C’est le destin, maître de tout qui dirige le mouvement. Sans libération avec lassitude, oubli, parfois résignation attendue et sereine, toujours dans l’abandon de toute volonté : « The weariest river, répétait-elle souvent, la rivière la plus lasse, j’aime bien ça…C’est moi, Dickie, la rivière la plus lasse… Et je m’en vais tout doucement vers la mer. » (Climats) …
Une femme dans l’œuvre d’André Maurois n’a aucune personnalité, ou plutôt les a toutes ; elle a la personnalité de l’homme aimé, totalement. La femme se retrouve véritable caméléon. Elle n’est, bien entendu, plus avec Maurois déjà ce qu’elle pouvait être du temps de Molière, par exemple. Les temps ont changé. …
A l’origine était l’amour parfait, un héros, fort et titanesque, et sa belle, fragile, douce et tendre, voire larmoyante. Le héros, Cavalier d’or, magnifique, serait le défenseur, armé et bataillant contre tous les ennemis. Comme dans toute l’œuvre de Maurois, la belle serait là, à attendre ou prisonnière, point fixe, dans sa chambre, sa tour ou son château aimantant le cavalier errant et tournoyant, défendant dans des contrées interlopes, lointaines ou non, l’honneur de sa dame. …
Já não tinha voz, mas teimava em dizer que a tinha.
Il n’avait déjà plus de voix, mais il persistait à dire qu’il en avait encore. « O desuso é que me faz mal », acrescentava.
«Le désoeuvrement, cela me rend malade», ajouta-t-il. Sempre que uma companhia nova chegava da Europa, ia ao empresário e expunha-lhe todas as injustiças da Terra e do Céu;
Chaque fois qu’une nouvelle société arrivait d’Europe, il retrouvait l’imprésario et lui comptait toutes les injustices de la terre et du ciel ; o empresário cometia mais uma, e ele saía a bradar contra a iniquidade.
l’imprésario en commettait une de plus, et alors il sortait en criant contre l’iniquité. Trazia ainda os bigodes dos seus papéis.
Il portait encore des moustaches de ses différents rôles. Quando andava, apesar de velho, parecia cortejar uma princesa de Babilônia.
Quand il marchait, bien qu’âgé, il avait toujours l’air de courtiser une princesse de Babylone. Às vezes, cantarolava, sem abrir a boca, algum trecho ainda mais idoso que ele ou tanto;
Parfois il fredonnait sans ouvrir la bouche, une certain répertoire encore plus ancien que lui, ou tout autant du moins ; vozes assim abafadas são sempre possíveis.
chanter d’une voix aussi étouffée, c’est toujours possible. Vinha aqui jantar comigo algumas vezes.
Il venait dîner avec moi parfois. Uma noite, depois de muito Chianti, repetiu-me a definição do costume, e como eu lhe dissesse que a vida tanto podia ser uma ópera como uma viagem de mar ou uma batalha, abanou a cabeça e replicou:
Une nuit, après beaucoup de Chianti, il m’a répété sa définition coutumière, et comme je le lui rétorquais que la vie pouvait être un opéra tout comme elle aurait pu être un voyage en mer ou une bataille, il secoua la tête et répondit:
— A vida é uma ópera e uma grande ópera.
– La vie est un opéra et un grand opéra ! O tenor e o barítono lutam pelo soprano, em presença do baixo e dos comprimários, quando não são o soprano e o contralto que lutam pelo tenor, em presença do mesmo baixo e dos mesmos comprimários.
Le ténor et le baryton luttent pour le soprano en présence de la basse et des rôles secondaires, quand ce n’est pas le soprano et le contralto pour le ténor, en présence de la même basse et des rôles secondaires. Há coros numerosos, muitos bailados, e a orquestração é excelente…
Il y a de nombreux chœurs, de nombreux ballets, et l’orchestration est excellente …
— Mas, meu caro Marcolini…
– Mais, mon cher Marcolini …
— Quê?…
– Quoi ?…
E, depois, de beber um gole de licor, pousou o cálice, e expôs-me a história da criação, com palavras que vou resumir.
Et après une gorgée de liqueur, il posa la tasse, et me rapporta l’histoire de la création, avec des mots que je vais vous résumer.
Deus é o poeta.
Dieu est le poète. A música é de Satanás, jovem maestro de muito futuro, que aprendeu no conservatório do céu.
