Vous avez écrit trois lettres à M. de Voltaire, signées Ladouz, à l’hôtel des Asturies, rue du Sépulcre. Vous lui dites dans ces trois lettres que vous avez été le secrétaire du célèbre M. Lefranc de Pompignan ; que vous n’avez plus le bonheur d’être chez lui, et qu’il vous a renvoyé parce qu’il vous soupçonnait d’avoir fourni à M. de Voltaire des mémoires contre lui.
Vous demandiez à M. de Voltaire une attestation qui détruisît cette calomnie. Il vous répondit qu’il ne vous connaissait pas, que vous ne le connaissiez pas, et qu’on ne lui avait jamais envoyé d’autres mémoires contre M. Lefranc de Pompignan que ses propres ouvrages. Il me charge, étant vieux, malade, et presque aveugle, de vous répéter la même chose de sa part.
Voici tout ce qu’il connaît de M. Lefranc de Pompignan : 1° D’assez mauvais vers ; 2° Son Discours à l’Académie dans lequel il insulte tous les gens de lettres ; 3° Un Mémoire au roi, dans lequel il dit à Sa Majesté qu’il a une belle bibliothèque à Pompignan-lez-Montauban ; 4° La description d’une belle fête qu’il donna dans Pompignan, de la procession dans laquelle il marchait derrière un jeune jésuite, accompagné des bourdons du pays, et d’un grand repas de vingt-six couverts, dont il a été parlé dans toute la province ; 5° Un beau sermon de sa composition, dans lequel il dit qu’il est avec les étoiles dans le firmament, tandis que les prédicateurs de Paris et tous les gens de lettres sont à ses pieds dans la fange.
Mon maître a appris aussi que M. Lefranc de Pompignan (quoi qu’il soit noyé) se comparait à Moïse, et que monsieur son frère l’évêque était Aaron ; il leur en fait ses compliments.
Il a entendu parler aussi d’une pastorale de monsieur l’évêque, adressée aux habitants du Puy en Velay, par Monseigneur : Cortiat, secrétaire. On lui a mandé que dans cette pastorale il est question d’Aristophane, de Diagoras, du Dictionnaire encyclopédique, de Fontenelle, de Lamotte, de Perrault, de Terrasson, de Boindin, du chancelier Bacon, de Descartes, de Malebranche, de Locke, de Newton, de Leibnitz, de Montesquieu, etc.
Nous félicitons messieurs du Puy en Velay d’avoir lu les ouvrages de tous ces messieurs : tel pasteur, telles brebis. Mais mon maître n’entre dans aucune de ces querelles scientifiques ; il cultive la terre avec bien de la peine, et laisse les grands hommes éclairer leur siècle.
Vous lui mandez que monsieur l’évêque d’Alais veut vous prendre pour secrétaire, en cas que vous ayez une attestation en bonne forme que vous n’avez point trahi les secrets de M. Lefranc de Pompignan : il vous envoie cette attestation, et il se flatte que quand vous serez à monsieur d’Alais vous ne ressemblerez pas à M. Cortiat, secrétaire.
P. S. Je vous demande pardon, monsieur ; j’oubliais, dans les ouvrages de M. Lefranc de Pompignan, la Prière du déiste, qu’il a traduite de l’anglais.
Voltaire LETTRE Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1879, tome 25 (p. 137-139).
RELATION DU VOYAGE DE M. LE MARQUIS LEFRANC DE POMPIGNAN DEPUIS POMPIGNAN JUSQU’À FONTAINEBLEAU ADRESSÉE AU PROCUREUR FISCAL DU VILLAGE DE POMPIGNAN
Vous fûtes témoin de ma gloire, mon cher ami ; vous étiez à côté de moi dans cette superbe procession, lorsque j’étais derrière un jeune jésuite. Tous les bourdons du pays se faisaient entendre, tous les paysans étaient mes gardes. Vous entendîtes ce sermon, dans lequel il est dit que j’ai la jeunesse de l’aigle, et que je suis assis près des astres, tandis que l’envie gémit sous mes pieds. Vous savez combien ce sermon me coûta de soins ; je le refis jusqu’à trois fois, à l’aide de celui qui le prononça : car on ne parvient à la postérité qu’en corrigeant ses ouvrages dans le temps présent. Vous assistâtes à ce splendide repas de vingt-six couverts, dont il sera parlé à jamais. Vous savez que je me dérobai quelques jours après aux acclamations de la province ; je pris la poste pour la cour ; ma réputation me précédait partout. Je trouvai à Cahors mon portrait en taille-douce dans le cabaret : il y avait au bas cinq petits vers qui faisaient une belle allusion aux astres, auprès desquels je suis assis : Lefranc plane sur l’horizon : Le ciel en rit, l’enfer en pleure. L’Empyrée était le beau nom Que lui donna l’ami Piron ; Et c’est à présent sa demeure. Dès que j’arrivai à Limoges, je rencontrai le petit-fils de M. de Pourceaugnac ; il était instruit de ma fête ; il me dit qu’elle ressemblait parfaitement au repas bien troussé que M. son grand-père avait donné. Nous nous séparâmes à regret l’un de l’autre. Quand j’arrivai à Orléans, je trouvai que la plupart des chanoines savaient déjà par cœur les endroits les plus remarquables de mon discours. Je me hâtai d’arriver à Fontainebleau, et j’allai le lendemain au lever du roi, accompagné de M. Fréron, que j’avais mandé exprès. Dès que le roi nous vit, il nous adressa gracieusement la parole à l’un et à l’autre. « Monsieur le marquis, me dit Sa Majesté, je sais que vous avez à Pompignan autant de réputation qu’en avait à Cahors votre grand-père le professeur. N’auriez-vous point sur vous ce beau sermon de votre façon qui a fait tant de bruit ? » J’en présentai alors des exemplaires au roi, à la reine, à M. le dauphin. Le roi se fit lire à haute voix, par son lecteur ordinaire, les endroits les plus remarquables. On voyait la joie répandue sur tous les visages ; tout le monde me regardait en rétrécissant les yeux, en retirant doucement vers les joues les deux coins de la bouche, et en mettant les mains sur les côtés, ce qui est le signe pathologique de la joie. « En vérité, dit M. le dauphin, nous n’avons en France que M. le marquis de Pompignan qui écrive de ce style. Allez-vous souvent à l’Académie ? me dit le roi. — Non, sire, lui répondis-je. — L’Académie va donc chez vous ? » reprit le roi (c’était précisément le même discours que Louis XIV avait tenu à Despréaux). Je répondis que l’Académie n’est composée que de libertins et de gens de mauvais goût, qui rendent rarement justice au mérite. « Et vous, dit le roi à M. Fréron, n’êtes-vous pas de l’Académie ? — Pas encore », répondit M. Fréron. Il eut alors l’honneur de présenter ses feuilles à la famille royale, et je restai à causer avec le roi, « Sire, lui dis-je, vous connaissez ma bibliothèque ? — Oh tant ! dit le roi, vous m’en avez tant parlé dans un de vos beaux mémoires… » Comme nous en étions là, le roi et moi, la reine s’approcha, et me demanda si je n’avais pas fait quelque nouveau psaume judaïque. J’eus l’honneur de lui réciter sur-le-champ le dernier que j’ai composé, dont voici la plus belle strophe : Quand les fiers Israélites, Des rochers de Beth-Phégor, Dans les plaines moabites, S’avancèrent vers Achor ; Galgala, saisi de crainte, Abandonna son enceinte, Fuyant vers Samaraïm ; Et dans leurs rocs se cachèrent Les peuples qui trébuchèrent De Béthel à Séboïm.
Ce ne fut qu’un cri autour de moi, et je fus reconduit avec des acclamations universelles, qui ressemblaient à celles de Nicole dans le Bourgeois gentilhomme.
Le temps et la gloire me pressent ; vous aurez le reste par la première poste.
(Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1879, tome 24 (p. 461-463)).
Ponce-Denis Écouchard-Lebrun, dit Lebrun-Pindare (11 août 1729 – 31 août 1807)
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O Parnasse ! frémis de douleur et d’effroi ! Pleurez, muses ! brisez vos lyres immortelles ; Toi, dont il fatigua les cent voix et les ailes, Dis que Voltaire est mort, pleure et repose-toi.
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La Vie de Lebrun-Pindare
« Le Brun naquit à Paris en 1729. Ses dispositions poétiques se révélèrent de très bonne heure. Le prince de Conti, voyant qu’il s’annonçait avec éclat, voulut se l’attacher, et lui donna le titre de secrétaire de ses commandements, avec deux mille livres d’honoraires ; mais une protection qui lui fut plus utile ce fut celle de Louis Racine, qui ne lui épargna ni les avis ni les encouragements. À vingt-six ans, Le Brun s’était déjà placé au premier rang parmi nos poètes lyriques. L’amour le fit poète élégiaque. Il épousa en 1760, la femme qu’il avait chanté sous le nom de Fanny. C’est dans le premier temps de cette union qu’il conçut l’idée de son poème de la Nature, poème que ses malheurs domestiques lui firent abandonner plus tard. De maladroites attaques de Fréron forcèrent notre poète à s’essayer dans l’épigramme, où il y excella. Une horrible banqueroute mit le comble à la misère de Le Brun, qui trouva dans M. de Vandreuil un protecteur intelligent et dévoué. La révolution ayant éclaté, Le Brun en éprouva les principes et en embrassa les espérances. Lors de la formation de l’Institut, il fut l’un des premiers membres choisis par le directoire. Napoléon récompensa avec magnificence ses travaux et son patriotisme en lui accordant une pension de 6000 livres, dont il ne jouit pas très longtemps : il mourut pendant l’été de 1807. » (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –1870)
LE THÉÂTRE d’EURIPIDE * L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE
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Parution IMPRESSIONS DE THÉÂTRE NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE PARIS SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie 15 Rue de Cluny Paris XVe
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L’ION D’EURIPIDE, et L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE
… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu. Car enfin l’Apollonide n’est point, comme l’Andromaque ou la Phèdre de Racine, une pièce nouvelle sur un sujet ancien : c’est, bien réellement, une « adaptation », comme on dit aujourd’hui, ou, si vous voulez, une traduction libre et abrégée. Pas une scène de l’Apollonide qui ne soit dans l’Ion ; et l’ordre des choses est le même dans les deux ouvrages. Leconte de Lisle n’a procédé que par retranchement… Je le sais ; mais pour en être sûr, je vais relire la tragédie d’Euripide. …Eh bien, Ion m’a fort réjoui. Au surplus, Euripide, est depuis longtemps, entre tous les Grecs anciens, celui que j’aime le mieux. Je consens qu’il soit inférieur, comme dramaturge, à l’auteur d’Œdipe-Roi. Mais qu’il est original et singulier ! C’est un philosophe et un humoriste délicieux. Il met de l’ironie dans le mélodrame, ce qui est bien imprudent, mais ce qui fait un mélange bien savoureux. Il passe du plus brutal réalisme psychologique (ses personnages expriment leurs plus affreux sentiments avec la même ingénuité que les personnages du Théâtre-Libre) au lyrisme le plus somptueux et au pathétique le plus tendre. Il est impie et religieux. Presque dans le même moment, il nie les Dieux et les aime ; il les raille dans les puérilités de leur légende, mais il les adore dans leur beauté et dans l’image épurée qu’il se forme d’eux. Il a, -déjà, – la piété sans la foi. Que n’a-t-il pas ?
Dans Ion, comme dans toutes ses tragédies, Euripide commence par nous faire un petit résumé de sa pièce, dénouement y compris ; car c’est une invention française que d’avoir fait de l’intérêt de curiosité l’essentiel du théâtre. Donc, Mercure nous raconte que Créuse, reine d’Athènes et fille d’Erechthée, a été séduite par Apollon, dont elle a eu un fils. Elle a exposé l’enfant, que le dieu a pris soin d’enlever et de faire secrètement nourrir à Delphes, dans son temple. Après quoi elle a épousé Xuthus, un étranger, d’ailleurs fils de Jupiter. Or, Xuthus vient tout justement consulter l’oracle de Delphes, « dans l’espoir d’obtenir une postérité qui lui manque. » Et Mercure, qui n’a pour nous rien de caché, ajoute : « Quand Xuthus sera entré dans ce temple, Apollon lui donnera son propre fils et dira qu’il est né de ce prince ; l’enfant, rentré ainsi dans le giron maternel, sera reconnu par Créuse, aura une existence assurée ; et la paternité d’Apollon demeurera secrète. » La situation d’Apollon sera donc un peu celle de Monsieur Alphonse dans le ménage du commandant Montaiglin.
Vous entrevoyez pourtant comment on a pris l’habitude de rapprocher plutôt Ion d’Athalie. Ion est, par un côté, un drame national : le dénouement écarte de la royauté athénienne une race étrangère, et restitue l’Attique au sang d’Apollon et d’Erechthée. Et de même qu’Athalie nous ouvre une glorieuse perspective sur la « Jérusalem nouvelle », ainsi l’Athènes de Périclès est à l’horizon de la tragédie d’Euripide.
A cela, vraiment, se bornent les ressemblances. A part sa naissance mystérieuse et ses occupations, Ion n’a rien de commun avec le petit Joas. Ce n’est point un enfant, ni même un adolescent. Les esclaves de Créuse disent quelque part : « Le fils qu’Appolon a donné à Xuthus est un jeune homme dans la force de l’âge. » Aussi bien a-t-il une âme fort différente de celle d’un enfant de chœur. Hormis quelques rares instants d’attendrissement et de colère, Ion est un jeune sacristain narquois, un extraordinaire pince-sans-rire, chargé par Euripide de railler la partie mélodramatique de l’ouvrage et de signaler l’immortalité de la légende populaire qui en est le sujet, et ainsi de faire à la fois la critique des dieux qui mènent l’action, -et la critique de la pièce.
