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GUSTAVE FLAUBERT par Dimitri MEREJKOVSKI

Dimitri Sergueïevitch Merejkovski
(1865-1941)

Portrait photographique
de Dimitri Merejkovski
(Nijni Novgorod, v. 1890).

[Article publié en 1888. Lors de sa première publication,
l’article s’intitulait « Флобер в своих письмах – Flaubert dans sa correspondance ».]
[Avertissement : les citations sont traduites du russe]

Traduction Jacky Lavauzelle

Flaubert
« Флобер »

I


Balzac dans un de ses romans exprime la pensée suivante : « Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au tænia dans l’estomac, y dévore les sentiments à mesure qu’ils y éclosent. Qui triomphera ? la maladie de l’homme, ou l’homme de la maladie ? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. À moins d’être un colosse, à moins d’avoir des épaules d’Hercule, on reste ou sans cœur ou sans talent. » (1)

Balzac, malheureusement, coupe ce raisonnement et ne dit pas ce qu’est exactement, à son avis, la maladie du génie : pourquoi le développement et la force d’une personnalité artistique sont à bien des égards inversement proportionnels au développement et à la force du type moral – de quelles raisons dépend leur antagonisme fondamental, si souvent observé dans l’expérience quotidienne ordinaire. Tout le monde sait, par exemple, que les écrivains, artistes, musiciens talentueux sont dans la plupart des cas des gens extrêmement peu pratiques, que leur excentricité et leur frivolité frisent souvent la dépravation morale totale, qu’ils sont de mauvais pères de famille et de mauvais conjoints, que, étant très sensibles et réactifs dans leurs œuvres, ils se révèlent en réalité trop souvent des égoïstes secs et insensibles. L’étude des raisons qui déterminent la profonde opposition entre la vision esthétique et morale du monde, l’artiste et l’homme, le génie et le caractère, est sans aucun doute l’une des pages les plus intéressantes de la psychologie de la créativité.

Rappelons la scène tragique de la mort de Laocoon, décrite dans l’Énéide. Les citoyens de Troie doivent, bien sûr, regarder avec dégoût et horreur alors que de gigantesques serpents étranglent Laocoon et ses fils. Le public éprouve de la peur, de la pitié et un désir de sauver les malheureux : si divers que soient leurs états mentaux, le moment de la volonté joue en eux un rôle très important : que ce soit dans le sens de l’auto préservation pour les plus timides, ou dans l’envie de venir au secours des plus courageux. Mais imaginez, dans cette foule excitée et choquée, un sculpteur qui considérait la terrible catastrophe qui se déroulait sous ses yeux comme le thème d’une future œuvre d’art. Lui seul reste un observateur calme au milieu de la confusion générale, des sanglots, des cris, des prières. Les instincts moraux sont noyés chez lui par la curiosité esthétique. Les larmes l’empêcheraient de regarder, et il les retient, car il a absolument besoin de voir quelles formes prendront les muscles sous la pression des énormes enroulements du serpent. Chaque détail de l’image, qui provoque le dégoût et l’horreur chez les autres, éveille en lui une joie incompréhensible pour les autres. Pendant que les autres pleurent et s’inquiètent, l’artiste est heureux de voir l’expression d’agonie sur le visage de Laocoon, heureux que le père ne puisse pas aider ses enfants, que les monstres serrent leur corps avec une telle force (2). Dans l’instant suivant, l’homme pourrait peut-être vaincre l’artiste. Mais le travail était accompli : ce moment de contemplation cruelle a réussi à laisser une marque indélébile dans le cœur.

Laocoon, par Le Greco

Un certain nombre de ces humeurs, tôt ou tard, devraient former dans l’âme de l’artiste l’habitude de se distraire de la vie, de la regarder de l’extérieur, non pas comme un personnage, mais comme un spectateur calme, cherchant dans tout un matériau pour une reproduction artistique. cela se passe sous ses yeux. À mesure que le pouvoir d’imagination et de contemplation augmente, la passion et la tension de la capacité volontaire nécessaire à l’activité morale diminuent. Si la nature n’a pas doté la volonté de l’artiste d’une persévérance inébranlable, n’a pas donné à son cœur une source inépuisable d’amour, alors l’abstraction esthétique peut peu à peu noyer les instincts moraux : le génie – pour reprendre l’expression de Balzac – peut « dévorer » le cœur. Dans ce cas, les catégories du bien et du mal sont effacées dans la vision du monde de l’écrivain par les catégories du beau et du laid, du typique et de l’inhabituel, intéressantes d’un point de vue artistique. et sans intérêt. Le mal et la dépravation attirent l’imagination du poète s’ils se revêtent de formes irrésistiblement attrayantes, s’ils sont beaux et puissants ; la vertu paraît incolore et insignifiante si elle ne fournit pas matière à l’apothéose poétique.

Mais l’artiste ne se distingue pas seulement par sa capacité à regarder objectivement et sans passion les sentiments des autres : il traite également ce qui se passe dans son propre cœur avec la curiosité esthétique non moins cruelle d’un observateur extérieur. Les gens ordinaires peuvent s’abandonner complètement, de tout leur être, à l’impulsion du sentiment qui s’est emparé d’eux : l’amour ou la haine, le chagrin ou la joie ; au moins, ils pensent qu’ils donnent tout. Un honnête homme, lorsqu’il jure son amour à une femme, croit à la sincérité de ses vœux ; il ne lui viendrait même pas à l’idée de douter s’il aime réellement comme il croit aimer. Le poète, en apparence, plus que les autres, semble capable de s’abandonner aux sentiments, de croire, de se laisser emporter, mais en fait dans son âme, aussi secouée par la passion, il restera toujours la capacité de s’observer même dans les moments d’ivresse totale, à contempler attentivement les courbes les plus subtiles et insaisissables de ses sensations et à les analyser sans pitié.

Les sentiments humains ne sont presque jamais complètement simples et homogènes : dans la plupart des cas, ils représentent un mélange de composants de valeurs très diverses. Et l’artiste-psychologue révèle involontairement tant de mensonges en lui-même et chez les autres, même dans les moments de passion sincère, qu’il perd peu à peu toute confiance en sa propre véracité et en celle des autres.

Portrait de Gustave Flaubert (1821-1880)
Portrait d’Eugène Giraud
Vers 1856.

II

Les « Lettres de Flaubert » (3), publiées en deux ouvrages, fournissent un riche matériau de recherche à partir d’un exemple vivant de la question de l’antagonisme de la personnalité artistique et morale.

« L’art est supérieur à la vie » : telle est la formule qui constitue non seulement la pierre angulaire de toute l’esthétique de Flaubert, mais aussi de sa vision philosophique du monde. A treize ans, il écrit à l’un de ses camarades de classe : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au XVe siècle, je serais totalement dégoûté de la vie, et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie » (4). Un an plus tard, il invite le même camarade à travailler avec une rhétorique à moitié sincère et une passion juvénile : « nous nous consacrerons toujours à l’art, qui, étant plus majestueux que tous les peuples, couronnes et dirigeants, règne à jamais sur l’univers dans son diadème divin. » Quarante ans plus tard, au bord de sa tombe, Flaubert proclame avec plus d’acuité et d’audace encore la même devise : « L’homme n’est rien ; l’œuvre – « tout » ! » [« l’homme n’est rien, l’œuvre est tout ! », en français après la phrase en russe.]

Dans la fleur de l’âge, possédant l’intelligence, la beauté et le talent, il fuit le monde vers l’art, comme les ascètes dans le désert ; s’y enferme, tout comme les ermites chrétiens s’emmuraient dans des grottes. « Se lancer dans l’art pour toujours et mépriser tout le reste est le seul moyen de ne pas être malheureux », écrit-il à son ami ; « la fierté remplace tout si elle a une base suffisamment large… Bien sûr, il me manque beaucoup : je serais probablement capable d’être aussi généreux que les plus riches ; aussi tendre que les amants ; sensuel, comme les gens qui se sont livrés aux plaisirs… Et pourtant je ne regrette ni la richesse, ni l’amour, ni les plaisirs… Désormais et pour longtemps, je n’ai besoin que de cinq à six heures de paix dans ma chambre, l’hiver un grand feu dans la cheminée, le soir deux bougies sur la table« . Un an plus tard, il conseille au même ami : « Faites comme moi : rompez avec le monde extérieur, vivez comme un ours, comme un ours polaire ; allez au diable avec tout, tout et même vous-même, sauf vos pensées. Actuellement, il y a un tel abîme entre moi et le reste du monde que je suis souvent surpris lorsque j’entends même les choses les plus ordinaires, les plus simples… il y a des gestes, des intonations de voix, d’où je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. mes sens, et certaines bêtises me donnent la nausée, presque le vertige. »

Même dans les moments d’ivresse de passion, il place sa vocation littéraire infiniment au-dessus du bonheur personnel, et l’amour pour une femme lui semble insignifiant en comparaison avec son amour pour la poésie. « Non, il vaut mieux aimer l’art que moi », écrit-il à sa bien-aimée, « cette affection ne te changera jamais, ni la maladie ni la mort ne pourront la détruire. Idolâtre l’idée, c’est seulement en elle qu’est la vérité, parce que seule l’idée est immortelle. »  » L’art, la seule chose vraie et précieuse dans la vie, peut-il être comparé à l’amour terrestre ? Est-il possible de préférer l’adoration de la beauté relative au culte de l’éternel ?  » Le respect pour l’art est la meilleure chose que j’ai ; C’est la seule chose que je respecte chez moi.« 

Il n’accepte pas de reconnaître du relatif dans la poésie, la considérant comme absolument indépendante, indépendante de la vie, plus réelle que la réalité ; il voit dans l’art « un principe autosuffisant qui a aussi peu besoin de soutien qu’une étoile ». « Comme une étoile, dit-il, l’art, brillant dans son ciel, observe calmement la rotation du globe ; la beauté ne disparaîtra jamais« . Dans l’ensemble des parties de l’œuvre, dans chaque détail, dans l’harmonie de l’ensemble, Flaubert sent « une sorte d’essence intérieure, quelque chose comme une puissance divine – aussi éternelle qu’un principe… » « Sinon, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre l’expression la plus précise et la plus musicale de la pensée ?« 

Un sceptique qui ne s’est arrêté devant aucune croyance, qui a nié et douté toute sa vie de l’idée de Dieu, de la religion, du progrès, de la science, de l’humanité, devient respectueux et croyant lorsqu’il s’agit d’art. Un vrai poète, selon lui, se distingue de tous les autres par la déification des idées, « la contemplation de l’immuable, c’est-à-dire la religion au sens le plus élevé du mot ». Il regrette de ne pas être né à cette époque où la foule adorait l’art, où il existait encore de vrais artistes, « dont la vie et la pensée n’étaient qu’un instrument aveugle de l’instinct de beauté. Ils étaient les organes de Dieu, à travers lesquels il se révélait son essence ; pour ces artistes, il n’y avait pas d’univers – personne ne connaissait leurs souffrances ; chaque soir, ils se couchaient tristes et regardaient la vie humaine avec un regard surpris, comme on regarde une fourmilière.« 

Pour la plupart des artistes, la beauté est un principe plus ou moins abstrait ; pour Flaubert, elle est un objet de passion aussi concret que l’or l’est pour l’avare, le pouvoir pour l’ambitieux ou une femme pour l’amant. Son travail était comme un lent suicide ; il s’y abandonna avec la ténacité invincible d’un homme possédé par la manie, avec la félicité mystique et la joie d’un martyr, avec l’inquiétude d’un prêtre s’approchant du sacrement. C’est ainsi qu’il décrit lui-même son travail : « Malade, irrité, vivant des milliers de fois par jour des moments de terrible désespoir, sans femmes, sans vie, sans le plus insignifiant de ces râles de la vallée terrestre, je continue mon lent travail, comme un bon ouvrier qui, les manches retroussées, les cheveux mouillés de sueur, frappe l’enclume, ne craignant ni la pluie, ni la grêle, ni le vent, ni le tonnerre« . Et voici un extrait de la biographie de Flaubert, écrite par Maupassant, l’un de ses disciples et disciples dévoués, qui décrit également l’énergie travaillante et le brillant écrivain : « la tête baissée, le visage et le cou rougis de sang, tendant tous ses muscles , comme un athlète lors d’un duel, il entre dans une lutte désespérée avec l’idée et le mot, les saisissant, les reliant, les enchaînant, comme dans un étau de fer, avec le pouvoir de la volonté, les serrant et petit à petit, avec des efforts, asservissant la pensée et l’enfermant, comme un animal en cage, dans une forme précise et indestructible. » .

