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SULLY PRUDHOMME par JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

SULLY PRUDHOMME
René Armand François Prudhomme

né à Paris le 16 mars 1839 – mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907

_______________

LES CRITIQUES 
DE 
JULES LEMAÎTRE

SULLY PRUDHOMME

Les Contemporains
(1886)
Etudes & Portraits Littéraires

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Sully Prudhomme

INTRODUCTION

Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés-presque des yeux de femme-dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée. Spe lentus, timidus futuri. Il est certain qu’il a plus pâti de sa pensée que de la fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il nous parle d’un amour trahi : ce sont misères assez communes et il ne paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les chagrins n’étaient à la mesure du cœur qui les sent. S’il a pu souffrir plus qu’un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci du lendemain, une aisance subite est venue l’en délivrer d’assez bonne heure. Mais cette délivrance n’était point le salut. La pensée solitaire et continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par l’excessive tension de l’esprit ; et la nervosité croissante, féconde en douleurs intimes ; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, il aurait le droit de se reposer s’il le pouvait : son oeuvre est dès maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l’admiration de ses «amis inconnus».

I

Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu’il est, de quelque façon qu’eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon de constater que le poète, qui représente dans ce qu’il a de meilleur l’esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu’il avait en lui-même de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se préparer à l’École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et fit une partie des mathématiques spéciales ; une ophtalmie assez grave interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus profondes, n’ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées et n’étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l’École de droit. En même temps il se donnait avec passion à l’étude de la philosophie. Sa curiosité d’esprit était dès lors universelle.
Préparé comme il l’était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni
par des chansons en l’air : sa première œuvre fut une série de poèmes
philosophiques. Je dis sa première œuvre ; car, bien que publiés avec ou après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C’est ce que notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d’une science précise et d’une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son programme poétique et l’embrasse avec orgueil, étant dans l’âge des longs espoirs :

Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots…
Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme
Pour dire : «C’en est fait, l’homme nous est connu ;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ?
»
Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre …

Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent surprendre,-car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain degré de subtilité dans l’analyse semblait hors de son atteinte ?

Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme.
Sept notes seulement composent le clavier…
Faut-il plus au poète ? Et ses chants, pour matière,
N’ont-ils pas la science aux sévères beautés,
Toute l’histoire humaine et la nature entière ?

N’est-ce pas l’annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins, du Zénith et de la Justice ?
En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il
voit le mal, il voit la souffrance, il s’insurge contre les injustices et
les gênes de l’état social (le Joug) ; mais il ne désespère point de
l’avenir et il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la
rue, la Parole). Même le poème grandiose et sombre de l’Amérique,
cette histoire du mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l’ancien et ne laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices des actes héroïques et instigatrices des chefs-d’œuvre. Lui-même sent au cœur leur morsure féconde ; il se sait poète, il désire la gloire et l’avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l’Ambition). Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d’une remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses désespoirs égoïstes et pour s’être désintéressé de la chose publique ; il exalte le travail humain, il prêche l’action, il veut que la poésie soit croyante à l’homme et qu’elle le fortifie au lieu d’aviver ses chères plaies cachées. «L’action ! l’action !» c’est le cri qui sonne dans ces poèmes marqués d’une sorte de positivisme religieux.

Une réflexion vous vient : était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie ? Y a-t-il donc tant de joie dans l’oeuvre de Sully-Prudhomme ? Et qu’a-t-il fait, cet apôtre de l’action, que ronger son cœur et écrire d’admirables vers ? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s’il n’est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l’auteur de Rolla, au moins est-ce par des voies très différentes ; sa mélancolie est d’une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne d’un homme.

La forme des Poèmes n’est pas plus romantique que le fond. Les autres poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts, à l’école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M.Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien d’antérieur, nul poète n’ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son intelligence, ni
mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu’il y a de plus original et de
meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une langue précise : celle de Sully-Prudhomme l’est merveilleusement. Elle semble procéder de l’antiquité classique, qu’il a beaucoup pratiquée. On trouve souvent dans les Poèmes le vers d’André Chénier, celui de l’Invention et de l’Hermès.-Mais le style des Poèmes, quoique fort travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût croissant de la concision et l’enthousiasme décroissant. Le poète, très jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux constructions d’Hegel (l’Art) et, d’autre part, induit par la compression du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi qui sont des protestations, se laisse aller à plus d’espoir et d’illusion qu’il ne s’en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà et là dans l’éloquence.

J’avais tort de dire qu’il ne doit rien aux parnassiens. C’est à cette
époque qu’il fréquenta leur cénacle et qu’il y eut (si on veut croire la
modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la puissance de l’épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse n’eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et frappante. Ce soin curieux et précieux qu’apportaient les «impassibles» à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques ou fictifs, M. Sully-Prudhomme crut qu’il ne serait pas de trop pour traduire les plus chers de ses propres sentiments ; que l’âme méritait bien cet effort pour être peinte dans ses replis ; que c’est spéculer lâchement sur l’intérêt qui s’attache d’ordinaire aux choses du cœur que de se contenter d’à peu près pour les exprimer. Et c’est ainsi que, par respect de sa pensée et par souci de la livrer tout entière, il appliqua en quelque façon la forme rigoureuse et choisie du vers parnassien à des sujets de psychologie intime et écrivit les stances de la Vie intérieure.

II

On pourrait dire : Ici commencent les poésies de M. Sully-Prudhomme. J’avoue que j’ai de particulières tendresses pour ce petit recueil de la Vie intérieure, peut-être parce qu’il est le premier et d’une âme plus jeune, quoique douloureuse déjà. Par je ne sais quelle grâce de nouveauté, il me semble que la Vie intérieure est à peu près, à l’oeuvre de notre poète, ce que les Premières Méditations sont à celle de Lamartine. Et le rapprochement de ces deux noms n’est point si arbitraire, en somme. À la grande voix qui disait la mélancolie vague et flottante du siècle naissant répond, après cinquante années, une voix moins harmonieuse, plus tourmentée, plus pénétrante aussi, qui précise ce que chantait la première, qui dit dans une langue plus serrée des tristesses plus réfléchies et des impressions plus subtiles. Trois ou quatre sentiments, à qui va au fond, défrayaient la lyre romantique. L’aspiration de nos âmes vers l’infini, l’écrasement de l’homme éphémère et borné sous l’immensité et l’éternité de l’univers, l’angoisse du doute, la communion de l’âme avec la nature, où elle cherche le repos et l’oubli : tels sont les grands thèmes et qui reviennent toujours. M. Sully-Prudhomme n’en invente pas de nouveaux, car il n’y en a point, mais il approfondit les anciens. Ces vieux sentiments affectent mille formes : il saisit et fixe quelques-unes des plus délicates ou des plus détournées. La Vie intérieure, ce n’est plus le livre d’un inspiré qui, les cheveux au vent, module les beaux lieux communs de la tristesse humaine, mais le livre d’un solitaire qui vit replié, qui guette en soi et note ses impressions les moins banales, dont la mélancolie est armée de sens critique, dont toutes les douleurs viennent de l’intelligence ou y montent. -«Pourquoi n’est-il plus possible de chanter le printemps ? -J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux… -Une petite blessure peut lentement briser un cœur. -C’est parfois une caresse qui fait pleurer : pourquoi ? -Je voudrais oublier et renaître pour retrouver des impressions neuves, et que la terre ne soit pas ronde, mais s’étende toujours, toujours… -Je bégayais étant enfant et je tendais les bras. Aujourd’hui encore ; on n’a fait que changer mon bégayement…» Voilà les sujets de quelques-unes de ces petites pièces «qu’on a faites petites pour les faire avec soin».

Lamartine s’extasiait en trois cents vers sur les étoiles, sur leur nombre et leur magnificence, et priait la plus proche de descendre sur la terre pour y consoler quelque génie souffrant. M. Sully-Prudhomme, en trois quatrains, songe à la plus lointaine, qu’on ne voit pas encore, dont la lumière voyage et n’arrivera qu’aux derniers de notre race ; il les supplie de dire à cette étoile qu’il l’a aimée ; et il donne à la pièce ce titre qui en fait un symbole : l’Idéal. On voit combien le sentiment est plus cherché, plus intense (et notez qu’il implique une donnée
scientifique). -De même, tandis que le poète des Méditations s’épanche noblement sur l’immortalité de l’âme et déploie à larges nappes les vieux arguments spiritualistes, le philosophe de la Vie intérieure écrit ces petits vers :

J’ai dans mon cœur, j’ai sous mon front
Une âme invisible et présente…..

Partout scintillent les couleurs.
Mais d’où vient cette force en elles ?

Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans les prunelles.

Tous les corps offrent des contours.
Mais d’où vient la forme qui touche ?

Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche ?…

Déjà tombent l’enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites «méditations» sont tristes, et d’une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n’est pas compensée par le charme matériel d’une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au cœur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n’être que nous ; mais, comme j’ai dit, M. Sully-Prudhomme n’exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez ; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.

Je voudrais pouvoir dire qu’il tire au clair la vague mélancolie
romantique : il décompose en ses éléments les plus cachés «cette tendresse qu’on a dans l’âme et où tremblent toutes les douleurs» (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et si concise : c’est comme si chacun de ces petits vers nous faisait faire en nous des découvertes dont nous nous savons bon gré et nous enrichissait le cœur de délicatesses nouvelles. Jamais la poésie n’a plus pensé et jamais elle n’a été plus tendre : loin d’émousser le sentiment, l’effort de la réflexion le rend plus aigu. On éprouve la vérité de ces remarques de Pascal (je rappelle que Pascal emploie une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre) : «À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes… -La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion,» etc. Ajoutez à ce charme celui de la forme la plus savante qui soit, d’une simplicité infiniment méditée, qui joint étroitement, dans sa trame, à la précision la plus serrée la grâce et l’éclat d’images nombreuses et courtes et qui ravissent par leur justesse : forme si travaillée que souvent la lecture, invinciblement ralentie, devient elle-même un travail :

Si quelqu’un s’en est plaint, certes ce n’est pas moi.

III

M. Sully-Prudhomme me semble avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques. Jeunes filles et Femmes sont aussi loin du Lac ou du Premier regret que la Vie intérieure l’était de l’Épître à Byron. Elvire a pu être une personne réelle ; mais dans les Méditations, Elvire idéalisée est une vision, une fort belle image, mais une image en l’air, comme Laure ou Béatrix. Qui a vu Elvire ? Demande-t-on sa main ? L’épouse-t-on ? Élvire a «des accents inconnus à la terre». Elvire n’apparaît que sur les lacs et sous les clairs de lune. Mais, quelque discrétion que le poète y ait mise et quoique des pièces d’un caractère impersonnel se mêlent à celles qui peuvent passer pour des confessions, on sent à n’en pouvoir douter que les vers de Jeunes filles et Femmes nous content par fragments une histoire vraie, très ordinaire et très douloureuse, l’histoire d’un premier amour à demi entendu, puis repoussé. Et la femme, que font entrevoir ces fines
élégies, n’est plus l’amante idéale que les poètes se repassent l’un à
l’autre : c’est bien une jeune fille de nos jours, apparemment une petite
bourgeoise (Ma fiancée, Je ne dois plus), et l’on sent qu’elle a vécu,
qu’elle vit encore peut-être. Sans doute Sainte-Beuve, dans ses poésies, avait déjà particularisé l’amour général et lyrique et raconté ses sentiments au lieu de les chanter ; mais sa «note» n’est que familière à la façon de Wordsworth et son style est souvent entaché des pires affectations romantiques. L’analyse est autrement pénétrante chez M. Sully-Prudhomme. On n’avait jamais dit avec cette tendresse et cette subtilité l’aventure des cœurs de dix-huit ans, et d’abord l’éveil de l’amour chez l’enfant, son tressaillement sous les caresses d’une grande fille, «les baisers fuyants risqués aux chatons des bagues» (Jours lointains), et plus tard, quand l’enfant a grandi, ses multiples et secrètes amours (Un sérail), puis la première passion et ses délicieux commencements (le Meilleur moment des amours), et la grâce et la pureté de la vraie jeune fille, puis la grande
douleur quand la bien-aimée est aux bras d’un autre (Je ne dois plus), et l’obsession du cher souvenir :

… Et je la perds toute ma vie
En d’inépuisables adieux.
Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t’ont pas fermé les yeux.

Le poète, à l’affût de ses impressions, les aiguise et les affine par la curiosité créatrice de ce regard intérieur et parvient à de telles profondeurs de tendresse, imagine des façons d’aimer où il y a tant de tristesse, des façons de se plaindre où il y a tant d’amour, et trouve pour le dire des expressions si exactes et si douces à la fois, que le mieux est de céder au charme sans tenter de le définir. N’y a-t-il pas une merveilleuse «invention» de sentiment dans les stances de Jalousie et dans celles-ci, plus exquises encore :

Si je pouvais aller lui dire :
«Elle est à vous et ne m’inspire
Plus rien, même plus d’amitié ;
Je n’en ai plus pour cette ingrate.
Mais elle est pâle, délicate.
Ayez soin d’elle par pitié !

«Écoutez-moi sans jalousie.
Car l’aile de sa fantaisie
N’a fait, hélas ! que m’effleurer.
Je sais comment sa main repousse.
Mais pour ceux qu’elle aime elle est douce ;
Ne la faites jamais pleurer !…
»

Je pourrais vivre avec l’idée
Qu’elle est chérie et possédée
Non par moi, mais selon mon coeur.
Méchante enfant qui m’abandonnes,
Vois le chagrin que tu me donnes :
Je ne peux rien pour ton bonheur !