Ecoutez, dès la première scène, sa réplique à Créuse, qui vient de lui conter son histoire en l’attribuant à une amie. (Je me permets de traduire moi-même, car aucune des traductions qu’on a tentées d’Euripide ne me satisfait.) « Voyez-vous, Madame, il y a, dans votre histoire, un détail bien fâcheux pour vous. Comment voulez-vous que le dieu vous réponde sur un fait qu’il veut précisément tenir caché ? Et croyez bien que personne n’osera vous répondre pour lui. Apollon, convaincu d’un crime dans son propre temple, châtierait celui qui s’aviserait de rendre un oracle en son nom. Et, franchement, Apollon n’aurait pas tort. De bonne foi, on ne peut pas demander à un dieu des oracles qui lui sont contraires. Ce serait le comble de la naïveté. Retirez-vous, Madame… »
Et un peu plus loin : » …Qu’ai-je à m’inquiéter de la fille d’Erechthée, puisqu’elle ne m’est rien ? Allons plutôt arroser mes fleurs… C’est égal, abandonner une jeune fille après l’avoir prise de force, puis laisser mourir l’enfant qu’on lui a fait, cela n’est pas très joli pour un dieu. Quand on est tout-puissant, on doit être bon. Les dieux punissent les hommes méchants. Au moins ne devraient-ils pas violer les lois qu’ils nous ont données. Si, par impossible, vous comparaissez devant un tribunal humain, Neptune, Jupiter, roi du Ciel, et toi, Apollon, vous n’auriez pas assez d’argent dans vos temples pour payer la rançon de vos gaietés. »
Cependant la Pythie, consultée par Xuthus, lui a répondu : « Le premier que tu verras, en sortantd’ici, sera ton fils. » Il sort, aperçoit Ion : « Dans mes bras !…Je suis ton père. -Vous voulez rire ? » dit tranquillement le jeune sacristain. Mais Xuthus affirme qu’il est sérieux, et rapporte le mot de la Pythie. « C’est étrange ! dit Ion. – A qui le dîtes-vous ? dit Xuthus.
Vous voyez la situation. C’est un garçon de vingt ans qui retrouve son père, et un père qui lui ouvre les bras tout grands. Vous devinez ce qui serait le dialogue chez M. d’Ennery, -ou simplement chez Sophocle, qui est aussi « un homme de théâtre« . Ici, le « fils naturel » ne bronche pas ; et voici le dialogue étonnant qui s’engage entre son père et lui (je crois traduire très exactement et conformément à l’esprit du poète) :
Ion. Mais alors qui est ma mère ?
Xuthus. ça, je ne sais pas.
Ion. Appolon ne vous l’a pas dit ?
Xuthus. J’étais si content que j’ai oublié de lui demander.
Ion. Je ne suis pourtant pas né sous un chou ?
Xuthus. C’est probable.
Ion. N’avez-vous jamais eu de maîtresse ?
Xuthus. Mon Dieu…quand j’étais jeune…
Ion. Avant votre mariage ?
Xuthus. Oh ! bien étendu.
Ion. Alors, c’est dans ce temps-là que vous m’auriez eu ?
Xuthus. C’est bien possible.
Ion. Oui, mais comment suis-je venu ici ?
Xuthus. Je ne sais pas.
Ion. D’Athènes ici, il y a un bout de chemin.
Xuthus. ….
Ion. Mais, dites-moi, êtes-vous déjà venu à Delphes ?
Xuthus. Oui, une fois, aux fêtes de Bacchus.
Ion. A quel hôtel êtes-vous descendu ?
Xuthus. Chez un digne homme qui…enfin qui me présenta à de petites Delphiennes…
Ion. Et vous étiez gris ?
Xuthus. Dame !
Ion. Et voilà comment je vins au monde !
Xuthus. C’est que ça devait arriver, mon enfant !
Ion. Mais enfin, comment me trouvé-je dans ce temple ?
Xuthus. Ta mère t’aura exposé.
Ion. Bah ! Je ne lui en veux pas.
Xuthus. Allons ! reconnais ton père.
Ion. Je veux bien. Après tout que puis-je souhaiter de mieux que d’être le petit fils de Jupiter ? C’est une situation, cela.
Vous voyez que nous sommes extrêmement loin de Jacques Vignot demandant des comptes à Charles Sternay. Il est vrai que, un moment après, nous nous en approchons imperceptiblement. Xuthus propose au jeune homme de l’emmener à Athènes, de le reconnaître publiquement pour son fils, et de lui faire part de sa puissance et de ses richesses. Mais Ion : « Les choses, de près, ne sont plus du tout ce qu’elles apparaissent de loin… Je suis content d’avoir retrouvé un père ; mais qu’irais-je faire à Athènes ? J’y serais mal vu, et comme bâtard, et comme étranger. Je mettrais le trouble dans votre maison. Je serais odieux à votre femme ; et, si vous aviez l’air de m’aimer trop… elle ne serait pas la première qui eût avancé, en douceur, la fin d’un mari… Oh ! j’ai très peu d’illusions… Ici, je suis bien tranquille. Je ne vois les hommes qu’en passant, et quand ils ont besoin de moi, ce qui fait qu’ils sont toujours fort aimables… Décidément, je reste ici, mon père...Laissez-moi vivre pour moi-même… »
Xuthus insiste : « Il y a un moyen de tout arranger. Je t’emmènerai à Athènes comme si tu n’étais que mon hôte… Au surplus, je ne veux pas attrister Créuse, qui n’a pas d’enfant, en étalant mon bonheur… Plus tard, nous verrons… Allons, c’est convenu, je t’emmène. Donne, ce soir, un souper d’adieu à tes amis. »
… Après ces scènes de comédie railleuse, tout à coup éclate un drame violent, brutal, -et aussi, par endroits, d’un arrangement ingénieux.
Lorsque Créuse apprend que son mari a retrouvé un fils né hors du mariage, elle gémit de douleur, de jalousie et de haine ; d’autant plus torturée par le souvenir de son enfant, à elle, de l’enfant qu’elle eut d’un dieu et que son lâche père (elle le croit du moins) abandonna à la dent des bêtes. Et ce sont les plus beaux cris de désespoir et de colère, une furieuse et splendide imprécation contre l’Alphonse divin. (J’aurais grande joie à vous citer le morceau, si mon dessein n’était de m’attacher principalement aux parties ironiques de ce mélodrame.)
Donc, conseillée par un vieil intendant, patriote fanatique qui ne peut souffrir la pensée de voir peut-être un jour un étranger sur le trône d’Athènes, Créuse résout de supprimer le bâtard de son mari, l’odieux intrus. Pour cela, elle remet au vieil homme un petit flacon qui contient une goutte du sang de la Gorgone, -un poison de famille.
Le vieil homme se rend au souper que le bâtard offre à ses camarades (la description du festin est un excellent morceau de poésie parnassienne) ; il verse, sans être vu, dans la coupe d’Ion, le poison gorgonien…
Admirons ici l’imagination charmante d’Euripide, et comme il sait répandre un sourire et une grâce sur des noirceurs à la Pixerécourt. Au moment où Ion va boire, « un des serviteurs prononce une parole de mauvais augure« . Superstitieux, bien que narquois, je jeune ex-sacristain jette le contenu de sa coupe. Cela fait par terre une flaque où vient boire une des colombes familières du temple d’Apollon. L’oiseau tombe, empoisonné, « et meurt en allongeant ses pattes purpurines« . On soupçonne le vieillard ; on le presse de questions ; il avoue le crime de sa maîtresse. Et les magistrats de Delphes condamnent Créuse à mort, pour tentative de meurtre sur un homme d’église.
Créuse, avertie, se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, qui est « lieu d’asile« . Ion demeure narquois ; mais enfin il tient à sa peau et ne saurait vouloir du bien à une personne qui a voulu l’assassiner. Il essaye donc de la déloger du pied de l’autel où elle se cramponne. « Vraiment, dit-il (car ce jeune clerc ne cesse de faire, sur les dieux, des réflexions désobligeantes), les dieux ont des bizarres pensées. Ils accordent le même refuge à l’innocent et au coupable ; et finalement, ils se trouvent protéger surtout les coquins.«
Or, tandis qu’il se dispose à malmener Créuse, la Pythie survient et s’écrie : « Arrête, mon fils. Appolon t’ordonne d’épargner cette femme. Il m’a chargée de t’apporter cette corbeille qui est celle où, tout petit, tu as été exposé dans ce temple. Elle contient tes langes et quelques menus objets. Pars, c’est l’ordre du dieu, et va-t’en à la recherche de ta mère. -Oh ! dit Ion, je ne suis pas si curieux. Je plains ma mère, mais j’aime autant ne pas la connaître. Je n’aurais qu’à découvrir que je suis fils d’une esclave ou d’une gourgandine ! Et je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans la corbeille. Je m’en vais l’offrir au dieu sans l’ouvrir, cela est plus prudent. »
Mais cette corbeille, Créuse l’a reconnue : « Dans mes bras, mon fils !… Je suis ta mère ! -Elle est folle ! » dit Ion ; car la « voix du sang » reste, en lui, aussi parfaitement silencieuse devant sa mère retrouvée que naguère en présence de Xuthus. Et, comme Créuse continue à crier sa maternité : « Un instant, Madame ; dites-moi ce qu’il y a dans la corbeille. » Elle le lui dit, dans un grand détail et très exactement. « Eh bien donc, ma mère, je suis enchanté de vous revoir. » Et des baisers, et des effusions, ainsi qu’il convient. Mais Ion ne perd pas la tête : « Et mon père, Madame, qui est mon père ? » Créuse, moitié honteuse, moitié glorieuse, lui conte son aventure avec Apollon. « Ah ! dit Ion, un peu ahuri par tant de coups de théâtre, de reconnaissances et de découvertes, et se débattant au travers,
Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,
que d’aventures en une journée ! J’étais sans père ; puis j’ai été le fils de Xuthus, et me voilà fils d’Apollon. Ma mère a voulu me tuer, j’ai voulu tuer ma mère. Bah ! Tout est bien qui finit bien. Je suis content de vous avoir retrouvée, et je n’ai pas trop lieu de me plaindre de ma naissance. »
C’est égal, tout cela est bien extraordinaire… Un soupçon lui traverse l’esprit. Il craint d’être dupe. « Mon Dieu, ma mère, ce que j’ai à vous dire est un peu délicat… Êtes-vous bien sûr que je sois le fils d’Apollon ?… Car enfin on a souvent vu des jeunes filles séduites rejeter leur faute, par vanité, sur un personnage illustre. » Créuse proteste, essaye de donner des preuves ; mais Ion est de ceux « à qui on ne la fait pas. »
Cependant il faut bien conclure. Et, pan ! voici le deus ex machina. Car, dans presque toutes les pièces d’Euripide, l’impertinence des dénouements répond au sans-gêne des prologues. Minerve apparaît, – d’ailleurs ironique, elle aussi : « N’ayez pas peur : je ne suis pas votre ennemie, et je ne vous veux que du bien. Je viens de la part d’Apollon. Il n’a pas voulu paraître lui-même, craignant d’être un peu gêné devant vous deux, et voulant éviter les scènes… Il m’envoie vous dire que Ion est bien son fils et celui de Créuse… Apollon a tout conduit avec beaucoup de sagesse : il t’a fait accoucher sans douleur, Créuse, pour que ta famille ne devinât rien. Quand tu fus mère, il commanda à Mercure de prendre ton enfant et de le transporter ici… Et maintenant, écoute un bon conseil : ne dis à personne que Ion est ton fils. Laisse à Xuthus sa douce illusion…«
Je ne vous ai point rapporté tout ce qu’il y a dans cette pièce singulière ; mais tout ce que je vous ai rapporté s’y trouve réellement. Le personnage d’Ion est bien, dans son fond, ce que je vous ai dit : un philosophe gouailleur, de très libre esprit et d’imperturbable sang-froid, fourvoyé dans un conte populaire et empêtré par surcroît dans une trame mélodramatique dont il conçoit et constate à mesure l’extravagance, et qui s’étonne, flegmatiquement, d’être là. Et cela n’empêche point le rôle de devenir touchant et pathétique, quand la situation l’exige absolument. Ion, et surtout Créuse, ont, à l’occasion, des accents d’une tendresse délicieuse. C’est ainsi. Euripide méprise Scribe vingt-quatre siècles d’avance, ce qui est prodigieux. Il commence toujours par railler l’enfantillage des histoires qu’il raconte, la conception religieuse impliquée par le rôle qu’y jouent les dieux, et l’absurdité des moyens qui amènent les situations ; mais ces situations une fois produites, il cesse de railler, il exprime avec la plus émouvante vérité les sentiments des personnages qu’elles étreignent ; et, pareillement, ces dieux dont il bafouait tout à l’heure la figure populaire, il leur restitue, avec la beauté plastique, la beauté morale, conformément aux théories de ses amis Anaxagore et Socrate. Et il est bien certain que ce mélange, j’allais dire de « blague » et de pathétique, d’irrévérence et de piété, devait avoir quelque chose de déconcertant, même pour les subtils Athéniens, et que, « au point de vue du théâtre« , l’Euripide ironique fait tort à l’Euripide tragique. Et pourtant, je serais bien fâché que l’un des deux manquât. Il y a, dans le critique-poète dramaturge Euripide, du Voltaire, du Heine, du Racine, du Musset, du Dumas fils, -et d’Hennery. Je l’aime, malgré cela ou pour cela, selon que je suis raisonnable ou non ; mais je l’aime.
Pour le parallèle entre Ion et Apollonide, je vous renvoie à l’un des chapitres du livre très vivant et gesticulant de M. Psichari : Autour de la Grèce. Je dois dire que je préfère Ion aussi délibérément que M. Psichari préfère l’Apollonide ; mais qu’importe ?
né à Paris le 16 mars 1839 – mort à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907
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LES CRITIQUES DE JULES LEMAÎTRE
SULLY PRUDHOMME
Les Contemporains (1886) Etudes & Portraits Littéraires
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INTRODUCTION
Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés-presque des yeux de femme-dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée. Spe lentus, timidus futuri. Il est certain qu’il a plus pâti de sa pensée que de la fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il nous parle d’un amour trahi : ce sont misères assez communes et il ne paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les chagrins n’étaient à la mesure du cœur qui les sent. S’il a pu souffrir plus qu’un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci du lendemain, une aisance subite est venue l’en délivrer d’assez bonne heure. Mais cette délivrance n’était point le salut. La pensée solitaire et continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par l’excessive tension de l’esprit ; et la nervosité croissante, féconde en douleurs intimes ; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, il aurait le droit de se reposer s’il le pouvait : son oeuvre est dès maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l’admiration de ses «amis inconnus».
