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GUSTAVE FLAUBERT par Dimitri MEREJKOVSKI

Dimitri Sergueïevitch Merejkovski
(1865-1941)

Portrait photographique
de Dimitri Merejkovski
(Nijni Novgorod, v. 1890).

[Article publié en 1888. Lors de sa première publication,
l’article s’intitulait « Флобер в своих письмах – Flaubert dans sa correspondance ».]
[Avertissement : les citations sont traduites du russe]

Traduction Jacky Lavauzelle

Flaubert
« Флобер »

I


Balzac dans un de ses romans exprime la pensée suivante : « Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au tænia dans l’estomac, y dévore les sentiments à mesure qu’ils y éclosent. Qui triomphera ? la maladie de l’homme, ou l’homme de la maladie ? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. À moins d’être un colosse, à moins d’avoir des épaules d’Hercule, on reste ou sans cœur ou sans talent. » (1)

Balzac, malheureusement, coupe ce raisonnement et ne dit pas ce qu’est exactement, à son avis, la maladie du génie : pourquoi le développement et la force d’une personnalité artistique sont à bien des égards inversement proportionnels au développement et à la force du type moral – de quelles raisons dépend leur antagonisme fondamental, si souvent observé dans l’expérience quotidienne ordinaire. Tout le monde sait, par exemple, que les écrivains, artistes, musiciens talentueux sont dans la plupart des cas des gens extrêmement peu pratiques, que leur excentricité et leur frivolité frisent souvent la dépravation morale totale, qu’ils sont de mauvais pères de famille et de mauvais conjoints, que, étant très sensibles et réactifs dans leurs œuvres, ils se révèlent en réalité trop souvent des égoïstes secs et insensibles. L’étude des raisons qui déterminent la profonde opposition entre la vision esthétique et morale du monde, l’artiste et l’homme, le génie et le caractère, est sans aucun doute l’une des pages les plus intéressantes de la psychologie de la créativité.

Rappelons la scène tragique de la mort de Laocoon, décrite dans l’Énéide. Les citoyens de Troie doivent, bien sûr, regarder avec dégoût et horreur alors que de gigantesques serpents étranglent Laocoon et ses fils. Le public éprouve de la peur, de la pitié et un désir de sauver les malheureux : si divers que soient leurs états mentaux, le moment de la volonté joue en eux un rôle très important : que ce soit dans le sens de l’auto préservation pour les plus timides, ou dans l’envie de venir au secours des plus courageux. Mais imaginez, dans cette foule excitée et choquée, un sculpteur qui considérait la terrible catastrophe qui se déroulait sous ses yeux comme le thème d’une future œuvre d’art. Lui seul reste un observateur calme au milieu de la confusion générale, des sanglots, des cris, des prières. Les instincts moraux sont noyés chez lui par la curiosité esthétique. Les larmes l’empêcheraient de regarder, et il les retient, car il a absolument besoin de voir quelles formes prendront les muscles sous la pression des énormes enroulements du serpent. Chaque détail de l’image, qui provoque le dégoût et l’horreur chez les autres, éveille en lui une joie incompréhensible pour les autres. Pendant que les autres pleurent et s’inquiètent, l’artiste est heureux de voir l’expression d’agonie sur le visage de Laocoon, heureux que le père ne puisse pas aider ses enfants, que les monstres serrent leur corps avec une telle force (2). Dans l’instant suivant, l’homme pourrait peut-être vaincre l’artiste. Mais le travail était accompli : ce moment de contemplation cruelle a réussi à laisser une marque indélébile dans le cœur.

Laocoon, par Le Greco

Un certain nombre de ces humeurs, tôt ou tard, devraient former dans l’âme de l’artiste l’habitude de se distraire de la vie, de la regarder de l’extérieur, non pas comme un personnage, mais comme un spectateur calme, cherchant dans tout un matériau pour une reproduction artistique. cela se passe sous ses yeux. À mesure que le pouvoir d’imagination et de contemplation augmente, la passion et la tension de la capacité volontaire nécessaire à l’activité morale diminuent. Si la nature n’a pas doté la volonté de l’artiste d’une persévérance inébranlable, n’a pas donné à son cœur une source inépuisable d’amour, alors l’abstraction esthétique peut peu à peu noyer les instincts moraux : le génie – pour reprendre l’expression de Balzac – peut « dévorer » le cœur. Dans ce cas, les catégories du bien et du mal sont effacées dans la vision du monde de l’écrivain par les catégories du beau et du laid, du typique et de l’inhabituel, intéressantes d’un point de vue artistique. et sans intérêt. Le mal et la dépravation attirent l’imagination du poète s’ils se revêtent de formes irrésistiblement attrayantes, s’ils sont beaux et puissants ; la vertu paraît incolore et insignifiante si elle ne fournit pas matière à l’apothéose poétique.

Mais l’artiste ne se distingue pas seulement par sa capacité à regarder objectivement et sans passion les sentiments des autres : il traite également ce qui se passe dans son propre cœur avec la curiosité esthétique non moins cruelle d’un observateur extérieur. Les gens ordinaires peuvent s’abandonner complètement, de tout leur être, à l’impulsion du sentiment qui s’est emparé d’eux : l’amour ou la haine, le chagrin ou la joie ; au moins, ils pensent qu’ils donnent tout. Un honnête homme, lorsqu’il jure son amour à une femme, croit à la sincérité de ses vœux ; il ne lui viendrait même pas à l’idée de douter s’il aime réellement comme il croit aimer. Le poète, en apparence, plus que les autres, semble capable de s’abandonner aux sentiments, de croire, de se laisser emporter, mais en fait dans son âme, aussi secouée par la passion, il restera toujours la capacité de s’observer même dans les moments d’ivresse totale, à contempler attentivement les courbes les plus subtiles et insaisissables de ses sensations et à les analyser sans pitié.

Les sentiments humains ne sont presque jamais complètement simples et homogènes : dans la plupart des cas, ils représentent un mélange de composants de valeurs très diverses. Et l’artiste-psychologue révèle involontairement tant de mensonges en lui-même et chez les autres, même dans les moments de passion sincère, qu’il perd peu à peu toute confiance en sa propre véracité et en celle des autres.

Portrait de Gustave Flaubert (1821-1880)
Portrait d’Eugène Giraud
Vers 1856.

II

Les « Lettres de Flaubert » (3), publiées en deux ouvrages, fournissent un riche matériau de recherche à partir d’un exemple vivant de la question de l’antagonisme de la personnalité artistique et morale.

« L’art est supérieur à la vie » : telle est la formule qui constitue non seulement la pierre angulaire de toute l’esthétique de Flaubert, mais aussi de sa vision philosophique du monde. A treize ans, il écrit à l’un de ses camarades de classe : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au XVe siècle, je serais totalement dégoûté de la vie, et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie » (4). Un an plus tard, il invite le même camarade à travailler avec une rhétorique à moitié sincère et une passion juvénile : « nous nous consacrerons toujours à l’art, qui, étant plus majestueux que tous les peuples, couronnes et dirigeants, règne à jamais sur l’univers dans son diadème divin. » Quarante ans plus tard, au bord de sa tombe, Flaubert proclame avec plus d’acuité et d’audace encore la même devise : « L’homme n’est rien ; l’œuvre – « tout » ! » [« l’homme n’est rien, l’œuvre est tout ! », en français après la phrase en russe.]

Dans la fleur de l’âge, possédant l’intelligence, la beauté et le talent, il fuit le monde vers l’art, comme les ascètes dans le désert ; s’y enferme, tout comme les ermites chrétiens s’emmuraient dans des grottes. « Se lancer dans l’art pour toujours et mépriser tout le reste est le seul moyen de ne pas être malheureux », écrit-il à son ami ; « la fierté remplace tout si elle a une base suffisamment large… Bien sûr, il me manque beaucoup : je serais probablement capable d’être aussi généreux que les plus riches ; aussi tendre que les amants ; sensuel, comme les gens qui se sont livrés aux plaisirs… Et pourtant je ne regrette ni la richesse, ni l’amour, ni les plaisirs… Désormais et pour longtemps, je n’ai besoin que de cinq à six heures de paix dans ma chambre, l’hiver un grand feu dans la cheminée, le soir deux bougies sur la table« . Un an plus tard, il conseille au même ami : « Faites comme moi : rompez avec le monde extérieur, vivez comme un ours, comme un ours polaire ; allez au diable avec tout, tout et même vous-même, sauf vos pensées. Actuellement, il y a un tel abîme entre moi et le reste du monde que je suis souvent surpris lorsque j’entends même les choses les plus ordinaires, les plus simples… il y a des gestes, des intonations de voix, d’où je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. mes sens, et certaines bêtises me donnent la nausée, presque le vertige. »

Même dans les moments d’ivresse de passion, il place sa vocation littéraire infiniment au-dessus du bonheur personnel, et l’amour pour une femme lui semble insignifiant en comparaison avec son amour pour la poésie. « Non, il vaut mieux aimer l’art que moi », écrit-il à sa bien-aimée, « cette affection ne te changera jamais, ni la maladie ni la mort ne pourront la détruire. Idolâtre l’idée, c’est seulement en elle qu’est la vérité, parce que seule l’idée est immortelle. »  » L’art, la seule chose vraie et précieuse dans la vie, peut-il être comparé à l’amour terrestre ? Est-il possible de préférer l’adoration de la beauté relative au culte de l’éternel ?  » Le respect pour l’art est la meilleure chose que j’ai ; C’est la seule chose que je respecte chez moi.« 

Il n’accepte pas de reconnaître du relatif dans la poésie, la considérant comme absolument indépendante, indépendante de la vie, plus réelle que la réalité ; il voit dans l’art « un principe autosuffisant qui a aussi peu besoin de soutien qu’une étoile ». « Comme une étoile, dit-il, l’art, brillant dans son ciel, observe calmement la rotation du globe ; la beauté ne disparaîtra jamais« . Dans l’ensemble des parties de l’œuvre, dans chaque détail, dans l’harmonie de l’ensemble, Flaubert sent « une sorte d’essence intérieure, quelque chose comme une puissance divine – aussi éternelle qu’un principe… » « Sinon, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre l’expression la plus précise et la plus musicale de la pensée ?« 

Un sceptique qui ne s’est arrêté devant aucune croyance, qui a nié et douté toute sa vie de l’idée de Dieu, de la religion, du progrès, de la science, de l’humanité, devient respectueux et croyant lorsqu’il s’agit d’art. Un vrai poète, selon lui, se distingue de tous les autres par la déification des idées, « la contemplation de l’immuable, c’est-à-dire la religion au sens le plus élevé du mot ». Il regrette de ne pas être né à cette époque où la foule adorait l’art, où il existait encore de vrais artistes, « dont la vie et la pensée n’étaient qu’un instrument aveugle de l’instinct de beauté. Ils étaient les organes de Dieu, à travers lesquels il se révélait son essence ; pour ces artistes, il n’y avait pas d’univers – personne ne connaissait leurs souffrances ; chaque soir, ils se couchaient tristes et regardaient la vie humaine avec un regard surpris, comme on regarde une fourmilière.« 

Pour la plupart des artistes, la beauté est un principe plus ou moins abstrait ; pour Flaubert, elle est un objet de passion aussi concret que l’or l’est pour l’avare, le pouvoir pour l’ambitieux ou une femme pour l’amant. Son travail était comme un lent suicide ; il s’y abandonna avec la ténacité invincible d’un homme possédé par la manie, avec la félicité mystique et la joie d’un martyr, avec l’inquiétude d’un prêtre s’approchant du sacrement. C’est ainsi qu’il décrit lui-même son travail : « Malade, irrité, vivant des milliers de fois par jour des moments de terrible désespoir, sans femmes, sans vie, sans le plus insignifiant de ces râles de la vallée terrestre, je continue mon lent travail, comme un bon ouvrier qui, les manches retroussées, les cheveux mouillés de sueur, frappe l’enclume, ne craignant ni la pluie, ni la grêle, ni le vent, ni le tonnerre« . Et voici un extrait de la biographie de Flaubert, écrite par Maupassant, l’un de ses disciples et disciples dévoués, qui décrit également l’énergie travaillante et le brillant écrivain : « la tête baissée, le visage et le cou rougis de sang, tendant tous ses muscles , comme un athlète lors d’un duel, il entre dans une lutte désespérée avec l’idée et le mot, les saisissant, les reliant, les enchaînant, comme dans un étau de fer, avec le pouvoir de la volonté, les serrant et petit à petit, avec des efforts, asservissant la pensée et l’enfermant, comme un animal en cage, dans une forme précise et indestructible. » .

III

Flaubert, plus que quiconque, a fait l’expérience du pouvoir destructeur d’une capacité analytique accrue. Avec une jubilation, dans laquelle se mêlent si étrangement le courage du byronisme alors à la mode et le vague pressentiment d’une catastrophe imminente, il commence, en tant que jeune de dix-sept ans, l’œuvre de destruction et d’effondrement interne. «Je m’analyse moi-même et les autres», dit-il dans une lettre à un ami, «je décortique constamment, et quand j’arrive enfin à trouver dans quelque chose que tout le monde considère comme propre et beau, un endroit pourri, une gangrène, je lève la tête et je ris. . J’en suis maintenant à la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et que même ce qu’on appelle conscience n’est en réalité qu’une vanité intérieure. Vous faites l’aumône, peut-être en partie par sympathie, par pitié, par dégoût de la souffrance et de la laideur, voire par égoïsme, mais le motif principal de votre action est le désir d’acquérir le droit de vous dire : j’ai fait le bien ; il y en a peu comme moi ; Je me respecte plus que les autres. » Huit ans plus tard, il écrit à la femme qu’il aime : « J’aime analyser, cette activité me divertit. Bien que je n’aie pas de penchant particulier pour une vision humoristique des choses, je ne peux pas prendre ma propre personnalité très au sérieux, parce que je me trouve drôle – drôle non pas dans le sens d’une comédie théâtrale externe, mais dans le sens de cette ironie interne qui est inhérente à la vie humaine et se manifeste parfois dans les actions les plus apparemment naturelles, les gestes ordinaires… Il faut ressentir tout cela soi-même, mais c’est difficile à expliquer. Tu ne comprendras pas cela, car tout en toi est simple et entier, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Alors que j’imagine quelque chose comme une arabesque de composition : il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer, certains en carton peint, certains en diamant, d’autres en étain« .

La vie des rêves, de l’imagination, est si riche en lui qu’elle obscurcit les impressions du monde réel ; ils sont réfractés et reçoivent une couleur particulière lorsqu’ils traversent ce milieu. « L’antithèse apparaît constamment devant mes yeux : la vue d’un enfant éveille inévitablement en moi la pensée de la vieillesse, la vue d’un berceau, la pensée d’un cercueil. Quand je regarde une femme, j’imagine son squelette. C’est pourquoi les spectacles heureux me bouleversent, les tristes me laissent indifférent. Je pleure tellement dans mon âme, en moi-même, que les larmes ne peuvent pas sortir ; ce que j’ai lu dans le livre m’inquiète plus que le chagrin réel. » Nous rencontrons ici un trait distinctif de la plupart des natures dotées d’un fort tempérament artistique. « Autant je me sens doux, tendre, sympathique, capable de pleurer, de m’abandonner aux sentiments dans une souffrance imaginaire, autant les vrais restent secs, durs, morts dans mon cœur : ils s’y cristallisent. » C’est l’état spirituel décrit par Pouchkine :

« …En vain j’ai alors éveillé mes sens :
De lèvres indifférentes j’ai entendu la nouvelle de sa tragique mort,
Et je les écoutais sans aucune émotion.
C’est donc elle que j’ai aimée d’un cœur si ardent
Dans une telle tension,
Avec une mélancolie si tendre et langoureuse,
Avec tant de folie et de tourments !
Où était donc le tourment, où était l’amour désormais ? Hélas, dans mon âme,
Pour la pauvre ombre crédule,
Pour le doux souvenir des jours heureux,
Je ne trouve ni larmes ni chagrin ».
(5)


Alexandre Pouchkine peint en 1827
par Vassili Tropinine.

L’état d’indifférence incompréhensible face au malheur d’un être cher, le désespoir non pas du chagrin, mais de sa propre froideur, de l’absence de tristesse et de pitié, n’était que trop familier à Flaubert, et, comme d’habitude, il analyse hardiment ce trait, tandis que presque tous les artistes tentent de le cacher non seulement aux autres, mais aussi à eux-mêmes, le prenant pour un égoïsme contre nature. Il parle de son humeur devant le cercueil de sa sœur bien-aimée : « J’étais sec comme une pierre tombale et seulement terriblement irrité. » Que fait-il à un tel moment, quand une personne ordinaire, sans penser à rien, s’abandonne à son chagrin ? Avec une cruelle curiosité, « sans rien enlever à ses sentiments », il les analyse, « comme un artiste ». « Cette activité mélancolique a apaisé ma tristesse, écrit-il à un ami, vous pouvez me considérer comme une personne sans cœur si je vous avoue que ce n’est pas mon état actuel (c’est-à-dire la tristesse suite à la mort de ma sœur) qui semble pour moi le plus difficile de ma vie. À une époque où il n’y avait apparemment rien à redire, je devais me sentir encore plus désolé pour moi-même.» Vient ensuite une longue discussion sur l’infini, sur le nirvana – une discussion dans laquelle l’auteur montre beaucoup de poésie sublime, mais très peu de ce simple chagrin humain.

Dans la lettre où Flaubert décrit les funérailles de son ami d’enfance, son attitude esthétique face au deuil atteint même les sommets de la contemplation philosophique. « Le corps du défunt présentait des signes de décomposition terrible ; nous avons enveloppé le cadavre dans un double linceul. Sous cette forme, il ressemblait à une momie égyptienne enlacée de bandages funéraires, et je ne peux exprimer le sentiment de grande joie et de liberté que j’ai ressenti pour lui à ce moment-là. Le brouillard est devenu blanc, les forêts se détachaient dans le ciel, deux bougies de pierre tombale brillaient dans la blancheur du jour naissant, les oiseaux se mirent à chanter et je me souvins d’un vers de son poème : « Il volera comme un oiseau fringant pour rencontrer le soleil levant dans une forêt de pins », ou, pour mieux dire, j’entendais sa voix prononcer ces paroles, et toute la journée elles me hantaient de leur charme. Il a été placé dans le couloir, les portes ont été retirées de leurs gonds et l’air frais du matin a pénétré dans la pièce avec la fraîcheur de la pluie, qui a commencé à couler à ce moment-là… Des sentiments inconnus ont traversé mon âme et, comme des éclairs, des pensées inexplicables s’y enflammèrent : des milliers de souvenirs du passé volèrent vers moi avec des vagues d’arômes, avec des accords de musique… » Et ici l’artiste, par distraction esthétique, transforme le vrai chagrin en beauté, et en forme éclairée, la mort d’un être cher non seulement ne lui cause aucune souffrance, mais donne au contraire une réconciliation mystique, une extase incompréhensible pour les gens ordinaires, un bonheur étrange, détaché de la vie, désintéressé.

Lors de son séjour à Jérusalem, Flaubert rendit visite aux lépreux. Voici une description de ses impressions : « Cet endroit (c’est-à-dire un terrain réservé spécialement aux lépreux) est situé en dehors de la ville, près d’un marais, d’où s’élevaient des corbeaux et des milans à notre approche. Les malheureux malades, femmes et hommes (une douzaine de personnes au total), gisent tous ensemble en un seul tas. Les voiles ne cachent plus les visages, il n’y a plus de différence entre les sexes. Sur leur corps, on peut voir des croûtes purulentes, des dépressions noires – au lieu de nez ; J’ai dû mettre un pince-nez pour voir ce qui pendait au bout des bras de l’un d’eux : soit ses mains, soit des chiffons verdâtres. C’étaient des mains. (C’est ici qu’il faut amener les coloristes !) Le patient s’est traîné jusqu’à la fontaine pour boire de l’eau. Par la bouche, sur laquelle il n’y avait pas de lèvres, comme à cause d’une brûlure, le palais était visible. Il a une respiration sifflante, nous tendant des lambeaux de son corps pâle comme la mort. Et tout autour, c’est une nature sereine, des ruisseaux de source, la verdure des arbres, tout tremblant d’un excès de jus et de jeunesse, des ombres fraîches sous le soleil brûlant ! » Ce passage n’est pas tiré d’un roman, où le poète peut s’obliger à être objectif, mais de notes de voyage, d’une lettre à un ami, où l’auteur n’a aucune raison de cacher le caractère subjectif de ses sentiments. Pendant ce temps, à part deux épithètes assez banales : « pauvres misérables », il n’y a pas un seul trait d’adoucissement, pas une once de pitié.