IV

Je dirai des Épreuves à peu près ce que j’ai dit des recueils précédents : M. Sully-Prudhomme renouvelle un fonds connu par plus de pensée et plus d’analyse exacte que la poésie n’a accoutumé d’en porter. «Si je dis toujours la même chose, c’est que c’est toujours la même chose», remarque fort sensément le Pierrot de Molière. La critique n’est pas si aisée, malgré l’axiome que l’on sait ; et il faut être indulgent aux répétitions nécessaires. En somme, une étude spéciale sur un poète -et sur un poète vivant dont la personne ne peut être qu’effleurée et qui, trop proche, est difficile à bien juger- et sur un poète lyrique qui n’exprime que son âme et qui ne raconte pas d’histoires -se réduit à marquer autant qu’on peut sa place et son rôle dans la littérature, à chercher où gît son originalité et des formules qui la définissent, à rappeler en les résumant quelques-unes de ses pièces les plus caractéristiques. Ainsi une étude même consciencieuse, même amoureuse, sur une œuvre poétique considérable peut tenir en quelques pages, et fort sèches. Le critique ingénu se désole. Il voudrait concentrer et réfléchir dans sa prose comme dans un miroir son poète tout entier. Il lui en coûte d’être obligé de choisir entre tant de pages qui l’ont également ravi ; il lui semble qu’il fait tort à l’auteur, qu’il le trahit indignement ; il est tenté de tout résumer, puis de tout citer et, supprimant son commentaire, de laisser le lecteur jouir du texte vivant. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de s’évertuer à en enfermer l’âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes ? On les sent si incomplètes et, même quand elles sont à peu près justes, si impuissantes à traduire le je ne sais quoi par où l’on est surtout séduit ! À quoi bon définir difficilement ce qu’il est si facile et si délicieux de sentir ? L’excuse du critique, c’est qu’il s’imagine que son effort, si humble qu’il soit, ne sera pas tout à fait perdu, c’est qu’il croit travailler à ce que Sainte-Beuve appelait l’histoire naturelle des esprits, qui sera une belle chose quand elle sera faite. C’est qu’enfin une piété le pousse à parler des artistes qu’il aime; qu’à chercher les raisons de son admiration, il la sent croître, et que son effort pour la dire, même avorté, est encore un hommage.

Les Épreuves, si on en croit le sonnet qui leur sert de préface, n’ont
pas été écrites d’après un plan arrêté d’avance. Mais il s’est trouvé que les sonnets où le poète, à vingt-cinq ans, contait au jour le jour sa vie intérieure pouvaient être rangés sous ces quatre titres : Amour, Doute, Rêve, Action ; et le poète nous les a livrés comme s’ils se rapportaient à quatre époques différentes de sa vie. La vérité est qu’il a l’âme assez riche pour vivre à la fois de ces quatre façons.

Les sonnets d’Amour sont plus sombres et plus amers que les pièces
amoureuses du premier volume : le travail de la pensée a transformé la tendresse maladive en révolte contre la tyrannie de la beauté et contre un sentiment qui est de sa nature inassouvissable. (Inquiétude, Trahison, Profanation, Fatalité, Où vont-ils ? L’Art sauveur.) -Les sonnets du Doute marquent un pas de plus vers la poésie philosophique. Voyez le curieux portrait de Spinoza :

C’était un homme doux, de chétive santé…

et le sonnet des Dieux, qui définit le Dieu du laboureur, le Dieu du
curé, le Dieu du déiste, le Dieu du savant, le Dieu de Kant et le Dieu de
Fichte, tout cela en onze vers, et qui finit par celui-ci :

Dieu n’est pas rien, mais Dieu n’est personne : il est tout.

et le Scrupule, qui vient ensuite :

Étrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le coeur comme pour la cervelle,
Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir

D’autres sonnets expriment le doute non plus philosophant mais souffrant. Jusque-là les «angoisses du doute», même sincère, avaient eu chez les poètes quelque chose d’un peu théâtral : ainsi les Novissima Verba de Lamartine ; ainsi dans Hugo, les stances intitulées : Que nous avons le doute en nous. Ajoutez que presque toujours, chez les deux grands lyriques, le doute s’éteint dans la fanfare d’un acte de foi. Musset est évidemment plus malade dans l’Espoir en Dieu ; mais son mal vient du cœur plutôt que du cerveau. Ce qu’il en dit de plus précis est que «malgré lui, l’infini le tourmente». Sa plainte est plutôt d’un viveur fourbu qui craint la mort que d’un homme en quête du vrai. Il ne paraît guère avoir lu les philosophes qu’il énumère dédaigneusement et caractérise au petit bonheur.
Pour sûr, ce n’est point la Grande Ourse qui lui a fait examiner, à lui,
ses prières du soir ; et la ronflante apostrophe à Voltaire, volontiers
citée par les ecclésiastiques, ne part pas d’un grand logicien. M.
Sully-Prudhomme peut se rencontrer une fois avec Musset et, devant un Christ en ivoire et une Vénus de Milo (Chez l’antiquaire), regretter «la volupté sereine et l’immense tendresse» dans un sonnet qui contient en substance les deux premières pages de Rolla. Mais son doute est autre chose qu’un obscur et emphatique malaise : il a des origines scientifiques, s’exprime avec netteté et, pour être clair, n’en est pas moins émouvant. Et comme il est négation autant que doute, le vide qu’il laisse, mieux défini, est plus cruel à sentir. Les Werther et les Rolla priaient sans trop savoir qui ni quoi ; le poète des Épreuves n’a plus même cette consolation lyrique :

Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs…
J’ai beau joindre les mains et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela :
Je ne sens rien du tout devant moi. C’est horrible.

Ce ne sont plus douleurs harmonieuses et indéfinies. Le poète dit la plaie vive que laisse au cœur la foi arrachée, la solitude de la conscience privée d’appuis extérieurs et qui doit se juger et s’absoudre elle-même (la Confession) :

Heureux le meurtrier qu’absout la main d’un prêtre…
J’ai dit un moindre crime à l’oreille divine…
Et je n’ai jamais su si j’étais pardonné.

Il dit les involontaires retours du cœur, non consentis par la raison, vers les croyances d’autrefois (Bonne mort) :

Prêtre, tu mouilleras mon front qui te résiste.
Trop faible pour douter, je m’en irai moins triste
Dans le néant peut-être, avec l’espoir chrétien.

Il dit les inquiétudes de l’âme qui, ayant répudié la religion de la grâce, aspire à la justice. Il entend, bien loin dans le passé, le cri d’un ouvrier des Pyramides ; ce cri monte dans l’espace, atteint les étoiles :

Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans, sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire Chéops inaltérable dort.

Le dernier livre de M. Sully-Prudhomme sera la longue recherche d’une réponse à ce Cri perdu.

Puis viennent les Rêves, le délice de s’assoupir, d’oublier, de boire la
lumière sans penser, de livrer son être «au cours de l’heure et des
métamorphoses
», de se coucher sur le dos dans la campagne, de regarder les nuages, de glisser lentement à la dérive sur une calme rivière, de fermer les yeux par un grand vent et de le sentir qui agite vos cheveux, de jouir, au matin, de «cette douceur profonde de vivre sans dormir tout en ne veillant pas» (Sieste, Éther, Sur l’eau, le Vent, Hora prima). Impossible de fixer dans une langue plus exacte des impressions plus fugitives. Rêvait-on, quand on est capable d’analyser ainsi son rêve ? C’est donc un rêve plus attentif que bien des veilles. Loin d’être un sommeil de l’esprit, il lui vient d’un excès de tension ; il n’est point en deçà de la réflexion, mais on le rencontre à ses derniers confins et par delà. Il finit par être le rêve de Kant, qui n’est guère celui des joueurs de luth.

Ému, je ne sais rien de la cause émouvante.
C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel,
Et je ne sens pas bien ce que j’ai de réel.

Déjà dans une pièce des Mélanges (Pan), par la même opération
paradoxale d’une inconscience qui s’analyse, M. Sully-Prudhomme avait merveilleusement décrit cet évanouissement de la personnalité quand par les lourds soleils la mémoire se vide, la volonté fuit, qu’on respire à la façon des végétaux et qu’on se sent en communion avec la vie universelle…

Mais c’est assez rêver, il faut agir. Honte à qui dort parmi le travail de
tous, à qui jouit au milieu des hommes qui souffrent ! Il y a, dans ce
psychologue subtil et tendre, un humanitaire, une sorte de positiviste
pieux, un croyant à la science et au progrès-un ancien candidat à l’École polytechnique et qui a passé un an au Creusot, admirant les machines et traduisant le premier livre de Lucrèce. Nul ne saurait vivre sans les autres (la Patrie, Un songe); salut aux bienfaiteurs de l’humanité, à l’inventeur inconnu de la roue, à l’inventeur du fer, aux chimistes, aux explorateurs (la Roue, le Fer, le Monde à nu, les Téméraires) ! Tous ces sonnets d’ingénieur-poète étonnent par le mélange d’un lyrisme presque religieux et d’un pittoresque emprunté aux engins de la science et de l’industrie et aux choses modernes. Voici l’usine, «enfer de la Force obéissante et triste», et le cabinet du chimiste, et le fond de l’Océan où repose le câble qui unit deux mondes. Tel sonnet raconte la formation de la terre (En avant !); tel autre enferme un sentiment délicat dans une définition de la photographie (Réalisme). On dirait d’un Delille inspiré et servi par une langue plus franche et plus riche. Parlons mieux : André Chénier trouverait réalisée dans ces sonnets une part de ce qu’il rêvait de faire dans son grand Hermès ébauché. Ils servent de digne préface au poème du Zénith.

Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme : j’aurais donc pu grouper son oeuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j’ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.

L’optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé : Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l’on vit autour de moi.
D’où cette contradiction ? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l’action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d’améliorer d’une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n’y croit, j’en ai peur, que par un coup d’État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable ; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.

Pour une heure de joie unique et sans retour,
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie :
Quel homme, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?
Une heure de soleil fait bénir tout le jour
Et, quand ta main ferait tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts, qui n’ont plus même une nuit pour l’amour…

Hé ! oui, mais que prouve cela, sinon que l’homme est une bonne bête
vraiment et que la nature le dupe à peu de frais ? Ils manquent de gaîté, les sonnets optimistes du maître. À beau prêcher l’action, qui retombe si vite, avec les Solitudes, dans les suaves et dissolvantes tristesses du sentiment.

V

Est-ce un souvenir d’enfance ? on le dirait. Je ne crois pas qu’une mère
puisse entendre sans que les larmes lui montent aux yeux les vers de
Première solitude sur les petits enfants délicats et timides mis trop tôt au collège.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants…

Oh ! la leçon qui n’est pas sue
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue !
Le déshonneur d’être puni !…..

Ils songent qu’ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits…

Deux ou trois autres pièces de M. Sully-Prudhomme ont eu cette bonne fortune de devenir populaires, je veux dire de plaire aux femmes, d’arriver jusqu’au public des salons. Peut-être a-t-il été agacé parfois de n’être pour beaucoup de gens que l’auteur du Vase brisé : mais qui sait si ce n’est pas le Vase brisé qui l’a fait académicien et qui a servi de passeport aux Destins et à la Justice ?

Aussi bien son âme tient presque toute dans ce vase brisé. C’est encore de «légères meurtrissures» devenues «des blessures fines et profondes» qu’il s’agit dans les Solitudes. Impressions quintessenciées, nuances de sentiment ultra-féminines dans un cœur viril, une telle poésie ne peut être que le produit extrême d’une littérature, suppose un long passé artistique et sentimental. Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu’il a de passion ardente et de belle rêverie, qu’auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s’enferment dans la rigueur et la brièveté d’un contour classique… Glisserais-je au pathos sous prétexte de définition ? Est-ce ma faute si cette poésie n’est pas simple et si (à meilleur droit que les Précieuses) «j’entends là-dessous un million de choses» ?

Le mal que fait la lenteur des adieux prolongés ; la paix douloureuse des âmes où d’anciennes amours sont endormies, où les larmes sont figées comme les longs pleurs des stalactites, mais où quelque chose pleure toujours ; les «joies sans causes», bonheurs égarés qui voyagent et semblent se tromper de cœur ; la mélancolie d’une allée de tilleuls du siècle passé où, dans un temple en treillis, rit un Amour malin ; la solitude des étoiles ; l’isolement croissant de l’homme, qui ne peut plus, comme le petit enfant, vivre tout près de la terre et presser de ses deux mains la grande nourrice ; le doute sur son cœur ; la peur, en sentant un amour nouveau, de mal sentir, car c’est peut-être un ancien amour qui n’est pas mort ; la solitude de la laide «enfant qui sait aimer sans jamais être amante» ; l’espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé ; l’exil moral et la nostalgie de l’artiste que la nécessité a fait bureaucrate ou marchand ; la solitude du poète, au théâtre, parmi les gaîtés basses de la foule ; l’âcreté des amours coupables et hâtives dans les bouges ou dans les fiacres errants ; la solitude des âmes, qui ne peuvent s’unir, et la vanité des caresses, qui ne joignent que les corps ; la solitude libératrice de la vieillesse, qui affranchit de la femme et qui achève en nous la bonté ; le désir de s’éteindre en écoutant un chant de nourrice «pour ne plus penser, pour que l’homme meure comme est né l’enfant…» : je ne puis qu’indiquer
quelques-uns des thèmes développés ou plutôt démêlés, dans les Solitudes, par un poète divinement sensible. Et ce sont bien des «solitudes» : c’est toujours, sous des formes choisies, la souffrance de se sentir seul-loin de son passé qu’on traîne pourtant et seul avec ses souvenirs et ses regrets, -loin de ce qu’on rêve et seul avec ses désirs, -loin des autres âmes et seul avec son corps, -loin de la Nature même et du Tout qui nous enveloppe et qui dure et seul avec des amours infinies dans un cœur éphémère et fragile… C’est comme le détail subtil de notre impuissance à jouir, sinon de la science même que nous avons de cette impuissance.