I
Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu’il est, de quelque façon qu’eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon de constater que le poète, qui représente dans ce qu’il a de meilleur l’esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu’il avait en lui-même de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se préparer à l’École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et fit une partie des mathématiques spéciales ; une ophtalmie assez grave interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus profondes, n’ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées et n’étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l’École de droit. En même temps il se donnait avec passion à l’étude de la philosophie. Sa curiosité d’esprit était dès lors universelle. Préparé comme il l’était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni par des chansons en l’air : sa première œuvre fut une série de poèmes philosophiques. Je dis sa première œuvre ; car, bien que publiés avec ou après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C’est ce que notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d’une science précise et d’une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son programme poétique et l’embrasse avec orgueil, étant dans l’âge des longs espoirs :
Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme, Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots… Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme Pour dire : «C’en est fait, l’homme nous est connu ; Nous savons sa douleur et sa pensée intime Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ?» Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre …
Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent surprendre,-car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain degré de subtilité dans l’analyse semblait hors de son atteinte ?
Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme. Sept notes seulement composent le clavier… Faut-il plus au poète ? Et ses chants, pour matière, N’ont-ils pas la science aux sévères beautés, Toute l’histoire humaine et la nature entière ?
N’est-ce pas l’annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins, du Zénith et de la Justice ? En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il voit le mal, il voit la souffrance, il s’insurge contre les injustices et les gênes de l’état social (le Joug) ; mais il ne désespère point de l’avenir et il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la rue, la Parole). Même le poème grandiose et sombre de l’Amérique, cette histoire du mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l’ancien et ne laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices des actes héroïques et instigatrices des chefs-d’œuvre. Lui-même sent au cœur leur morsure féconde ; il se sait poète, il désire la gloire et l’avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l’Ambition). Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d’une remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses désespoirs égoïstes et pour s’être désintéressé de la chose publique ; il exalte le travail humain, il prêche l’action, il veut que la poésie soit croyante à l’homme et qu’elle le fortifie au lieu d’aviver ses chères plaies cachées. «L’action ! l’action !» c’est le cri qui sonne dans ces poèmes marqués d’une sorte de positivisme religieux.
Une réflexion vous vient : était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie ? Y a-t-il donc tant de joie dans l’oeuvre de Sully-Prudhomme ? Et qu’a-t-il fait, cet apôtre de l’action, que ronger son cœur et écrire d’admirables vers ? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s’il n’est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l’auteur de Rolla, au moins est-ce par des voies très différentes ; sa mélancolie est d’une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne d’un homme.
La forme des Poèmes n’est pas plus romantique que le fond. Les autres poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts, à l’école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M.Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien d’antérieur, nul poète n’ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son intelligence, ni mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu’il y a de plus original et de meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une langue précise : celle de Sully-Prudhomme l’est merveilleusement. Elle semble procéder de l’antiquité classique, qu’il a beaucoup pratiquée. On trouve souvent dans les Poèmes le vers d’André Chénier, celui de l’Invention et de l’Hermès.-Mais le style des Poèmes, quoique fort travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût croissant de la concision et l’enthousiasme décroissant. Le poète, très jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux constructions d’Hegel (l’Art) et, d’autre part, induit par la compression du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi qui sont des protestations, se laisse aller à plus d’espoir et d’illusion qu’il ne s’en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà et là dans l’éloquence.
J’avais tort de dire qu’il ne doit rien aux parnassiens. C’est à cette époque qu’il fréquenta leur cénacle et qu’il y eut (si on veut croire la modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la puissance de l’épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse n’eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et frappante. Ce soin curieux et précieux qu’apportaient les «impassibles» à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques ou fictifs, M. Sully-Prudhomme crut qu’il ne serait pas de trop pour traduire les plus chers de ses propres sentiments ; que l’âme méritait bien cet effort pour être peinte dans ses replis ; que c’est spéculer lâchement sur l’intérêt qui s’attache d’ordinaire aux choses du cœur que de se contenter d’à peu près pour les exprimer. Et c’est ainsi que, par respect de sa pensée et par souci de la livrer tout entière, il appliqua en quelque façon la forme rigoureuse et choisie du vers parnassien à des sujets de psychologie intime et écrivit les stances de la Vie intérieure.
II
On pourrait dire : Ici commencent les poésies de M. Sully-Prudhomme. J’avoue que j’ai de particulières tendresses pour ce petit recueil de la Vie intérieure, peut-être parce qu’il est le premier et d’une âme plus jeune, quoique douloureuse déjà. Par je ne sais quelle grâce de nouveauté, il me semble que la Vie intérieure est à peu près, à l’oeuvre de notre poète, ce que les Premières Méditations sont à celle de Lamartine. Et le rapprochement de ces deux noms n’est point si arbitraire, en somme. À la grande voix qui disait la mélancolie vague et flottante du siècle naissant répond, après cinquante années, une voix moins harmonieuse, plus tourmentée, plus pénétrante aussi, qui précise ce que chantait la première, qui dit dans une langue plus serrée des tristesses plus réfléchies et des impressions plus subtiles. Trois ou quatre sentiments, à qui va au fond, défrayaient la lyre romantique. L’aspiration de nos âmes vers l’infini, l’écrasement de l’homme éphémère et borné sous l’immensité et l’éternité de l’univers, l’angoisse du doute, la communion de l’âme avec la nature, où elle cherche le repos et l’oubli : tels sont les grands thèmes et qui reviennent toujours. M. Sully-Prudhomme n’en invente pas de nouveaux, car il n’y en a point, mais il approfondit les anciens. Ces vieux sentiments affectent mille formes : il saisit et fixe quelques-unes des plus délicates ou des plus détournées. La Vie intérieure, ce n’est plus le livre d’un inspiré qui, les cheveux au vent, module les beaux lieux communs de la tristesse humaine, mais le livre d’un solitaire qui vit replié, qui guette en soi et note ses impressions les moins banales, dont la mélancolie est armée de sens critique, dont toutes les douleurs viennent de l’intelligence ou y montent. -«Pourquoi n’est-il plus possible de chanter le printemps ? -J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux… -Une petite blessure peut lentement briser un cœur. -C’est parfois une caresse qui fait pleurer : pourquoi ? -Je voudrais oublier et renaître pour retrouver des impressions neuves, et que la terre ne soit pas ronde, mais s’étende toujours, toujours… -Je bégayais étant enfant et je tendais les bras. Aujourd’hui encore ; on n’a fait que changer mon bégayement…» Voilà les sujets de quelques-unes de ces petites pièces «qu’on a faites petites pour les faire avec soin».
Lamartine s’extasiait en trois cents vers sur les étoiles, sur leur nombre et leur magnificence, et priait la plus proche de descendre sur la terre pour y consoler quelque génie souffrant. M. Sully-Prudhomme, en trois quatrains, songe à la plus lointaine, qu’on ne voit pas encore, dont la lumière voyage et n’arrivera qu’aux derniers de notre race ; il les supplie de dire à cette étoile qu’il l’a aimée ; et il donne à la pièce ce titre qui en fait un symbole : l’Idéal. On voit combien le sentiment est plus cherché, plus intense (et notez qu’il implique une donnée scientifique). -De même, tandis que le poète des Méditations s’épanche noblement sur l’immortalité de l’âme et déploie à larges nappes les vieux arguments spiritualistes, le philosophe de la Vie intérieure écrit ces petits vers :
J’ai dans mon cœur, j’ai sous mon front Une âme invisible et présente…..
Partout scintillent les couleurs. Mais d’où vient cette force en elles ?
Il existe un bleu dont je meurs Parce qu’il est dans les prunelles.
Tous les corps offrent des contours. Mais d’où vient la forme qui touche ?
Comment fais-tu les grands amours, Petite ligne de la bouche ?…
Déjà tombent l’enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites «méditations» sont tristes, et d’une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n’est pas compensée par le charme matériel d’une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au cœur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n’être que nous ; mais, comme j’ai dit, M. Sully-Prudhomme n’exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez ; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.
Je voudrais pouvoir dire qu’il tire au clair la vague mélancolie romantique : il décompose en ses éléments les plus cachés «cette tendresse qu’on a dans l’âme et où tremblent toutes les douleurs» (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et si concise : c’est comme si chacun de ces petits vers nous faisait faire en nous des découvertes dont nous nous savons bon gré et nous enrichissait le cœur de délicatesses nouvelles. Jamais la poésie n’a plus pensé et jamais elle n’a été plus tendre : loin d’émousser le sentiment, l’effort de la réflexion le rend plus aigu. On éprouve la vérité de ces remarques de Pascal (je rappelle que Pascal emploie une langue qui n’est plus tout à fait la nôtre) : «À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes… -La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion,» etc. Ajoutez à ce charme celui de la forme la plus savante qui soit, d’une simplicité infiniment méditée, qui joint étroitement, dans sa trame, à la précision la plus serrée la grâce et l’éclat d’images nombreuses et courtes et qui ravissent par leur justesse : forme si travaillée que souvent la lecture, invinciblement ralentie, devient elle-même un travail :
Si quelqu’un s’en est plaint, certes ce n’est pas moi.
III
M. Sully-Prudhomme me semble avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques. Jeunes filles et Femmes sont aussi loin du Lac ou du Premier regret que la Vie intérieure l’était de l’Épître à Byron. Elvire a pu être une personne réelle ; mais dans les Méditations, Elvire idéalisée est une vision, une fort belle image, mais une image en l’air, comme Laure ou Béatrix. Qui a vu Elvire ? Demande-t-on sa main ? L’épouse-t-on ? Élvire a «des accents inconnus à la terre». Elvire n’apparaît que sur les lacs et sous les clairs de lune. Mais, quelque discrétion que le poète y ait mise et quoique des pièces d’un caractère impersonnel se mêlent à celles qui peuvent passer pour des confessions, on sent à n’en pouvoir douter que les vers de Jeunes filles et Femmes nous content par fragments une histoire vraie, très ordinaire et très douloureuse, l’histoire d’un premier amour à demi entendu, puis repoussé. Et la femme, que font entrevoir ces fines élégies, n’est plus l’amante idéale que les poètes se repassent l’un à l’autre : c’est bien une jeune fille de nos jours, apparemment une petite bourgeoise (Ma fiancée, Je ne dois plus), et l’on sent qu’elle a vécu, qu’elle vit encore peut-être. Sans doute Sainte-Beuve, dans ses poésies, avait déjà particularisé l’amour général et lyrique et raconté ses sentiments au lieu de les chanter ; mais sa «note» n’est que familière à la façon de Wordsworth et son style est souvent entaché des pires affectations romantiques. L’analyse est autrement pénétrante chez M. Sully-Prudhomme. On n’avait jamais dit avec cette tendresse et cette subtilité l’aventure des cœurs de dix-huit ans, et d’abord l’éveil de l’amour chez l’enfant, son tressaillement sous les caresses d’une grande fille, «les baisers fuyants risqués aux chatons des bagues» (Jours lointains), et plus tard, quand l’enfant a grandi, ses multiples et secrètes amours (Un sérail), puis la première passion et ses délicieux commencements (le Meilleur moment des amours), et la grâce et la pureté de la vraie jeune fille, puis la grande douleur quand la bien-aimée est aux bras d’un autre (Je ne dois plus), et l’obsession du cher souvenir :
… Et je la perds toute ma vie En d’inépuisables adieux. Ô morte mal ensevelie, Ils ne t’ont pas fermé les yeux.
Le poète, à l’affût de ses impressions, les aiguise et les affine par la curiosité créatrice de ce regard intérieur et parvient à de telles profondeurs de tendresse, imagine des façons d’aimer où il y a tant de tristesse, des façons de se plaindre où il y a tant d’amour, et trouve pour le dire des expressions si exactes et si douces à la fois, que le mieux est de céder au charme sans tenter de le définir. N’y a-t-il pas une merveilleuse «invention» de sentiment dans les stances de Jalousie et dans celles-ci, plus exquises encore :
Si je pouvais aller lui dire : «Elle est à vous et ne m’inspire Plus rien, même plus d’amitié ; Je n’en ai plus pour cette ingrate. Mais elle est pâle, délicate. Ayez soin d’elle par pitié !
«Écoutez-moi sans jalousie. Car l’aile de sa fantaisie N’a fait, hélas ! que m’effleurer. Je sais comment sa main repousse. Mais pour ceux qu’elle aime elle est douce ; Ne la faites jamais pleurer !…»
Je pourrais vivre avec l’idée Qu’elle est chérie et possédée Non par moi, mais selon mon coeur. Méchante enfant qui m’abandonnes, Vois le chagrin que tu me donnes : Je ne peux rien pour ton bonheur !
IV
Je dirai des Épreuves à peu près ce que j’ai dit des recueils précédents : M. Sully-Prudhomme renouvelle un fonds connu par plus de pensée et plus d’analyse exacte que la poésie n’a accoutumé d’en porter. «Si je dis toujours la même chose, c’est que c’est toujours la même chose», remarque fort sensément le Pierrot de Molière. La critique n’est pas si aisée, malgré l’axiome que l’on sait ; et il faut être indulgent aux répétitions nécessaires. En somme, une étude spéciale sur un poète -et sur un poète vivant dont la personne ne peut être qu’effleurée et qui, trop proche, est difficile à bien juger- et sur un poète lyrique qui n’exprime que son âme et qui ne raconte pas d’histoires -se réduit à marquer autant qu’on peut sa place et son rôle dans la littérature, à chercher où gît son originalité et des formules qui la définissent, à rappeler en les résumant quelques-unes de ses pièces les plus caractéristiques. Ainsi une étude même consciencieuse, même amoureuse, sur une œuvre poétique considérable peut tenir en quelques pages, et fort sèches. Le critique ingénu se désole. Il voudrait concentrer et réfléchir dans sa prose comme dans un miroir son poète tout entier. Il lui en coûte d’être obligé de choisir entre tant de pages qui l’ont également ravi ; il lui semble qu’il fait tort à l’auteur, qu’il le trahit indignement ; il est tenté de tout résumer, puis de tout citer et, supprimant son commentaire, de laisser le lecteur jouir du texte vivant. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de s’évertuer à en enfermer l’âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes ? On les sent si incomplètes et, même quand elles sont à peu près justes, si impuissantes à traduire le je ne sais quoi par où l’on est surtout séduit ! À quoi bon définir difficilement ce qu’il est si facile et si délicieux de sentir ? L’excuse du critique, c’est qu’il s’imagine que son effort, si humble qu’il soit, ne sera pas tout à fait perdu, c’est qu’il croit travailler à ce que Sainte-Beuve appelait l’histoire naturelle des esprits, qui sera une belle chose quand elle sera faite. C’est qu’enfin une piété le pousse à parler des artistes qu’il aime; qu’à chercher les raisons de son admiration, il la sent croître, et que son effort pour la dire, même avorté, est encore un hommage.