La musique est de Satan, jeune maestro pourvu d’un grand avenir, qui a appris sous la grande voûte céleste. Rival de Miguel, Rafael e Gabriel, não tolerava a precedência que eles tinham na distribuição dos prêmios.
Rival de Michel, Raphaël et Gabriel, il ne tolérait pas leur primauté lors de la distribution des prix. Pode ser também que a música em demasia doce e mística daqueles outros condiscípulos fosse aborrecível ao seu gênio essencialmente trágico.
Il se peut que la musique trop douce et mystique de ces autres associés était tout simplement odieuse à son génie essentiellement tragique. Tramou uma rebelião que foi descoberta a tempo, e ele expulso do conservatório.
Il a fomenté une rébellion qui fut découverte dans le temps, et fut expulsé du conservatoire. Tudo se teria passado sem mais nada, se Deus não houvesse escrito um libreto de ópera, do qual abrira mão, por entender que tal gênero de recreio era impróprio da sua eternidade.
Tout se serait passé sans bruit si Dieu n’avait pas écrit un livret d’opéra, qu’il y avait renoncé ensuite, comprenant que ce genre de loisirs était inapproprié à son éternité. Satanás levou o manuscrito consigo para o inferno.
Satan déroba alors le manuscrit et l’emporta en enfer. Com o fim de mostrar que valia mais que os outros, — e acaso para reconciliar-se com o céu, — compôs a partitura, e logo que a acabou foi levá-la ao Padre Eterno.
Afin de montrer qu’il valait plus que les autres – et pour probablement se réconcilier avec le ciel – il composa la partition, puis, une fois terminée, l’apporta au Père Eternel.
— Senhor, não desaprendi as lições recebidas, disse-lhe.
– Seigneur, je n’ai nullement oublié les leçons reçues, lui dit-il. Aqui tendes a partitura, escutai-a, emendai-a, fazei-a executar, e se a achardes digna das alturas, admiti-me com ela a vossos pés…
Ici vous trouverez la partition, écoutez-là, modifiez-là et jouez-là, et si vous la trouvez digne des hauteurs, admettez-là avec elle à vos pieds …
— Não, retorquiu o Senhor, não quero ouvir nada.
– Non, répondit le Seigneur, je ne veux nullement entendre quoi que ce soit.
— Mas, Senhor…
– Mais, Seigneur…
— Nada! nada!
– Rien ! rien !
Satanás suplicou ainda, sem melhor fortuna, até que Deus, cansado e cheio de misericórdia, consentiu em que a ópera fosse executada, mas fora do céu.
Satan plaida encore sans obtenir de meilleure fortune, jusqu’à ce que Dieu, fatigué et plein de miséricorde, consenti à ce que l’opéra soit joué, mais hors du ciel. Criou um teatro especial, este planeta, e inventou uma companhia inteira, com todas as partes, primárias e comprimárias, coros e bailarinos.
Il créa un théâtre spécial, cette planète qui est la nôtre, et inventa toute une entreprise, avec tous les rôles, les premiers et les seconds rôles, des chorales et des danseurs.
— Ouvi agora alguns ensaios!
– Écoutez quelques répétitions désormais !
— Não, não quero saber de ensaios.
– Non, je ne veux pas gérer les répétitions. Basta-me haver composto o libreto;
C’est assez que d’avoir composé le livret ; estou pronto a dividir contigo os direitos de autor.
je suis prêt à partager avec toi les droits d’auteur.
Foi talvez um mal esta recusa;
Ce refus fut certainement une erreur ; dela resultaram alguns desconcertos que a audiência prévia e a colaboração amiga teriam evitado.
et ainsi le résultat donna des fausses notes qu’une audition préalable et une collaboration amicale auraient pu éviter. Com efeito, há lugares em que o verso vai para a direita e a música, para a esquerda.
En effet, il y a des endroits où le verset allaient vers la droite et la musique, elle, portait à gauche. Não falta quem diga que nisso mesmo está a beleza da composição, fugindo à monotonia, e assim explicam o terceto do Éden, a ária de Abel, os coros da guilhotina e da escravidão.
Il y a ceux qui disent que c’est justement cela qui donnait de la beauté à la composition, qui permettait d’échapper à la monotonie, et donc expliquer le trio d’Eden, l’aria d’Abel, les chœurs de la guillotine et l’esclavage. Não é raro que os mesmos lances se reproduzam, sem razão suficiente.
Il est fréquent que les mêmes passages se reproduisaient sans raison particulière. Certos motivos cansam à força de repetição.