III

Flaubert, plus que quiconque, a fait l’expérience du pouvoir destructeur d’une capacité analytique accrue. Avec une jubilation, dans laquelle se mêlent si étrangement le courage du byronisme alors à la mode et le vague pressentiment d’une catastrophe imminente, il commence, en tant que jeune de dix-sept ans, l’œuvre de destruction et d’effondrement interne. «Je m’analyse moi-même et les autres», dit-il dans une lettre à un ami, «je décortique constamment, et quand j’arrive enfin à trouver dans quelque chose que tout le monde considère comme propre et beau, un endroit pourri, une gangrène, je lève la tête et je ris. . J’en suis maintenant à la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et que même ce qu’on appelle conscience n’est en réalité qu’une vanité intérieure. Vous faites l’aumône, peut-être en partie par sympathie, par pitié, par dégoût de la souffrance et de la laideur, voire par égoïsme, mais le motif principal de votre action est le désir d’acquérir le droit de vous dire : j’ai fait le bien ; il y en a peu comme moi ; Je me respecte plus que les autres. » Huit ans plus tard, il écrit à la femme qu’il aime : « J’aime analyser, cette activité me divertit. Bien que je n’aie pas de penchant particulier pour une vision humoristique des choses, je ne peux pas prendre ma propre personnalité très au sérieux, parce que je me trouve drôle – drôle non pas dans le sens d’une comédie théâtrale externe, mais dans le sens de cette ironie interne qui est inhérente à la vie humaine et se manifeste parfois dans les actions les plus apparemment naturelles, les gestes ordinaires… Il faut ressentir tout cela soi-même, mais c’est difficile à expliquer. Tu ne comprendras pas cela, car tout en toi est simple et entier, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Alors que j’imagine quelque chose comme une arabesque de composition : il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer, certains en carton peint, certains en diamant, d’autres en étain« .

La vie des rêves, de l’imagination, est si riche en lui qu’elle obscurcit les impressions du monde réel ; ils sont réfractés et reçoivent une couleur particulière lorsqu’ils traversent ce milieu. « L’antithèse apparaît constamment devant mes yeux : la vue d’un enfant éveille inévitablement en moi la pensée de la vieillesse, la vue d’un berceau, la pensée d’un cercueil. Quand je regarde une femme, j’imagine son squelette. C’est pourquoi les spectacles heureux me bouleversent, les tristes me laissent indifférent. Je pleure tellement dans mon âme, en moi-même, que les larmes ne peuvent pas sortir ; ce que j’ai lu dans le livre m’inquiète plus que le chagrin réel. » Nous rencontrons ici un trait distinctif de la plupart des natures dotées d’un fort tempérament artistique. « Autant je me sens doux, tendre, sympathique, capable de pleurer, de m’abandonner aux sentiments dans une souffrance imaginaire, autant les vrais restent secs, durs, morts dans mon cœur : ils s’y cristallisent. » C’est l’état spirituel décrit par Pouchkine :

« …En vain j’ai alors éveillé mes sens :
De lèvres indifférentes j’ai entendu la nouvelle de sa tragique mort,
Et je les écoutais sans aucune émotion.
C’est donc elle que j’ai aimée d’un cœur si ardent
Dans une telle tension,
Avec une mélancolie si tendre et langoureuse,
Avec tant de folie et de tourments !
Où était donc le tourment, où était l’amour désormais ? Hélas, dans mon âme,
Pour la pauvre ombre crédule,
Pour le doux souvenir des jours heureux,
Je ne trouve ni larmes ni chagrin ».
(5)


Alexandre Pouchkine peint en 1827
par Vassili Tropinine.

L’état d’indifférence incompréhensible face au malheur d’un être cher, le désespoir non pas du chagrin, mais de sa propre froideur, de l’absence de tristesse et de pitié, n’était que trop familier à Flaubert, et, comme d’habitude, il analyse hardiment ce trait, tandis que presque tous les artistes tentent de le cacher non seulement aux autres, mais aussi à eux-mêmes, le prenant pour un égoïsme contre nature. Il parle de son humeur devant le cercueil de sa sœur bien-aimée : « J’étais sec comme une pierre tombale et seulement terriblement irrité. » Que fait-il à un tel moment, quand une personne ordinaire, sans penser à rien, s’abandonne à son chagrin ? Avec une cruelle curiosité, « sans rien enlever à ses sentiments », il les analyse, « comme un artiste ». « Cette activité mélancolique a apaisé ma tristesse, écrit-il à un ami, vous pouvez me considérer comme une personne sans cœur si je vous avoue que ce n’est pas mon état actuel (c’est-à-dire la tristesse suite à la mort de ma sœur) qui semble pour moi le plus difficile de ma vie. À une époque où il n’y avait apparemment rien à redire, je devais me sentir encore plus désolé pour moi-même.» Vient ensuite une longue discussion sur l’infini, sur le nirvana – une discussion dans laquelle l’auteur montre beaucoup de poésie sublime, mais très peu de ce simple chagrin humain.

Dans la lettre où Flaubert décrit les funérailles de son ami d’enfance, son attitude esthétique face au deuil atteint même les sommets de la contemplation philosophique. « Le corps du défunt présentait des signes de décomposition terrible ; nous avons enveloppé le cadavre dans un double linceul. Sous cette forme, il ressemblait à une momie égyptienne enlacée de bandages funéraires, et je ne peux exprimer le sentiment de grande joie et de liberté que j’ai ressenti pour lui à ce moment-là. Le brouillard est devenu blanc, les forêts se détachaient dans le ciel, deux bougies de pierre tombale brillaient dans la blancheur du jour naissant, les oiseaux se mirent à chanter et je me souvins d’un vers de son poème : « Il volera comme un oiseau fringant pour rencontrer le soleil levant dans une forêt de pins », ou, pour mieux dire, j’entendais sa voix prononcer ces paroles, et toute la journée elles me hantaient de leur charme. Il a été placé dans le couloir, les portes ont été retirées de leurs gonds et l’air frais du matin a pénétré dans la pièce avec la fraîcheur de la pluie, qui a commencé à couler à ce moment-là… Des sentiments inconnus ont traversé mon âme et, comme des éclairs, des pensées inexplicables s’y enflammèrent : des milliers de souvenirs du passé volèrent vers moi avec des vagues d’arômes, avec des accords de musique… » Et ici l’artiste, par distraction esthétique, transforme le vrai chagrin en beauté, et en forme éclairée, la mort d’un être cher non seulement ne lui cause aucune souffrance, mais donne au contraire une réconciliation mystique, une extase incompréhensible pour les gens ordinaires, un bonheur étrange, détaché de la vie, désintéressé.

Lors de son séjour à Jérusalem, Flaubert rendit visite aux lépreux. Voici une description de ses impressions : « Cet endroit (c’est-à-dire un terrain réservé spécialement aux lépreux) est situé en dehors de la ville, près d’un marais, d’où s’élevaient des corbeaux et des milans à notre approche. Les malheureux malades, femmes et hommes (une douzaine de personnes au total), gisent tous ensemble en un seul tas. Les voiles ne cachent plus les visages, il n’y a plus de différence entre les sexes. Sur leur corps, on peut voir des croûtes purulentes, des dépressions noires – au lieu de nez ; J’ai dû mettre un pince-nez pour voir ce qui pendait au bout des bras de l’un d’eux : soit ses mains, soit des chiffons verdâtres. C’étaient des mains. (C’est ici qu’il faut amener les coloristes !) Le patient s’est traîné jusqu’à la fontaine pour boire de l’eau. Par la bouche, sur laquelle il n’y avait pas de lèvres, comme à cause d’une brûlure, le palais était visible. Il a une respiration sifflante, nous tendant des lambeaux de son corps pâle comme la mort. Et tout autour, c’est une nature sereine, des ruisseaux de source, la verdure des arbres, tout tremblant d’un excès de jus et de jeunesse, des ombres fraîches sous le soleil brûlant ! » Ce passage n’est pas tiré d’un roman, où le poète peut s’obliger à être objectif, mais de notes de voyage, d’une lettre à un ami, où l’auteur n’a aucune raison de cacher le caractère subjectif de ses sentiments. Pendant ce temps, à part deux épithètes assez banales : « pauvres misérables », il n’y a pas un seul trait d’adoucissement, pas une once de pitié.

IV

« Je ne suis pas chrétien » [en russe et en français dans le texte], dit Flaubert dans une lettre à George Sand. Selon lui, la Révolution française a échoué précisément parce qu’elle avait un lien trop étroit avec la religion de la pitié : « L’idée d’égalité, qui est l’essence de la démocratie moderne, est une idée essentiellement chrétienne, contraire aux principes de justice … Voyez à quel point la miséricorde (la grâce) prévaut à l’heure actuelle. Le sentiment est tout, le bien n’est rien. « Nous périssons par excès de condescendance, de compassion et de mollesse morale. » « Je suis convaincu, note-t-il, que les pauvres détestent les riches et que les riches craignent les pauvres ; ce sera pour toujours ; ils prêchent l’amour en vain ».

Flaubert veut justifier son antipathie instinctive à l’égard de l’idée de fraternité par le fait que cette idée est en contradiction irréconciliable avec le principe de justice : « Je déteste la démocratie (au moins au sens où on l’entend en France), c’est-à-dire la exaltation de la miséricorde en atteinte à la justice, déni des droits, en un mot l’anti sociabilité. » Le droit de grâce (en dehors du domaine de la théologie) est la négation de la justice : de quel droit peut-on interférer avec l’exécution de la loi ? Mais il ne croit guère à ce principe, auquel il se réfère uniquement pour avoir un point d’appui pour réfuter l’idée de fraternité. C’est du moins ce qu’il dit dans un moment de toute franchise, dans une lettre à un vieux camarade : « La justice humaine me paraît la chose la plus clownesque du monde. Le spectacle d’un homme qui juge son prochain me ferait rire jusqu’à en tomber, s’il n’évoquait une pitié dégoûtante, et si à l’heure actuelle (il étudiait alors les sciences juridiques) je n’étais pas obligé d’étudier le système des absurdités en vertu duquel les gens se considèrent comme juges. Je ne connais rien de plus absurde que le droit, à part peut-être l’étudier« . Dans une autre lettre, il avoue qu’il n’a jamais pu comprendre l’idée abstraite et sèche du devoir et qu’elle « ne lui semble pas inhérente à la nature humaine (ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines). » Il est évident qu’il a aussi peu confiance en la justice qu’en l’idée de fraternité. En substance, il n’a aucun idéal moral.