Les Épreuves, si on en croit le sonnet qui leur sert de préface, n’ont pas été écrites d’après un plan arrêté d’avance. Mais il s’est trouvé que les sonnets où le poète, à vingt-cinq ans, contait au jour le jour sa vie intérieure pouvaient être rangés sous ces quatre titres : Amour, Doute, Rêve, Action ; et le poète nous les a livrés comme s’ils se rapportaient à quatre époques différentes de sa vie. La vérité est qu’il a l’âme assez riche pour vivre à la fois de ces quatre façons.
Les sonnets d’Amour sont plus sombres et plus amers que les pièces amoureuses du premier volume : le travail de la pensée a transformé la tendresse maladive en révolte contre la tyrannie de la beauté et contre un sentiment qui est de sa nature inassouvissable. (Inquiétude, Trahison, Profanation, Fatalité, Où vont-ils ? L’Art sauveur.) -Les sonnets du Doute marquent un pas de plus vers la poésie philosophique. Voyez le curieux portrait de Spinoza :
C’était un homme doux, de chétive santé…
et le sonnet des Dieux, qui définit le Dieu du laboureur, le Dieu du curé, le Dieu du déiste, le Dieu du savant, le Dieu de Kant et le Dieu de Fichte, tout cela en onze vers, et qui finit par celui-ci :
Dieu n’est pas rien, mais Dieu n’est personne : il est tout.
et le Scrupule, qui vient ensuite :
Étrange vérité, pénible à concevoir, Gênante pour le coeur comme pour la cervelle, Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir
D’autres sonnets expriment le doute non plus philosophant mais souffrant. Jusque-là les «angoisses du doute», même sincère, avaient eu chez les poètes quelque chose d’un peu théâtral : ainsi les Novissima Verba de Lamartine ; ainsi dans Hugo, les stances intitulées : Que nous avons le doute en nous. Ajoutez que presque toujours, chez les deux grands lyriques, le doute s’éteint dans la fanfare d’un acte de foi. Musset est évidemment plus malade dans l’Espoir en Dieu ; mais son mal vient du cœur plutôt que du cerveau. Ce qu’il en dit de plus précis est que «malgré lui, l’infini le tourmente». Sa plainte est plutôt d’un viveur fourbu qui craint la mort que d’un homme en quête du vrai. Il ne paraît guère avoir lu les philosophes qu’il énumère dédaigneusement et caractérise au petit bonheur. Pour sûr, ce n’est point la Grande Ourse qui lui a fait examiner, à lui, ses prières du soir ; et la ronflante apostrophe à Voltaire, volontiers citée par les ecclésiastiques, ne part pas d’un grand logicien. M. Sully-Prudhomme peut se rencontrer une fois avec Musset et, devant un Christ en ivoire et une Vénus de Milo (Chez l’antiquaire), regretter «la volupté sereine et l’immense tendresse» dans un sonnet qui contient en substance les deux premières pages de Rolla. Mais son doute est autre chose qu’un obscur et emphatique malaise : il a des origines scientifiques, s’exprime avec netteté et, pour être clair, n’en est pas moins émouvant. Et comme il est négation autant que doute, le vide qu’il laisse, mieux défini, est plus cruel à sentir. Les Werther et les Rolla priaient sans trop savoir qui ni quoi ; le poète des Épreuves n’a plus même cette consolation lyrique :
Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs… J’ai beau joindre les mains et, le front sur la Bible, Redire le Credo que ma bouche épela : Je ne sens rien du tout devant moi. C’est horrible.
Ce ne sont plus douleurs harmonieuses et indéfinies. Le poète dit la plaie vive que laisse au cœur la foi arrachée, la solitude de la conscience privée d’appuis extérieurs et qui doit se juger et s’absoudre elle-même (la Confession) :
Heureux le meurtrier qu’absout la main d’un prêtre… J’ai dit un moindre crime à l’oreille divine… Et je n’ai jamais su si j’étais pardonné.
Il dit les involontaires retours du cœur, non consentis par la raison, vers les croyances d’autrefois (Bonne mort) :
Prêtre, tu mouilleras mon front qui te résiste.
Trop faible pour douter, je m’en irai moins triste
Dans le néant peut-être, avec l’espoir chrétien.
Il dit les inquiétudes de l’âme qui, ayant répudié la religion de la grâce, aspire à la justice. Il entend, bien loin dans le passé, le cri d’un ouvrier des Pyramides ; ce cri monte dans l’espace, atteint les étoiles :
Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice,
Et depuis trois mille ans, sous l’énorme bâtisse,
Dans sa gloire Chéops inaltérable dort.
Le dernier livre de M. Sully-Prudhomme sera la longue recherche d’une réponse à ce Cri perdu.
Puis viennent les Rêves, le délice de s’assoupir, d’oublier, de boire la lumière sans penser, de livrer son être «au cours de l’heure et des métamorphoses», de se coucher sur le dos dans la campagne, de regarder les nuages, de glisser lentement à la dérive sur une calme rivière, de fermer les yeux par un grand vent et de le sentir qui agite vos cheveux, de jouir, au matin, de «cette douceur profonde de vivre sans dormir tout en ne veillant pas» (Sieste, Éther, Sur l’eau, le Vent, Hora prima). Impossible de fixer dans une langue plus exacte des impressions plus fugitives. Rêvait-on, quand on est capable d’analyser ainsi son rêve ? C’est donc un rêve plus attentif que bien des veilles. Loin d’être un sommeil de l’esprit, il lui vient d’un excès de tension ; il n’est point en deçà de la réflexion, mais on le rencontre à ses derniers confins et par delà. Il finit par être le rêve de Kant, qui n’est guère celui des joueurs de luth.
Ému, je ne sais rien de la cause émouvante. C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel, Et je ne sens pas bien ce que j’ai de réel.
Déjà dans une pièce des Mélanges (Pan), par la même opération
paradoxale d’une inconscience qui s’analyse, M. Sully-Prudhomme avait merveilleusement décrit cet évanouissement de la personnalité quand par les lourds soleils la mémoire se vide, la volonté fuit, qu’on respire à la façon des végétaux et qu’on se sent en communion avec la vie universelle…
Mais c’est assez rêver, il faut agir. Honte à qui dort parmi le travail de tous, à qui jouit au milieu des hommes qui souffrent ! Il y a, dans ce psychologue subtil et tendre, un humanitaire, une sorte de positiviste pieux, un croyant à la science et au progrès-un ancien candidat à l’École polytechnique et qui a passé un an au Creusot, admirant les machines et traduisant le premier livre de Lucrèce. Nul ne saurait vivre sans les autres (la Patrie, Un songe); salut aux bienfaiteurs de l’humanité, à l’inventeur inconnu de la roue, à l’inventeur du fer, aux chimistes, aux explorateurs (la Roue, le Fer, le Monde à nu, les Téméraires) ! Tous ces sonnets d’ingénieur-poète étonnent par le mélange d’un lyrisme presque religieux et d’un pittoresque emprunté aux engins de la science et de l’industrie et aux choses modernes. Voici l’usine, «enfer de la Force obéissante et triste», et le cabinet du chimiste, et le fond de l’Océan où repose le câble qui unit deux mondes. Tel sonnet raconte la formation de la terre (En avant !); tel autre enferme un sentiment délicat dans une définition de la photographie (Réalisme). On dirait d’un Delille inspiré et servi par une langue plus franche et plus riche. Parlons mieux : André Chénier trouverait réalisée dans ces sonnets une part de ce qu’il rêvait de faire dans son grand Hermès ébauché. Ils servent de digne préface au poème du Zénith.
Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme : j’aurais donc pu grouper son oeuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j’ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.
L’optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé : Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l’on vit autour de moi. D’où cette contradiction ? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l’action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d’améliorer d’une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n’y croit, j’en ai peur, que par un coup d’État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable ; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.
Pour une heure de joie unique et sans retour, De larmes précédée et de larmes suivie, Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie : Quel homme, une heure au moins, n’est heureux à son tour ? Une heure de soleil fait bénir tout le jour Et, quand ta main ferait tout le jour asservie, Une heure de tes nuits ferait encore envie Aux morts, qui n’ont plus même une nuit pour l’amour…
Hé ! oui, mais que prouve cela, sinon que l’homme est une bonne bête
vraiment et que la nature le dupe à peu de frais ? Ils manquent de gaîté, les sonnets optimistes du maître. À beau prêcher l’action, qui retombe si vite, avec les Solitudes, dans les suaves et dissolvantes tristesses du sentiment.
V
Est-ce un souvenir d’enfance ? on le dirait. Je ne crois pas qu’une mère puisse entendre sans que les larmes lui montent aux yeux les vers de Première solitude sur les petits enfants délicats et timides mis trop tôt au collège.
Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.
Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants…
Oh ! la leçon qui n’est pas sue Le devoir qui n’est pas fini ! Une réprimande reçue ! Le déshonneur d’être puni !…..
Ils songent qu’ils dormaient naguères Douillettement ensevelis Dans les berceaux, et que les mères Les prenaient parfois dans leurs lits…
Deux ou trois autres pièces de M. Sully-Prudhomme ont eu cette bonne fortune de devenir populaires, je veux dire de plaire aux femmes, d’arriver jusqu’au public des salons. Peut-être a-t-il été agacé parfois de n’être pour beaucoup de gens que l’auteur du Vase brisé : mais qui sait si ce n’est pas le Vase brisé qui l’a fait académicien et qui a servi de passeport aux Destins et à la Justice ?
Aussi bien son âme tient presque toute dans ce vase brisé. C’est encore de «légères meurtrissures» devenues «des blessures fines et profondes» qu’il s’agit dans les Solitudes. Impressions quintessenciées, nuances de sentiment ultra-féminines dans un cœur viril, une telle poésie ne peut être que le produit extrême d’une littérature, suppose un long passé artistique et sentimental. Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu’il a de passion ardente et de belle rêverie, qu’auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s’enferment dans la rigueur et la brièveté d’un contour classique… Glisserais-je au pathos sous prétexte de définition ? Est-ce ma faute si cette poésie n’est pas simple et si (à meilleur droit que les Précieuses) «j’entends là-dessous un million de choses» ?
Le mal que fait la lenteur des adieux prolongés ; la paix douloureuse des âmes où d’anciennes amours sont endormies, où les larmes sont figées comme les longs pleurs des stalactites, mais où quelque chose pleure toujours ; les «joies sans causes», bonheurs égarés qui voyagent et semblent se tromper de cœur ; la mélancolie d’une allée de tilleuls du siècle passé où, dans un temple en treillis, rit un Amour malin ; la solitude des étoiles ; l’isolement croissant de l’homme, qui ne peut plus, comme le petit enfant, vivre tout près de la terre et presser de ses deux mains la grande nourrice ; le doute sur son cœur ; la peur, en sentant un amour nouveau, de mal sentir, car c’est peut-être un ancien amour qui n’est pas mort ; la solitude de la laide «enfant qui sait aimer sans jamais être amante» ; l’espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé ; l’exil moral et la nostalgie de l’artiste que la nécessité a fait bureaucrate ou marchand ; la solitude du poète, au théâtre, parmi les gaîtés basses de la foule ; l’âcreté des amours coupables et hâtives dans les bouges ou dans les fiacres errants ; la solitude des âmes, qui ne peuvent s’unir, et la vanité des caresses, qui ne joignent que les corps ; la solitude libératrice de la vieillesse, qui affranchit de la femme et qui achève en nous la bonté ; le désir de s’éteindre en écoutant un chant de nourrice «pour ne plus penser, pour que l’homme meure comme est né l’enfant…» : je ne puis qu’indiquer quelques-uns des thèmes développés ou plutôt démêlés, dans les Solitudes, par un poète divinement sensible. Et ce sont bien des «solitudes» : c’est toujours, sous des formes choisies, la souffrance de se sentir seul-loin de son passé qu’on traîne pourtant et seul avec ses souvenirs et ses regrets, -loin de ce qu’on rêve et seul avec ses désirs, -loin des autres âmes et seul avec son corps, -loin de la Nature même et du Tout qui nous enveloppe et qui dure et seul avec des amours infinies dans un cœur éphémère et fragile… C’est comme le détail subtil de notre impuissance à jouir, sinon de la science même que nous avons de cette impuissance.
Les Vaines tendresses, ce sont encore des solitudes. Le plus grand poète du monde n’a que deux ou trois airs qu’il répète, et sans qu’on s’en plaigne (plusieurs même n’en ont qu’un) et, encore une fois, toute la poésie lyrique tient dans un petit nombre d’idées et de sentiments originels que varie seule la traduction, plus ou moins complète ou pénétrante. Mais les Vaines tendresses ont, dans l’ensemble, quelque chose de plus inconsolable et de plus désenchanté : ses chères et amères solitudes, le poète ne compte plus du tout en sortir. Le prologue (Aux amis inconnus) est un morceau précieux :
Chers passants, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble ;
Mais de nous rencontrer ne formons point le voeu :
Le vrai de l’amitié, c’est de sentir ensemble ;
Le reste en est fragile : épargnons-nous l’adieu !
Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l’année terrible. L’amour de la femme, non idyllique, mais l’amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l’Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse ; mais que l’amour est tourmenté dans Peur d’avare ! et, dans Conseil (un chef-d’oeuvre d’analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancœur !
Jeune fille, crois-moi, s’il en est temps encore, Choisis un fiancé joyeux, à l’oeil vivant, Au pas ferme, à la voix sonore, Qui n’aille pas rêvant…
Les petites filles mêmes l’épouvantent (Aux Tuileries) :
Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie,
Tous ces bambins, hommes futurs…
Çà et là quelques trêves par l’anéantissement voulu de la réflexion :
S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser…..
Ce qu’il faut surtout lire, c’est cette surprenante mélodie du Rendez-vous, où l’inexprimable est exprimé, où le poète, par des paroles précises, mène on ne sait comment la pensée tout près de l’évanouissement et traduit un état sentimental que la musique seule, semble-t-il, était capable de produire et de traduire, en sorte qu’on peut dire que M. Sully-Prudhomme a étendu le domaine de la poésie autant qu’il peut l’être et par ses deux extrémités, du côté du rêve, et du côté de la pensée spéculative, empiétant ici sur la musique et là sur la prose. Mais tout de suite après ce songe, quel réveil triste et quels commentaires sur le Surgit amari aliquid (la Volupté, Évolution, Souhait)! La première partie de la Justice pourrait avoir pour conclusion désespérée les stances du Vœu, si belles :
Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m’abandonne à des pensers de cloître
Et j’ose prononcer un voeu de chasteté.
Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion.
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.
Demeure dans l’empire innommé du possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l’ombre où je dormais !
Le zélé recruteur des larmes par la joie,
L’Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais voeu d’arracher au malheur cette proie :
Nul n’aura de mon coeur faible et sombre hérité.
Celui qui ne saurait se rappeler l’enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l’offense
D’y condamner un fils qui lui peut ressembler.
Celui qui n’a pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !
L’homme à qui son pain blanc, maudit des populaces,
Pèse comme un remords des misères d’autrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places
N’élargira jamais la sienne autour de lui !…
Les vers du Rire pourraient servir de passage à la seconde partie (Retour au coeur) :
Mais nous, du monde entier la plainte nous harcèle :
Nous souffrons chaque jour la peine universelle…
Et le Retour au cœur est déjà dans la Vertu, ce raccourci de la Critique de la raison pratique. Enfin les dernières stances Sur la mort ressemblent fort à celles qui terminent les Destins ; le ton seul diffère. Ainsi (et c’est sans doute ce qui rend sa poésie lyrique si substantielle), nous voyons M. Sully-Prudhomme tendre de plus en plus vers la poésie philosophique.
VI
La dernière guerre a produit chez nous nombre de rimes. La plupart
sonnaient creux ou faux. L’amour de la patrie est un sentiment qu’il est odieux de ne pas éprouver et ridicule d’exprimer d’une certaine façon. Un jeune officier s’est fait une renommée par des chansons guerrières pleines de sincérité. Mais, à mon avis du moins, M. Sully-Prudhomme est le poète qui a le mieux dit, avec le plus d’émotion et le moins de bravade, sans emphase ni banalité, ce qu’il y avait à dire après nos désastres.
«Mon compatriote, c’est l’homme.» Naguère ainsi je dispersais Sur l’univers ce coeur français : J’en suis maintenant économe.
J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,
Et que j’ai goûté, dès l’enfance,
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux même qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France…
Après le repentir des oublis imprudents, le poète dit la ténacité du lien par où nous nous sentons attachés à la terre de la patrie, au sol même, à ses fleurs, à ses arbres :
Fleurs de France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos morts…
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
Je trouve un adieu pour les bois.
Enfin les sonnets intitulés : la France, résument et complètent les «impressions de la guerre» : le sens du mot patrie ressaisi et fixé ; l’acceptation de la dure leçon ; le découragement, puis l’espoir ; le sentiment de la mission tout humaine de notre race persistant dans le rétrécissement de sa tâche et en dépit du devoir de la revanche.
Je compte avec horreur, France, dans ton histoire,
Tous les avortements que t’a coûtés ta gloire :
Mais je sais l’avenir qui tressaille en ton flanc.
Comme est sorti le blé des broussailles épaisses,
Comme l’homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang…
Je tiens de ma patrie un coeur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain.
VII
Que dans la science il y ait de la poésie, et non pas seulement, comme le croyait l’abbé Delille, parce que la science offre une matière inépuisable aux périphrases ingénieuses, cela ne fait pas question. André Chénier, en qui le XVIIIe siècle a failli avoir son poète, le savait bien quand il méditait son Hermès-et aussi Alfred de Vigny, cet artiste si original que le public ne connaît guère, mais qui n’est pas oublié pour cela, quand il écrivait la Bouteille à la mer. Assurément le ciel que nous a révélé l’astronomie depuis Képler n’est pas moins beau, même aux yeux de l’imagination, que le ciel des anciens (le Lever du soleil) :
Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses apparences…
Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien Et, depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve, Il apparaît plus stable affranchi de soutien Et l’univers entier vêt une beauté neuve.
La science invente des machines formidables ou délicates, que l’ignorant même admire pour l’étrangeté de leur structure, pour leur force implacable et sourde, pour la quantité de travail qu’elles accomplissent. La science donne au savant une joie sereine, aussi vive et aussi noble que pas un sentiment humain, et dont l’expression devient lyrique sans effort. La science rend l’homme maître de la nature et capable de la transformer : de là une immense fierté aussi naturellement poétique que celle d’Horace ou de Roland. La science suscite un genre d’héroïsme qui est proprement l’héroïsme moderne et auquel nul autre peut-être n’est comparable, car il est le plus désintéressé et le plus haut par son but, qui est la découverte du vrai et la diminution de la misère universelle. La science est en train de changer la face extérieure de la vie humaine et, par des espérances et des vertus neuves, l’intérieur de l’âme. Un poète qui paraîtrait l’ignorer ne serait guère de son temps : et M. Sully-Prudhomme en est jusqu’aux entrailles. On se rappelle les derniers sonnets des Épreuves. J’y joindrai les Écuries d’Augias, qui nous racontent, sous une forme qu’avouerait Chénier, le moins mythologique, le plus «moderne» des travaux d’Hercule, celui qui exigeait le plus d’énergie morale et qui ressemble le plus à une besogne d’ingénieur. Le Zénith est un hymne magnifique et précis à la science, et qui réunit le plus possible de pensée, de description exacte et de mouvement lyrique. M. Sully-Prudhomme n’a jamais fait plus complètement ce qu’il voulait faire. Voici des strophes qui tirent une singulière beauté de l’exactitude des définitions, des sobres images qui les achèvent, et de la grandeur de l’objet défini :
Nous savons que le mur de la prison recule ;
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.
Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme, Que l’infini l’égale au plus chétif atome ; Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés, Abîme où l’on surgit sans voir par où l’on entre, Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre, Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés…
Faut-il descendre dans le détail ? Nous signalons aux périphraseurs du dernier siècle, pour leur confusion, ces deux vers sur le baromètre, qu’ils auraient tort d’ailleurs de prendre pour une périphrase :
Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure,
et ces deux autres qui craquent, pour ainsi dire, de concision :
Mais la terre suffit à soutenir la base D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase..
Notez que ces curiosités n’arrêtent ni ne ralentissent le mouvement lyrique ; que l’effort patient de ces définitions précises n’altère en rien la véhémence du sentiment qui emporte le poète. Après le grave prélude, les strophes ont une large allure d’ascension. Une des beautés du Zénith, c’est que l’aventure des aéronautes y devient un drame symbolique ; que leur ascension matérielle vers les couches supérieures de l’atmosphère représente l’élan de l’esprit humain vers l’inconnu. Et après que nous avons vu leurs corps épuisés tomber dans la nacelle, la métaphore est superbement reprise et continuée :
Mais quelle mort ! La chair, misérable martyre, Retourne par son poids où la cendre l’attire ; Vos corps sont revenus demander des linceuls. Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre Et, laissant retomber le voile du mystère, Vous avez achevé l’ascension tout seuls.
Le poète, en finissant, leur décerne l’immortalité positiviste, la
survivance par les oeuvres dans la mémoire des hommes :
Car de sa vie à tous léguer l’oeuvre et l’exemple, C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample. C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu. C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne, Sous le fantôme étroit qui borne la personne, Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu ! L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve. Le délice éternel que le poète éprouve, C’est un soir de durée au cœur des amoureux !…
En sorte qu’on ne goûte que vivant et par avance sa gloire à venir et que les grands hommes, les héros et les gens de bien vivent avant la mort leur immortalité. C’est un rêve généreux et dont le désintéressement paradoxal veut de fermes cœurs, que celui qui dépouille ainsi d’égoïsme notre survivance même. Illusion ! mais si puissante sur certaines âmes choisies qu’il n’est guère pour elles de plus forte raison d’agir.
VIII
Cette conclusion du Zénith nous sert de passage aux poèmes proprement philosophiques. Une partie des Épreuves y était déjà un acheminement, et nous avions rencontré dans la Vie intérieure de merveilleuses définitions de l’Habitude, de l’Imagination et de la Mémoire. Entre temps, M. Sully-Prudhomme avait traduit littéralement en vers le premier livre de Lucrèce et avait fait précéder sa traduction d’une préface kantienne. Puis, les stances Sur la mort essayaient de concevoir la vie par-delà la tombe et, n’y parvenant pas, expiraient dans une sorte de résignation violente, Le poème des Destins a de plus hautes visées encore. Il nous offre parallèlement une vue optimiste et une vue pessimiste du monde, et conclut que toutes deux sont vraies. L’Esprit du mal songe d’abord à faire un monde entièrement mauvais et souffrant; mais un tel monde ne durerait pas : afin qu’il souffre et persiste à vivre, l’Esprit du mal lui donne l’amour, le désir, les trêves perfides, les illusions, les biens apparents pour voiler les maux réels, l’ignorance irrémédiable et jamais résignée, le mensonge atroce de la liberté :
Oui, que l’homme choisisse et marche en proie au doute, Créateur de ses pas et non point de sa route, Artisan de son crime et non de son penchant ; Coupable, étant mauvais, d’avoir été méchant ; Cause inintelligible et vaine, condamnée À vouloir pour trahir sa propre destinée, Et pour qu’ayant créé son but et ses efforts, Ce dieu puisse être indigne et rongé de remords…
L’Esprit du bien, de son côté, voulant créer un monde le plus heureux possible, songe d’abord à ne faire de tout le chaos que deux âmes en deux corps qui s’aimeront et s’embrasseront éternellement. Cela ne le satisfait point : le savoir est meilleur que l’amour. Mais l’absolu savoir ne laisse rien à désirer ; la recherche vaut donc mieux ; et le mérite moral, le dévouement, le sacrifice, sont encore au-dessus… En fin de compte, il donne à l’homme, tout comme avait fait l’Esprit du mal, le désir, l’illusion, la douleur, la liberté. Ainsi le monde nous semble mauvais, et nous ne saurions en concevoir un autre supérieur (encore moins un monde actuellement parfait). Nous ne le voudrions pas, ce monde idéal, sans la vertu et sans l’amour : et comment la vertu et l’amour seraient-ils sans le désir ni l’effort-et l’effort et le désir sans la douleur ? Essayerons-nous, ne pouvant supprimer la douleur sans supprimer ce qu’il y a de meilleur en l’homme, d’en exempter après l’épreuve ceux qu’elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite ? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d’éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu’il y en ait trop et qu’il y en ait de gratuites et d’inexplicables, pour qu’il y en ait d’efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l’idée même de justice. On n’arrive à concevoir le monde plus heureux qu’en dehors de toute notion de mérite : et qui aurait le courage de cette suppression ? S’il n’est immoral, il faut qu’il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.
La Nature nous dit : «Je suis la Raison même, Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ; L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime, Cache un accord profond des Destins balancés.
«Il poursuit une fin que son passé renferme, Qui recule toujours sans lui jamais faillir; N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme, Il n’a pas été jeune et ne peut pas vieillir.
«Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ; Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon. Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle Et sa nécessité ne comporte aucun don…
«Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices, Homme; n’insulte pas mes lois d’une oraison. N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices. Place ta confiance en ma seule raison !»…
Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu…
Ignorant tes motifs, nous jugeons par les nôtres:
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon ni mauvais, tout est rationnel…
Ne mesurant jamais sur ma fortune infime Ni le bien ni mal, dans mon étroit sentier J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme, Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.
Il serait intéressant de rapprocher de ces vers certaines pages de M. Renan. L’auteur des Dialogues philosophiques a plus d’ironie, des dessous curieux à démêler et dont on se méfie un peu ; M. Sully-Prudhomme a plus de candeur : incomparables tous deux dans l’expression de la plus fière et de la plus aristocratique sagesse où l’homme moderne ait su atteindre. Sagesse sujette à des retours d’angoisse. Il y a vraiment dans le monde trop de douleur stérile et inexpliquée ! Par moments le cœur réclame. De là le poème de la Justice.
IX
La justice, dont le poète a l’idée en lui et l’indomptable désir, il la cherche en vain dans le passé et dans le présent. Il ne la trouve ni «entre espèces» ni «dans l’espèce», ni «entre États» ni «dans l’État» (tout n’est au fond que lutte pour la vie et sélection naturelle, transformations de l’égoïsme, instincts revêtus de beaux noms, déguisements spécieux de la force). La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs… Et pourtant cette absence universelle de la justice n’empêche point le chercheur de garder tous ses scrupules, de se sentir responsable devant une loi morale. D’où lui vient cette idée au caractère impératif qui n’est réalisée nulle part et dont il désire invinciblement la réalisation ?… Serait-ce que, hors de la race humaine, elle n’a aucune raison d’être; que, même dans notre espèce, ce n’est que lentement qu’elle a été conçue, plus lentement encore qu’elle s’accomplit ? Mais qu’est-ce donc que cette idée? «Une série d’êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d’une vie de plus en plus riche et concrète, rattache l’atome dans la nébuleuse à l’homme sur la terre…»
L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire
Des races qu’il prime aujourd’hui,
Et son globe natal ne peut lui faire honte ;
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
Et vient s’épanouir en lui.