Certains motifs étaient même fatigants à force d’être répéter. Também há obscuridades;
Il y avait aussi bien des obscurités ; o maestro abusa das massas corais, encobrindo muita vez o sentido por um modo confuso.
le maître abuse des lourdeurs de la chorale, couvrant le sens avec beaucoup de confusion. As partes orquestrais são aliás tratadas com grande perícia.
Les parties orchestrales sont en effet traitées avec une grande habileté. Tal é a opinião dos imparciais.
Telle est l’opinion des jugements impartiaux.
Os amigos do maestro querem que dificilmente se possa achar obra tão bem acabada.
Les amis du maestro pensent qu’il est difficile de trouver un travail si bien fini. Um ou outro admite certas rudezas e tais ou quais lacunas, mas com o andar da ópera é provável que estas sejam preenchidas ou explicadas, e aquelas desapareçam inteiramente, não se negando o maestro a emendar a obra onde achar que não responde de todo ao pensamento sublime do poeta.
Certains admettent des grossièretés et quelques lacunes, mais, dans la suite de l’opéra, il est probable que cela soit attenué ou expliqué, et elles disparaîtront complètement, le maître ne niant pas devoir modifier son oeuvre, estimant qu’elle ne répond pas totalement à la sublime réflexion du poète. Já não dizem o mesmo os amigos deste.
Mais ce n’est pas ce que disent les amis de celui-ci. Juram que o libreto foi sacrificado, que a partitura corrompeu o sentido da letra, e, posto seja bonita em alguns lugares, e trabalhada com arte em outros, é absolutamente diversa e até contrária ao drama.
Ils jurent que le livret a été sacrifié, que la partition a corrompu le sens du texte, et, il est entendu qu’elle était belle à certains endroits, et travaillée avec art dans d’autres, mais qu’elle était absolument différente, voire contraire au drame. O grotesco, por exemplo, não está no texto do poeta;
Le grotesque, par exemple, ne figure pas dans le texte du poète ; é uma excrescência para imitar as Mulheres Patuscas de Windsor.
Il s’agit d’une excroissance pour imiter les Joyeuses Commères de Windsor. Este ponto é contestado pelos satanistas com alguma aparência de razão.
Ce point est contesté par les satanistes avec quelques apparences de raison. Dizem eles que, ao tempo em que o jovem Satanás compôs a grande ópera, nem essa farsa nem Shakespeare eram nascidos.
Ils disent que, au moment où le jeune Satan composa son grand opéra, ni cette farce ni Shakespeare n’étaient nés. Chegam a afirmar que o poeta inglês não teve outro gênio senão transcrever a letra da ópera, com tal arte e fidelidade, que parece ele próprio o autor da composição;
Ils affirment même que le poète anglais n’a pas d’autre génie, sinon celui de transcrire les paroles de l’opéra, avec un tel art et une telle fidélité, qu’il pouvait passer pour être l’auteur de la composition ; mas, evidentemente, é um plagiário.
mais, bien sûr, c’était un plagiaire.
— Esta peça, concluiu o velho tenor, durará enquanto durar o teatro, não se podendo calcular em que tempo será ele demolido por utilidade astronômica.
– Cette pièce, conclu le vieux ténor, durera aussi longtemps que le théâtre, et on n’est pas en mesure de calculer l’heure à laquelle il sera démoli par l’utilité astronomique. O êxito é crescente.
Le succès est grandissant. Poeta e músico recebem pontualmente os seus direitos autorais, que não são os mesmos, porque a regra da divisão é aquilo da Escritura:
Poète et musicien reçoivent ponctuellement leurs droits d’auteur, ils ne touchent pas la même chose, car la règle est que la division de l’Écriture : « Muitos são os chamados, poucos os escolhidos ». «Beaucoup sont appelés, peu sont élus. » Deus recebe em ouro, Satanás em papel.
Dieu reçoit de l’or, Satan du papier.
— Tem graça…
– Vous êtes drôle …
— Graça?
– Drôle ? bradou ele com fúria;
cria-t-il avec fureur ; mas aquietou-se logo, e replicou:
mais se calmant aussitôt, il répondit : Caro Santiago, eu não tenho graça, eu tenho horror à graça.
Cher Santiago, je ne suis pas drôle, j’ai horreur du comique. Isto que digo é a verdade pura e última.
Ce que je dis est la vérité pure et ultime. Um dia, quando todos os livros forem queimados por inúteis, há de haver alguém, pode ser que tenor, e talvez italiano, que ensine esta verdade aos homens.
