MOLIERE
Dom Juan,
Quand les masques
tombent…
Sganarelle, qui en appelle d’emblée à Aristote, rien que ça, le premier, présente son maître comme « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable brute, un pourceau d’Epicure». Pourtant Sganarelle n’est qu’un triste sire, ladre et peureux comme pas un. N’ayant aucune parole, jamais capable de dire en face ce qu’il pense de ce maître honni, ou simplement d’en changer, puisqu’à ces yeux c’est le diable personnifié. Lui, se permet de donner des leçons de morale et de séparer le bien du mal et n’hésite pas à une seconde à jeter, non la première pierre, mais la maison toute entière. C’est ce Sganarelle, le lâche devant le danger, qui nous donne, en son temps, sa leçon. Cette seule origine de cette critique, bien vite amenée, devrait dans notre for intérieur nous alerter. Et si Dom Juan n’était autre qu’un preux révolutionnaire, libéral dans ces mœurs et grands dans ces actions, dans les mouvements de son cœur. Un révolutionnaire animal, il est vrai sans contrôle sur ses pulsions. Mais un révolutionnaire ne contrôle pas tout. Il s’adapte aux événements.
Réhabilitons Dom Juan !
La pièce débute sur un détournement avec l’apologie du tabac. Le mal devient le bien. « Il n’est rien d’égal au tabac », « non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu ». Nous sommes en plein contre-sens. Et le reste est du même tonneau. Dom Juan est présenté comme le mal. Ne serait-il pas le bien, libre et généreux. Courtois et attentionné. D’une audace flamboyante de cette étoffe juste et rugueuse qui n’a pas peur de devoir s’expliquer devant le Ciel dans l’au-delà. « C’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble. » Sganarelle aujourd’hui semble être resté le bon serviteur comique et Dom Juan, le tombeur diabolique de ces pauvre et innocentes dames. Le désir qui envahit Dom Juan est naturel, il entraîne cette danse, cette séduction que l’on retrouve chez les autres animaux. Etienne Pivert de Senancour soulignait que « tout but d’un désir naturel est légitime ; tous les moyens qu’il inspire sont bons. »
Un homme d’action projeté dans le futur
Pourtant, lui, ne détourne pas son discours. Il fait, il parle. Il apparaît alors pour ces contemporains comme un cynique. Il s’engage dans ces passions où domine son instinct. Il sacralise ses pulsions en les rendant toutes exceptionnelles et merveilleuses, dignes des contes orientaux les plus fous et débridés : « Une douceur extrême », « les charmes inexplicables », « le réveil de nos désirs »…
Dom Juan reste fondamentalement un homme libre dans un siècle de conventions, essentiellement libre. Il se projette toujours. Une femme amène une nouvelle femme. Un désir, un nouveau désir. Conquêtes après conquêtes. S’arrêter, ce serait rester dans le présent. Comme prisonnier du temps. Enfermer dans cet espace contraint de la seconde immédiate. Ce serait manquer d’oxygène ; donc mourir. D’où ce mouvement perpétuel, d’où des envies nouvelles chaque fois. Chaque nouvelle sensation le fait vivre. Dans toute nouvelle émotion, son cœur repart. Il revit. Il bouge, se bouge, reste d’une curiosité démesurée ; « il se plaît à se promener de liens en liens et n’aime guère à demeurer en place. » C’est qu’au-delà de son intelligence et de son raisonnement, il agit. Il est un homme d’action principalement. « Tous ces discours n’avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. »
L’horreur et la peur du présent
Simone Weil positionnait ce désir dans l’attente, et dans l’impossibilité de trouver une réponse à cette fuite continue : « Quand on est déçu par un plaisir qu’on attendait et qui vient, la cause de la déception, c’est qu’on attendait de l’avenir. Et qu’une fois qu’il est là, c’est du présent. Il faudrait que l’avenir fût là sans cesser d’être l’avenir. Absurdité dont seule l’éternité guérit. » (La pesanteur et la grâce) Oui, car le plaisir qu’on attend n’est simplement pas du plaisir, ça ne peut être que du désir. C’est ce que disait déjà Voltaire dans son Dictionnaire philosophique : « le présent est plaisir, le futur désir« . Et Dom Juan s’en moque du plaisir, c’est un être de désirs qui donc ne ne peut jamais s’arrêter. Il court donc, il court jusqu’à sa fin, jusqu’à sa damnation. Il ne pourrait en être autrement.
La constance n’est bonne que pour les ridicules !
Dom Juan a le mouvement de la bête, du cynique, du chien qui verrait passer la chienne, dès qu’une belle et jeune femme approche. Il court, il enrage. Il se jette dessus comme le ferait un chien affamé sur son os. La fin et la faim ne sont plus guidées par la raison. Il cultive les dispositions brutes de sa nature, en les analysant (tirade de la scène 2 du premier acte). Son devoir absolu : l’inconstance. « La constance n’est bonne que pour des ridicules. » Mais c’est un animal logique dans toutes les autres circonstances.
Le courage personnifié
Et ce mouvement ne se fait pas sans panache. Et il est vrai que Dom Juan est courageux. Il fonce, n’a peur de rien. « Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté. » …« Oui, je suis Dom Juan moi-même, et l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom. » Devant le danger, il ne calcule pas, ne tergiverse pas. Il va aider et se jette dans la bataille. C’est un sanguin notre Dom Juan. Avec les dames comme dans l’adversité.
Mais vous faites que l’on vous croit !