La matière est divine ; elle est force et génie ; Elle est à l’idéal de telle sorte unie Qu’on y sent travailler l’esprit, Non comme un modeleur dont court le pouce agile, Mais comme le modèle éveillé dans l’argile Et qui lui-même la pétrit.
Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô Soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
Le bout qu’il tient à l’autre bout.
Ô Soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
Mesure mon trajet passé.
Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
Je l’appelle ma dignité…
L’homme veut que ce long passé, que ce travail mille et mille fois séculaire dont il est le produit suprême soit respecté dans sa personne et dans celle des autres. La justice est que chacun soit traité selon sa dignité. Mais les dignités sont inégales; le grand triage n’est pas fini ; il y a des retardataires. Des Troglodytes, des hommes du moyen âge, des hommes d’il y a deux ou trois siècles, se trouvent mêlés aux rares individus qui sont vraiment les hommes du XIXe siècle. Il faut donc que la justice soit savante et compatissante pour mesurer le traitement de chacun à son degré de «dignité». «Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s’opère à travers toutes les vicissitudes politiques.» La justice n’est pas encore; mais elle se fait, et elle sera.
La première partie, Silence au coeur, écrite presque toute sous l’impression de la guerre et de la Commune, est superbe de tristesse et d’ironie, parfois de cruauté. Il m’est revenu que M. Sully-Prudhomme jugeait maintenant «l’appel au cœur» trop rapide, trop commode, trop semblable au fameux démenti que se donne Kant dans la Critique de la raison pratique, et qu’il se proposait, dans une prochaine édition, de n’invoquer ce «cri» de la conscience que comme un argument subsidiaire et de le reporter après la définition de la «dignité», qui remplit la neuvième Veille. Il me semble qu’il aurait tort et que sa première marche est plus naturelle. Le poète, au début, a déjà l’idée de la justice puisqu’il part à sa recherche. L’investigation terminée, il constate que son insuccès n’a fait que rendre cette idée plus impérieuse. «L’appel au cœur» n’est donc qu’un retour mieux renseigné au point de départ. Le chercheur persiste, malgré la non-existence de la justice, à croire à sa nécessité, et, ne pouvant en éteindre en lui le désir, il tente d’en éclaircir l’idée, d’en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu’il a dit et le rétracte partiellement ; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du cœur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n’y avait qu’un moyen de donner à l’œuvre une consistance irréprochable : c’était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières ; de conclure, n’ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.
Ce que j’ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n’est pas la brusquerie du retour au cœur (les «Voix» d’ailleurs l’ont préparé), ni une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet : c’est plutôt que sa définition de la dignité et ce qui s’ensuit l’ait trop complètement tranquillisé, et qu’il trompe son cœur au moment où il lui revient, où il se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera ? Mais le cœur veut qu’elle soit et qu’elle ait toujours été. Je n’admets pas que tant d’êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l’état d’excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu’à la fin des temps.
Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !
Hélas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.
La tâche humaine est longue, et sa fin décevante.
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés.
Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.
Voilà qui infirme l’optimisme des dernières pages. Ce sont elles qu’il
faudrait intituler Silence au coeur! car c’est l’optimisme qui est sans
coeur. Il est horrible que nous concevions la justice et qu’elle ne soit
pas dès maintenant réalisée. Mais, si elle l’était, nous ne la concevrions pas. Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. Le poète, pour en finir, veut croire au futur règne de la justice et prend son parti de toute l’injustice qui aura précédé. Que ne dit-il que cette solution n’en est pas une et que cette affirmation d’un espoir qui suppose tant d’oublis est en quelque façon un coup de désespoir ? Il termine, comme il a coutume, par un appel à l’action ; mais c’est un remède, non une réponse.
Tel qu’il est, j’aime ce poème. La forme est d’une symétrie compliquée. Dans les sept premières Veilles, à chaque sonnet du «chercheur», des «voix», celles du sentiment ou de la tradition, répondent par trois quatrains et demi ; le chercheur achève le dernier quatrain par une réplique ironique ou dédaigneuse et passe à un autre sonnet. On a reproché à M. Sully-Prud’homme d’avoir accumulé les difficultés comme à plaisir. Non à plaisir, mais à dessein, et le reproche tombe puisqu’il les a vaincues. Plusieurs auraient préféré à ce dialogue aux couplets égaux et courts une série de «grand morceaux». Le poète a craint sans doute de verser dans le «développement», d’altérer la sévérité de sa conception. L’étroitesse des formes qu’il a choisies endigue sa pensée, la fait mieux saillir, et leur retour régulier rend plus sensible la démarche rigoureuse de l’investigation : chaque sonnet en marque un pas, et un seul. Puis cette alternance de l’austère sonnet positiviste et des tendres strophes spiritualistes, de la voix de la raison et de celle du cœur qui finissent par s’accorder et se fondre, n’a rien d’artificiel, après tout, que quelque excès de symétrie. Tandis que les philosophes en prose ne nous donnent que les résultats de leur méditation, le poète nous fait assister à son effort, à son angoisse, nous fait suivre cette odyssée intérieure où chaque découverte partielle de la pensée a son écho dans le cœur et y fait naître une inquiétude, une terreur, une colère, un espoir, une joie ; où à chaque état successif du cerveau correspond un état sentimental : l’homme est ainsi tout entier, avec sa tête et avec ses entrailles, dans cette recherche méthodique et passionnée.
Toute spéculation philosophique recouvre ou peut recouvrir une sorte de drame intérieur : d’où la légitimité de la poésie philosophique. Je comprends peu que quelques-uns aient accueilli Justice avec défiance, jugeant que l’auteur avait fait sortir la poésie de son domaine naturel. J’avoue que l’Éthique de Spinoza se mettrait difficilement en vers ; mais l’idée que l’Éthique nous donne du monde et la disposition morale où elle nous laisse sont certainement matière à poésie. (Remarquez que Spinoza a donné à son livre une forme symétrique à la façon des traités de géométrie, et que, pour qui embrasse l’ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme, une incontestable beauté.) L’expression des idées même les plus abstraites emprunte au vers un relief saisissant : la Justice en offre de nombreux exemples et décisifs. Il est très malaisé de dire où finit la poésie. «Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous les sentiments, presque toutes les idées», dit M. Sully-Prudhomme. S’il faut reconnaître que la métaphysique pure échappe le plus souvent à l’étreinte de la versification,-dès qu’elle aborde les questions humaines et où le coeur s’intéresse, dès qu’il s’agit de nous et de notre destinée, la poésie peut intervenir. Ajoutez qu’elle est fort capable de résumer, au moins dans leurs traits généraux, les grandes constructions métaphysiques et de les sentir après qu’elles ont été pensées. La poésie à l’origine, avec les didactiques, les gnomiques et les poètes philosophes, condensait toute la science humaine ; elle le peut encore aujourd’hui.
X
Bien des choses resteraient à dire. Surtout il faudrait étudier la forme de M. Sully-Prudhomme. Il s’en est toujours soucié (l’Art, Encore). Elle est partout d’une admirable précision. Voyez dans les Vaines tendresses, l’Indifférente, le Lit de Procuste; le premier sonnet des Épreuves; les dernières strophes de la Justice : je cite, à mesure qu’elles me reviennent, ces pages où la précision est particulièrement frappante. Il va soignant de plus en plus ses rimes; la forme du sonnet, de ligne si arrêtée et de symétrie si sensible, qui appelle la précision et donne le relief, lui est chère entre toutes: il a fait beaucoup de sonnets, et les plus beaux peut-être de notre langue. Or la précision est du contour, non de la couleur : M. Sully-Prudhomme est un «plastique» plus qu’un coloriste. En Italie il a surtout vu les statues et, dans les paysages, les lignes (Croquis italiens). Quand il se contente de décrire, son exactitude est incomparable (la Place Saint-Jean-de-Latran, Torses antiques, Sur un vieux tableau, etc.). Son imagination ne va jamais sans pensée; c’est pour cela qu’elle est si nette et d’une qualité si rare: elle subit le contrôle et le travail de la réflexion qui corrige, affine, abrège. Il n’a pas un vers banal: éloge unique, dont le correctif est qu’il a trop de vers difficiles. Son imagination est, d’ailleurs, des plus belles et, sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. S’il est vrai qu’une des facultés qui font les grands poètes, c’est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully-Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J’ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.
XI
M. Sully-Prudhomme s’est fait une place à part dans le coeur des amoureux de belles poésies, une place intime, au coin le plus profond et le plus chaud. Il n’est point de poète qu’on lise plus lentement ni qu’on aime avec plus de tendresse. C’est qu’il nous fait pénétrer plus avant que personne aux secrets replis de notre être. Une tristesse plus pénétrante que la mélancolie romantique ; la fine sensibilité qui se développe chez les très vieilles races, et en même temps la sérénité qui vient de la science ; un esprit capable d’embrasser le monde et d’aimer chèrement une fleur ; toutes les délicatesses, toutes les souffrances, toutes les fiertés, toutes les ambitions de l’âme moderne : voilà, si je ne me trompe, de quoi se compose le précieux élixir que M. Sully-Prudhomme enferme en des vases d’or pur, d’une perfection serrée et concise. Par la sensibilité réfléchie, par la pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien être le plus grand poète de la génération présente.
Un de ses «amis inconnus» lui adressait un jour ces rimes :
Vous dont les vers ont des caresses
Pour nos chagrins les plus secrets,
Qui dites les subtils regrets
Et chantez les vaines tendresses,
Ô clairvoyant consolateur,
Ceux à qui votre muse aimée
A dit leur souffrance innommée
Et révélé leur propre coeur,
Et ceux encore, ô sage, ô maître,
À qui vous avez enseigné
L’orgueil tranquille et résigné
Qui suit le tourment de connaître ;
Tous ceux dont vous avez un jour Éclairé l’obscure pensée, Ou secouru l’âme blessée, Vous doivent bien quelque retour…
Ce retour, ce serait une critique digne de lui. Mais, pour lui emprunter la pensée qui ouvre ses œuvres, le meilleur de ce que j’aurais à dire demeure en moi malgré moi, et ma vraie critique ne sera pas lue.
ANDRE VERMARE
Le Rhône et la Saône – PALAIS DU COMMERCE
FRANCE – LYON
PHOTOS JACKY LAVAUZELLE
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LYON
LE RHÔNE ET LA SAÔNE
Par
André Vermare
*1905*
PALAIS DU COMMERCE
****
ANDRE VERMARE
Né le 27 novembre 1869 à Lyon
Mort le 7 août 1949 à Bréhat
Sculpteur français
Elève de Charles Dufraine (1827 – 1900)
École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon
****
La sculpture d’André Vermare reprend le traditionnel contraste entre un Rhône puissant, musclé et masculin et une Saône, féminine, douce et soumise (main posée sur le torse du Rhône, yeux fermés). Nous sommes loin de l’égalité que l’on peut trouver dans les allégories des frères Coustou. Dans ces dernières, l’allégorie de Nicolas Coustou montre une Saône vigoureuse, couchée sur un lion et déversant une corne d’abondance (cf. http://artgitato.com/allegorie-de-saone-lyon-place-bellecour-nicolas-coustou-sculpteur/)
André Vermare laisse une Saône alanguie, presque inconsciente, se laissant guider par la puissance invincible et quasi-guerrière du Rhône.
Le Rhône avec ses 812 kilomètres reste géographiquement plus puissant par rapport à la Saône qui n’en compte que la moitié, 480 kilomètres.
Dans la littérature aussi les textes vigoureux ne manquent pas pour glorifier et illustrer la puissance du Rhône : « Le Rhône âpre et farouche… Le Rhône est fort. — Comme la mer…Mon grand fleuve rude aux flancs gris » (Édouard Pailleron)
Il apparaît cependant plus calme dans les Vers trouvés sur le pont du Rhône de Chateaubriand.
La Saône est bien moins souvent portée par la plume de nos écrivains. La Saône n’a visiblement pas le même attrait : Gabriel Vicaire : « La vieille fée en Saône a jeté sa béquille… »
André Vermare au Salon de 1905
Quand on entre dans le grand hall, avenue Nicolas II, où des centaines de statues faites pour humaniser des solitudes se confondent dans un indiscernable enchevêtrement de lignes, et gesticulent sans aucun égard à leurs attitudes réciproques, il semble qu’on entre dans une assemblée où tout le monde parlerait à la fois. Et cela rend le regardant très injuste. Mais, s’il s’applique à dégager par l’imagination et par quelque ingéniosité dans le point de vue la valeur propre et la silhouette de chaque figure et si, faisant un travail inverse de celui du jury, il parvient à isoler ce que l’Art n’a pas uni, peut-être jugera-t-il que quelques-unes de ces œuvres méritaient, en vérité, d’être créées pour la joie des âmes artistes et pour l’honneur de l’art français. Telles sont, par exemple, l’admirable Danse sacrée de M. Ségoffin, la gracieuse et harmonieuse Biblis pleure de M. Jean Camus, la Consolation de M. David et l’Été de M. Hippolyte Lefebvre. D’autres encore : le Baiser à la source de M. Couteilhas, le Rhône et la Saône de M. Vermare … »
Robert de La Sizeranne
Le Geste moderne aux Salons de 1905
Revue des Deux Mondes
Cinquième période, tome 27, 1905
******
Le Rhône par Chateaubriand
Vers trouvés sur le pont du Rhône
Il est minuit, et tu sommeilles ; Tu dors, et moi je vais mourir. Que dis-je, hélas ! peut-être que tu veilles !
Pour qui ?… l’enfer me fera moins souffrir.
Demain quand, appuyée au bras de ta conquête,
Lasse de trop d’amour et cherchant le repos,
Tu passeras ce fleuve, avance un peu la tête Et regarde couler ces flots.
François-René de Chateaubriand
Poésies diverses
Vers trouvés sur le pont du Rhône
**
LA VIEILLE FEE EN SAÔNE A JETE SA BEQUILLE
Il soufflait cette nuit un grand vent de jeunesse.
Ah ! bonsoir aux soucis maintenant ! Notre Bresse
A mis à son corsage une fleur de pêcher.
La vieille fée en Saône a jeté sa béquille,
Et rit à pleine voix comme une jeune fille.
Hourrah ! l’amour au bois, l’amour va se cacher !