Un jour, tous les livres seront brûlés car sans valeur, quelqu’un viendra, peut-être un ténor, peut-être un italien, pour enseigner cette vérité aux hommes. Tudo é música, meu amigo.
Tout est musique, mon ami. No princípio era o dó, e do dó fez-se ré, etc.
Au commencement était le do, et le do est devenu ré, etc. Este cálice (e enchia-o novamente), este cálice é um breve estribilho.
Cette coupe (et il la remplissait à nouveau), cette coupe est un bref refrain. Não se ouve?
Vous n’entendez pas ? Também não se ouve o pau nem a pedra, mas tudo cabe na mesma ópera…
De même, vous n’entendez pas le bâton, ni la pierre, mais tout cela se trouve dans le même opéra …
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A Ópera
DOM CASMURRO MACHADO DE ASSIS
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Victor Meirelles de Lima La Première messe au Brésil A Primeira Missa no Brasil 1861 Museu Nacional de Belas Artes – MnBA Rio de Janeiro
LA FRAGMENTATION DU MOI & LA DERIVE DU TEMPS et DES ÊTRES
1/ LES THEMES MAJEURS d’André Maurois
A l’image de Mme Fontanes qui a « démonté toutes les pièces du mécanisme intellectuel de son mari » (Les Roses de septembre), nous tenterons de démonter et de remonter une partie des rouages et des pièces de l’œuvre d’André Maurois.
Les thèmes majeurs dans l’œuvre de Maurois se dessinent évidemment : une fragmentation, une métamorphose, une dérive de l’être dans le temps, une description d’une société monadique, de castes, l’importance des femmes, de la nature ou encore l’importance de la musique, de la simple voix flûtée à la symphonie endiablée, dans de nombreux descriptifs, l’importance apportée aux paysages dans la structuration d’une pensée ou dans la naissance d’une émotion, dans l’amour de certains lieux qui reviennent en boucle : la Normandie, l’Angleterre ou l’Italie.
2/ DE LA SOUDAINE JEUNESSE AUX SOLEILS DEFUNTS
Un des thèmes revenant constamment dans son œuvre : le temps, la durée, la mémoire, en somme, l’être ou l’âme, le moi dans le temps, et sa transformation dans ce passé mystérieux.
Déjà la seule maîtrise de notre être présent semble complexe. Notre être présent, là, que nous voyons à travers le miroir, nous étonne, nous déstabilise et nous questionne. Nous rajeunissons, nous vieillissons parce que ce que nous vivons dans l’instant est gai ou douloureux. En une fulgurance, le temps se joue de nous : « Fontane, dans une glace accrochée au mur, aperçut leurs deux visages et fut frappé par la soudaine jeunesse du sien. Ses yeux brillaient et un air de sérénité semblait effacer les deux plis profonds de sa bouche. » (Les Roses de septembre)
Pour que, peu de temps après, Fontane retrouve son âge réel, peut-être même encore un peu plus vieux, avachi, cassé, déformé et abattu par la foudre des sentiments qui retombe : « En remontant l’escalier du Granada, Fontane sentit soudain qu’il était de nouveau un vieil homme. Son humeur avait changé brusquement, comme ces places de village qu’a transfigurées, un instant l’éblouissement d’une fête et qui se retrouvent, après les dernières fusées, sombres et pauvres, parmi les carcasses des soleils défunts. Il éprouvait de l’humiliation, de la honte et de la fureur. « La même phrase ! pensait-il, et sur le même ton…Ah ! Comédienne !… » (Les Roses de septembre)
3/ UNE RECOMPOSITION DES TRAITS ORIGINAUX DE MON MOI
Ce passé, ni imprévisible, ni aléatoire, puisque succession de moments vécus ou d’impressions, s’organise, se restructure et se recombine pour devenir autre, pour finir dans l’oubli, ou devenir obsessionnel. Cette recombinaison en tout cas bouleverse totalement notre moi, voire finalement le change, à devenir à terme un autre moi.
A chaque moment, nous penserons à Proust. Cette dissolution et cette recomposition rapide de l’être, comme dans un Amour de Swann : « il suffisait que…mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi et, quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement…le sentiment de mon existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore le lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être- venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi» (A la Recherche du temps perdu, I).