IV

« Je ne suis pas chrétien » [en russe et en français dans le texte], dit Flaubert dans une lettre à George Sand. Selon lui, la Révolution française a échoué précisément parce qu’elle avait un lien trop étroit avec la religion de la pitié : « L’idée d’égalité, qui est l’essence de la démocratie moderne, est une idée essentiellement chrétienne, contraire aux principes de justice … Voyez à quel point la miséricorde (la grâce) prévaut à l’heure actuelle. Le sentiment est tout, le bien n’est rien. « Nous périssons par excès de condescendance, de compassion et de mollesse morale. » « Je suis convaincu, note-t-il, que les pauvres détestent les riches et que les riches craignent les pauvres ; ce sera pour toujours ; ils prêchent l’amour en vain ».

Flaubert veut justifier son antipathie instinctive à l’égard de l’idée de fraternité par le fait que cette idée est en contradiction irréconciliable avec le principe de justice : « Je déteste la démocratie (au moins au sens où on l’entend en France), c’est-à-dire la exaltation de la miséricorde en atteinte à la justice, déni des droits, en un mot l’anti sociabilité. » Le droit de grâce (en dehors du domaine de la théologie) est la négation de la justice : de quel droit peut-on interférer avec l’exécution de la loi ? Mais il ne croit guère à ce principe, auquel il se réfère uniquement pour avoir un point d’appui pour réfuter l’idée de fraternité. C’est du moins ce qu’il dit dans un moment de toute franchise, dans une lettre à un vieux camarade : « La justice humaine me paraît la chose la plus clownesque du monde. Le spectacle d’un homme qui juge son prochain me ferait rire jusqu’à en tomber, s’il n’évoquait une pitié dégoûtante, et si à l’heure actuelle (il étudiait alors les sciences juridiques) je n’étais pas obligé d’étudier le système des absurdités en vertu duquel les gens se considèrent comme juges. Je ne connais rien de plus absurde que le droit, à part peut-être l’étudier« . Dans une autre lettre, il avoue qu’il n’a jamais pu comprendre l’idée abstraite et sèche du devoir et qu’elle « ne lui semble pas inhérente à la nature humaine (ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines). » Il est évident qu’il a aussi peu confiance en la justice qu’en l’idée de fraternité. En substance, il n’a aucun idéal moral.

« Il n’y a pour moi qu’une chose au monde : une belle poésie, un style élégant, harmonieux et mélodieux, des couchers de soleil, des paysages pittoresques, des nuits de lune, des statues anciennes et des profils caractéristiques… Je suis un fataliste, comme un vrai mahométan, et Je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité n’est rien. Quant à ce progrès, mon esprit se refuse à accepter des idées aussi vagues. Toutes sortes de bavardages sur ce sujet m’ennuient énormément… J’ai un profond respect pour l’ancienne tyrannie, car je trouve qu’elle est la plus belle expression de l’humanité qui ait jamais existé ». « Je n’ai pas beaucoup de convictions, écrit-il à George Sand, mais l’une d’elles est inébranlable : c’est la conviction que le nombre, la masse, est toujours constitué d’idiots. Mais il faut respecter la masse, aussi absurde soit-elle, car en elle se trouvent les germes (d’une fécondité incalculable (en français dans le texte)). »

Flaubert tente, en plaisantant, d’opposer la doctrine socialiste à son propre idéal d’un futur système politique. « Le seul résultat raisonnable est un gouvernement composé de mandarins – que seuls ces mandarins aient une certaine connaissance et même, si possible, cela sera significatif. Le peuple restera toujours mineur et occupera toujours la dernière place dans la hiérarchie des groupes sociaux, puisqu’il représente un nombre, une masse, illimitée… Dans cette aristocratie légale, à l’heure actuelle, tout notre salutL’humanité n’a rien de nouveau. Son insignifiance irréparable a rempli mon âme d’amertume même dans ma jeunesse. C’est pourquoi je ne me sens pas déçu maintenant. Je suis convaincu que la foule, le troupeau, sera toujours haï… Jusqu’à ce que le peuple s’incline devant les mandarins, jusqu’à ce que l’Académie des sciences remplace le Pape, toute politique, toute société jusqu’à ses dernières racines, ne seront qu’un recueil d’outrages. mensonges et mensonges (de blagues écœurantes (en français dans le texte))« . Néanmoins, dans le roman « Bouvard et Pécuchet », 1881 (en français et en russe dans le texte, «Бувар и Пекюше»), Flaubert dirige tous ses efforts pour détruire la croyance en l’inviolabilité des principes scientifiques et pour prouver que la science moderne est le même édifice fragile, le même système de contradictions et de superstitions, comme la théologie médiévale. Flaubert, cependant, s’était déjà montré méfiant à l’égard de la science : ainsi, ayant connu le positivisme d’Auguste Comte, il trouva ce système « insupportablement stupide (c’est assommant de bêtise) ».

V

Ainsi, comme nous le voyons, la tentative de Flaubert d’établir une sorte de compromis avec l’humeur dominante de l’époque a échoué. Dans ses discussions sur les questions sociales, une seule chose est sincère : le mépris de la foule. « Peu importe combien vous engraissez la bête humaine, peu importe combien vous dorez son écurie, peu importe la literie douce et luxueuse que vous lui donnez, il restera toujours une bête. Le seul progrès que l’on puisse espérer est de rendre la bête moins sanguinaire. Mais élever le niveau des idées, donner aux masses une idée plus large de Dieu, je doute fort que cela soit possible

Dans une autre lettre, il avoue ouvertement qu’il n’a ni foi, ni principe moral, ni idéal politique, et dans cet aveu jaillissant du plus profond de son cœur, on entend déjà le désespoir : « Je vois à l’heure actuelle aussi peu possibilité d’établir un nouveau principe, ainsi que de respecter les anciennes croyances. Alors je cherche et je ne trouve pas l’idée dont tout le reste devrait dépendre« . Ces quelques mots éclairent le mieux l’ambiance des dernières années de la vie de Flaubert. Auparavant, il avait trouvé cette idée dans l’art ; maintenant il suppose qu’il existe un autre principe, plus élevé, auquel l’art lui-même doit être subordonné, mais il est incapable de trouver ce principe. Il cherche l’oubli dans le travail, mais en sort brisé et encore plus insatisfait. Il est conscient de sa solitude et il est tiré de la contemplation objective vers cette vie incompréhensible dont il nie le sens.

Le drame de sa situation est qu’il se retrouve seul dans un monde étranger. Et peu à peu son désespoir atteint ses dernières limites. «Quand je ne tiens pas de livres dans mes mains ou que j’écris, je suis envahi par une telle mélancolie que je suis prêt à simplement crier», avoue-t-il dans une lettre à George Sand. « Il me semble que je me transforme en animal fossile, en créature privée de tout lien avec l’univers qui l’entoure. » « Un sentiment de destruction universelle, d’agonie m’envahit et je suis mortellement triste. Quand je ne suis pas épuisé par le travail, je suis triste pour moi-même. Personne ne me comprend, j’appartiens à un autre monde. Mes camarades de métier sont si peu nombreux pour moi… Je passe des semaines entières sans échanger un mot avec un seul être humain, et à la fin de la semaine j’ai du mal à me souvenir d’un seul jour, ou d’un seul événement dans tout le temps. Le dimanche, je vois ma mère et ma nièce, c’est tout. Une bande de rats dans le grenier est ma seule compagnie : ils font un sacré bruit au-dessus de moi quand l’eau ne rugit pas et que le vent ne hurle pas. Les nuits sont plus noires que le charbon et un silence sans limites m’entoure, comme dans le désert. Dans un tel environnement, la sensibilité s’aggrave terriblement, le cœur se met à battre pour chaque bagatelle…Je me perds dans les souvenirs de ma jeunesse, comme un vieil homme. Je n’attends plus de la vie que quelques feuilles de papier recouvertes d’encre. Il me semble que je marche dans un désert sans fin, que je vais Dieu sait où, que je suis à la fois un voyageur, un désert et un chameau…Le seul espoir qui me console, c’est que bientôt je dirai au revoir à la vie et, bien sûr, je n’en commencerai pas une autre, ce qui pourrait être encore plus triste… Non, non ! Assez de fatigue !« 

Toutes ses lettres à George Sand sont un martyrologe stupéfiant de la « maladie du génie ». Parfois une plainte naïve lui échappe, et en elle, à travers l’orgueil implacable d’un combattant, on peut sentir quelque chose de doux, de déchiré, comme dans la voix d’un homme trop épuisé. La fureur des ennemis, les calomnies des amis, l’incompréhension des critiques n’offensent plus son orgueil : «Toute cette avalanche d’absurdités ne m’irrite pas, mais elle m’attriste. Il vaudrait quand même mieux inculquer de bons sentiments aux gens.« 

Finalement, sa dernière consolation – l’art – le trahit. « Je regroupe mes forces en vain, mais le travail ne va pas, ne va vraiment pasTout me tourmente et m’irrite. En public, je me retiens encore, mais parfois en privé, j’éclate en larmes si convulsives et si folles que je crois que j’en mourrai ». Dans ses années de déclin, où il est impossible de revenir vers le passé, où il est impossible de corriger la vie, il se pose la question : et si la beauté, au nom de laquelle il a détruit la foi en Dieu, dans la vie, en l’humanité, était le même fantôme, une tromperie, comme tout le monde ? Et si cet art, pour lequel il a donné sa jeunesse, son bonheur, son amour, le trahissait au bord de sa tombe ?

« L’ombre m’embrasse« , dit-il en sentant la mort. Cette exclamation est semblable au cri d’angoisse sans bornes qu’échappa avant la mort d’un autre artiste, le frère de Flaubert dans l’idéal, la souffrance et le génie, Michel-Ange :

Io parto a mano, a mano,
Crescemi ognor più l’ombra,
l’e sol vien manco,
E son presso al cadere, infermo e stanco
Je pars peu à peu…
Les ombres grandissent,
Le soleil s’éclipse.
Et je suis prêt à tomber, épuisé. (6)

La mort le trouva à son bureau, aussi se produit qu’un coup de tonnerre. Lâchant la plume de ses mains, il tomba sans vie, tué par sa grande et unique passion : l’amour de l’art.

Platon, dans l’un de ses mythes (7), raconte les âmes des gens sur des chars, sur des chevaux ailés, errants dans la voûte céleste ; comment certaines parviennent pendant une courte période à s’approcher du lieu d’où est visible la région des Idées ; elles scrutent avidement, et quelques rayons de lumière isolés les pénètrent profondément. Puis, lorsque ces âmes s’incarnent pour souffrir sur terre, tout ce qu’il y a de meilleur dans le cœur humain les excite comme un reflet de lumière éternelle, comme un vague souvenir d’un autre monde dans lequel elles ont réussi à regarder un instant.

Un rayon de beauté trop éclatant a dû pénétrer dans l’âme de Flaubert dans le brillant royaume des Idées.

**

Notes


(1)
Discussion entre Lucien de Rubempré Claude Vignon à la fin de la deuxième partie des Illusions Perdues – Honoré de Balzac, Un grand homme de province à Paris, Illusions perdues, Vve A. Houssiaux, 1874 (p. 119-393)


(2)
Sur Laocoon et ses deux fils
« Laocoon, que le sort avait fait grand prêtre de Neptune, immolait en ce jour solennel un taureau sur l’autel du dieu. Voilà que deux serpents (j’en tremble encore d’horreur), sortis de Tenédos par un calme profond, s’allongent sur les flots, et, déroulant leurs anneaux immenses, s’avancent ensemble vers le rivage. Le cou dressé, et levant une crête sanglante au-dessus des vagues, ils les dominent de leur tête superbe : le reste de leur corps se traîne sur les eaux, et leur croupe immense se recourbe en replis tortueux. Un bruit perçant se fait entendre sur la mer écumante : déjà ils avaient pris terre ; les yeux ardents et pleins de sang et de flammes, ils agitaient dans leur gueule béante les dards sifflants de leur langue. Pâles de frayeur, nous fuyons çà et là ; mais eux, rampant de front, vont droit au grand prêtre : et d’abord ils se jettent sur ses deux enfants, les enlacent, les étreignent, et de leurs dents rongent leurs faibles membres. Armé d’un trait, leur père vient à leur secours ; il est saisi par les deux serpents, qui le lient dans d’épouvantables nœuds : deux fois ils l’ont embrassé par le milieu, deux fois ils ont roulé leurs dos écaillés autour de son cou ; ils dépassent encore son front de leurs têtes et de leurs crêtes altières. Lui, dégouttant de sang et souillé de noirs poisons, roidit ses mains pour se dégager de ces nœuds invincibles, et pousse vers le ciel des cris affreux. Ainsi mugit un taureau, quand, blessé devant l’autel par un bras mal assuré, il fuit, et a secoué la hache tombée de sa tête. Mais les deux dragons, glissant sur leurs écailles, s’échappent vers le temple de la terrible Pallas, gagnent la citadelle, et là se cachent sous les pieds de la déesse et sous son bouclier… »
Virgile – L’Énéide
Traduction par Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus – Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868 (p. 245-262).

(3)
Deux livres édités sous le titre « Correspondance »
La Première Série pour les correspondances de 1830 à 1850
La Deuxième série pour celles de 1850 à 1854.
Paris, G. Charpentier et Cie, 1887


(4)
Correspondance, 29 août 1834 ; « En voilà un qui n’a pas attendu pour maudire la vie ! C’est déjà le thème auquel Flaubert reviendra sans cesse dans ses lettres familières, — si familières ! — et qu’il reprendra en cent façons au cours de toute son œuvre. A défaut de Cardenio et de la reine de France du XVe siècle, on a retrouvé une Mort du duc d’Enghien qui date de 1835. Ce récit en dix pages est le plus ancien écrit de Flaubert. Puis voici Deux mains sur une couronne ou Pendant le XVe siècle, épisode du règne de Charles VI. Il est permis de ne voir dans ces compositions d’histoire qu’un prolongement des exercices scolaires du collégien. Mais la note est plus originale dans Un parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique, moral ou immoral ad libitum. Le jeune auteur dépeint la misère de la vie des saltimbanques, déplore la cruauté de la société, prend parti pour les parias. La Peste à Florence et Bibliomanie, sujets lugubres et terribles, attestent l’influence d’Hoffmann. Le genre fantastique et macabre se continue par Rage et impuissance qui met en scène un homme enterré vivant, La dernière heure qui est celle d’un jeune homme à l’instant de se tuer, le Rêve d’enfer, la Danse des morts. Voilà, au témoignage de M. E. W. Fischer, le Flaubert des débuts. « Ce sont la mort, le suicide, la fin de la vie sous des circonstances affreuses et ridiculement grotesques, la détresse, la haine, les crimes, la folie, qu’il traite de préférence. C’est presque toujours un avortement de l’individu, jamais un essor, quelque chose qui monte, qui s’épanouit, qui jouit…. » (René Doumic – Revue littéraire – Les Premiers écrits de Flaubert – Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 51, 1909 (p. 446-457)).

(5)
Vers issus du poème d’Alexandre Pouchkine
« Под небом голубым страны своей родной…
Sous le ciel azuré de sa terre natale
… »
Poème de 1826 (25-31 juillet 1826).

(6)
Poème de Michel-Ange « Oimè, oimè, che pur pensando » (Michelangelo Buonarroti)
« OIMÈ, oimè. che pur pensando
Agli anni corsi, lasso non ritrovo
Fra tanti un giorno che sia stato mio!
Le fallaci speranze e ’l van disio,
Piangendo, amando, ardendo e sospirando
— Chè affetto alcun mortal non m’è più novo —
M’hanno tenuto, ora il conosco e provo,
E dal vero e dal ben sempre lontano.
Io parto, a mano a mano
Crescemi ognor più l’ombra, e ’l sol vien manco,
E son presso al cadere, infermo e stanco. »

(7)
Phèdre
« Parmi les autres âmes, celle qui suit le mieux les âmes divines, et qui leur ressemble le plus, élève la tête de son cocher au-dessus des régions supérieures, et les parcourt ainsi emportée par le mouvement circulaire ; mais en même temps troublée par ses coursiers, elle a beaucoup de peine à contempler les essences. Une autre tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; la fougue irrégulière de ses coursiers leur fait apercevoir certaines essences, mais l’empêche de les contempler toutes. Les dernières suivent de loin, brûlant du désir de contempler la région supérieure du ciel, mais ne pouvant y atteindre ; le mouvement circulaire les emporte dans l’espace inférieur ; elles se renversent, se précipitent l’une sur l’autre pour tâcher de se devancer ; on se presse, on combat, on sue, et par la maladresse des cochers, beaucoup de ces âmes sont estropiées, beaucoup d’autres perdent une grande partie des plumes de leurs ailes, et toutes, après de pénibles et inutiles efforts, s’en vont frustrées de la vue de l’être, et se repaissent de conjectures pour tout aliment. La cause de leur empressement à voir où est la plaine de la vérité, c’est que l’aliment convenable à la partie la meilleure de l’âme se trouve dans les prairies fertiles renfermées dans l’enceinte de cette plaine, et que la nature des ailes qui portent l’âme s’en nourrit… »
Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome sixième
PHÈDRE, OU DE LA BEAUTÉ.


SULLY PRUDHOMME par JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

SULLY PRUDHOMME
René Armand François Prudhomme

né à Paris le 16 mars 1839 – mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907

_______________

LES CRITIQUES 
DE 
JULES LEMAÎTRE

SULLY PRUDHOMME

Les Contemporains
(1886)
Etudes & Portraits Littéraires

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Sully Prudhomme

INTRODUCTION

Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés-presque des yeux de femme-dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée. Spe lentus, timidus futuri. Il est certain qu’il a plus pâti de sa pensée que de la fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il nous parle d’un amour trahi : ce sont misères assez communes et il ne paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les chagrins n’étaient à la mesure du cœur qui les sent. S’il a pu souffrir plus qu’un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci du lendemain, une aisance subite est venue l’en délivrer d’assez bonne heure. Mais cette délivrance n’était point le salut. La pensée solitaire et continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par l’excessive tension de l’esprit ; et la nervosité croissante, féconde en douleurs intimes ; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, il aurait le droit de se reposer s’il le pouvait : son oeuvre est dès maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l’admiration de ses «amis inconnus».

I

Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu’il est, de quelque façon qu’eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon de constater que le poète, qui représente dans ce qu’il a de meilleur l’esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu’il avait en lui-même de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se préparer à l’École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et fit une partie des mathématiques spéciales ; une ophtalmie assez grave interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus profondes, n’ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées et n’étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l’École de droit. En même temps il se donnait avec passion à l’étude de la philosophie. Sa curiosité d’esprit était dès lors universelle.
Préparé comme il l’était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni
par des chansons en l’air : sa première œuvre fut une série de poèmes
philosophiques. Je dis sa première œuvre ; car, bien que publiés avec ou après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C’est ce que notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d’une science précise et d’une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son programme poétique et l’embrasse avec orgueil, étant dans l’âge des longs espoirs :

Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots…
Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme
Pour dire : «C’en est fait, l’homme nous est connu ;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ?
»
Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre …

Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent surprendre,-car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain degré de subtilité dans l’analyse semblait hors de son atteinte ?

Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme.
Sept notes seulement composent le clavier…
Faut-il plus au poète ? Et ses chants, pour matière,
N’ont-ils pas la science aux sévères beautés,
Toute l’histoire humaine et la nature entière ?

N’est-ce pas l’annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins, du Zénith et de la Justice ?
En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il
voit le mal, il voit la souffrance, il s’insurge contre les injustices et
les gênes de l’état social (le Joug) ; mais il ne désespère point de
l’avenir et il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la
rue, la Parole). Même le poème grandiose et sombre de l’Amérique,
cette histoire du mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l’ancien et ne laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices des actes héroïques et instigatrices des chefs-d’œuvre. Lui-même sent au cœur leur morsure féconde ; il se sait poète, il désire la gloire et l’avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l’Ambition). Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d’une remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses désespoirs égoïstes et pour s’être désintéressé de la chose publique ; il exalte le travail humain, il prêche l’action, il veut que la poésie soit croyante à l’homme et qu’elle le fortifie au lieu d’aviver ses chères plaies cachées. «L’action ! l’action !» c’est le cri qui sonne dans ces poèmes marqués d’une sorte de positivisme religieux.

