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Œuvre de Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741)

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau
par Nicolas de Largillière

ODE X
À LA POSTÉRITÉ 
Déesse des héros, qu’adorent en idée
Tant d’illustres amants dont l’ardeur hasardée
Ne consacre qu’à toi ses vœux et ses efforts…

THÉÂTRE
LE CAFÉ
Pièce en un acte
(1694)


****



SUR
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU

ODE À
LA MORT DE JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU
par LEFRANC DE POMPIGNAN

Quand le premier chantre du monde
Expira sur les bords glacés,
Où l’Ebre effrayé dans son onde…

LE CAFÉ – Pièce (1694) en un acte de Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741)

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau
par Nicolas de Largillière

Représentée pour la première fois par les comédiens français le 2 février 1694.

PRÉFACE

Les comédies d’un acte sont aussi anciennes que le théâtre. Celles des Grecs se représentaient tout de suite ; et la méthode de les partager en cinq actes est une pratique ingénieuse, inconnue aux premiers poètes, et dont l’honneur n’est proprement dû qu’à leurs scholiastes. Le chant des chœurs, dont les derniers se sont servis pour marquer le repos de l’action, et qui faisaient une des plus grandes beautés de l’ancienne comédie, n’y fut d’abord conservé que par respect pour l’origine du poème dramatique, qui, comme tout le monde sait, n’était autre chose, dans ses commencements, qu’une ou plusieurs chansons rustiques à l’honneur de Bacchus, auxquelles on joignit avec le temps des épisodes, qui, en se perfectionnant peu à peu, y introduisirent l’action qui y manquait.
Nos petites comédies ont commencé en France à peu près de la même manière. Ce n’était d’abord qu’une chanson grossière, dont quelque acteur enfariné venait régaler le peuple après la représentation d’une pièce sérieuse. Les Gros-Guillaume, les Jodelet, les Guillot-Gorjus y mêlèrent leurs bouffonneries et il se trouva des auteurs complaisants qui voulurent bien y mettre la main, en les liant par une espèce d’action exprimée le plus souvent en petits vers. C’est ce qu’on appelait la farce. L’impression en conserve encore quelques-unes qui, à dire le vrai, méritaient fort peu de nous être conservées.
Molière, que nous pouvons regarder comme le créateur de la comédie moderne, s’avisa le premier de faire de ces petites pièces un spectacle digne des honnêtes gens, et le grand succès des comédies qu’il fit, en un acte et en trois actes, justifia bientôt qu’il ne manquait à celles qu’on avait faites avant lui, que de la noblesse et de la régularité, pour être d’excellentes pièces de théâtre. Car c’est une pure imagination de croire que le temps d’une comédie doive être déterminé par autre chose que par le temps de son action ; et si on regarde comme une faute de donner vingt quatre heures de durée à une action qui se représente en deux heures et demie, c’en serait une bien plus grande de donner deux heures et demie de représentation à une action qui ne doit durer qu’une demi-heure. Il n’est donc pas question de savoir si une comédie d’un acte peut être parfaite ; il ne s’agit que de distraire celles qui sont parfaites, d’avec celles qui ne le sont pas ; et comme ce qui constitue le poème n’est autre chose que l’instruction qui en est la fin, et le plaisir qui en est le moyen, on peut dire que ceux en qui ces deux conditions se rencontrent sont des poèmes parfaits, et que ceux à qui l’une des deux manque, ne le sont point car il est inutile de parler des poèmes à qui elles manquent toutes deux, puisqu’ils ne peuvent jamais rien valoir. Or, il est certain que l’imitation vive et naturelle d’une chose qui mérite d’être imitée, ne saurait manquer de plaire et d’instruire ; et sur ce principe, je ne craindrai point de dire que de petites comédies, comme les Précieuses ou la Comtesse de d’Escarbagnas, et quelques autres qui représentent dans un tableau achevé des ridicules dignes de correction, méritent autant de louanges que les plus grandes pièces du même genre, quoiqu’il y ait peut-être plus de travail dans celles-ci que dans les premières.
J’ai cru devoir cet éclaircissement au public, en faveur de plusieurs pièces auxquelles quelques savants semblent ne refuser la justice qui leur est due, que parce qu’elles n’ont point leurs cinq actes bien comptés. Je n’ai point eu d’autre vue en écrivant ces réflexions ; et, bien loin d’en vouloir tirer quelque avantage pour moi même, j’avouerai de bonne foi que si j’avais été capable de les faire dans l’âge où j’ai composé la petite comédie suivante, j’aurais choisi un sujet plus digne, de l’attention du public. Car quoiqu’elle représente assez naturellement les personnages qui hantaient les cafés de ce temps-là, il est toujours vrai qu’elle peint une chose qui ne mérite pas d’être peinte ; et que quand même elle n’aurait d’autre défaut, on ne pourrait la ranger tout au plus que dans la seconde classe des petites pièces, puisqu’il ne suffit pas, dans la comédie, de faire rire le public, mais qu’il faut encore, si on peut, le faire rire utilement. C’est tout ce que j’ai à dire de ce petit ouvrage. J’ajouterai seulement qu’en établissant ici des règles qui sont plus anciennes que moi, je n’ai pas prétendu ôter à toutes les pièces qui n’instruisent point le mérite de leur agrément et de leur vivacité. Ce serait faire un trop grand tort à quantité de bonnes comédies anciennes et modernes. Ce que je veux dire, c’est que pour les rendre absolument parfaites il serait à souhaiter qu’elles fussent aussi utiles qu’agréables ; et qu’en faisant rire leurs lecteurs, elles eussent encore l’avantage de leur apprendre quelque chose qui fût digne de leur être appris.
Ergo, non satis est diducere rictum
Auditoris ; et est in hoc quoedam quoque virtus.

LES PERSONNAGES

MADAME JÉROME,
marchande de café.

LOUISON,
sa fille.

DORANTE,
amant de Louison.

MONSIEUR JOBELIN,
notaire.

LA SOURDIÈRE,
ami de Monsieur Jobelin.

LE CHEVALIER,
ami de Dorante.

CORONIS,
gascon, ami de Dorante.

L’ABBÉ,
ami de Dorante.

CARONDAS,
poète.

LA FLÈCHE,
valet de Dorante.

PREMIER JOUEUR de dames.

SECOND JOUEUR de dames.

****

Scène I

La Sourdière, Coronis, Carondas, L’Abbé, Deux joueurs.

Le théâtre représente une salle de café, meublée de plusieurs tables. Le Poète paraît rêvant d’un côté auprès de deux joueurs de dames. L’Abbé dort dans le fond ; et de l’autre côté, Coronis et La Sourdière disputent ensemble assis, en prenant leur café.

LA SOURDIÈRE
Oh parbleu ! Je vous soutiens que si.

CORONIS
Et moi, mordi, je vous soutiens que non et je mets cent pistoles que nous n’aurons rien cette année en Hongrie.

LA SOURDIÈRE
Vous me feriez enrager, monsieur Coronis. Vous voulez savoir cela mieux que moi qui vois tous les jours aux Tuileries un homme qui reçoit toutes les semaines la gazette de Constantinople.

CORONIS
Quand ce serait celle de Babylone.

LA SOURDIÈRE
C’est être bien têtu. Et moi, je vous dis que je vis hier, entre ses mains, une lettre de l’aumônier d’un des principaux bâchas, qui marque expressément que le grand vizir est en marche avec deux cent mille hommes, et qu’il va droit à Belgrade, pour l’assiéger par terre et par mer.

CORONIS
Belgrade par mer et par terre ! Où avez-vous appris la géographie, s’il vous plaît ?

LA SOURDIÈRE
Comment, Belgrade n’est pas un port de mer ?

CORONIS
Non pas, que je sache ou bien c’est depuis fort peu de temps.

LA SOURDIÈRE
Morbleu, je sais la carte, et j’ai voyagé. Je parie que monsieur Carondas sera de mon avis. Monsieur, holà ! Monsieur Carondas, réveillez-vous.

CARONDAS
Ah morbleu ! Que la peste soit de votre babil ! Est-il possible qu’on ne puisse faire ici quatre vers en repos, et que les plus belles pensées du monde y soient sans cesse immolées à la pétulante loquacité du premier importun !

CORONIS
Quoi ! Vous faites des vers au café ? Voilà un plaisant Parnasse !

CARONDAS
Je revois a l’épithalame (1) de monsieur Jobelin le notaire et de la fille du logis. Ils attendent qu’elle soit faite pour se marier ; et j’ai bien voulu y donner un de ces quarts d’heure précieux que j’emploie à chanter les louanges des dieux et des héros.



CORONIS
Comment ! La petite Louison se marie ! Et que deviendra le pauvre Dorante ?

LA SOURDIÈRE
Il prendra la peine de s’en passer. Monsieur Jobelin est mon ancien ami, et je dois prendre part à tout ce qui regarde ce mariage. Monsieur Carondas, peut-on voir votre épithalame ?

CARONDAS.
Je n’en ai fait encore que la première strophe. La voici :
Hymen ïo, ô Hyménée !
Célébrons la douce journée,
Où deux amants heureux s’unissent pour toujours.
Venez, tendres Amours, combler la destinée
De cette épouse fortunée.
Que de ses flancs féconds, puisse dans peu de jours
Sortir une heureuse lignée
Hymen ïo, ô Hyménée
!

LA SOURDIÈRE
Diable, voilà du sublime, et cela s’appelle un début magnifique.

CORONIS
Et très avantageux pour le futur époux.

CARONDAS
Vous verrez bien autre chose, si je puis obtenir des libraires qu’ils impriment mon incomparable traduction de la Batrachomyomachie (2) d’Homère, car j’excelle dans les traductions des anciens auteurs, et je travaille actuellement à mettre en vers grecs l’Énéide de Virgile, pour la commodité de ceux qui n’entendent point la langue latine. Mais laissez-moi songer à ma seconde strophe.

LA SOURDIÈRE
C’est bien dit ; aussi bien notre café refroidit.

CARONDAS
Du flambeau de l’hymen.

LE SECOND JOUEUR
Attendez, monsieur, ce n’est pas cela ; vous dérangez le jeu.

LE PREMIER JOUEUR
Pardonnez-moi. J’ai joué là vous avez jouez ici ; je vous ai donné à prendre ; vous avez mis dans le coin ; et je vous souffle.

LE SECOND JOUEUR
Ah ventrebleu ! On n’a jamais joué du malheur dont je joue.

CARONDAS.
Eh quoi toujours du bruit ?

Scène II

Le Chevalier, Coronis, La Sourdière, L’Abbé, Carodas, Les Joueurs.

LE CHEVALIER
entre en chantant et dansant.
La, la, la, la, ra, ré. Allons hé du café.

CARONDAS
Encore, de tous côtés ?

LE CHEVALIER
chante.
Que chacun me suive.
Trinquons hardiment,
Point de ménagement ;
Je ne bois jamais autrement.
Je hais un convive
Qui dans un repas
Ne boit que par compas,
Et craindrait de faire un faux pas.
Que chacun me suive.
Trinquons hardiment,
Point de ménagement ;
Je ne bois jamais autrement.

CARONDAS.
Ah ! Je n’y puis plus tenir. Sortons, fuyons : ultra sauromatas hinc libet (3).

LE CHEVALIER
Adieu donc, monsieur Carondas.
À Coronis.
Bonjour, mon ami.
À la Sourdière.
Eh, te voilà, vieux pécheur !

L’ABBÉ
se réveillant et bâillant tout haut.
Ahi ! Ouf !

LE CHEVALIER
Ah parbleu ! Petit Abbé, mon mignon, je ne vous voyais pas. Comment te portes-tu ?

L’ABBÉ
Quelle heure est-il ?

LE CHEVALIER
brouillant le jeu.
Ah ! Ah ! Messieurs, vous jouez aux dames.

LE PREMIER JOUEUR
Morbleu, monsieur, cela ne se fait point ; vous avez tort. Attendez, Monsieur, j’avais gagné. Vous me devez une tasse de café au moins.

LE SECOND JOUEUR
Oui ! Tarare.

Scène III

L’Abbé, Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.


L’ABBÉ
Dites-moi un peu, jeunes gens, Dorante n’est-il point venu ici pendant que je dormais ? En cas qu’il vienne, je vous prie monsieur Coronis, de lui dire que je me suis informé de son monsieur Jobelin, et que je suis instruit à fond de tout ce qui regarde cet homme-là.

LA SOURDIÈRE
à part.
Oh, oh ! voici bien d’autres affaires. Malepeste ! Ceci ne vaut pas le diable. Allons l’avertir de ce qui se passe.

Il s’en va.

L’ABBÉ
Pour moi j’ai rendez-vous chez Forel. Il est tard, et j’ai peur qu’on ne soupe sans moi. Je n’ai point dîné.

CORONIS
Comment, monsieur l’Abbé, à dix heures du soir n’avoir point dîné, et être ivre ! Quelle bénédiction !

L’ABBÉ
Je me suis mis à table ce matin entre sept et huit, et nous avons déjeuné jusqu’à l’heure qu’il est.

LE CHEVALIER
Voilà un pauvre garçon qui me fait pitié.

L’ABBÉ
Nous n’avons bu qu’environ vingt-cinq bouteilles de vin à quatre. J’ai fait un petit somme ; me voilà prêt à recommencer.

CORONIS
Quel heureux naturel ! Quel tempérament !

L’ABBÉ
Pour vingt-cinq bouteilles s’enivrer ! Quelle honte est-ce là ? Il n’y a plus d’hommes, mes amis, et le monde va toujours en déclinant. Je soutiens encore un peu noblesse ; mais je m’en irai comme les autres. Bonsoir, messieurs, je m’en vais boire à votre santé.

Scène IV

Coronis, Le Chevalier, Dorante.


LE CHEVALIER
Où diable trouverons-nous Dorante ?

CORONIS
Eh donc ! Le voici, Dieu me damne ! D’où viens tu, grand bélître (4) ? L’Abbé te cherchait tout à l’heure ; il a des nouvelles à t’apprendre.

DORANTE
Où est-il allé ?

CORONIS
Il vient de sortir. Tu le trouveras chez Forel.

DORANTE
Il faut nécessairement que je lui parle ce soir.

LE CHEVALIER
Qu’est-ce, mon ami ; on dit que tu n’épouses plus en ce pays-ci ?

DORANTE
Ma foi, cela m’intrigue un peu, franchement.

CORONIS
Comment tu serais amoureux ? Oh le fat !

DORANTE
Amoureux ou non, je t’assure que la petite personne est fort aimable ; et, sa beauté à part, elle a vingt mille écus. Cela ne messiérait point à un cadet qui n’a que la cape et l’épée.

LE CHEVALIER
Tu n’es pas riche, nous le savons ; mais un gentilhomme se noyer dans une chocolatière ! Il y a de la folie, ma foi ; il y a de la folie.

DORANTE
De la folie ! Va, va, mon pauvre Chevalier, l’intérêt a rapproché les conditions, et nous voyons bien des gentilshommes qui vivraient en roturiers, s’ils n’avaient épousé des roturières.

CORONIS
Sans doute ; et la délicatesse sur les mésalliances ne subsiste plus que chez les Allemands.

DORANTE
Au bout du compte, qu’est-ce que je risque ? Je suis gentilhomme et gueux : elle est roturière et riche ; j’aurai de l’argent pour ma noblesse la compensation ne m’est pas désavantageuse ; Vous êtes tous deux mes amis. Je ne désespère pas encore, et si vous voulez me seconder, avant qu’il soit peu nous ferons bien tourner la chance.

LE CHEVALIER
Oui-da ! De quoi s’agit-il ? Tu sais que je suis à toi, à vendre et à engager.

CORONIS
Tu sais combien je t’aime, et avec quelle fidélité nous avons toujours partagé les émoluments du lansquenet (5).

DORANTE
Voici ce que je veux faire. Vous savez que notre notaire est joueur, et que la confiance qu’il a en son habileté, fait qu’il s’embarque le plus aisément du monde. Or, j’ai un valet, qui assurément est un des plus adroits fripons qu’il y ait à vingt lieues à la ronde. J’ai concerté avec lui qu’il engagerait mon homme au jeu, et que pendant que vous amuseriez ce vieux renard de La Sourdière qui ne le quitte jamais. Mais voici mon valet.

Scène V

La Flèche, Dorante, Le Chevalier, Coronis.


LA FLÈCHE
Monsieur, je n’ai pu trouver votre gros Abbé ; et si, j’ai été dans tous les cabarets de la ville.

DORANTE
Je sais où il est ; il suffit. Va-t’en étudier ton personnage, et reviens quand il sera temps.