UN PROUST CHIRURGIEN ET UN MAUROIS ARCHEOLOGUE
Dans Proust, le temps du changement est un temps court, celui d’une nuit, de la seconde. Proust opère en chirurgien. Maurois en observateur astronome, loin ; en regardant les grands bouleversements, tel un géologue. L’être, au fil du temps, se niche tout au long de sa vie écoulée, au fil d’un passé qui grandit, comme un arbre, cumulant ses cernes et ses anneaux ou comme une tortue portant une carapace de plus en plus lourde, il souhaite parfois vouloir s’en débarrasser. Heureux sont les homards…
« Voyez-vous, mon ami, nous sécrétons, en cinquante ou soixante ans, une carapace d’obligations, d’engagements, de contraintes si lourde que nous ne pouvons vraiment plus la porter…Moi, j’en suis accablé…Les homards, eux, se réfugient de temps à autre dans un trou du rocher et font cuirasse neuve. Sans doute est-ce d’une métamorphose, ou d’une mue dont j’aurais besoin… » (Les Roses de septembre)
4/ UN COMPOSITEUR MYSTERIEUX QUI ORCHESTRE NOTRE EXISTENCE
Les lignes, les cernes et les anneaux du temps ne sont, pour autant, ni linéaires ni égales dans leurs tailles. Les plus vieilles ne sont pas nécessairement les plus vite oubliées. Nos souvenirs et nos êtres sont entre les mains de ce « compositeur mystérieux qui orchestre notre existence »(Climats).
La densité du temps. Certaines secondes valent des années. Des existences se concentrent dans la force d’une émotion. Un temps qui se contracte ou se dilate, se remplit ou se vide comme une outre de tout ce qui l’entoure, comme le décrit Proust : « Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément » (A la Recherche du temps perdu, III) ou encore « les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. » (III). Amnésie, hypermnésie, paramnésie,… fausse mémoire, vraie reconnaissance, distraction de l’être, cheminement :
DES JOURS QUI VALENT DES ANNEES
« En ces quelques semaines, j’ai plus vécu là-bas qu’en ma vie toute entière. Comment mesurer la longueur d’un temps aboli sinon par la quantité d’images laissés par lui en notre esprit ? Chacun des jours passés avec Dolorès vaut, dans ma mémoire, une année. » (Les Roses de septembre). Comme si le plaisir se détournait du temps, s’en soustrayait. Ce passage nous rappelle celui de la Recherche : « c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraite au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. Et pourtant, je sentais que le plaisir qu’elle m’avait…donné dans ma vie était le seul qui fût fécond et véritable » (A la Recherche du temps perdu, III)
5/ NOS EMOTIONS LES PLUS FORTES SONT-ELLES LES PLUS RESISTANTES ?
Nous sommes néanmoins aujourd’hui, la somme, plus ou moins, des expériences de notre passé. Pour ne plus être, il suffirait d’oublier dans sa totalité ce temps, peut-être en s’enfonçant dans le bleu d’un verger.
« J’ai l’impression que si nous nous enfoncions dans ce verger bleuâtre, vous et moi, nous y oublierions le passé et ne reviendrions jamais sur terre. Le Léthé doit couler tout près d’ici. » (Les Roses de septembre)
D’abord le naître et l’être ; un être puis un autre lié à la défragmentation du précédent, et ensuite un être différent, un plus d’être, jusqu’au plus d’être du tout dans un dernier final. Quel est notre moi fondamental ? Qu’est ce qui fait que nous sommes toujours un peu le même ? Le jeune homme que nous étions et l’homme que nous sommes sont-ils encore un peu les mêmes ?