Une réflexion vous vient : était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie ? Y a-t-il donc tant de joie dans l’oeuvre de Sully-Prudhomme ? Et qu’a-t-il fait, cet apôtre de l’action, que ronger son cœur et écrire d’admirables vers ? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s’il n’est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l’auteur de Rolla, au moins est-ce par des voies très différentes ; sa mélancolie est d’une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne d’un homme.

La forme des Poèmes n’est pas plus romantique que le fond. Les autres poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts, à l’école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M.Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien d’antérieur, nul poète n’ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son intelligence, ni
mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu’il y a de plus original et de
meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une langue précise : celle de Sully-Prudhomme l’est merveilleusement. Elle semble procéder de l’antiquité classique, qu’il a beaucoup pratiquée. On trouve souvent dans les Poèmes le vers d’André Chénier, celui de l’Invention et de l’Hermès.-Mais le style des Poèmes, quoique fort travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût croissant de la concision et l’enthousiasme décroissant. Le poète, très jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux constructions d’Hegel (l’Art) et, d’autre part, induit par la compression du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi qui sont des protestations, se laisse aller à plus d’espoir et d’illusion qu’il ne s’en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà et là dans l’éloquence.

J’avais tort de dire qu’il ne doit rien aux parnassiens. C’est à cette
époque qu’il fréquenta leur cénacle et qu’il y eut (si on veut croire la
modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la puissance de l’épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse n’eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et frappante. Ce soin curieux et précieux qu’apportaient les «impassibles» à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques ou fictifs, M. Sully-Prudhomme crut qu’il ne serait pas de trop pour traduire les plus chers de ses propres sentiments ; que l’âme méritait bien cet effort pour être peinte dans ses replis ; que c’est spéculer lâchement sur l’intérêt qui s’attache d’ordinaire aux choses du cœur que de se contenter d’à peu près pour les exprimer. Et c’est ainsi que, par respect de sa pensée et par souci de la livrer tout entière, il appliqua en quelque façon la forme rigoureuse et choisie du vers parnassien à des sujets de psychologie intime et écrivit les stances de la Vie intérieure.

II

On pourrait dire : Ici commencent les poésies de M. Sully-Prudhomme. J’avoue que j’ai de particulières tendresses pour ce petit recueil de la Vie intérieure, peut-être parce qu’il est le premier et d’une âme plus jeune, quoique douloureuse déjà. Par je ne sais quelle grâce de nouveauté, il me semble que la Vie intérieure est à peu près, à l’oeuvre de notre poète, ce que les Premières Méditations sont à celle de Lamartine. Et le rapprochement de ces deux noms n’est point si arbitraire, en somme. À la grande voix qui disait la mélancolie vague et flottante du siècle naissant répond, après cinquante années, une voix moins harmonieuse, plus tourmentée, plus pénétrante aussi, qui précise ce que chantait la première, qui dit dans une langue plus serrée des tristesses plus réfléchies et des impressions plus subtiles. Trois ou quatre sentiments, à qui va au fond, défrayaient la lyre romantique. L’aspiration de nos âmes vers l’infini, l’écrasement de l’homme éphémère et borné sous l’immensité et l’éternité de l’univers, l’angoisse du doute, la communion de l’âme avec la nature, où elle cherche le repos et l’oubli : tels sont les grands thèmes et qui reviennent toujours. M. Sully-Prudhomme n’en invente pas de nouveaux, car il n’y en a point, mais il approfondit les anciens. Ces vieux sentiments affectent mille formes : il saisit et fixe quelques-unes des plus délicates ou des plus détournées. La Vie intérieure, ce n’est plus le livre d’un inspiré qui, les cheveux au vent, module les beaux lieux communs de la tristesse humaine, mais le livre d’un solitaire qui vit replié, qui guette en soi et note ses impressions les moins banales, dont la mélancolie est armée de sens critique, dont toutes les douleurs viennent de l’intelligence ou y montent. -«Pourquoi n’est-il plus possible de chanter le printemps ? -J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux… -Une petite blessure peut lentement briser un cœur. -C’est parfois une caresse qui fait pleurer : pourquoi ? -Je voudrais oublier et renaître pour retrouver des impressions neuves, et que la terre ne soit pas ronde, mais s’étende toujours, toujours… -Je bégayais étant enfant et je tendais les bras. Aujourd’hui encore ; on n’a fait que changer mon bégayement…» Voilà les sujets de quelques-unes de ces petites pièces «qu’on a faites petites pour les faire avec soin».

Lamartine s’extasiait en trois cents vers sur les étoiles, sur leur nombre et leur magnificence, et priait la plus proche de descendre sur la terre pour y consoler quelque génie souffrant. M. Sully-Prudhomme, en trois quatrains, songe à la plus lointaine, qu’on ne voit pas encore, dont la lumière voyage et n’arrivera qu’aux derniers de notre race ; il les supplie de dire à cette étoile qu’il l’a aimée ; et il donne à la pièce ce titre qui en fait un symbole : l’Idéal. On voit combien le sentiment est plus cherché, plus intense (et notez qu’il implique une donnée
scientifique). -De même, tandis que le poète des Méditations s’épanche noblement sur l’immortalité de l’âme et déploie à larges nappes les vieux arguments spiritualistes, le philosophe de la Vie intérieure écrit ces petits vers :

J’ai dans mon cœur, j’ai sous mon front
Une âme invisible et présente…..

Partout scintillent les couleurs.
Mais d’où vient cette force en elles ?

Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans les prunelles.

Tous les corps offrent des contours.
Mais d’où vient la forme qui touche ?

Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche ?…

Déjà tombent l’enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites «méditations» sont tristes, et d’une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n’est pas compensée par le charme matériel d’une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au cœur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n’être que nous ; mais, comme j’ai dit, M. Sully-Prudhomme n’exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez ; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.

Je voudrais pouvoir dire qu’il tire au clair la vague mélancolie
romantique : il décompose en ses éléments les plus cachés «cette tendresse qu’on a dans l’âme et où tremblent toutes les douleurs» (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et si concise : c’est comme si chacun de ces petits vers nous faisait faire en nous des découvertes dont nous nous savons bon gré et nous enrichissait le cœur de délicatesses nouvelles. Jamais la poésie n’a plus pensé et jamais elle n’a été plus tendre : loin d’émousser le sentiment, l’effort de la réflexion le rend plus aigu. On éprouve la vérité de ces remarques de Pascal (je rappelle que Pascal emploie une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre) : «À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes… -La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion,» etc. Ajoutez à ce charme celui de la forme la plus savante qui soit, d’une simplicité infiniment méditée, qui joint étroitement, dans sa trame, à la précision la plus serrée la grâce et l’éclat d’images nombreuses et courtes et qui ravissent par leur justesse : forme si travaillée que souvent la lecture, invinciblement ralentie, devient elle-même un travail :

Si quelqu’un s’en est plaint, certes ce n’est pas moi.

III

M. Sully-Prudhomme me semble avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques. Jeunes filles et Femmes sont aussi loin du Lac ou du Premier regret que la Vie intérieure l’était de l’Épître à Byron. Elvire a pu être une personne réelle ; mais dans les Méditations, Elvire idéalisée est une vision, une fort belle image, mais une image en l’air, comme Laure ou Béatrix. Qui a vu Elvire ? Demande-t-on sa main ? L’épouse-t-on ? Élvire a «des accents inconnus à la terre». Elvire n’apparaît que sur les lacs et sous les clairs de lune. Mais, quelque discrétion que le poète y ait mise et quoique des pièces d’un caractère impersonnel se mêlent à celles qui peuvent passer pour des confessions, on sent à n’en pouvoir douter que les vers de Jeunes filles et Femmes nous content par fragments une histoire vraie, très ordinaire et très douloureuse, l’histoire d’un premier amour à demi entendu, puis repoussé. Et la femme, que font entrevoir ces fines
élégies, n’est plus l’amante idéale que les poètes se repassent l’un à
l’autre : c’est bien une jeune fille de nos jours, apparemment une petite
bourgeoise (Ma fiancée, Je ne dois plus), et l’on sent qu’elle a vécu,
qu’elle vit encore peut-être. Sans doute Sainte-Beuve, dans ses poésies, avait déjà particularisé l’amour général et lyrique et raconté ses sentiments au lieu de les chanter ; mais sa «note» n’est que familière à la façon de Wordsworth et son style est souvent entaché des pires affectations romantiques. L’analyse est autrement pénétrante chez M. Sully-Prudhomme. On n’avait jamais dit avec cette tendresse et cette subtilité l’aventure des cœurs de dix-huit ans, et d’abord l’éveil de l’amour chez l’enfant, son tressaillement sous les caresses d’une grande fille, «les baisers fuyants risqués aux chatons des bagues» (Jours lointains), et plus tard, quand l’enfant a grandi, ses multiples et secrètes amours (Un sérail), puis la première passion et ses délicieux commencements (le Meilleur moment des amours), et la grâce et la pureté de la vraie jeune fille, puis la grande
douleur quand la bien-aimée est aux bras d’un autre (Je ne dois plus), et l’obsession du cher souvenir :

… Et je la perds toute ma vie
En d’inépuisables adieux.
Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t’ont pas fermé les yeux.

Le poète, à l’affût de ses impressions, les aiguise et les affine par la curiosité créatrice de ce regard intérieur et parvient à de telles profondeurs de tendresse, imagine des façons d’aimer où il y a tant de tristesse, des façons de se plaindre où il y a tant d’amour, et trouve pour le dire des expressions si exactes et si douces à la fois, que le mieux est de céder au charme sans tenter de le définir. N’y a-t-il pas une merveilleuse «invention» de sentiment dans les stances de Jalousie et dans celles-ci, plus exquises encore :

Si je pouvais aller lui dire :
«Elle est à vous et ne m’inspire
Plus rien, même plus d’amitié ;
Je n’en ai plus pour cette ingrate.
Mais elle est pâle, délicate.
Ayez soin d’elle par pitié !

«Écoutez-moi sans jalousie.
Car l’aile de sa fantaisie
N’a fait, hélas ! que m’effleurer.
Je sais comment sa main repousse.
Mais pour ceux qu’elle aime elle est douce ;
Ne la faites jamais pleurer !…
»

Je pourrais vivre avec l’idée
Qu’elle est chérie et possédée
Non par moi, mais selon mon coeur.
Méchante enfant qui m’abandonnes,
Vois le chagrin que tu me donnes :
Je ne peux rien pour ton bonheur !

IV

Je dirai des Épreuves à peu près ce que j’ai dit des recueils précédents : M. Sully-Prudhomme renouvelle un fonds connu par plus de pensée et plus d’analyse exacte que la poésie n’a accoutumé d’en porter. «Si je dis toujours la même chose, c’est que c’est toujours la même chose», remarque fort sensément le Pierrot de Molière. La critique n’est pas si aisée, malgré l’axiome que l’on sait ; et il faut être indulgent aux répétitions nécessaires. En somme, une étude spéciale sur un poète -et sur un poète vivant dont la personne ne peut être qu’effleurée et qui, trop proche, est difficile à bien juger- et sur un poète lyrique qui n’exprime que son âme et qui ne raconte pas d’histoires -se réduit à marquer autant qu’on peut sa place et son rôle dans la littérature, à chercher où gît son originalité et des formules qui la définissent, à rappeler en les résumant quelques-unes de ses pièces les plus caractéristiques. Ainsi une étude même consciencieuse, même amoureuse, sur une œuvre poétique considérable peut tenir en quelques pages, et fort sèches. Le critique ingénu se désole. Il voudrait concentrer et réfléchir dans sa prose comme dans un miroir son poète tout entier. Il lui en coûte d’être obligé de choisir entre tant de pages qui l’ont également ravi ; il lui semble qu’il fait tort à l’auteur, qu’il le trahit indignement ; il est tenté de tout résumer, puis de tout citer et, supprimant son commentaire, de laisser le lecteur jouir du texte vivant. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de s’évertuer à en enfermer l’âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes ? On les sent si incomplètes et, même quand elles sont à peu près justes, si impuissantes à traduire le je ne sais quoi par où l’on est surtout séduit ! À quoi bon définir difficilement ce qu’il est si facile et si délicieux de sentir ? L’excuse du critique, c’est qu’il s’imagine que son effort, si humble qu’il soit, ne sera pas tout à fait perdu, c’est qu’il croit travailler à ce que Sainte-Beuve appelait l’histoire naturelle des esprits, qui sera une belle chose quand elle sera faite. C’est qu’enfin une piété le pousse à parler des artistes qu’il aime; qu’à chercher les raisons de son admiration, il la sent croître, et que son effort pour la dire, même avorté, est encore un hommage.

Les Épreuves, si on en croit le sonnet qui leur sert de préface, n’ont
pas été écrites d’après un plan arrêté d’avance. Mais il s’est trouvé que les sonnets où le poète, à vingt-cinq ans, contait au jour le jour sa vie intérieure pouvaient être rangés sous ces quatre titres : Amour, Doute, Rêve, Action ; et le poète nous les a livrés comme s’ils se rapportaient à quatre époques différentes de sa vie. La vérité est qu’il a l’âme assez riche pour vivre à la fois de ces quatre façons.

Les sonnets d’Amour sont plus sombres et plus amers que les pièces
amoureuses du premier volume : le travail de la pensée a transformé la tendresse maladive en révolte contre la tyrannie de la beauté et contre un sentiment qui est de sa nature inassouvissable. (Inquiétude, Trahison, Profanation, Fatalité, Où vont-ils ? L’Art sauveur.) -Les sonnets du Doute marquent un pas de plus vers la poésie philosophique. Voyez le curieux portrait de Spinoza :

C’était un homme doux, de chétive santé…

et le sonnet des Dieux, qui définit le Dieu du laboureur, le Dieu du
curé, le Dieu du déiste, le Dieu du savant, le Dieu de Kant et le Dieu de
Fichte, tout cela en onze vers, et qui finit par celui-ci :

Dieu n’est pas rien, mais Dieu n’est personne : il est tout.

et le Scrupule, qui vient ensuite :

Étrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le coeur comme pour la cervelle,
Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir

D’autres sonnets expriment le doute non plus philosophant mais souffrant. Jusque-là les «angoisses du doute», même sincère, avaient eu chez les poètes quelque chose d’un peu théâtral : ainsi les Novissima Verba de Lamartine ; ainsi dans Hugo, les stances intitulées : Que nous avons le doute en nous. Ajoutez que presque toujours, chez les deux grands lyriques, le doute s’éteint dans la fanfare d’un acte de foi. Musset est évidemment plus malade dans l’Espoir en Dieu ; mais son mal vient du cœur plutôt que du cerveau. Ce qu’il en dit de plus précis est que «malgré lui, l’infini le tourmente». Sa plainte est plutôt d’un viveur fourbu qui craint la mort que d’un homme en quête du vrai. Il ne paraît guère avoir lu les philosophes qu’il énumère dédaigneusement et caractérise au petit bonheur.
Pour sûr, ce n’est point la Grande Ourse qui lui a fait examiner, à lui,
ses prières du soir ; et la ronflante apostrophe à Voltaire, volontiers
citée par les ecclésiastiques, ne part pas d’un grand logicien. M.
Sully-Prudhomme peut se rencontrer une fois avec Musset et, devant un Christ en ivoire et une Vénus de Milo (Chez l’antiquaire), regretter «la volupté sereine et l’immense tendresse» dans un sonnet qui contient en substance les deux premières pages de Rolla. Mais son doute est autre chose qu’un obscur et emphatique malaise : il a des origines scientifiques, s’exprime avec netteté et, pour être clair, n’en est pas moins émouvant. Et comme il est négation autant que doute, le vide qu’il laisse, mieux défini, est plus cruel à sentir. Les Werther et les Rolla priaient sans trop savoir qui ni quoi ; le poète des Épreuves n’a plus même cette consolation lyrique :

Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs…
J’ai beau joindre les mains et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela :
Je ne sens rien du tout devant moi. C’est horrible.

Ce ne sont plus douleurs harmonieuses et indéfinies. Le poète dit la plaie vive que laisse au cœur la foi arrachée, la solitude de la conscience privée d’appuis extérieurs et qui doit se juger et s’absoudre elle-même (la Confession) :

Heureux le meurtrier qu’absout la main d’un prêtre…
J’ai dit un moindre crime à l’oreille divine…
Et je n’ai jamais su si j’étais pardonné.

Il dit les involontaires retours du cœur, non consentis par la raison, vers les croyances d’autrefois (Bonne mort) :

Prêtre, tu mouilleras mon front qui te résiste.
Trop faible pour douter, je m’en irai moins triste
Dans le néant peut-être, avec l’espoir chrétien.

Il dit les inquiétudes de l’âme qui, ayant répudié la religion de la grâce, aspire à la justice. Il entend, bien loin dans le passé, le cri d’un ouvrier des Pyramides ; ce cri monte dans l’espace, atteint les étoiles :

Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans, sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire Chéops inaltérable dort.

Le dernier livre de M. Sully-Prudhomme sera la longue recherche d’une réponse à ce Cri perdu.

Puis viennent les Rêves, le délice de s’assoupir, d’oublier, de boire la
lumière sans penser, de livrer son être «au cours de l’heure et des
métamorphoses
», de se coucher sur le dos dans la campagne, de regarder les nuages, de glisser lentement à la dérive sur une calme rivière, de fermer les yeux par un grand vent et de le sentir qui agite vos cheveux, de jouir, au matin, de «cette douceur profonde de vivre sans dormir tout en ne veillant pas» (Sieste, Éther, Sur l’eau, le Vent, Hora prima). Impossible de fixer dans une langue plus exacte des impressions plus fugitives. Rêvait-on, quand on est capable d’analyser ainsi son rêve ? C’est donc un rêve plus attentif que bien des veilles. Loin d’être un sommeil de l’esprit, il lui vient d’un excès de tension ; il n’est point en deçà de la réflexion, mais on le rencontre à ses derniers confins et par delà. Il finit par être le rêve de Kant, qui n’est guère celui des joueurs de luth.

Ému, je ne sais rien de la cause émouvante.
C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel,
Et je ne sens pas bien ce que j’ai de réel.

Déjà dans une pièce des Mélanges (Pan), par la même opération
paradoxale d’une inconscience qui s’analyse, M. Sully-Prudhomme avait merveilleusement décrit cet évanouissement de la personnalité quand par les lourds soleils la mémoire se vide, la volonté fuit, qu’on respire à la façon des végétaux et qu’on se sent en communion avec la vie universelle…

Mais c’est assez rêver, il faut agir. Honte à qui dort parmi le travail de
tous, à qui jouit au milieu des hommes qui souffrent ! Il y a, dans ce
psychologue subtil et tendre, un humanitaire, une sorte de positiviste
pieux, un croyant à la science et au progrès-un ancien candidat à l’École polytechnique et qui a passé un an au Creusot, admirant les machines et traduisant le premier livre de Lucrèce. Nul ne saurait vivre sans les autres (la Patrie, Un songe); salut aux bienfaiteurs de l’humanité, à l’inventeur inconnu de la roue, à l’inventeur du fer, aux chimistes, aux explorateurs (la Roue, le Fer, le Monde à nu, les Téméraires) ! Tous ces sonnets d’ingénieur-poète étonnent par le mélange d’un lyrisme presque religieux et d’un pittoresque emprunté aux engins de la science et de l’industrie et aux choses modernes. Voici l’usine, «enfer de la Force obéissante et triste», et le cabinet du chimiste, et le fond de l’Océan où repose le câble qui unit deux mondes. Tel sonnet raconte la formation de la terre (En avant !); tel autre enferme un sentiment délicat dans une définition de la photographie (Réalisme). On dirait d’un Delille inspiré et servi par une langue plus franche et plus riche. Parlons mieux : André Chénier trouverait réalisée dans ces sonnets une part de ce qu’il rêvait de faire dans son grand Hermès ébauché. Ils servent de digne préface au poème du Zénith.

Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme : j’aurais donc pu grouper son oeuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j’ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.

L’optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé : Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l’on vit autour de moi.
D’où cette contradiction ? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l’action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d’améliorer d’une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n’y croit, j’en ai peur, que par un coup d’État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable ; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.

