LITTÉRATURE FRANÇAISE
ÉMILE POUVILLON
né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette
L’ECRITURE et LA CREATION
dans la correspondance
d’EMILE POUVILLON
Correspondances avec N.D. parues dans
La Revue des Deux Mondes
Tome 58
1910
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SUPERIORITE DE LA POESIE SUR L’OBSERVATION
CORRESPONDANCE
DE 1891 à N.D.
Cependant puisque vous voulez bien vous inquiéter de ce que nous devenons ici les uns et les autres, je vous dirai que mes fils dansent beaucoup et dissèquent ou patrocinent un peu. Mon collégien a écrit quelques jolis menuets ; mon carabin a pris froid en sortant du bal. Et moi je traîne une vague névrose. Quoi encore ? J’ai fini d’écrire mon mystère sur Bernadette de Lourdes ; il a été déjà publié dans la Revue et je corrige les épreuves du volume qui paraîtra chez Pion dans le courant du mois prochain. Ce que ça vaut ? Je n’en sais vraiment rien. Mais cela m’a passionné à écrire, au point de me dégoûter un peu de besognes littéraires auxquelles je me suis attelé depuis. Oh ! la supériorité de la poésie sur l’observation, du rêve sur la vie !
« LA SENSATION AMERE DE MON NEANT »
CORRESPONDANCE
30 juillet 1896
Capdeville
à N.D.
Capdeville, 30 juillet 1896.
Ma chère amie,
C’est un long accès de paresse, d’anéantissement profond dans les riens de la vie quotidienne et encore un mois de vagabondage. Paris, Vienne, Normandie, et encore les misères et les horreurs de la santé ; que sais-je ? Peut-être la sensation amère de mon néant et le dégoût d’en sortir qui m’a fait vingt fois tomber la plume des doigts au moment de vous écrire. Et si je me décide aujourd’hui, ce n’est pas que je sois plus en train de vivre, ni plus content de moi, ni plus persuadé que je peux être bon à quelque chose. Non, c’est uniquement un vague instinct de conservation, la peur de perdre une amitié qui m’est d’autant plus précieuse que je m’en sens plus indigne. Mais je ne l’ai pas perdue déjà ; oh ! je ne vous en voudrais pas de m’avoir oublié ; je me vois très vague et lointain et tel enfin que je dois vous apparaître à travers le temps et l’espace. Que nos existences sont différentes ! Pendant que vous cueillez au fil de l’heure les images rares et les sensations exquises, je m’enlise ici dans une grisaille irrémédiable et définitive. Sauf de très brèves minutes où je revois les heures anciennes, la vie ne me dit plus rien. Mon pouvoir d’évoquer s’anémie, s’abolit de jour en jour ; il me semble que ce n’est plus pour moi, les spectacles si passionnants jadis de la nature. La ronde des saisons tourne devant moi, mais je n’entre plus dans la danse. C’est fort triste à éprouver, tout cela, et un peu ridicule à exprimer aussi. Le monsieur qui baisse, le vieux monsieur plaintif est une chose connue et qui prête moins à la sympathie qu’à la caricature. Commenter Salomon est de l’inutile rhétorique. Et voilà qu’après m’être décidé à vous écrire, je commence à regretter mon silence. Au moins aurai s-je pu le rompre d’une façon moins prétentieuse.
Prochaine parution de « L’Image » dans « La Revue »
Projet « Le Roi de Rome » à l’Odéon
CORRESPONDANCE
9 octobre 1896
Capdeville
à N.D.
C’est toujours pour moi le Pays merveilleux, la Patrie du rêve, encore plus depuis que votre image toute neuve s’y est mêlée aux images anciennes. Mais ce ne sera plus le souvenir l’an prochain, ce sera la présence réelle. Quelle fête de revoir avec vous ces pays adorés ! Ce me serait, à défaut d’autres, une raison suffisante de vivre jusque-là où ce sera la vraie vie. En attendant, je vais travailler. Et d’abord je vais exaucer votre aimable souhait d’avoir plus d’un livre de moi dans l’année en corrigeant les épreuves de l’Image, parue déjà dans la Revue, et que vous aurez, je l’espère, en novembre ou décembre. Puis ce sera une autre grosse histoire, une pièce pour l’Odéon où on m’a demandé de donner quelque chose, et je leur ai mis en drame ce projet du Roi de Rome qui me hantait depuis longtemps et dont je me délivrerai de cette façon.
Voilà une terrible chose pour moi, si cela aboutit, — et je n’en suis pas encore sûr, mais pensez à ce que je vais devenir, — tel que vous me connaissez, — dans ces enfers’ parisiens du théâtre : répétitions, premières, etc., etc. Si vous étiez là, au moins, si j’avais un regard ami dans ce monstre aux cent têtes qu’est le public et qui m’exécutera peut-être ce soir-là !