LA FLÈCHE
Étudier, dites-vous ? Vraiment, voilà bien de quoi, et j’en ai bien fait d’autres il n’y a que huit jours que j’ai l’honneur de vous servir ; mais quand nous nous connaîtrons mieux, vous verrez qu’en fait de fourberie, personne, Dieu merci, n’est capable de me faire la leçon. S’agit-il de déniaiser quelque étranger nouvellement débarqué de faire mordre un jeune homme à l’hameçon d’une coquette, ou de maquignonner un mariage impromptu c’est moi qu’on vient chercher, j’excelle, je triomphe. Mais surtout pour enfiler une dupe à quelque jeu que ce soit, et lui, tirer par cent moyens ingénieux tout l’argent de sa bourse, je suis le garçon de France le plus en réputation.

LE CHEVALIER
Vertubleu voilà un joli garçon.

DORANTE
Dis-moi ! N’es-tu jamais venu ici ?

LA FLÈCHE
Oh vraiment, monsieur, pardonnez-moi. J’ai été autrefois un des principaux marguilliers du café et j’avais droit de séance à ce banc redoutable, d’où il part tous les jours tant d’arrêts contre la réputation des femmes ; où les mystères du gouvernement sont si bien développés et les intérêts des princes de l’Europe si savamment approfondis. Vous moquez-vous ? Je suis plus connu dans les cafés que Pilot-Bouffi dans les cabarets.

CORONIS
Je gagerais, à l’entendre, qu’il est de quelque province au-delà de la Loire. Il n’est pas permis d’avoir tant d’esprit autrement.

LA FLÈCHE
Je suis de Dauphiné, à vous rendre mes services.

CORONIS
Malepeste ! Joli pays. De l’argent peu, à la vérité mais de l’esprit, beaucoup. C’est l’apanage de la nation.

DORANTE
Mais on te reconnaîtra.

LA FLÈCHE
Point du tout, monsieur ; c’est mon fort que le déguisement, et je suis un petit Protée. Est-il question de représenter un partisan par exemple ; j’ai des secrets pour me noircir la barbe, épaissir ma taille, me rendre l’œil hagard et grossir mon ton de voix. Faut-il faire un jeune abbé ; qui sait mieux que moi rapetisser sa bouche, rire des épaules, marmoter (6) une chanson, faire la main potelée, prendre un visage gai et un ton radouci ? Par cent petites métamorphoses de cette nature, j’avais amassé quelque argent, et je serais à mon aise, sans un revers de fortune qui m’a coulé a fond.

DORANTE
Comment, un revers de fortune ?

LA FLÈCHE
Oui : un fils de famille, à qui j’avais gagné un soir mille écus au jeu s’avisa d éplucher ma conduite dans un procès qu’il me fit ; la justice donna une mauvaise tournure à la chose, et cela m’a ruiné. J’ai été oblige de revenir à la livrée.

DORANTE
Fort bien. Mais voici monsieur Jobelin ; retire-toi, et va te préparer.

Scène VI

Monsieur Jobelin, Le Chevalier, Coronis, Dorante.


JOBELIN
à part.
Il me semble que je suis assez propre, et qu’en cet état je puis aller faire le galant auprès d’une maîtresse.

LE CHEVALIER
à Dorante.
Comme le voilà beau ! Il vient ici pour coqueter. Oh parbleu, il faut que je dérange l’économie de sa parure. Bonsoir, monsieur Jobelin. Vous ne faites pas semblant de nous voir !

JOBELIN
Serviteur, je n’ai pas le temps de m’amuser.

LE CHEVALIER
en l’amusant de son galimatias, lui chiffonne son rabat, le déboutonne, et le met en désordre.
Eh que diable ! Ne saurait-on vous dire un mot ? Je suis bien aise de vous faire compliment sur vos noces ; car enfin il serait fort extraordinaire que dans un café il ne se trouvât pas une fille dont l’esprit pût entrer en concurrence, pour la préférence… de votre indifférence. Vous me direz que quand il s’agit de se marier, il y a peu de conformité entre le douaire de votre affection et le préciput de vos sentiments ; mais aussi vous m’avouerez que quand on veut se retirer dans son ménage, la comédie, le bal et les promenades sont des choses qui divertissent beaucoup. Pour ce qui est de l’opéra, comme je vous dis, je n’aime guère à aller aux Tuileries mais à cela près, je trouve, tout compté, tout rabattu, que c’est fort bien fait à vous de vous marier.

JOBELIN
Que diantre me dit-il là ? J’écoute de toutes mes oreilles, et je n’y comprends rien.

LE CHEVALIER
Mais, à propos de tapisserie, on est quelquefois bien aise de se mettre dans ses meubles. Par exemple, voilà une tabatière qui est assez jolie mais si vous aviez vu les brocatelles de Venise, c’est tout autre chose. Je ne dis pas que Launay ne soit le premier homme que nous ayons en fait de vaisselle ; quoiqu’à le bien prendre, la manufacture des Gobelins ne laisse pas d’avoir son mérite. Mais après tout, depuis que les toiles des Indes sont défendues, je suis pour les bureaux de la Chine.

JOBELIN
Quel coq-à-l’âne est ceci ? Mais à quoi est-ce que je m’amuse ?

Scène VII

Louison, Dorante, Le Chevalier, Coronis, Jobelin.


JOBELIN
Voici ma maîtresse ; il faut la saluer. Mademoiselle…

LOUISON
et les autres.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah !

JOBELIN
Qu’est-ce donc que vous avez à rire ? Mais que vois-je ? Comme me voilà débraillé ! Ah ! J’enrage de paraître comme cela. Morbleu, messieurs, je vous enverrai au diable avec vos sottises.

DORANTE
Laissez-moi seul, mes amis. Je vais vous joindre chez Principe et nous achèverons là de régler nos affaires.

Scène VIII

Dorante, Louison.

DORANTE
Hé bien, Louison, vous allez être mariée ; je perds toute espérance d’être à vous et vous avez consenti à un mariage qui me fera mourir.

LOUISON
Mon Dieu ! Pourquoi-me querellez-vous est-ce ma faute à moi ? Ma mère m’a menacée de me renvoyer dans le couvent, si je n’épousais monsieur Jobelin. Je serais bien aise d’être mariée avec vous ; mais je ne veux point retourner au couvent.

DORANTE
Quoi ! Vous verrez vos attraits en proie à un homme haïssable, et qui n’en connaîtra jamais le prix ; et moi, il faudra me résoudre à vous perdre, à ne vous jamais voir ? Ah Louison, je le vois bien, vous ne m’aimez plus.

LOUISON
Allez, allez, laissez faire ma mère, puisqu’elle veut que je me marie. Quand je ne serai plus sous sa conduite, nous nous verrons, et nous nous aimerons tant qu’il vous plaira.

DORANTE
Non, ce n’est pas là de quoi me contenter : et je ne saurais souffrir que votre personne et votre cœur soient partagés. Consentiriez-vous que je fisse en sorte d’empêcher votre mariage ?

LOUISON
Oui, pourvu que ma mère ne sût pas que je vous l’ai conseillé, car elle me querellerait bien fort.

DORANTE
Elle n’en saura rien. Aimez-moi toujours ; c’est tout ce que ma tendresse exige de vous.

LOUISON
Voyez-vous, elle m’a toujours tenue dans la dépendance, et elle ne veut pas seulement que je parle aux messieurs qui viennent ici, parce qu’elle dit que leurs discours font venir l’esprit aux filles. Elle ne veut pas que j’en aie.

DORANTE
Mais, Louison, si ce que je médite allait manquer, que feriez-vous ?

LOUISON
Ce que je ferais ? Dame, je vous l’ai déjà dit ; je ne veux point retourner au couvent. Ah, voilà ma mère. Ne lui dites pas que je vous aime, au moins !

DORANTE
Je vais rassembler les gens dont j’ai besoin pour mon entreprise.

Scène IX

Madame Jérôme, Louison.


MADAME JÉRÔME
Qu’est-ce donc, petite fille, vous parlez à des hommes quand je n’y suis pas ?

LOUISON
Je vous demande pardon, ma mère ; c’est lui qui me parlait.

MADAME JÉRÔME
Monsieur Jobelin est-il ici ?

LOUISON
Oui. Il m’a pensé faire mourir de rire, de la figure dont il était bâti. Apparemment, il est allé se raccommoder et, Dieu merci, il ne m’a point parlé.

MADAME JÉRÔME
Qu’est-ce à dire ? Est-ce ainsi qu’il faut parler d’un homme que vous allez épouser ? Il faut dire Ma mère il ne m’a point parlé j’en suis bien fâchée.

LOUISON
Moi, fâchée de cela ? Je n’aime point à mentir.

MADAME JÉRÔME
Ouais ! Qu’est-ce que tout ceci ? Vous ne l’aimez donc pas, à ce que je vois ?

LOUISON
Moi ma mère ? Hélas ! Non.

MADAME JÉRÔME
Non ?

LOUISON
Non. Vous m’avez dit qu’il ne fallait point qu’une fille aimât les hommes ; je fais ce que vous m’avez dit.

MADAME JÉRÔME
Mais il faut aimer celui-là, puisqu’il sera votre mari.

LOUISON
C’est donc une nécessité qu’il faille aimer son mari ? Si cela est, donnez-m’en un autre, je vous prie.

MADAME JÉRÔME
Comment dites-vous ? Ah, ah ! Petite impertinente, vous êtes entêtée, à ce que je vois ; et quelque colifichet blondin vous aura donné dans la vue. N’est-ce point Narcisse, ce petit fat, qui depuis le matin jusqu’au soir se fait l’amour à lui-même ; qui passe toute la journée à se mirer dans sa perruque, ajuster sa steinkerque, et se faire les yeux doux dans un miroir ?

LOUISON
Oh si ! Ma mère, j’aimerais autant aimer une femme.

MADAME JÉRÔME
Je parie que c’est ce jeune conseiller qui vient ici tous les soirs en épée et en chapeau bordé ?

LOUISON
Qui ? Ce bourgeois qui se croit de qualité, parce qu’il s’enivre avec ceux qui en sont ? Mon Dieu ! Il a mille défauts que je ne saurais souffrir.

MADAME JÉRÔME
Si bien donc que c’est Dorante qui vous tient au cœur ?

LOUISON
Dorante ?

MADAME JÉRÔME
Eh bien Dorante ? Vous ne lui trouvez point de défaut à celui-là ?

LOUISON
Hélas ! Pourquoi lui en trouverais-je ?

MADAME JÉRÔME
Je ne m’embarrasse pas que vous lui en trouviez. Je sais qu’il est assez honnête homme ; mais Monsieur Jobelin a une bonne charge par devers lui, et c’est mieux votre fait qu’un jeune homme qui n’a rien que son esprit et sa bonne mine. En un mot, c’est lui que je veux qui soit votre époux. Le voici qu’on lui fasse civilité, et qu’on réponde comme il faut à tout ce qu’il dira.

Scène X

Monsieur Jobelin, Madame Jérôme, Louison.


MADAME JÉRÔME
Monsieur, voilà ma fille, qui est ravie de vous voir, et qui se dispose le plus agréablement du monde à vous épouser.

LOUISON
Oui, voilà un beau magot, pour être ravie de l’épouser !

JOBELIN.
Mademoiselle, tout ainsi qu’ès-pays coutumiers, le vassal est tenu de prêter serment de foi et d’hommage-lige entre les mains de son seigneur féodal, avant qu’entrer en possession des terres acquises dans sa mouvance ; de même viens-je en qualité de votre vassal indigne, vous promettre foi et loyauté perpétuelle, avant qu’entrer en possession du fief seigneurial de vos beautés, à moi acquis par la cession de madame votre mère, et le contrat qui sera incessamment passé par-devant les notaires au Châtelet de Paris.

MADAME JÉRÔME
Allons, petite fille, répondez.

LOUISON
Moi, je ne sais ce qu’il me veut dire ; qu’il se réponde lui-même, s’il s’entend.

MADAME JÉRÔME
Impertinente ! Elle dit, monsieur, qu’elle vous est fort obligée, et que le don de votre cœur lui est extrêmement cher.

JOBELIN
Mon cœur, mademoiselle, est un immeuble qui vous appartient, et sur lequel vous avez hypothèque, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir.

MADAME JÉRÔME
Eh bien vous voilà muette ?

LOUISON
J’ai bien affaire à son hypothèque ! Je n’en bois jamais.

MADAME JÉRÔME
Ah ! monsieur, il faut l’excuser si elle ne répond pas aux choses que vous dites ; elle est un peu honteuse. Le mariage l’enhardira ; et demain à l’heure qu’il vous plaira nous ferons dresser le contrat. Allons, petite fille. Monsieur, je vous donne le bonsoir.

JOBELIN
après avoir salué Louison, qui détourne la tête.
Voilà ! Les affaires en bon train. La mère prévenue, la fille charmée de moi, le mariage prêt à se conclure, et vingt mille écus qui vont me sauter au collet. Oh parbleu je ne craindrai plus la persécution de mes créanciers, et j’aurai enfin de quoi payer ma charge. Ma foi, les habiles gens se tirent toujours d’intrigue, et l’esprit est le vrai passe-partout de la fortune.

Scène XI

La Sourdière, Jobelin.


LA SOURDIÈRE
Ah ! Vous voilà, à la fin ; il y a deux heures que je vous cherche.

JOBELIN
Ah ! Serviteur je suis bien aise de vous rencontrer.

LA SOURDIÈRE
J’ai bien des choses à vous dire.

JOBELIN
J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.

LA SOURDIÈRE
La mine est éventée, et Dorante est instruit de toutes vos affaires.

JOBELIN
La bécasse est bridée, et demain le mariage doit être conclu.

LA SOURDIÈRE
Je vous dis encore une fois de prendre garde à vous, et qu’on songe à vous jouer un mauvais tour.

JOBELIN
Un mauvais tour, a moi ? Et qui cela, s’il vous plaît ?

LA SOURDIÈRE
Dorante.

JOBELIN
Dorante ? Ah parbleu c’est bien d’un novice comme lui que je m’embarrasse. Allez, allez, Monsieur de La Sourdière, nous sommes un peu Grecs ; et on ne prend pas des chats comme nous sans mitaines. J’ai mis ordre à tout ; ayez l’esprit en repos.

LA SOURDIÈRE
Vous me faites mourir, avec votre confiance imprudente, et… Mais quelle figure est ceci ?

Scène XII

Jobelin, La Sourdière, La Flèche.


LA FLÈCHE
à part.
Voici mes gens. Jouons bien notre rôle, et faisons les donner dans le panneau. Ah ! Messieurs, serviteur. J’interromps votre conversation, peut-être : mais tout coup vaille. On m’a dit que vous étiez Monsieur Jobelin. Est-il vrai ?

JOBELIN
Oui, c’est moi. Que me veut cet ivrogne-là ?

LA FLÈCHE
Je vous en sais bon gré car j’ai besoin de vous. Je vous ai tantôt été chercher dans votre étude ; mais comme vous n’y étiez pas, je ne vous y ai point trouvé, et je suis allé de là à l’Alliance, prendre un peu de nourriture, modérément pourtant.

JOBELIN
Je le vois bien.

LA FLÈCHE
La modération est une belle chose !

JOBELIN
De quoi s’agit-il ?

LA FLÈCHE
Attendez, que je rappelle mes idées. Ah ! m’y voici. Je voudrais que vous me fissiez un petit plaisir. Je vous demande pardon monsieur, si je parle de mes affaires devant vous. Vous le voulez bien ?

LA SOURDIÈRE
Ah ! Monsieur, de tout mon cœur.

LA FLÈCHE
De tout mon cœur fort bien. Vous êtes un brave homme. Or, comme vous savez, ou comme vous ne savez pas, je suis capitaine dans le régiment de Limoges.

JOBELIN
Vous êtes capitaine ? Et que faites-vous à Paris, pendant que tout le monde est en campagne ?

LA FLÈCHE
J’y suis venu pour faire une recrue ; et en attendant, je passe le temps au cabaret à faire mes observations sur la guerre présente.

JOBELIN
Voilà des observations d’un grand secours à la république !

LA FLÈCHE
D’un grand secours ? Je me donne au diable, si j’étais général d’armée et qu’on me laissât faire, j’ai un plan dans ma tête pour conquérir toute l’Europe en une campagne. Écoutez bien ce raisonnement-ci. Je voudrais avoir deux armées, l’une au midi, et l’autre au septentrion. Avec celle-ci, je marche en Allemagne et je commence par m’emparer de toutes les vignes qui bordent le Rhin. Les Allemands n’ayant plus de vin. Il faut qu’ils crèvent ; la mortalité se met dans leur armée, et par conséquent, me voilà maître de tout ce pays-là. J’y fais rafraîchir mes troupes, et de là je passe en Hollande. Allons, me voilà en Hollande ; qui m’aime me suive. Je vais d’abord… Attendez je crois que nous ferions mieux de conquérir auparavant la Turquie. Qu’en croyez-vous ? Oui, c’est bien dit. Allons, enfants, ne nous rebutons point nous arriverons bientôt. Nous voici déjà dans la Grèce. Ah, le beau pays ! Dieu sait comme nous allons souffler de ce bon vin grec ! Mais messieurs ne vous enivrez pas, au moins. Tudieu ! nous avons besoin de notre cervelle. Buvons seulement chacun notre bouteille, en chantant une petite chanson. Et brin, bron, brac, donnez-moi du tabac, la relera, etc.