Pour une heure de joie unique et sans retour,
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie :
Quel homme, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?
Une heure de soleil fait bénir tout le jour
Et, quand ta main ferait tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts, qui n’ont plus même une nuit pour l’amour…

Hé ! oui, mais que prouve cela, sinon que l’homme est une bonne bête
vraiment et que la nature le dupe à peu de frais ? Ils manquent de gaîté, les sonnets optimistes du maître. À beau prêcher l’action, qui retombe si vite, avec les Solitudes, dans les suaves et dissolvantes tristesses du sentiment.

V

Est-ce un souvenir d’enfance ? on le dirait. Je ne crois pas qu’une mère
puisse entendre sans que les larmes lui montent aux yeux les vers de
Première solitude sur les petits enfants délicats et timides mis trop tôt au collège.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants…

Oh ! la leçon qui n’est pas sue
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue !
Le déshonneur d’être puni !…..

Ils songent qu’ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits…

Deux ou trois autres pièces de M. Sully-Prudhomme ont eu cette bonne fortune de devenir populaires, je veux dire de plaire aux femmes, d’arriver jusqu’au public des salons. Peut-être a-t-il été agacé parfois de n’être pour beaucoup de gens que l’auteur du Vase brisé : mais qui sait si ce n’est pas le Vase brisé qui l’a fait académicien et qui a servi de passeport aux Destins et à la Justice ?

Aussi bien son âme tient presque toute dans ce vase brisé. C’est encore de «légères meurtrissures» devenues «des blessures fines et profondes» qu’il s’agit dans les Solitudes. Impressions quintessenciées, nuances de sentiment ultra-féminines dans un cœur viril, une telle poésie ne peut être que le produit extrême d’une littérature, suppose un long passé artistique et sentimental. Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu’il a de passion ardente et de belle rêverie, qu’auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s’enferment dans la rigueur et la brièveté d’un contour classique… Glisserais-je au pathos sous prétexte de définition ? Est-ce ma faute si cette poésie n’est pas simple et si (à meilleur droit que les Précieuses) «j’entends là-dessous un million de choses» ?

Le mal que fait la lenteur des adieux prolongés ; la paix douloureuse des âmes où d’anciennes amours sont endormies, où les larmes sont figées comme les longs pleurs des stalactites, mais où quelque chose pleure toujours ; les «joies sans causes», bonheurs égarés qui voyagent et semblent se tromper de cœur ; la mélancolie d’une allée de tilleuls du siècle passé où, dans un temple en treillis, rit un Amour malin ; la solitude des étoiles ; l’isolement croissant de l’homme, qui ne peut plus, comme le petit enfant, vivre tout près de la terre et presser de ses deux mains la grande nourrice ; le doute sur son cœur ; la peur, en sentant un amour nouveau, de mal sentir, car c’est peut-être un ancien amour qui n’est pas mort ; la solitude de la laide «enfant qui sait aimer sans jamais être amante» ; l’espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé ; l’exil moral et la nostalgie de l’artiste que la nécessité a fait bureaucrate ou marchand ; la solitude du poète, au théâtre, parmi les gaîtés basses de la foule ; l’âcreté des amours coupables et hâtives dans les bouges ou dans les fiacres errants ; la solitude des âmes, qui ne peuvent s’unir, et la vanité des caresses, qui ne joignent que les corps ; la solitude libératrice de la vieillesse, qui affranchit de la femme et qui achève en nous la bonté ; le désir de s’éteindre en écoutant un chant de nourrice «pour ne plus penser, pour que l’homme meure comme est né l’enfant…» : je ne puis qu’indiquer
quelques-uns des thèmes développés ou plutôt démêlés, dans les Solitudes, par un poète divinement sensible. Et ce sont bien des «solitudes» : c’est toujours, sous des formes choisies, la souffrance de se sentir seul-loin de son passé qu’on traîne pourtant et seul avec ses souvenirs et ses regrets, -loin de ce qu’on rêve et seul avec ses désirs, -loin des autres âmes et seul avec son corps, -loin de la Nature même et du Tout qui nous enveloppe et qui dure et seul avec des amours infinies dans un cœur éphémère et fragile… C’est comme le détail subtil de notre impuissance à jouir, sinon de la science même que nous avons de cette impuissance.

Les Vaines tendresses, ce sont encore des solitudes. Le plus grand
poète du monde n’a que deux ou trois airs qu’il répète, et sans qu’on s’en plaigne (plusieurs même n’en ont qu’un) et, encore une fois, toute la poésie lyrique tient dans un petit nombre d’idées et de sentiments
originels que varie seule la traduction, plus ou moins complète ou
pénétrante. Mais les Vaines tendresses ont, dans l’ensemble, quelque
chose de plus inconsolable et de plus désenchanté : ses chères et amères solitudes, le poète ne compte plus du tout en sortir. Le prologue (Aux amis inconnus) est un morceau précieux :

Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ;
Mais de nous rencontrer ne formons point le voeu :
Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ;
Le reste en est fragile : épargnons-nous l’adieu !

Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l’année terrible. L’amour de la femme, non idyllique, mais l’amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l’Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse ; mais que l’amour est tourmenté dans Peur d’avare ! et, dans Conseil (un chef-d’oeuvre d’analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancœur !

Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore,
Choisis un fiancé joyeux, à l’oeil vivant,
Au pas ferme, à la voix sonore,
Qui n’aille pas rêvant…

Les petites filles mêmes l’épouvantent (Aux Tuileries) :

Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie,
Tous ces bambins, hommes futurs…

Çà et là quelques trêves par l’anéantissement voulu de la réflexion :

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser…..

Ce qu’il faut surtout lire, c’est cette surprenante mélodie du Rendez-vous, où l’inexprimable est exprimé, où le poète, par des paroles précises, mène on ne sait comment la pensée tout près de l’évanouissement et traduit un état sentimental que la musique seule, semble-t-il, était capable de produire et de traduire, en sorte qu’on peut dire que M. Sully-Prudhomme a étendu le domaine de la poésie autant qu’il peut l’être et par ses deux extrémités, du côté du rêve, et du côté de la pensée spéculative, empiétant ici sur la musique et là sur la prose. Mais tout de suite après ce songe, quel réveil triste et quels commentaires sur le Surgit amari aliquid (la Volupté, Évolution, Souhait)! La première partie de la Justice pourrait avoir pour conclusion désespérée les stances du Vœu, si belles :

Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m’abandonne à des pensers de cloître
Et j’ose prononcer un voeu de chasteté.

Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion.
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.

Demeure dans l’empire innommé du possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l’ombre où je dormais !

Le zélé recruteur des larmes par la joie,
L’Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais voeu d’arracher au malheur cette proie :
Nul n’aura de mon coeur faible et sombre hérité.

Celui qui ne saurait se rappeler l’enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l’offense
D’y condamner un fils qui lui peut ressembler.

Celui qui n’a pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !

L’homme à qui son pain blanc, maudit des populaces,
Pèse comme un remords des misères d’autrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places
N’élargira jamais la sienne autour de lui !…

Les vers du Rire pourraient servir de passage à la seconde partie
(Retour au coeur) :

Mais nous, du monde entier la plainte nous harcèle :
Nous souffrons chaque jour la peine universelle…

Et le Retour au cœur est déjà dans la Vertu, ce raccourci de la Critique de la raison pratique. Enfin les dernières stances Sur la mort ressemblent fort à celles qui terminent les Destins ; le ton seul diffère. Ainsi (et c’est sans doute ce qui rend sa poésie lyrique si substantielle), nous voyons M. Sully-Prudhomme tendre de plus en plus vers la poésie philosophique.

VI

La dernière guerre a produit chez nous nombre de rimes. La plupart
sonnaient creux ou faux. L’amour de la patrie est un sentiment qu’il est odieux de ne pas éprouver et ridicule d’exprimer d’une certaine façon. Un jeune officier s’est fait une renommée par des chansons guerrières pleines de sincérité. Mais, à mon avis du moins, M. Sully-Prudhomme est le poète qui a le mieux dit, avec le plus d’émotion et le moins de bravade, sans emphase ni banalité, ce qu’il y avait à dire après nos désastres.

«Mon compatriote, c’est l’homme.»
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce coeur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté, dès l’enfance,
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux même qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France…

Après le repentir des oublis imprudents, le poète dit la ténacité du lien par où nous nous sentons attachés à la terre de la patrie, au sol même, à ses fleurs, à ses arbres :

Fleurs de France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos morts…
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
Je trouve un adieu pour les bois.

Enfin les sonnets intitulés : la France, résument et complètent les
«impressions de la guerre» : le sens du mot patrie ressaisi et fixé ;
l’acceptation de la dure leçon ; le découragement, puis l’espoir ; le
sentiment de la mission tout humaine de notre race persistant dans le
rétrécissement de sa tâche et en dépit du devoir de la revanche.

Je compte avec horreur, France, dans ton histoire,
Tous les avortements que t’a coûtés ta gloire :
Mais je sais l’avenir qui tressaille en ton flanc.

Comme est sorti le blé des broussailles épaisses,
Comme l’homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang…

Je tiens de ma patrie un coeur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain.

VII

Que dans la science il y ait de la poésie, et non pas seulement, comme le croyait l’abbé Delille, parce que la science offre une matière inépuisable aux périphrases ingénieuses, cela ne fait pas question. André Chénier, en qui le XVIIIe siècle a failli avoir son poète, le savait bien quand il méditait son Hermès-et aussi Alfred de Vigny, cet artiste si original que le public ne connaît guère, mais qui n’est pas oublié pour cela, quand il écrivait la Bouteille à la mer. Assurément le ciel que nous a révélé l’astronomie depuis Képler n’est pas moins beau, même aux yeux de l’imagination, que le ciel des anciens (le Lever du soleil) :

Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences…

Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien
Et, depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.

La science invente des machines formidables ou délicates, que l’ignorant même admire pour l’étrangeté de leur structure, pour leur force implacable et sourde, pour la quantité de travail qu’elles accomplissent. La science donne au savant une joie sereine, aussi vive et aussi noble que pas un sentiment humain, et dont l’expression devient lyrique sans effort. La science rend l’homme maître de la nature et capable de la transformer : de là une immense fierté aussi naturellement poétique que celle d’Horace ou de Roland. La science suscite un genre d’héroïsme qui est proprement l’héroïsme moderne et auquel nul autre peut-être n’est comparable, car il est le plus désintéressé et le plus haut par son but, qui est la découverte
du vrai et la diminution de la misère universelle. La science est en train de changer la face extérieure de la vie humaine et, par des espérances et des vertus neuves, l’intérieur de l’âme. Un poète qui paraîtrait l’ignorer ne serait guère de son temps : et M. Sully-Prudhomme en est jusqu’aux entrailles. On se rappelle les derniers sonnets des Épreuves. J’y joindrai les Écuries d’Augias, qui nous racontent, sous une forme qu’avouerait Chénier, le moins mythologique, le plus «moderne» des travaux d’Hercule, celui qui exigeait le plus d’énergie morale et qui ressemble le plus à une besogne d’ingénieur. Le Zénith est un hymne magnifique et précis à la science, et qui réunit le plus possible de pensée, de description exacte et de mouvement lyrique. M. Sully-Prudhomme n’a jamais fait plus complètement ce qu’il voulait faire. Voici des strophes qui tirent une singulière beauté de l’exactitude des définitions, des sobres images qui les achèvent, et de la grandeur de l’objet défini :

Nous savons que le mur de la prison recule ;
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés…

Faut-il descendre dans le détail ? Nous signalons aux périphraseurs du dernier siècle, pour leur confusion, ces deux vers sur le baromètre, qu’ils auraient tort d’ailleurs de prendre pour une périphrase :

Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,

et ces deux autres qui craquent, pour ainsi dire, de concision :

Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase..

Notez que ces curiosités n’arrêtent ni ne ralentissent le mouvement
lyrique ; que l’effort patient de ces définitions précises n’altère en rien
la véhémence du sentiment qui emporte le poète. Après le grave prélude, les strophes ont une large allure d’ascension. Une des beautés du Zénith, c’est que l’aventure des aéronautes y devient un drame symbolique ; que leur ascension matérielle vers les couches supérieures de l’atmosphère représente l’élan de l’esprit humain vers l’inconnu. Et après que nous avons vu leurs corps épuisés tomber dans la nacelle, la métaphore est superbement reprise et continuée :

Mais quelle mort ! La chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire ;
Vos corps sont revenus demander des linceuls.
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l’ascension tout seuls.

Le poète, en finissant, leur décerne l’immortalité positiviste, la
survivance par les oeuvres dans la mémoire des hommes :

Car de sa vie à tous léguer l’oeuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample.
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu.
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne,
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !
L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve.
Le délice éternel que le poète éprouve,
C’est un soir de durée au cœur des amoureux !…

En sorte qu’on ne goûte que vivant et par avance sa gloire à venir et que les grands hommes, les héros et les gens de bien vivent avant la mort leur immortalité. C’est un rêve généreux et dont le désintéressement paradoxal veut de fermes cœurs, que celui qui dépouille ainsi d’égoïsme notre survivance même. Illusion ! mais si puissante sur certaines âmes choisies qu’il n’est guère pour elles de plus forte raison d’agir.

VIII

Cette conclusion du Zénith nous sert de passage aux poèmes proprement philosophiques. Une partie des Épreuves y était déjà un acheminement, et nous avions rencontré dans la Vie intérieure de merveilleuses définitions de l’Habitude, de l’Imagination et de la Mémoire. Entre temps, M. Sully-Prudhomme avait traduit littéralement en vers le premier livre de Lucrèce et avait fait précéder sa traduction d’une préface kantienne. Puis, les stances Sur la mort essayaient de concevoir la vie par-delà la tombe et, n’y parvenant pas, expiraient dans une sorte de résignation violente, Le poème des Destins a de plus hautes visées encore. Il nous offre parallèlement une vue optimiste et une vue pessimiste du monde, et conclut que toutes deux sont vraies. L’Esprit du mal songe d’abord à faire un monde entièrement mauvais et souffrant; mais un tel monde ne durerait pas : afin qu’il souffre et persiste à vivre, l’Esprit du mal lui donne l’amour, le désir, les trêves perfides, les illusions, les biens apparents pour voiler les maux réels, l’ignorance irrémédiable et jamais résignée, le mensonge atroce de la liberté :

Oui, que l’homme choisisse et marche en proie au doute,
Créateur de ses pas et non point de sa route,
Artisan de son crime et non de son penchant ;
Coupable, étant mauvais, d’avoir été méchant ;
Cause inintelligible et vaine, condamnée
À vouloir pour trahir sa propre destinée,
Et pour qu’ayant créé son but et ses efforts,
Ce dieu puisse être indigne et rongé de remords…

L’Esprit du bien, de son côté, voulant créer un monde le plus heureux
possible, songe d’abord à ne faire de tout le chaos que deux âmes en deux corps qui s’aimeront et s’embrasseront éternellement. Cela ne le satisfait point : le savoir est meilleur que l’amour. Mais l’absolu savoir ne laisse rien à désirer ; la recherche vaut donc mieux ; et le mérite moral, le dévouement, le sacrifice, sont encore au-dessus… En fin de compte, il donne à l’homme, tout comme avait fait l’Esprit du mal, le désir, l’illusion, la douleur, la liberté. Ainsi le monde nous semble mauvais, et nous ne saurions en concevoir un autre supérieur (encore moins un monde actuellement parfait). Nous ne le voudrions pas, ce monde idéal, sans la vertu et sans l’amour : et comment la vertu et l’amour seraient-ils sans le désir ni l’effort-et l’effort et le désir sans la douleur ? Essayerons-nous, ne pouvant supprimer la douleur sans supprimer ce qu’il y a de meilleur en l’homme, d’en exempter après l’épreuve ceux qu’elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite ? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d’éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu’il y en ait trop et qu’il y en ait de gratuites et d’inexplicables, pour qu’il y en ait d’efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l’idée même de justice. On n’arrive à concevoir le monde plus heureux qu’en dehors de toute notion de mérite : et qui aurait le courage de cette suppression ? S’il n’est immoral, il faut qu’il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.

La Nature nous dit : «Je suis la Raison même,
Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
Cache un accord profond des Destins balancés.

«Il poursuit une fin que son passé renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

«Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon.
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle
Et sa nécessité ne comporte aucun don…

«Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices,
Homme; n’insulte pas mes lois d’une oraison.
N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices.
Place ta confiance en ma seule raison !»

Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu…

Ignorant tes motifs, nous jugeons par les nôtres:
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon ni mauvais, tout est rationnel…

Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien ni mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.

Il serait intéressant de rapprocher de ces vers certaines pages de M.
Renan. L’auteur des Dialogues philosophiques a plus d’ironie, des dessous curieux à démêler et dont on se méfie un peu ; M. Sully-Prudhomme a plus de candeur : incomparables tous deux dans l’expression de la plus fière et de la plus aristocratique sagesse où l’homme moderne ait su atteindre.
Sagesse sujette à des retours d’angoisse. Il y a vraiment dans le monde trop de douleur stérile et inexpliquée ! Par moments le cœur réclame. De là le poème de la Justice.

IX

La justice, dont le poète a l’idée en lui et l’indomptable désir, il la
cherche en vain dans le passé et dans le présent. Il ne la trouve ni «entre espèces» ni «dans l’espèce», ni «entre États» ni «dans l’État» (tout n’est au fond que lutte pour la vie et sélection naturelle, transformations de l’égoïsme, instincts revêtus de beaux noms, déguisements spécieux de la force). La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs… Et pourtant cette absence universelle de la justice n’empêche point le chercheur de garder tous ses scrupules, de se sentir responsable devant une loi morale. D’où lui vient cette idée au caractère impératif qui n’est réalisée nulle part et dont il désire invinciblement la réalisation ?… Serait-ce que, hors de la race humaine, elle n’a aucune raison d’être; que, même dans notre espèce, ce n’est que lentement qu’elle a été conçue, plus lentement encore qu’elle s’accomplit ? Mais qu’est-ce donc que cette idée? «Une série d’êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d’une vie de plus
en plus riche et concrète, rattache l’atome dans la nébuleuse à l’homme sur la terre…»

L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire

Des races qu’il prime aujourd’hui,
Et son globe natal ne peut lui faire honte ;
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
Et vient s’épanouir en lui.

La matière est divine ; elle est force et génie ;
Elle est à l’idéal de telle sorte unie
Qu’on y sent travailler l’esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l’argile
Et qui lui-même la pétrit.

Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô Soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
Le bout qu’il tient à l’autre bout.

Ô Soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
Mesure mon trajet passé.

Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
Je l’appelle ma dignité…

L’homme veut que ce long passé, que ce travail mille et mille fois
séculaire dont il est le produit suprême soit respecté dans sa personne et dans celle des autres. La justice est que chacun soit traité selon sa dignité. Mais les dignités sont inégales; le grand triage n’est pas fini ; il y a des retardataires. Des Troglodytes, des hommes du moyen âge, des hommes d’il y a deux ou trois siècles, se trouvent mêlés aux rares individus qui sont vraiment les hommes du XIXe siècle. Il faut donc que la justice soit savante et compatissante pour mesurer le traitement de chacun à son degré de «dignité». «Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s’opère à travers toutes les vicissitudes politiques.» La justice n’est pas encore; mais elle se fait, et elle sera.

La première partie, Silence au coeur, écrite presque toute sous
l’impression de la guerre et de la Commune, est superbe de tristesse et d’ironie, parfois de cruauté. Il m’est revenu que M. Sully-Prudhomme jugeait maintenant «l’appel au cœur» trop rapide, trop commode, trop semblable au fameux démenti que se donne Kant dans la Critique de la raison pratique, et qu’il se proposait, dans une prochaine édition, de n’invoquer ce «cri» de la conscience que comme un argument subsidiaire et de le reporter après la définition de la «dignité», qui remplit la neuvième Veille. Il me semble qu’il aurait tort et que sa première marche est plus naturelle. Le poète, au début, a déjà l’idée de la justice puisqu’il part à sa recherche. L’investigation terminée, il constate que son insuccès n’a fait que rendre cette idée plus impérieuse. «L’appel au cœur» n’est donc qu’un retour mieux renseigné au point de départ. Le chercheur persiste, malgré la non-existence de la justice, à croire à sa nécessité, et, ne pouvant en éteindre en lui le désir, il tente d’en éclaircir l’idée, d’en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu’il a dit et le rétracte partiellement ; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du cœur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n’y avait qu’un moyen de donner à l’œuvre une consistance irréprochable : c’était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières ; de conclure, n’ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.