« Il n’y a pour moi qu’une chose au monde : une belle poésie, un style élégant, harmonieux et mélodieux, des couchers de soleil, des paysages pittoresques, des nuits de lune, des statues anciennes et des profils caractéristiques… Je suis un fataliste, comme un vrai mahométan, et Je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité n’est rien. Quant à ce progrès, mon esprit se refuse à accepter des idées aussi vagues. Toutes sortes de bavardages sur ce sujet m’ennuient énormément… J’ai un profond respect pour l’ancienne tyrannie, car je trouve qu’elle est la plus belle expression de l’humanité qui ait jamais existé ». « Je n’ai pas beaucoup de convictions, écrit-il à George Sand, mais l’une d’elles est inébranlable : c’est la conviction que le nombre, la masse, est toujours constitué d’idiots. Mais il faut respecter la masse, aussi absurde soit-elle, car en elle se trouvent les germes (d’une fécondité incalculable (en français dans le texte)). »

Flaubert tente, en plaisantant, d’opposer la doctrine socialiste à son propre idéal d’un futur système politique. « Le seul résultat raisonnable est un gouvernement composé de mandarins – que seuls ces mandarins aient une certaine connaissance et même, si possible, cela sera significatif. Le peuple restera toujours mineur et occupera toujours la dernière place dans la hiérarchie des groupes sociaux, puisqu’il représente un nombre, une masse, illimitée… Dans cette aristocratie légale, à l’heure actuelle, tout notre salutL’humanité n’a rien de nouveau. Son insignifiance irréparable a rempli mon âme d’amertume même dans ma jeunesse. C’est pourquoi je ne me sens pas déçu maintenant. Je suis convaincu que la foule, le troupeau, sera toujours haï… Jusqu’à ce que le peuple s’incline devant les mandarins, jusqu’à ce que l’Académie des sciences remplace le Pape, toute politique, toute société jusqu’à ses dernières racines, ne seront qu’un recueil d’outrages. mensonges et mensonges (de blagues écœurantes (en français dans le texte))« . Néanmoins, dans le roman « Bouvard et Pécuchet », 1881 (en français et en russe dans le texte, «Бувар и Пекюше»), Flaubert dirige tous ses efforts pour détruire la croyance en l’inviolabilité des principes scientifiques et pour prouver que la science moderne est le même édifice fragile, le même système de contradictions et de superstitions, comme la théologie médiévale. Flaubert, cependant, s’était déjà montré méfiant à l’égard de la science : ainsi, ayant connu le positivisme d’Auguste Comte, il trouva ce système « insupportablement stupide (c’est assommant de bêtise) ».

V

Ainsi, comme nous le voyons, la tentative de Flaubert d’établir une sorte de compromis avec l’humeur dominante de l’époque a échoué. Dans ses discussions sur les questions sociales, une seule chose est sincère : le mépris de la foule. « Peu importe combien vous engraissez la bête humaine, peu importe combien vous dorez son écurie, peu importe la literie douce et luxueuse que vous lui donnez, il restera toujours une bête. Le seul progrès que l’on puisse espérer est de rendre la bête moins sanguinaire. Mais élever le niveau des idées, donner aux masses une idée plus large de Dieu, je doute fort que cela soit possible

Dans une autre lettre, il avoue ouvertement qu’il n’a ni foi, ni principe moral, ni idéal politique, et dans cet aveu jaillissant du plus profond de son cœur, on entend déjà le désespoir : « Je vois à l’heure actuelle aussi peu possibilité d’établir un nouveau principe, ainsi que de respecter les anciennes croyances. Alors je cherche et je ne trouve pas l’idée dont tout le reste devrait dépendre« . Ces quelques mots éclairent le mieux l’ambiance des dernières années de la vie de Flaubert. Auparavant, il avait trouvé cette idée dans l’art ; maintenant il suppose qu’il existe un autre principe, plus élevé, auquel l’art lui-même doit être subordonné, mais il est incapable de trouver ce principe. Il cherche l’oubli dans le travail, mais en sort brisé et encore plus insatisfait. Il est conscient de sa solitude et il est tiré de la contemplation objective vers cette vie incompréhensible dont il nie le sens.

Le drame de sa situation est qu’il se retrouve seul dans un monde étranger. Et peu à peu son désespoir atteint ses dernières limites. «Quand je ne tiens pas de livres dans mes mains ou que j’écris, je suis envahi par une telle mélancolie que je suis prêt à simplement crier», avoue-t-il dans une lettre à George Sand. « Il me semble que je me transforme en animal fossile, en créature privée de tout lien avec l’univers qui l’entoure. » « Un sentiment de destruction universelle, d’agonie m’envahit et je suis mortellement triste. Quand je ne suis pas épuisé par le travail, je suis triste pour moi-même. Personne ne me comprend, j’appartiens à un autre monde. Mes camarades de métier sont si peu nombreux pour moi… Je passe des semaines entières sans échanger un mot avec un seul être humain, et à la fin de la semaine j’ai du mal à me souvenir d’un seul jour, ou d’un seul événement dans tout le temps. Le dimanche, je vois ma mère et ma nièce, c’est tout. Une bande de rats dans le grenier est ma seule compagnie : ils font un sacré bruit au-dessus de moi quand l’eau ne rugit pas et que le vent ne hurle pas. Les nuits sont plus noires que le charbon et un silence sans limites m’entoure, comme dans le désert. Dans un tel environnement, la sensibilité s’aggrave terriblement, le cœur se met à battre pour chaque bagatelle…Je me perds dans les souvenirs de ma jeunesse, comme un vieil homme. Je n’attends plus de la vie que quelques feuilles de papier recouvertes d’encre. Il me semble que je marche dans un désert sans fin, que je vais Dieu sait où, que je suis à la fois un voyageur, un désert et un chameau…Le seul espoir qui me console, c’est que bientôt je dirai au revoir à la vie et, bien sûr, je n’en commencerai pas une autre, ce qui pourrait être encore plus triste… Non, non ! Assez de fatigue !« 

Toutes ses lettres à George Sand sont un martyrologe stupéfiant de la « maladie du génie ». Parfois une plainte naïve lui échappe, et en elle, à travers l’orgueil implacable d’un combattant, on peut sentir quelque chose de doux, de déchiré, comme dans la voix d’un homme trop épuisé. La fureur des ennemis, les calomnies des amis, l’incompréhension des critiques n’offensent plus son orgueil : «Toute cette avalanche d’absurdités ne m’irrite pas, mais elle m’attriste. Il vaudrait quand même mieux inculquer de bons sentiments aux gens.« 

Finalement, sa dernière consolation – l’art – le trahit. « Je regroupe mes forces en vain, mais le travail ne va pas, ne va vraiment pasTout me tourmente et m’irrite. En public, je me retiens encore, mais parfois en privé, j’éclate en larmes si convulsives et si folles que je crois que j’en mourrai ». Dans ses années de déclin, où il est impossible de revenir vers le passé, où il est impossible de corriger la vie, il se pose la question : et si la beauté, au nom de laquelle il a détruit la foi en Dieu, dans la vie, en l’humanité, était le même fantôme, une tromperie, comme tout le monde ? Et si cet art, pour lequel il a donné sa jeunesse, son bonheur, son amour, le trahissait au bord de sa tombe ?

« L’ombre m’embrasse« , dit-il en sentant la mort. Cette exclamation est semblable au cri d’angoisse sans bornes qu’échappa avant la mort d’un autre artiste, le frère de Flaubert dans l’idéal, la souffrance et le génie, Michel-Ange :

Io parto a mano, a mano,
Crescemi ognor più l’ombra,
l’e sol vien manco,
E son presso al cadere, infermo e stanco
Je pars peu à peu…
Les ombres grandissent,
Le soleil s’éclipse.
Et je suis prêt à tomber, épuisé. (6)

La mort le trouva à son bureau, aussi se produit qu’un coup de tonnerre. Lâchant la plume de ses mains, il tomba sans vie, tué par sa grande et unique passion : l’amour de l’art.

Platon, dans l’un de ses mythes (7), raconte les âmes des gens sur des chars, sur des chevaux ailés, errants dans la voûte céleste ; comment certaines parviennent pendant une courte période à s’approcher du lieu d’où est visible la région des Idées ; elles scrutent avidement, et quelques rayons de lumière isolés les pénètrent profondément. Puis, lorsque ces âmes s’incarnent pour souffrir sur terre, tout ce qu’il y a de meilleur dans le cœur humain les excite comme un reflet de lumière éternelle, comme un vague souvenir d’un autre monde dans lequel elles ont réussi à regarder un instant.

Un rayon de beauté trop éclatant a dû pénétrer dans l’âme de Flaubert dans le brillant royaume des Idées.

**

Notes


(1)
Discussion entre Lucien de Rubempré Claude Vignon à la fin de la deuxième partie des Illusions Perdues – Honoré de Balzac, Un grand homme de province à Paris, Illusions perdues, Vve A. Houssiaux, 1874 (p. 119-393)


(2)
Sur Laocoon et ses deux fils
« Laocoon, que le sort avait fait grand prêtre de Neptune, immolait en ce jour solennel un taureau sur l’autel du dieu. Voilà que deux serpents (j’en tremble encore d’horreur), sortis de Tenédos par un calme profond, s’allongent sur les flots, et, déroulant leurs anneaux immenses, s’avancent ensemble vers le rivage. Le cou dressé, et levant une crête sanglante au-dessus des vagues, ils les dominent de leur tête superbe : le reste de leur corps se traîne sur les eaux, et leur croupe immense se recourbe en replis tortueux. Un bruit perçant se fait entendre sur la mer écumante : déjà ils avaient pris terre ; les yeux ardents et pleins de sang et de flammes, ils agitaient dans leur gueule béante les dards sifflants de leur langue. Pâles de frayeur, nous fuyons çà et là ; mais eux, rampant de front, vont droit au grand prêtre : et d’abord ils se jettent sur ses deux enfants, les enlacent, les étreignent, et de leurs dents rongent leurs faibles membres. Armé d’un trait, leur père vient à leur secours ; il est saisi par les deux serpents, qui le lient dans d’épouvantables nœuds : deux fois ils l’ont embrassé par le milieu, deux fois ils ont roulé leurs dos écaillés autour de son cou ; ils dépassent encore son front de leurs têtes et de leurs crêtes altières. Lui, dégouttant de sang et souillé de noirs poisons, roidit ses mains pour se dégager de ces nœuds invincibles, et pousse vers le ciel des cris affreux. Ainsi mugit un taureau, quand, blessé devant l’autel par un bras mal assuré, il fuit, et a secoué la hache tombée de sa tête. Mais les deux dragons, glissant sur leurs écailles, s’échappent vers le temple de la terrible Pallas, gagnent la citadelle, et là se cachent sous les pieds de la déesse et sous son bouclier… »
Virgile – L’Énéide
Traduction par Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus – Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868 (p. 245-262).

(3)
Deux livres édités sous le titre « Correspondance »
La Première Série pour les correspondances de 1830 à 1850
La Deuxième série pour celles de 1850 à 1854.
Paris, G. Charpentier et Cie, 1887


(4)
Correspondance, 29 août 1834 ; « En voilà un qui n’a pas attendu pour maudire la vie ! C’est déjà le thème auquel Flaubert reviendra sans cesse dans ses lettres familières, — si familières ! — et qu’il reprendra en cent façons au cours de toute son œuvre. A défaut de Cardenio et de la reine de France du XVe siècle, on a retrouvé une Mort du duc d’Enghien qui date de 1835. Ce récit en dix pages est le plus ancien écrit de Flaubert. Puis voici Deux mains sur une couronne ou Pendant le XVe siècle, épisode du règne de Charles VI. Il est permis de ne voir dans ces compositions d’histoire qu’un prolongement des exercices scolaires du collégien. Mais la note est plus originale dans Un parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique, moral ou immoral ad libitum. Le jeune auteur dépeint la misère de la vie des saltimbanques, déplore la cruauté de la société, prend parti pour les parias. La Peste à Florence et Bibliomanie, sujets lugubres et terribles, attestent l’influence d’Hoffmann. Le genre fantastique et macabre se continue par Rage et impuissance qui met en scène un homme enterré vivant, La dernière heure qui est celle d’un jeune homme à l’instant de se tuer, le Rêve d’enfer, la Danse des morts. Voilà, au témoignage de M. E. W. Fischer, le Flaubert des débuts. « Ce sont la mort, le suicide, la fin de la vie sous des circonstances affreuses et ridiculement grotesques, la détresse, la haine, les crimes, la folie, qu’il traite de préférence. C’est presque toujours un avortement de l’individu, jamais un essor, quelque chose qui monte, qui s’épanouit, qui jouit…. » (René Doumic – Revue littéraire – Les Premiers écrits de Flaubert – Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 51, 1909 (p. 446-457)).