JOBELIN
Voilà un pauvre diable qui est bien ivre !

LA SOURDIÈRE
Prenez haleine, monsieur, vous avez fait une assez belle campagne.

JOBELIN
Oui, mais voilà bien du pays battu et pour faire tout ce chemin-là, il faudrait donner des chevaux de poste à toute votre armée. Revenons à votre affaire s’il vous plaît. Que souhaitez-vous de moi ?

LA FLÈCHE
Je m’en vais vous le dire. J’ai quinze hommes à refaire à ma compagnie, avant de retourner à notre garnison ; et comme je n’ai point d’argent, voilà un diamant de cinq cents écus, que je vous prie de me faire mettre en gage pour deux ou trois cents pistoles.

JOBELIN
Pour deux ou trois cents pistoles ! Vous voulez dire deux ou trois cents écus ?

LA FLÈCHE
Eh oui, quelque chose comme cela.

JOBELIN
à part.
Peste voilà un fort beau diamant. Ce serait un vrai présent à faire à ma maîtresse. Tâchons d’empaumer cet ivrogne-là. Monsieur, vous ne trouverez guère que quatre cents francs là-dessus.

LA FLÈCHE
Quatre cents francs ? J’aimerais mieux que le diamant fût au fin fond de la mer Méditerranée. Allons, je m’en vais te jouer au piquet pour cent pistoles contre le premier venu. Je n’aime point à lanterner, moi.

JOBELIN
Parbleu ! Il ne faut point manquer l’occasion ; il est soûl comme une grive, embarquons-le dans le jeu. Monsieur, si vous êtes homme à jouer, je ferai votre affaire.

LA FLÈCHE
Oui ? Parbleu ! J’aime les gens d’accommodement ; touchez là. Je veux vous procurer la pratique du régiment, pour tous les contrats de mariage et d’acquisition de rente que feront nos officiers.

JOBELIN
Je vous remercie. Je crois que les acquisitions aussi bien que les mariages de ces messieurs-là se font aisément sans contrat.

LA FLÈCHE
Allons-nous-en là-dedans boire une bouteille de persicot.

JOBELIN
Volontiers.
À part.
Je tiens l’âne par la bride, et le diamant est bien aventuré.

LA FLÈCHE
Le poisson est dans la nasse, et nous allons voir beau jeu. Allons, mon ami lara, lera, lera.

LA SOURDIÈRE
Il faut que je conduise ceci de l’œil. Je serai bien aise de lui aider à gagner le diamant, afin d’être de moitié.

Scène XIII

Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.


LE CHEVALIER. et CORONIS
Ah, ah, ah, ah, ah, ah !

LE CHEVALIER
Parbleu, cela est trop plaisant, ah, ah, ah ! Hé, bonsoir, La Sourdière, où vas-tu ?

LA SOURDIÈRE
Laisse-moi aller, j’ai affaire.

LE CHEVALIER
Je suis ton serviteur. Tu ne t’en iras pas que je ne t’aie conté ce qui vient de nous arriver ; cela mérite bien ton attention. Nous étions chez Principe.

LA SOURDIÈRE
Je n’ai pas le temps de t’entendre.

CORONIS
Oh ! Cadédis, vous nous écouterez, ou nous aurons du bruit.

LE CHEVALIER
Un de nos amis, qui se désennuyait à casser des vitres et des lanternes dans la rue Saint-Honoré, a été poursuivi par une compagnie du guet à pied. Les archers ont passé par devant la boutique. Nous les avons arrêtés en leur présentant du rossolis et de l’eau-de-vie. Ils y ont pris goût ; et pendant qu’ils buvaient, nous leur avons escamoté leurs armes. Ils s’en sont aperçus ; recours à la rasade. Ils ont voulu se fâcher, autre rasade si bien que de rasade en rasade, nous les avons tellement enivrés, qu’ils ont pris querelle ensemble, et se sont donné je ne sais combien de coups de poing. Le sergent, plus ivre qu’eux, les a tous menés au Chatelet, comme perturbateurs du repos public. Ne trouves-tu pas cela plaisant ?

LA SOURDIÈRE
Oui, fort plaisant. Vous jouez à vous faire de jolies affaires. Boire le jour, courir la nuit, casser des vitres, arracher des enseignes enivrer le guet : voilà le secret d’attraper un jour quelques bons coups de mousquet sur les oreilles.

LE CHEVALIER
Oh ! vous voilà, monsieur le Caton, qui parlez par sentences. Parbleu, vous ne le prenez pas mal. Sais-tu bien qu’il n y a rien de meilleur pour la santé, que de berner de temps en temps les gens qui nous déplaisent ? Demande aux médecins cela éclaircit les humeurs, cela rafraîchit le sang, et cela aide à la digestion.

CORONIS
Sans doute. Comment, mordi des coquins s’érigeront en perturbateurs des divertissements de tune, et nous ne réformerions pas cet abus ?

LA SOURDIÈRE
Ma foi, ce sont vos affaires. Serviteur.

LE CHEVALIER
Que diantre, tu es bien pressé ! Parlons un peu d’affaires. As-tu vu le nouvel opéra ?

LA SOURDIÈRE
Non, et n’ai nulle envie de le voir.

LE CHEVALIER
Et toi, l’as-tu vu ?

CORONIS
Oui, certes, je l’ai vu.

LE CHEVALIER
Hé bien ! Dis-nous un peu comment le trouves-tu ?

CORONIS
Cadédis ! Comment je le trouve ? Ravissant, merveilleux. Tout ce qui s’appelle opéra, voyez-vous, ne peut être que bon et agréable ; et la raison, la voici c’est que dans un opéra, vous trouvez de tout, vers, musique, ballets, machines, symphonies ; c’est une variété surprenante, il y a de quoi contenter tout le monde. Voulez-vous du grand, du tragique, du pathétique ?
Le perfide Renaud me fuit.
Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit.
Aimez-vous le tendre, le doux, le passionné ?
Non, je ne voudrais pas encor
Quitter mon berger pour Médor.
Voulez-vous du burlesque ?
Mes pauvres compagnons, hélas !
Le dragon n’en a fait qu’un fort léger repas.
Voulez-vous de la morale ?
Les dieux punissent la fierté ;
Il n’est point de grandeur que le ciel irrité
N’abaisse quand il veut, et ne réduise en poudre.
Et le reste. On y trouve jusqu’à des vaudevilles et des imitations naïves des airs du Pont-Neuf, si vous voulez.
Les rossignols, dès que le jour commence,
Chantent l’amour qui les anime tous.
En un mot, c’est un enchantement ; et ce serait une chose accomplie, si l’on pouvait faire encore que le chant fût fait pour les vers, et les vers pour le chant.

LE CHEVALIER
Pour moi, je ne me divertis point à l’Opéra ; et je n’y vais jamais que pour folâtrer dans les coulisses avec quelque danseuse.

CORONIS
Il est vrai que bien des gens y vont présentement pour tout autre plaisir que celui des oreilles.

Scène XIV

Madame Jérome, Le Chevalier, Coronis, La Sourdière.


MADAME JÉRÔME
Messieurs, il est minuit sonné ; faites-moi la grâce de vous retirer.

LA SOURDIÈRE
Volontiers.

LE CHEVALIER
Attends, attends. Et par quelle raison nous retirer, madame Jérôme ?

MADAME JÉRÔME
Par la raison, monsieur, que voici l’heure des femmes ; et puisqu’elles ne viennent pas vous incommoder le jour, il est bien juste que vous leur laissiez la nuit chacun le sien n’est pas trop.

LE CHEVALIER
Vous êtes pour les récréations nocturnes, madame Jérôme.

MADAME JÉRÔME
Oh vraiment, si on n’avait d’autres rentes que la dépense qui se fait ici de jour, et sans le casuel de la nuit, on courrait risque d’avoir les dents bien longues. Vous êtes cinq ou six, qui, pourvu que vous soyez toute une après-dînée ici à chanter des chansons, dire des fadaises, conter une histoire de celui-ci, une aventure de celle-là, et faire la chronique scandaleuse du genre humain, ne vous embarrassez pas du reste. Cependant ce n’est pas là mon compte, et je ne dîne pas de vos conversations. Vous voilà trois, par exemple, qui me devez de l’argent depuis longtemps, et qui ne me parlez non plus de payer, que si vous étiez ici logés par étape.

CORONIS
Quant à moi, madame Jérôme, je vous dois, je pense, trois écus mais j’attends ma lettre de change.

LE CHEVALIER
Pour moi je suis brouillé avec ma petite marchande de dorure, et je ne saurais vous payer qu’à la paix.

LA SOURDIÈRE
Et moi, je vous proteste que le premier argent que je gagnerai à trois dés, sera pour vous.

MADAME JÉRÔME
Voilà des dettes bien assurées.

Scène XV

Jobelin, La Flèche, Mme Jérôme, Coronis, Le Chevalier, La Sourdière.

CORONIS
au chevalier.
Voici nos gens. Songeons à ce que nous a recommandé Dorante.

LA FLÈCHE
Vous me devez six-vingts pistoles ; payez-moi, je ne joue plus.

JOBELIN
Comment vous ne me donnez pas ma revanche ?

LA FLÈCHE
De quoi vous plaignez-vous ? Je vous ai gagné au piquet vous me demandez votre revanche à pair et non, je vous la donne ; je ne vous gagne que douze cents livres ; et j’ai hasardé mon diamant, qui en vaut quinze cents c’est cent écus que je perds clairement. Il me semble que je fais assez bien les choses.

JOBELIN
Tudieu vous avez la parole bien libre, pour un homme qui était ivre il n’y a qu’un moment.

LA FLÈCHE
C’est que je me suis désenivre en gagnant votre argent. Allons, les bons comptes font les bons amis ; payez-moi tout à l’heure ou je vous passe mon épée au travers du corps.

JOBELIN
Messieurs séparez-nous, je vous prie.

LE CHEVALIER
Comment, morbleu, on insulte monsieur Jobelin.

CORONIS
Allons, sandis, coupons les oreilles à ce maraud.

LA SOURDIÈRE
Des épées tirées. Allons-nous-en d’ici.

MADAME JÉRÔME
Messieurs quel désordre je suis perdue.

LA FLÈCHE
Comment, canailles, deux contre un ? Ah, j’ai le corps percé ! Je suis mort ! Un chirurgien !

MADAME JÉRÔME
Miséricorde ! Un homme tué dans ma maison. Me voilà ruinée.

CORONIS
Sauvons-nous, messieurs.

Scène XVI

Dorante, L’Abbé, Mr Jérôme, Jobelin, La Flèche.


DORANTE
Quel bruit ai-je entendu ? Mais que vois-je ? Ah, ciel monsieur de Boisclair, qui vous a mis en cet état ?

LA FLÈCHE
 Ah, mon cousin je me meurs. Trois coquins viennent de m’assassiner, et c’est ce scélérat de notaire qui les a fait agir. Eh, de grâce, qu’on me fasse venir le suceur du régiment.

Scène XVII

Dorante, Jobelin, L’Abbé, Madame Jérôme.

DORANTE
Un de mes parents assassinée. Ah ! Je vous apprendrai à qui vous vous jouez. Holà, laquais, qu’on m’aille quérir le commissaire.

JOBELIN
Ah ! Je tremble, et je voudrais être bien loin.

L’ABBÉ
Vous voilà dans un vilain cas, madame Jérôme, et j’en suis fâché pour l’amour de vous.

MADAME JÉRÔME
Monsieur Dorante, ne me perdez pas, je vous conjure.

DORANTE.
Non, non, cela ne passera pas ainsi. C’est mon cousin-germain on l’a assassiné chez vous ; c’est à vous à m’en répondre, et je prétends que justice soit faite.

MADAME JÉRÔME
Eh monsieur, voudriez-vous me ruiner ?

DORANTE
Vous n’en serez, pas quitte à si bon marché et je veux vous faire punir corporellement. 

L’ABBÉ
Corporellement cela ne vaut pas le diable madame Jérôme.

Scène XVIII

Dorante, L’Abbé, Madame Jérôme, Jobelin, La Flèche, en commissaire avec un faux nez.

DORANTE
Voici, fort à propos, monsieur le commissaire. Monsieur, on vient de tuer ici un officier qui est de mes parents. Je vous prie de faire votre charge.

LA FLÈCHE
prenant une voix enrouée.
Votre laquais m’a informé de la chose, et j’amène des archers pour conduire les délinquants au Châtelet.

MADAME JÉRÔME
Au Chatelet !

JOBELIN
Monsieur, je suis notaire royal, et conseiller du roi.

LA FLÈCHE
N’importe ; le délit est flagrant il y a mort d’homme et vous viendrez au Châtelet.

MADAME JÉRÔME
Ah ! Je suis au désespoir. Monsieur l’Abbé, faites en sorte que je n’aille point au Châtetet.

L’ABBÉ
Attendez, je viens de trouver un moyen d’ajuster ceci. Dorante il faut accommoder cette affaire-là mon enfant. Il ne tient qu’à toi de ruiner madame Jérôme, mais en seras-tu mieux ? Elle a une jeune fille il faut qu’elle te la donne en mariage, et qu’il ne soit plus parlé de rien.

DORANTE
Non non, madame l’a promise à monsieur Jobelin il faut la laisser faire. Elle le croit riche, et je vois bien.

L’ABBÉ
Lui riche ! Il n’a point d’autre patrimoine que son industrie, et il y a actuellement une sentence contre lui pour le paiement de sa charge n’est-il pas vrai, monsieur Jobelin ?

JOBELIN
Ah ! Tout est découvert ; j’enrage.

MADAME JÉRÔME
Qu’entends-je ? Vous devez votre charge, monsieur ? Vraiment, un jour plus tard j’allais faire un joli marché !

L’ABBÉ
Eh bien madame, êtes-vous dans le goût de ma proposition ?

MADAME JÉRÔME
Oui, monsieur, puisque je suis détrompée, je serai ravie de donner ma fille à monsieur Dorante, pourvu qu’il apaise l’affaire qui vient d’arriver.

L’ABBÉ
Oh, pour cela, madame, il en est le maître, je vous assure. Çà, il n’y a qu’a dresser le contrat tout à l’heure. Monsieur Jobelin se trouve ici fort à propos.

JOBELIN
Moi dresser le contrat ?

DORANTE
Tout beau, ne vous faites pas tirer l’oreille ou je vais faire entrer les archers.

LA FLÈCHE
Et l’on vous mènera au Châtelet.

JOBELIN
Quoi j’aurais encore la mortification de faire le contrat de mariage de mon rival ? Ah maudit pair et non.

DORANTE
Allons, monsieur l’Abbé, et monsieur le Commissaire, venez servir de témoins et signer au contrat que nous allons passer tout à 1’heure.

LA FLÈCHE
Ma foi, voilà une véritable aventure de café.

**

Fin de la pièce.

**

Jean-Baptiste ROUSSEAU : OEUVRES.
Nouvelle édition, revuë, corrigée & augmentée sur les manuscrits de l’auteur, & conforme à l’édition in-quarto, donnée par M. SEGUY. Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1759.
Tome 2 : Pièces de théâtre : les ayeux chimériques, le capricieux, le flateur, le caffé, la ceinture magique, la dupe de soi-mesme, la mandragore, Jupiter et Semele, l’héliotrope, Faune et Omphale, Ariane et Bacchus.

***


NOTES


(1)
L’épithalame, poème lyrique composé chez les Anciens à l’occasion d’un mariage et à la louange des nouveaux époux. En Grèce antique, il était chanté par un chœur avec accompagnement de danses.