Ce que j’ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n’est pas la
brusquerie du retour au cœur (les «Voix» d’ailleurs l’ont préparé), ni
une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet : c’est plutôt que
sa définition de la dignité et ce qui s’ensuit l’ait trop complètement
tranquillisé, et qu’il trompe son cœur au moment où il lui revient, où il
se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera ? Mais le cœur veut qu’elle soit et qu’elle ait toujours été. Je n’admets pas que tant d’êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l’état d’excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu’à la fin des temps.

Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue, et sa fin décevante.
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés.

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

Voilà qui infirme l’optimisme des dernières pages. Ce sont elles qu’il
faudrait intituler Silence au coeur! car c’est l’optimisme qui est sans
coeur. Il est horrible que nous concevions la justice et qu’elle ne soit
pas dès maintenant réalisée. Mais, si elle l’était, nous ne la concevrions pas. Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. Le poète, pour en finir, veut croire au futur règne de la justice et prend son parti de toute l’injustice qui aura précédé. Que ne dit-il que cette solution n’en est pas une et que cette affirmation d’un espoir qui suppose tant d’oublis est en quelque façon un coup de désespoir ? Il termine, comme il a coutume, par un appel à l’action ; mais c’est un remède, non une réponse.

Tel qu’il est, j’aime ce poème. La forme est d’une symétrie compliquée. Dans les sept premières Veilles, à chaque sonnet du «chercheur», des «voix», celles du sentiment ou de la tradition, répondent par trois quatrains et demi ; le chercheur achève le dernier quatrain par une réplique ironique ou dédaigneuse et passe à un autre sonnet. On a reproché à M. Sully-Prud’homme d’avoir accumulé les difficultés comme à plaisir. Non à plaisir, mais à dessein, et le reproche tombe puisqu’il les a vaincues. Plusieurs auraient préféré à ce dialogue aux couplets égaux et courts une série de «grand morceaux». Le poète a craint sans doute de verser dans le «développement», d’altérer la sévérité de sa conception. L’étroitesse des formes qu’il a choisies endigue sa pensée, la fait mieux saillir, et leur retour régulier rend plus sensible la démarche rigoureuse de
l’investigation : chaque sonnet en marque un pas, et un seul. Puis cette alternance de l’austère sonnet positiviste et des tendres strophes spiritualistes, de la voix de la raison et de celle du cœur qui finissent par s’accorder et se fondre, n’a rien d’artificiel, après tout, que quelque excès de symétrie. Tandis que les philosophes en prose ne nous donnent que les résultats de leur méditation, le poète nous fait assister à son effort, à son angoisse, nous fait suivre cette odyssée intérieure où chaque découverte partielle de la pensée a son écho dans le cœur et y fait naître une inquiétude, une terreur, une colère, un espoir, une joie ; où à chaque état successif du cerveau correspond un état sentimental : l’homme est ainsi tout entier, avec sa tête et avec ses entrailles, dans cette recherche méthodique et passionnée.

Toute spéculation philosophique recouvre ou peut recouvrir une sorte de drame intérieur : d’où la légitimité de la poésie philosophique. Je
comprends peu que quelques-uns aient accueilli Justice avec défiance, jugeant que l’auteur avait fait sortir la poésie de son domaine naturel. J’avoue que l’Éthique de Spinoza se mettrait difficilement en vers ; mais l’idée que l’Éthique nous donne du monde et la disposition morale où elle nous laisse sont certainement matière à poésie. (Remarquez que Spinoza a donné à son livre une forme symétrique à la façon des traités de géométrie, et que, pour qui embrasse l’ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme, une incontestable beauté.) L’expression des idées même les plus abstraites emprunte au vers un relief saisissant : la Justice en offre de nombreux exemples et décisifs. Il est très malaisé de
dire où finit la poésie. «Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous
les sentiments, presque toutes les idées
», dit M. Sully-Prudhomme. S’il faut reconnaître que la métaphysique pure échappe le plus souvent à l’étreinte de la versification,-dès qu’elle aborde les questions humaines et où le coeur s’intéresse, dès qu’il s’agit de nous et de notre destinée, la poésie peut intervenir. Ajoutez qu’elle est fort capable de résumer, au moins dans leurs traits généraux, les grandes constructions métaphysiques et de les sentir après qu’elles ont été pensées. La poésie à l’origine, avec les didactiques, les gnomiques et les poètes philosophes, condensait toute la science humaine ; elle le peut encore aujourd’hui.

X

Bien des choses resteraient à dire. Surtout il faudrait étudier la forme de M. Sully-Prudhomme. Il s’en est toujours soucié (l’Art, Encore). Elle est partout d’une admirable précision. Voyez dans les Vaines tendresses, l’Indifférente, le Lit de Procuste; le premier sonnet des Épreuves; les dernières strophes de la Justice : je cite, à mesure qu’elles me reviennent, ces pages où la précision est particulièrement frappante. Il va soignant de plus en plus ses rimes; la forme du sonnet, de ligne si arrêtée et de symétrie si sensible, qui appelle la précision et donne le relief, lui est chère entre toutes: il a fait beaucoup de sonnets, et les plus beaux peut-être de notre langue. Or la précision est du contour, non de la couleur : M. Sully-Prudhomme est un «plastique» plus qu’un coloriste. En Italie il a surtout vu les statues et, dans les paysages, les lignes (Croquis italiens). Quand il se contente de décrire, son exactitude est incomparable (la Place Saint-Jean-de-Latran, Torses antiques, Sur un vieux tableau, etc.). Son imagination ne va jamais sans pensée; c’est pour cela qu’elle est si nette et d’une qualité si rare: elle subit le contrôle et le travail de la réflexion qui corrige, affine, abrège. Il n’a pas un vers banal: éloge unique, dont le correctif est qu’il a trop de vers difficiles. Son imagination est, d’ailleurs, des plus belles et, sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. S’il est vrai qu’une des facultés qui font les grands poètes, c’est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully-Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J’ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.

XI

M. Sully-Prudhomme s’est fait une place à part dans le coeur des amoureux de belles poésies, une place intime, au coin le plus profond et le plus chaud. Il n’est point de poète qu’on lise plus lentement ni qu’on aime avec plus de tendresse. C’est qu’il nous fait pénétrer plus avant que personne aux secrets replis de notre être. Une tristesse plus pénétrante que la mélancolie romantique ; la fine sensibilité qui se développe chez les très vieilles races, et en même temps la sérénité qui vient de la science ; un esprit capable d’embrasser le monde et d’aimer chèrement une fleur ; toutes les délicatesses, toutes les souffrances, toutes les fiertés, toutes les ambitions de l’âme moderne : voilà, si je ne me trompe, de quoi se compose le précieux élixir que M. Sully-Prudhomme enferme en des vases d’or pur,
d’une perfection serrée et concise. Par la sensibilité réfléchie, par la
pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien
être le plus grand poète de la génération présente.

Un de ses «amis inconnus» lui adressait un jour ces rimes :

Vous dont les vers ont des caresses
Pour nos chagrins les plus secrets,
Qui dites les subtils regrets
Et chantez les vaines tendresses,

Ô clairvoyant consolateur,
Ceux à qui votre muse aimée
A dit leur souffrance innommée
Et révélé leur propre coeur,

Et ceux encore, ô sage, ô maître,
À qui vous avez enseigné
L’orgueil tranquille et résigné
Qui suit le tourment de connaître ;

Tous ceux dont vous avez un jour
Éclairé l’obscure pensée,
Ou secouru l’âme blessée,
Vous doivent bien quelque retour…

Ce retour, ce serait une critique digne de lui. Mais, pour lui emprunter la pensée qui ouvre ses œuvres, le meilleur de ce que j’aurais à dire demeure en moi malgré moi, et ma vraie critique ne sera pas lue.

*********************************

De
Sully Prudhomme

Pour l’Amour des courbes

*
A vingt ans
(Sonnet)
Aos vinte anos
Traduction Portugaise

*

A vingt ans
(Sonnet)
A vent’anni 
Traduction Italienne

Sully Prudhomme Trad Jacky Lavauzelle

Sully

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L’ŒUVRE DE ANDRE MAUROIS

*
LITTERATURE FRANCAISE
ANDRE MAUROIS

André Maurois
Émile Salomon Wilhelm Herzog

26 juillet 1885 Elbeuf – 9 octobre 1967 Neuilly-sur-Seine

 

L’ŒUVRE DE 
ANDRE MAUROIS

par Jacky Lavauzelle

_______________________
Claude Monet, La Promenade, La Femme à l’ombrelle, 1875

*********************

LA FRAGMENTATION DU MOI
&
LA DERIVE DU TEMPS et DES ÊTRES

LES THEMES MAJEURS d’André Maurois

DE LA SOUDAINE JEUNESSE AUX SOLEILS DEFUNTS

UNE RECOMPOSITION DES TRAITS
ORIGINAUX DE MON MOI

UN PROUST CHIRURGIEN ET UN MAUROIS ARCHEOLOGUE

UN COMPOSITEUR MYSTERIEUX
QUI ORCHESTRE NOTRE EXISTENCE

NOS EMOTIONS LES PLUS FORTES
SONT-ELLES LES PLUS RESISTANTES ?

ET QUE MEUVENT NOS HUMEURS

UN MOI PRESENT ET UN MOI DISPARU

« NOUS RECONNAISSONS LEUR VERITE
PASSE A LA FORCE PRESENTE
DE LEURS EFFETS« 

CREER UN PASSE QUI NE FUT POINT

AU MOINS UN AIR DE VERITE,
JUSTE UN AIR

TIRER DE CHAQUE MOMENT
CE QU’IL PEUT CONTENIR D’INTENSITE

ANDRE MAUROIS
UNE CERTAINE IDEE DU MONDE

« ON SENT TOUT DE MÊME QU’ILS NE SONT PAS DE NOTRE MONDE« 

LES MALHEURS DE LA NAISSANCE

CE NE SONT PAS DES GENS
COMME NOUS

S’ELEVER DU SENTIMENT DE CASTE
AU SENTIMENT NATIONAL

ANDRE MAUROIS
OU LA MUSIQUE DANS LA NATURE

Le charme d’une musique rode, habille ou se jette sur les protagonistes dans l’œuvre d’André Maurois.

 » De la musique avant toute chose » 
(Verlaine, Art poétique)


« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »

 » C’est des beaux yeux derrière des voiles »
(Verlaine, Art poétique)

ANDRE MAUROIS
LA LENTE DERIVE VERS LA MER

C’est le destin, maître de tout qui dirige le mouvement. Sans libération avec lassitude, oubli, parfois résignation attendue et sereine, toujours dans l’abandon de toute volonté : « The weariest river, répétait-elle souvent, la rivière la plus lasse, j’aime bien ça…C’est moi, Dickie, la rivière la plus lasse… Et je m’en vais tout doucement vers la mer. » (Climats)

LA FEMME CAMELEON

Une femme dans l’œuvre d’André Maurois n’a aucune personnalité, ou plutôt les a toutes ; elle a la personnalité de l’homme aimé, totalement. La femme se retrouve véritable caméléon.  Elle n’est, bien entendu, plus avec Maurois déjà ce qu’elle pouvait être du temps de Molière, par exemple. Les temps ont changé.

ANDRE MAUROIS
LE CHEVALIER & LA PRINCESSE

 A l’origine était l’amour parfait, un héros, fort et titanesque, et sa belle, fragile, douce et tendre, voire larmoyante.
Le héros, Cavalier d’or, magnifique, serait le défenseur, armé et bataillant contre tous les ennemis. Comme dans toute l’œuvre de Maurois, la belle serait là, à attendre ou prisonnière, point fixe, dans sa chambre, sa tour ou son château aimantant le cavalier errant et tournoyant, défendant dans des contrées interlopes, lointaines ou non, l’honneur de sa dame.

ANDRE MAUROIS
ET LA MUSIQUE DU SENTIMENT AMOUREUX

Une vie amoureuse et symphonique
où les thèmes s’entremêlent    

L’ŒUVRE
DE
ANDRE MAUROIS

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NON ! JE NE SUIS PAS BYRON !- POÉSIE DE MIKHAÏL LERMONTOV – 1832 – Поэзия Михаила Лермонтова – Нет, я не Байрон

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__________________________________
LITTÉRATURE RUSSE
POÉSIE RUSSE
Русская литература
Русская поэзия
___________________________________
___________________________________

Poésie de Mikhaïl Lermontov
Поэзия Михаила Лермонтова
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MIKHAÏL IOURIEVITCH LERMONTOV
Михаи́л Ю́рьевич Ле́рмонтов
3 octobre 1814 Moscou – 15 juillet 1841 Piatigorsk
3 октября 1814 г. Москва – 15 июля 1841 г. Пятигорск

__________________________________
TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE
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NON ! JE NE SUIS PAS BYRON !
1832
Нет, я не Байрон

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Нет, я не Байрон, я другой,
Non, je ne suis pas Byron, je suis différent,
Ещё неведомый избранник,
Un autre élu encore inconnu,
Как он, гонимый миром странник,
Comme lui, un vagabond entraîné dans le monde,
Но только с русскою душой.
Mais seulement avec une âme russe.



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1832

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POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS (I)

 POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS
Алекса́ндр Серге́евич
Alexandre Pouchkine 
русский поэт- Poète Russe
русская литература
Littérature Russe

poemes-de-alexandre-pouchkine-artgitatopushkin-alexander

ALEXANDRE POUCHKINE 
pushkin poems
стихотворение  – Poésie
POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS

 

 

POUCHKINE – Пу́шкин
Алекса́ндр Серге́евич Пу́шкин
1799-1837

[создатель современного русского литературного языка]

 

LA POESIE DE POUCHKINE

СТИХИ АЛЕКСАНДРА СЕРГЕЕВИЧА ПУШКИНА

POUCHKINE ET LE MOUVEMENT LITTERAIRE EN RUSSIE DEPUIS QUARANTE ANS
I – PREMIERE PARTIE
Charles de Saint-Julien

Œuvres choisies de Pouchkine, traduites par M. H. Dupont


Il en est de certains pays comme de certains hommes, dont la destinée est d’être soumis aux jugements les plus contraires, de se voir à la fois l’objet d’éloges excessifs et de critiques violentes, de ne trouver justice et modération nulle part. Tel est de nos jours le sort de la Russie. Les uns, voyant dans cet empire l’expression la plus puissante d’un principe que la France a répudié, tendent les bras à son gouvernement, fort indifférent à leur égard, et ne trouvent pas de formules assez pompeuses pour proclamer ses bienfaits. A les entendre, la Russie est le seul pays où règnent sans partage aujourd’hui l’ordre, la paix, le bien-être, le seul qui demeure fort et sage au milieu des secousses sociales dont le monde est ébranlé. Les autres, se jetant dans un excès opposé, ne voient dans la nation russe qu’un amas grossier d’esclaves courbés sous le knout d’un Tartare, lequel n’a d’autre loi que son bon plaisir, d’autre règle que son caprice. Cette dernière opinion est encore aujourd’hui la plus répandue, la plus généralement accréditée en Europe. En attendant que le grand redresseur de torts en cette matière, le temps, fasse prévaloir définitivement la vérité sur l’erreur, il suffirait d’un peu de réflexion pour découvrir ce qu’il y a d’exagéré dans ces jugements contradictoires. Une seule conviction résulterait, selon nous, d’un examen impartial de ces apologies et de ces attaques systématiques : c’est qu’un peuple qui depuis neuf siècles, à travers les vicissitudes les plus étranges, a donné les plus éclatants exemples de courage et de patriotisme, un tel peuple mérite d’être traité avec moins de légèreté.

Un fait puissant et terrible s’élève, nous le savons, entre l’Europe et l’empire des tsars. La Pologne accablée a mis la douleur et l’indignation dans toutes les âmes ; elle a réveillé toutes les colères contre ses ennemis. Ces sentiments sont nobles et légitimes, et il faudrait manquer d’entrailles pour ne pas les comprendre ; mais, sous l’influence d’une émotion généreuse, on oublie peut-être qu’envisagée des hauteurs historiques, la question de la Pologne échappe aux intérêts de la politique actuelle, pour ne laisser voir que la suite d’une guerre de peuple à peuple vieille de plusieurs siècles. Les Polonais commandèrent un jour au pied du Kremlin, où ils avaient amené un faux descendant des vieux tsars, insultant ainsi à la nationalité moscovite jusqu’en ses foyers. De là une haine mortelle vouée par les Russes à leurs fiers vainqueurs, de là une de ces vendetta corses qui ne se terminent que par l’extinction de la race ennemie. D’ailleurs, il est des accidents historiques dont il ne faut tenir compte qu’avec réserve, quand on veut apprécier sainement l’état d’un grand peuple. Or, la nation russe a son existence parfaitement indépendante de la politique extérieure de son gouvernement, et au lieu de la juger à priori et sans appel, suivant l’intérêt ou la passion, il conviendrait de remonter à son origine, de la suivre dans sa vie sociale, de pénétrer dans les secrets de sa vie domestique, d’étudier son caractère, ses mœurs, ses habitudes. C’est ce qu’on n’a pas suffisamment fait ; aussi peut-on dire que la Russie est restée, sous bien des rapports, inconnue à l’Europe, malgré les nombreux ouvrages que publient à l’envi des touristes de tout esprit et de toute condition.

 

On ne se fait pas une idée, dans nos pays de civilisation régulière, des éléments nombreux et opposés qui concourent à former ce qu’on pourrait appeler le tissu national de la race moscovite. Nous nous figurons, par exemple, qu’il n’existe que deux classes dans la société russe, les nobles et les esclaves, et nous croyons connaître les premiers pour avoir vu quelques Moscovites titrés promener à travers nos capitales leur inquiète curiosité, ou bien pour avoir rencontré dans le monde quelques-uns de ces élégants secrétaires d’ambassade dont une éducation spéciale a complètement transformé les manières et le langage. Quant aux esclaves, nous avons un modèle tout prêt : les serfs de notre moyen-âge. C’est se méprendre sur les uns comme sur les autres. En premier lieu, la noblesse russe, — depuis les familles qui remontent avec orgueil aux vieux boyards et se rattachent aux princes apanagés jusqu’aux dernières anoblies par quelques années de fonctions publiques, — se divise en une foule de classes, dont chacune a son centre d’action et de pensée, son caractère, ses mœurs et ses préjugés. En outre, l’espace qui sépare cette noblesse des hommes de la glèbe est comblé par plusieurs castes intermédiaires. Ce sont d’abord les petits employés du gouvernement, qui travaillent à s’anoblir, espèce de tiers-état craintif et mécontent. Après ceux-ci viennent les marchands, dont la corporation a acquis, sous le règne actuel, une importance manifeste et qui s’étend chaque jour davantage ; enfin, les bourgeois, dont l’existence se lie à celle des marchands, et qui ne tarderont pas à former avec eux une classe nombreuse et forte. Quant aux serfs, qui se montrent en dernier lieu, ce sont de véritables fermiers attachés au sol, auquel ils appartiennent, et dont ils partagent de diverses façons le produit avec les propriétaires. Ces différentes classes se subdivisent encore, se distinguent, se tranchent, si on peut le dire, en couches infinies, ce qui ne les empêche pas de se réunir, de former dans certaines circonstances un ensemble de parties parfaitement harmoniques. Alors les rivalités de caste et de rang, les jalousies, les ambitions, les mauvais vouloirs, si profonds et si vivaces qu’ils soient, tombent et s’éteignent pour faire place à un seul intérêt et à un seul sentiment : la nationalité. 

Nous venons de prononcer un mot qui explique tout le travail intérieur de la Russie, tout son mouvement littéraire depuis quarante ans. Le bon sens moscovite sait que l’esprit de nationalité peut seul donner à la Russie une valeur et une force réelles en présence de l’Europe. Seulement on pourrait se demander comment il se fait qu’un sentiment aussi légitime, aussi généreux, ait pu passer depuis quelques années à l’état de système mesquin et puéril, comment il se fait qu’il ait cru s’anoblir par une affectation de dédain, nous allions dire de mépris, pour tout ce qui est étranger. Le mot de nationalité est devenu une espèce d’enseigne obligée, de mot d’ordre et de ralliement à tout propos invoqué. La Russie ne craint-elle pas que ces appels systématiques au sentiment national soient mal interprétés, et qu’on ne lui rappelle à ce sujet certains gentilshommes d’autrefois, qui mettaient sans cesse en avant la noblesse de leur blason dans la crainte, quelquefois fondée, qu’on n’y crût point assez ? Hâtons-nous de le dire, ce pavillon patriotique si complaisamment déployé à tous les vents n’est pour ainsi dire que le symbole nouveau d’un fait ancien, d’une réaction depuis longtemps préparée contre l’influence étrangère, et conséquemment, à plusieurs égards, contre la rénovation sociale imposée au pays par Pierre Ier. Encore aujourd’hui, il est une question qu’on ne se lasse point d’agiter : le fondateur de Saint-Pétersbourg a-t-il réellement servi sa patrie en la poussant violemment dans la voie européenne ? De là, mille discussions, mille controverses, qui ne sauraient aboutir, malgré quelques exagérations fâcheuses, qu’à une conciliation désirable entre la civilisation de l’Europe et l’influence renaissante de la vieille nationalité moscovite.