(5)
Vers issus du poème d’Alexandre Pouchkine
« Под небом голубым страны своей родной…
Sous le ciel azuré de sa terre natale
… »
Poème de 1826 (25-31 juillet 1826).

(6)
Poème de Michel-Ange « Oimè, oimè, che pur pensando » (Michelangelo Buonarroti)
« OIMÈ, oimè. che pur pensando
Agli anni corsi, lasso non ritrovo
Fra tanti un giorno che sia stato mio!
Le fallaci speranze e ’l van disio,
Piangendo, amando, ardendo e sospirando
— Chè affetto alcun mortal non m’è più novo —
M’hanno tenuto, ora il conosco e provo,
E dal vero e dal ben sempre lontano.
Io parto, a mano a mano
Crescemi ognor più l’ombra, e ’l sol vien manco,
E son presso al cadere, infermo e stanco. »

(7)
Phèdre
« Parmi les autres âmes, celle qui suit le mieux les âmes divines, et qui leur ressemble le plus, élève la tête de son cocher au-dessus des régions supérieures, et les parcourt ainsi emportée par le mouvement circulaire ; mais en même temps troublée par ses coursiers, elle a beaucoup de peine à contempler les essences. Une autre tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; la fougue irrégulière de ses coursiers leur fait apercevoir certaines essences, mais l’empêche de les contempler toutes. Les dernières suivent de loin, brûlant du désir de contempler la région supérieure du ciel, mais ne pouvant y atteindre ; le mouvement circulaire les emporte dans l’espace inférieur ; elles se renversent, se précipitent l’une sur l’autre pour tâcher de se devancer ; on se presse, on combat, on sue, et par la maladresse des cochers, beaucoup de ces âmes sont estropiées, beaucoup d’autres perdent une grande partie des plumes de leurs ailes, et toutes, après de pénibles et inutiles efforts, s’en vont frustrées de la vue de l’être, et se repaissent de conjectures pour tout aliment. La cause de leur empressement à voir où est la plaine de la vérité, c’est que l’aliment convenable à la partie la meilleure de l’âme se trouve dans les prairies fertiles renfermées dans l’enceinte de cette plaine, et que la nature des ailes qui portent l’âme s’en nourrit… »
Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome sixième
PHÈDRE, OU DE LA BEAUTÉ.


Thémistocle à la cour d’Artaxerxés Ier – Constantin Cavafis (La Satrapie) – Η Σατραπεία

Grèce – Ελλάδα

***

Traduction Jacky Lavauzelle*******

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Constantin Cavafy poèmes
**

LITTERATURE GRECQUE
POESIE GRECQUE

Ελληνική λογοτεχνία
Ελληνική ποίηση

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Constantin Cavafy
Constantin Cavafis
Καβάφης
1863 – 1933

Traduction Jacky Lavauzelle

**

Traduction Jacky Lavauzelle


LES POEMES GRECS

 THEMISTOCLE A LA COUR D’ARTAXERXES Ier
(Ἀρταξέρξης)
LA SATRAPIE
Η Σατραπεία

 

**

**

Traduction Jacky Lavauzelle
Nikiforos Lytras, Antigone devant le corps de Polynice, Νικηφόρος Λύτρας, Η Αντιγόνη εμπρός στο νεκρό Πολυνείκη, 1865, Pinacothèque nationale d’Athènes, Εθνική Πινακοθήκη, détail

 

**

Τι συμφορά, ενώ είσαι καμωμένος
Quelle catastrophe, alors que t’attendaient
για τα ωραία και μεγάλα έργα
Ô Thémistocle ! de beaux et grands projets
η άδικη αυτή σου η τύχη πάντα
que cette injuste adversité qui toujours sur toi s’acharne
ενθάρρυνσι κ’ επιτυχία να σε αρνείται·
t’écartant de la réussite autant que de la fortune ;
να σ’ εμποδίζουν ευτελείς συνήθειες,
qui te conduit par de si tristes concours,
και μικροπρέπειες, κι αδιαφορίες.
par des petitesses et d’autres vilénies.
Και τι φρικτή η μέρα που ενδίδεις,
Et quelle horrible journée, cette journée où tu décides,
(η μέρα που αφέθηκες κ’ ενδίδεις),
(Ce jour où tu es parti et où tu as capitulé)
και φεύγεις οδοιπόρος για τα Σούσα,
de partir pour Suse,
και πηαίνεις στον μονάρχην Aρταξέρξη
à la rencontre du monarque Artaxerxés
που ευνοϊκά σε βάζει στην αυλή του,
qui favorablement à sa cour te reçoit,
και σε προσφέρει σατραπείες και τέτοια.
t’offrant satrapies et autres biens.
Και συ τα δέχεσαι με απελπισία
Tu acceptes malgré tout
αυτά τα πράγματα που δεν τα θέλεις.
ces choses que tu ne voulais pas.
 Άλλα ζητεί η ψυχή σου, γι’ άλλα κλαίει·
Mais ton âme attend autres choses pour lesquelles elle saigne :
τον έπαινο του Δήμου και των Σοφιστών,
la reconnaissance de la cité et des Sophistes,
τα δύσκολα και τ’ ανεκτίμητα Εύγε·
cette difficile et précieuse légitimation
την Aγορά, το Θέατρο, και τους Στεφάνους.
par l’Agora, le Théâtre et les Lauriers.
Aυτά πού θα σ’ τα δώσει ο Aρταξέρξης,
Où Artaxerxés les trouverait-elles ?
αυτά πού θα τα βρεις στη σατραπεία·
Se trouvent-elles dans une satrapie ?
 και τι ζωή χωρίς αυτά θα κάμεις.
Quelle vie sans cela auras-tu ?

**********************
Καβάφης
Traduction Jacky Lavauzelle

ARTGITATO
**********************

LA POESIE GRECQUE EN GRECE 

Le langage est ce qu’il y a en Grèce de plus antique. C’est un grand charme pour celui qui a voué un culte à l’antiquité grecque d’entendre parler grec autour de lui, de reconnaître dans les conversations d’un guide ou d’un marinier tel mot qu’il n’avait jusque-là rencontré que dans Homère. Il semble alors qu’on est réellement transporté dans la Grèce antique ; on est tenté de dire aux passans, comme Philoctète à ses compatriotes retrouvés dans Lemnos : je veux vous entendre, et de s’écrier comme lui, ô langage bien aimé ! Mais, pour se livrer à ce transport, il faudrait, dira-t-on, que ce langage fût celui des anciens Hellènes, et non pas un dérivé imparfait que défigure une prononciation bizarre. A cela on peut répondre : Quant à la prononciation, il n’y a pas de raison pour que les descendans de Périclès adoptent le système qu’un savant Hollandais a imaginé au XVIe siècle. Du reste la question est délicate et ne saurait être traitée ici. Qu’il suffise d’affirmer que plusieurs règles de prononciation, adoptées par les Grecs modernes, remontent à la plus haute antiquité, et que l’on trouve déjà dans le second siècle de notre ère des exemples de l’iotacisme, c’est-à-dire de ê, ei, oi, prononcés i, bien que l’iotacisme ne paraisse avoir été définitivement et complètement constituée qu’au Xe ou XIe siècle.

Dans le langage populaire de certaines parties de la Grèce, on retrouve quelques vestiges des dialectes qui y furent parlé autrefois. En général, les anciens dialectes grecs ont péri par suite de la conquête, qui les a éteints avec la vie locale des pays subjugués. Cependant ils n’ont pas disparu entièrement ; on retrouve des traces assez nombreuses du dialecte œolien dans la Béotie et la Phocide, et dans un canton montagneux du Péloponèse, la Tzaconie, le dialecte dorien s’est merveilleusement conservé un certain nombre de mots grecs oubliés par le temps ont été remplacés dans l’usage par une autre expression : ainsi, trecho, courir, au lieu de dremo ; au lieu d’artos, pain, psomi. Eh bien ! il arrive que le vieux mot grec oublié se retrouve dans un coin de la Grèce, par exemple dremo dans les villages du Parnasse…

Jean-Jacques Ampère
La poésie grecques en Grèce
Seconde Partie
Revue des Deux Mondes, tome 7, 1844

***

Καβάφης
Constantin Cavafy
Έλληνα ποιητή
Cavafy Poèmes

 

EMILY DICKINSON (1865) WHAT TWIGS WE HELD BY – LA RIVIERE RAPIDE DE LA VIE

POEME D’EMILY DICKINSON
LITTERATURE AMERICAINE

*******

 

EMILY DICKINSON
December 10, 1830 – May 15, 1886
10 décembre 1830 – 15 mai 1886
Amherst, Massachusetts




Traduction – Translation

TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE

French and English text
texte bilingue français-anglais

 






******




WHAT TWIGS WE HELD BY




LA RIVIERE RAPIDE DE LA VIE

1865

 

 What Twigs We held by-
Quels Rameaux nous agrippaient ?
Oh the View
Oh cette Vue…

***************

POEME D’EMILY DICKINSON

THEATRE DE YEATS : THE ONLY JEALOUSY OF EMER L’UNIQUE RIVALE D’EMER (VI)

*








*

LE THEÂTRE DE YEATS
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(VI)

L’Unique Rivale d’Emer
(VI)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

*

Women of the Sidhe
La Femme des Sidhes
I am ashamed
J’ai honte
That being of the deathless shades I chose
Comme être immortel d’avoir choisi
A man so knotted to impurity.
Un homme débordant d’impureté

The Ghost of Cuchulain goes out
Le Fantôme de Cûchulainn sort

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
 to figure of Cuchulain
à la Forme de Cûchulainn
To you that
A toi qui
have no living light, but dropped
Ne possède pas le feu de la vie, mais qui vient
From a last leprous crescent of the moon
D’un dernier croissant de lune lépreux,
I owe it all.
Je dois tout ça.

Figure of Cuchulain
La Forme de Cûchulainn
 Because you have failed
Parce que tu as échoué
I must forego your thanks, I that took pity
Je ne devrais attendre aucun de tes remerciements, j’ai, par pitié
Upon your love and carried out your plan
Pour ton amour et pour réaliser mon plan,
To tangle all his life and make it nothing
Enroulé toute sa vie et je l’ai anéanti
That he might turn to you.
Afin qu’il se tourne vers toi.

Woman of the Sidhe:
La Femme des Sidhes
Was it from pity
Était-ce par pitié
You taught the woman to prevail against me ?
Que tu appris à cette femme comment agir contre moi ?

*




*

 Figure of Cuchulain
La Forme de Cûchulainn
You know my nature — by what
Tu connais ma nature – et par quel
name I am called.
Nom  je suis appelée.

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
Was it from pity that you hid the truth
Est-ce par pitié que tu as caché la vérité
That men are bound to women by the wrongs
 Que les hommes sont liés aux femmes par les mensonges
They do or suffer?

Qu’ils font et qu’ils endurent ?

Figure of Cuchulain
La Forme de Cûchulainn
You know what being I am.
Tu sais ce que je suis.

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
I have been mocked and disobeyed —  your power
J’ai été trompée et l’on m’a désobéi – ton pouvoir
Was more to you than my good-will, and now
A été mis au-dessus de ma bonne volonté, et maintenant
I’ll have you learn what my ill-will can do:
Je vais t’apprendre ce que ma mauvaise volonté peut faire :
I lay you under bonds upon the instant
Je te lie à cet instant
To stand before our King and face the charge
Pour comparaître devant notre Roi et subir la charge
  And take the punishment.
Et le poids du châtiment.