(2)
La Batrachomyomachia, épopée comique parodiant l’Iliade, de 303 hexamètres dactyliques. Les vers 9 à 88 présentent des similitudes fortes avec la fable d’Ésope : Le Rat et la grenouille. Elle fut largement attribuée, dans l’Antiquité, à Homère.
« En commençant, et avant tout, je supplie le chœur des Muses de descendre du Hélikôn en mon esprit, à cause d’un chant que j’ai mis dans mes tablettes, récemment, sur mes genoux ; guerre immense, œuvre pleine du tumulte guerrier d’Arès, me flattant de faire entrer dans les oreilles de tous les hommes comment les Rats, combattants intrépides, se ruèrent sur les Grenouilles, imitant les travaux des Géants nés de Gaia, ainsi qu’on le rapporte parmi les mortels. Et cette guerre eut cette origine. » (Batrakhomyomakhia – Homère -Traduction Leconte de Lisle)

(3)
Début de la seconde satire de Juvénal
« Ultra Sauromatas fugere hinc libet, et glacialem
Oceanum, quoties aliquid de moribus audent
Qui Curios simulant, et Bacchanalia vivent…
Je fuirais volontiers dans le fond des déserts,
Sur les monts de la Thrace et par delà les mers,
Quand j’entends ces Scaurus, effrontés sycophantes,
Qui prêchent la pudeur et vivent en bacchantes..
. »
(SATURA II / SATIRE II. (Traduction de L. V. RAOUL, 1812)

(4)
Bélître ou bélitre
Terme injurieux
« C’est un misérable, un homme vil. Ce mot, qu’on croit formé du latin balatro, qui signifie gueux, coquin, parasite, s’employait autrefois pour mendiant, dans une acception qui n’avait rien de reprochable. Les pèlerins de la confrérie de Saint-Jacques, à Pontoise, avaient pris le titre de Bélistres, et les quatre ordres mendiants s’appelaient les quatre ordres de Bélistres. Montaigne a donné un féminin au mot bélître dans cette phrase remarquable (Essais, liv. iii, chap. 10) : « Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et bélistresse, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par des moyens abjects et à quelque prix que ce soit. C’est déshonneur d’estre ainsi honoré. »
Pierre-Marie Quitard, Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française – P. Bertrand, 1842 (p. 131).

(5)
Le Lansquenet
« LANSQUENET, (Jeu de hasard.) voici en général comme il se joue. On y donne à chacun une carte, sur laquelle on met ce qu’on veut ; celui qui a la main se donne la sienne. Il tire ensuite les cartes ; s’il amene la sienne, il perd ; s’il amene celles des autres, il gagne. Mais pour concevoir les avantages & desavantages de ce jeu, il faut expliquer quelques regles particulieres que voici. On nomme coupeurs, ceux qui prennent cartes dans le tour, avant que celui qui a la main se donne la sienne. On nomme carabineurs, ceux qui prennent cartes, après que la carte de celui qui a la main est tirée… » (Diderot, L’Encyclopédie, Première édition – 1765 (Tome 9, p. 275-276)).

(6)
Marmotter : parler confusément, en parlant entre ses dents.

DIDON – Pièce de LEFRANC DE POMPIGNAN en cinq actes

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)

DIDON

(Source : Jean-Jacques Lefranc de Pompignan – Didon – Nyon l’aîné, 1784.)

PERSONNAGES

DIDON
Reine de Carthage.
ÉNÉE
Chef des Troyens.
IARBE
Roi de Numidie
ÉLISE
MADHERBAL
Ministre et Général des Carthaginois
ACHATE
Capitaine Troyen.
ZAMA
Officier diarbe
BARCÉ
Femme de la suite de la Reine
LES GARDES

La scène est à Carthage, dans le palais de la reine.

Didon par Dosso Dossi
XVIème siècle.

ACTE I
Scène I


Iarbe, Madherbal

IARBE
Reviens de ta surprise ; oui, c’est moi qui t’embrasse,
Et qui cherche en ces lieux la fin de ma disgrâce.
Qu’il est doux pour un roi de revoir un ami !


MADHERBAL
Je vous ai reconnu, seigneur, et j’ai frémi.
Iarbe sur ces bords Iarbe dans Carthage !
Vous, ce roi si vanté d’un peuple encor sauvage,
Qui menace nos murs de la flamme et du fer !
Vous, héros de l’Afrique et fils de Jupiter !
Quel important besoin, ou quel malheur extrême
Vous fait quitter ici l’éclat du diadème,
Et pourquoi…


IARBE
l’interrompant.
Trop souvent mes ministres confus
Ont de ta jeune reine essuyé les refus.
J’ai su dissimuler la fureur qui m’anime ;
Et, contraignant encor mon dépit légitime,
Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
De cette cour nouvelle étudier les mœurs,
De ses premiers dédains lui demander justice,
Menacer, joindre enfin la force à l’artifice…
Que sais-je ? N’écouter qu’un transport amoureux,
Me découvrir moi-même et déclarer mes feux.


MADHERBAL
Vos feux !… qu’ai-je entendu ? Quoi ! Vous aimez la reine ?
Dans sa cour, à ses pieds l’amour seul vous amène ?
Vous, seigneur ?


IARBE
Je t’étonne, et j’en rougis. Apprends
De mon malheureux sort les progrès différents.
Jadis, par mon aïeul exclus de la couronne,
Avant que le destin me rappelât au trône,
Tu sais que, déguisant ma naissance et mon nom,
J’allai fixer mes pas à la cour de Sidon.
À toi seul en ces lieux je me fis reconnaître,
Je te vis détester les crimes de ton maître :
Je crus que je pouvais me livrer à ta foi.
L’épouvante régnait dans le palais du roi ;
On y pleurait encor le trépas de Sichée.
À son époux Didon pour jamais arrachée
Coulait dans les ennuis ses jours infortunés.
Je la vis ; ses beaux yeux, aux larmes condamnés,
Me soumirent sans peine au pouvoir de leurs charmes :
J’osai former l’espoir de calmer ses alarmes.
Contre Pygmalion je voulais la servir.
À ta reine en secret j’allais me découvrir :
Rien ne m’arrêtait plus, lorsque sa prompte fuite
Rompit tous les projets de mon âme séduite.
Quelle fut ma tristesse ou plutôt ma fureur !
Tu voulus vainement pénétrer dans mon cœur.
Indigné des forfaits d’un tyran sanguinaire,
J’abandonnai sa cour affreuse et solitaire,
Et portai mes regrets, mes transports violents
Jusqu’aux sources du Nil et sous des cieux brûlants.
Après quatre ans entiers, l’auteur de mes misères
Me rendit par sa mort le sceptre de mes pères.
Je passai de l’exil sur le trône des rois.
Je crus que ma raison reprendrait tous ses droits,

Que de mes mouvements la gloire enfin maîtresse
Saurait bien triompher d’un reste de faiblesse,
Et que les soins cuisants d’un malheureux amour
Respecteraient le trône et fuiraient de ma cour.
Bientôt un bruit confus, alarmant tous nos princes,
Répand avec terreur au fond de leurs provinces,
Que d’un peuple étranger, arrivé dans nos ports,
Les murs de jour en jour s’élèvent sur ces bords.
J’apprends que, de son frère évitant la furie,
Didon veut s’emparer des côtes de Lybie…
Qu’un amour mal éteint se rallume aisément !
Le mien reprend sa force et croît à tout moment.
Dans ce nouveau transport, je me flatte, j’espère
Qu’au milieu de l’Afrique une reine étrangère
Ne rejettera point le secours et la main
D’un roi, le plus puissant de l’empire africain.
Par mes ambassadeurs j’offre cette alliance…
Projets mal concertés ! Inutile espérance !
Ses refus, colorés de frivoles raisons,
Deux fois m’ont accablé des plus sanglants affronts :
Je veux, tel est l’amour qui m’aveugle et m’entraîne,
Tenter moi-même encor cette superbe reine.
Tout prêts à se montrer, mes soldats, mes vaisseaux
Couvriront autour d’elle et la terre et les eaux.
L’amour conduit mes pas ; la haine peut les suivre.
Dans ce doute mortel je ne saurais plus vivre :
Des refus de Didon j’ai trop longtemps gémi :
Aujourd’hui son amant, demain son ennemi.


MADHERBAL
Voilà donc d’un grand roi toute la politique !
Ses fureurs vont régler le destin de l’Afrique !
Il menace, il gémit : des pleurs mouillent ses yeux !

à part.
Iarbe meurt d’amour… et ma reine… grands dieux !
Que dans le cœur des rois vous mettez de faiblesse !…

à iarbe.
Ah ! Ne succombez pas sous le trait qui vous blesse.
Un autre flatterait l’erreur où je vous vois :
Seigneur, fuyez la reine.


IARBE
Achève ; explique-toi.
Rien n’est à ménager quand les maux sont extrêmes ;
Achève, Madherbal. Dis-moi tout, si tu m’aimes.

MADHERBAL
Que ne suis-je en ces lieux ce qu’autrefois j’y fus !
Vous ne formeriez point de vœux superflus.
Depuis plus de trois ans sorti de ma patrie,
J’ai quitté, pour Didon, l’heureuse Phénicie.
Instruit que, sans relâche, en butte au noir courroux
Du tyran qui versa le sang de son époux,
Elle venait aux bords où le destin l’exile,
Contre un frère cruel mendier un asile,
Je courus, je craignis pour ses jours menacés.
La reine, dans ses murs à peine encor tracés,
Reçut avec transport un serviteur fidèle,
Et de sa confiance elle honora mon zèle.
Mais qu’il faut peu compter sur la faveur des rois !
Un instant détermine ou renverse leur choix.
Depuis que les Troyens, échappés du naufrage,
Ont cherché leur asile aux remparts de Carthage,
Didon, qui les rassemble au milieu de sa cour,
D’emplois et de bienfaits les comble chaque jour.
Eux seuls ont chez la reine un accueil favorable.
Ce n’est pas que j’envie un crédit peu durable ;
Je vois en frémissant ce reste de vaincus
Prolonger nos périls, par leur présence accrus.
Pour tout dire, on prétend qu’une éternelle chaîne
Doit unir, en secret, Énée avec la reine.


IARBE
Que dis-tu ? Quoi ! La reine… ah ! C’est trop m’outrager.
Je venais la fléchir ; il faut donc me venger.
Les Tyriens eux-mêmes, indignés contre Énée,
Souffriront à regret ce honteux hyménée.
Toi-même, verras-tu d’un œil indifférent
Couronner dans ces murs le chef d’un peuple errant ?
Ta chute des Troyens serait bientôt l’ouvrage,
Madherbal : c’est à toi de seconder ma rage.


MADHERBAL
Moi, seigneur, moi rebelle !… ah ! J’en frémis d’horreur !…
Mais il faut excuser l’amour et sa fureur.
Fallût-il sur moi seul attirer la tempête,
Et dussé-je payer mes discours de ma tête,
Je parlerai, seigneur ; et peut-être ma voix
Aura-t-elle au conseil encore quelque poids.
La reine à vos désirs ne peut trop tôt souscrire ;
je le vois, je le pense, et j’oserai le dire.
Mais si de Madherbal le zèle parle en vain,
Si l’étranger l’emporte, et s’il l’épouse enfin,
N’attendez rien, malgré votre douleur mortelle,
D’un sujet, d’un ministre à ses devoirs fidèle.
Jamais flatteur, toujours prêt à leur obéir,
Je sais parler aux rois, mais non pas les trahir…
On ouvre… rappelez toute votre prudence,
Et forcez votre amour à garder le silence.

ACTE II
Scène II

Didon, Iarbe, Madherbal, Elise, Barce, Didon

IARBE
Reine, j’apporte ici les vœux d’un souverain.
Iarbe, par ma voix, vous offre encor sa main ;
Et si, sans affecter une audace trop vaine,
Un sujet peut vanter les attraits d’une reine,
Du roi qui me choisit heureux ambassadeur,
Je puis, en vous voyant, vous promettre son cœur.
Pour un hymen si beau, tout parle, tout vous presse
.
De nos vastes états souveraine maîtresse,
En impuissants efforts, en murmures jaloux,
Laissez de votre frère éclater le courroux.
Qu’il redoute, lui-même, une sœur outragée,
Qui n’a qu’à dire un mot, et qui sera vengée.
Au nom d’iarbe seul vos ennemis tremblants
Respecteront vos murs encore chancelants.
Lui seul peut désormais assurer votre empire.
Terminez, grande reine, un hymen qu’il désire,
Et que toute l’Afrique, instruite de son choix,
Adore vos attraits et chérisse vos lois.


DIDON
Lorsque, du sort barbare innocente victime,
J’ai fui loin de l’Asie un frère qui m’opprime,
Je ne m’attendais pas qu’un fils du roi des dieux
Voulût m’associer à son rang glorieux.
Je dis plus ; j’avouerai que cette préférence
Exigeait de mon cœur plus de reconnaissance :
Mais, tel est aujourd’hui l’effet de mon malheur,
Didon ne peut répondre à cet excès d’honneur.
Qu’importe à votre roi l’hymen d’une étrangère ?
Faut-il que mes refus excitent sa colère ?
Sauver mes jours proscrits, rendre heureux mes sujets,
Avec les rois voisins entretenir la paix,

C’est tout ce que j’espère, ou que j’ose prétendre.
Un jour mes successeurs pourront plus entreprendre ;
C’en est assez pour moi : mais je ne règne pas
Pour donner lâchement un maître à mes états.

IARBE
Vos états ?… Mais, enfin, puisqu’il faut vous le dire,
Madame, dans quels lieux fondez-vous un empire ?
Ce roi qui vous recherche, et que vous dédaignez,
Vous demande aujourd’hui de quel droit vous régnez.
Ce rivage et ce port, compris dans la Lybie,
Ont obéi longtemps aux rois de Gétulie.
Les Tyriens et vous n’ont pu les occuper,
Sans les tenir d’Iarbe, ou sans les usurper.

DIDON
Ce discours téméraire a de quoi me surprendre :
Vous abusez du rang qui me force à l’entendre.
Ministre audacieux, sachez que votre roi,
Sans doute, est mon égal mais ne peut rien sur moi.
Par d’étranges hauteurs ce monarque s’explique !
Prétend-il disposer des trônes de l’Afrique ?
Eh ! Quel droit plus qu’un autre a-t-il de commander ?
Les empires sont dûs à qui sait les fonder.
Cependant, quelle haine, ou quelle méfiance
Armerait contre moi votre injuste vengeance ?
De quoi vous plaignez-vous, et quel crime ont commis
D’infortunés soldats à mes ordres soumis ?
Ont-ils troublé la paix de vos climats stériles ?
Ont-ils brûlé vos champs et menacé vos villes ?
Que dis-je ? Ce rivage où les vents et les eaux,
D’accord avec les dieux, ont poussé mes vaisseaux ;
Ces bords inhabités, ces campagnes désertes
Que sans nous la moisson n’aurait jamais couvertes ;
Des sables, des torrents et des monts escarpés,
Voilà donc ces pays, ces états usurpés ?…

Mais devrais-je, à vos yeux, rabaissant ma couronne,
Justifier le rang que le destin me donne ?
Les rois, comme les dieux, sont au-dessus des lois.
Je règne ; il n’est plus temps d’examiner mes droits.

IARBE

Cette fierté m’apprend ce qu’il faut que je pense.
Ainsi d’un roi vainqueur vous bravez la puissance ?
Déjà prête à partir la foudre est dans ses mains,
Madame. Toutefois, forcé par vos dédains,
Forcé par son honneur de punir une injure
Qui de tous ses sujets excite le murmure,
S’il pense à se venger, je connais bien son cœur,
Croyez que ses regrets égalent sa fureur.
Mais vous l’avez voulu ; votre injuste réponse
Ne permet plus…

DIDON
l’interrompant.
J’entends, et vois ce qu’on m’annonce.
Je sais combien les rois doivent être irrités
D’une paix, d’un hymen trop souvent rejetés ;
Un refus est pour eux le signal de la guerre.
Autour de mes remparts ensanglantez la terre :
Iarbe, je le vois, est tout prêt d’éclater ;
Je l’attends sans me plaindre et sans le redouter.


IARBE
Ah ! Je ne sais que trop les raisons… Mais, madame,
Je devrais respecter les secrets de votre âme.
J’en ai trop dit peut-être ; excusez un sujet
Qu’entraîne pour son prince un amour indiscret.
Je vous laisse. à vos yeux mon zèle a dû paraître,
et j’apprendrai bientôt vos refus à mon maître.

Il sort.

ACTE I
Scène III

Didon, Madherbal, Elise, Barce, Suite

DIDON
à part.
Il faudra donc payer le tribut de mon rang,
Et pour régner en paix verser des flots de sang ?…
Affreux destin des rois !… mais la gloire l’ordonne…

à Madherbal.

Vous, ministre guerrier, l’appui de ma couronne,
C’est à vous de pourvoir au salut de l’état.

MADHERBAL
Madame, je réponds du peuple et du soldat.
S’ils craignent, c’est pour vous et non pas pour eux-mêmes.
Soumis, avec respect, à vos ordres suprêmes…


DIDON
l’interrompant.

Qu’ils m’aiment seulement ; c’est là tout mon espoir.
Malheur aux souverains obéis par devoir !
Qu’importe que l’on meure en servant leur querelle,
Si dans le fond des cœurs, la haine éteint le zèle ?
Autour de nous la guerre allume son flambeau ;
Mes refus sur Carthage attirent ce fléau :
Que diront mes sujets ?


