Louis-Ferdinand CELINE
Critique Jacky Lavauzelle
MORT A CREDIT
(1936)
LA DICTAURE DE LA VITESSE
ou
Survivre avec la merde au cul
Un monde de douleurs s’étale sur la peau et sur l’âme de Ferdinand. Sur chaque lien qu’il a à la vie, à l’humain.
Sur chaque attachement forcené à ce qui vit encore. Un hymne à la vie. A cette vie où l’on nous attend, où l’on nous guette, où l’on se jette en pâture. Malgré tout. Au milieu de tout ça. En vie, malgré tout. Les deux pieds dedans. Jusqu’à cet oubli de son être. Juste afin de pouvoir être là. Encore une journée de plus sur le chemin de croix qui s’ouvre à nous. « J’étais la croix sur la terre ! J’aurais jamais la conscience ! …J’étais seulement que des instincts et puis du creux pour tout bouffer la pauvre pitance et les sacrifices des familles. J’étais un vampire dans un sens…C’était pas la peine de regarder… »
Un monde sans douceurs. Il est là autour de nous, devant nous et en nous. Il est là qui se dresse. Et c’est dans ce monde que nous rentrons. Un éclair. Des ombres et des odeurs. Où allons-nous ? Des pierres éparses. Nous ouvrons une source. Nous poussons le voile qui se déchire dans la nuit. Y a tout qui casse dans l’obscurité. Une lumière peut-être encore, loin là-bas. Elle ne brille pas encore. Il y a trop de morts dans le tunnel. « Le phare écarquille la nuit…L’éclair passe sur le bonhomme…Le rouleau de la grève aspire les cailloux…s’écrase…roule encore…fracasse…revient…crève… »
Un monde qui s’efforce à tenir debout. Un monde qui tient encore. Un peu. Difficilement. Il y a ce rien qui toujours guette. Ce souffle. Cet air. Cette brindille. Et patatras. Vlan ! Par terre. Comme un appel à la ligne horizontale. Les hommes, les maisons, les villages. Même les montagnes. « Les falaises aussi c’est dangereux. Chaque année des familles entières sont écrabouillées sous les roches…Une imprudence, un faux pas, une réflexion malheureuse…La montagne se renverse sur vous…On se risquait le moins possible, on sortait pas beaucoup des rues. »
Un monde sans mots inutiles. Pour une fois. Une couverture de mots tressés grands. « J’en veux plus moi des parlotes !…ça va ! J’en ai mon compte ! … Je sais où ça mène ! »
C’est déjà toute la différence. Un large tissu tressé avec des gouttes d’acide. « L’univers, pour lui, n’était plus qu’un énorme acide… »
Ce qui est à l’œuvre c’est juste l’anéantissement. Tout peut s’écrouler en un instant. « Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse. » Que le monde soit blanc, virginal. C’est un vœu.
Ce qui est en cause désormais, c’est la survie. L’éboulement est imminent. Personne ne restera dessous. Vite ! La vie suit son cours, mais un cours ferdinantesque. Pavé d’enfers et de décors glauques. Mais qu’est-ce que le glauque quand le visible est d’un noir d’encre aussi intense. « Jamais j’avais vu si moche et tant d’horreurs à la fois…Une gageure…Un enfer de poche. »
Le monde célinien n’est pas un monde en rose. La couleur est légèrement différente. Entre le gris et le jaune. « Moi je pisserais sur le monde ! Sur le monde entier ! Vous m’entendez bien ! » Qui ne sent pas la rose non plus. Le monde est comme ça. Sans jambes et sans mains. A tâtons. C’est juste notre monde.
C’est la poétique de la crasse.
Devenir caméléon dans ce monde gris. Mais ce n’est pas plaisir. Juste par une ultime et violente urgence.
Être là. Dans le présent. C’est l’instant qui est important. Le futur n’existe pas. Du moins, il n’a aucune importance. Il faut tant user de force pour se projeter. Pourquoi penser à demain, quand nous ne sommes pas sûrs de pouvoir finir la journée. Journée de mouvements. Journée de fuite. C’est ce qui reste et ce n’est déjà pas si mal .« Je faisais pas des projets d’avenir…Mais je trouvais le présent pas trop tarte… »
On n’a pas le temps pour se remémorer le passé. « L’antique ça me m’écœure encore, c’est de ça pourtant qu’on bouffait. C’est triste les raclures du temps…c’est infect, c’est moche. »
Passer inaperçu. « On m’oubliait un moment. » Ne pas se faire remarquer. L’être est en opposition au style. Celui-ci est un tsunami quand l’être se cache. « Ce que je voulais c’était partir et le plus tôt possible et plus entendre personne causer. L’essentiel, c’est pas de savoir si on a tort ou raison. Ça n’a pas vraiment d’importance…Ce qu’il faut c’est décourager le monde qu’il s’occupe de vous…Le reste c’est du vice. » Le désordre et la confusion comme les meilleurs camouflages. Mettre des mots. Un peu plus. En rajouter. Qu’à force il en devienne finalement le maître des mots. Mettre des maux et des douleurs. Partir en fuyant. « Ça me semblait tout d’un coup qu’on ne me rattraperait plus jamais. »
Nul n’entre dans le roman impunément. Nul ne le suit en se posant. Sans rambardes. Sans main courante. Ce serait comme vouloir remonter un toboggan. Descendre d’un avion en vol. Nul n’entre dans la vie nonchalamment. Lire Mort à Crédit c’est rentrer dans le vivant et dans le tumulte des forces. De quelle nature est cette force tellurique, cyclonique ?