« JE VAIS ESSAYER DE ME CONSOLER DANS LE TRAVAIL »
CORRESPONDANCE
Capdeville
7 octobre 1898
à N.D.
Je vais essayer de me consoler dans le travail. Je suis horriblement en retard et trop mal en train pour me rattraper d’ici à longtemps. Cependant, il faudra bien, je pense, me décider à revoir Paris. Et ces voyages me sont devenus une corvée. Mais pas le prochain cependant. Car, cette fois, je m’arrangerai pour m’arrêter à Rochefort. Quand ? Je ne sais pas encore et cela tient à assez de choses qui ne sont pas toutes en mon pouvoir. Mais ce sera bientôt. Je vous dis un bien cordial au revoir. Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès des vôtres.
LE THEÂTRE
« Le théâtre et les émotions dû théâtre c’est comme le tripot et les émotions de la roulette.«
« C’est infâme et attrayant »
« C’est quelque chose de très passionnant et de très rebutant aussi. Le travail s’y fait et s’y défait chaque jour ; on arrive à douter de soi et de son œuvre et des comédiens ; et le lendemain tout est changé. »
CORRESPONDANCE
Paris, 1898.
à N.D.
Je vous écris au coin du feu en pleine crise de grippe. Je suis tapissé de thapsias et tatoué d’iode. Ajoutez à ces agrémens la joie d’une chambre d’hôtel et, à travers mes vitres, l’horreur d’un Paris dans le dégel, de la neige souillée où les gens pataugent sous un ciel couleur de suie qui refuse de filtrer la lumière. Un joli cadre de vie, n’est-ce pas ? Et mon âme est en parfaite concordance avec ces choses : une âme de dégel morne et boueuse et triste. Oh ! combien triste ! Vous n’imaginez pas à quel point je suis las de Paris, las des littérateurs, mes frères, et de tout ce monde des théâtres où je traîne mes journées. Le théâtre et les émotions dû théâtre, voyez-vous, c’est comme le tripot et les émotions de la roulette. C’est infâme et attrayant, et on s’en veut de subir l’attrait par moment et on se méprise d’avoir partagé l’infamie. C’est quelque chose de très passionnant et de très rebutant aussi. Le travail s’y fait et s’y défait chaque jour ; on arrive à douter de soi et de son œuvre et des comédiens ; et le lendemain tout est changé. On est empoigné, on a la fièvre du succès, on marche dans un rêve… Mais que cela est au-dessous du bon travail solitaire, face à face avec sa pensée. Et autour le silence des campagnes, et le recueillement du jardin où tombent les sonneries du couvent. Il me tarde d’y revenir. Déjà trois mois de Paris et, encore un mois sans doute, ma femme arrive avec Henri pour la première des Antibel et je ne repartirai qu’avec eux. C’est bien long. Heureux ou malheureux, je ne renouvellerai pas souvent l’expérience.
LE THEÂTRE
« Dans la pénombre de théâtre à respirer la poussière et les courants d’air.«
CORRESPONDANCE
Paris, 3 janvier 1899.
à N.D.
Et cette blancheur en reflets dans les chambres bien closes, où l’on médite, où l’on travaille. N’est-ce pas le bon programme ? Cela vaudrait mieux, à coup sûr, que la tourmente parisienne où je suis ballotté depuis deux mois. Oh ! ces après-midi, cinq, six heures d’affilée dans la pénombre de théâtre à respirer la poussière et les courans d’air. J’en meurs, j’en suis malade tout au moins, et si malade que je renonce à lutter. Ce soir, demain matin, au plus tard, je rentre à Montauban. Voilà toute une semaine passée derrière mes carreaux, en tête à tête avec la grippe. Je renonce à lutter, et veux retourner vers la douceur de ma vie montalbanaise.
THEÂTRE
« J’AI LA NAUSEE DE TOUT CELA ENCORE PLUS QUE LA GRIPPE »
CORRESPONDANCE
Capdeville
3 janvier 1899
à N.D.
Tant pis pour le Roi de Rome qui va passer à la fin de la semaine, tant pis pour les Antibel, qu’on répète en scène et au souffleur à l’Odéon. J’ai la nausée de tout cela encore plus que la grippe. Quand cette lettre vous arrivera, je serai probablement à Montauban.
« JE SUIS DANS LE NOIR JUSQU’AU COU ET MÊME AU-DESSUS. »
CORRESPONDANCE
Montauban
9 avril 1900
à N.D.