MADHERBAL
Ils combattront, Madame…
Mais, puisque vous voulez pénétrer dans leur âme,
Lire leurs sentiments et connaître leurs vœux,
J’obéis à ma reine et vais parler pour eux.
Ils pensaient que le nœud d’une auguste alliance
Pouvait seul affermir votre faible puissance,
Vous assurer un trône élevé par vos mains.
Voyez dans quels climats vous fixent les destins.
Contre les noirs projets de votre injuste frère
Pensez-vous que les flots vous servent de barrière ?
Les pavillons de Tyr sont les rois de la mer.
Ici les Africains, peuple indomptable et fier ;
Plus loin d’affreux écueils, des rochers et des sables,
D’un pays inconnu limites effroyables,
De stériles déserts, de vastes régions
Que l’œil ardent du jour brûle de ses rayons,
Sont d’éternels remparts, dans l’état où nous sommes,

Entre tous vos sujets et le reste des hommes.
Pour mettre en sûreté votre sceptre et vos jours,
Aux autels de l’hymen implorez du secours.
Votre gloire en dépend, encor plus que la nôtre.
Au bonheur d’un époux daignez devoir le vôtre :
Daignez au rang suprême associer un roi.

DIDON
J’estime vos conseils, autant que je le dois.
Je les ai prévenus… mais quel choix puis-je faire ?

MADHERBAL
Un héros seul, sans doute, est digne de vous plaire.
Les plus grands rois du monde en seraient honorés.
D’ennemis furieux nous sommes entourés.
L’étendard de la guerre et le son des trompettes

Vous avertit assez des périls où vous êtes.
Du moins, que votre époux ait plus que des aïeux :
Qu’il soit, si vous voulez, issu du sang des dieux ;
Mais qu’il ait des soldats, des villes, des provinces.
Votre hymen est brigué par tant d’illustres princes.
Par leurs ambassadeurs tous vous offrent leurs vœux :
C’est régner sur les rois que de choisir entr’eux ;
Mais choisissez, madame, et qu’un digne hyménée.
De vos jours opprimés change la destinée.
Se peut-il qu’un héros, qu’un jeune souverain,
Qu’un fils de Jupiter vous sollicite en vain ?

DIDON
l’interrompant.

C’est assez ; et je rends grâce au zèle
D’un ami, d’un ministre et d’un guerrier fidèle.
Je dois répondre aux vœux du peuple et de la cour,
Et vous saurez mon choix avant la fin du jour.


Maderbhal sort.

ACTE I
Scène IV

Didon, Elise, Barcé

DIDON
à part.
Hélas ! Il est écrit avec des traits de flamme
Ce choix tant combattu, ce choix qu’a fait mon âme !
Mon malheureux secret n’est que trop dévoilé ;
Mes yeux et mes soupirs l’ont assez révélé…
à Elise et à Barcé.
Ô vous à qui mon cœur s’ouvre avec confiance !
Vous dont les soins communs ont formé mon enfance,
Compagnes qui faisiez la douceur de mes jours,
Devant vous à mes pleurs je donne un libre cours.


ÉLISE
Eh ! Pourquoi consumer vos beaux jours dans les larmes ?
Ce triste désespoir est-il fait pour vos charmes ?
Sujette dans l’Asie et reine en ces climats,
Les hommages des rois accompagnent vos pas.
Le choix que vous ferez affermira sans doute
Cet empire naissant que l’Afrique redoute.
Vous pouvez être heureuse, et vous versez des pleurs !

BARCÉ
Qui l’eût cru que l’amour causerait vos malheurs,
Vous que, depuis la mort de votre époux Sichée,
Tant de superbes rois ont en vain recherchée ?
Échappé du courroux de Neptune et de Mars,
Un étranger paraît ; il charme vos regards.
Vous l’aimez aussitôt que le sort vous l’envoie.


DIDON
Oui, je l’aime ; et mon âme est pour jamais la proie
De la divinité dont il reçut le jour.
Je reconnais sa mère à mon funeste amour.
Car ne présumez pas qu’en secret satisfaite,
Votre reine elle-même ait hâté sa défaite :
J’ai combattu longtemps, et, dans ces premiers jours,
La mort même et l’enfer venaient à mon secours.
Tremblante de frayeur, de remords déchirée,
Aux mânes d’un époux je me croyais livrée ;
Mais ces tristes objets sont enfin disparus.
Énée est dans mon cœur ; les remords n’y sont plus…
Hélas ! Avec quel art il a su me surprendre !
Chaque instant qu’attachée au plaisir de l’entendre
J’écoutais le récit de ces fameux revers
Qui du nom des Troyens remplissent l’univers,
Malgré le nouveau trouble élevé dans mon âme,
Je prenais pour pitié les transports de ma flamme.
Quelle était mon erreur, et qu’il est dangereux
De trop plaindre un héros aimable et malheureux !…

à part.


Amour, que sur nos cœurs ton pouvoir est extrême !… [

à Elise.

Même après le danger on craint pour ce qu’on aime…
Je crois voir les combats que j’entends raconter ;
Je frémis pour Énée et je cours l’arrêter.
Tantôt sous ces remparts que la Grèce environne,
Je le vois affronter les fureurs de Bellone ;
Je le suis, et des Grecs défiant le courroux,
Je prétends sur moi seule attirer tous leurs coups.
Mais bientôt sur ses pas je vole épouvantée
Dans les murs saccagés de Troie ensanglantée.
Tout n’est à mes regards qu’un vaste embrasement ;

À travers mille feux je cherche mon amant.
Je tremble que du ciel la faveur ralentie
N’abandonne le soin d’une si belle vie ;
Mes vœux des immortels implorent le secours…
Toutefois, au moment de voir trancher ses jours
Dans ce dernier combat où l’entraîne la gloire,
Je crains également sa mort ou sa victoire.
Je crains que des Troyens relevant tout l’espoir,
Il ne m’ôte à jamais le bonheur de le voir…

à part.

Ilion, à ton sort mes yeux donnent des larmes ;
Mais pardonne à l’amour qui cause mes alarmes :
De ta chute aujourd’hui je rends grâces aux dieux,
Puisque c’est à ce prix qu’Énée est en ces lieux !


ÉLISE
Le bonheur de ma reine est tout ce qui me flatte ;
Mais, puisqu’il faut enfin que votre amour éclate,
Songez à prévenir le barbare courroux
D’un frère qui vous hait et d’un rival jaloux…
Puissent des Phrygiens la force et le courage
Soutenir dignement le destin de Carthage !
Puisse leur alliance…


DIDON
l’interrompant.
Oui, je vais déclarer
Un hymen que mon cœur ne veut plus différer…
Quoi ! Du rang où je suis, déplorable victime,
Faut-il sacrifier un amour légitime ?

Et, nourrissant toujours d’ambitieux projets,
Immoler mon repos à de vains intérêts ?
N’ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême :
Trop de tourments divers suivent le diadème ;
Et le destin des rois est assez rigoureux
Sans que l’amour les rende encor plus malheureux !

ACTE II
Scène I

Enée, Achate

ÉNÉE
Tandis que de sa cour la reine environnée
Aux chefs des Tyriens apprend notre hyménée,
Cher Achate, je puis t’ouvrir en liberté
Les secrets sentiments de mon cœur agité.
En vain à mes désirs tout semble ici répondre :
L’inflexible destin se plaît à me confondre.
Je ne sais quel remords me trouble nuit et jour :

Les jeux et les plaisirs règnent dans cette cour,
Cependant son éclat m’importune et me gêne ;
Je jouis à regret des bienfaits de la reine :
Par mille soins divers je me sens déchirer.
Que m’annonce ce trouble et qu’en dois-je augurer ?
Quoi ! De ces lieux encor faudra-t-il que je parte ?

Se peut-il que le ciel, que Junon m’en écarte,
Que je sois sans asile, et que les seuls Troyens
Perdent dans l’univers le droit de citoyens ?

ACHATE
Je ne reconnais point Énée à ce langage.
Ah ! Rougissez plutôt des bienfaits de Carthage.
Non, ce n’est point l’amour, c’est la guerre, seigneur,
Qui seule d’un héros doit payer la valeur.
Hâtez-vous de poursuivre une illustre conquête…
Eh quoi ! Vous balancez ? Quel charme vous arrête ?
Qu’est devenu ce cœur si grand, si généreux
Que n’étonna jamais le sort le plus affreux ?


ÉNÉE
Depuis que dans le sang des peuples de Pergame
Ménélas a puni les crimes de sa femme,
Et qu’aux bords ravagés par les Grecs triomphants
Les cendres d’Ilion sont le jouet des vents,
J’ai conduit, j’ai traîné de rivage en rivage
Le reste des Troyens échappés du carnage.
Nous avons cru cent fois arriver dans ces lieux
Que nous avaient promis les ministres des dieux ;
Mais tu sais comme alors d’invincibles obstacles
Démentaient à nos yeux le prêtre et les oracles.
Ici l’onde en fureur nous éloignait du bord ;
Là, par un vent plus doux, conduit jusques au port,
J’ai vu des nations ensemble conjurées,
Les armes à la main, nous fermer leurs contrées.
Plus loin, quand mes soldats accablés de travaux
Commençaient à goûter les douceurs du repos,
Qu’ils vivaient sans alarme et traçaient avec joie
Les temples et les murs d’une seconde Troie,
Je vis les dieux, armés de foudres et d’éclairs,
Aux Troyens effrayés parler du haut des airs,
Et la contagion, pire que le tonnerre,
Couvrir d’un souffle impur la face de la terre.
Il fallut s’éloigner de ces bords infectés.
Ainsi, dans l’univers proscrits, persécutés,
Victimes des rigueurs d’une injuste déesse,
Énée et les Troyens trouvent partout la Grèce.
Touché de nos malheurs, un seul peuple aujourd’hui
Nous reçoit dans ses murs, nous offre son appui.

Crois-tu que mes soldats, qui jouissent à peine
De l’asile et des biens qu’ils doivent à la reine,
S’il faut abandonner ces fortunés climats
Et braver sur les flots les horreurs du trépas,
Reconnaissent ma voix et quittent sans murmure
Le repos précieux que Didon leur assure,
Pour aller sur mes pas en de sauvages lieux
Importuner encor les oracles des dieux ?


ACHATE
Obéir à son roi n’est pas un sacrifice.
Seigneur, à vos soldats rendez plus de justice.
Le malheur, votre exemple en ont fait des héros :
Présentez-leur la gloire, ils fuiront le repos.
Mais vous-même, s’il faut vous parler sans contrainte,
Le refus des Troyens n’est pas la seule crainte
Qui retient en ces lieux vos désirs et vos pas :
Un soin plus séduisant…


ÉNÉE
l’interrompant.
Je ne m’en défends pas ;
Je brûle pour Didon. Sa vertu magnanime
N’a que trop mérité mes feux et mon estime !
Je ne sais si mon cœur se flatte en son amour,
Mais peut-être le ciel m’appelait à sa cour.
Son malheur est le mien, ma fortune est la sienne ;
Elle fuit sa patrie, et j’ai quitté la mienne.
Le fier Pygmalion poursuit les Tyriens ;
Les Grecs de toutes parts accablent les Troyens.
L’un à l’autre connus par d’affreuses misères,
Le destin nous rassemble aux terres étrangères ;
Et peut-on envier à deux cœurs malheureux
Le funeste rapport qui les unit tous deux ?
Que dis-je ? Sans Didon, sans ses soins favorables,
D’Ilion fugitif les restes méprisables,
Inconnus dans ces lieux, sans vaisseaux, sans secours,
Sur un rivage aride auraient fini leurs jours.
As-tu donc oublié comme, après le naufrage,

Nous crûmes sur ces bords tomber dans l’esclavage ?
Les Tyriens en foule accompagnaient nos pas,
Et déjà contre nous ils murmuraient tout bas.
Sur un trône brillant leur jeune souveraine

Rendit d’abord le calme à mon âme incertaine.
Ses regards, ses discours, garants de sa bonté,
Cet air majestueux, cette douce fierté,
Ces charmes dont l’éclat, digne ornement du trône,
Sur le front d’une reine embellit la couronne,
Les hommages flatteurs d’une superbe cour,
Tout m’inspirait déjà le respect et l’amour.
Avec quelle douceur, écoutant ma prière,
Dans le noble appareil d’une pompe guerrière,
Cette reine, sensible au récit de mes maux,
Promit de terminer le cours de nos travaux !
Les effets chaque jour ont suivi sa promesse.
Achate, je dois tout aux soins de sa tendresse.
Eh ! Puis-je refuser mon cœur à ses attraits,
Quand ma reconnaissance est due à ses bienfaits ?


ACHATE
Tel est d’un cœur épris l’aveuglement extrême !
Il se fait un plaisir de s’abuser lui-même ;
Et le vôtre, seigneur, qui cherche à s’éblouir,
Court après le danger quand il devrait le fuir.
Déjà, tout occupé de sa grandeur future,
D’un trop honteux repos votre peuple murmure :
Il croit que chaque instant retarde ses destins,
Si la gloire une fois…

ÉNÉE
l’interrompant.

Eh ! C’est ce que je crains.
Je ne trahirai point cette gloire inhumaine ;
Mais mon cœur sait aussi ce qu’il doit à la reine…
Je la vois… laisse-nous. Trop heureux en ce jour
Si je puis accorder et l’honneur et l’amour !

Achate sort.

ACTE II
Scène II

Didon, Énée, Elise

DIDON
à Énée.

Seigneur, il était temps que ma bouche elle-même
Aux peuples de Carthage apprît que je vous aime,
Et qu’un nœud solennel, gage de notre foi,
Devait aux yeux de tous vous engager à moi.
À cet heureux hymen je vois que tout conspire,
Le salut des Troyens, l’éclat de mon empire.
Ce n’est pas l’amour seul dont le tendre lien
Doit unir à jamais votre sort et le mien :
Un intérêt commun aujourd’hui nous engage.
Je termine vos maux : vous défendrez Carthage ;
Et malgré tant de rois contre nous irrités,
Vous saurez affermir le trône où vous montez.
Cher prince, qu’il est doux pour mon cœur, pour le vôtre,
Que notre sort dépende et de l’un et de l’autre,
Et qu’un lien charmant, l’objet de tous nos vœux,
Finisse nos malheurs en couronnant nos feux !


ÉNÉE
Ah ! C’est de tous les biens le plus cher à mon âme !
Quel comble à vos bienfaits ! Quel bonheur pour ma flamme !
à part.

Quoi ! Je serais à vous ?… espoir trop enchanteur,
Ne seras-tu pour moi qu’une flatteuse erreur ?…
à Didon.
Mais ma crainte peut-être en secret vous offense :
Pardonnez ; le malheur nourrit la défiance…
Ah ! Si je disposais des jours que je vous dois,
Et si tous les Troyens pensaient comme leur roi…


DIDON
l’interrompant.
Que dites-vous, seigneur ? Quelle alarme nouvelle…

ÉNÉE
l’interrompant.
S’il faut périr pour vous, je réponds de leur zèle ;
Mais je vous aime trop pour rien dissimuler.
Ma princesse…
Il hésite.


DIDON
Achevez. Vous me faites trembler.

ÉNÉE
Vous voyez sur ces bords le déplorable reste
D’un peuple si longtemps à ses vainqueurs funeste.
Cependant, accablé du malheur qui le suit,
Malgré l’abaissement où le ciel l’a réduit,
Malgré tant d’ennemis obstinés à sa perte,
Et la mort tant de fois à ses regards offerte,
Ce reste fugitif, ce peuple infortuné
À soumettre les rois croit être destiné.
Les Troyens sur mes pas veulent se rendre maîtres
Des climats où jadis ont régné leurs ancêtres.
L’Ausonie est ce lieu si cher à leurs désirs.
Leurs chefs osent déjà condamner mes soupirs.
Je tremble que du ciel les sacrés interprètes
Ne joignent leur suffrage à ces rumeurs secrètes,
Et qu’un zèle indiscret, échauffant les esprits,
Ne porte jusqu’à moi la révolte et les cris.
Tel est du préjugé le pouvoir ordinaire ;
Il soumet aisément le crédule vulgaire ;
Courageux sans honneur, scrupuleux sans vertu,

Souvent, dans les transports dont il est combattu,
Le soldat entraîné sur la foi d’un oracle,
Du respect pour les rois foule à ses pieds l’obstacle,
Cède, sans la connaître, à la religion,
Et se fait un devoir de la rébellion…
Ah ! Si le même jour où mon âme contente
Se promet un bonheur qui passait mon attente,
Si, dans le moment même où vous me l’annoncez,

Voyant Didon changer de visage.
Une gloire barbare… hélas ! Vous frémissez !


DIDON
Qu’ai-je entendu, cruel ? Quel funeste langage !…
Le trouble de mon cœur m’en apprend davantage.
Quoi ! Cet hymen si doux, si cher à nos souhaits,
Serait donc traversé par vos propres sujets ?
Je voulais les combler et de biens et de gloire ;
Ils veulent donc ma mort ?