Il suffit d’écouter Dom Juan, pour savoir qu’il a raison, ou, tout du moins, qu’il a des arguments Il est d’une intelligence basée sur la logique et le bon sens. « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle et que quatre et quatre sont huit. » Cette logique, totalement maîtrisée, trouble et déstabilise le plus souvent ces contradicteurs. « Vous parlez comme dans un livre…Vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. » « Mon Dieu ! Je ne sais si vous sites vrai, ou non ; mais vous faites que l’on vous croit. »
Il est toujours le plus clair et le plus ouvert possible, à l’exception de la période de conquête amoureuse et de ses créanciers, où il faut aime à jouer de stratagèmes et de ruses. « Vous vous expliquez clairement ; c’est ce qu’il y a de bon en vous, que vous n’allez point chercher de détours : vous dites les choses avec une netteté admirable. »
Songeons à ce qui peut nous donner du plaisir
C’est un esthète, sensible à la beauté et aux charmes. Sa vie est gouvernée par la notion de plaisir. Sans plaisirs, pas de vie, pas d’envie. « Songeons seulement à ce qui peut nous donner du plaisir. » Pas seulement pour les femmes. « Tout le monde m’a dit des merveilles de cette ouvrage, aussi bien que de la statue du Commandeur, et j’ai envie de l’aller voir. ».
En tant qu’esthète, il aime la vie et refuse la mort qu’entraînerait le mariage. C’est un profond libéral, opposé à ce conservatisme castrateur du mariage. Être fidèle, c’est « vouloir se piquer d’un faux honneur, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux. »
L’ambition des conquérants
Son cœur dans la relation amoureuse domine sa raison. Le ton est d’abord à la raison et aux arguments. La voix se trouve posée et parle loin et claire. « Quelle réponse as-tu faite ?…Quelle est ta pensée là-dessus ? » Passe un jupon, et le souffle devient court, haletant. La pensée se retrouve embuée, inondée, lessivée. La nappe monte et le phrasé s’accélère. Nous voguons sur une passion qui toujours change d’objet. Qui emporte tout. Le maître devient l’esclave de sa passion. Il suit son désir. Et il n’y a que là qu’il est dominé. Alors, il résiste. Ne rend pas les armes. Il devient désormais conquérant, guerrier de l’amour. Il élabore des stratégies, « l’ambition des conquérants ». Le voilà prêt « à réduire…à combattre…à forcer pied à pied toutes les petites résistances… » Comme son esprit est généreux, son cœur peut « aimer toute la terre, et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »
Que lui reprochent les femmes ?
Que lui reproche-t-on ? Peut-être de pouvoir aimer sans limite. De faire de sa vie toute entière une recherche d’amour, alors que ces dames ne recherchent qu’une situation confortable et sécurisée. Il aime le danger, c’est certain. Elles attendent de la sécurité. Elles font du mariage une prison quand lui ne propose que des leurres.
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême
Il les aime profondément dès ce premier moment quand son cœur alors bat encore la chamade. Il est tout entier dans sa passion, ce qui ravit, bien entendu, les courtisées. Elles sont désormais les plus belles, les plus fraîches, les plus désirables. Mais subitement la passion s’estompe. Et ces contemporains qui s’en satisfont par le lien du mariage sont plus hypocrites que Dom Juan, en prenant par la suite des maîtresses. La passion se dissout, part inéluctablement. « Mais ma passion est usée pour Done Elvire, et l’engagement ne compatit point avec mon humeur. » Il donne du plaisir aux femmes. Il sait se faire aimer. « Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous. » souligne Done Elvire.
L’hypocrisie, la voilà la vraie imposture !
C’est dans sa longue deuxième scène du dernier acte, que Dom Juan dénonce « ce qui se servent de masques pour abuser le monde » et qui joue les moralistes et les gens biens sous tous rapports. Cette hypocrisie est ce qui est le mieux partagé de par ce monde. « L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoi qu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. »
Il lui faut du nouveau pour enflammer son cœur et raviver sa flamme. « Sais-tu que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelque petit reste d’un feu éteint ? »
Mon coeur à toutes les belles, à celles qui savent le prendre
Lui, Dom Juan, donne son cœur et son corps aux femmes. Totalement. Ce sont elles qui sont en mesure de le garder plus ou moins longtemps. « Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront. » Il se jette en pâture à ces fauves et quand il ne reste plus rien, même plus l’os, elles se retournent les unes contre les autres ou, mieux encore, crient au vol et au déshonneur !
Attendez que je soyons mariés !
A cette époque, une seule possibilité d’assouvir son plaisir : la demande en mariage. Elles attendent toutes ce moment, comme la sainte option pour finir leur vie paisiblement. Elles cherchent à mettre la main sur la meilleure option, le meilleur parti. « C’est moi qu’il épousera » répond Mathurine à Charlotte, quand celle-ci assure qu’elle est « celle qu’il aime. » Elles promettent des merveilles après cette acceptation. Tout sera possible. Ce sera merveilleux. « Oh ! Monsieur, attendez que je soyons mariés, je vous prie ; après ça, je vous baiserai tant que vous voudrez. »
Un amant aimanté
Dom Juan joue avec ce saint sacrement. Il s’en amuse. Il devient « l’épouseur du genre humain » pour Sganarelle. C’est son arme. « Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains. » Il est révolutionnaire. Au diable les conventions. A nous les plaisirs. Il est pour le mariage pour toutes. Elles aiment tant ça ! Mais juste pour le rêve. Pourquoi s’emprisonner, s’emmurer : « j’aime la liberté en amour, tu le sais, je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. » C’est un véritable aimant magnétique !
Dom Juan n’est pas une victime des femmes, il n’est seulement qu’une victime du désir qu’il a des femmes et de ce trop-plein d’envies, de désirs et de liberté. Pour l’époque, c’est beaucoup trop ! ; ça fait de lui un monstre, une « véritable brute, un pourceau d’Epicure« .
Jacky Lavauzelle