chéris de cette tendre mère,
Ce qui nous semble un fruit de son inimitié
N’est en nous que le prix d’une vie infidèle,
Châtiment maternel, qui n’est jamais en elle
Qu’un effet de pitié.

Révérons sa justice, adorons sa clémence,
Qui, jusque dans les maux que sa main nous dispense,
Nous présente un moyen d’expier nos forfaits ;
Et qui, nous imposant ces peines salutaires,
Nous donne en même temps les secours nécessaires
Pour en porter le faix.

Juste Postérité, qui me feras connaître,
Si mon nom vit encor quand tu viendras à naître,
Donne-moi pour exemple à l’homme infortuné,
Qui, courbé sous le poids de son malheur extrême,
Pour asile dernier n’a que l’asile même
Dont il fut détourné.

Dis-lui qu’en mes écrits il contemple l’image
D’un mortel qui, du monde embrassant l’esclavage,
Trouva, cherchant le bien, le mal qu’il haïssait,
Et qui, dans ce trompeur et fatal labyrinthe,
De son miel le plus pur vit composer l’absinthe
Que l’erreur lui versait.

Heureux encor pourtant, même dans son naufrage,.
Que le ciel l’ait toujours assisté d’un courage
Qui de son seul devoir fit sa suprême loi ;
Des vils tempéraments combattant la mollesse,
Sans s’exposer jamais par la moindre faiblesse
A rougir devant toi !

Voilà quel fut celui qui t’adresse sa plainte ;
Victime abandonnée à l’envieuse feinte,
De sa seule innocence en vain accompagné ;
Toujours persécuté, mais toujours calme et ferme,
Et, surchargé de jours, n’aspirant plus qu’au terme
A leur nombre assigné.

Le pinceau de Zeuxis (1), rival de la nature,
A souvent de ses traits ébauché la peinture ;
Mais du sage lecteur les équitables yeux,
Libres de préjugés, de colère, et d’envie,
Verront que ses écrits, vrai tableau de sa vie,
Le peignent encor mieux.

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(1) Zeuxis, peintre grec d’Héraclée (cité antique d’Italie sur le golfe de Tarente, à proximité du fleuve Siris) vécut de 464 av. J.-C. à 398.

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Jean-Baptiste Rousseau
Ode X (Quatrième livre des Odes de J.-B. Rousseau)
Œuvres de J. B. Rousseau, Chez Lefèbvre, Libraire, 1820, Tome I (p. 390-396).