Figure of Cuchulain
La Forme de Cûchulainn
I »ll stand there first,
J’irai moi-même là-bas le premier,
 
And tell my story first ; and Mananan
Et je raconterai  mon histoire d’abord ; Et Mananan
Knows that his own harsh sea made my heart cold.
Sait que sa propre et sévère mer a rendu mon cœur froid.

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
My horse is there and shall outrun  your horse.
Ma monture est là qui dépassera ton cheval.

*








*

 

The Figure of Cuchulain falls back, the Woman of the Sidhe goes out. Drum taps, music resembling horse hoofs.
La Forme de Cûchulainn retombe, la Femme des Sidhes sort. Roulement de batterie, musique imitant les sabots de cheval.

Eithne Inguba
Entering quickly
Entrant en se précipitant
I heard the beat of hoofs, but saw no horse ;
J’ai entendu le fracas des sabots, mais je n’ai vu aucun cheval ;
And then came other hoofs, and after that
Et encore des bruits de sabots et ensuite
I heard low angry cries, and thereupon
J’entendis de profonds cris de colère et brutalement
I ceased to be afraid.

J’ai cessé d’avoir peur.

Erner
Cuchulain wakes.
Cûchulainn se réveille !

The figure turns round. It once more wears the heroic mask.
La Forme se retourne portant encore le masque héroïque

Cuchulain
Eithne Inguba, take me in your arms —
Eithne Inguba, prends-moi dans tes bras –
I have been in some strange place and am afraid.
J’arrive d’un lieu étrange et j’ai peur.

The First Musician comes to the front of the stage, the others from each side. They unfold the cloth, singing.
Le premier musicien se poste à l’avant de la scène, les autres de chaque côté. Ils déploient le tissu et chantent.

*




*

 

The Musicians
Les Musiciens

What makes her heart beat thus,
Qu’est-ce qui fait battre ainsi son cœur,
Plain to be understood?
Aussi fort pour être comprise ?
I have met in a man’s house
J’ai rencontré, dans une maison d’humain,
A statue of solitude,
Une statue de solitude,
Moving there and walking;
Se déplaçant et marchant ;
Its strange heart beating fast
Son cœur étrange battait vite
 For all our talking.
Couvrant notre conversation.
Oh, still that heart at last!
Calme ce cœur !

O bitter reward!
O amère récompense!
Of many a tragic tomb !
De tant de tombes tragiques !
And we though astonished are dumb
Et nous restons étonnés et stupides
And give but a sigh and a word,
Et ne passe qu’un soupir et un mot,
 A passing word.
Un mot fuyant.
Although the door be shut
Bien que la porte soit fermée
And all seem well enough,
Et que tout semble apaisé,

*




*

 

Although wide world hold not
Bien que, dans le monde entier,
 
A man but will give you his love
Nul homme ne peut te refuser son amour
The moment he has looked at you,
Dès qu’il te voie,
 He that has loved the best
Celui qui t’aimera le plus
  May turn from a statue
Peut détourner de ta statue
His too human breast.
Sa trop humaine poitrine.

O bitter reward!
O amère récompense!
Of many a tragic tomb !
De tant de tombes tragiques !
And we though astonished are dumb
Et nous restons étonnés et stupides
And give but a sigh and a word,
Et ne passe qu’un soupir et un mot,
A passing word.
Un mot fuyant.

*




*

What makes your heart so beat?
Qu’est-ce qui fait battre ainsi ton cœur ?
Some one should stay at her side.
Quelqu’un devrait rester à tes côtés.
When beauty is complete
Quand la beauté est accomplie
 Her own thought will have died
Sa propre pensée devient morte
And danger not be diminished ;
Et le danger n’est pas écarté ;
 Dimmed at three-quarter light,
Diminuant au trois-quart de sa lumière,
 When moon’s round is finished
Quand  se termine la rotation de la lune
 The stars are out of sight.
Les étoiles alors disparaissent.

O bitter reward!
O amère récompense!
Of many a tragic tomb !
De tant de tombes tragiques !
And we though astonished are dumb
Et nous restons étonnés et stupides
Or give but a sigh and a word,
Et ne passe qu’un soupir et un mot,
 A passing word.
Un mot fuyant.
Although the door be shut
Bien que la porte soit fermée
And all seem well enough,
Et que tout semble apaisé,

When the cloth is folded again the stage is bare.
Lorsque la toile est repliée, la scène est redevenue vide.

[THE END
FIN]

Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

*******

WILLIAM BUTTLER YEATS
THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(VI)

*********

LA POESIE DE YEATS

YEATS : THE ONLY JEALOUSY OF EMER L’UNIQUE RIVALE D’EMER (V)

*








*

LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(V)

L’Unique Rivale d’Emer
(V)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

*

 

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
And so you think to wound her with a knife.
Et alors, tu penses la blesser avec un couteau.
She has an airy body. Look and listen —
Elle a un corps éthéré. Regarde et écoute –
I have not given you eyes and ears for nothing.
Je ne t’ai pas donné les yeux et les oreilles pour rien !

The Woman of the Sidhe moves round the crouching
Ghost of Cuchulain at front of stage in a dance that grows
gradually quicker, as he slowly awakes.
La femme des Sidhes se déplace autour du Fantôme de Cûchulainn, agenouillé au devant de la scène, dans une danse qui va, progressivement, de plus en plus vite, pendant qu’il se réveille lentement.
At moments she 
may drop her hair upon his head, but she does not kiss him.
Parfois, elle laisse tomber ses cheveux sur sa tête, mais jamais elle ne l’embrasse.
She is accompanied by string and flute and drum.
Elle est accompagnée par un ensemble de cordes, d’une flûte et d’un tambour.
Her mask
and clothes must suggest gold or bronze or brass or silver, so
that she seems more an idol than a human being.
Son masque et ses vêtements doivent suggérer de l’or, du bronze, de l’étain ou de l’argent, afin qu’elle ressemble plus à une idole qu’un être humain.
This sug
gestion may be repeated in her movements.
Cet aspect doit se ressentir dans ses mouvements.
Her hair too must keep the metallic suggestion.
Ses cheveux aussi doivent conserver un aspect métallique.

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
Who is it stands before me there,
Qui est là avant moi là-bas,
Shedding such light from limb and hair
Qui illumine par ses membres et ses cheveux
As when the moon, complete at last
Comme la lune, quand enfin, se retrouvant complète
With every laboring crescent past,
Avec chacun de ses croissants passés,
And lonely with extreme delight,
Et seule dans un délice extrême,
Flings out upon the fifteenth night ?
Elle éclate à sa quinzième nuit ?

*




*

Woman of the Sidhe
La Femme des Sides
Because I long I am not complete.

Par mon désir, je ne suis pas complète.
What pulled your hands about your feet,
Pourquoi tes mains sur tes pieds,
And your head down upon your knees,
Et ta tête sur tes genoux,
And hid your face?
Et ton visage ainsi caché ?

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
Old memories :
Des vieux souvenirs :
A dying boy, with handsome face
Un garçon mourant, avec un beau visage,
Upturned upon a beaten place;
Etendu dans un lieu désert ;
A sacred yew-tree on a strand ;
Un if sacré sur la rive ;
A woman that held in steady hand
Une femme qui lui tient fermement la main
In all the happiness of her youth
Dans toute la plénitude de sa jeunesse
Before her man had broken troth,
Avant que son homme n’ait brisé le serment,
A burning wisp to light the door ;
Une torche pour éclairer la porte ;
And many a round or crescent more ;
Et encore des lunes et encore d’autres croissants ;
Dead men and women. Memories
Des hommes et des femmes mortes. Ces souvenirs
Have pulled my head upon my knees.
Font plier ma tête sur mes genoux.

*








*

 

 Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
Could you that have loved many a  woman
Pourrais-tu, après avoir aimé autant de femmes,
That did not reach beyond the human,
A qui, pour qu’elles aillent au-delà de l’humain,
Lacking a day to be complete,
Une seule journée manquait pour être complète,
Love one that, though her heart can beat,
N’en aimer qu’une, bien que son cœur batte intensément,
 Lacks it but by an hour or so?
A qui il ne lui manque qu’une heure ?

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
I know you now, for long ago
Je te reconnais désormais, il y a longtemps
I met you on the mountain side,
Je t’ai rencontrée du côté de la montagne,
Beside a well that seemed long dry,
A côté d’un puits qui semblait depuis si longtemps sec,
Beside old thorns where the hawk flew.
A côté des vieilles épines où le faucon volait.
I held out arms and hands, but you,
J’ai tendu les bras et les mains, mais toi,
That now seem friendly, fled away
Qui maintenant semble amicale, tu t’es enfuie
Half woman and half bird of prey.
A moitié femme, à moitié oiseau de proie.

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
Hold out your arms and hands again.
Tends tes bras et tes mains à nouveau.
You were not so dumbfounded when
Tu n’étais pas aussi surpris quand
I was that bird of prey, and yet
J’étais cet oiseau de proie, et pourtant
I am all woman now.
Je ne suis plus qu’une femme maintenant.

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
I am not
Je ne suis plus
The young and passionate man I was,
Cet homme jeune et passionné que j’étais jadis,
And though that brilliant light surpass
Et bien que cette lumière brillante dépasse
All crescent forms, my memories
Toutes les formes croissantes de la lune, mes souvenirs
Weigh down my hands, abash my eyes.
Pèsent dans mes mains et frappent mes yeux.

*




*

 Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
Then kiss my mouth. Though memory
Alors, embrasse ma bouche. Bien que le souvenir
Be beauty’s bitterest enemy
Soit l’ennemi le plus amer de la beauté
I have no dread, for at my kiss
Je n’ai pas peur, car avec mon baiser
 Memory on the moment vanishes:
La mémoire à l’instant disparaît :
Nothing but beauty can remain.
Il ne reste plus que la beauté.

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
And shall I never know again
Et je ne verrais plus jamais
Intricacies of blind remorse?
Les atrocités du remords aveugle ?

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
Time shall seem to stay his course,
Le temps semblera arrêter son cours,
 For when your mouth and my mouth meet
  Car quand ta bouche et ma bouche se rencontreront
All my round shall be complete
Tout mon tour sera complet
Imagining all its circles run;
Avec tous ses croissants ;
And there shall be oblivion
Et arrivera l’oubli
Even to quench Cuchulain’s drouth,
Pour étancher la soif de Cûchulainn,
Even to still that heart. 
Pour apaiser ce cœur.

*




*

 Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
Your mouth.
Tes lèvres
They are about to kiss, he turns away.
Ils sont sur le point de s’embrasser, il se détourne soudain.
O Emer, Emer!
Ô Emer, Emer !

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
So then it is she
Alors c’est elle
Made you impure with memory.
Qui te rend impur par le souvenir.

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
Still in that dream I see you stand,
Toujours dans ce rêve  je te vois debout,
A burning wisp in your right hand,
Une torche brûlante dans ta main droite,
To wait my coming to the house —
Tu m’attends à la maison –
As when our parents married us.
Comme lorsque nos parents nous marièrent.

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
Being among the dead you love her,
Étant parmi les morts, tu l’aimes,
That valued every slut above her
Toi qui mettais n’importe quelle traînée au-dessus d’elle
While you still lived.
Quand tu vivais encore.

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
O my lost Emer!
Ô mon Emer perdu !

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
And there is not a loose-tongued schemer
Et il n’y avait pas de bavarde intrigante
 
But could draw you if not dead,
Qui pouvait te faire délaisser
From her table and her bed.
Sa table et son lit.
 How could you be fit to wive
Pourquoi vouloir vivre
With flesh and blood, being born to live
Avec des êtres de chair et de sang, alors que tu es fait pour vivre
 Where no one speaks of broken troth —
Là où personne ne parle de serment brisé –
 For all have washed out of their eyes
Car tous ont leurs yeux épargnés
Wind-blown dirt of their memories
Des poussières de leurs souvenirs
To improve their sight ?
Qui dégraderaient leur vision ?