Après avoir vu pendant un siècle et demi la docile obéissance de la Russie à l’impulsion étrangère, il semble qu’on doive s’étonner de la voir se livrer actuellement à l’examen des principes de ce qu’on appelle sa régénération sociale. En y réfléchissant un peu, on sera obligé de convenir que cet examen même pourrait bien indiquer des progrès assez marqués, un développement de l’esprit national dont la Russie a de plus en plus conscience, et qu’elle est jalouse de faire reconnaître à ceux qui l’instruisirent. D’ailleurs, cette opposition nationale contre une civilisation acceptée forcément ou d’office, cet esprit assez confiant en lui-même pour croire qu’il aurait tracé son sillon de lumière sans le secours de l’Occident, cette révolte longtemps contenue contre un ordre de choses qui n’avait pas été choisi, tout cela correspond à ce qu’il y a dans le sentiment public en Russie de plus jeune et de plus ardent. Il ne faut pas chercher ailleurs les causes et le principe du mouvement littéraire qui se continue aujourd’hui dans cet empire, mouvement que nous voudrions apprécier non-seulement dans ses productions récentes, mais dans celles du poète qui le prépara et le dirigea. Ce poète, on l’a nommé, c’est Alexandre Pouchkine.

 On sait que la littérature russe du dernier siècle était toute française et de cour, car, à l’exception de Lomonossoff, ce pauvre pêcheur d’Archangel qui devait être le Malherbe moscovite, et du prince Cantemir, célèbre par ses satires, elle n’avait rien qui fût national. C’était une gracieuse contrefaçon de la petite littérature de Versailles, dont le siège se tenait à l’Ermitage, cette solitude lettrée de la grande Catherine, où peu d’élus étaient appelés, même parmi les courtisans, mais dont tous les élus étaient gens d’esprit. Là un couplet du comte de Ségur, une épître du comte Schouvalof ou du prince Bélosselsky, étaient applaudis avec enthousiasme par les heureux et nobles habitués de l’impérial cénacle, au milieu duquel vint tomber un matin l’encyclopédiste Diderot, qui n’en changea ni l’esprit ni l’allure. Hors de ce cercle privilégié, les lettres marchaient d’un pas lent et boiteux. Le peu d’ouvrages qui se publiaient en Russie n’étaient guère que de faibles imitations françaises : la Pétréide de Kéraskoff ne vaut pas, à coup sûr, les fragments de Thomas qui nous sont restés sous le même titre ; ces pâles traductions du français n’étaient lues que parce qu’il n’y avait pas autre chose à lire. Quant à la littérature nationale, elle n’existait point encore, à moins qu’on ne veuille appeler ainsi quelques récits traditionnels, espèces de romans fantastiques, comme celui de Dobrine, l’enfant sans père, que les vieillards racontaient durant les longues soirées d’hiver à leur famille réunie autour du poêle de l’isba.

 Cependant un nouveau siècle et un autre règne commencèrent. Les armées de la Russie, entraînées par les événements européens, passèrent les Alpes, et, en même temps que le ciel d’Italie éblouit leurs regards, le spectacle de la civilisation moderne, frappant tout ce qu’elles renfermaient de jeunes imaginations, leur ouvrit une longue perspective d’idées et de sentiments nouveaux. Plus tard, ces mêmes armées se trouvèrent transportées au sein de la France, et le contact immédiat de notre vie publique ne fut pas perdu pour quelques esprits que ce grand mouvement initia au rôle, à la puissance de la pensée. Après cette campagne, éternel sujet d’orgueil pour les Russes, l’empereur Alexandre, saisi tout à coup d’idées plus généreuses que politiques, rêva l’affranchissement de son pays. La jeunesse exaltée se livra en même temps à l’examen des plus hardies questions de réforme sociale. Une société secrète prit naissance et trama dans l’ombre un grand projet de révolution ; mais le temps, qui seul peut mûrir certaines œuvres, manqua à celle-ci : la nation demeura impassible devant la tentative du 14 décembre 1825. Seulement la Sibérie et l’échafaud y gagnèrent quelques victimes. Plusieurs familles eurent à gémir, et tout fut oublié, ou plutôt on n’oublia point, on attendit. Les esprits plus calmes comprirent qu’on avait fait une grande faute, et se renfermèrent dans la discussion des principes. Qu’on ne croie pas cependant, comme il serait naturel de se l’imaginer d’après l’esprit connu de l’autocratie, que le gouvernement russe fermât dès cet instant la voie aux idées progressives ; ce serait une erreur. Jamais la censure n’avait été plus indulgente, et il est douteux qu’on eût permis en Autriche ou à Naples la libre circulation des écrits qui s’imprimaient à Saint-Pétersbourg ou qui y arrivaient. Peu d’ouvrages se sont publiés en France à cette époque qui n’aient eu leur libre entrée en Russie. Cette indulgence du gouvernement s’explique par la transformation même qui s’était accomplie dans les esprits. De violent et de fiévreux, le mouvement était devenu paisible et régulier ; il avait quitté le terrain de l’action brutale pour entrer dans la voie des études sérieuses. Les idées politiques avaient d’abord cédé la place aux idées générales de droit public ; puis ce fut le tour des idées littéraires. On comprit que le nonce te ipsum du philosophe doit s’appliquer également aux nations, et qu’un peuple ne saurait arriver à la connaissance de lui-même sans passer par la littérature, cette introduction obligée à tant de choses. Ce fut donc vers la littérature que se tourna l’activité des intelligences.

 C’était le moment où s’agitait en France le procès des deux écoles rivales ; le bruit de ce démêlé, auquel venait se joindre le bruit plus éclatant de la gloire de Byron, retentit sur les bords de la Néva, et les imaginations furent entraînées. La nouvelle école conquit d’abord toutes les sympathies. Des essais furent faits dans le sens de ses théories, et le public y applaudit. La jeunesse lettrée se mit à interroger curieusement le passé de son pays, qui lui offrit d’abord peu de richesses ; elle ne se découragea point et continua à fouiller les chroniques, à recueillir les traditions populaires. La Russie eut son historien dans Karamsine, et grace à son travail, malheureusement inachevé, sur les annales de l’empire, le culte de la nationalité put se retremper, se fortifier dans les souvenirs historiques. A partir de 1825 surtout, les salons de Pétersbourg présentèrent une physionomie singulièrement animée. De jeunes et ardens esprits y débattaient chaque soir toutes les théories dont l’influence féconde se faisait alors sentir en Europe. On examinait quel rapport pouvait exister entre ces théories et l’art national. Cet art, il ne s’agissait pas simplement de le raviver comme en France, mais de le faire naître, pour ainsi dire, en le demandant aux traditions et à l’histoire du pays. Le bruit des disputes françaises continuait à jeter ses incessans échos dans ces vives discussions. Comme l’Allemagne avait une large part dans nos études et nos sympathies, on était souvent amené à comparer entre eux les écrivains des deux pays, et, nous le disons à regret, ces comparaisons étaient presque toujours faites dans un esprit d’hostilité contre la France. Ces jeunes gens, dont les manières et le bon goût attestaient si clairement l’influence de nos mœurs et de nos écrits, se montraient le plus naïvement ingrats du monde, en se germanisant d’idées et d’opinions, de peur de paraître Français. C’était un parti pris, une sorte de mode ; pour paraître profond, il fallait dédaigner la France. Tout cela n’indiquait en définitive qu’un dépit mal déguisé. La France de Versailles, voire la France encyclopédique, avait long-temps régné à la cour ; l’éducation aristocratique avait été jusque-là, et n’a pas cessé d’être encore, sous bien des rapports, toute française. Il fallait mettre un terme à cette usurpation étrangère, il était temps de repousser les mœurs et les idées gauloises ; on était Slave avant tout ; les destinées de la Russie ne pouvaient s’accommoder de cette perpétuelle imitation. Par malheur, les aimables raisonneurs ne s’apercevaient pas que pour n’être point Français ils se faisaient Allemands.

 Parmi les salons dont les nobles habitués prenaient alors une si vive part au mouvement intellectuel du pays, il en est ’un surtout qui mérite d’être distingué, car il eut dans ce réveil littéraire son rôle brillant et même sa réelle influence. C’est celui de Mme la comtesse de Laval, épouse d’un ancien gentilhomme français, femme d’esprit et d’imagination, animée d’un goût réel pour les arts et les lettres. L’élite de la jeunesse de Saint-Pétersbourg, reçue chez Mme de Laval, était présidée par Kasloff, le Nestor des écrivains russes, poète distingué, que son âge et sa cécité complète rendaient doublement vénérable. Là on voyait le comte Kamarovsky, auteur de vers français où se révélait un talent aimable, formé à l’école du chantre des Méditations et des Harmonies ; le prince Odoevsky, d’une des plus vieilles familles moscovites, esprit délicat et rêveur, partisan du mysticisme germanique, qui depuis lors a pris rang parmi les écrivains les plus estimés de la Russie ; M. Vénévitinoff, qui promettait un grand poète à sa patrie, et que la mort a prématurément enlevé. Quelques nobles vétérans de l’armée poétique venaient apporter leurs encouragements aux jeunes novateurs. Parmi ceux-là on distinguait Gnéditch, le traducteur d’Homère, et Kriloff, le La Fontaine russe, comme le nôtre plein de finesse, de verve gracieuse, de sens et de philosophie pratique. Le comte de Laval représentait, au milieu de ses hôtes, l’esprit français du XVIIIe siècle, l’esprit du prince de Ligne, et son scepticisme indulgent trouvait toujours une observation fine et railleuse à placer au milieu des plus chaudes discussions. Le spirituel vieillard opposait aux fougueuses sorties des jeunes écrivains les leçons, l’expérience et les traditions d’une époque dont il avait gardé le bon sens ironique aussi bien que la grâce exquise. Mais l’âme secrète de ces réunions, l’homme qui, bien qu’absent de Pétersbourg, dominait ces vifs débats, c’était Pouchkine. Le poète était l’ami de la plupart de ces jeunes gens, qui professaient pour lui une admiration sans bornes, un respect sans limites. Quand on avait assisté à ces réunions littéraires, où il était sans cesse question de lui, à propos d’une lettre reçue, d’un poème annoncé, où d’ardents disciples rapportaient et commentaient toutes les opinions du maître avec un juvénile enthousiasme, on ne pouvait se méprendre ni sur la valeur du poète ni sur la portée de son influence. La vie de salon était alors liée trop étroitement à la vie intellectuelle du pays pour qu’on ne vît dans les éloges accordés à Pouchkine par tant de voix unanimes que l’expression d’une sympathie passagère et d’un engouement mondain. Il fallait bien reconnaître là plus que l’opinion d’une coterie. Évidemment l’esprit national émancipé ne voyait pas seulement dans Pouchkine un grand poète ; il voyait en lui sa propre personnification, il se reconnaissait et s’admirait dans un homme de génie.

 Ainsi, le mouvement, commencé d’abord sur le terrain politique, s’était porté sur le terrain littéraire. Cette transformation de l’esprit national avait été secondée par l’élite de la société russe, et les salons étaient devenus, à Pétersbourg, une noble arène où les plus hautes questions de poésie et d’art étaient soulevées et débattues. L’homme qui dirigeait ce mouvement, qui le personnifiait, était Alexandre Pouchkine. L’appréciation de ses écrits est donc en quelque sorte l’appréciation même de la littérature russe contemporaine dans ses débuts, dans sa jeunesse féconde et dans sa période la plus récente.

 I. 

Dans les pays d’ordre et de discipline militaire, l’indépendance de certains esprits dégénère quelquefois en une susceptibilité ombrageuse, intraitable. Leur imagination, excitée par mille entraves, les emporte à travers les champs d’une liberté impossible, renversant ou brisant dans sa course toutes les barrières que les mœurs, la bienséance et la morale tenteraient de lui opposer. Tel se présente Pouchkine au début de la vie. Le sang africain de son aïeul, pour être mêlé dans ses veines au sang moscovite, n’avait rien perdu de sa chaleur native. Ennemi du travail et de la réflexion, impérieux, léger, versatile, Alexandre Pouchkine rachetait ces défauts par les nobles élans d’une nature généreuse et passionnée. Dans ses traits mêmes, on reconnaissait, avec l’empreinte de la race africaine, tous les signes d’un caractère indomptable. Il avait la tête forte et le front ombragé d’une forêt de cheveux épais et crépus. Son nez, recourbé en bec de vautour, était brusquement aplati par le bout, ses lèvres étaient proéminentes ; mais le regard vif et impérieux donnait à l’ensemble de sa physionomie une singulière expression de grandeur et de fermeté. Mieux encore que le regard, la parole animée et brillante faisait dans Pouchkine reconnaître le poète.

 On comprend qu’il n’était pas donné à une nature semblable de se plier à la vie disciplinée et laborieuse de l’école. Entré en 1811 au lycée de Tsarkoe-Sélo, Pouchkine passa à lire en cachette Goethe et Voltaire le temps qu’il eût dû consacrer aux études classiques. Déjà il s’exerçait à l’épigramme et rimait quelques essais poétiques fort applaudis de ses condisciples ; la supériorité de son esprit et l’énergie de son caractère se révélèrent à la fois durant les sept années qu’il passa à Tsarkoe-Sélo. Subjugués par l’ascendant de cette vive intelligence, ceux qui entouraient Pouchkine acceptèrent sans trop d’opposition les prétentions de son caractère despotique, et le poète s’accoutuma ainsi de bonne heure à la domination et à l’indépendance. Bientôt sa renommée naissante franchit l’enceinte du lycée, pour le précéder dans les salons qui allaient s’ouvrir devant lui. Les relations de son père avec les écrivains célèbres de cette époque, Karamsine, Dmitrieff et Joukovski, ne furent point étrangères à cette précoce réputation. Les vers de l’écolier étaient reçus avec les plus vifs applaudissements, et, lorsque le jeune auteur se présenta dans le monde, les applaudissements redoublèrent. Ce fut une véritable ovation, et, l’on pourrait dire, le triomphe avant la victoire.

 Quelle était cependant la valeur réelle de ce jeune homme, sorti à peine de l’école, d’où il ne rapportait aucune des études qui, dans nos pays de civilisation latine, sont la condition presque indispensable des succès littéraires ? Pouchkine ne savait rien des littératures anciennes ; quant aux littératures modernes, elles ne lui étaient connues que par quelques auteurs qu’il avait lus à la dérobée. L’histoire n’avait laissé dans sa mémoire que des faits généraux et vagues ; toutes ses connaissances étaient incomplètes : rien, dans son esprit, de lié, de tissu, de coordonné ; mais ce jeune homme avait une imagination ardente, une intelligence merveilleuse, quoique éclairée de mille clartés confuses, un génie moqueur, une verve satirique : il était poète, poète né pour la lutte plutôt que pour la rêverie. Le monde l’accepta ainsi. Pouchkine lui paya sa bienvenue par une sorte de dithyrambe patriotique sur les derniers succès des armées russes et la glorification de l’empereur Alexandre ; après quoi, laissant la poésie venir à ses heures, il ne songea plus qu’à se plonger dans les plaisirs. Les fêtes du monde furent bientôt impuissantes à le satisfaire : il lui fallut l’orgie nocturne, bruyante, effrénée, le jeu avec ses émotions puissantes et fiévreuses, les duels, qui sont aussi un jeu, et qui, pour lui, variaient la monotonie de l’autre. Il aimait les duels : était-il averti par un pressentiment secret, et voulait-il se familiariser avec ce terrible hasard qui devait un jour lui être si fatal ?

La violente nature de ce jeune homme ne tarda pas à se trahir au milieu des salons par d’imprudents discours. Quand une question d’émancipation politique était agitée en sa présence, le chantre de l’empereur Alexandre devenait un tribun dont l’éloquence hardie faisait trembler ses amis pour sa liberté. La Muse ne le visitait plus que pour lui inspirer des chants d’indépendance qu’on ne retrouve point dans ses œuvres, mais que la mémoire des contemporains a retenus. Les craintes de ses amis ne tardèrent pas à se justifier. Pouchkine reçut l’ordre de quitter Pétersbourg. Les provinces méridionales de l’empire lui furent assignées comme lieu de résidence.

En voyant une peine si sévère infligée à Pouchkine pour quelques déclamations irréfléchies, on serait tenté de partager une opinion qui a souvent entretenu le public français dans une fâcheuse indifférence à l’égard des poètes russes. On croirait volontiers qu’il y a incompatibilité entre le gouvernement absolu et le libre épanouissement d’une imagination poétique. La réputation de Pouchkine n’est encore arrivée jusqu’à nous que comme un écho affaibli, et n’a été acceptée qu’avec réserve : nous venons de dire pourquoi. On a posé en règle que la liberté est indispensable au développement de la poésie, et dès-lors on répugne à croire qu’un grand poète ait pu naître et s’épanouir sous le ciel de la Russie. Est-il besoin pourtant de faire remarquer que la poésie, dans son essence supérieure et divine, échappe complètement à l’influence d’une forme plus ou moins libérale de gouvernement ? Pouchkine et Mickiewicz chantèrent tous deux sur une terre privée d’indépendance ; qui oserait dire que leur imagination fut moins maîtresse d’elle-même, moins dégagée de toute entrave grossière que celle du chantre de Harold ? Qui oserait affirmer que leurs poèmes respirent moins vivement que ceux de Byron le sentiment de la liberté et de la dignité humaines ?

 Lorsque Pouchkine se vit en présence de cette sévère et puissante nature de l’antique Chersonèse, qu’il aperçut le Caucase à la cime souveraine, que ses regards se perdirent à l’horizon de ces steppes sans fin où l’on voit passer les chameaux des caravanes comme aux déserts de l’Arabie, alors le poète connut de nouvelles émotions. Ce fut pour lui un moment de recueillement profond et solennel ; s’interrogeant pour la première fois dans la solitude, il sentit ce qui manquait à son esprit encore inculte ; il appela au secours de son âme chagrine et désabusée l’étude et la réflexion. Jusqu’alors son génie n’avait obéi qu’à une fougueuse effervescence, à des colères subites et à des passions soudaines ; d’admirables instincts poétiques avaient donné à ses premiers accents la verve, la puissance et l’harmonie ; mais le flot de ces inspirations pouvait se tarir, si des études sérieuses n’en venaient entretenir et purifier la source. Pouchkine recommença donc son éducation lui-même. Il écrivait des lieux de son exil : « J’ai appelé dans la solitude le paisible travail et le goût de la réflexion. Le temps est à moi, et j’en use selon ma volonté ; mon esprit est devenu l’ami de l’ordre ; j’apprends à retenir mes pensées, je cherche à réparer en liberté le temps perdu : je me mets en règle avec le siècle. » Comme l’intelligence de Pouchkine était vive, cette éducation fut bientôt terminée. Alors l’inspiration lui arriva de nouveau, mais riche, abondante, et toute pénétrée de la chaleur du ciel qui rayonnait sur sa tête, tout étincelante des reflets de ses splendides horizons. On eût dit que le génie du poète avait retrouvé sa patrie dans cette terre méridionale et reconnu sa famille dans ses rudes habitans. Aussi imprima-t-il un cachet d’originalité locale remarquable aux trois poèmes qu’il composa dans ce temps-là : la Fontaine de Baktchisaraï, inspiré par le palais en ruine d’un ancien khan de Crimée ; le Prisonnier du Caucase, dont le sujet est emprunté à l’un de ces mille épisodes que fait naître chaque jour la guerre du Caucase, et les Bohémiens, que lui dicta la vue d’une de ces peuplades errant dans les plaines de la Bessarabie.