C’est l’arrêt des phrases qui seul peut nous placer dans l’œil de ce cyclone. Sachant que la phrase qui se pose ne fait que renforcer sa dynamique et ne comptera plus les dommages collatéraux.
C’est un roman écrit à l’énergie. Sur l’énergie. Sur la nécessité de faire. De bouger contre cette peur de l’arrêt, du blocage. Mort à Crédit est le roman de l’urgence. « Elle a ordonné qu’on se manie…Elle faisait des signes…Et qu’on se dégrouille tous ! Qu’on s’échappe vivement du Passage…Et dare-dare !…Et tous en chœur !…Y avait pas une seconde à perdre ! »
Le temps est là qui grignote l’individu, l’avale. La vie est là qui fuit dans cette lenteur paradoxale : « Tout cela est si lent, si lourd, si triste…Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini…Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde. »
Et si l’énergie est là, c’est parce que la peur y est. Elle sert à sortir à s’extraire de cette lenteur qui apporte la mort. Une énergie suintante, dégoulinante, écœurante, mais salvatrice. Un sauvetage risqué toujours à la frontière de la mort. Juste à côté du rien.. « « J’avais la peur dans toutes les tripes…J’aurais voulu disparaître…maigrir tellement qu’il ne reste rien. » Une bonne peur bien réelle et bien grasse.
La peur s’installe. Pas une peur passagère. Non ! Une peur constante avec des salves d’écœurements et de nausée. Il y en a tant qu’elle dépasse l’individu, le noie. C’est le mélange entre la peur et cette merde généralisée. Tout pue. Ça schlingue par tous les pores. Ça force à vouloir s’en sortir. Ça te prend par le colbac. « Ça devenait bien moche tout ça d’un seul coup !…Et puis tout à fait infect !…C’était encore des nausées…J’ai retrouvé un paillasson…J’ai vomi dans la rigole…c’est la bagotte qui m’écœurait… »
Nous sommes dans ces limbes de l’enfer. Les deux pieds dedans. Bien calés. Faut voir où il se loge, l’enfer. « La porte de l’enfer dans l’oreille c’est un petit atome de rien. Si on le déplace d’un quart de poil…qu’on le bouge seulement d’un micron, qu’on regarde à travers, alors c’est fini ! c’est marre ! on reste damné pour toujours !… C’est pas gratuit de crever ! »
Le mouvement c’est la vie. Il n’y a jamais assez de temps. C’est le temps de la merde au cul. Peu importe la saleté. Peu importe ce que l’on fait. On fait. Le résultat importe peu. La vie est à ce prix. « Comme défaut en plus j’avais toujours le derrière sale. Je ne m’essuyais pas, j’avais pas le temps, j’avais l’excuse, on était toujours trop pressés…Je me torchais toujours aussi mal, j’avais toujours une gifle de retard…Que je me dépêchais d’éviter…Je gardais la porte des chiots ouverte pour entendre venir. Je faisais caca comme un oiseau entre deux orages… »
La phrase est à cette image. Elle est dans la vie. Elle est la vie. Elle respire. Ou plutôt elle halète. Chaque mot devient sensible. Chaque cri ponctue un silence. Sans phrases véritablement élaborées. Sans volonté de la terminer. La terminer serait déjà un peu de la faire mourir. Et la vie, comme la littérature, reste ce combat incessant pour la faire reculer. La faire reculer aussi avec des points de suspension. Avec des jurons. Quand ça n’avance pas assez vite. Ferdinand ne veut pas subir ce temps qui avale ses parents ; ce père incapable de taper à la machine à écrire qui arrive et qui voit son emploi menacé ; sa mère… Sa mère, pas mieux…
Mais oublions les personnages qui n’ont que peu d’importance. L’être est là qui prend ce qu’il peut.
Et pour se donner du temps, être rapide, il faut grossir aussi les traits, faire dans la caricature, aller loin dans l’exagération. Les évènements sont vus pas les yeux déformés de Ferdinand qui les changent en révolutions cataclysmiques : « ça s’amplifie, ça se rapproche…Je tombe là sur une horde
C’est tout ce que Ferdinand vivra dans la première partie qui se termine avec son « Oui mon oncle !… » avec la primauté de l’instinct sur la raison. Contrairement à la seconde sous le patronage de Roger-Martin Courtial des Pereires, qui, elle, se terminera par le « Non mon oncle ! ». Et avec la disparition des points de suspension. Nous resterons sur cette exclamation nette.
Mais même dans cette deuxième partie ce n’est pas la raison qui l’emporte. Elle ne vaut rien, la raison, c’est que du malheur et de l’absence de vie. Plutôt un instinct maîtrisé et mieux compris : « Te force pas l’intelligence… ! C’est la raison qui nous bouche tout…Prends l’instinct d’abord…Quand il bigle bien, t’as gagné !…Il te trompera jamais !… »
C’est cette trajectoire, ce parcours initiatique de Ferdinand qui est à l’œuvre. Au fond, Ferdinand semble dire la même chose, puisque le Non de la seconde partie vient conforter les propos de l’Oncle sur le port d’un pardessus pour ne pas attraper la crève, « tape dans le tas ! »
Ferdinand a perdu sa merde au cul.
Jacky Lavauzelle