Gabriel Vicaire
En Bresse
Le Parnasse contemporain
Recueil de vers nouveaux
Slatkine Reprints, 1971, III. 1876
**
LE RHÔNE
Taillez en blocs forêts et monts,
Forgez des freins, scellez des ponts,
Comme un mors dans sa bouche,
Donnez-lui le roc à mâcher,
Mais empêchez-le de marcher,
Le Rhône âpre et farouche,
Qui descend des libres sommets
Et va, sans se tarir jamais,
Aux flots intarissables
Mêler ses flots par trois sillons,
Autant que l’ongle des lions
En creuse dans les sables !
Le Rhône est fier. — Comme le Rhin,
Il a ses vieux donjons d’airain ;
Comme un fleuve de neige,
Ses sapins verts au dur profil,
Et ses palmiers comme le Nil,
Et puis encor… que sais-je ?
Camargue fauve, taureaux noirs
Regardent vaguement les soirs
Couler l’onde sonore,…
Hérons pensifs, flamans rosés,
Dont le vol aux cieux embrasés
Est semblable à l’aurore.
Le Rhône est fort. — Comme la mer,
Il traîne des galets de fer
Avec un bruit de chaînes ;
Il a pour rives du granit
Si haut que l’aigle y fait son nid,
Et pour roseaux des chênes !
Ah ! le vieux mâle ! sur son dos
Qu’on charge les plus lourds fardeaux,
Plomb ou pierre, qu’importe ?
Et qu’importe voile ou vapeur ?
Un vaisseau ne lui fait pas peur,
Il dit : Viens ! et l’emporte.
Tombe des pics, franchis le val !
Au grand galop comme un cheval
Rase la plaine immense,
Fends les lacs et fends les coteaux
De l’acier tranchant de tes eaux,
Mon grand fleuve en démence !
Mon grand fleuve rude aux flancs gris,
Que, dans l’écume, avec des cris,
Le mistral éperonne !
Passe magnifique, ô mon roi :
Nulle majesté mieux que toi
Ne porte sa couronne.
Passe et mire en ton cours fécond
Fillette brune et raisin blond,
Ceps rians, belles femmes ;
Heureux le peuple de tes bords !
Il a le vin, âme des corps,
Et l’amour, vin des âmes.
O fils des monts immaculés !
Tu roules toujours plus troublés
Tes flots de lieue en lieue ;
Rhône indigné, l’âme est ainsi,
L’âme qui se perd, elle aussi,
Dans l’immensité bleue !
Le Rhône Édouard Pailleron
Avril
Revue des Deux Mondes
Tome 49 – 1864
****
LE RHÔNE PAR VOLTAIRE
Le Rhône sort en cascade de la ville pour se joindre à la rivière d’Arve, qui descend à gauche entre les Alpes ; au delà de l’Arve est encore à gauche une autre rivière, et au delà de cette rivière, quatre lieues de paysage. À droite est le lac de Genève ; au delà du lac, les prairies de Savoie ; tout l’horizon, terminé par des collines qui vont se joindre à des montagnes couvertes de glaces éternelles, éloignées de vingt-cinq lieues, et tout le territoire de Genève semé de maisons de plaisance et de jardins.
Voltaire
Correspondance : année 1760
4107 À M. WATELET
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 40)
L’ALLEGORIE DE LA SAÔNE
LYON
PLACE BELLECOUR
Par
NICOLAS COUSTOU
*1720*
La Corne d’abondance
Il soufflait cette nuit un grand vent de jeunesse.
Ah ! bonsoir aux soucis maintenant ! Notre Bresse
A mis à son corsage une fleur de pêcher.
La vieille fée en Saône a jeté sa béquille,
Et rit à pleine voix comme une jeune fille.
Hourrah ! l’amour au bois, l’amour va se cacher !
Gabriel Vicaire
En Bresse
Le Parnasse contemporain
Recueil de vers nouveaux
Slatkine Reprints, 1971, III. 1876
****
L’ALLEGORIE DE LA SAÔNE
*****
NICOLAS COUSTOU
Né à Lyon le ort à Paris le
Voltaire
Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de Voltaire
Garnier, Tome 14, 1878
**
CRITIQUE DE NICOLAS COUSTOU
PAR GUSTAVE PLANCHE
« Quelques-uns de ses bustes ont réuni d’assez nombreux suffrages, je dois même reconnaître que parmi les gens du monde ils ont passé pour de véritables chefs-d’œuvre. Malheureusement pour l’auteur, quelques amis imprudens ont prononcé le nom de Coustou, et les hommes familiarisés avec l’histoire de la sculpture française ont dû repousser cette étrange comparaison. Les femmes de Nicolas Coustou, placées devant le château des Tuileries, n’ont rien de commun avec les bustes de M. Clésinger. Il y a dans ces figures une élégance qu’il n’atteindra jamais, si nous devons juger de son avenir par son passé. Il ne faut pas s’abuser en effet sur le mérite de ces bustes si vantés. Dépouillés de la couche légère de stéarine qui les recouvre, ils auraient bientôt perdu la meilleure partie de leur charme. Tout ce qu’on peut louer dans ces œuvres trop prônées, c’est une certaine habileté de ciseau. Quant à l’expression des physionomies, elle n’a rien qui excite l’attention. Rapprocher M. Clésinger de Nicolas Coustou, c’est, là en vérité un étrange caprice. Pour imaginer une telle comparaison, il faut compter singulièrement sur l’ignorance des lecteurs. Quoique les développemens de l’art français depuis la renaissance jusqu’à nos jours ne fassent pas partie de l’enseignement ordinaire de nos écoles, un tel jugement devait rencontrer des contradicteurs.
Gustave Planche
Beaux-Arts
La Statue équestre de François Ier
Revue des Deux Mondes
Seconde période, tome 1, 1856
« M. Paul Cayrard, dans trois bustes de femmes, s’est étudié à reproduire la manière de Nicolas Coustou. Cette imitation, j’en conviens, n’est pas sans charme ; toutefois je conseille à l’auteur de renoncer aux pastiches. Les portraits de la duchesse de Brissac, de la marquise de Las Marismas et de la Cerrito sont d’ailleurs modelés d’une façon incomplète. Pour obtenir des lignes jeunes et délicates, le sculpteur a simplifié outre mesure les détails qu’il avait sous les yeux. Or Nicolas Coustou n’a jamais commis une pareille méprise. »
Le salon de 1852
Gustave Planche
Revue des Deux Mondes
Tome 14 -1852
L’ALLEGORIE DU RHÔNE
LYON
PLACE BELLECOUR LYON
Par
GUILLAUME COUSTOU
*1720*
Le Rhône par Chateaubriand
Vers trouvés sur le pont du Rhône
Il est minuit, et tu sommeilles ; Tu dors, et moi je vais mourir. Que dis-je, hélas ! peut-être que tu veilles !
Pour qui ?… l’enfer me fera moins souffrir.
Demain quand, appuyée au bras de ta conquête,
Lasse de trop d’amour et cherchant le repos,
Tu passeras ce fleuve, avance un peu la tête Et regarde couler ces flots.
François-René de Chateaubriand
Poésies diverses
Vers trouvés sur le pont du Rhône
LE RHÔNE
Taillez en blocs forêts et monts,
Forgez des freins, scellez des ponts,
Comme un mors dans sa bouche,
Donnez-lui le roc à mâcher,
Mais empêchez-le de marcher,
Le Rhône âpre et farouche,
Qui descend des libres sommets
Et va, sans se tarir jamais,
Aux flots intarissables
Mêler ses flots par trois sillons,
Autant que l’ongle des lions
En creuse dans les sables !
Le Rhône est fier. — Comme le Rhin,
Il a ses vieux donjons d’airain ;
Comme un fleuve de neige,
Ses sapins verts au dur profil,
Et ses palmiers comme le Nil,
Et puis encor… que sais-je ?
Camargue fauve, taureaux noirs
Regardent vaguement les soirs
Couler l’onde sonore,…
Hérons pensifs, flamans rosés,
Dont le vol aux cieux embrasés
Est semblable à l’aurore.
Le Rhône est fort. — Comme la mer,
Il traîne des galets de fer
Avec un bruit de chaînes ;
Il a pour rives du granit
Si haut que l’aigle y fait son nid,
Et pour roseaux des chênes !
Ah ! le vieux mâle ! sur son dos
Qu’on charge les plus lourds fardeaux,
Plomb ou pierre, qu’importe ?
Et qu’importe voile ou vapeur ?
Un vaisseau ne lui fait pas peur,
Il dit : Viens ! et l’emporte.
Tombe des pics, franchis le val !
Au grand galop comme un cheval
Rase la plaine immense,
Fends les lacs et fends les coteaux
De l’acier tranchant de tes eaux,
Mon grand fleuve en démence !
Mon grand fleuve rude aux flancs gris,
Que, dans l’écume, avec des cris,
Le mistral éperonne !
Passe magnifique, ô mon roi :
Nulle majesté mieux que toi
Ne porte sa couronne.
Passe et mire en ton cours fécond
Fillette brune et raisin blond,
Ceps rians, belles femmes ;
Heureux le peuple de tes bords !
Il a le vin, âme des corps,
Et l’amour, vin des âmes.
O fils des monts immaculés !
Tu roules toujours plus troublés
Tes flots de lieue en lieue ;
Rhône indigné, l’âme est ainsi,
L’âme qui se perd, elle aussi,
Dans l’immensité bleue !
Le Rhône Édouard Pailleron
Avril
Revue des Deux Mondes
Tome 49 – 1864
LE RHÔNE PAR VOLTAIRE
Le Rhône sort en cascade de la ville pour se joindre à la rivière d’Arve, qui descend à gauche entre les Alpes ; au delà de l’Arve est encore à gauche une autre rivière, et au delà de cette rivière, quatre lieues de paysage. À droite est le lac de Genève ; au delà du lac, les prairies de Savoie ; tout l’horizon, terminé par des collines qui vont se joindre à des montagnes couvertes de glaces éternelles, éloignées de vingt-cinq lieues, et tout le territoire de Genève semé de maisons de plaisance et de jardins.
Voltaire
Correspondance : année 1760
4107 À M. WATELET
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 40)
****
L’ALLEGORIE DU RHÔNE
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GUILLAUME COUSTOU
Né le mort à Paris, le
« Les jardins de Marly où la pluie ne mouillait pas, selon le mot d’un courtisan de Louis XIV, étaient l’ouvrage du génie de Mansard et du crayon de Lebrun. Ils étaient remplis de statues et de fontaines. Au bout du parterre, un grand balcon dominait un abreuvoir et la route de Saint-Germain. On y voyait ces deux beaux chevaux de marbre, travail admirable de Guillaume Coustou, et qu’on a transportés à Paris, à l’entrée des Champs-Élysées. Tous ces bosquets enchantés sont détruit. Ils ont disparu en peu de temps ; mais le souvenir en sera immortel… »
Félix de France d’Hézecques
Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI
CHAPITRE XX
1873
LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE
VU PAR VOLTAIRE
« Voilà, monsieur, une physique bien cruelle. On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles ; cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d’un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables, au milieu des débris dont on ne peut les tirer, des familles ruinées aux bouts de l’Europe, la fortune de cent commerçants de votre patrie abîmée dans les ruines de Lisbonne. Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l’inquisition est resté debout ? Je me flatte qu’au moins les révérends pères inquisiteurs auront été écrasés comme les autres. Cela devrait apprendre aux hommes à ne point persécuter les hommes : car, tandis que quelques sacrés coquins brûlent quelques fanatiques, la terre engloutit les uns et les autres. Je crois que nos montagnes nous sauvent des tremblements de terre. » Voltaire
Correspondance – année 1755
Editions Garnier
(Œuvres complètes de Voltaire, tome 38, p. 511).
« Quand elle a disparu, Antoine aperçoit un enfant sur le seuil de sa cabane. Cet enfant est petit comme un nain, et pourtant trapu comme un Cabire, contourné, d’aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grosse ; et il grelotte sous une méchante tunique, tout en gardant à sa main un rouleau de papyrus. » LA TENTATION DE SAINT ANTOINE
*
***
LE VITRAIL CENTRAL
Jésus et les saints
« On représente ordinairement les 12 apôtres avec leurs symboles ou leurs attributs spécifiques ; & c’est pour chacun d’eux, à l’exception de S. Jean, & de S. Jacques le majeur, la marque de leur dignité, ou l’instrument de leur martyre. Ainsi S. Pierre a les clefs pour marque de sa primauté ; S. Paul un glaive, S. André une croix en sautoir ; S. Jacques le mineur une perche de foulon ; S. Jean une coupe d’où s’envole un serpent ailé ; S. Barthélemi un coûteau ; S. Philippe un long bâton, dont le bout d’enhaut se termine en croix ; S. Thomas une lance ; S. Matthieu une hache d’armes ; S. Jacques le majeur un bourdon de pélerin & une gourde ; S. Simon une scie, & S. Jude une massue. » Mallet, Toussaint, Vandenesse
L’Encyclopédie – Première Edition
Texte établi par D’Alembert, Diderot , 1751
*
« Et les soldats lui lancèrent tant de flèches qu’il fut tout couvert de pointes comme un hérisson ; après quoi, le croyant mort, ils l’abandonnèrent. Et voici que peu de jours après, saint Sébastien, debout sur l’escalier du palais, aborda les deux empereurs et leur reprocha durement le mal qu’ils faisaient aux chrétiens. Et les empereurs dirent : « N’est-ce point là Sébastien, que nous avons fait tuer à coups de flèches ? » Et Sébastien : « Le Seigneur a daigné me rappeler à la vie, afin qu’une fois encore je vienne à vous, et vous reproche le mal que vous faites aux serviteurs du Christ ! » Alors les empereurs le firent frapper de verges jusqu’à ce que mort s’ensuivît, et ils firent jeter son corps à l’égout, pour empêcher que les chrétiens ne le vénérassent comme la relique d’un martyr. » Jacques de Voragine
La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa – Ed. Perrin et Cie, 1910
« Des soldats voulurent le délier, mais ils ne purent pas le toucher, car aussitôt leurs bras retombaient inertes. Et André, voyant que la foule voulait le détacher, fit, sur sa croix, cette prière, qu’a rapportée saint Augustin dans son livre De la Pénitence : « Seigneur, ne permets pas que je descende vivant de cette croix : car il est temps que tu livres mon corps à la terre. Je l’ai porté si longtemps, j’ai tant veillé, et peiné, que je voudrais maintenant être délivré de cette obéissance, et déchargé de ce lourd fardeau. Aussi longtemps que l’ai pu, Père bienfaisant, j’ai résisté aux attaques de mon corps,
Traduction par T. de Wyzewa .