ÉNÉE
Non, je ne puis le croire.
Enchantés du repos que vous leur assurez,
Ils vous verront, madame, et vous triompherez.
Mon cœur qui s’attendrit souffre à regret l’idée
Du trouble dont votre âme est déjà possédée…
Je vous quitte : il est temps d’instruire les Troyens
Du nœud qui les unit aux soldats Tyriens.
Mais dût le ciel lui-même, inspirant ses ministres,

Ne m’annoncer ici que des ordres sinistres,
Ni les dieux offensés ni le destin jaloux
Ne m’ôteront l’amour dont je brûle pour vous.

Il sort.

ACTE II
Scène III

Didon, Elise

DIDON
Élise, que deviens-je et quel trouble m’agite ?
Quel soupçon se présente à mon âme interdite ?
De quel malheur fatal vient-il me menacer ?
Énée ! Ô ciel !… Non, non, je ne puis le penser.
Il m’aime ; il ne veut point trahir une princesse
Qui par mille bienfaits lui prouve sa tendresse.
Mais, lorsque notre hymen doit faire son bonheur,
Quel noir pressentiment fait naître sa terreur ?…
à part.
Est-ce toi, peuple ingrat ?… Est-ce vous, cher Énée,
Qui trompez sans pitié mon âme infortunée ?
Qui dois-je soupçonner ? Quels maux dois-je prévoir ?
Conspirez-vous ensemble à trahir mon espoir ?

Tendre ou perfide amant !… Fatale incertitude !

ÉLISE
Soupçonner un héros de tant d’ingratitude,
Quand vos bienfaits sur lui versés avec éclat…


DIDON
l’interrompant.
En amour un héros n’est souvent qu’un ingrat.
Hélas ! Après l’espoir dont je m’étais flattée,
Dans quel gouffre d’horreurs suis-je précipitée !
Je m’attends désormais aux plus sensibles coups ;
J’ignore mes malheurs et dois les craindre tous.


ÉLISE
Ah ! Du choix des Troyens vos faveurs vous répondent,
Et contre leurs destins les vôtres vous secondent.
Assez et trop longtemps leur empire détruit,
Un pays ignoré qui sans cesse les fuit,
Ont causé leurs regrets, nourri leur espérance ;
Croyez que le repos, les plaisirs, l’abondance
Effaceront bientôt de ces cœurs prévenus
Une ville brûlée et des bords inconnus.

DIDON

Non ; il faut qu’avec lui mon âme s’éclaircisse…
J’y vole… un seul instant redouble mon supplice…
Mais, que nous veut Barcé ?

ACTE II
Scène IV

Didon, Elise, Barcé

BARCÉ
Prêt à quitter ces lieux,
L’ambassadeur demande à paraître à vos yeux,
Madame, il suit mes pas, et vient pour vous instruire
D’un secret important au bien de cet empire.

DIDON
à part.
Quoi ! Dans le moment même où mon cœur désolé
Cherche à vaincre l’ennui dont il est accablé ;
Quand je sens augmenter la douleur qui me presse,
Faut-il qu’à mes regards un étranger paraisse ?
Il lira dans mes yeux mon triste désespoir ;
Et peut-être mes pleurs… n’importe, il faut le voir…

Que vous êtes cruels, soins attachés au trône,
Et que vous vendez cher le pouvoir qu’il nous donne !…
à Elise.
Par la contrainte affreuse où je suis malgré moi,
Élise, tu connais quel est le sort d’un roi.
Ce faste dont l’éclat l’environne sans cesse
N’est qu’un dehors pompeux qui cache sa faiblesse.
Sous la pourpre et le dais nous bravons l’univers…

Je vais parler en reine, et mon cœur est aux fers…
à Barcé.
Appelez ce numide…
à Elise.
Et vous, qu’on se retire.
Barcé sort d’un côté, et Élise d’un autre.
Que vient-il m’annoncer ?… Que pourrai-je lui dire ?

ACTE II
Scène V

Didon, Iarbe

IARBE
Iarbe aux Phrygiens est donc sacrifié,
Madame ? Votre hymen est enfin publié.
C’est peu que d’un refus l’ineffaçable outrage
D’un monarque puissant irrite le courage ;
Un guerrier, qui jamais ne l’aurait espéré,
À l’amour d’un grand roi se verra préféré !
Du moins, si votre cœur, sans désirs et sans crainte,
Pour toujours de l’hymen avait fui la contrainte !…
Mais de ce double affront l’éclat injurieux
N’armera pas en vain un prince furieux…
Achevez, sans rougir, ce fatal hyménée ;
Bravez toute l’Afrique et couronnez Énée ;
Il sera votre époux, il défendra vos droits,
Et bientôt, défiant le courroux de nos rois,
Suivi de ses Troyens…

DIDON
l’interrompant.
Je m’abuse peut-être.
Vous pouvez, cependant, rejoindre votre maître ;
C’est à lui de choisir ou la guerre ou la paix :
J’aime, j’épouse Énée, et mes soldats sont prêts.

IARBE
Oui, madame, il choisit ; et vous verrez sans doute,
Éclater des fureurs que pour vous je redoute…
Vous épousez Énée ! Et votre bouche, ô ciel !
Me fait avec plaisir un aveu si cruel…
à part.
Ne tardons plus, suivons le courroux qui m’entraîne.


DIDON
Oubliez-vous qu’ici vous parlez à la reine ?

IARBE
À ma témérité reconnaissez un roi.

DIDON
Quoi ! Se peut-il qu’Iarbe ?…

IARBE
l’interrompant.
Oui, cruelle ! C’est moi.
Dès mes plus jeunes ans, par le destin contraire,
Conduit dans les climats où règne votre frère,
Je vous vis, vos malheurs firent taire mes feux…
Un autre parlerait des tourments rigoureux
Qui remplirent depuis une vie odieuse,

Qui ne saurait sans vous être jamais heureuse.
Je ne viens point ici, de moi-même enivré,
Vous faire de ma flamme un aveu préparé ;
Peu fait à l’art d’aimer, j’ignore ce langage
Que pour surprendre un cœur l’amour met en usage.
Je laisse à mes rivaux les soupirs, les langueurs,
Du luxe asiatique hommages séducteurs,
Vains et lâches transports dont la vertu murmure,
Qu’enfante la mollesse et que suit le parjure.
Je vous offre ma main, mon trône, mes soldats.
Dites un mot, madame, et je vole aux combats.

Je dompterai, s’il faut, l’Afrique et votre frère ;
Mais malheur au rival dont l’ardeur téméraire
Osera disputer à mon amour jaloux
Le bonheur de vous plaire et de vaincre pour vous !

DIDON
Seigneur, de votre amour justement étonnée,
À de nouveaux revers je me vois condamnée ;
Car enfin, quel que soit le transport de vos feux,
Mon cœur n’est plus à moi pour écouter vos vœux…
Mais, quoi ! Je connais trop cette vertu sévère
Dont votre auguste front porte le caractère :

Un héros tel que vous, fameux par ses exploits,
Dont l’Afrique redoute et respecte les lois,
Maître de tant d’états doit l’être de son âme.
Voudrait-il, n’écoutant que sa jalouse flamme,
D’un amant ordinaire imiter les fureurs ?
Non, ce n’est pas aux rois d’être tyrans des cœurs.

Montrez-vous fils du dieu que l’olympe révère.
J’admire vos exploits ; votre amitié m’est chère ;
C’est à vous de savoir si je puis l’obtenir,
Ou si de mes refus vous voulez me punir.
Si, dans les mouvements du feu qui vous anime,
Vous voulez seconder le destin qui m’opprime,
Hâtez-vous, signalez votre jaloux transport :
Accablez une reine en butte aux coups du sort,
Qui, prête à voir sur elle éclater le tonnerre,
Peut succomber enfin sous une injuste guerre,
Mais que le sort cruel n’abaissera jamais
À contraindre son cœur pour acheter la paix.
Elle sort.


IARBE
Dieux ! Quel trouble est le mien ! Le feu qui me dévore,
Malgré ses fiers dédains peut-il durer encore ?
Où courez-vous, Zama ?

ACTE II
Scène VI

Iarbe, Zama

ZAMA
Seigneur, songez à vous.
On soupçonne qu’Iarbe est caché parmi nous.
Un bruit sourd et confus…

IARBE
l’interrompant.
Il n’est plus temps de feindre :
iarbe est découvert ; mais tu n’as rien à craindre.


ZAMA
Eh quoi ! Lorsqu’on s’attend à voir, de toutes parts,
Vos soldats furieux assiéger ces remparts,
Croyez-vous qu’un rival, l’objet de votre haine…

IARBE
à part.
Malheureux ! Où m’emporte une tendresse vaine ?
La rage et le dépit me font verser des pleurs.
N’ai-je pu déguiser mes jalouses fureurs ?…
Et toi qui dois rougir du feu qui me surmonte,
Toi qui devrais venger ma douleur et ma honte,
Maître de l’univers, les dédains, les mépris,
Si je suis né de toi, sont-ils faits pour ton fils ?

ACTE III
Scène I

Iarbe, Madherbal

IARBE
Non, tu combats en vain l’amour qui me possède :
Une prompte vengeance en est le seul remède.
J’estime tes conseils, j’admire ta vertu ;
Sous le joug, malgré moi, je me sens abattu.
Je vois ce que mon rang me prescrit et m’ordonne :
Un excès de faiblesse est indigne du trône.
Je sais qu’un souverain, un guerrier, tel que moi,
N’est point fait pour céder à la commune loi ;
Qu’il faut, loin de gémir dans un lâche esclavage,
Que sur ses passions il règne avec courage ;
Et qu’un grand cœur, enfin, devrait toujours songer
À vaincre son amour plutôt qu’à le venger.
Sans doute, et de mes feux je dois rougir peut-être ;
Mais la raison nous parle, et l’amour est le maître…
Que sais-je ! La fureur ne peut-elle à son tour,
Dans un cœur outragé succéder à l’amour ?

Ou si je veux en vain surmonter sa puissance,
Du moins l’heureux succès d’une juste vengeance
Adoucira les soins qui troublent mon repos ;
Et c’est toujours un bien que de venger ses maux.


MADHERBAL
Je vous plains d’autant plus, que votre cœur lui-même,
Seigneur, paraît gémir de sa faiblesse extrême.
Ah ! Si votre âme en vain tâche de se guérir,
Si vos propres malheurs ne servent qu’à l’aigrir,
Brisez avec fierté de rigoureuses chaînes ;
Mais n’intéressez point votre gloire à vos peines…
Les refus de la reine offensent votre honneur !
Ils arment vos sujets ! Non, je ne puis, seigneur,
Dans de pareils transports vous flatter ni vous croire.
Qu’a de commun enfin l’amour avec la gloire ?
Et le refus d’un cœur est-il donc un affront
Qui doive d’un héros faire rougir le front ?
Songez…

IARBE
l’interrompant.
J’aime la reine ; un autre me l’enlève.
Ah ! S’il faut malgré moi que leur hymen s’achève,
Je ne souffrirai pas qu’heureux impunément
Ils insultent ensemble à mon égarement…
à part.

À quoi me réduis-tu, trop cruelle princesse ?
Tu sais comme mon cœur, tout plein de sa tendresse,
Venait avec transport offrir à tes appas
Un secours nécessaire à tes faibles états ?
J’ai voulu contre tous défendre ton empire,
Et tu veux me forcer, ingrate ! à le détruire.

MADHERBAL
Eh bien ! Suivez, seigneur, ce courroux éclatant,
Et d’un combat affreux précipitez l’instant.
Baignez-vous dans le sang, frappez votre victime
En amant furieux plus qu’en roi magnanime.
C’est aux dieux maintenant d’être notre soutien.
Je vois, sans en frémir, son danger et le mien.
Avec la même ardeur, avec le même zèle
Que j’ai parlé pour vous, je périrai pour elle ;
Et l’univers peut-être, instruit de ses douleurs,
Condamnera vos feux et plaindra ses malheurs.


IARBE
Eh ! Que m’importe à moi ce frivole murmure,
Pourvu que ma vengeance efface mon injure !
Non, non, d’une maîtresse adorer les rigueurs,
Ménager son caprice et respecter ses pleurs,
C’est le frivole excès d’une pitié timide,
Et qui n’entra jamais dans le cœur d’un Numide.
J’exciterai, dis-tu, l’horreur de l’univers ?
Eh ! Crois-tu que le dieu qui tonne dans les airs
Souffre sans éclater qu’une femme étrangère
Au sang de Jupiter indignement préfère
Un transfuge échappé des bords du Simoïs,
Qui n’a su ni mourir, ni sauver son pays,
Et qui n’apporte ici, du fond de la Phrygie,
Que les crimes de Troie et les mœurs de l’Asie ?
J’en atteste le dieu dont j’ai reçu le jour,
Ces superbes remparts, témoin de mon amour,
Ces lieux où, dévoré d’une flamme trop vaine,
J’ai moi-même essuyé les refus de ta reine,
Ne me reverront plus que la flamme à la main
Jusque dans ce palais me frayer un chemin.
J’assemblerai, s’il faut, toute l’Éthiopie :
Dans ses déserts brûlants j’armerai la Nubie ;
Des peuples inconnus suivront mes étendards :
Un déluge de feu couvrira vos remparts ;
Et si ce n’est assez pour les réduire en poudre,
Mes cris iront aux cieux, et j’ai pour moi la foudre.

MADHERBAL

Juste ciel, qui m’entends, écarte ces horreurs !…
apercevant entrer Elise.
Élise vient… sait-elle encor tous nos malheurs ?

ACTE III
Scène II

Elise, Madherbal

MADHERBAL
Enfin voici le jour marqué par nos alarmes,
Madame ; c’en est fait, Iarbe court aux armes.
Témoin de la fureur qui dévore ses sens,
Je viens de recevoir ses adieux menaçants ;
Le bruit dans nos remparts va bientôt s’en répandre.

ÉLISE

À de pareils transports la reine a dû s’attendre.
Je courais, sur vos pas, la chercher en ces lieux…
voyant Didon.
Je la vois… La douleur est peinte dans ses yeux.

ACTE III
Scène III

Didon, Madherbal, Elise

DIDON
à Élise.
Ah ! Venez rassurer une amante troublée.
Des guerriers phrygiens l’élite est assemblée,
Leurs prêtres ont déjà fait dresser des autels :
Ils entraînent Énée aux pieds des immortels…
Élise, autour de lui je ne vois que des traîtres.


ÉLISE
Eh quoi ! Soupçonnez-vous la vertu de leurs prêtres ?
Qui sait si par leurs soins les volontés du sort
Avec tous vos projets ne seront pas d’accord ?
Que craignez-vous ?

DIDON
Je crains ce que leur bouche annonce.
Jamais la vérité ne dicta leur réponse.
Je ne sais, mais mon cœur est pénétré d’effroi…
Et ce moment peut-être est funeste pour moi.

MADHERBAL
Permettez, au milieu de vos tristes alarmes,

Qu’un zélé serviteur interrompe vos larmes.
Vous devez votre esprit, madame, à d’autres soins :
L’amour a ses moments, l’état a ses besoins.
D’un Africain jaloux vous concevez la rage ;
C’est à nous de songer à prévenir l’orage.
Je n’examine plus si l’hymen d’un grand roi,
Si cent peuples soumis à votre auguste loi,
Vos sujets glorieux étendant leur puissance
Jusqu’aux bords où le Nil semble prendre naissance,
Si l’avantage enfin de donner à vos fils

Jupiter pour aïeul et les dieux pour amis,
D’un éclat si flatteur devaient remplir votre âme,
Ou du moins quelque temps balancer votre flamme.
Avant que votre cœur, pour la dernière fois,
Aux yeux mêmes d’Iarbe eût déclaré son choix,
J’ai cru devoir vous dire en ministre fidèle
Tout ce que m’inspiraient votre gloire et mon zèle ;
Et ce n’est qu’à ce prix qu’un sujet plein d’honneur
Doit jamais de son maître accepter la faveur.
Mais si sa volonté ne peut être changée,
N’importe en quels projets son âme est engagée,
Résister trop longtemps, ce serait le trahir :
C’est aux dieux de juger, aux sujets d’obéir.
Ainsi ne pensons plus qu’à la prompte défense
Qui peut de l’ennemi confondre l’espérance.
Bientôt sur ces remparts tous nos chefs rassemblés
Calmeront par mes soins nos citoyens troublés.
En vain contre Didon l’Afrique est conjurée ;
Du peuple et du soldat ma reine est adorée :
Tout peuple est redoutable et tout soldat heureux

Quand il aime ses rois en combattant pour eux.

ÉLISE
à Didon.