*




*

Ghost of Cuchulain
Your mouth, your mouth.
Ta bouche, ta bouche !
Their lips approach but Cuchulain turns away as Emer speaks.
Leurs lèvres s’approchent, mais Cûchulainn se détourne alors qu’Emer parle.

Emer
If he may live I am content,
S’il pouvait vivre, je serai contente,
Content that he shall turn on me —
Qu’il puisse se tourner vers moi –
If but the dead will set him free
Si les morts pouvaient me le rendre
That I may speak with him at whiles —
Pour que je puisse parler avec lui à chaque instant-
Eyes that the cold moon or the harsh sea
Voir ses yeux que la froide lune ou la terrible mer,
Or what I know not’s made indifferent.
Ou que sais-je, ont rendus indifférents.

Ghost of Cuchulain
Le Fantôme de Cûchulainn
What a wise silence has fallen in this dark !
Quel épais silence tombe dans cette obscurité !
I know you now in all your ignorance
Je sais maintenant ton ignorance
Of all whereby a lover’s quiet is rent.
De tout ce qui vient troubler la quiétude d’un amant.
What dread so great as that he should forget
Quelle peur plus grande que de devoir oublier
The least chance sight or sound, or scratch or mark
La plus simple image, le son le plus anodin, un frôlement, une éraflure
On an old door, or frail bird heard and seen
Sur une vieille porte, ou un fragile oiseau entendu et vu
In the incredible clear light love cast
Dans une incroyable lumière claire que l’amour habille
All round about her some forlorn lost day?
Tout autour de lui, en une journée perdue à jamais ?
That face, though fine enough, is a fool’s face
Ce beau visage n’est qu’un visage de folie
And there’s a folly in the deathless Sidhe
Et il y a plus de folie dans les immortels Sidhes
Beyond man’s reach.
Que ne peuvent en concevoir les hommes.

Woman of the Sidhe
La Femme des Sidhes
I told you to forget
Je t’ai dit d’oublier
After my fashion ; you would have none of it ;
A ma façon ; tu n’en as pas tenu compte ;
So now you may forget in a man’s fashion.
Alors maintenant, à la manière des hommes.
There’s an unbridled horse at the sea’s edge.
Il y a un cheval emballé au bord de la mer.
Mount — it will carry you in an eye’s wink
Monte-le,  – il te portera en un clin d’œil
To where the King of Country-Under-wave,
À l’endroit où réside le Roi du Pays-Sous-Les- Ondes,
Old Mananan, nods above the board and moves
Le vieux Mananan, hochant la tête au-dessus de l’échiquier où il déplace
His chessmen in a dream. Demand your life,
Ses pions en rêve. Demande-lui ta vie,
And come again on the unbridled horse.
Et reviens sur le cheval débridé.

Ghost of Cuchulian
Le Fantôme de Cûchulainn
Forgive me those rough words.
Pardonne-moi ces durs mots.
How could you know
Comment pourrais-tu savoir
That man is held to those whom he has loved
Que l’homme tient à ceux qu’il a aimés
By pain they gave, or pain that he has given —
Par la peine qu’ils ont donnée, ou la peine qu’il a donnée –
Intricacies of pain.
Une imbrication de peines.

Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

*******

WILLIAM BUTTLER YEATS
THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(V)

*********

LA POESIE DE YEATS

YEATS : THE ONLY JEALOUSY OF EMER L’UNIQUE RIVALE D’EMER (IV)

*








*

LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

IMG_4840




WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(IV)

L’Unique Rivale d’Emer
(IV)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

*

Emer
You people of the wind
Vous, peuples du vent,
Are full of lying speech and mockery.
Êtes plein de discours mensongers et de moqueries.
 I have not fled your face.
Je n’ai pas fui devant ton visage.

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
You are not loved.
Il ne t’aime pas.

Emer
And therefore have no dread to meet your eyes
Je n’ai pas à craindre ainsi ses yeux
And to demand him of you.
Et te le demander.

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
For that I have come.
C’est pour cela que je suis venu.
You have but to pay the price and he is free.
Tu n’as qu’à payer le prix et il sera alors libre.

Emer
Do the Sidhe bargain?
Est-ce que les Sidhes négocient de la sorte ?

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
When they set free a captive
Quand ils libèrent un captif
They take in ransom a less valued thing.
Ils exigent en rançon une chose ayant moins de valeur.
The fisher, when some knowledgeable man
Le pêcheur, quand celui-ci, par exemple,
  Restores to him his wife, or son, or daughter,
Retrouve sa femme, son fils ou sa fille,
Knows he must lose a boat or net, or it may be
Sait qu’il perdra un bateau ou un filet, ou peut être
The cow that gives his children milk ; and some
La vache qui donne à ses enfants du lait ; et certains
Have offered their own lives. I do not ask
Donnent jusqu’à leur propre vie. Je ne te demande ni
Your life, or any valuable thing.
Ta vie ni quelque autre chose précieuse.
  You spoke but now of the mere chance that some day
Tu as parlé qu’un jour tu espérais
You’d sit together by the hearth again :
Pouvoir être réunis ensemble sous le même foyer :
Renounce that chance, that miserable hour,
Renonce à ce souhait,
  And he shall live again.
Et il revivra.

 

*




*

Emer
I do not question
Je ne pose pas de questions
But you have brought ill luck on all he loves ;
Mais tu as apporté de la malédiction à tout ce qu’il aime ;
And now, because I am thrown beyond your power
Et maintenant, comme je suis au-delà de ton pouvoir,
Unless your words are lies, you come to bargain.
À moins que tes mots ne soient que des mensonges, tu cherches à négocier.

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
You loved your power when but newly married,
Tu aimais ton pouvoir quand tu étais jeune mariée,
 And I love mine although I am old and withered.
Et j’aime le mien, même si je suis vieux et flétri.
You have but to put yourself into that power
Tu n’as qu’a t’en remettre à ce pouvoir,
And he shall live again.
Et il revivra.

Enter
No, never, never!
Non, jamais, jamais !

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
You dare not be accursed, yet he has dared.
Tu as peur d’être maudite, mais lui a osé.

Enter
I have but two joyous thoughts, two things I prize —
Je n’ai que deux pensées joyeuses, deux choses importantes,
A hope, a memory; and now you claim that hope.
Un espoir, un souvenir ; Et maintenant, tu réclames cet espoir.

 

 

*








*

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
He’ll never sit beside you at the hearth
Il ne sera jamais assis à côté de toi dans ton foyer
Or make old bones, but die of wounds and toil
Ni ne reposera ses vieux os, mais il mourra de blessures et de fatigue
On some far shore or mountain, a strange woman
Sur une lointaine rive ou sur une montagne, une femme étrangère
Beside his mattress.
A côté de lui.

Emer
You ask for my one hope
Tu me demandes mon seul espoir
That you may bring your curse on all about him.
Et que tu apportes ta malédiction tout autour de lui.

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
You’ve watched his loves and you  have not been jealous
Tu as été témoin de ses amours sans être jalouse
 Knowing that he would tire, but do those tire
Sachant qu’il se fatiguerait, mais qui se fatigue
That love the Sidhe?
De l’amour des Sidhes ?

Emer
What dancer of the Sidhe,
Quelle danseuse des Sidhes,
What creature of the reeling moon has pursued him ?
Quelle créature de la lune l’a poursuivi ?

Figure of Cuchulain
I have but to touch your eyes and give them sight;
Je n’ai qu’à toucher tes yeux et leur donner la vue ;
 But stand at my left side.
Mais reste sur mon côté gauche.

He touches her eyes with his left hand, the right being
withered.
Il touche ses yeux avec sa main gauche, le droit étant
flétri.

Emer
My husband there.
Mon mari là-bas !

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
But out of reach — I have dissolved the dark.
Mais hors de portée – j’ai dissous l’obscurité.
That hid him from your eyes, but not that other
Qui le cachait à tes yeux, mais pas celle
That’s hidden you from his.
Qui te cache à lui.

 

*




*

Emer
Husband, husband!
Mon mari, mon mari !

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
Be silent, he is but a phantom now,
Silence ! Ce n’est plus qu’un fantôme maintenant,
 
And he can neither touch, nor hear, nor see.
Qui ne peut ni toucher, ni entendre, ni voir.
The longing and the cries have drawn him hither.
Le désir et les cris l’ont attiré ici.
He heard no sound, heard no articulate sound ;
Il n’entend aucun son ni parole ;
They could but banish rest, and make him dream,
Tu n’as pu que le bannir de son repos et le faire rêver,
 And in that dream, as do all dreaming shades
Et dans ce rêve, comme toutes les esquisses de rêves
Before they are accustomed to their freedom,
Gênées par leur liberté,
 He has taken his familiar form, and yet
Il a pris sa forme familière, et pourtant
He crouches there not knowing where he is
Il s’accroche là-bas sans savoir où il est
Or at whose side he is crouched.
Ni à côté de qui il est agenouillé.

A Woman of the Sidhe has entered, and stands a little
inside the door
Une femme des Sidhes est entrée, et se tient tout à côté de la porte

 

*




*

Emer
Who is this woman?
Qui est cette femme ?

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
She has hurried from the Country-Under-Wave,
Elle est arrivée précipitamment du Royaume des Grands Fonds,
And dreamed herself into that shape that he
Et s’est appropriée cette forme pour
May glitter in her basket ; for the Sidhe
Pouvoir étinceler dans son panier ; les Sidhes
Are fishers also and they fish for men
Sont des pêcheurs aussi et elles pêchent des hommes
With dreams upon the hook.
Avec des rêves sur son crochet.

Emer
And so that woman
Et  cette femme donc
Has hid herself in this disguise and made
Se cache sous un déguisement
Herself into a lie.
Elle est dans le mensonge.

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
A dream is body;
Le rêve prend vie ;
The dead move ever towards a dreamless youth
Les morts se meuvent vers une jeunesse sans rêve
And when they dream no more return no more ;
Et quand ils ne rêvent plus, il n’y a plus de retour possible ;
And those more holy shades that never lived
Tout comme ces saintes ombres qui n’ont jamais vécues
But visit you in dreams.
Mais qui vous rendent visite dans vos rêves.

Emer
I know her sort.
Je connais ces femmes.
They find our men asleep, weary with war,
Elles trouvent nos hommes endormis, fatigués par la guerre,
Or weary with the chase, and kiss their lips
Ou fatigués par la chasse, et embrassent leurs lèvres
And drop their hair upon them. From that hour
Et déposent leurs cheveux sur eux. À partir de cette heure
Our men, who yet knew nothing of it all,
Nos hommes, qui ne savaient rien de ces sentiments,
Are lonely, and when at fall of night we press
Se sentent solitaires, et quand, à l’automne, nous pressons
Their hearts upon our hearts their hearts are cold.
Leurs cœurs sur nos cœurs, leur cœur est devenu froid.

She draws a knife from her girdle.
Elle tire un couteau de sa ceinture.

*




Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

*******

WILLIAM BUTTLER YEATS
THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(IV)

*********

LA POESIE DE YEATS

WILLIAM BUTTLER YEATS : THE ONLY JEALOUSY OF EMER L’UNIQUE RIVALE D’EMER (III)

*








*

LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(III)

L’Unique Rivale d’Emer
(III)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

*

 Eithne Inguba
Can you not hear my voice?
Ne peux-tu donc pas entendre sa voix ?

Emer
Bend over him.
Penche-toi sur lui.
Call out dear secrets till you have touched his heart
Rappelle-lui les secrets tendre à son cœur
If he lies there; and if he is not there
Si c’est lui qui est face à nous ; et si ce n’est pas lui
Till you have made him jealous.
Que ça le rende jaloux.

Eithne Inguba
Cuchulain, listen.
Ecoute, Cûchulainn

*




*

Emer
You speak too timidly; to be afraid
Tu parles bien trop timidement ; avoir peur
 
Because his wife is but three paces off,
Parce que sa femme est à trois pas,
 When there is so great a need, were but to prove
Quand il faut agir, prouverait
The man that chose you made but a poor choice.
A l’homme qui t’a choisie qu’il a fait le mauvais choix.
We’re but two women struggling with the sea.
Nous ne sommes que deux femmes qui luttont contre la mer.