Perrin et Cie, 1910
Jacques le Majeur
Jacques de Zébédée – saint Jacques
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Saint Thomas
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Saint Pierre
Les clés du ciel et de la terre
« Seule, tu tiens les Clés du ciel et de la terre, Les Clés par Jésus-Christ remises à Saint Pierre. »
Préludes de l’Antoniade
Rome
*
SIMON LE ZELOTE
La scie, instrument de son martyre
« Et quand ils furent entrés dans la ville, ils montèrent en une chambre haute, où demeuraient Pierre et Jacques, Jean et André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques, fils d’Alphée, et Simon Zélotes, et Jude, frère de Jacques. » David Martin
Le Nouveau Testament
Société biblique américaine -1861
Episode où saint Antoine prêche aux poissons de la mer
Saint Antoine de Padoue ou Saint Antoine de Lisbonne né en 1195 à Lisbonne et mort le 13 juin 1231 près de Padoue
« Saint Antoine se trouvant donc à Rimini, où étaient une grande multitude d’hérétiques, et voulant les ramener à la lumière de la véritable foi et au chemin de la vertu, il les prêcha pendant plusieurs jours, et disputa avec eux de la foi du Christ et de la sainte Écriture. Mais eux, non-seulement ne se rendaient pas à ses saintes paroles, mais demeuraient endurcis et obstinés à ne vouloir pas l’écouter. Saint Antoine, un jour, par une divine inspiration, s’en alla vers la plage où le fleuve se jette dans la mer, et, s’étant ainsi placé entre le fleuve et la mer, il commença à parler comme s’il prêchait de la part de Dieu aux poissons, et il dit : « Écoutez la parole de Dieu, vous, poissons de la mer et du fleuve, puisque les infidèles hérétiques dédaignent de l’entendre. » Et, dès qu’il, eut parlé, aussitôt accourut, vers le bord où il était, une telle multitude de poissons, grands, petits et moyens, que jamais dans cette mer et dans ce fleuve on n’en avait vu une si grande quantité. Tous tenaient leurs têtes hors de l’eau, et tous semblaient regarder la face de saint Antoine, tous dans le plus grand ordre et une grande paix. Car sur le devant et le plus près de la rive se tenaient les petits poissons, après eux venaient les moyens, et derrière, où l’eau était plus profonde, se tenaient les plus gros. Les poissons étant donc rangés dans cet ordre, saint Antoine se mit à prêcher solennellement et à dire : « Mes frères les poissons, vous êtes fort obligés, selon votre pouvoir, de rendre grâce à notre Créateur, qui vous a donné un aussi noble élément pour votre habitation car, selon qu’il vous plaît, vous avez des eaux douces et des eaux salées. Il vous a ménagé beaucoup de refuges pour échapper aux tempêtes, il vous a encore préparé un élément clair et transparent, et une nourriture dont vous vivez. Dieu, votre créateur libéral et bon, quand il vous fit naître, vous commanda de croître et de multiplier, et vous donna sa bénédiction. Quand le déluge universel arriva, quand tous les autres animaux moururent, Dieu vous réserva seuls sans dommage. Ensuite, il vous a donné des nageoires pour courir où il vous plaît. A vous il fut accordé, par le commandement de Dieu, de garder le prophète Jonas, et, après trois jours, de le rejeter à terre sain et sauf. C’est vous qui donnâtes le cens pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, en sa qualité de pauvre, n’avait pas de quoi le payer. Par un mystère singulier, vous servîtes de nourriture au roi éternel Jésus-Christ, avant et après la résurrection. A cause de toutes ces choses, vous êtes extrêmement obligés de louer et de bénir Dieu, qui vous a départi tant et de tels bienfaits de plus qu’aux autres créatures. » A ces paroles, et aux autres enseignements que saint Antoine ajouta, les poissons commencèrent à ouvrir la gueule, à incliner la tête, et avec ces signes et d’autres marques de respect, selon leur manière et leur pouvoir, ils louaient Dieu. Alors saint Antoine, voyant tout le respect des poissons pour Dieu leur créateur, se réjouit en esprit, et dit à haute voix : « Béni soit le Dieu éternel, parce que les poissons de l’eau l’honorent mieux que ne font les hommes hérétiques, et les animaux sans raison écoutent mieux sa parole que les hommes infidèles ! » Or plus saint Antoine prêchait, et plus la multitude des poissons augmentait, et aucun d’eux ne quittait la place qu’il avait choisie. A ce miracle, le peuple de la cité commença d’accourir, et, dans ce nombre, les hérétiques dont on a parlé plus haut ; lesquels, voyant un miracle si merveilleux et si manifeste, furent émus dans leur cœur, et tous se jetèrent aux pieds de saint Antoine pour entendre sa parole. Alors saint Antoine se mit à prêcher la foi catholique il prêcha d’une manière si élevée, que tous les hérétiques se convertirent et revinrent à la vraie. foi du Christ, et tous les fidèles demeurèrent consolés avec une grande allégresse et. fortifiés dans la foi. Cela fait, saint Antoine congédia les poissons ; avec la bénédiction de Dieu, et tous partirent en donnant des marques extraordinaires de joie, elle peuple de même. Ensuite saint Antoine resta à Rimini plusieurs jours, prêchant et recueillant beaucoup de fruits spirituels dans les âmes. »
Frédéric Ozanam
Les poètes franciscains en Italie au treizième siècle
XXIX
Du miracle que Dieu fit, quand saint Antoine, étant a Rimini, prêcha aux poissons de la mer
Lecoffre, 1870
LISBOA – LISBONNE
CAMPO GRANDE
MUSEU DA CIDADE Palácio Pimenta
Photo Jacky Lavauzelle
LE TREMBLEMENT DE TERRE
DU
1er novembre 1755
entre 50 000 et 80 000 victimes
9h36
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O TERREMOTO
de 1 de novembro de 1755
entre 50 000 e 80 000 vítimas
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« LISBONNE ETAIT, ELLE N’EST PLUS«
« Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants Sur le sein maternel écrasés et sanglants ? Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices Que Londres, que Paris, plongés dans les délices : Lisbonne est abîmée, et l’on danse a Paris. » Voltaire
Poème sur le désastre de Lisbonne
1756
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25 JOURS DE SECOUSSES SUCCESSIVES
DU 1er NOVEMBRE 9h36 AU 25 NOVEMBRE
« Le 1er novembre 1755. les premières secousses commencèrent à Lisbonne à 9 heures 36 minutes du matin. Elles furent d’abord très-fortes & très-pressées, pendant près de deux minutes. Durant l’espace de 3 à 4 minutes les secousses diminuèrent. Puis elles recommencèrent avec plus de force & durèrent 3 à 4 minutes. Il y eut alors un intervalle de près d’un quart d’heure de repos, pendant lequel on n’aperçut que quelques légères commotions. Il survint après ce tems un troisième tremblement, qui fut moins violent, que les deux précédents, mais qui renversa encore bien des bâtiments ébranlés. Il se fit dans ce moment des fentes à la terre soulevée. D’intervalle en intervalle il revint des secousses plus légères, pendant tout le jour & le lendemain. Le troisième jour, les secousses furent encore moindres. Le 6 & le 7. les secousses furent un peu plus violentes. Le 8 à 5 heures du matin il y eut quelques secousses assez fortes pour renverser encore quelques bâtiments. Il y eut quelques secousses jusqu’au 12. que la terre fut tranquille. Le vent changea : de Nord-Nord-Est, qu’il avait été, il tourna au Nord. Le 13, 14, 15, retour de secousses sur le matin. Le 16, les balancements revinrent sur les trois heures après midi. Les plus violentes commotions, après celles du 1. & du 8 novembre, ont été le 11 & le 15 décembre. Le 21, deux secousses à la même heure que le 1er novembre. Le 25, nouvelles secousses à deux heures du matin. Mon dessein n’est pas de poursuivre ce journal. Ce que j’en ai dit n’est que pour faire voir qu’on ne saurait apercevoir des périodes fixes pour les jours. Seulement un retour plus ordinaire dans les heures de la matinée. » Élie Bertrand
Mémoires historiques et physiques sur les tremblemens de terre
Les divers phénomènes des tremblemens de Terre
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LE TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE
VU PAR VOLTAIRE
« Voilà, monsieur, une physique bien cruelle. On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles ; cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d’un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables, au milieu des débris dont on ne peut les tirer, des familles ruinées aux bouts de l’Europe, la fortune de cent commerçants de votre patrie abîmée dans les ruines de Lisbonne. Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l’inquisition est resté debout ? Je me flatte qu’au moins les révérends pères inquisiteurs auront été écrasés comme les autres. Cela devrait apprendre aux hommes à ne point persécuter les hommes : car, tandis que quelques sacrés coquins brûlent quelques fanatiques, la terre engloutit les uns et les autres. Je crois que nos montagnes nous sauvent des tremblements de terre. » Voltaire
Correspondance – année 1755
Editions Garnier
(Œuvres complètes de Voltaire, tome 38, p. 511).
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Praça da Patriarchal
Place de la Patriachale
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« Vous êtes, messieurs, trop bons chrétiens, et vous avez malheureusement trop de part à l’aventure de Lisbonne pour n’avoir pas imprimé au plus vite le sermon qui désarmera la vengeance divine, et après lequel il n’y aura jamais de tremblement de terre. Je me flatte que vous aurez eu la bonté d’envoyer les premiers exemplaires au prédicateur ; je vous prie de vouloir bien m’en donner avis, afin que je puisse me vanter à lui d’avoir coopéré à cette œuvre pieuse. S’il vous manque encore quelque chapitre profane pour compléter certains mélanges, vous n’avez qu’à écrire à un profane, à Monrion, et il sera votre manufacturier. » Voltaire
Correspondance : année 1755
Ed. Garnier – Œuvres complètes de Voltaire
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Igreja de São Paulo
Eglise Saint Paul
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« Depois de muito procurar acha emfim o auctor a egreja de Sancta-Maria d’Alcaçova.–Stylo da architectura nacional perdido.–O terremoto de 1755, o marquez de Pombal e o chafariz do Passeio-publico de Lisboa. » Almeida Garrett
Viagens na Minha Terra
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Igreja de São Nicolau
Eglise de Saint Nicolas
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« LISBONNE ETAIT, ELLE N’EST PLUS«
« « Lisbonne était ; elle n’est plus », dit une lettre qui nous apprit qu’un tremblement de terre arrivé le premier novembre 1755, en avoit fait une seconde Héraclée ; mais puisqu’on espere aujourd’hui de la tirer de ses ruines, & même de lui rendre sa premiere splendeur, nous laisserons un moment le rideau sur l’affreuse perspective qui l’avoit détruite, pour dire un mot de son ancienneté & des diverses révolutions qu’elle a souffertes, jusqu’à la derniere catastrophe, dont on vient d’indiquer l’époque trop mémorable. » Charles de Jaucourt Première Edition de L’Encyclopédie
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Casa da Opera
La Maison de l’Opéra
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UN TREMBLEMENT DE TERRE
QUI DETRUIRA LE PORT DE SETUBAL
à 10 lieues au sud-est de Lisbonne
« Sétubal s’était accrue par la commodité de son port, par la fertilité de son terroir, par la richesse de sa pêche, & par la fécondité de ses salines. Enfin, son commerce florissant avait rendu depuis deux siècles cette ville considérable, lorsqu’elle a été détruite par ce terrible tremblement de terre, du premier novembre 1755, qui a si prodigieusement endommagé Lisbonne. » Charles de Jaucourt
Première Edition de L’Encyclopédie
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JOSEPH Ier
fait reconstruire LISBONNE
Après le tremblement de terre de 1755 José I
(Lisboa, 6 de junho de 1714 – Sintra, 24 de fevereiro de 1777) reconstrói Lisboa após o terremoto
Joseph Ier de Portugal dit Le Réformateur 6 juin 1714-24 février 1777
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LA QUESTION DE
L’ORIGINE DU MAL
« Dans le poème sur le Désastre de Lisbonne M. de Voltaire attaque l’opinion que tout est bien, opinion très répandue au commencement de ce siècle, parmi les philosophes d’Angleterre et d’Allemagne. La question de l’origine du mal a été insoluble jusqu’ici, et le sera toujours. En effet le mal, tel qu’il existe à notre égard, est une suite nécessaire de l’ordre du monde ; mais pour savoir si un autre ordre était possible, il faudrait connaître le système entier de celui qui existe. D’ailleurs, en réfléchissant sur la manière dont nous acquérons nos idées, il est aisé de voir que nous ne pouvons en avoir aucune de la possibilité prise en général, puisque notre idée de possibilité, relative à des objets réels, ne se forme que d’après l’observation des faits existants… Il convient d’abord que nous n’avons aucun moyen d’expliquer l’origine du mal ; et il ajoute qu’il ne croit le système de l’optimisme que parce qu’il trouve ce système très consolant, et qu’il pense qu’on doit déduire de l’existence d’un Dieu juste que tout est bien, et non déduire de la perfection de l’ordre du monde l’existence d’un Dieu juste… » Avertissement pour les poèmes sur la Loi naturelle et sur le Désastre de Lisbonne de Voltaire
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« ALLEZ INTERROGER LES RIVAGES DU TAGE«
« C’est l’orgueil, dites-vous, l’orgueil séditieux, Qui prétend qu’étant mal, nous pouvions être mieux. Allez interroger les rivages du Tage ; Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage ; Demandez aux mourants, dans ce séjour d’effroi, Si c’est l’orgueil qui crie : « O ciel, secourez-moi ! O ciel, ayez pitié de l’humaine misère ! » « Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. » Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal, Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ? » Voltaire Poème sur le désastre de Lisbonne
1756