Oui, je ne doute point qu’au gré de votre envie
Les Tyriens pour vous ne prodiguent leur vie…
Mais, quoi ! Vous oubliez qu’un téméraire amour
Ose vous menacer jusque dans votre cour !
Je ne le cache point : instruit de cette injure,
Autour de ce palais votre peuple murmure.
Il demande vengeance, et se plaint hautement
Qu’Iarbe dans ces murs vous brave impunément,
Et, si l’on en croyait les discours de Carthage,
Par votre ordre en ces lieux retenu pour otage…


DIDON
l’interrompant.
Le retenir ici ! Qu’ose-t-on proposer ?
De son funeste amour est-ce à moi d’abuser ?
Je sais que des flatteurs les coupables maximes
Du nom de politique honorent de tels crimes ;
Je sais que, trop séduits par de vaines raisons,
Mille fois mes pareils, dans leurs lâches soupçons,
Ont violé le droit des palais et des temples :
La cour de plus d’un prince en offre des exemples ;
Mais un traître jamais ne doit être imité.
Moi, qu’oubliant les lois de l’hospitalité,

D’un roi dans mon palais j’outrage la personne !
Est-ce aux rois d’avilir l’éclat de la couronne,
Nous qui devons donner au reste des humains
L’exemple du respect qu’on doit aux souverains ?…
à Madherbal.
Oui, malgré les malheurs où son courroux nous jette,
Allez ; et que ma garde assure sa retraite ;
Que ce prince, à l’abri de toute trahison,
Accable, s’il le peut, mais respecte Didon.
J’aime mieux, au péril d’une guerre barbare,

Que l’univers, témoin du sort qu’on me prépare,
Condamne un vain excès de générosité,
Que s’il me reprochait la moindre lâcheté.
Madherbal sort.

ACTE III
Scène IV

Didon, Elise

DIDON
Ah ! C’est trop retenir ma douleur et mes larmes.
Mon amant peut lui seul dissiper mes alarmes…
à part.
Qu’il tarde à revenir !… et vous, peuples ingrats,
Loin de mes yeux encor retiendrez-vous ses pas ?

ÉLISE
voyant paraître Énée.
Il vient.

DIDON
à part.
À son aspect que ma crainte redouble !
Tout est perdu pour moi ; je le sens à mon trouble.

ACTE III
Scène V

Didon, Énée, Elise

ÉNÉE
à part, au fond du théâtre, en apercevant Didon, et en voulant s’éloigner.
Dieux ! Je ne croyais pas la rencontrer ici.


DIDON
à part.
Approchons… mon destin va donc être éclairci !…
à Enée, en le retenant.
Vous me fuyez, seigneur ?

ÉNÉE
Malheureuse princesse,
Je ne méritais pas toute votre tendresse.

DIDON
Non, je vous aimerai jusqu’au dernier soupir.
Mais que dois-je penser ? Je vous entends gémir…
Vous détournez de moi votre vue égarée…
Ah ! De trop de soupçons mon âme est dévorée…
Seigneur !…


ÉNÉE
Au désespoir je suis abandonné :
Vous voyez des mortels le plus infortuné.
Mon cœur frémit encor de ce qu’il vient d’apprendre.
Dans le camp des Troyens le ciel s’est fait entendre,
Il s’explique, madame, et me réduit au choix
D’être ingrat envers vous ou d’enfreindre ses lois.
Une voix formidable, aux mortels inconnue,
A murmuré longtemps dans le sein de la nue.
Le jour en a pâli, la terre en a tremblé ;
L’autel s’est entr’ouvert, et le prêtre a parlé.
« Étouffe, m’a-t-il dit, une tendresse vaine.
Il ne t’est pas permis de disposer de toi.
Fuis des murs de Carthage ; abandonne la reine.
Le destin pour une autre a réservé ta foi. »

Tout le peuple aussitôt pousse des cris de joie.
Jugez du désespoir où mon âme se noie !
J’ai voulu vainement combattre leurs projets.
On m’oppose du ciel les absolus décrets,
Les champs ausoniens promis à notre audace,
Et l’univers soumis aux héros de ma race ;
Dans un repos obscur Énée enseveli,
Ses exploits oubliés, son honneur avili,
Des Troyens fugitifs la fortune incertaine,
De vos propres sujets le mépris et la haine,
Que vous dirai-je enfin ? Accablé de douleur,

Déchiré par l’amour, entraîné par l’honneur…
Il hésite à poursuivre.


DIDON
Qu’avez-vous résolu ?

ÉNÉE
Plaignez plutôt mon âme.
Tout parlait contre vous, tout condamnait ma flamme,
Ma gloire, mes sujets, nos prêtres et mon fils…

DIDON
l’interrompant.
N’achevez pas, cruel ! Vous avez tout promis !…
Où suis-je ? N’est-ce point un songe qui m’abuse ?
Est-ce vous que j’entends ? Interdite, confuse,
Je sens ma faible voix dans ma bouche expirer.

Est-il bien vrai ? Ce jour va donc nous séparer ?
Qui me consolera dans mes douleurs profondes ?
Mon cœur, mon triste cœur vous suivra sur les ondes ;
Et d’une vaine gloire occupé tout entier,
Au fond de l’univers vous irez m’oublier !…
M’oublier !… Ah ! Cruel ! De quelle affreuse idée
Mon âme en vous perdant se verra possédée !
J’ai tout sacrifié, j’ai tout trahi pour vous.
Je romps la foi jurée à mon premier époux.
Des rois les plus puissants je dédaigne l’hommage ;
J’expose pour vous seul le salut de Carthage.
Je le fais avec joie, et le ciel m’est témoin
Que mon amour voudrait aller encor plus loin…
Hélas ! De notre hymen la pompe est ordonnée.
Je volais dans vos bras, cher et barbare Énée !…
Mais, que dis-je ? Ton sort ne dépend plus de toi.
Je t’ai livré mon cœur ; tu m’as donné ta foi.
Les serments font l’hymen, et je suis ton épouse.
Oui, je la suis, Énée !


ÉNÉE
à part.
Ô fortune jalouse !
Pouvais-tu m’accabler par de plus rudes coups ?…
à Didon.
Ah ! Je suis mille fois plus à plaindre que vous !
Vous régnez en ces lieux ; ce trône est votre ouvrage :
Le ciel n’a point proscrit les remparts de Carthage.
Il les voit s’élever, et ne vous force pas
D’aller de mers en mers chercher d’autres états.
Le soin de gouverner un peuple qui vous aime,
L’éclat et les attraits de la grandeur suprême
Effaceront bientôt une triste amitié
Que nourrissait pour moi votre seule pitié ;
Et moi, jusqu’au tombeau j’aimerai ma princesse :
Mon cœur vers ces climats revolera sans cesse,

Climats trop fortunés où l’on vit sous vos lois !
Hélas ! Si de mon sort j’avais ici le choix,
Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie,
Je tiendrais de vos mains un sceptre, une patrie.
Les dieux m’ont envié le seul de leurs bienfaits
Qui pouvait réparer tous les maux qu’ils m’ont faits…
Adieu ! Vivez heureuse et régnez dans l’Afrique.

DIDON
Ainsi vous remplirez ce décret tyrannique,
Cet oracle fatal, si souvent démenti ?
Mon espoir, mes projets, tout est anéanti ?
Ni l’état déplorable où l’amour m’a réduite,
Ni la mort qui m’attend n’arrêtent votre fuite.
Vous rompez, sans gémir, les liens les plus doux…
Mais pour votre départ quel temps choisissez-vous ?

Nul vaisseau n’ose encor reparaître sur l’onde ;
Voyez ce ciel obscur et cette mer qui gronde !…
Ah ! Prince, quand ces murs défendus par Hector,
Quand ce même Ilion subsisterait encor,
Dans les tombeaux de l’onde iriez-vous chercher Troie ?
Attendez que des mers le ciel ouvre la voie ;
Et puisqu’il faut, enfin, vous perdre pour toujours,
Que je vous perde, au moins, sans craindre pour vos jours !

ÉNÉE
À vos désirs, aux miens le ciel est inflexible.
Hélas ! Si vous m’aimez, montrez-vous moins sensible.
Obéissez en reine aux volontés du sort.
Rien ne peut des Troyens modérer le transport
Effrayés par l’oracle et pleins d’un nouveau zèle,
Ils volent, dès ce jour, où le ciel les appelle.
Moi-même vainement je voudrais arrêter
Des sujets contre moi prompts à se révolter.
Voyant l’altération que son discours porte dans les traits de Didon
Je les verrais bientôt… mais, quel sombre nuage,
Madame, en ce moment trouble votre visage ?
Vous ne m’écoutez plus, vous détournez les yeux !


DIDON
Non, tu n’es point le sang des héros, ni des dieux.
Au milieu des rochers tu reçus la naissance ;
Un monstre des forêts éleva ton enfance,
Et tu n’as rien d’humain que l’art trop dangereux
De séduire une femme et de trahir ses feux.
Dis-moi, qui t’appelait aux bords de la Lybie ?
T’ai-je arraché moi-même au sein de ta patrie ?
Te fais-je abandonner un empire assuré,
Toi qui, dans l’univers, proscrit, désespéré,
Environné partout d’ennemis et d’obstacles,
Serais encor sans moi le jouet des oracles ?
Les immortels, jaloux du soin de ta grandeur,
Menacent tes refus de leur courroux vengeur ?…
Ah ! Ces présages vains n’ont rien qui m’épouvante :
Il faut d’autres raisons pour convaincre une amante.
Tranquilles dans les cieux, contents de nos autels,
Les dieux s’occupent-ils des amours des mortels ?
Notre cœur est un bien que leur bonté nous laisse ;
Ou si jusques à nous leur majesté s’abaisse,
Ce n’est que pour punir des traîtres comme toi,
Qui d’une faible amante ont abusé la foi.
Crains d’attester encor leur puissance suprême :
Leur foudre ne doit plus gronder que sur toi-même…
Mais tu ne connais point leur austère équité,
Tes dieux sont le parjure et l’infidélité.


ÉNÉE
Hélas ! Que vos transports ajoutent à ma peine !
Moi-même je succombe, et mon âme incertaine
Ne saurait soutenir l’état où je vous vois…

DIDON
l’interrompant.
Adieu, cruel ! Pour la dernière fois.
Va, cours, vole au milieu des vents et des orages ;
Préfère à mon palais les lieux les plus sauvages ;
Cherche, au prix de tes jours, ces dangereux climats
Où tu ne dois régner qu’après mille combats.
Hélas ! Mon cœur charmé t’offrait dans ces asiles
Un trône aussi brillant et des biens plus tranquilles.
Cependant, tes refus ne peuvent me guérir ;
Mes pleurs et mes regrets, qui n’ont pu t’attendrir,
Loin d’éteindre mes feux, les redoublent encore…
Je devrais te haïr, ingrat ! Et je t’adore.
Oui, tu peux sans amour t’éloigner de ces bords ;
Mais ne crois pas, du moins, me quitter sans remords.
Ton cœur fût-il encor mille fois plus barbare,
Tu donneras des pleurs au jour qui nous sépare ;

Et, du haut de ces murs témoins de mon trépas,
Les feux de mon bûcher vont éclairer tes pas.

ÉNÉE
voulant la retenir.
Ah ! Madame, arrêtez…


DIDON
l’interrompant.
Ah ! Laisse-moi, perfide !

ÉNÉE
Où courez-vous ? Souffrez que la raison vous guide.

DIDON
Va, je n’attends de toi ni pitié, ni secours.
Tu veux m’abandonner, que t’importent mes jours ?


ÉNÉE
Eh bien ! Malgré les dieux, vous serez obéie…

Didon sort avec Élise.

ÉNÉE
Elle fuit… arrêtez… prenons soin de sa vie.
Il fait quelque pas pour suivre Didon.

ACTE III
Scène VI

Énée, Achate.

ACHATE
arrêtant Énée.
Seigneur, les Phrygiens n’attendent que leur roi.
Partons ; le ciel l’ordonne.

ÉNÉE
Achate, laisse-moi.
Le ciel n’ordonne pas que je sois un barbare.
Il sort.


ACHATE
Que vois-je ?… quel transport de son âme s’empare ?…
Courons ; sachons les soins dont il est combattu…
Dieux ! Faut-il que l’amour surmonte la vertu !

ACTE IV
Scène I

Madherbal & Achate

MADHERBAL
Où courez-vous, Achate ?

ACHATE.
Où mon devoir m’entraîne ;
Vous enlever mon prince et sauver votre reine.

MADHERBAL
Quel est donc ce discours ? Expliquez-vous.

ACHATE
Craignez
Un peuple, des soldats, justement indignés.
La voix d’un dieu vengeur a tonné sur leurs têtes.
D’un hymen qu’il condamne interrompez les fêtes.
Le ciel arrache Énée aux transports de Didon.
Et les débris de Troie aux enfants de Sidon.
Obéissez aux dieux et rendez-nous Énée.

MADHERBAL
Ah ! Puisse-t-il bientôt remplir sa destinée ?
Puisse-t-il, consolé de ses premiers malheurs,
Du ciel qui le protège épuiser les faveurs,
Enchaîner à jamais la fortune volage,
Et régner glorieux ailleurs que dans Carthage !

ACHATE
Est-ce vous que j’entends, Madherbal ?


MADHERBAL
Oui, c’est moi,
Qui gémis sur la reine et qui plains votre roi.
Le sort ne les fit point pour être heureux ensemble.
Je déplore avec vous le nœud qui les assemble.
Nœud funeste et cruel, que l’amour en courroux
A formé pour les perdre et nous détruire tous !
Énée est un héros que l’univers admire ;
Mais d’une jeune reine il renverse l’empire.
La gloire, la pitié, tout presse son départ.
S’il diffère d’un jour, il partira trop tard.

ACHATE
Je ne puis vous cacher ma joie et ma surprise.
Ministre vertueux, pardonnez la franchise
D’un soldat qui jugeait de vous par vos pareils.
Favori de la reine, âme de ses conseils,
Et par elle, sans doute, instruit de sa tendresse,
J’ai cru que vous serviez ou flattiez sa faiblesse.
L’absolu ministère est remis dans vos mains ;
J’ai vu tous les apprêts d’un hymen que je crains,
Et pouvais-je ?…


MADHERBAL
l’interrompant.
Eh ! Voilà le destin des ministres !
Victimes de discours, de jugements sinistres ;
Coupables, si l’on croit le peuple et le soldat,
Des faiblesses du prince et des maux de l’état…
Emplois trop enviés que la foudre environne !…
Heureux qui voit de loin l’éclat de la couronne !
Heureux qui pour son roi plein de zèle et d’amour
Le sert dans les combats et jamais à la cour !
Nous sommes menacés d’une attaque prochaine :
Je venais de mes soins rendre compte à la reine.
Je n’ai pu pénétrer au fond de son palais.
Cependant, nos soldats, nos citoyens sont prêts.
Daignent les justes dieux soutenir sa querelle !
Contre tant d’ennemis que pourrait notre zèle ?…
La porte s’ouvre… On vient… C’est votre roi qui sort…
J’ai rempli mon devoir et n’attends que la mort.
Il s’éloigne.

ACTE IV
Scène II

Énée, Achate, Élise.

ÉNÉE
à Elise
Élise, que la reine étouffe ses alarmes :
Énée à ses beaux yeux a coûté trop de larmes.
Je cours aux Phrygiens déclarer mes projets,
D’un départ trop fatal détruire les apprêts ;
Et bientôt, ramené par l’amour le plus tendre,
J’irai, plein de transports, la revoir et l’entendre,
D’un hymen désiré presser les doux liens,
Et porter à ses pieds l’hommage des troyens.
Elle sort.

ACTE IV
Scène III

Énée & Achate.

ACHATE
Dieux ! Le permettrez-vous ?… seigneur, votre présence
Me rend, tout à la fois, la vie et l’espérance.
Vos vaisseaux séparés couvrent déjà les mers :
Les cris des matelots font retentir les airs ;
Un jour plus pur nous luit, et le vent nous seconde.
Hâtons-nous. Vos soldats, prêts à voler sur l’onde,
De leur chef, en secret, accusent la lenteur.

ÉNÉE
J’ai vu la reine, Achate, et l’amour est vainqueur !

ACHATE
Que dites-vous, l’amour ?… ah ! Je ne puis vous croire.
Non, l’amour n’est point fait pour étouffer la gloire.
Elle parle, elle ordonne : il lui faut obéir.
Ce n’est pas vous, seigneur, qui devez la trahir.