Ajoutez que ma femme ou moi nous n’avons pas cessé d’être plus ou moins infirmes cet hiver. J’en suis à ma seconde atteinte de grippe pour mon compte et ce ne sont que des misères, mais qui n’embellissent pas l’existence. Je suis dans le noir jusqu’au cou et même au-dessus. C’est à peine si je suis en état de travailler J’ai renoncé à ma collaboration du Temps par effroi d’une échéance nouvelle. C’est vous dire où j’en suis et que si je pouvais m’arracher pour vingt-quatre heures à tous mes ennuis, je craindrais de vous amener un assez triste et maussade personnage.
« JE SUIS DANS LE NOIR JUSQU’AU COU ET MÊME AU-DESSUS. »
« J’AI ACHEVE UN DRAME RUSTIQUE EN QUATRE ACTES. »
« JE ME REMETS A MON ROMAN ROUSSILLONNAIS. »
CORRESPONDANCE
Montauban
9 avril 1900
à N.D.
Ah ! quelles vacances ! Je ne suis pas sorti de Capdeville depuis deux mois, pas même pour une journée à Montauban. Je m’extermine de travail pour oublier un peu. J’ai entrepris et achevé tout un drame rustique en quatre actes qui a chance d’être joué l’hiver prochain au Gymnase. Je vais me remettre à mon roman roussillonnais. Mais je me demande, non sans inquiétude, ce que peut valoir un travail fait dans de pareilles conditions. Je n’ose pas vous promettre d’aller vous voir à Périgueux. J’aurais pourtant besoin de quelques heures de distraction et de bonne amitié. Si je sors, ce sera pour aller chez vous.
« COMMENT AI-JE PU TRAVAILLER AU MILIEU DE TOUT CA ? »
« MON DRAME EST TERMINE… »
« MES IDEES NOIRES…M’ENVAHISSENT… »
CORRESPONDANCE
Capdeville, 1900.
à N.D.
Puis la raison revient, la mémoire et la tristesse. Voilà où nous en sommes, ma pauvre amie. Et cette figure qui change tous les jours, qui se fait plus blême, cette taille qui se courbe, ces pieds qui traînent, ces parcours qui s’accourcissent de chambre en chambre il y a encore un mois, et maintenant d’un fauteuil à l’autre. Je ne sais pas pourquoi, à quelle impulsion maladive j’obéis en vous étalant ces tristesses. Mais j’en suis pénétré à ce point qu’elles sortent, qu’elles s’épanchent malgré moi. Vous me pardonnez, c’est-ce pas, de les mettre devant vos yeux. Comment ai-je pu travailler au milieu de tout cela ? C’est un vrai miracle. Mon drame est terminé et reçu ; j’ai même dû aller passer trois jours à Paris pour prendre mon tour de représentation. Mais maintenant que je n’ai plus de travail urgent pour écarter par moment mes idées noires, elles m’envahissent, je ne sais plus comment me défendre. Je suis tout seul ici, ma femme auprès de sa mère, Henri auprès de sa fiancée, Pierre chez des amis, Etienne dans son ménage. Je m’enfonce dans le tête-à-tête avec la mort. Si j’y échappe une minute, c’est pour causer avec les notaires et les autres hommes d’affaires.
« DEPUIS UN MOIS, RIEN DE BON, A PEINE DE TRAVAIL, ENCORE MOINS DE PLAISIR. »
CORRESPONDANCE
1901
à N.D.
Ce que j’ai fait depuis un mois ? Rien de bon, à peine de travail, encore moins de plaisir. Rien qu’une pointe de quelques jours en Roussillon quand ma femme a été assez bien pour me donner congé. Mais là je me suis abîmé de fatigue et j’expie présentement une folie d’excursionniste. Je me traîne avec une atteinte de bronchite dont je ne peux pas me délivrer. Mes soixante et un ans qui vont arriver tantôt me trouveront bien languissant, bien découragé et bien mal résigné à vieillir. Qu’y faire ? J’ose à peine penser à demain et après-demain que sera-ce ? Vous qui avez de l’énergie et du courage à revendre, si vous vouliez m’en envoyer pour deux sous.
« J’ATTENDS LE MOIS DE MAI EN TRAVAILLANT »
CORRESPONDANCE
Montauban, .1904
à N.D.
J’attends le mois de mai en travaillant ; encore cent quarante pages à recopier, c’est-à-dire à refaire. Je n’ai pas de temps à perdre si je veux avoir fini au 15 mai. La pensée d’aller à Paris avec vous me donnera du courage. A bientôt donc, ma chère amie.
Quelle joie d’explorer les paysages parisiens avec vous ! Causer en promenadant, vous savez que c’est ce que j’aime le mieux au monde. Avec vous, c’est le parfait idéal.