 

Dans ces trois poèmes, c’est une muse presque orientale qui se révèle. L’éducation européenne avait nourri l’esprit de Pouchkine sans lui enlever son originalité. L’auteur des Bohémiens resta toujours sans émotion devant les souvenirs classiques, et ne put leur demander des sujets d’inspiration sans laisser voir aussitôt une excessive infériorité. Si pendant cet exil il se rappelle qu’Ovide fut comme lui exilé aux mêmes lieux, sa muse reste froide et déclamatoire ; mais lorsque, obéissant à son génie, il décrit les mœurs libres et pittoresques de l’aoul (village circassien), ou traduit avec une verve sauvage les discours passionnés de la fille des Bohêmes, alors cette muse prend la taille des muses antiques et se fait admirer. On chercherait en vain dans ces poèmes écrits au pied du Caucase l’influence de notre littérature européenne avec ses sentiments délicats, ses passions retenues, ses élans de convention. Tout y est dédaigneux de notre bon goût, hardiment sacrifié à la vérité d’une nature que nous ignorons. Quelques-uns ont voulu trouver dans ces premiers poèmes une imitation de Byron. Ceux-là comprenaient mal la muse de Pouchkine. Byron, pair de la Grande-Bretagne, avait tracé des types empruntés à son imagination, et qu’il orientalisa à peu près comme aurait fait un habile costumier ; Pouchkine, descendant du nègre Annibal, peignit des types réels, des types vivants, qu’il voyait partout autour de lui ; puis il les anima de ses propres passions, qui étaient aussi les leurs, c’est-à-dire brûlantes, jalouses et cruelles. Or, si cette individualité tout orientale de Pouchkine se trouve portée quelque part à sa plus haute expression de vérité, c’est sans contredit dans le poème des Bohémiens.

Savez-vous d’où sortit cette race nomade,
Nation dont partout erre quelque peuplade,
Hommes au teint de cuivre, à l’œil noir, dont la peau
Se durcit à travers les trous d’un vieux manteau ;
Qui traînent après eux leurs bruyantes familles ;
Vendant selon les lieux leurs poignards ou leurs filles,
Mais ne campant jamais aux mêmes bords deux fois ?
Car leur plus grand besoin, à ces tribus sans lois,
C’est d’errer, de franchir steppe, désert aride,
Plaines ou monts, suivant qu’un caprice les guide,
Faisant le plus de mal qu’ils peuvent aux chrétiens.
Demandez-leur d’où vient leur race de païens,
S’ils sortirent des murs de Thèbes la divine,
De l’Inde, ce vieux tronc où pend toute racine,
On bien s’il faut chercher leur source, qu’on perdit,
Parmi les Juifs de Tyr, comme eux peuple maudit ?…
Ils l’ignorent. Pour eux, les temps sont un mystère ;
Comme l’oiseau des airs, ils passent sur la terre.
Qu’ont-ils besoin de plus, et que leur fait, au fond,
Qu’ils viennent de l’aurore ou du couchant ? Leur front
A pour toit le ciel pur où brillent les planètes ;
Pour lit, le bord du fleuve ou des mers inquiètes :
Et puis ils ont leurs chants, le soir, devant leurs feux,
Leurs chants d’amour, ardents, libres, impétueux,
Qui donnent au plaisir les accents du délire
Et demandent le bruit du fer au lieu de lyre.

Tels sont les Bohémiens de Pouchkine. Le camp d’une de ces peuplades nomades venait de se livrer au sommeil ; les feux s’éteignaient ; la lune, montée sur l’horizon, éclairait de ses blanches lueurs un vieillard assis devant des charbons fumants qu’il ranimait. Ce vieillard attendait le retour de sa fille, la jeune Zemphirine, attardée ce soir-là dans la campagne. Elle paraît bientôt, accompagnée d’un étranger qu’elle présente à son père. « Mon père, lui dit-elle, je t’amène un hôte. Je l’ai rencontré derrière un tertre dans le désert, et l’ai engagé à passer la nuit dans notre camp. Comme nous, il veut vivre en liberté ; la loi le proscrit, mais je serai son amie. Il se nomme Aléko ; il me suivra partout où je voudrai. » C’est bien là le langage d’une passion naïve et qui ne connaît pas d’obstacles. Zemphirine avoue son amour comme elle avouerait le plus innocent caprice ; elle parle d’Aléko comme elle parlerait d’un oiseau, d’une gazelle favorite. On devine la réponse du vieillard. L’étranger est reçu dans la tente, et devient l’heureux époux de l’alerte jeune fille. Deux ans se passent. Aléko est toujours amoureux de Zemphirine, lorsqu’un matin, celle-ci, auprès d’un berceau, se met à chanter une étrange chanson d’amour. La jalousie entre au cœur de l’époux ; il se plaint au vieillard : celui-ci lui rappelle quelles sont les mœurs des tribus bohémiennes et lui raconte sa propre histoire. La femme qu’il avait épousée, la mère de Zemphirine, l’a quitté, lui aussi, après avoir vécu un an sous sa tente, pour suivre un jeune Bohémien. On comprend qu’Aléko ne se laisse point désarmer par ce récit : le proscrit européen ne saurait partager la résignation philosophique du vieillard ; il surprend Zemphirine à un rendez-vous.nocturne, et frappe les deux amants. Le jour se lève ; la foule des Bohémiens entoure le meurtrier et ses victimes. Les femmes s’approchent pour baiser les yeux des morts ; puis, lorsque les cérémonies funèbres sont terminées, le père de Zemphirine aborde Aléko, qui regarde en silence : « Quitte-nous, homme orgueilleux, lui dit-il ; nous sommes sauvages, nous n’avons besoin ni de sang ni de soupirs, mais nous ne voulons pas vivre avec un assassin ! Tu ne comprends point la vie nomade, tu ne veux de liberté que pour toi ; ta vue nous ferait horreur ! Nous sommes timides et bons, tu es méchant et audacieux. Va, pars, que la paix t’accompagne ! »

 Ainsi finit le poème de Pouchkine. Tel qu’il est, il offre un ensemble dont l’unité est parfaite ; ce n’est qu’un épisode, si l’on veut, plutôt qu’un tableau complet et largement tracé ; mais le poète a su mettre dans cette composition tout ce qu’il nourrissait en lui de sauvage indépendance et de désirs effrénés. Il y peint la vie nomade, aventureuse, bruyante et passionnée des Bohémiens, avec une complaisance qui trahit à son insu ses sentiments les plus intimes. Lorsque Zemphirine, au matin de son amour, témoigne à Aléko la crainte qu’il ne regrette plus tard le séjour des villes, le poète épanche tout ce qu’il a de colère et d’indignation contre les hommes des cités

 « Si tu savais, si tu pouvais comprendre l’esclavage des villes, où l’on étouffe ! Là, les hommes sont entassés, sans pouvoir respirer jamais ni la fraîcheur du matin ni les parfums du printemps. Ils rougissent de l’amour vrai ; ils s’étourdissent, trafiquent de leurs pensées, se courbent devant des idoles, tendent la main, demandant de l’or et même des fers. Qu’ai-je quitté ? les tourmens de la trahison, la tyrannie des préjugés… – Mais on y trouve des palais magnifiques, reprend la Bohémienne, de superbes tissus, des jeux, des plaisirs, des festins… les parures des femmes y sont riches… – Qu’est-ce que la joie et le bruit des villes ? Là où l’amour n’est point, peut-il y avoir du plaisir ?… Quant aux femmes dont tu parles, tu l’emportes sur elles toutes !… »

 Il est facile de reconnaître dans ces expressions le sentiment d’un cœur indompté qu’irrite l’esclavage et que blessent les préjugés de la civilisation. Ce sentiment était celui de Pouchkine. Il s’est étourdi dans les orgies, il a cherché dans des transports passagers un semblant d’amour qui a sans cesse trompé son cœur avide d’amour, et pourtant ce cœur n’est point encore mort aux passions réelles ; c’est pourquoi, s’il maudit les villes, ce fier exilé, avec lequel Pouchkine s’est identifié tout entier, accepte sans hésiter la destinée des Bohèmes, cette destinée qui lui donne avec une liberté sans frein l’amour d’une jeune et belle compagne. Le dénoûment des Bohémiens ramène encore d’une façon saisissante l’expression de cet étrange mépris pour la société civilisée. La morale de ces tribus sauvages, qui laisse aux passions une liberté complète, n’est pas rapprochée sans intention de la morale inflexible qui verse le sang de la femme adultère. Dans ce poème, où respire le culte passionné de la vie indépendante, ce sont des Bohémiens qui repoussent l’homme des villes au nom d’une clémence infinie comme leur liberté même.

 Qu’on ne cherche point dans les Bohémiens ces préoccupations de systèmes et d’écoles qui agitaient alors l’Europe littéraire. Pouchkine avait adopté sans arrière-pensée l’existence que lui avait faite son exil. Il vivait un peu de la vie de ces peuplades, dont il retraçait avec tant d’énergie les mœurs aventureuses. Aussi cette vie, qui avait pour lui le double charme de l’indépendance et de l’inattendu, l’avait-elle rendu complètement indifférent à tout le reste. La politique était morte dans sa pensée. Que voulait-il ? La liberté ? Il l’avait trouvée telle que son âme la demandait, ou telle qu’il la fallait à sa nature inquiète. Quant à la liberté politique, à l’émancipation de son pays, il pensa sans doute que le temps n’était pas encore venu, et il ne s’en occupa plus. Il est même à croire qu’il eût complètement oublié les bords de la Néva, s’il n’y avait laissé des amis qui s’intéressaient à son sort, qui lui écrivaient, et auxquels il envoyait le fruit de ses inspirations. C’est ainsi que les trois poèmes qu’il avait composés en Bessarabie furent successivement publiés à Saint-Pétersbourg et accrurent sa célébrité. Le poète sut d’ailleurs mettre à profit les cinq années qu’il passa dans cet exil, soit à errer sur les grèves du Pont-Euxin, dont il aspirait avec bonheur les brises vivifiantes, soit à s’égarer parmi les vallons parfumés de l’antique Tauride, soit à fatiguer ses chevaux à travers les steppes herbeuses de la Russie-Blanche. Il lut, il médita, il apprit à contenir, à dominer ses pensées.

 Ce fut en 1824 que Pouchkine quitta le lieu de son exil, et en 1826 qu’il rentra complètement en grâce. Revenu à Pétersbourg, il se lança avec plus de fougue que jamais dans le tourbillon des orgies nocturnes. Ces tristes fêtes laissaient le poète pâle, inquiet, mécontent, insatiable surtout de bruit et de renommée. Le bruit et la renommée ne lui manquèrent pas. Ses vers, à peine échappés de sa plume, étaient répétés d’un bout à l’autre de l’empire. Cependant il finit par se lasser même de la gloire : à peine avait-il trente ans, et il se sentait arrivé au découragement, au dégoût. Que se passa-t-il alors dans son esprit ? Quelle fut la cause de la brusque révolution qui s’opéra en lui ? Céda-t-il aux conseils d’une sagesse vulgaire ? ou bien son âme s’ouvrit-elle simplement à l’un des rayons de cet astre impérial devant lequel il ne saurait y avoir de glace en Russie ? Quoi qu’il en soit, la société apprit un matin qu’Alexandre Pouchkine, ce poète si jaloux de son indépendance, avait reçu le titre de gentilhomme de la chambre. Dès cet instant, son esprit d’opposition changea d’objet : la polémique littéraire devint le canal par lequel s’épancha sa verve satirique. Une seule fois encore, son humeur inquiète devait l’arracher à cette existence nouvelle et doucement occupée. Pouchkine désira retourner en Asie. Il partit et prit la route du Caucase, qu’il allait revoir, mais cette fois en poète officiel qui suit une armée victorieuse. Il poussa, avec les troupes russes, jusqu’à Erzeroum. Au retour de ce voyage, un dernier changement se prépara dans sa vie : le poète railleur, l’homme blasé qui ne croyait plus à rien, vit une jeune fille et crut à l’amour. Son âme avait un moment retrouvé la sérénité, si l’on en juge par une lettre où il dit que le souvenir de son ami Delvig, dont il pleurait la perte, était le seul nuage qui vînt alors jeter une ombre sur sa limpide existence. Il offrit sa main à la jeune fille qu’il aimait. Devenu gentilhomme de la chambre et père de famille, le poète vit commencer dans son existence littéraire une période heureuse et féconde. Pendant l’automne de 1831, de nombreux ouvrages attestèrent l’activité constante de l’imagination qui avait créé les Bohémiens. Pouchkine termina d’abord son bizarre poème d’Onéguine. La curiosité de son esprit se partageait à la même époque un peu capricieusement entre les littératures antiques et les littératures étrangères. Parmi les études où se révèle cette double tendance, on remarque l’Hôte de pierre, Mozart et Salieri, le Festin durant la peste, l’Épître à Licinius, la Fête de Bacchus, et un morceau sur André Chénier, avec qui on a voulu lui trouver de l’analogie. Le poète russe n’a cependant de l’antiquité grecque et latine qu’un sentiment assez confus. Pouchkine a beau épuiser les couleurs pour décrire le triomphe de Bacchus, les transports des nymphes échevelées, le bruit des thyrses et des tambours ; il a beau flétrir, dans son Epître à Licinius, la dépravation de Rome : on peut signaler dans ses vers quelques allusions contemporaines à son pays, mais à coup sûr la Grèce et Rome n’ont qu’une faible part à revendiquer dans ses inspirations. Ce n’était guère à la lyre qui avait célébré la Fontaine de Baktchisaraï, à la lyre qui devait célébrer Boris Godounoff et Poltava, d’imiter les accords de Pindare et de Juvénal. Ce poète de race africaine, qui s’épanouissait au milieu d’un peuple slave, connaissait mal et goûtait peu la littérature mesurée et savante des vieilles civilisations latines. Pouchkine partageait d’ailleurs en ceci la prévention de son pays. Les langues et les littératures classiques sont généralement négligées en Russie, malgré les efforts des hommes qui sont à la tête de l’instruction publique. Nous aurions tort, à cet égard, de juger les Russes trop sévèrement et à notre point de vue. Notre civilisation, à nous, est toute latine, nous pouvons même ajouter qu’elle est un peu grecque. C’est de la langue latine que sort notre langue, du droit latin que sort notre droit, des municipes latins que sortent nos communes : il est donc naturel que l’étude de la latinité forme la base de notre éducation ; mais qu’y a-t-il de semblable en Russie ? Ce pays est séparé de l’antiquité classique par plus de huit siècles de mœurs et d’éducation slaves ; sous Pierre Ier, une civilisation nouvelle, d’origine étrangère, lui arriva brusquement, d’abord d’Allemagne, ensuite de France ; en l’acceptant, il accepta les langues française et allemande sans s’inquiéter des influences grecque et latine qu’elles avaient subies. Cela est parfaitement naturel. La seule langue classique des Russes est la langue slavone, c’est la langue de leurs premiers aïeux, la langue de leur culte, la langue d’où celle qu’ils parlent est sortie, comme la nôtre de la latine. C’est ce qu’ils répondent lorsqu’on leur reproche de négliger les langues anciennes.

 Ce n’est pas seulement à l’antiquité, c’est aussi, nous l’avons dit, aux littératures modernes que Pouchkine demandait quelquefois des inspirations. Nous avons nommé quelques-uns de ces essais ; on comprend qu’il n’y faut point chercher ses vrais titres littéraires. Voyez, entre autres, l’Hôte de pierre (don Juan) : le don Juan de Pouchkine est fort peu espagnol, c’est un Russe qui joue au Castillan ; la gaieté de Leporello est forcée, et l’amour de dona Anna n’inspire aucune sympathie. Le seul don Juan possible pour Pouchkine, c’était le héros de son poème satirique d’Onéguine, car Onéguine, c’était Pouchkine lui-même, c’est-à-dire l’homme blasé, non pas celui de notre vieille Europe : celui-là est, comme elle, vieux d’expérience ; la vie n’est plus pour lui qu’un fruit desséché dont il a exprimé le dernier suc, qu’un livre sans secrets, dont il a lu la dernière page ; son intelligence est blasée comme son cœur ; l’abus du raisonnement a tué la raison dans son esprit. Onéguine est au contraire l’enfant d’une civilisation naissante ; c’est le jeune Russe que de rapides et trop faciles plaisirs ont bientôt enivré ; l’écorce du fruit a suffi pour porter le trouble dans ses sens. Il a pris notre dévorante civilisation à la surface, et, parce qu’il en est ébloui, il ferme les yeux et la nie. Les plaisirs ont détruit sa santé, dévoré l’héritage de ses ancêtres : il nie les plaisirs. Son cœur s’est flétri avant de s’épanouir sous le soleil fécond d’un amour honnête, la pensée même s’est desséchée dans son cerveau : il nie l’amour, il nie la pensée ; en effet, tout cela désormais est mort pour lui, et, s’il veut encore se procurer une émotion, il faut qu’il tue son meilleur ami. La commotion sociale avait été grande et brusque au temps de Pouchkine ; elle avait jeté une fermentation fébrile dans tous les esprits. Les passions montaient à la surface ; s’échappant ensuite par les pentes faciles du plaisir, elles arrivaient à l’excès. De là le dégoût, la satiété ; de là l’ennui d’Onéguine, ou plutôt de Pouchkine, car le héros de son étrange poème, nous le répétons, était sa personnification la plus parfaite.

 Les poèmes de Boris Godounoff et de Poltava contrastent singulièrement avec Onéguine. Boris Godounoff est un drame historique, dont le terrible épisode du faux Dmitri a fourni la donnée. Cette œuvre est conçue dans le système de Shakespeare ; mais, comme elle n’était point destinée à la représentation, l’auteur s’attacha moins à l’effet dramatique de l’ensemble qu’à l’effet et au caractère de chaque scène en particulier. Ce qui frappe dans Boris Godounoff, c’est l’inspiration nationale, c’est la puissance de reproduction historique, et la vérité de ces rudes figures dans lesquelles revit le vieux génie moscovite avec toute son énergie et son âpreté sauvage. L’ambition joue dans ce drame le rôle de la fatalité antique ; c’est elle qui domine et entraîne tous les personnages, depuis ce tsar qu’un crime a mis sur le trône, jusqu’au jeune moine Otrépieff dont le caractère est grand comme les projets, jusqu’à Marina, cette belle Polonaise, qui connaît l’imposture de son amant et lui reste dévouée par intérêt. Où trouver une plus vivante expression de cette sombre époque qui vit tant de révolutions et tant de meurtres se succéder au pied du Kremlin ? Poltava est, comme Boris Godounoff une œuvre que domine une pensée nationale ; mais le titre de Poltava convient-il réellement à ce poème ? N’est-ce pas plutôt Mazeppa qu’il devrait se nommer ? Mazeppa est en effet le héros du récit. Il n’est point ici question de la légende lithuanienne, du Mazeppa si magnifiquement chanté par lord Byron et Victor Hugo, de ce jeune page amoureux qu’une vengeance inouie attache à la croupe d’un étalon sans frein. Le page, dans l’œuvre de Pouchkine, a revêtu la pelisse d’un hetman de l’Ukraine ; c’est aujourd’hui un vieillard souverain, à la tête haute et blanche, au front plissé sous des rêves d’ambition, et pourtant ici comme dans le poème de Byron il s’agit d’une histoire d’amour. Le riche, le puissant Kotchoubey, l’ancien ami de l’hetman, avait une fille qui était « la reine des fleurs de Poltava. » Marie faisait la joie et l’orgueil de son père. Toute la jeunesse de l’Ukraine l’avait poursuivie de ses hommages et s’était vu dédaigner. Cependant, lorsque Mazeppa vint à son tour lui offrir sa main et que la mère de la jeune fille eut repoussé le vieillard avec mépris, Marie pâlit et pleura. Quelques jours plus tard, elle avait disparu. On ne tarda pas à apprendre qu’elle avait suivi l’hetman. Kotchoubey pourrait aisément armer tout le pays contre le ravisseur de sa fille ; il aime mieux dénoncer au tsar Pierre les vues ambitieuses de Mazeppa, qui nourrissait effectivement le projet de secouer la suzeraineté de la Russie. Un jeune Cosaque, dont Marie avait dédaigné l’amour, se charge de porter la lettre accusatrice ; mais le tsar estime trop l’hetman pour croire à une dénonciation, et c’est à Mazeppa lui-même qu’il renvoie l’écrit de Kotchoubey. A la vue de ce papier, Mazeppa rugit de fureur ; toutefois, habile et rusé, il impose bientôt silence à sa colère, et adresse au tsar une longue épître pleine de protestations hypocrites, pour demander la tête de son ennemi. Cette demande lui est accordée. L’amour de Marie, la fille de Kotchoubey, gêne seul la vengeance de Mazeppa, car Marie n’a pas cessé de l’aimer follement. Mazeppa sait profiter de cette aveugle passion, et, dans une scène dialoguée, que le poète a merveilleusement conduite, il arrache à l’imprudente l’assurance qu’entre son père et lui, s’agît-il de mort, elle ne balancerait pas. Cet aveu obtenu, le supplice de Kotchoubey est décidé. Le lendemain, l’échafaud se dresse dans la plaine. Pendant la nuit qui précède ce jour, Marie est réveillée par sa mère, qui, baignée de larmes et suppliante, vient lui demander d’intercéder en faveur de la victime livrée à la vengeance de l’hetman. D’abord Marie ne comprend pas ; mais, lorsque la vérité a frappé son esprit, elle pousse un grand cri et perd connaissance. Cependant le soleil s’est levé : la plaine est couverte de cavaliers qui entourent le lieu du supplice. Le peuple accourt, comme pressé d’assister à une fête. Bientôt paraît un char qui s’arrête devant l’échafaud. Kotchoubey en descend pour monter les marches fatales. Quelques moments se passent, et la foule se retire en silence. Tout à coup l’on voit accourir deux femmes éperdues et couvertes de poussière ; l’une d’elles est jeune et belle ; elles arrivent trop tard : déjà l’hetman est rentré dans son palais. Il demande Marie à ses serviteurs ; aucun d’eux n’a vu la jeune femme, et on la cherche en vain.