« Or l’homme que vous rencontrez dix ans, vingt ans plus tard, est celui d’un temps M’, M’’ ; il n’y a plus en commun, avec l’auteur de votre livre bien-aimé, que des souvenirs d’enfance, et encore… » (Les Roses de septembre)
« Nos émotions les plus fortes meurent, ne trouvez-vous pas ? Et on regarde la femme qu’on était il y a trois ans avec la même curiosité et la même indifférence que si elle était une autre. » (Climats)
« Peut-être parce que je suis devenue, pour ma fille, trop différente de la femme que font renaître ces souvenirs… » (L’Instinct du bonheur)
6/ ET QUE MEUVENT NOS HUMEURS
Des êtres morcelés en puzzles irréguliers, donc inconstants et changeants, et infidèles. L’être qui parle qui pense n’est fidèle qu’à cet être là, le temps du présent. Comme le disait Montaigne : « Chaque jour nouvelle fantaisie et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps »
« Je ne comprends pas du tout qu’elle importance à la fidélité, avait-elle dit avec une diction martelée qui donnait toujours à ces idées un air abstrait et métallique. Il faut vivre dans le présent. Ce qui est important, c’est de tirer de chaque moment ce qu’il peut contenir d’intensité. On y arrive que de trois manières : par le pouvoir, le danger ou par le désir » (Climats)
7/ UN MOI PRESENT ET UN MOI DISPARU
En fait, cette métamorphose engendre des actions qui ne sont, peut-être, plus les nôtres et donc rend possible le pardon de l’autre pour ses actions répréhensibles. Tout devient possible. « Supposez que demain, je chasse théâtralement de Preyssac Valentine que j’aime et qui m’aime, Valentine qui peut-être, il y a vingt ans, a été coupable et imprudente, mais qui n’est plus la même femme, qui se souvient à peine de ses actions de ce temps-là et de leurs causes réelles… » (L’Instinct du bonheur)
« L’homme qui regrette n’est plus l’homme qui a été coupable. Et ce n’est certes pas moi qui reprocherai à votre Moi présent et purifié les erreurs de votre Moi disparu. » (Ariel ou la vie de Shelley)
Le passé n’est plus. Il n’est déjà plus réel. Sans être encore un rien du tout. Il se réveille, comme dans la madeleine proustienne, où parfois-même se révèle dans une profondeur encore insoupçonné. Il suffit parfois de rencontrer un espace familier, une odeur particulière ; il nous renverra immédiatement dans un autre temps oublié, en rendant présent ce qui est, pour l’heure absent. Comment s’opère ce choix dans notre cerveau entre les images et les impressions qui resteront et les autres. Pourquoi des périodes entières meurent pour renaître et souvent meurent à jamais dans un total oubli. Rappelons-nous l’image proustienne des portes : « si nos souvenirs sont bien à nous, c’est à la façon de ces propriétés qui ont des petites portes cachées que nous-mêmes souvent ne connaissons pas. » (A la Recherche du temps perdu)
« Pourquoi certaines images demeurent-elles pour nous aussi nettes qu’au moment de la vision, alors que d’autres en apparence plus importantes, s’estompent puis s’effacent si vite ?» (Climats).
« Voyez mon cas : oui, il y a eu dans ma vie une affreuse tragédie, mais parce qu’elle est toujours restée muette, elle est maintenant comme étrangère…Et il faudrait la réveiller ? Commencer entre Valentine et moi, un dialogue douloureux qui ne finirait plus qu’avec notre mort ? » (L’Instinct du bonheur)
8/ « NOUS RECONNAISSONS LEUR VERITE PASSE A LA FORCE PRESENTE DE LEURS EFFETS«
Il n’y a pas, nous le savons bien, une chronologie des événements. Un autre ordonnancement s’opère, mystérieux, magique.
« Les souvenirs de l’enfance ne sont pas, comme ceux de l’âge mûr, classés dans le cadre du temps. Ce sont des images isolées, de tous côtés entourées d’oubli, et le personnage qui nous y représente est si différent de nous-mêmes que beaucoup d’entre elles nous paraissent étrangères à notre vie. Mais d’autres ont laissé sur notre caractère des traces à ce point ineffaçables que nous reconnaissons leur vérité passée à la force présente de leurs effets. » (Le Cercle de Famille).
Cette jeunesse nous paraissais interminablement longue et monotone, souvent ennuyeuse ; et pourtant, il ne reste que quelques images, quelques photographies, rochers dans un océan immense informe.
« Quand je relis mon journal de jeune fille, j’ai l’impression de voler dans un avion très lent au-dessus d’un désert d’ennui. Il me semblait que je n’en finirais jamais d’avoir quinze ans, seize ans, dix-sept ans. « (Climats)
9/ CREER UN PASSE QUI NE FUT POINT
L’être du passé n’est plus, n’est pas, l’être présent. Rien n’interdit alors de faire de cet être, un être inventé, changeant, au gré des désirs et de notre volonté, ou d’une cristallisation amoureuse : « – Comme je suis bien ! dit-elle…Il me semble que je t’ai toujours connu…-L’amour, dit-il, créé, comme par magie, les souvenirs d’un passé merveilleux qui ne fut point. »(les Roses de septembre)
« Je vous ai dit qu’elle vivait surtout dans l’instant présent. Elle inventait le passé et l’avenir au moment où elle en avait besoin puis oubliait ce qu’elle avait inventé. Si elle avait cherché à tromper, elle se serait efforcée de coordonner ses propos, de leur donner au moins un air de vérité ; et je n’ai jamais vu qu’elle s’en donnât la peine. Elle se contredisait dans la même phrase » (Climats)
Invention ou failles dans la mémoire, les failles sont parfois si nombreuses, que l’être sans trouve chamboulé. Qu’est ce qui est vrai ? Quelles sont les images, les sensations que nous possédons vraiment en les ayant vécus totalement. Quelle part pour le rêve ?