Eithne lnguba
O my beloved, pardon me, that I
O mon bien-aimé, pardonne-moi,
Have been ashamed and you in so great need.
Pardonne ma honte, toi qui a tant besoin d’aide.
I have never sent a message or called out,
Je n’ai jamais envoyé de message ni jamais appelé,
Scarce had a longing for your company,
Ni souhaité ta compagnie,
But you have known and come. And if indeed
Mais tu l’as su et tu es venu. Et si en effet
  You are lying there stretch out your arms and speak;
Tu te trouves là-bas, tends tes bras et parle ;
Open your mouth and speak, for to this hour
Ouvre ta bouche et parle, jusqu’à cette heure
My company has made you talkative.
Ma compagnie te rendait bavard.
Why do you mope, and what has closed your ears ?
Pourquoi ce mutisme, et pourquoi es-tu sourd ?
Our passion had not chilled when we were parted
Notre passion ne s’est pas refroidie quand nous nous sommes séparés
On the pale shore under the breaking dawn.
Sur la pâle rive sous l’aube brisée.
He will not hear me: or his ears are closed
Ses oreilles peut-être n’entendent pas
And no sound reaches him.
Aucun son ne pouvant l’atteindre.

 

*








*

Emer
Then kiss that image:
Ensuite, embrasse cette image :
The pressure of your mouth upon his mouth
La pression de ta bouche sur sa bouche
May reach him where he is.
Peut l’atteindre là où il se trouve.

Eithne lnguba
starting back
Reculant
It is no man.
Ce n’est pas un homme !
I felt some evil thing that dried my heart
De mauvaises choses ont effrayé mon cœur
When my lips touched it.
Au contact de mes lèvres

 Emer
No, his body stirs;
Non, son corps bouge !
The pressure of your mouth has called him home;
La pression de tes lèvres l’on fait revenir ;
He has thrown the changeling out.
Il a repoussé l’imposteur !

Eithne lnguba
 going further off
Reculant encore
Look at that arm —
Regardez ce bras !
That arm is withered to the very socket.
Ce bras est totalement flétri !

*




*

Emer
going up to the bed
Il s’approche du lit
What do you come for, and from where?
Pourquoi viens-tu ici et d’où viens-tu ?

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
I have come
Je viens
From Mananan’s court upon a bridleless horse.
De la cour de Mananan sur un cheval sans brides

Emer
What one among the Sidhe has dared to lie
Quel Sidhe a osé se coucher
Upon Cuchulain’s bed and take his image?
Sur le lit de Cûchulainn et prendre son image ?

*




*

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
I am named Bricriu — not the man — that Bricriu,
Je m’appelle Bricriu – pas l’homme, mais Bricriu,
Maker of discord among gods and men,
Créateur de discorde chez les dieux et chez les hommes,
 Called Bricriu of the Sidhe.
Que l’on appelle Bricriu des Sidhes.

Emer
Come for what purpose?
Pourquoi êtes-vous ici ?

Figure of Cuchulain
La forme de Cûchulainn
 [sitting up and showing its distorted
 Se redressant et montrant la déformation
face, while Eithne Inguba goes out] :

de son visage, alors que Eithne Inguba sort
I show my face and everything he loves
Je montre mon visage et que tout ce qu’il aime
Must fly away.
Parte.




Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

*******

WILLIAM BUTTLER YEATS
THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(III)

*********

LA POESIE DE YEATS

THE ONLY JEALOUSY OF EMER THEÂTRE DE YEATS L’UNIQUE RIVALE D’EMER (II)

*








*

LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(II)

L’Unique Rivale d’Emer
(II)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

EMER
speaking
parlant
Come hither, come sit down beside the bed
Viens ici, viens t’asseoir à côté du lit
You need not be afraid, for I myself
Tu n’as pas à avoir peur, c’est moi
Sent for you, Eithne Inguba.
Qui t’ai envoyé chercher, Eithne Inguba.

Eithne Inguba
No, Madam,
Non, Madame,
I have too deeply wronged you to sit there.
Je vous ai trop injustement blessée pour m’asseoir là-bas.

Emer
Of all the people in the world we two,
De toutes les personnes au monde, nous deux,
And we alone, may watch together here,
Nous deux seulement, pouvons rester ensemble ici,
Because we have loved him best.
Car nous l’avons aimé vraiment.

Eithne Inguba
And is he dead?
Est-il mort ?

Emer
Although they have dressed him out in his grave-
clothes
Bien qu’ils l’aient habillé de cette tenue funeste
And stretched his limbs, Cuchulain is not dead.
Que ses membres soient étendus là, Cûchulainn n’est pas mort.
The very heavens when that day’s at hand,
Les cieux à la proximité de ce jour,
So that his death may not lack ceremony,
Pour que sa mort ne manque pas de cérémonial,
Will throw out fires, and the earth grow red with blood.
Tireront les feux, et la terre deviendra rouge sang.
There shall not be a scullion but foreknows it
Il ne doit y avoir personne qui ignore
Like the world’s end.
Qu’il s’agit de la fin du monde.

Eithne Inguba
How did he come to this?
Comment en est-il arrivé là ?

*****

ENTER Musicians, with musical instruments. 
Les musiciens entrent avec des instruments de musique.
The First Musician pauses at the centre and stands with a
cloth between his hands.
Le premier musicien fait une pause au centre et se tient debout avec un drap entre ses mains.
The stage can be against the wall of any room.
La scène peut se jouer contre le mur de n’importe quelle pièce.




Emer
Towards noon in the assembly of the kings
Vers midi, à l’assemblée des rois
He met with one who seemed a while most dear.
Il a rencontré quelqu’un qui semblait sincère.
The kings stood round; some quarrel was blown up;
Les rois se tenaient debout ; Une querelle explosa ;
He drove him out and killed him on the shore
Il l’a chassé et l’a tué sur le rivage
 At Baile’s tree. And he who was so killed
À l’arbre de Baile. Et celui qu’il a tué
 Was his own son begot on some wild woman
N’était autre que son propre fils engendré avec une sauvageonne
 When he was young, or so I have heard it said.
Quand il était jeune, ai-je entendu dire.
 And thereupon, knowing what man he had killed,
Et alors, sachant quel homme il avait tué,
 And being mad with sorrow, he ran out;
I a été foudroyé de chagrin et il s’est enfui;
 And after to his middle in the foam,
Et se jetant au milieu de l’écume,
 With shield before him and with sword in hand,
Un bouclier dans une main et son épée dans l’autre,
 He fought the deathless sea. The kings looked on
Il a combattu la mer à mort. Les rois l’ont regardé
 And not a king dared stretch an arm, or even
Et pas un n’a bougé, ni même
Dared call his name, but all stood wondering
Prononcé son nom, mais tous se tenaient debout
 In that dumb stupor like cattle in a gale;
Dans cette stupide stupeur comme du bétail dans le vent ;
 Until at last, as though he had fixed his eyes
Jusqu’à la fin, comme s’il avait fixé de ses yeux
 On a new enemy, he waded out
Un nouvel ennemi, il pénètre plus encore
 Until the water had swept over him.
Dans les eaux qui le submergent.
But the waves washed his senseless image up
Puis les vagues effacèrent la folie de son visage
 And laid it at this door.
Et le déposèrent devant cette porte.

Eithne Inguba
How pale he looks!
Comme il est pâle !

Emer
He is not dead.
Il n’est pas mort.

Eithne Inguba
You have not kissed his lips
Vous n’avez pas embrassé ses lèvres
Nor laid his head upon your breast.
Ni reposé sa tête sur votre poitrine.








Emer
It may be
Il s’agit peut-être
An image has been put into his place,
D’un masque plaqué sur sa face,
A sea-born log bewitched into his likeness,
Une épave de la mer ayant subtilisé son image,
Or some stark horseman grown too old to ride
Ou un cavalier aguerri devenu trop vieux pour chevaucher
Among the troops of Mananan, Son of the Sea,
Parmi les troupes de Mananan, le Fils de la Mer,
Now that his joints are stiff.
Maintenant que ses articulations sont devenues rigides.

Eithne Inguba
Cry out his name.
Criez son nom !
All that are taken from our sight, they say,
Tout ceux qui sont loin de nous, dit-on,
Loiter amid the scenery of their lives
Ceux qui partent ainsi au milieu de leur vie,
For certain hours or days ; and should he hear
Reviennent certaines heures ou certains jours ; Et s’il nous entendait
He might, being angry, drive the changeling out.
Peut-être pourrait-il, en se mettant en colère, faire déguerpir l’intrus.

Emer
It is hard to make them hear amid their darkness,
Il est difficile de se faire entendre d’eux au milieu de leur obscurité,
And it is long since I could call him home;
Et il y a si longtemps que je ne peux plus les appeler ;
I am but his wife, but if you cry aloud
Je ne suis que sa femme, mais si toi, tu pleures
With that sweet voice that is so dear to him
Avec cette voix douce qui lui est si chère
He cannot help but listen.
Il ne pourra s’empêcher d’écouter.

Eithne Inguba
He loves me best
Il m’aime plus
Being his newest love, but in the end
Car je suis son plus récent amour, mais à la fin
Will love the woman best who loved him first
Il aimera celle qu’il a aimée en premier
 And loved him through the years when love seemed lost.
Et l’a aimée au cours de ces années où l’amour semblait perdu.




Emer
I have that hope, the hope that some day and somewhere
J’ai cet espoir, l’espoir qu’un jour et quelque part
We’ll sit together at the hearth again.
Nous nous assiérons à nouveau devant la cheminée.

Eithne Inguba
Women like me when the violent hour is over
Les femmes telles que moi quand l’heure de la passion est terminée,
Are flung into some corner like old nut-shells.
Sont jetées dans un coin comme des coquilles vides.
Cuchulain, listen
Cûchulainn, écoute.

Emer
No, not yet — for first
Non, pas encore – d’abord
 
I’ll cover up his face to hide the sea;
Je couvrirai son visage pour lui cacher la mer ;
And throw new logs upon the hearth, and stir
Et je jetterai de nouvelles bûches dans le foyer et attiserai
  The half burnt logs until they break in flame.
Les bûches à demi brûlées jusqu’à ce qu’elles repartent en flammes.
Old Mananan’s unbridled horses come
Les chevaux débridés du vieux Mananan arrivent
Out of the sea, and on their backs his horsemen ;
Sortent de la mer, et sur leur dos, ses cavaliers ;
But all the enchantments of the dreaming foam
Mais toutes les enchantements de l’écume s’évanouissent
Dread the hearth fire.
Au milieu du foyer.




[She pulls the curtains of the bed so as to hide the sick
man’s face, that the actor may change his mask unseen.
[Elle tire les rideaux du lit afin de cacher le visage de l’homme, ce qui permet à l’acteur de changer son masque sans être vu.
She goes to one side of platform and moves her hand as though
putting logs on a fire and stirring it into a blaze.
Elle va vers un côté de la scène et ensuite mime en mettant des bûches sur un feu et puis l’attise.
While she makes these movements the Musicians play, marking the movements with drum and flute perhaps.
Tandis qu’elle fait de ces mouvements, les musiciens jouent, marquant ses mouvements avec un tambour et de une flûte éventuellement.
Having finished, she stands beside the imaginary fire at a distance from Cuchulain and Eithne Inguba.]
Après avoir terminé sa gestuelle, elle se tient tout à côté du feu imaginaire à distance de Cûchulainn et de Eithne Inguba.]
Call on Cuchulain now.
Appelle donc Cûchulainn maintenant.




Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

*******

THE ONLY JEALOUSY OF EMER (II)

*********

LA POESIE DE YEATS

THE ONLY JEALOUSY OF EMER THEÂTRE DE YEATS L’UNIQUE RIVALE D’EMER (I)

*

LE THEÂTRE DE
WILLIAM BUTTLER YEATS

Plays for Dancers
Pièces pour Danseurs


Traduction Jacky Lavauzelle

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WILLIAM BUTTLER YEATS
(1865–1939)

THE ONLY JEALOUSY OF EMER
(I)

L’Unique Rivale d’Emer
(I)

*****

THE ONLY JEALOUSY OF EMER

ENTER Musicians, with musical instruments. 
Les musiciens entrent avec des instruments de musique.
The First Musician pauses at the centre and stands with a
cloth between his hands.
Le premier musicien fait une pause au centre et se tient debout avec un drap entre ses mains.
The stage can be against the wall of any room.
La scène peut se jouer contre le mur de n’importe quelle pièce.




***

Fir’t Musician
Le Premier musicien
during the unfolding and folding of the cloth
Pendant que les musiciens plient et déplient le drap

A woman’s beauty is like a white
La beauté d’une femme est comme
Frail bird, like a white sea-bird alone
Un frêle oiseau blanc, comme un solitaire oiseau blanc des mers
At daybreak after stormy night
Au lever du jour après une nuit orageuse
Between two furrows upon the ploughed land:
Entre les deux sillons d’une terre labourée :
A sudden storm and it was thrown
Une tempête soudaine et il se trouve projeté
Between dark furrows upon the ploughed land.
Entre les sillons sombres des terres labourées.
How many centuries spent
Combien de siècles passés
The sedentary soul
L’âme sédentaire
In toils of measurement
S’acharne à mesurer
Beyond eagle or mole,
Au-delà de l’aigle ou de la taupe,
Beyond hearing or seeing,
Au-delà des sons, des visions,
Or Archimedes guess,
Ou l’adepte d’Archimède,
To raise into being
Fait ressortir
That loveliness?
Cette beauté ?








A strange unserviceable thing,
Etrange chose, inutile,
A fragile, exquisite, pale shell,
Coquille fragile, exquise et pâle,
That the vast troubled waters bring
Que les vastes eaux troublées roulent
To the loud sands before day has broken.
La broyant bruyamment sur le sable avant le jour.
The storm arose and suddenly fell
L’orage est apparu et soudainement s’est évanoui
Amid the dark before day had broken.
Au milieu de l’obscurité avant le jour.
What death? what discipline?
Quelle mort ? Quelle discipline ?
What bonds no man could unbind
Quels liens aucun homme ne peut délier
Being imagined within
S’imaginant à l’intérieur
The labyrinth of the mind?
Du labyrinthe de l’esprit ?
What pursuing or fleeing?
Qu’est-ce qui poursuit, qu’est-ce qui fuit ?
What wounds, what bloody press?
Quelles plaies, quelle fièvre sanglante?
Dragged into being
Pour extraire
This loveliness.
Cette beauté.








*

When the cloth is folded again the Musicians take their place against the wall.
Lorsque le tissu est replié, les musiciens prennent place contre le mur.
The folding of the cloth shows on  one side of the stage the curtained bed or litter on  which lies a man in his grave-clothes.
Le pliage du tissu laisse apparaître sur un côté de la scène un lit ou une litière sur lequel se trouve un homme dans ses vêtements funéraires.
He wears an heroic  mask.
Il porte un masque héroïque.
Another man in the same clothes and mask crouches near the front.
Un autre homme avec les mêmes vêtements et le même masque s’accroupit devant la scène.
Emer is sitting beside the bed.
Emer est assis à côté du lit.

*




Fir’t Musician
Le Premier musicien
speaking
parlant

I call before the eyes a roof
Voyez devant vos yeux un toit
With cross-beams darkened by smoke.
Avec des poutres assombries par la fumée.
A fisher’s net hangs from a beam,
Un filet de pêcheur est pendu là,
A long oar lies against the wall.
Une longue rame est posée contre le mur.
I call up a poor fisher’s house.
Voyez une pauvre maison de pêcheurs.
A man lies dead or swooning —
Un homme est mort ou évanoui –
That amorous man,
Cet homme amoureux,
That amorous, violent man, renowned Cuchulain —
Cet homme amoureux et violent, nommé Cûchulainn-
Queen Emer at his side.
La reine Emer à son côté.
At her own bidding all the rest have gone.
Il a souhaité que tous sortent.
But now one comes on hesitating feet,
Mais on arrive maintenant sur des pieds hésitants,
Young Eithne Inguba, Cuchulain’s mistress.
Il s’agit de la jeune Eithne Inguba, maîtresse de Cûchulainn.
She stands a moment in the open door.
Elle se tient un moment devant la porte ouverte.
Beyond the open door the bitter sea,
Au-delà de la porte ouverte, la mer amère,
The shining, bitter sea is crying out,
La mer brillante et amère qui hurle,




singing
chantant

White shell, white wing,
Coquille blanche, aile blanche,
I will not choose for my friend
Je ne choisirai pas pour ami
A frail unserviceable thing
Une frêle chose inutile
That drifts and dreams, and but knows
Qui dérive et qui rêve, mais sait
That waters are without end
Que les eaux sont sans fin
And that wind blows.
Et que souffle le vent.




Poetry of Yeats La Poésie de Yeats William_Butler_Yeats_by_John_Singer_Sargent_1908

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THE ONLY JEALOUSY OF EMER (I)

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LA POESIE DE YEATS

Poetry of Yeats – La Poésie de Yeats

LA POESIE POLONAISE Francuskie tłumaczenie tekstów polskich

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Traduction POLONAIS
Poésie Polonaise
Jacky Lavauzelle

ARTGITATO
Francuskie tłumaczenie tekstów polskich
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Traductions Artgitato Français Portugais Latin Tchèque Allemand Espagnol

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POESIE POLONAISE

Francuskie tłumaczenie tekstów polskich

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Krzysztof Kamil Baczyński

Biała magia
Magie Blanche
1942

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Władysław Bełza

Katechizm polskiego dziecka
Le Catéchisme de l’Enfant Polonais
1912

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Mieczysław Karłowicz

Skad Pierwsze gwiazdy
Les Premières Etoiles

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Kniaznin Franciszek
F.D. Kniaznin

Do miłości – Aimer

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Jan KOCHANOWSKI

Ku Musom
Aux Muses

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Tren VIII
Huitième Lamentation

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Adam MICKIEWICZ

Do Matki Polki
(1830)
A LA MERE POLONAISE

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Julian NIEMCEWICZ

Hedwiga, Krolowa Polska
Hedwige de Kalisz, Reine de Pologne

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Cyprian Kamil Norwid

Fortepian Szopena
Le Piano de Chopin
1865

Traduction Jacky Lavauzelle

ODE AUX CONTEMPORAINS
DO SPÓŁCZESNYCH (ODA)
1867

Traduction Jacky Lavauzelle

CIEL ET TERRE
NIEBO I ZIEMIA

Traduction Jacky Lavauzelle Cyprian Norwid

LE PASSE 
Przeszłość

Traduction Jacky Lavauzelle

CENDRES ET DIAMANTS
Popiół i Diament

Photo et Traduction Jacky Lavauzelle Poème de Norwid

TENDRESSE 
Czułość

Photo et Traduction Jacky Lavauzelle

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Wacław POTOCKI

Opak
Dissonance

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CZESŁAW ŚPIEWA

Une machine à devenir fou
Maszynka Do Swierkania

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Maciej Kazimierz Sarbiewski

Tęsknota do ojczyzny błękitnej
Nostalgie de ma Céleste Patrie

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Francuskie tłumaczenie tekstów polskich
Poésie Polonaise

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La Pologne est la Niobé des nations

« Il est un peuple, de nos jours, qui trouve dans l’alliance du patriotisme et de la religion le principe et comme la garantie de son existence. La compression étrangère n’a fait que l’affermir dans ce double culte. Sous cette douloureuse, mais féconde influence, s’est développée toute une poésie énergique et neuve, empreinte d’un mysticisme étrange, et qui puise ses inspirations dans ce qu’il y a de plus sacré, de plus vivace au cœur de l’homme. Ce peuple, c’est le peuple polonais. Depuis bien des années déjà, il travaille à la réédification de sa nationalité. Son courage est infatigable. S’il s’affaisse un moment sous le nombre, c’est pour se relever bientôt plus ardent à la lutte. Prêtres et vieillards, guerriers et poètes, tous marchent ici dans une même pensée, tous combattent et meurent sous un même drapeau. Héroïque infortune ! persévérance plus héroïque encore ! La Pologne est la Niobé des nations, mais c’est une Niobé qui ne connaît pas le désespoir. Ses victoires, ses crises intestines, ses déceptions sanglantes, rien n’a encore pu entamer sa robuste foi dans l’avenir. Du milieu des ruines qui l’entourent se dresse indestructible sa confiance en ses destinées, et sa littérature contemporaine, littérature active et militante, bulletin magnifique de ses défaites, est l’expression vivante de son martyre et de son espérance.

On ne s’explique bien cette toute-puissance que lorsqu’on se rend compte de l’action qu’a exercée de tout temps la poésie en Pologne. Nous ne nous arrêterons pas à cette poésie primitive de contes et de légendes, à cette littérature que Michiewicz a appelée fossile ou latente, « parce qu’elle est déposée tout entière dans l’ame du peuple et n’apparaît que rarement à la surface de la publicité. » Nous ne ferons que mentionner en passant le chant de Boga Rodzica, Dziwica (Vierge, mère de Dieu). Ce chant, que les soldats entonnaient avant les batailles et qui témoigne de l’alliance qui existait dès-lors entre l’esprit religieux et l’esprit militaire, est regardé comme le plus ancien monument de la langue polonaise. La véritable littérature pour la Pologne commence avec la renaissance des lettres en Europe. L’époque jagellonienne (1386-1572), appelée l’âge d’or de la poésie et de la science, voit naître alors de grands écrivains dans les trois frères Kochanowski, dont Jean porte à juste titre le nom de prince des poètes. Les deux autres, Nicolas et Pierre, ont laissé, le premier des poésies légères, le second la plus parfaite traduction qu’on ait en langue polonaise des poèmes de l’Arioste et du Tasse. Cette époque donne également naissance à Gornicki, l’historien publiciste, à Rey, le Montaigne de la Pologne, à Szymonowicz, et à quelques autres écrivains qui se distinguent surtout par l’élégance de la diction. Dès-lors, la langue se fixe dans toutes ses parties. Néanmoins c’est sous la dynastie élective des Waza (1587-1669) que la littérature polonaise devait rencontrer son plus glorieux représentant. Pierre Skarga, tribun religieux, sermonnaire politique, nous offre l’idéal du prêtre et du patriote. Ses ouvrages respirent une véhémente éloquence. Venu dans l’épanouissement d’un siècle de prospérité, il ne se laissa point éblouir ; son génie, au milieu des splendeurs du présent, prévoyait les malheurs qui, deux cents ans plus tard, devaient fondre sur la Pologne. Il sentait que la société était minée dans ses fondemens, et qu’elle perdait l’avenir en perdant les anciennes vertus. L’égoïsme et l’orgueil, en effet, avaient remplacé le dévouement et le sacrifice ; l’enthousiasme, cette ame de la nation, allait s’éteignant dans les coeurs. A ce spectacle, saisi de colère, de douleur, et comme pénétré de l’esprit de prophétie, Skarga se lève et annonce les désastres futurs ; il se lamente et maudit ; il exalte le patriotisme ; il rappelle le passé ; il parle de la patrie, non de cette patrie dont l’amour ne consiste que dans l’attachement au sol natal, mais de la patrie selon les idées slaves, de cette société idéale et fraternelle dont la divine pensée a été déposée dans le sein d’un peuple pour être un jour par lui fécondée et réalisée… »

Revue des Deux Mondes
Tome 15, 1846
A. L.
De la poésie polonaise