 Cependant le temps est arrivé pour Mazeppa de jeter le masque, de donner carrière à son ambition impatiente. Dans ce suprême moment, le vieillard prévoit les désastres qui se préparent et sa ruine certaine ; mais la fatalité le pousse. Il prend les armes contre le tsar, et c’est le tsar qui triomphe à Poltava. Charles XII est en fuite, et le prince de l’Ukraine, vaincu comme lui, galope à ses côtés à travers les steppes désertes. Tout à coup ce dernier s’arrête brusquement ; il se trouve devant une habitation trop connue, et vient d’en voir sortir une jeune femme. Cette femme est folle ; c’est Marie. Elle a tout oublié excepté son amour pour Mazeppa, à qui, aveuglée par la démence, elle parle longtemps sans le reconnaître. Après ce triste entretien, l’hetman rejoint le roi de Suède et passe la frontière avec lui.

 On voit ce qu’il y a d’historique dans ce poème et ce qu’il y a de romanesque ; on voit aussi la faute où le désir de rappeler une grande victoire des Russes a jeté Pouchkine ; l’orgueil national a été cette fois pour lui un mauvais conseiller. Quoi qu’il en soit de ce défaut, que le goût russe ne condamne pas, le poème de Poltava renferme assez de beautés originales pour mériter une place parmi les chefs-d’œuvre de Pouchkine. C’est une heureuse création que celle de ce vieillard ambitieux et cruel, espèce de figure homérique aux passions africaines. On sent néanmoins que le développement manque à cette œuvre ; les péripéties en sont trop hâtées ; le poète semble pressé d’arriver au terme de sa course. En général, l’imagination de Pouchkine, toujours ardente, se fatiguait aisément et s’affaissait dans les œuvres de longue haleine ; ainsi doit s’expliquer, selon nous, ce que laissent à désirer ses premières compositions.

 Les littératures jeunes ne savent mettre en scène que des passions simples et pour ainsi dire à l’état primitif ; ignorantes qu’elles sont des nuances, des distinctions, des analyses fines et délicates, elles les peignent à larges traits et toujours sans mélange ; aucun combat de sentiments opposés, rien qui fasse contrepoids à l’entraînement instinctif. Telle est un peu l’antiquité. S’il est question d’amour,

  C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ; 

s’il s’agît de vengeance, c’est la coupe ou le poignard des Atrides, et, si les poètes veulent adoucir tant d’horreur, ils inventent la fatalité. A ce point de vue, Pouchkine aussi est antique ; seulement il se passe de la fatalité. La fatalité ici, c’est l’aveuglement de la passion, c’est l’amour de Zemphirine, la haine de Kotchoubey, la vengeance de Mazeppa. La littérature russe, telle que Pouchkine la représente, est encore étrangère à l’analyse philosophique, mais tout y est jeune, ardent, impétueux ; l’expression même participe de cette rudesse primitive. L’auteur de Poltava a su ressaisir et transporter dans son style toute l’originalité de l’ancienne poésie slave. La littérature russe doit à Pouchkine d’avoir repris possession de cette grâce et de cette naïveté toutes nationales qu’elle avait perdues sous l’influence de l’imitation étrangère. N’oublions pas non plus que le poème de Poltava, comme celui de Boris Godounoff, en ouvrant l’histoire nationale, cette source féconde, à l’imagination des poètes, confirmait les jeunes théories, désormais victorieuses, et déterminait solennellement pour ainsi dire, l’entrée de la littérature russe dans les voies nouvelles de sa destinée. 

C’est particulièrement dans les poésies légères de Pouchkine, dans ses ballades slaves, dans toutes ces fantaisies adorables, que se trouvent répandues avec une profusion royale les qualités d’originalité exquise qui feront à jamais de cet écrivain mi des grands maîtres de la poésie russe ; c’est également dans ces pièces détachées qu’il faut chercher la seconde et peut-être la plus brillante expression de la nationalité de sa muse. Ici les vers de l’auteur de Poltava roulent sur les sujets les plus variés, et forment dans leur ensemble un faisceau d’arabesques dont les mille détails sont autant de petits chefs-d’œuvre. Le poète a su y mettre en relief, avec un bonheur infini, tous les trésors et toutes les graces de sa langue. Il faut se rappeler que la nation russe est bien jeune encore, plus jeune même en poésie qu’en politique. Elle est restée fidèle à ses vieilles traditions, et on retrouve dans ses mœurs une foule de superstitions charmantes. De tous les peuples de race slave, ce sont peut-être les Russes qui, dans leur vie sociale comme dans leur langue, ont gardé le plus pieusement le culte des antiques origines. De là ces récits où le merveilleux joue un si grand rôle, et que le peuple écoute aussi sérieusement que jadis le calife bercé par les merveilleux récits de Sheherazade : le conte du Roi Saltan, celui de la Reine et sept héros, du Coq d’or, du Pécheur et le petit poisson, etc. Il y en a qui n’ont ni fées, ni magiciens, et qui n’en sont pas moins fantastiques ; voyez celui de Boudris et ses trois fils. Ce Boudris fait venir ses trois fils et les envoie chercher fortune à la guerre ; l’un doit aller à Novogorod ravir aux Russes leurs roubles et leurs pierres précieuses ; l’autre doit aller enlever aux Prussiens leur ambre parfumé et leur drap clair ; le troisième enfin doit aller faire la conquête d’une jeune et belle Polonaise. Les trois frères partent ; Boudris attend leur retour. Les jours, les mois se passent, et ses fils ne reviennent pas. Il les croit morts. Enfin, aux premières neiges, voici le premier de retour. Son manteau enveloppe une lourde charge. Le second survient bientôt, chargé comme son frère. Le troisième paraît à son tour avec une charge égale. Or, ce n’étaient point les roubles de Novogorod, ni l’ambre de la Prusse, qu’ils apportaient ; c’étaient, avec une jeune et belle Polonaise, deux autres jeunes et belles Polonaises. Boudris prit son parti ; il invita ses amis à trois noces. 

Il n’est pas un chant national qui n’ait, en Russie, une note mélancolique, pas une mélodie qui ne renferme un soupir ou une larme. Il en est de même de la poésie populaire, de celle qui demande ses inspirations aux croyances publiques, aux mœurs les plus intimes du foyer domestique. Or, cette larme, ce soupir, cette note mélancolique, acquièrent sous la plume de Pouchkine un charme d’une douceur infinie. Nous allons essayer de traduire littéralement deux ou trois de ces morceaux. Le parfum d’une liqueur précieuse ne saurait se perdre tout entier en passant dans un autre vase.

 LE PETIT OISEAU

 « J’obéis avec respect à la bonne vieille coutume : voici un petit oiseau auquel je rends son libre vol au retour du printemps. Et maintenant je suis devenu accessible à la consolation. Pourquoi murmurerais-je contre Dieu, lorsque j’ai pu rendre la liberté à l’une de ses créatures ? »

 Le peuple russe croit généralement au démon familier. Il n’est pas un paysan qui ose révoquer en doute la présence invisible, mais réelle, de cet être fantastique et bienfaisant qui protège mystérieusement et avec amour sa maison et son jardin. Cette croyance superstitieuse a quelque chose d’antique et de touchant. Voici le morceau qu’elle a inspiré à Pouchkine : 

LE DÉMON FAMILIER 

« Invisible protecteur de ma paisible campagne, je te conjure, ô mon bon démon familier ! garde mes champs, mes bois, et mon petit jardin sauvage, et la modeste demeure de ma famille ! Fais que les froides pluies, que les vents tartifs d’automne ne ruinent point mes champs, et que les neiges bienfaisantes couvrent à temps l’humble engrais de mes terres. Ne quitte point, gardien secret, le vestibule héréditaire ; frappe de crainte et de faiblesse le voleur nocturne, et de tout mauvais regard préserve mon heureuse petite maison. Rôde autour de ses murs comme une inquiète patrouille ; aime mon jardinet et la rive des eaux dormantes qui le baignent, et ce potager commode avec sa petite porte délabrée et son enclos mal joint. Aime le vert penchant des collines, et les prairies que foule mon errante paresse, et la fraîcheur des tilleuls, et la voûte bruyante des érables : ils ne sont point étrangers à l’inspiration. »

Nous citerons encore la bizarre et gracieuse ballade de la Naïade. Pouchkine a laissé deux poèmes qui portent ce titre. Le premier est une sorte de drame auquel la mort l’empêcha de mettre la dernière main. 

Il y est question de l’amour d’un prince pour la fille d’un meunier, de l’abandon de celle-ci, qui, de désespoir, se précipite dans les flots du Dniéper où elle est changée en naïade, de la folie de son père et des remords du prince. Le second est la ballade qu’on va lire.

 LA NAÏADE

 « Sur les bords d’un lac, caché dans une sombre forêt, s’était réfugié un moine, dont la vie se passait dans des pratiques austères, le travail, la prière, le jeûne. Déjà le saint vieillard creusait sa fosse avec une humble pelle, et ne s’adressait à ses divins patrons que pour leur demander la mort.

 « Un jour, au seuil de la porte de sa chaumière affaissée, l’anachorète priait Dieu. La forêt commençait à s’assombrir, le brouillard s’élevait sur les eaux, et l’on voyait à travers les nuages la lune rouler avec lenteur dans le ciel. Le moine porta ses regards sur le lac. 

« Il demeura éperdu… et douta un instant de lui-même. Les ondes bouillonnent, se calment, bouillonnent encore, et soudain, légère comme une ombre du soir, blanche comme la neige matinale des collines, une femme aux pieds nus en sort, et, silencieuse, vient s’asseoir sur le rivage.

 « Elle regarde le vieux moine en secouant ses tresses humides. Le saint ermite, tremblant d’émotion, contemple ses beautés. Elle, cependant, l’appelle de la main, lui fait de rapides signes de tête ; puis, semblable à une étoile qui file, elle disparaît dans les eaux dormantes. 

« Cette nuit le morne vieillard ne dormit point, et le jour suivant il oublia de prier. Toujours, devant lui, involontairement il voyait l’ombre de l’étrange jeune fille. Les bois se revêtirent encore de ténèbres, la lune s’éleva sur les nuages, et, de nouveau, belle et pâle, la nymphe apparut sur la surface de l’eau. 

« Elle regarde le vieillard en lui faisant signe de la tête ; elle feint en souriant de l’embrasser de loin, puis se joue sur les ondes qui rejaillissent autour d’elle, rit, pleure comme un enfant mutin, appelle le moine en soupirant avec tendresse : « Moine, moine, viens à moi, viens à moi… » Et soudain elle se plonge dans les ondes limpides, et tout rentre dans le silence. 

« Le troisième jour, l’ermite passionné vint s’asseoir sur les rives enchantées et attendit la jeune fille ; mais l’ombre enveloppa les bois, l’aurore chassa les ténèbres de la nuit, et l’on ne retrouva plus le moine. Seulement de petits garçons aperçurent sa barbe grise qui flottait entre deux eaux. »

Pouchkine et le mouvement littéraire en Russie depuis 40 ans
Charles de Saint-Julien
Revue des Deux Mondes
Œuvres choisies de Pouchkine, traduites par M. H. Dupont
T.20 1847

André MAUROIS Une certaine idée du Monde

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 ANDRE MAUROIS

André Maurois une certaine idée du monde Artgitato

LES IDEES DE SON MONDE
ou
UNE CERTAINE IDEE DU MONDE

1/ LES IDEES DE SON MONDE

Le « monde », la classe dirigeante, ses codes, ses idées. En être. En être, c’est accepter et se plier à l’ensemble du protocole, même, et peut-être surtout, du plus insignifiant, vu de l’extérieur : « Surtout je crois que j’ai de l’influence sur lui. Au début, je lui ai dit que je détestais les idées de son monde. Il m’a répondu que ce n’était pas son monde. » (Les Roses de septembre)

Une noblesse qui s’affirme, s’entraide, se coopte. Un monde qui s’est dessiné depuis de très longues années et qui prospère. Du mariage aux amitiés, les intérêts sont protégés, développés, analysés. Bakounine disait dans un numéro de l’Egalité de 1869 : « Car toute politique bourgeoise, quels que soient sa couleur et son nom, ne peut avoir au fond qu’un seul but : le maintien de la domination bourgeoise ». André Maurois nous décrit au fil de ses romans, une caste de nobles coupée du monde. Peu, voire pas, de description du monde ouvrier ; le monde bourgeois lui-même est regardé avec soit de la curiosité, soit du dégoût.

1/ « ON SENT TOUT DE MÊME QU’ILS NE SONT PAS DE NOTRE MONDE« 

Le sentiment de sa classe reste le plus fort, tout oriente l’enfant à reproduire certains schémas prédéfinis, de l’école, de la famille ou des relations. L’œil de Maurois dans cette mondalogie de classe regarde les autres avec l’œil du colonial regardant un monde étrange, parfois grotesque et souvent vulgaire.

 « -Curieuses gens, pensa t’elle, ces Romilly…Affectueux, déférents, mais curieux…On sent tout de même qu’ils ne sont pas de notre monde. » (L’Instinct du bonheur)

La beauté de certaines personnes hors castes, permet de rapides écarts, le temps d’une brève rencontre et d’un rapide assouvissement ;  « Les belles boulangères et marchandes de Venise étaient pourtant d’une espèce très différentes de la sienne. Mais la comtesse Guiccioli unissait une reposante et affectueuse sottise aux grâces d’une femme bien née. » (Ariel ou la vie de Shelley)

3/ LES MALHEURS DE LA NAISSANCE

Les classes dirigeantes acceptent, à de rares exceptions, une possible intégration ; mais il va falloir que l’accédant montre ténacité, et surtout empressement mesuré. Les codes sont souvent complexes et toujours douloureux pour tout nouvel élu.

« Il a toujours été un si grand admirateur de la jeunesse et la sienne a été gaspillée parce que le point de départ était trop bas ; il lui a fallu quarante ans pour atteindre le niveau d’où sont partis un Peel, un Gladstone, un Manners. Malheur de la naissance, le plus dur peut-être de tous, parce que le plus injuste. Maintenant « c’est venu trop tard. »  (La vie de Disraeli)

Celles, qui par leur mariage, passe le pont-levis, s’en souviendront toute leur vie. Car ce sont le plus souvent des belles bourgeoises, de part l’effet combiné de leur beauté et de leur richesse, qui arrivent à rentrer dans le cœur de la forteresse.

« Les Saviniac, dit Valentine, voudront pour leur fils une fille bien née. – Ma chère, dit Mme de Guichardie, j’ai souvent parlé de cela avec Xavier ; il est beaucoup trop intelligent et moderne pour s’attacher à la naissance quand il s’agit d’une femme… S’il avait une fille à marier, ce serait une autre histoire…» (L’Instinct du bonheur)

« ELLE S’EXCUSAIT INUTILEMENT DE SA NAISSANCE RICHE ET BOURGEOISE« 

« Elle essaya de parler d’elle-même, de sa vie triste chez ses parents, de ce qu’elle eût aimé à faire pour les ouvriers de son père. Elle s’excusait inutilement de sa naissance riche et bourgeoise. » (Ni Ange ni bête)

 « -Eh bien ! On dit surtout que, si vous accepté à votre retour de Paris d’épouser un homme qui n’était pas en somme de votre monde…c’est que vous ne pouviez faire autrement. » (Ni Ange ni bête)

 4/ CE NE SONT PAS DES GENS
COMME NOUS

Mais la raison doit reprendre ses droits. La récréation est terminée. Ils ne sont pas nous. Ils nous amusent un peu, mais leur place n’est pas ici. Qu’ils retournent rapidement dans leur quartier malsain.

« ‘Ce ne sont pas des gens pour nous’ était une phrase Marcenat et une terrible condamnation » (Climats)

« Un visage nouveau surprenait, dans ce milieu fermé, comme un chien inconnu dans les rues de Combray » (Les Roses de septembre)

La caste dirigeante avec ses codes, devient un territoire apaisant, serein, charmant.

Tout est si simple pour qui y est né.

« Les deux hommes furent contents l’un de l’autre ; Byron trouvait en Shelley un homme de sa classe qui, malgré une vie difficile, avait conservé l’aisance charmante des jeunes gens de bon sang. » (Ariel ou la vie de Shelley)

« LES QUALITES DE CARACTERE DE SA RACE »

« Elle (Mathilde de La Mole) possède à un très haut degré les qualités de caractère de sa race pour n’être pas heurtée par les faiblesses de son monde. » (Sept visages de l’amour)

Des compositions séculaires, rodées, huilées, telles que des rencontres pourraient s’opérer naturellement, sans aucun dysfonctionnement ou incompréhension, entre des époques différentes. Un continuum sans faille, où la vie s’écoule aux rythmes des soirées mondaines.

« On pourrait dire que les personnages d’A la Recherche du temps perdu sont descendants directs de ceux de la Princesse de Clèves. Ils appartiennent au même monde ; ils vivent dans les mêmes salons et M. de Nemours fut certainement, au dix-septième siècle, cousin des Guermantes. » (Sept visage de l’amour)

5/ S’ELEVER DU SENTIMENT DE CASTE
AU SENTIMENT NATIONAL

Seul un séisme pourrait remettre en branle un tel édifice. Une évolution ne serait suffire. Certains en appellent à un sentiment plus large, notamment à l’écoute des bottes et des guerres qui se préparent…

« Sa grande tâche était l’éducation du parti ; il avait à le sortir de la protection ; à l’élever du sentiment de caste au sentiment national ; à lui apprendre le souci du confort populaire et de la solidité de l’Empire » (La vie de Disraeli) … ou d’une révolution qui rebattra les cartes.  « Tout le monde a envie de quitter une famille, un groupe social. On reste par lâcheté, par habitude. Une révolution donne à chacun sa liberté. » (Le cercle de Famille)

UNE CLASSE CONDAMNEE ?

« Pensez, à notre époque…Elle va vers un complet bouleversement. La classe à laquelle nous appartenons, Pauline et moi, est aussi condamnée que l’était la noblesse ne 1788 » (Les Roses de septembre)

Déjà de nombreuses voix se font entendre qui refusent cet état :  « As-tu compris qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie, il existe un antagonisme qui est irréconciliable, parce qu’il est une conséquence nécessaire de leurs positions respectives ?  Que la prospérité de la classe bourgeoise est incompatible avec le bien-être et la liberté des travailleurs, parce que cette prospérité exclusive n’est et ne peut être fondée que sur l’exploitation et l’asservissement de leur travail, et que, pour la même raison la prospérité et la dignité humaine des masses ouvrières exigent absolument l’abolition de la bourgeoisie comme classe séparée ? Que par conséquent la guerre entre le prolétariat et la bourgeoisie est fatale et ne peut finir que par la destruction de cette dernière ? » (Bakounine,  L’Égalité, 7-28 août 1869, la Politique de l’Internationale)

Jacky Lavauzelle