Les Vaines tendresses, ce sont encore des solitudes. Le plus grand
poète du monde n’a que deux ou trois airs qu’il répète, et sans qu’on s’en plaigne (plusieurs même n’en ont qu’un) et, encore une fois, toute la poésie lyrique tient dans un petit nombre d’idées et de sentiments
originels que varie seule la traduction, plus ou moins complète ou
pénétrante. Mais les Vaines tendresses ont, dans l’ensemble, quelque
chose de plus inconsolable et de plus désenchanté : ses chères et amères solitudes, le poète ne compte plus du tout en sortir. Le prologue (Aux amis inconnus) est un morceau précieux :

Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ;
Mais de nous rencontrer ne formons point le voeu :
Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ;
Le reste en est fragile : épargnons-nous l’adieu !

Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l’année terrible. L’amour de la femme, non idyllique, mais l’amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l’Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse ; mais que l’amour est tourmenté dans Peur d’avare ! et, dans Conseil (un chef-d’oeuvre d’analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancœur !

Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore,
Choisis un fiancé joyeux, à l’oeil vivant,
Au pas ferme, à la voix sonore,
Qui n’aille pas rêvant…

Les petites filles mêmes l’épouvantent (Aux Tuileries) :

Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie,
Tous ces bambins, hommes futurs…

Çà et là quelques trêves par l’anéantissement voulu de la réflexion :

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser…..

Ce qu’il faut surtout lire, c’est cette surprenante mélodie du Rendez-vous, où l’inexprimable est exprimé, où le poète, par des paroles précises, mène on ne sait comment la pensée tout près de l’évanouissement et traduit un état sentimental que la musique seule, semble-t-il, était capable de produire et de traduire, en sorte qu’on peut dire que M. Sully-Prudhomme a étendu le domaine de la poésie autant qu’il peut l’être et par ses deux extrémités, du côté du rêve, et du côté de la pensée spéculative, empiétant ici sur la musique et là sur la prose. Mais tout de suite après ce songe, quel réveil triste et quels commentaires sur le Surgit amari aliquid (la Volupté, Évolution, Souhait)! La première partie de la Justice pourrait avoir pour conclusion désespérée les stances du Vœu, si belles :

Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m’abandonne à des pensers de cloître
Et j’ose prononcer un voeu de chasteté.

Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion.
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.

Demeure dans l’empire innommé du possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l’ombre où je dormais !

Le zélé recruteur des larmes par la joie,
L’Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais voeu d’arracher au malheur cette proie :
Nul n’aura de mon coeur faible et sombre hérité.

Celui qui ne saurait se rappeler l’enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l’offense
D’y condamner un fils qui lui peut ressembler.

Celui qui n’a pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !

L’homme à qui son pain blanc, maudit des populaces,
Pèse comme un remords des misères d’autrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places
N’élargira jamais la sienne autour de lui !…

Les vers du Rire pourraient servir de passage à la seconde partie
(Retour au coeur) :

Mais nous, du monde entier la plainte nous harcèle :
Nous souffrons chaque jour la peine universelle…

Et le Retour au cœur est déjà dans la Vertu, ce raccourci de la Critique de la raison pratique. Enfin les dernières stances Sur la mort ressemblent fort à celles qui terminent les Destins ; le ton seul diffère. Ainsi (et c’est sans doute ce qui rend sa poésie lyrique si substantielle), nous voyons M. Sully-Prudhomme tendre de plus en plus vers la poésie philosophique.

VI

La dernière guerre a produit chez nous nombre de rimes. La plupart
sonnaient creux ou faux. L’amour de la patrie est un sentiment qu’il est odieux de ne pas éprouver et ridicule d’exprimer d’une certaine façon. Un jeune officier s’est fait une renommée par des chansons guerrières pleines de sincérité. Mais, à mon avis du moins, M. Sully-Prudhomme est le poète qui a le mieux dit, avec le plus d’émotion et le moins de bravade, sans emphase ni banalité, ce qu’il y avait à dire après nos désastres.

«Mon compatriote, c’est l’homme.»
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce coeur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté, dès l’enfance,
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux même qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France…

Après le repentir des oublis imprudents, le poète dit la ténacité du lien par où nous nous sentons attachés à la terre de la patrie, au sol même, à ses fleurs, à ses arbres :

Fleurs de France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos morts…
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
Je trouve un adieu pour les bois.

Enfin les sonnets intitulés : la France, résument et complètent les
«impressions de la guerre» : le sens du mot patrie ressaisi et fixé ;
l’acceptation de la dure leçon ; le découragement, puis l’espoir ; le
sentiment de la mission tout humaine de notre race persistant dans le
rétrécissement de sa tâche et en dépit du devoir de la revanche.

Je compte avec horreur, France, dans ton histoire,
Tous les avortements que t’a coûtés ta gloire :
Mais je sais l’avenir qui tressaille en ton flanc.

Comme est sorti le blé des broussailles épaisses,
Comme l’homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang…

Je tiens de ma patrie un coeur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain.

VII

Que dans la science il y ait de la poésie, et non pas seulement, comme le croyait l’abbé Delille, parce que la science offre une matière inépuisable aux périphrases ingénieuses, cela ne fait pas question. André Chénier, en qui le XVIIIe siècle a failli avoir son poète, le savait bien quand il méditait son Hermès-et aussi Alfred de Vigny, cet artiste si original que le public ne connaît guère, mais qui n’est pas oublié pour cela, quand il écrivait la Bouteille à la mer. Assurément le ciel que nous a révélé l’astronomie depuis Képler n’est pas moins beau, même aux yeux de l’imagination, que le ciel des anciens (le Lever du soleil) :

Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences…

Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien
Et, depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien
Et l’univers entier vêt une beauté neuve.

La science invente des machines formidables ou délicates, que l’ignorant même admire pour l’étrangeté de leur structure, pour leur force implacable et sourde, pour la quantité de travail qu’elles accomplissent. La science donne au savant une joie sereine, aussi vive et aussi noble que pas un sentiment humain, et dont l’expression devient lyrique sans effort. La science rend l’homme maître de la nature et capable de la transformer : de là une immense fierté aussi naturellement poétique que celle d’Horace ou de Roland. La science suscite un genre d’héroïsme qui est proprement l’héroïsme moderne et auquel nul autre peut-être n’est comparable, car il est le plus désintéressé et le plus haut par son but, qui est la découverte
du vrai et la diminution de la misère universelle. La science est en train de changer la face extérieure de la vie humaine et, par des espérances et des vertus neuves, l’intérieur de l’âme. Un poète qui paraîtrait l’ignorer ne serait guère de son temps : et M. Sully-Prudhomme en est jusqu’aux entrailles. On se rappelle les derniers sonnets des Épreuves. J’y joindrai les Écuries d’Augias, qui nous racontent, sous une forme qu’avouerait Chénier, le moins mythologique, le plus «moderne» des travaux d’Hercule, celui qui exigeait le plus d’énergie morale et qui ressemble le plus à une besogne d’ingénieur. Le Zénith est un hymne magnifique et précis à la science, et qui réunit le plus possible de pensée, de description exacte et de mouvement lyrique. M. Sully-Prudhomme n’a jamais fait plus complètement ce qu’il voulait faire. Voici des strophes qui tirent une singulière beauté de l’exactitude des définitions, des sobres images qui les achèvent, et de la grandeur de l’objet défini :

Nous savons que le mur de la prison recule ;
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés…

Faut-il descendre dans le détail ? Nous signalons aux périphraseurs du dernier siècle, pour leur confusion, ces deux vers sur le baromètre, qu’ils auraient tort d’ailleurs de prendre pour une périphrase :

Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,

et ces deux autres qui craquent, pour ainsi dire, de concision :

Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase..

Notez que ces curiosités n’arrêtent ni ne ralentissent le mouvement
lyrique ; que l’effort patient de ces définitions précises n’altère en rien
la véhémence du sentiment qui emporte le poète. Après le grave prélude, les strophes ont une large allure d’ascension. Une des beautés du Zénith, c’est que l’aventure des aéronautes y devient un drame symbolique ; que leur ascension matérielle vers les couches supérieures de l’atmosphère représente l’élan de l’esprit humain vers l’inconnu. Et après que nous avons vu leurs corps épuisés tomber dans la nacelle, la métaphore est superbement reprise et continuée :

Mais quelle mort ! La chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire ;
Vos corps sont revenus demander des linceuls.
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l’ascension tout seuls.

Le poète, en finissant, leur décerne l’immortalité positiviste, la
survivance par les oeuvres dans la mémoire des hommes :

Car de sa vie à tous léguer l’oeuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample.
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu.
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne,
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !
L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve.
Le délice éternel que le poète éprouve,
C’est un soir de durée au cœur des amoureux !…

En sorte qu’on ne goûte que vivant et par avance sa gloire à venir et que les grands hommes, les héros et les gens de bien vivent avant la mort leur immortalité. C’est un rêve généreux et dont le désintéressement paradoxal veut de fermes cœurs, que celui qui dépouille ainsi d’égoïsme notre survivance même. Illusion ! mais si puissante sur certaines âmes choisies qu’il n’est guère pour elles de plus forte raison d’agir.

VIII

Cette conclusion du Zénith nous sert de passage aux poèmes proprement philosophiques. Une partie des Épreuves y était déjà un acheminement, et nous avions rencontré dans la Vie intérieure de merveilleuses définitions de l’Habitude, de l’Imagination et de la Mémoire. Entre temps, M. Sully-Prudhomme avait traduit littéralement en vers le premier livre de Lucrèce et avait fait précéder sa traduction d’une préface kantienne. Puis, les stances Sur la mort essayaient de concevoir la vie par-delà la tombe et, n’y parvenant pas, expiraient dans une sorte de résignation violente, Le poème des Destins a de plus hautes visées encore. Il nous offre parallèlement une vue optimiste et une vue pessimiste du monde, et conclut que toutes deux sont vraies. L’Esprit du mal songe d’abord à faire un monde entièrement mauvais et souffrant; mais un tel monde ne durerait pas : afin qu’il souffre et persiste à vivre, l’Esprit du mal lui donne l’amour, le désir, les trêves perfides, les illusions, les biens apparents pour voiler les maux réels, l’ignorance irrémédiable et jamais résignée, le mensonge atroce de la liberté :

Oui, que l’homme choisisse et marche en proie au doute,
Créateur de ses pas et non point de sa route,
Artisan de son crime et non de son penchant ;
Coupable, étant mauvais, d’avoir été méchant ;
Cause inintelligible et vaine, condamnée
À vouloir pour trahir sa propre destinée,
Et pour qu’ayant créé son but et ses efforts,
Ce dieu puisse être indigne et rongé de remords…

L’Esprit du bien, de son côté, voulant créer un monde le plus heureux
possible, songe d’abord à ne faire de tout le chaos que deux âmes en deux corps qui s’aimeront et s’embrasseront éternellement. Cela ne le satisfait point : le savoir est meilleur que l’amour. Mais l’absolu savoir ne laisse rien à désirer ; la recherche vaut donc mieux ; et le mérite moral, le dévouement, le sacrifice, sont encore au-dessus… En fin de compte, il donne à l’homme, tout comme avait fait l’Esprit du mal, le désir, l’illusion, la douleur, la liberté. Ainsi le monde nous semble mauvais, et nous ne saurions en concevoir un autre supérieur (encore moins un monde actuellement parfait). Nous ne le voudrions pas, ce monde idéal, sans la vertu et sans l’amour : et comment la vertu et l’amour seraient-ils sans le désir ni l’effort-et l’effort et le désir sans la douleur ? Essayerons-nous, ne pouvant supprimer la douleur sans supprimer ce qu’il y a de meilleur en l’homme, d’en exempter après l’épreuve ceux qu’elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite ? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d’éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu’il y en ait trop et qu’il y en ait de gratuites et d’inexplicables, pour qu’il y en ait d’efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l’idée même de justice. On n’arrive à concevoir le monde plus heureux qu’en dehors de toute notion de mérite : et qui aurait le courage de cette suppression ? S’il n’est immoral, il faut qu’il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.

La Nature nous dit : «Je suis la Raison même,
Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
Cache un accord profond des Destins balancés.

«Il poursuit une fin que son passé renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.

«Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon.
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle
Et sa nécessité ne comporte aucun don…

«Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices,
Homme; n’insulte pas mes lois d’une oraison.
N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices.
Place ta confiance en ma seule raison !»

Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu…

Ignorant tes motifs, nous jugeons par les nôtres:
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon ni mauvais, tout est rationnel…

Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien ni mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.

Il serait intéressant de rapprocher de ces vers certaines pages de M.
Renan. L’auteur des Dialogues philosophiques a plus d’ironie, des dessous curieux à démêler et dont on se méfie un peu ; M. Sully-Prudhomme a plus de candeur : incomparables tous deux dans l’expression de la plus fière et de la plus aristocratique sagesse où l’homme moderne ait su atteindre.
Sagesse sujette à des retours d’angoisse. Il y a vraiment dans le monde trop de douleur stérile et inexpliquée ! Par moments le cœur réclame. De là le poème de la Justice.

IX

La justice, dont le poète a l’idée en lui et l’indomptable désir, il la
cherche en vain dans le passé et dans le présent. Il ne la trouve ni «entre espèces» ni «dans l’espèce», ni «entre États» ni «dans l’État» (tout n’est au fond que lutte pour la vie et sélection naturelle, transformations de l’égoïsme, instincts revêtus de beaux noms, déguisements spécieux de la force). La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs… Et pourtant cette absence universelle de la justice n’empêche point le chercheur de garder tous ses scrupules, de se sentir responsable devant une loi morale. D’où lui vient cette idée au caractère impératif qui n’est réalisée nulle part et dont il désire invinciblement la réalisation ?… Serait-ce que, hors de la race humaine, elle n’a aucune raison d’être; que, même dans notre espèce, ce n’est que lentement qu’elle a été conçue, plus lentement encore qu’elle s’accomplit ? Mais qu’est-ce donc que cette idée? «Une série d’êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d’une vie de plus
en plus riche et concrète, rattache l’atome dans la nébuleuse à l’homme sur la terre…»

L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire

Des races qu’il prime aujourd’hui,
Et son globe natal ne peut lui faire honte ;
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
Et vient s’épanouir en lui.