« Oublier le passé…Que cela paraît difficile, impossible, et que c’est facile si le décor de la vie change entièrement !…A partir de 1919, nous sommes venus vivre dans ce pays, où notre histoire était ignorée. Je vous assure que souvent, au cours de ces dernières années, je mes suis demandé si cette histoire était vraie. Qu’étais Martin-Buissière ? Un fantôme, le souvenir d’un rêve. » (L’Instinct du bonheur)
10/ AU MOINS UN AIR DE VERITE, JUSTE UN AIR
Cette lecture de notre mémoire n’est, bien entendu, pas nécessairement mytho-maniaque, mais en tout cas elle permet aussi d’éviter le vulgaire, le commun donc l’ennui :
« Elle disait : « Qu’est-ce que c’est que la vie ? Quarante années que nous passons sur une goutte de boue. Et vous voudriez qu’on perdît une seule minute à s’ennuyer inutilement » (Climats)
« Je vous ai dit qu’elle vivait surtout dans l’instant présent. Elle inventait le passé et l’avenir au moment où elle en avait besoin puis oubliait ce qu’elle avait inventé. Si elle avait cherché à tromper, elle se serait efforcée de coordonner ses propos, de leur donner au moins un air de vérité ; et je n’ai jamais vu qu’elle s’en donnât la peine. Elle se contredisait dans la même phrase » (Climats)
Tout s’opère, se mélange, le vrai, l’avoué, le passé décoré, les images qui s’imposent, et partent aussi rapidement, dans des rythmes différents. Mais au final, tout va si vite.
«En marchant, je vois passer ma vie, comme les personnages des films. Elle me semble une toute petite chose. Je pense que ma vraie jeunesse, celle où l’on croit encore à la réalité d’un univers féérique, est finie. Comme cela a été vite. » (Le Cercle de Famille).
« -Ah ! Monsieur Schmitt, vous autres incrédules, vous êtes comme les éphémères qui dansent au soleil et ne pensent pas qu’ils seront morts le soir ». (Le Cercle de Famille)
11/TIRER DE CHAQUE MOMENT CE QU’IL PEUT CONTENIR D’INTENSITE
Une possibilité pour stopper ces mouvements virevoltants du temps c’est s’ancrer très fort dans l’immédiateté du présent, sans imagination, ni création, presque dans une vie animale.
« Ce jour-là, pour Odile, la vie c’était une tasse de thé, des toasts bien beurrés, de la crème fraîche, c’est peut-être que les uns vivent surtout dans le passé et les autres seulement dans la minute présente » (Climats)
« Je ne comprends pas du tout qu’elle importance à la fidélité, avait-elle dit avec une diction martelée qui donnait toujours à ces idées un air abstrait et métallique. Il faut vivre dans le présent. Ce qui est important, c’est de tirer de chaque moment ce qu’il peut contenir d’intensité. On y arrive que de trois manières : par le pouvoir, le danger ou par le désir » (Climats)
L’être dans cette dérive du temps, de fait tout en se défaisant. Comme une petite pièce de notre présent qui pourrait à elle-seule transformer radicalement l’ensemble de notre être sur lequel elle se pose. Nous voguons dans le mystère des choses et,
O mysterio das cousas, onde esta elle ? Onde esta elle que nao aparece Pelo menos a mostrar-nos que é misterio? (Fernando Pessoa, Poèmes de Alberto Caeiro, XXXIX)
Une vie amoureuse et symphonique où les thèmes s’entremêlent
LA MUSIQUE DANS LA CRISTALLISATION AMOUREUSE
La musique prend dans l’amour des tintes particulières. Elle participe de la cristallisation stendhalienne (De l’Amour) dans la fabrication et la conception de l’amour :
« Les arts, et particulièrement la musique, aident à la cristallisation en rappelant le souvenir de ce que l’on aime.» (Sept visages de l’amour)
Parfois, la musique en sus comme participant à la réaction chimique, parfois l’amour, lui-même, transformé en musique pure symphonique et harmonieux.