La matière est divine ; elle est force et génie ;
Elle est à l’idéal de telle sorte unie
Qu’on y sent travailler l’esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l’argile
Et qui lui-même la pétrit.

Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô Soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
Le bout qu’il tient à l’autre bout.

Ô Soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
Mesure mon trajet passé.

Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
Je l’appelle ma dignité…

L’homme veut que ce long passé, que ce travail mille et mille fois
séculaire dont il est le produit suprême soit respecté dans sa personne et dans celle des autres. La justice est que chacun soit traité selon sa dignité. Mais les dignités sont inégales; le grand triage n’est pas fini ; il y a des retardataires. Des Troglodytes, des hommes du moyen âge, des hommes d’il y a deux ou trois siècles, se trouvent mêlés aux rares individus qui sont vraiment les hommes du XIXe siècle. Il faut donc que la justice soit savante et compatissante pour mesurer le traitement de chacun à son degré de «dignité». «Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s’opère à travers toutes les vicissitudes politiques.» La justice n’est pas encore; mais elle se fait, et elle sera.

La première partie, Silence au coeur, écrite presque toute sous
l’impression de la guerre et de la Commune, est superbe de tristesse et d’ironie, parfois de cruauté. Il m’est revenu que M. Sully-Prudhomme jugeait maintenant «l’appel au cœur» trop rapide, trop commode, trop semblable au fameux démenti que se donne Kant dans la Critique de la raison pratique, et qu’il se proposait, dans une prochaine édition, de n’invoquer ce «cri» de la conscience que comme un argument subsidiaire et de le reporter après la définition de la «dignité», qui remplit la neuvième Veille. Il me semble qu’il aurait tort et que sa première marche est plus naturelle. Le poète, au début, a déjà l’idée de la justice puisqu’il part à sa recherche. L’investigation terminée, il constate que son insuccès n’a fait que rendre cette idée plus impérieuse. «L’appel au cœur» n’est donc qu’un retour mieux renseigné au point de départ. Le chercheur persiste, malgré la non-existence de la justice, à croire à sa nécessité, et, ne pouvant en éteindre en lui le désir, il tente d’en éclaircir l’idée, d’en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu’il a dit et le rétracte partiellement ; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du cœur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n’y avait qu’un moyen de donner à l’œuvre une consistance irréprochable : c’était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières ; de conclure, n’ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.

Ce que j’ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n’est pas la
brusquerie du retour au cœur (les «Voix» d’ailleurs l’ont préparé), ni
une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet : c’est plutôt que
sa définition de la dignité et ce qui s’ensuit l’ait trop complètement
tranquillisé, et qu’il trompe son cœur au moment où il lui revient, où il
se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera ? Mais le cœur veut qu’elle soit et qu’elle ait toujours été. Je n’admets pas que tant d’êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l’état d’excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu’à la fin des temps.

Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue, et sa fin décevante.
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés.

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

Voilà qui infirme l’optimisme des dernières pages. Ce sont elles qu’il
faudrait intituler Silence au coeur! car c’est l’optimisme qui est sans
coeur. Il est horrible que nous concevions la justice et qu’elle ne soit
pas dès maintenant réalisée. Mais, si elle l’était, nous ne la concevrions pas. Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. Le poète, pour en finir, veut croire au futur règne de la justice et prend son parti de toute l’injustice qui aura précédé. Que ne dit-il que cette solution n’en est pas une et que cette affirmation d’un espoir qui suppose tant d’oublis est en quelque façon un coup de désespoir ? Il termine, comme il a coutume, par un appel à l’action ; mais c’est un remède, non une réponse.

Tel qu’il est, j’aime ce poème. La forme est d’une symétrie compliquée. Dans les sept premières Veilles, à chaque sonnet du «chercheur», des «voix», celles du sentiment ou de la tradition, répondent par trois quatrains et demi ; le chercheur achève le dernier quatrain par une réplique ironique ou dédaigneuse et passe à un autre sonnet. On a reproché à M. Sully-Prud’homme d’avoir accumulé les difficultés comme à plaisir. Non à plaisir, mais à dessein, et le reproche tombe puisqu’il les a vaincues. Plusieurs auraient préféré à ce dialogue aux couplets égaux et courts une série de «grand morceaux». Le poète a craint sans doute de verser dans le «développement», d’altérer la sévérité de sa conception. L’étroitesse des formes qu’il a choisies endigue sa pensée, la fait mieux saillir, et leur retour régulier rend plus sensible la démarche rigoureuse de
l’investigation : chaque sonnet en marque un pas, et un seul. Puis cette alternance de l’austère sonnet positiviste et des tendres strophes spiritualistes, de la voix de la raison et de celle du cœur qui finissent par s’accorder et se fondre, n’a rien d’artificiel, après tout, que quelque excès de symétrie. Tandis que les philosophes en prose ne nous donnent que les résultats de leur méditation, le poète nous fait assister à son effort, à son angoisse, nous fait suivre cette odyssée intérieure où chaque découverte partielle de la pensée a son écho dans le cœur et y fait naître une inquiétude, une terreur, une colère, un espoir, une joie ; où à chaque état successif du cerveau correspond un état sentimental : l’homme est ainsi tout entier, avec sa tête et avec ses entrailles, dans cette recherche méthodique et passionnée.

Toute spéculation philosophique recouvre ou peut recouvrir une sorte de drame intérieur : d’où la légitimité de la poésie philosophique. Je
comprends peu que quelques-uns aient accueilli Justice avec défiance, jugeant que l’auteur avait fait sortir la poésie de son domaine naturel. J’avoue que l’Éthique de Spinoza se mettrait difficilement en vers ; mais l’idée que l’Éthique nous donne du monde et la disposition morale où elle nous laisse sont certainement matière à poésie. (Remarquez que Spinoza a donné à son livre une forme symétrique à la façon des traités de géométrie, et que, pour qui embrasse l’ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme, une incontestable beauté.) L’expression des idées même les plus abstraites emprunte au vers un relief saisissant : la Justice en offre de nombreux exemples et décisifs. Il est très malaisé de
dire où finit la poésie. «Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous
les sentiments, presque toutes les idées
», dit M. Sully-Prudhomme. S’il faut reconnaître que la métaphysique pure échappe le plus souvent à l’étreinte de la versification,-dès qu’elle aborde les questions humaines et où le coeur s’intéresse, dès qu’il s’agit de nous et de notre destinée, la poésie peut intervenir. Ajoutez qu’elle est fort capable de résumer, au moins dans leurs traits généraux, les grandes constructions métaphysiques et de les sentir après qu’elles ont été pensées. La poésie à l’origine, avec les didactiques, les gnomiques et les poètes philosophes, condensait toute la science humaine ; elle le peut encore aujourd’hui.

X

Bien des choses resteraient à dire. Surtout il faudrait étudier la forme de M. Sully-Prudhomme. Il s’en est toujours soucié (l’Art, Encore). Elle est partout d’une admirable précision. Voyez dans les Vaines tendresses, l’Indifférente, le Lit de Procuste; le premier sonnet des Épreuves; les dernières strophes de la Justice : je cite, à mesure qu’elles me reviennent, ces pages où la précision est particulièrement frappante. Il va soignant de plus en plus ses rimes; la forme du sonnet, de ligne si arrêtée et de symétrie si sensible, qui appelle la précision et donne le relief, lui est chère entre toutes: il a fait beaucoup de sonnets, et les plus beaux peut-être de notre langue. Or la précision est du contour, non de la couleur : M. Sully-Prudhomme est un «plastique» plus qu’un coloriste. En Italie il a surtout vu les statues et, dans les paysages, les lignes (Croquis italiens). Quand il se contente de décrire, son exactitude est incomparable (la Place Saint-Jean-de-Latran, Torses antiques, Sur un vieux tableau, etc.). Son imagination ne va jamais sans pensée; c’est pour cela qu’elle est si nette et d’une qualité si rare: elle subit le contrôle et le travail de la réflexion qui corrige, affine, abrège. Il n’a pas un vers banal: éloge unique, dont le correctif est qu’il a trop de vers difficiles. Son imagination est, d’ailleurs, des plus belles et, sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. S’il est vrai qu’une des facultés qui font les grands poètes, c’est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully-Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J’ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.

XI

M. Sully-Prudhomme s’est fait une place à part dans le coeur des amoureux de belles poésies, une place intime, au coin le plus profond et le plus chaud. Il n’est point de poète qu’on lise plus lentement ni qu’on aime avec plus de tendresse. C’est qu’il nous fait pénétrer plus avant que personne aux secrets replis de notre être. Une tristesse plus pénétrante que la mélancolie romantique ; la fine sensibilité qui se développe chez les très vieilles races, et en même temps la sérénité qui vient de la science ; un esprit capable d’embrasser le monde et d’aimer chèrement une fleur ; toutes les délicatesses, toutes les souffrances, toutes les fiertés, toutes les ambitions de l’âme moderne : voilà, si je ne me trompe, de quoi se compose le précieux élixir que M. Sully-Prudhomme enferme en des vases d’or pur,
d’une perfection serrée et concise. Par la sensibilité réfléchie, par la
pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien
être le plus grand poète de la génération présente.

Un de ses «amis inconnus» lui adressait un jour ces rimes :

Vous dont les vers ont des caresses
Pour nos chagrins les plus secrets,
Qui dites les subtils regrets
Et chantez les vaines tendresses,

Ô clairvoyant consolateur,
Ceux à qui votre muse aimée
A dit leur souffrance innommée
Et révélé leur propre coeur,

Et ceux encore, ô sage, ô maître,
À qui vous avez enseigné
L’orgueil tranquille et résigné
Qui suit le tourment de connaître ;

Tous ceux dont vous avez un jour
Éclairé l’obscure pensée,
Ou secouru l’âme blessée,
Vous doivent bien quelque retour…

Ce retour, ce serait une critique digne de lui. Mais, pour lui emprunter la pensée qui ouvre ses œuvres, le meilleur de ce que j’aurais à dire demeure en moi malgré moi, et ma vraie critique ne sera pas lue.

*********************************

De
Sully Prudhomme

Pour l’Amour des courbes

*
A vingt ans
(Sonnet)
Aos vinte anos
Traduction Portugaise

*

A vingt ans
(Sonnet)
A vent’anni 
Traduction Italienne

Sully Prudhomme Trad Jacky Lavauzelle

Sully

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Louise Labé Les Sonnets – Die Sonette der Louise Labé (RILKE)

Louise Labé
POESIE FRANCAISE
LOUISE LABE LES SONNETS




LOUISE LABE
« La Belle Cordière »

1524-1566

Sonnets Louise Labé par Pierre Woeiriot Artgitato
Louise Labé par Pierre Woeiriot

 Traduction française
Jacky Lavauzelle
Übersetzt von Rainer Maria Rilke

*

Œuvres de Louise Labé
EVVRES DE LOVÏSE LABE LIONNOIZE
 


LES SONNETS
Die Sonette der Louise Labé

Louise Labé Les Sonnets Giovanni Bellini Jeune Femme à sa toilette 1515 Musée d'histoire de l'Art de VienneGiovanni Bellini
Jeune Femme à sa toilette
1515
Musée d’histoire de l’Art de Vienne

**********



Louise Labé

SONNET I
Das erste Sonett

Non havria Ulysse o qualunqu’altro mai
Ni Ulysse ni aucun autre
Hat keiner je, Odysseus oder wer

Piu accorto fù, da quel divino aspetto
Plus astucieux encore, de par ce divin aspect
sonst findig war, von diesem anmutvollen

*

SONNET  II
Das zweite Sonett

Ô beaus yeus bruns, ô regards destournez,
Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
O braune Augen, Blicke weggekehrt,

 Ô chaus soupirs, ô larmes espandues,
Ô chauds soupirs, ô larmes répandues,
verseufzte Luft, o Tränen hingegossen,

*

SONNET III
Das dritte Sonett

Ô longs desirs, ô esperances vaines,
Ô longs désirs, ô espérances vaines,
Langes Verlangen, Hoffnung ohne Sinn,

Tristes soupirs et larmes coutumieres
Tristes soupirs et larmes coutumières
Geseufz und Tränen so gewohnt zu fließen,

*

SONNET IV
Das vierte Sonett

Depuis qu’Amour cruel empoisonna
Depuis qu’Amour cruel empoisonna
 Seitdem der Gott zuerst das ungeheuer
Premierement de son feu ma poitrine,
La première fois de son feu ma poitrine,
 glühende Gift in meine Brust mir sandte,

*

SONNET V
Das fünfte Sonett

Clere Venus, qui erres par les Cieus,
Clairvoyante Vénus, qui erre dans les Cieux,
O Venus in den Himmeln, klare du,

 Entens ma voix qui en pleins chantera,
Entends ma voix qui ouvertement chantera
hör meine Stimme; denn solang du dort

*

SONNET VI
Das sechste Sonett 

Deus ou trois fois bienheureus le retour
Deux ou trois fois, bienheureux fut le retour
Zwei-dreimal selig jenes Wiederkehren
 De ce cler Astre, et plus heureus encore
De ce clair Astre, mais plus heureux encore
 des starken Sterns. Und seliger noch das,

Louise Labé Sonnet VI Rilke Artgitato Flore -la Primavera de Sandro Botticelli

*

LOUISE LABE
SONNET VII
Das siebente Sonett

On voit mourir toute chose animee,
On voit mourir toute chose animée,
Man sieht vergehen die belebten Dinge,
 Lors que du corps l’ame sutile part :
Lorsque du corps part l’âme subtile :
sowie die Seele nicht mehr bleiben mag.

*

SONNET VIII
Das achte Sonett

Ie vis, ie meurs : ie me brule et me noye.
Je vis, je meurs : je me brûle, je me noie.
Ich leb, ich sterb: ich brenn und ich ertrinke,

I’ay chaut estreme en endurant froidure :
J’ai très chaud et j’endure le froid :
ich dulde Glut und bin doch wie im Eise;

*

SONNET IX
Das neunte Sonett

Tout aussi tot que ie commence à prendre
 Dès que je commence à prendre
Gleich wenn ich endlich abends so weit bin,
Dens le mol lit le repos désiré,
Dans  le lit indolent le repos désiré,
daß ich im weichen Bett des Ruhns beginne,

*

SONNET X
Das zehnte Sonett

Quand i’aperçoy ton blond chef couronné
Quand j’aperçois ta tête blonde couronnée
Seh ich dein Haupt, das blonde, schöngekrönt,
D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre,
D’un vert laurier, faire si bien plaindre le luth,
 und deiner Laute Klagen, so beflissen,

*

SONNET XI
Das elfte Sonett

Ô dous regars, ô yeus pleins de beauté,
Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté,
O Blicke, Augen aller Schönheit voll,
 Petis iardins, pleins de fleurs amoureuses
Petits jardins, débordants de fleurs amoureuses
wie kleine Gärten, die in Liebe stehen:

*

SONNET  XII
Das zwölfte Sonett

 Lut, compagnon de ma calamité,
Luth, compagnon de mon infortune,
Laute, Genossin meiner Kümmernis,
De mes soupirs témoin irreprochable,
De mes soupirs, témoin irréprochable,
 die du ihr beiwohnst innig und bescheiden,

*

SONNET XIII
Das dreizehnte Sonett

Oh si i’estois en ce beau sein rauie
Oh si j’étais ravie du beau cœur
O wär ich doch entrückt an ihn, gepreßt 

De celui là pour lequel vois mourant :
De celui pour qui je meure :
an seine Brust, für den ich mich verzehre.

*

SONNET XIV
Das vierzehnte Sonett

Tant que mes yeus pourront larmes espandre,
Tant que mes yeux  pourront répandre des larmes,
Solange meine Augen Tränen geben,

 À leur passé auec toy regretter ;
Et regretter avec toi leur passé ;
dem nachzuweinen, was mit dir entschwand;

*

SONNET XV
Das fünfzehnte Sonett

Pour le retour du Soleil honorer,
Pour glorifier le retour du Soleil,
Der Sonne, eh sie wiederkommt, zu Ehren
Le Zéphir, l’air serein lui apareille :
Le Zéphyr, l’air serein, à lui s’unit :

Louise Labé Sonnet xv artgitato Zéphyr et Flore Jean-François de Troy collection Martha ed Snider Philadelphie

*

SONNET XVI
Das sechzehnte Sonett

Apres qu’un tems la gresle et le tonnerre
Apres que la grêle et le tonnerre
Wenn Wetter eine Zeit und Hagelschauer
 Ont le haut mont de Caucase batu,
Aient battu les monts du Caucase,
oben den hohen Kaukasus umfing,

*

SONNET XVII
Das siebzehnte Sonett

Ie fuis la vile, et temples et tous lieus,
Je fuis la ville, et les temples et tous les lieux,
Ich flieh die Stadt, die Kirchen, jeden Ort,
Esquels prenant plaisir à t’ouir pleindre,
Dans lesquels prenant plaisir à t’entendre plaindre,
 wo ich dich sehe, wo du dich beklagst

*

SONNET XVIII
Das achtzehnte Sonett

Baise m’encor, rebaise moy et baise :
Baise-moi, rebaise-moi et baise :
Küss mich noch einmal, küß mich wieder, küsse

 Donne m’en un de tes plus sauoureus,
Donne m’en un de tes plus savoureux,
mich ohne Ende. Diesen will ich schmecken,

*

SONNET XIX
Das neunzehnte Sonett

Diane estant en l’espesseur d’un bois,
Diane étant dans l’épaisseur d’un bois,
Diana, atemlos von manchem Tier,
 Apres avoir mainte beste assenee,
Apres avoir maintes bêtes chassées,
stand weit im Wald in einer stillen Lichtung,

*

SONNET XX
Das zwanzigste Sonett

Prédit me fut, que deuois fermement
Il me fut prédit que je devais fermement
Mir ward gewahrsagt, daß ich einmal sicher
Un iour aymer celui dont la figure
Un jour aimer celui dont la figure
den lieben werde, den man mir beschrieb.

*

LOUISE LABE
SONNET XXI
Das einundzwanzigste Sonett

Quelle grandeur rend l’homme venerable ?
Quelle grandeur rend l’homme vénérable ?
Wie muß der Mann sein, Farbe, Haar und Wuchs,
Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?
Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?
damit er ganz gefalle? Welche Blicke

*

SONNET XXII
Das zweiundzwanzigste Sonett

Luisant Soleil, que tu es bien heureus,
Brillant Soleil, que tu es bienheureux,
Was bist du glücklich, Sonnengott, du hast

 De voir tousiours de t’Amie la face :
De voir toujours de ton Amie la face :
die liebste Freundin stets in Sicht, und deine

Sonnet XXII de Louise Labé Le sommeil d'Endymion par Girodet musée du Louvre*

SONNET XXIII
Das dreiundzwanzigste Sonett

Las ! que me sert, que si parfaitement
Las ! que me sert, que si parfaitement
Was hilft es mir, daß du so meisterhaft
Louas iadis et ma tresse doree,
Tu louas jadis ma tresse dorée,
 mein Haar besangst und sein gesträhntes Gold,

*

SONNET XXIV
DERNIER SONNET
Das vierundzwanzigste Sonett

Ne reprenez, Dames, si i’ay aymé :
Ne me jugez pas, Mesdames, si j’ai aimé :
Ach, meine Liebe, werft sie mir nicht vor,

 Si i’ay senti mile torches ardantes,
Si j’ai ressenti mille torches ardentes,
 ihr Damen: daß mich tausend Brände brannten

***********

Louise Labé par Sainte-Beuve

Cette célèbre Lyonnaise a obtenu un honneur que n’ont pas eu bien des noms littéraires plus fastueux, on n’a pas cessé de la réimprimer : l’édition de ses œuvres, publiée en 1824, avec notes, commentaires et glossaire, était la sixième au dire des éditeurs, ou plutôt la septième, comme l’a prouvé M. Brunet ; et voilà qu’un imprimeur de Lyon, connaisseur et littérateur distingué lui-même, M. Léon Boitel, vient de faire pour sa tendre compatriote, la Sapho du XVIe siècle, ce que M. Victor Pavie faisait, il y a peu d’années, à Angers, pour Joachim Du Bellay : il vient d’en publier une charmante édition de luxe, tirée à 200 exemplaires, avec notice de M. Collombet, mais débarrassée d’ailleurs de toute cette surcharge de notes qui ne sont bonnes qu’une fois, et qu’il faut laisser en leur lieu à l’usage des érudits. En ne craignant pas de s’occuper à son tour des œuvres de l’aimable élégiaque, M. Collombet, le sérieux traducteur de Salvien et de saint Jérôme, a fait preuve de patriotisme et de bon esprit ; il n’a pas eu plus de faux scrupule que n’en eurent en de telles matières ces érudits du bon temps, l’abbé Goujet, Niceron et autres ; les vrais catholiques, à bien des égards, sont les plus tolérants. Pour nous, cette publication nouvelle nous est une occasion heureuse, que nous ne laisserons pas échapper, de réparer, envers Louise Labé, un oubli, une légèreté involontaire qu’un critique ami, M. Patin, nous reprochait dernièrement avec grâce. Il est toujours très doux de pouvoir réparer envers un poète, surtout quand ce poète est une femme.

Nous avions beaucoup trop négligé Louise Labé, parce qu’en étudiant au XVIe siècle le mouvement et la succession des écoles, on la rencontre très peu. C’est une gloire, un charme de plus pour une muse de femme de ne pas avoir rang dans la mêlée et de ne pas intervenir dans ces luttes raisonneuses. Louise Labé fut un peu en son temps comme Mme Tastu, comme Mme Valmore du nôtre : sont-elles classiques, sont-elles romantiques ? elles ne le savent pas bien ; elles ont senti, elles ont chanté, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige. A d’autres la discussion et les théories ! à d’autres l’arène !

Les œuvres de Louise Labé parurent pour la première fois en l’année 1555, c’est-à-dire au moment où toute la génération éveillée par Du Bellay et Ronsard prenait son essor, où la jeune école de droit de Poitiers, Vauquelin et ses amis, se produisaient dans leur ferveur de prosélytes, et où, sur toutes les rives du Clain et de la Loire, retentissaient, comme des chants d’oiseaux, des milliers de sonnets, quelques-uns charmants déjà, quelques autres un peu rauques encore ; mais Louise Labé, précédemment louée par Marot, n’eut pas besoin, elle, pour s’élancer à son tour, de rompre avec le passé et de s’éprendre de cette ardeur rivale. Si elle dut en partie ce rôle d’exception au caractère tout intime et passionné de ses vers, elle ne le dut pas moins à la position littéraire qu’occupait alors en France la cité lyonnaise. Lyon, en effet, était un centre plus à portée de l’Italie et qui gagnait à ce voisinage quelques rayons plus hâtifs de cette docte et bénigne influence ; Lyon avançait, on peut le dire, sur le reste de nos provinces, et peut-être, à certains égards, sur la capitale. Des Florentins en grand nombre, à chaque trouble survenu dans la république des Médicis, avaient émigré sur ce point et y avaient fondé une espèce de colonie qui continuait d’associer, comme dans la patrie première, l’instinct et le génie du négoce au noble goût des arts et des lettres. De telle sorte, la renaissance à Lyon s’était faite insensiblement par voie d’infusion successive, et il y eut bien moins lieu que partout ailleurs au coup de tocsin de 1550, qui ressemblait à une révolution. Les preuves de ce fait général seraient abondantes, et le Père de Colonia, sans en tirer toutes les conséquences, a pris soin d’en rassembler un grand nombre dans l’histoire littéraire qu’il a tracée de sa cité adoptive. L’Académie de Fourvière, espèce de société de gens doctes et considérables, d’érudits et même d’artistes, dans le goût des académies d’Italie, et qui devançait la plupart des fondations de ce genre, date du commencement du XVIe siècle. Lorsqu’au début de son règne Henri II, avec Catherine de Médicis, fit sa première entrée solennelle à Lyon en septembre 1545, la petite colonie des Florentins voulut donner à la reine le régal de la Calandra, représentée par des comédiens qu’on avait mandés exprès d’au-delà des monts. La fête même de cette réception était dirigée dans son ensemble par Maurice Sève, ancien conseiller-échevin et poète distingué du temps : les Sève tiraient leur origine d’une ancienne famille piémontaise. Ce Maurice Sève, qui célébra en quatre cent cinquante-huit dizains une maîtresse poétique sous le nom de Délie, s’acquit l’estime des deux écoles ; les novateurs, qui aspiraient à introduire une poésie plus savante et plus relevée que celle de leurs devanciers, ne manquent jamais, dans leurs préfaces et manifestes, d’admettre une exception expresse en faveur de Maurice Sève. Celui-ci faisait en quelque sorte école, une école intermédiaire, et lorsque Pontus de Thiard qui écrivait dans le Mâconnais, c’est-à-dire dans le rayon ou ressort poétique de Lyon, publiait en 1548 ses Erreurs amoureuses, qui devançaient les débuts de la Pléïade à laquelle il allait appartenir, c’est à Maurice Sève qu’il adressait le premier sonnet. On le voit donc, la réforme poétique, tentée ailleurs avec éclat et rupture, s’entamait à Lyon sans qu’il y eût, à proprement parler, de solution de continuité ; mais il n’en faudrait pas conclure qu’elle s’y produisît plus coulamment ni d’une veine plus ménagée. L’érudition de Maurice Sève et de Pontus de Thiard, leur quintessence platonique et scientifique ne laisse rien à désirer aux obscurités premières de Ronsard et de ses amis, et ils n’ont pas l’avantage de se dégager par moments, comme ceux-ci, avec netteté, avec un jet de talent proportionné à l’effort ; ils ne se débrouillent jamais. Louise Labé était disciple de Maurice Sève, et elle lui dut assurément beaucoup pour les études et les doctes conseils ; mais, si elle atteignit dans l’expression à quelques accents heureux, à quelques traits durables, elle ne les puisa que dans sa propre passion et en elle-même.

Sa vie est restée très peu éclaircie, malgré la célébrité dont elle jouit de son vivant, malgré les mille témoignages poétiques qui l’entourèrent et dont on a conservé le recueil comme une guirlande. Cette célébrité même et le caractère passionné de ses poésies furent cause qu’après sa mort il se forma insensiblement sur elle une légende qui, accueillie et propagée sans beaucoup d’examen par des critiques d’ordinaire plus circonspects, par Antoine Du Verdier et Bayle, recouvrit bientôt le vrai et finit par rendre l’intéressante figure tout-à-fait méconnaissable. Les consciencieux éditeurs de 1824, sont heureusement venus remettre en lumière quelques points authentiques, et ils se sont appliqués surtout (tâche assez difficile et méritoire) à restituer à Louise Labé son honneur comme femme, en même temps qu’à lui maintenir sa gloire comme poète. Ouvrez, en effet, la Bibliothèqueff’rançoise de Du Verdier et le Dictionnaire de Bayle, vous y voyez Louise Labé désignée tout crûment par la qualification de courtisane lyonnoise. Bayle, qui n’a pour autorité que Du Verdier, se donne le plaisir de broder là-dessus et d’accorder à sa plume, en cet endroit, tout le libertinage qui fait comme le grain de poivre de son érudition. La Monnoye, dans ses notes sur La Croix du Maine, en a usé à son exemple ; il cite sur Louise Labé un petit distique et un quatrain qu’on ne trouve point, dit-il, dans la guirlande de vers à sa louange ; je le crois bien, car ces petits vers salaces ont tout l’air d’être de la façon du malin commentateur lui-même. Nous pourrions faire comme lui et nous égayer sans peine aux dépens de la belle Louise ; nous croyons même savoir une petite épigramme qui ne se trouve pas non plus dans le recueil des vers imprimés en son honneur, et que La Monnoye, qui donnait dans l’inédit, a, je ne sais pourquoi, négligée. La voici :

N’admirez tant que la belle Cordière
D’Amour en elle ait conçu tout le feu :
Son bon mari qui n’entendoit le jeu
Chez lui tenoit fabrique journalière,
Grand magazin de cibles et d’agrès,
Croyant le tout étranger à la Dame ;
Mais Amour vint, la malice dans l’âme,
Choisit la corde et n’y mit que les traits.