« Cette scène centrale du roman (Madame Bovary) est composée comme une symphonie où deux thèmes se mêlent et se répondent. » (Sept visages de l’amour)
Sauf si le sentiment amoureux s’évapore et laisse entendre quelques fausses notes.
DES VOLONTES A CONTRETEMPS
« Je crois, si j’avais pu te garder, que j’aurais su te rendre heureux. Mais nos destinées et nos volontés jouent presque toujours à contretemps. » (Climats)
Les thèmes sont désormais beaucoup plus sérieux, la légèreté de la nature s’est enfuie. Les yeux ne regardent plus, ils se ferment. Nous sommes dans l’être. Au plus profond, dans le noir et l’attention :
« Au concert où, pendant nos fiançailles, je les emmenai tous les dimanches, je remarquai combien Odile écoutait mieux que Misa. Odile, les yeux fermés, laissait la musique couler à travers elle, semblait heureuse et oubliait l’univers. Misa, les yeux curieux, regardait autour d’elle, reconnaissait des gens, ouvrait le programme, lisait et m’irritait par son agitation » (Climats)
Ces thèmes deviennent désormais majeurs, fermes et dignes. Tels des motifs récurrents, ils parsèment l’œuvre régulièrement. Ils semblent prendre l’armure comme s’ils partaient à la guerre dans la conquête des sentiments.
« J’avais appris à connaître ce que j’appelais son ‘air de conquête’, une gaieté haussée d’un demi-ton au-dessus de sa gaieté normale, des yeux plus brillants, un visage plus beau, et son habituelle langueur vaincue » (Climats)
Une vie amoureuse et symphonique où les thèmes s’entremêlent
« Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ? Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?» (Alfred de Vigny, Le Cor)
« JE LES ENTENDS TOUS ENCORE TRES FORT »
Certains thèmes parfois, « tendres et apaisants » s’immiscent le temps d’une pause, d’un silence, au cœur de la passion.
« Je vous parlais de ma vie comme d’une symphonie où se mêlaient des thèmes ; celui du chevalier, du cynique, celui du rival. Je les entends tous encore très fort. Mais j’entends aussi dans l’orchestre un instrument unique, je ne sais lequel, qui répète avec une douceur ferme un thème de quelques notes, tendre et apaisant. C’est le thème de la sérénité ; il ressemble à celui de la vieillesse. » (Climats)
Outre le thème de la sérénité, des motifs de l’amour courtois ou romantiques parcourent l’œuvre, mais plus particulièrement Climats ; celui qui revient en boucle le plus souvent est celui du Chevalier, bon et puissant, prince charmant, sauveur et conquérant. Il parcourt l’œuvre et peut se transformer en un thème du Rival :
« Ce thème du Chevalier protecteur, tout en moi le reprenait alors. Comme dans un orchestre une flûte isolée, esquissant une courte phrase, semble éveiller de proche en proche les violons, puis les violoncelles, puis les cuivres, jusqu’à ce qu’une énorme vague rythmée vienne déferler sur la salle, ainsi la fleur cueillie, le parfum des glycines, les églises blanches et noires, Botticelli et Michel-Ange, se joignaient tour à tour au chœur formidable qui disait le bonheur d’aimer Odile et de protéger, contre un invisible ennemi, sa parfaite et fragile beauté » (Climats)
« J’ai essayé de vous faire saisir l’entrée, la première exposition à demi couverte par d’autres instruments plus forts, des thèmes autour desquels s’est construite la symphonie inachevée qu’est ma vie. Vous avez noté le Chevalier, le Cynique, et peut-être avez-vous saisi dans cette absurde histoire de tapissier, que, par scrupule, je n’ai pas voulu omettre, le lointain et premier appel de la Jalousie » (Climats)
« Le thème du Rival, si le compositeur mystérieux qui orchestre notre existence nous le faisait entendre isolé, ce serait presque, je crois, le thème du Chevalier, mais ironique et déformé » (Climats)
Sérieux, forts, cyniques : « Cette fois, on applaudit vigoureusement ; la musique de la phrase exigeait l’accord parfait des acclamations. » (Ni Ange ni bête)
« L’armée applaudissait. Le luth du troubadour S’accordait pour chanter les saules de l’Adour » (Alfred de Vigny, Le Cor)
André Maurois et le Sentiment amoureux Jacky Lavauzelle