Que si l’on examine de plus près les témoignages des contemporains de Louise Labé, les indications et inductions qui ressortent de ses vers mêmes, on n’atteint pas à la certitude (où est la certitude en un sujet si délicat ?), on arrive toutefois à la mieux voir, à la voir tout autre qu’à travers les badineries des commentateurs érudits, lesquels ont fait ici, en sens inverse, ce que tant de bons légendaires ont fait pour leurs saints et saintes ; je veux dire qu’ils n’ont apporté aucune critique en leur récit, et qu’ils se sont tout simplement délectés à médire, comme les autres à glorifier. Ce qui d’ailleurs a le plus nui à Louise Labé, je m’empresse de le reconnaître, et ce qui a pu induire en erreur, ce sont les pièces mêmes de vers à sa louange attachées à ses œuvres. Chaque siècle a son ton de galanterie et d’enjouement. Au XVIe siècle, les honnêtes femmes écrivaient et lisaient l’Heptameron, et le grave parlement, dans les Grands-Jours de Poitiers, célébrait sur tous les tons la Puce de Mlle Des Roches. Les sonnets amoureux de Louise Labé mirent en veine bien des beaux-esprits du temps, et ils commencèrent à lui parler en français, en latin, en grec, en toutes langues, de ses gracieusetés et de ses baisers (de Aloysiœ Laboeoe osculis), comme des gens qui avaient le droit d’exprimer un avis là-dessus. Les malins ou les indifférents ont pu prendre ensuite ces jeux d’imagination au pied de la lettre. Je ne prétendrai jamais faire de Louise Labé une Julie d’Angennes, mais en bonne critique il faut grandement rabattre de tous ces madrigaux. De ce qu’une foule de poètes se déclarèrent bien haut ses amoureux, doit-on en conclure qu’ils furent ses amans, et faut-il prendre au positif les vivacités lyriques d’Olivier de Magny plus qu’on ne ferait les familiarités galantes de Benserade ? Je dis cela sans dissimuler qu’il y a, dans les témoignages cités, deux ou trois endroits embarrassants, incommodes ; on aimerait autant qu’ils fussent restés inconnus. Et puis elle ne recevait pas seulement dans sa maison des poètes, mais aussi de braves capitaines, gens qui se repaissent moins de fumée. On est donc fort entrepris, selon l’expression prudente de Dugas-Montbel, pour rien asseoir de certain ; il y a du pour, il y a du contre. Je ferai valoir le pour de mon mieux.

D’autres périls plus naturels l’attendaient, auxquels n’échappent guère ces fières héroïnes, et qu’elles recherchent peut-être en secret sous tout ce bruit. Ce fut à ce siège, selon la vraisemblance, ou dans les rencontres qui suivirent, qu’elle s’éprit d’une passion vive pour l’homme de guerre à qui s’adressent évidemment ses poésies et dont elle regrette plus d’une fois l’absence ou l’infidélité par-delà les monts. La première des pièces consacrées à la louange de Louise, dans l’édition de 1555, est une petite épigramme grecque qui peut jeter quelque jour sur cette situation ; à la faveur et un peu à l’abri du grec, les termes qui expriment son infortune particulière de cœur y sont formels. Voici la traduction :

« Les odes de l’harmonieuse Sapho s’étaient perdues par la violence du temps qui dévore tout : les ayant retrouvées et nourries dans son sein tout plein du miel de Vénus et des Amours, Louise maintenant nous les a rendues. Et si quelqu’un s’étonne comme d’une merveille, et demande d’où vient cette poétesse nouvelle, il saura qu’elle a aussi rencontré, pour son malheur, un Phaon aimé, terrible et inflexible ! Frappée par lui d’abandon, elle s’est mise, la malheureuse, à moduler sur les cordes de sa lyre un chant- pénétrant ; et voilà que, par ses poésies mêmes, elle enfonce vivement aux jeunes cœurs les plus rebelles l’aiguillon qui fait aimer. »

Cette passion qui s’empara de Louise, d’après son propre aveu (Elégie III), avant qu’elle eût vu seize hivers, et qui l’embrasait encore durant le treizième été (treize ans après !), fut-elle antérieure à son mariage avec l’honnête et riche cordier Ennemond Perrin, ou se continua-t-elle jusqu’à travers les lois conjugales ? C’est une question assez piquante et qu’il n’est pas tout-à-fait inutile d’agiter, quoiqu’il semble impossible de la résoudre.

Les poésies de Louise Labé parurent pour la première fois en 1555, c’est-à-dire treize ans après le mémorable siège ; à cette époque, il paraît que Louise était mariée ; on le conjecture du moins d’après plusieurs indices que relève la Notice de l’édition de 1824, et qu’il ne faudrait peut-être pas discuter de trop près. Quoi qu’il en soit, voici ce qui me paraîtrait le plus vraisemblable : Louise Labé, jeune et libre, aurait aimé et chanté ses ardeurs, comme il était permis alors, et sans trop déroger par là aux convenances du siècle. Puis, ces treize années de jeunesse et de passion écoulées, elle se serait laissée épouser par le bon Ennemond Perrin, beaucoup plus âgé qu’elle, qui lui aurait offert sa fortune, son humeur débonnaire et ses complaisances, à défaut de savoir et de poésie ; elle aurait fait en un mot un mariage de raison, un peu comme Ariane désolée (chez Thomas Corneille) si elle avait épousé ce bon roi de Naxe, qui était son pis-aller. Son mariage, qu’il ait eu lieu avant ou après la publication des poésies, n’y aurait apporté aucun obstacle, parce que ces poésies étaient connues depuis longtemps dans le cercle de Louise Labé, que ses amis en avaient soustrait des copies, comme l’allègue le privilège du roi de 1554, qu’ils en avaient même publié plusieurs pièces en divers endroits, et que son mari ne pouvait en apprendre rien qu’il ne sût déjà, ni en recevoir aucun déshonneur. Voilà une explication qui concilierait à merveille la considération dont Louise ne cessa de jouir de son vivant avec la vivacité de certains aveux élégiaques et avec la publication de ce qu’elle appelait ses jeunesses. Cependant l’ode d’Olivier de Magny, publiée en 1559, et dans laquelle le gracieux poète, un des adorateurs de Louise Labé, parle très lestement de ce mari que jusque-là on n’avait vu nommé nulle part ailleurs, donne à soupçonner qu’il n’y a peut-être pas lieu de se mettre tant en frais pour sauver le décorum. Les mœurs de chaque siècle sont si à part et si sujettes à des mesures différentes, qu’il serait, après tout, très possible que Louise, en sa qualité de bel-esprit, se fût permis, jusque dans le sein du mariage, ces chants d’ardeur et de regret, comme une licence poétique qui n’aurait pas trop tiré à conséquence dans la pratique. Nous-même, en notre temps, nous avons eu des exemples assez singuliers de ces aveux poétiques dans la bouche des femmes. J’ai sous les yeux de très agréables poésies publiées avant juillet 1830, et qui n’ont pas fait un pli, je vous assure, de touchantes élégies dans lesquelles une jolie femme du monde écrivait :

… J’étais sans nulle défiance ;
J’avançais en cueillant un gros bouquet de fleurs,
En chantant à mi-voix un air de mon enfance,
Avec lequel toujours on m’endormait sans pleurs.
Tout à coup je le vis au détour d’une allée,
Je le vis, et n’osai m’approcher d’un seul pas ;
Je m’arrêtai confuse, interdite, troublée,
Le regardant sans cesse et ne respirant pas.
Il était jeune et beau ; sa prunelle azurée
Se voilait fréquemment par ses cils abaissés…
Ah ! comme son regard pourtant m’eût rassurée !
En le voyant ainsi, de mes rêves passés
Je croyais ressaisir la fugitive image,
Et retrouver un être aimé depuis longtemps ;
Mon écharpe effleura le mobile feuillage,
Et l’inconnu put voir le trouble de mes sens !…

Et quant à ce qui est des jeunes filles poètes qui parlent aussi tout haut de la beauté des jeunes inconnus, nous aurions à invoquer plus d’un brillant et harmonieux témoignage, que personne n’a oublié, et où l’on n’a pas entendu malice apparemment. Tout ceci soit dit pour montrer que Louise Labé a pu s’émanciper quelque peu dans ses vers sans trop déroger aux convenances d’un siècle infiniment moins difficile que le nôtre.

Il est vrai qu’elle s’émancipe un peu plus qu’on ne le ferait aujourd’hui ; son 18e sonnet est tout aussi brûlant qu’on le peut imaginer, et semble du Jean Second tout pur ; c’était peut-être une gageure pour elle d’imiter le poète latin ce jour-là. Louise était savante, elle lisait les maîtres, elle avait contracté dans le commerce des anciens cette sorte d’audace et de virilité d’esprit qui peut bien n’être pas toujours un charme chez une femme, mais qui n’est pas un vice non plus. Il faut ne pas oublier cette éducation première en la lisant ; mais surtout un trait chez elle absout ou du moins relève la femme, et la venge des inculpations vulgaires : elle eut la passion, l’étincelle sacrée, c’est-à-dire, dans sa position, le préservatif le plus sûr. Il lui échappe en quelques endroits de ces accents du cœur qu’on ne feint pas et qui pénètrent. Bayle et Du Verdier, qui n’entendaient pas finesse au sentimental, ont pu prendre ces élans pour des marques d’un désordre sans frein et continuel : libertinage et passion, c’est tout un pour eux ; et Bayle, sans plus de délicatesse, se retrouve ici d’accord avec Calvin. J’en conclurais plutôt (s’il fallait conclure en telle matière) que Louise Labé, en mettant les choses au plus grave, dut être pendant des années aussi uniquement occupée qu’Héloïse.

Les œuvres de Louise Labé se composent en tout, d’un dialogue en prose intitulé : Débat de Folie et d’Amour, de trois élégies et de vingt-quatre sonnets. Une sérieuse et charmante épître dédicatoire à Mademoiselle Clémence de Bourges, lionnoise, prouve mieux que toutes les dissertations à quel point de vue studieux, relevé et, pour tout dire, décent, Louise envisageait ces nobles délassements des muses : « Quant à moi, dit-elle, tant en escrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchois autre chose qu’un honneste passe-temps et moyen de fuir oisiveté, et n’avois point intention que personne que moi les dust jamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les devois mettre en lumière, je ne les ai osé esconduire, les menaçant cependant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendroit. Et pour ce que les femmes ne se montrent volontiers en public seules, je vous ai choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit œuvre… »

Louise Labé se présente donc devant le public en tenant la main de cette demoiselle honorée dont elle se signe l’humble amie. Voilà sa condition vraie et si peu semblable à celle qu’on lui a faite à distance.

Qui a lu et qui sait par cœur la jolie fable de La Fontaine, la Folie et l’Amour, n’est pas dispensé pour cela de lire le dialogue de Louise Labé dont La Fontaine n’a fait que mettre en vers l’argument, en le couronnant d’une affabulation immortelle :

Tout est mystère dans l’Amour,
Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance…

Le dialogue de Louise Labé, dans la forme ou dans le goût de ceux de Lucien, de la fable de Psyché par Apulée, de l’Éloge de la Folie d’Érasme et du Cymbalum mundi de Bonaventure Des Periers, est un écrit plein de grace, de finesse, et qui agrée surtout par les détails. Je laisse à de plus érudits à rechercher à qui elle en doit l’idée originale, le sujet, à quelle source de moyen-âge probablement et de gaye science elle l’a puisé, car je ne saurais lui en attribuer l’invention ; mais elle s’est, à coup sûr, approprié le tout par le parfait développement et le tissu ingénieux des analyses. Dès l’abord, dans la dispute qui s’engage entre Amour et Folie au seuil de l’Olympe, chacun voulant arriver avant l’autre au festin des Dieux, Folie, insultée par Amour qu’elle a coudoyé, et après lui avoir arraché les yeux de colère, s’écrie éloquemment : « Tu as offensé la Royne des hommes, celle qui leur gouverne le cerveau, cœur et esprit ; à l’ombre de laquelle tous se retirent une fois en leur vie, et y demeurent les uns plus, les autres moins, selon leur mérite. » Les plaintes d’Amour et son recours à sa mère après le fatal accident, surtout le petit dialogue familier entre Cupidon et Jupiter, dans lequel l’enfant aveugle fait la leçon au roi des Dieux, sont semés de traits Justes et délicats, d’observations senties, qui décèlent un maître dans la science du cœur. Puis l’audience solennelle commence : Apollon a été choisi pour avocat du plaignant par Vénus, « encore que l’on ait, dit-elle, semé par le monde, que la maison d’Apollon et la mienne ne s’accordoient guère bien. » Apollon accepte avec reconnaissance et tient à honneur de démentir ces méchans propos. Mercure, d’autre part, est nommé avocat d’office de Folie, et il fera son devoir en conscience, « bien que ce soit chose bien dure à Mercure, dit-il, de moyenner déplaisir à Vénus.. » Le discours d’Apollon est un discours d’avocat, un peu long, éloquent toutefois ; il peint Amour par tous ses bienfaits et le montre dans le sens le plus noble, le plus social, et comme lien d’harmonie dans l’univers et entre les hommes. Les diverses sortes d’amour et d’amitié, l’amour conjugal, fraternel, y sont célébrés ; Apollon cite Oreste et Pylade, et n’oublie David et Jonathas ; Mercure à son tour citera Salomon. A part ces légères inconvenances, le goût, même aujourd’hui, aurait peu à reprendre en ces deux ingénieuses plaidoiries. Apollon y fait valoir Amour comme le précepteur de la grace et du savoir-vivre dans la société ; la description qu’il trace de la vie sordide du misanthrope et du loup-garou, de celui qui n’aime que soi seul, est énergique, grotesque, et sent son Rabelais : « Ainsi entre les hommes, continue Apollon, Amour cause une connoissance de soi-mesure. Celui qui ne tâche à complaire à personne, quelque perfection qu’il ait, n’en a non plus de plaisir que celui qui porte une fleur dedans sa manche. Mais celui qui désire plaire, incessamment pense à son fait, mire et remire la chose aimée, suit les vertus qu’il voit lui estre agréables et s’adonne aux complexions contraires à soi-mesme, comme celui qui porte le bouquet en main… » Tout ce passage du plaidoyer d’Apollon est comme un traité de la bonne compagnie et du bel usage. Retraçant avec complaisance les artifices divers par lesquels les femmes savent, dans leur toilette, rehausser ou suppléer la beauté et tirer parti de la mode, il ajoute en une image heureuse : « et avec tout cela, l’habit propre comme la feuille autour du fruit. » Amour, au dire d’Apollon, est le mobile et l’auteur de tout ce qu’il y a d’aimable, de galant et d’industrieux dans la société ; il est l’ame des beaux entretiens : « Brief, le plus grand plaisir qui soit après Amour, c’est d’en parler. Ainsi passoit son chemin Apulée, quelque philosophe qu’il fust. Ainsi prennent les plus sévères hommes plaisir d’ouïr parler de ces propos, encore qu’ils ne le veuillent confesser. » Et la poésie, qui donc l’inspire ? « C’est Cupidon qui a gaigné ce point, qu’il faut que chacun chante ou ses passions, ou celles d’autrui, ou couvre ses discours d’Amour, sachant qu’il n’y a rien qui le puisse faire mieux estre reçu. Ovide a toujours dit qu’il aimoit. Pétrarque, en son langage, a fait sa seule affection approcher à la gloire de celui qui a représenté toutes les passions, coutumes, façons et natures de tous les hommes, qui est Homère. » Quel éloge de Pétrarque ! il semblera excessif même à ceux qui savent le mieux l’admirer. Voilà bien le jugement d’une femme, mais d’une femme délicate, éprise des beaux sentimens, non d’une Ninon. En un mot, dans toute sa plaidoirie, Apollon s’attache à représenter Amour dans son excellence et sa clairvoyance, Amour en son âge d’or et avant la chute pour ainsi dire, Amour avant Folie.

Mercure, au contraire, plaide les avantages et les prérogatives de Folie, cette fille de Jeunesse, et son alliance intime, naturelle et nécessaire avec Amour. Il ne voit dans cette grande querelle qui les met aux prises qu’une bouderie d’un instant. Prenez garde, dit-il en commençant, « si vous ordonnez quelque cas contre Folie, Amour en aura le premier regret. » Il entre insensiblement dans un éloge de Folie qui rappelle celui d’Érasme, et il se tire avec agrément de ce paradoxe, sans Folie, point de grandeur : « Qui fut plus fol qu’Alexandre,… et quel nom est plus célèbre entre les rois ? Quelles gens ont esté, pour un temps, en plus grande réputation que les philosophes ? Si en trouverez-vous peu qui n’ayent esté abruvés de Folie. Combien pensez-vous qu’elle ait de fois remué le cerveau de Chrysippe ? » Il poursuit de ce ton sans trop de difficulté, et de manière à frayer le chemin à Montaigne ; mais c’est quand il en vient aux charmantes analogies de Folie et d’Amour, que Mercure (et Louise Labé avec lui) retrouve son entière originalité. Il soutient plaisamment, et non sans quelque ombre de vraisemblance, que les plus folâtres sont les mieux venus auprès des dames : « Le sage sera laissé sur les livres, ou avec quelques anciennes matrones, à deviser de la dissolution des habits, des maladies qui courent, ou à démesler quelque longue généalogie. Les jeunes Dames ne cesseront qu’elles n’ayent en leur compagnie ce gay et joli cerveau. » Toutes les chimères et les fantaisies creuses dont se repaissent les amoureux au début de leur flamme sont merveilleusement touchées. Puis, à mesure que, dans cette analyse prise sur le fait, il suit plus avant les progrès de la passion, le trait devient plus profond aussi, et le ton s’élève. Il n’est pas possible, à un certain endroit, de méconnaître le rapport de la situation décrite avec ce qu’exprimeront tout à côté les sonnets de Louise « En somme, dit-elle ici par la bouche de Mercure, quand cette affection est imprimée en un cœur généreux d’une Dame, elle y est si forte, qu’à peine se peut-elle effacer ; mais le mal est que le plus souvent elles rencontrent si mal que plus aiment, et moins sont aimées. Il y aura quelqu’un qui sera bien aise leur donner martel en teste, et fera semblant d’aimer ailleurs, et n’en tiendra compte. Alors les pauvrettes entrent en estranges fantaisies, ne peuvent si aisément se défaire des hommes, comme les hommes des femmes, n’ayans la commodité de s’eslongner et commencer autre parti, chassans Amour, avec autre Amour. Elles blâment tous les hommes pour un. Elles appellent folles celles qui aiment, maudissent le jour que premièrement elles aimèrent, protestent de jamais n’aimer ; mais cela ne leur dure guère. Elles remettent incontinent devant les yeux ce qu’elles ont tant aimé. Si elles ont quelque enseigne de lui, elles la baisent, rebaisent, sèment de larmes, s’en font un chevet et oreiller, et s’escontent elles-mêmes plaignantes leurs misérables détresses. Combien en vois-je qui se retirent jusques aux Enfers pour essayer si elles pourront, comme jadis Orphée, révoquer leurs amours perdues ? Et en tous ces actes, quels traits trouvez-vous que de Folie ? avoir le cœur séparé de soi-mesme, estre maintenant en paix, ores en guerre, ores en trêve ; couvrir et cacher sa douleur ; changer visage mille fois le jour ; sentir le sang qui lui rougit la face, y montant, puis soudain s’enfuit, la laissant pâle, ainsi que honte, espérance ou peur, nous gouvernent ; chercher ce qui nous tourmente, feignant le fuir, et néanmoins avoir crainte de le trouver ; n’avoir qu’un petit ris entre mille soupirs ; se tromper soi-mesme ; bruler de loin, geler de près ; un parler interrompu, un silence venant tout à coup, ne sont-ce tous signes d’un homme aliéné de son bon entendement ?… Reconnais donc, ingrat Amour, quel tu es, et de combien de biens je te suis cause !… »

Il règne dans tout ce passage une éloquence vive et comme une expression d’après nature ; le mouvement de comparaison soudaine avec Orphée : « Combien en vois-je…, » est d’une véritable beauté. — Mercure a donc mis dans tout son jour la vieille ligue qui existe entre Folie et Amour, bien que celui-ci n’en ait rien su jusqu’ici. Il conclut d’un ton d’aisance légère en faveur de sa cliente : « Ne laissez perdre cette belle Dame, qui vous a donné tant de contentement avec Génie, Jeunesse, Bacchus, Silène, et ce gentil Gardien des jardins. Ne permettez fâcher celle que vous avez conservée jusques ici sans rides, et sans pas un poil blanc ; et n’ôtez, à l’appétit de quelque colère, le plaisir d’entre les hommes. »




L’arrêt de Jupiter qui remet l’affaire à huitaine, c’est-à-dire à trois fois sept fois neuf siècles, et qui provisoirement commande à Folie de guider Amour, clôt à l’amiable le débat : « Et sur la restitution des yeux, après en avoir parlé aux Parques, en sera ordonné. » Cet excellent dialogue, élégant, spirituel et facile, mis en regard des vers de Louise Labé, est un exemple de plus (cela nous coûte un peu à dire) qu’en français la prose a eu de tout temps une avance marquée sur la poésie.

Les vers de Louise sont en petit nombre. Ses trois élégies coulantes et gracieuses sentent l’école de Marot ; elle y raconte comment Amour l’assaillit en son âge le plus verd et la dégoûta aussitôt des œuvres ingénieuses où elle se plaisait ; elle s’adresse à l’ami absent qu’elle craint de savoir oublieux ou infidèle, et lui dit avec une tendresse naïve :

Goûte le bien que tant d’hommes désirent,
Demeure au but où tant d’autres aspirent,
Et crois qu’ailleurs n’en auras une telle.
Je ne dis pas qu’elle ne soit plus belle,
Mais que jamais femme ne t’aimera
Ne plus que moi d’honneur te portera.
Maints grands Seigneurs à mon amour prétendent,
Et à me plaire et servir prêts se rendent ;
Joûtes et jeux, maintes belles devises,
En ma faveur sont par eux entreprises ;
Et néanmoins tant peu je m’en soucie,
Que seulement ne les en remercie.
Tu es tout seul tout mon mal et mon bien ;
Avec toi tout, et sans toi je n’ai rien.

La situation de Louise, ainsi absente loin de son ami qui porte les armes en Italie, a dû servir à imaginer celle de Clotilde de Surville, qui, par ce coin, semble modelée sur elle. Clotilde bien souvent n’est qu’une Louise aussi vive amante, mais de plus épouse légitime et mère. C’est dans ses sonnets surtout que la passion de Louise éclate et se couronne par instans d’une flamme qui rappelle Sapho et l’amant de Lesbie. Plusieurs des sonnets pourtant sont pénibles, obscurs ; on s’y heurte à des duretés étranges. Ainsi, pour parler du tour du soleil, elle écrira :

Quand Phébus a son cerne fait en terre.

C’est là du Maurice Sève, pour le contourné et le rocailleux ; ce Sève, je l’ai dit, tenait lieu à Louise de Ronsard. Elle n’observe pas toujours l’entrelacement des rimes masculines et féminines, ce qui la rattache encore à l’école antérieure à Du Bellay. Mais toutes ces critiques incontestables se taisent devant de petits tableaux achevés comme celui-ci, où se résument au naturel les mille gracieuses versatilités et contradictions d’amour :

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure ;
J’ai grands ennuis entremeslés de joye,
Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoye.
Ainsi Amour inconstamment me mène
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.
Puis quand je crois ma joye estre certaine,
Et estre au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Louise était évidemment nourrie des anciens : on pourrait indiquer et suivre à la trace un assez grand nombre de ses imitations ; mais elle les fait avec art toujours et en les appropriant à sa situation particulière. Son précédent sonnet et sa manière en général de concevoir la Vénus éternelle, m’ont rappelé un très beau fragment de Sophocle, assez peu connu, que nous a conservé Stohée. Je ne crois pas m’éloigner beaucoup de Louise en le traduisant ; il remplacera le morceau de Sapho, trop répandu pour être cité.

« 0 jeunes gens ! la Cypris n’est pas seulement Cypris, mais elle est surnommée de tous les noms ; c’est l’Enfer, c’est la violence irrésistible, c’est la rage furieuse, c’est le désir sans mélange, c’est le cri aigu de la douleur ! Avec elle toute chose sérieuse, paisible, tourne à la violence. Car, dans toute poitrine où elle se loge, aussitôt l’ame se fond. Et qui donc n’est point la pâture de cette Déesse ? Elle s’introduit dans la race nageante des poissons, elle est dans l’espèce quadrupède du continent ; son aile s’agite parmi les oiseaux de proie, parmi les bêtes sauvages, chez les humains, chez les Dieux là haut ! Duquel des Dieux cette lutteuse ne vient-elle pas à bout au troisième effort ? S’il m’est permis (et il est certes bien permis de dire la vérité), je dirai qu’elle tyrannise même la poitrine de Jupiter. Sans lance et sans glaive, Cypris met en pièces d’un seul coup tous les desseins des mortels et des Dieux. »

Et puisque j’en suis à ces réminiscences des anciens, à celles qui purent se rencontrer en effet dans l’esprit de Louise ou à celles qu’aussi elle nous suggère, on me permettra une légère digression encore qui, moyennant détour, nous ramènera à elle finalement. Parmi les hymnes attribués à Homère, il en est un très beau adressé à Vénus. Le début ressemble par l’idée au fragment de Sophocle qu’on vient de lire ; le poète chante la déesse qui fait naître le désir au sein des hommes et des Dieux, et chez tout ce qui respire. Mais il n’est que trois cœurs au monde qu’elle ne peut persuader ni abuser, et près desquels elle perd ses sourires : à savoir, « l’auguste Minerve, qui n’aime que les combats, les mêlées, ou les ouvrages brillans des arts, et qui enseigne aux jeunes filles, sous le toit domestique, les adresses de l’aiguille ; puis aussi la pudique Diane aux flèches d’or et au carquois résonnant, qui n’aime que la chasse sur les montagnes, les hurlemens des chiens ou les chœurs de danse et les lyres, et les bois pleins d’ombre, et le voisinage des cités où règne la justice ; et enfin la vénérable Vesta, la fille aînée de l’antique Saturne, restée la plus jeune par le décret de Jupiter, laquelle a fait vœu de virginité éternelle, et qui, à ce prix, est assise au foyer de la maison, à l’endroit le plus honoré, recevant les grasses prémices. » A part ces trois cœurs qui lui échappent, Vénus soumet tout le reste, à commencer par Jupiter, dont on sait les aventures. Or, de peur qu’elle ne se puisse vanter d’être seule à l’abri des mésalliances, Jupiter, un jour, l’enflamme elle-même pour le beau pasteur Anchise, qui fait paître ses bœufs sur l’Ida. La manière dont elle le vient aborder, la coquetterie de sa toilette et l’artifice de discours qu’elle déploie pour le séduire sans l’effrayer, sont d’un grand charme et d’une largeur encore qui ne messied pas à la poésie homérique. Elle a soin de le surprendre à l’heure où les autres pasteurs conduisent leurs troupeaux par les montagnes, un jour qu’il est resté seul, par hasard, à l’entrée de ses étables, jouant de la lyre. Elle se présente à lui comme la fille d’Otrée, roi opulent de toute la Phrygie, et comme une fiancée qui lui est destinée : « C’est une femme troyenne qui a été ma nourrice, lui dit-elle par un ingénieux mensonge, et elle m’a appris, tout enfant, à bien parler ta langue. » Anchise, au premier regard, est pris du désir, et il lui répond : « S’il est bien vrai que tu sois une mortelle, que tu aies une femme pour mère, et qu’Otrée soit ton illustre père, comme tu le dis, si tu viens à moi par ordre de l’immortel messager, Mercure, et si tu dois être à jamais appelée du nom de mon épouse, dans ce cas, nul des mortels ni des Dieux ne saurait m’empêcher ici de te parler d’amour à l’instant même ; non, quand Apollon, le grand archer en personne, au-devant de moi, me lancerait de son arc d’argent ses flèches gémissantes : même â ce prix, je voudrais, ô femme pareille aux déesses, toucher du pied ta couche, dussé-je n’en sortir que pour être plongé dans la demeure sombre de Pluton ! »

Cette naïveté de vœu en rappelle directement un autre bien orageux aussi, bien audacieux, et moins simple dans sa sublimité, celui d’Atala lorsque, découvrant son cœur à Chactas, elle s’écrie : « Quel dessein n’ai-je point rêvé ! quel songe n’est point sorti de ce cœur si triste ! Quelquefois, en attachant mes yeux sur toi, j’allais jusqu’à former des désirs aussi insensés que coupables : tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette divinité se fût anéantie pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîmes en abîmes avec les débris de Dieu et du monde !… »

Or, pour revenir à Louise Labé, qui ne se reprochait point, comme Atala, ses transports, et qui, en fille plutôt payenne de la renaissance, n’a pas craint de s’y livrer, elle se rapproche avec grace de la naïveté du vœu antique dans son sonnet XIII, qui commence par ces mots :

Oh ! si j’estois en ce beau sein ravie
De celui-là pour lequel vais mourant,
Si avec lui vivre le demeurant
De mes courts jours ne m’empeschoit Envie…
et qui finit par ce vers :
Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse !

Je suis obligé, bien qu’à regret, d’y renvoyer le lecteur curieux, pour ne pas trop abonder ici en ces sortes d’images ; mais j’oserai citer au long le sonnet XIV, admirable de sensibilité, et qui fléchirait les plus sévères ; à lui seul, il resterait la couronne immortelle de Louise :

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toi regretter ;
Et qu’aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard luth, pour tes graces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre ;
Je ne souhaite encore point mourir.
Mais quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante,
Prîrai la Mort noircir mon plus clair jour !

Le dernier vers pourra sembler un peu serré, un peu dur ; mais le sentiment général, mais l’expression vive du morceau, ces yeux qui tarissent, montrer signe d’amante, ce sont là des beautés qui percent sous les rides et qui ne vieillissent pas.

Il nous serait possible de glaner encore dans les vingt-quatre sonnets de Louise Labé, de relever quelques traits, quelques vers :

Comme du lierre est l’arbre encercelé…
J’allois resvant comme fais maintefois,
Sans y penser…
Où estes-vous, pleurs de peu de durée ?…

Mais, après ce qu’on a lu, l’impression ne pourrait que s’affaiblir. Louise, en terminant, allait au-devant des objections, et, s’adressant au cœur des personnes de son sexe, elle faisait noblement appel à leur indulgence :

Ne reprenez, Dames, si j’ai aimé,…
Et gardez-vous d’estre plus malheureuses.

Il ne paraît pas, en effet, que cette publication de ses vers ait rien diminué de la considération autour d’elle, car je ne tiens pas compte des propos grossiers et des couplets satiriques, comme il est à peu près inévitable qu’il en circule sur toute femme célèbre. Elle avait environ vingt-neuf ans à la date de cette publication ; elle vécut jusqu’en 1566, et mourut à l’âge où les cœurs passionnés n’ont plus rien à faire en cette vie, ayant vu se coucher à l’horizon les derniers soleils de la jeunesse. Son testament, qu’on a imprimé, témoigne de son humilité à la veille du jour suprême, et de son attention bienfaisante pour tout ce qui lui était attaché.

Le silence que Louise a gardé dans les dix dernières années de sa vie, et le soin qu’elle prit, dans sa publication de 1555, de marquer à plusieurs reprises que ces petits écrits ont été composés depuis longtemps et que ce sont œuvres de jeunesse, pourraient faire conjecturer qu’elle entra à un certain moment dans un genre de vie un peu moins ouvert à la publicité. Elle dut pourtant continuer de jouir plus que jamais du contre-coup de sa renommée ; tout ce que Lyon avait de considérable, tout ce qui y passait d’étrangers de distinction allant en Italie, devait désirer de la connaître, et sa cour sans doute ne diminua pas. Quoi qu’il en soit, ce silence des dernières années, qui ne laisse arriver d’elle à nous, dans toute cette existence poétique, qu’un accent de passion émue et un cri d’amante, sied bien à la muse d’une femme, et l’imagination peut rêver le reste.

Ce ne fut que vingt ans environ après sa mort qu’Antoine Du Verdier enregistra à son sujet, en les ramassant crûment, certaines rumeurs courantes, et donna signal à la longue injustice. Il eut beau faire, lui et ceux qui le copièrent : malgré l’injure des doctes qui voulurent transformer sa vie en une sorte de fabliau grivois, la belle Cordière resta populaire dans le public lyonnais ; la bonne tradition triompha, et quelque chose d’un intérêt vague et touchant continua de s’attacher à son souvenir, à sa rue, à sa maison, comme à Paris on l’a vu pour Héloïse. C’est qu’aussi Louise Labé, telle qu’on la rêve de loin et telle que nous l’avons devinée d’après ses aveux, demeure, par plus d’un aspect, le type poétique et brillant de la race des femmes lyonnaises, éprises qu’elles sont de certaines fêtes naturelles de la vie, se visitant volontiers entre elles avec des bouquets à la main, et goûtant d’instinct les vives élégances, les fleurs et les parfums. Que si l’on nous pressait trop sur cette théorie des Lyonnaises que nous ne croyons que vraie, il serait possible de citer à l’appui, aujourd’hui encore, celui des noms célèbres de femmes qui résume le mieux la grace elle-même. Mais nous ne parlons que de Louise. Son souvenir, agité et traduit en tous sens, était resté si présent, qu’en 1790 un des bataillons de la garde nationale de Lyon, celui du quartier qu’elle habita et de la rue Belle-Cordière, s’avisa d’arborer aussi son nom et son image sur son drapeau : on la transforma même alors, pour plus d’à-propos, en une héroïne de la liberté ; on lui mit la pique à la main, et l’on surmonta le tout du chapeau de Guillaume Tell, avec cette devise :

Tu prédis nos destins, Charly, belle Cordière,
Car pour briser nos fers tu volas la première.

L’épisode du siège de Perpignan était devenu ici une croisade pour la liberté. Voilà ce que Bayle aurait eu de la peine à prévoir ; c’est une exagération dans le sens héroïque, comme les doctes avaient eu la leur à son sujet dans le sens badin. Ainsi fait la tradition populaire, se jouant à son gré de ces figures lointaines comme le vent dans les nuages. Après tant de vicissitudes contraires et tous ces excès apaisés, il survit de Louise Labé un fonds de souvenir plus vrai, plus doux. Une muse tendre qui a vécu quelque temps sous le même ciel et qui en a respiré l’influence, Mme Valmore s’est rendue l’écho de cette tradition vaguement charmante sur elle dans les vers suivans qui sont dignes de toutes deux :

L’Amour ! partout l’Amour se venge d’être esclave
Fièvre des jeunes cœurs, orage des beaux jours,
Qui consume la vie et la promet toujours ;
Indompté sous les nœuds qui lui servent d’entrave,
Oh ! l’invisible Amour circule dans les airs,
Dans les flots, dans les fleurs, dans les songes de l’âme,
Dans le jour qui languit, trop chargé de sa flamme,
Et dans les nocturnes concerts !
Et tu chantas l’Amour ! ce fut ta destinée.
Femme ! et belle ! et naïve, et du monde étonnée !
De la foule qui passe évitant la faveur,
Inclinant sur ton fleuve un front tendre et rêveur,
Louise ! tu chantas. A peine de l’enfance
Ta jeunesse hâtive eut perdu les liens,
L’Amour te prit sans peur, sans débats, sans défense,
Il fit tes jours, tes nuits, tes tourmens et tes biens.
Et toujours, par ta chaîne au rivage attachée,
Comme une nymphe ardente au milieu des roseaux,
Des roseaux à demi cachée,
Louise, tu chantas dans les fleurs et les eaux !

Louise Labé, nous l’avons pu voir en l’étudiant de près, était beaucoup moins fille du peuple et moins naïve ; mais qu’importe qu’elle ait été docte, puisqu’elle a été passionnée et qu’elle parle à tout lecteur le langage de l’âme ? Cette nymphe ardente du Rhône fut certainement orageuse comme lui : est-ce à dire qu’elle rompit comme lui sa chaîne ? En prenant aujourd’hui parti, à la suite de plusieurs bons juges, pour sa vertu, ou du moins pour son élévation et sa générosité de cœur, nous ne craignons pas le sourire ; nous nous souvenons que des débats assez semblables se raniment encore après des siècles autour des noms d’Éléonore d’Est et de Marguerite de Navarre, et pourvu que le pédantisme ne s’en mêle pas (comme cela s’est vu), de telles contestations agréables, qui font revivre dans le passé et qui se traitent en jouant, en valent bien d’autres plus présentes.

SAINTE-BEUVE
Anciens poètes de France – Louise Labé
La Revue des Deux Mondes
Tome 9 – 1845

ALESSANDRO ALGARDI – LE SOMMEIL- IL SONNO – 亚历山德罗·阿尔加迪 -GALLERIA BORGHESE -ROMA – GALERIE BORGHESE -ROME -罗马

ROME – ROMA – 罗马
Alessandro Algardi
L’Algarde
LA VILLA BORGHESE
LA GALERIE BORGHESE
博吉斯画廊

Armoirie de Rome

 Photos  Jacky Lavauzelle

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Flag_of_Lazio


LA GALERIE BORGHESE
博吉斯画廊
GALLERIA BORGESE

ALESSANDRO ALGARDI
Alexandre ALGARDI
亚历山德罗·阿尔加迪
L’ALGARDE
1595 – 1654

Sculpteur Italien – Scultore Italiano

IL SONNO
LE SOMMEIL
1635-1636

Marbre – Marmo statuario – Marble

Alessandro Algardi
Sculpteur préféré du Pape Innocent X (1574 – élu Pape le 15 septembre 1644 – 1655)
Favorite sculptor of Pope Innocent X (elected Pope September 15, 1644 – 1655)
Scultore preferito di papa Innocenzo X (eletto Papa 15 Settembre 1644 – 1655)
Retrato_del_Papa_Inocencio_X__Roma,_by_Diego_Velázquez Innocent X

 

Alessandro Algardi Il sonno Le Sommeil Galleria Borghese Galerie Borghese artgitato 14

« Par quel crime, si jeune, ô des Dieux le plus doux,
Par quel sort, ai-je pu perdre tes dons jaloux,
Ô Sommeil ! — tu me fuis. — Tout dort dans la nature,
Les troupeaux au bercail, l’oiseau dans la verdure ;
Les fleuves mugissants, et de jour aux cent bruits,
Assoupissent au loin leurs murmures des nuits ;
Les cimes des grands bois penchent sous les rosées,
Et les mers au rivage expirent apaisées.  « 

Charles Augustin Sainte-Beuve
Suite de Joseph Delorme
Au Sommeil
Traduit de Stace
Alessandro Algardi Il sonno Le Sommeil Galleria Borghese Galerie Borghese artgitato 11

Had I the heavens’ embroidered cloths,
Si j’avais les toiles brodées des cieux,
  Enwrought with golden and silver light,
Forgées d’une lumière d’or et d’argent,
The blue and the dim and the dark cloths
Les bleues, les sombres et les noires toiles
 Of night and light and the half-light,
De la nuit et de la lumière et de la pénombre,
 I would spread the cloths under your feet:
Je souhaiterais les étendre sous vos pieds :
  But I, being poor, have only my dreams;
Mais moi, étant pauvre, je ne dispose que de mes rêves;
I have spread my dreams under your feet;
J’ai donc répandu mes rêves sous vos pieds;
  Tread softly because you tread on my dreams.
Marchez doucement parce que vous marchez sur mes rêves.

William Butler Yeats
HE WISHES FOR THE CLOTHS OF HEAVEN 
Les Toiles du Ciel
Traduction Jacky Lavauzelle

Alessandro Algardi Il sonno Le Sommeil Galleria Borghese Galerie Borghese artgitato 10

  « Voici ce que j’ai vu naguère en mon sommeil :
Le couchant enflammait à l’horizon vermeil
Les carreaux de la ville ; et moi, sous les arcades
D’un bois profond, au bruit du vent et des cascades,
Aux chansons des oiseaux, j’allais, foulant des fleurs
Qu’un arc-en-ciel teignait de changeantes couleurs.
Soudain des pas légers froissent l’herbe ; une femme,
Que j’aime dès longtemps du profond de mon âme,
Comme une jeune fée accourt vers moi ; ses yeux
À travers ses longs cils luisent de plus de feux
Que les astres du ciel ; et sur la verte mousse
À mes lèvres d’amant livrant une main douce,
Elle rit, et bientôt enlacée à mes bras
Me dit, le front brûlant et rouge d’embarras,
Ce mot mystérieux qui jamais ne s’achève…
Ô nuit trompeuse ! Hélas ! pourquoi n’est-ce qu’un rêve ? »

Rêve
Poème de Théophile Gautier
Premières Poésies
Œuvres de Théophile Gautier
Poésies, Lemerre, 1890
 Volume 1  – p. 51

Alessandro Algardi Il sonno Le Sommeil Galleria Borghese Galerie Borghese artgitato 12