ÉNÉE
Je n’ai que trop prévu ta plainte et tes reproches :
Ton maître en ce moment redoutait tes approches…
Mais que veux-tu ? L’amour fait taire mes remords,
Et dans mon cœur trop faible il brave tes efforts.
Cependant, tu le sais, et le ciel qui m’écoute
M’a vu sur ses décrets ne plus former de doute,
Renoncer à Didon, lui venir déclarer
Qu’enfin ce triste jour nous allait séparer ;
À ses premiers transports demeurer inflexible,
Et paraître barbare autant qu’elle est sensible.
Je contenais mes feux prêts à se soulever.
Le dessein était pris… Je n’ai pu l’achever,
Et je ne puis encor, tout plein de ce que j’aime,
Rappeler ce projet sans m’accuser moi-même…
Je courais vers Didon, quand tes empressements
Commençaient d’attester la foi de mes serments.
Que m’importait alors une vaine promesse ?
Je tremblais pour les jours de ma chère princesse.
Quel spectacle, grands dieux ! Quelle horreur ! Quel effroi !
Tout regrettait la reine et n’accusait que moi.
Je ne puis sans frémir en retracer l’image.
Son âme de ses sens avait perdu l’usage ;
Son front pâle et défait, ses yeux à peine ouverts,
Des ombres de la mort semblaient être couverts.
Cependant sa douleur et ses vives alarmes
Donnaient de nouveaux traits à l’éclat de ses charmes,
Et jusque dans ses yeux, mourants, noyés de pleurs,
Je lisais son amour, mon crime et ses malheurs !…
Mais bientôt, ses transports succédant au silence,
Je n’ai pu de mes feux vaincre la violence :

Je n’en saurais rougir ; et tout autre que moi
D’un si cher ascendant aurait subi la loi.
Lorsqu’une amante en pleurs descend à la prière,
C’est alors qu’elle exerce une puissance entière ;
Et l’amour qui gémit est plus impérieux
Que la gloire, le sort, le devoir et les dieux.


ACHATE
Qu’entends-je ?… Est-il bien vrai ?… Quelle faiblesse extrême !
Quoi ! L’amour ?… Non, seigneur, vous n’êtes plus vous-même.
Que diront les Troyens ? Que dira l’univers ?
On attend vos exploits, et vous portez des fers ?

ÉNÉE
Eh quoi ! Prétendrais-tu que mon âme timide
N’eût dans ses actions qu’un vain peuple pour guide ?
Crois-moi, tant de héros, si souvent condamnés,
D’un œil bien différent seraient examinés
Si chacun des mortels connaissait par lui-même
Le pénible embarras qui suit le diadème ;
Ce combat éternel de nos propres désirs,
Et le joug de la gloire et l’amour des plaisirs ;

Ces goûts, ces sentiments unis pour nous séduire ;
Dont il faut triompher, et qu’on ne peut détruire :
Dans l’esprit du vulgaire un moment dangereux
Suffit pour décider d’un prince malheureux.
Témoins de nos revers, sans partager nos peines,
Tranquille spectateur des alarmes soudaines
Que le sort envieux mêle avec nos exploits,
Le dernier des humains prétend juger les rois ;
Et tu veux que, soumis à de pareils caprices,
Je doive au préjugé mes vertus ou mes vices ?

ACHATE

Eh bien ! Laissez le peuple, injuste et plein d’erreurs,
Remplir tout l’univers d’insolentes rumeurs.
Serez-vous moins soigneux de votre renommée ?
Et votre âme aujourd’hui, de ses feux consumée,
Veut-elle, sans retour, languir dans ses liens ?

ÉNÉE
Eh ! N’ai-je pas fini les malheurs des Troyens ?
De la main de Didon je tiens une couronne,
Je possède son cœur ; je partage son trône ;
Quelle gloire pour moi peut avoir plus d’appas ?

ACHATE
La gloire n’est jamais où la vertu n’est pas.
Fidèle adorateur des dieux de nos ancêtres,
Osez-vous résister à la voix de nos maîtres ?
Oubliez-vous, seigneur, leurs ordres absolus,
Et des mânes d’Hector ne vous souvient-il plus ?
C’est par vous que j’ai su qu’en cette nuit terrible
Qui vit de nos remparts l’embrasement horrible,
Vous trouvâtes son ombre au pied de nos autels :
« Fuyez, vous cria-t-il, enfant des immortels.
Recueillez les débris de ma triste patrie,

Et ses dieux protecteurs, qu’Ilion vous confie.
Vesta, le feu sacré, sont remis dans vos mains,
Comme un gage éternel du respect des humains.
Qu’ils suivent sur les mers la fortune d’Énée ;
Cherchez l’heureuse terre aux Troyens destinée.
Partez, d’un nouveau trône auguste fondateur. »
Ainsi parlait Hector ; ainsi parlait l’honneur…
L’honneur, Hector, le ciel, rien n’ébranle votre âme !…
Aimez donc ; devenez l’esclave d’une femme…
Mais il vous reste un fils. Ce fils n’est plus à vous ;
Il appartient aux dieux, de sa grandeur jaloux.

Par ma bouche aujourd’hui vos peuples le demandent ;
Promis à l’univers, les nations l’attendent.
Vous le savez, seigneur, vous qui dans les combats
De ce fils, jeune encor, deviez guider les pas :
Ses neveux fonderont une cité guerrière,
Qui changera le sort de la nature entière,
Qui lancera la foudre, ou donnera des lois,
Et dont les citoyens commanderont aux rois.
Déjà dans ses décrets le maître du tonnerre
Livre à ce peuple roi l’empire de la terre.
Laissez à votre fils commencer un destin
Dont les siècles futurs ne verront point la fin,
Et n’avilissez plus dans une paix profonde
Le sang qui doit former les conquérants du monde.


ÉNÉE
Arrête… c’en est trop… mes esprits étonnés
Sous un joug inconnu semblent être enchaînés…
Quel feu pur et divin ! Quel éclat de lumière
Embrase en ce moment mon âme toute entière ?…
Oui, je commence à rompre un charme dangereux
À cette noble image, à ces traits généreux,
À ces mâles discours, dont la force me touche,
Je reconnais les dieux, qui parlent par ta bouche…
Eh bien ! Obéissons… Il ne faut plus songer
À ces nœuds si charmants qui m’allaient engager…
à part.
Viens ; je te suis… et vous, à qui je sacrifie
L’objet de mon amour, le bonheur de ma vie,
Sages divinités, dont les soins éternels
Président chaque jour au destin des mortels,
Recevez un adieu, que mon âme tremblante
Craint d’offrir d’elle-même aux transports d’une amante.
Ne l’abandonnez pas ; daignez la consoler.
C’est à vous seuls, grands dieux ! Que j’ai pu l’immoler…
à Achate.
Allons.


ACHATE
à part, apercevant Didon.
Ah ! C’est la reine… Ô funeste présage !

ÉNÉE
à part.
Ô dieux !… Et vous voulez que je quitte Carthage !…
On entend le bruit d’une foule prochaine.
Mais, quels cris, quel tumulte !…

ACTE IV
Scène IV

Didon, Énée, Achate

DIDON
à ses gardes qui sont en dehors.
Ouvrez-leur mon palais…
À ces peuples ingrats épargnons des forfaits.

ÉNÉE
Quoi ! Dans ces lieux sacrés vous êtes outragée ?

DIDON
Seigneur, de mon palais la porte est assiégée.

ÉNÉE
Par qui ?

DIDON
Par les Troyens.

ÉNÉE
à part.
Ah ! Prince malheureux !…
à Achate.
Achate, c’en est trop ; vous me répondrez d’eux :
Courez, et vengez-moi de leur lâche insolence.

Achate sort.

DIDON
Non, non, je leur pardonne ; oublions leur offense :
Ils suivaient un faux zèle, et, loin de vous trahir,
À vos ordres peut-être ils croyaient obéir…
Hélas ! C’est la pitié qui seule vous arrête.
Vous couriez les rejoindre et la flotte était prête…
à part.
Ô douleur ! Ô faiblesse ! Ô triste souvenir…
De mon saisissement je ne puis revenir…
à Énée.
Ma force et ma raison m’avaient abandonnée,
Des portes de la mort vous m’avez ramenée…
Élise m’a parlé, seigneur… si je l’en crois,
Mon âme sur la vôtre a repris tous ses droits…
Cher prince ! Contre vous mon cœur est sans défense ;
Dans les illusions d’une vaine espérance
Vous pouvez, d’un seul mot, sans cesse m’égarer :

Mon sort est de vous croire et de vous adorer.

ÉNÉE
Vous ne régnez que trop sur mon âme éperdue !
J’obéissais aux dieux… mais je vous ai revue ;
Mon amour à vos pleurs les a sacrifiés,
Et je suis, malgré moi, sacrilège à vos pieds…
Mais quel sera le fruit d’un excès de faiblesse ?
Les dieux triompheront, s’ils combattent sans cesse.
Maîtres de nos destins et de nos cœurs…

DIDON

l’interrompant.
J’entends,
Et ma funeste erreur a duré trop longtemps.
Je le vois, l’espérance est trop prompte à renaître…
Mes yeux s’ouvrent, seigneur, et je dois vous connaître.
D’un amour malheureux j’ai pu sentir les coups ;
Mais pouvais-je exiger qu’un guerrier tel que vous,
Qu’un héros tant de fois utile à la Phrygie,
Qui doit vaincre et régner, au péril de sa vie,
Dans la cour d’une reine abaissât son grand cœur
Aux serviles devoirs d’une amoureuse ardeur ?…
Didon, en vous aimant, sait se rendre justice.
Je ne méritais pas un si grand sacrifice.
Vos desseins par mes pleurs ne sont plus balancés :
Vos feux et vos serments par la gloire effacés…

ÉNÉE
l’interrompant.
Quoi ! Toujours ma tendresse est-elle soupçonnée ?


DIDON
Vous voulez me quitter… vous le voulez, Énée :
Je le sens, je le vois, et je ne prétends plus
Tenter auprès de vous des efforts superflus…
Mais, avant que ce jour à jamais nous sépare,
Considérez, du moins, les maux qu’il me prépare.
Iarbe… hélas ! Seigneur, combien je m’abusais !
Iarbe a su, par moi, que je vous épousais :
Il l’a cru. Les flambeaux, les chants de l’hyménée,
En ont instruit Carthage et l’Afrique indignée…
Étrangère en ces lieux, sans espoir de secours,
Je vois ce roi jaloux armé contre mes jours ;
Et vous à qui mon cœur sacrifiait sans peine,
D’un amant redoutable et l’amour et la haine,
Vous que je préférais au fils de Jupiter,
Vous dont le souvenir me sera toujours cher,
Pour prix du tendre amour dont vous goûtiez les charmes,
Vous me laissez la guerre et la honte et les larmes…
Je ne devrai qu’à vous le trépas ou les fers…
Après cela, partez ; mes ports vous sont ouverts.

ACTE IV
Scène V

Didon, Énée, Madherbal

MADHERBAL
à Didon.
Les Africains, madame, avancent dans la plaine ;
Ils ont même occupé la montagne prochaine :
Un nuage de sable, élevé jusqu’aux cieux,
Et le déclin du jour les cachent à nos yeux.
Mais, s’il en faut juger et par leurs gens de guerre,
Et par le bruit des chars qui roulent sur la terre,
Conduite par Iarbe, au sein de vos états,
Une armée innombrable accompagne ses pas.

ÉNÉE
à Didon.
Qu’entends-je ?… sur ces bords c’est moi qui les attire,
Reine, c’est donc à moi de sauver votre empire.
J’ai causé vos malheurs, et je dois les finir…
Iarbe vient à nous ; je cours le prévenir.

DIDON
Quoi ! Vous-même ? Ah ! Seigneur, que mon âme attendrie…

ÉNÉE
l’interrompant.

Eh ! Quel autre que moi doit exposer sa vie ?
Je pardonne à des rois sur le trône affermis,
La pompe qui les cache aux traits des ennemis ;
Mais moi que votre amour a sauvé du naufrage,
Moi qui trouble aujourd’hui le bonheur de Carthage,
Je défendrai vos jours, vos droits, vos Tyriens,
Dût périr avec moi jusqu’au nom des Troyens !…
à Madherbal.
Suivez-moi, Madherbal…
à Didon.
Adieu, chère princesse !
Qu’à nos malheurs communs l’univers s’intéresse ;
Et courons l’un et l’autre assurer votre état,
Vous aux pieds des autels, et moi dans le combat.

ACTE V
Scène 1

L’acte commence vers la fin de la nuit.

DIDON
Où suis-je ? Quel réveil ! Quelle alarme soudaine !
Dans l’ombre de la nuit, éperdue, incertaine,
J’adresse avec effroi mes vœux aux immortels,
La terreur m’accompagne aux pieds de leurs autels,
J’y cherche en vain la paix que leur présence inspire.
Ciel ! En ce moment même on combat, on expire ;
C’est pour moi que la guerre ensanglante ces bords.
Arrêtez, inhumains, suspendez vos transports….
Faut-il que mon amour fasse perdre la vie
À tant de malheureux qu’ici l’on sacrifie !
Je ne demande point qu’on périsse pour moi.
Hélas ! Tout me remplit de douleur et d’effroi !
Soit que pour mes sujets son âme s’intéresse,
Soit que mon amant seul occupe ma tendresse,
De ce combat affreux je sens toute l’horreur,
Et chaque trait lancé vient me percer le cœur.

ACTE V
Scène II

Didon & Élise

ÉLISE
Eh quoi, toujours livrée au feu qui vous dévore
Dans ces sombres détours vous prévenez l’aurore !
Quelle aveugle frayeur vous trouble et vous conduit ?
Venez, Reine, fuyez le silence et la nuit,
Ils redoublent l’horreur d’une âme infortunée.

DIDON
Non, c’en est fait : voici ma dernière journée.
J’ai vécu, j’ai régné, mes destins sont remplis.
Vous voulez vainement rassurer mes esprits,
Tout me nuit, tout m’afflige, et rien ne me console ;
Je frémis du passé, l’avenir me désole ;
Nos craintes, nos malheurs ne sauraient plus cesser,
L’instant qui les finit les voit recommencer.
D’un funeste soupçon justement occupée
Tantôt par un ingrat je me crois trompée,
Je l’accusais alors ; mais qu’il faut peu d’instants
Pour donner à l’amour de nouveaux sentiments !
Il n’éclate, ne plaint, n’accuse, ou rend justice
Qu’au gré des passions dont il fut le caprice.
Je ne vois plus Énée ardent à ma quitter

Aux transports les plus doux feindre de résister ;
Je ne vois qu’un amant généreux et fidèle,
Qu’un héros que la gloire auprès de moi rappelle,
Qui préfère aujourd’hui mes intérêts aux siens,
Et qui risque ses jours pour assure les miens.
C’est lui seul qu’il faut plaindre, et c’est moi qui l’accable.
Le Ciel sans mon amour lui serait favorable ;
Au destin qui l’attend j’ai voulu l’arracher :
S’il périt, c’est à moi qu’il faut le reprocher.

Non, non, ne souffrons plus qu’une tête si chère,
De nos tyrans communs éprouve la colère ;
Sauvons-le, s’il est temps, d’une injuste fureur,
Et soyons généreuse aux dépens de mon cœur.
Quittez, quittez, Enée, un séjour trop funeste…
Je vais donc renoncer au seul bien qui me reste !
Raison, tendresse, gloire, ah, c’est trop m’agiter !
Impérieux penchant dois-je encor t’écouter ?
À ton joug rigoureux devrais-je être asservie
Au milieu des horreurs qui menacent ma vie ;
Et je sens toutefois que les mêmes horreurs
Soutiennent mon amour contre tous mes malheurs.
Je me défends en vain : une erreur qui sait plaire
Reprend toujours sur nous son empire ordinaire ;
Triste effet d’un amour qui prêt à triompher
N’écoute des remords que pour les étouffer.


ÉLISE
Je sais ce qu’il faut craindre, et quoique ma confiance
S’oppose à tout moment à votre défiance,
Je ne m’aveugle point sur nos propres dangers.
Mais malgré les efforts de ces fiers étrangers
il faut tout espérer d’un cœur qui vous adore,
Et qui combat pour vous un rival qu’il abhorre :
L’amour et la valeur triomphent des hasards.
Déjà l’aube a blanchi nos tours et nos remparts,
Et le soleil caché sous ces nuages sombres
Achèvera bientôt de dissiper les ombres.
Tout est paisible encore : le calme de ces lieux
Semble nous annoncer un succès glorieux.

DIDON
Allons, c’est trop attendre ; il est temps de s’instruire…

ACTE V
Scène III

Didon, Élise & Barcé

DIDON
Ah, Barcé ! Que fait-on ? Et que viens-tu nous dire ?


BARCÉ
Dans ces lieux effrayés la paix et de retour,
Madame, à la clarté des premier feux du jour
J’ai vu de toutes parts sur nos sanglantes rives
Des Africains rompus les troupes fugitives,
Et de Pygmalion les superbes vaisseaux
Vaincus et repoussés ne couvrent plus les eaux.

DIDON
Qu’entends-je ? Quel succès ! Et puis-je enfin le croire ?
Cher amant, c’est à toi que je dois la victoire :
L’amour t’a fait combattre, il te fait triompher.
Craintes, larmes, soupçons, je dois vous étouffer.
Énée à mes regards va-t-il bientôt paraître.

BARCÉ
Madame…

DIDON
Eh bien, Barcé.

BARCÉ
Je m’alarme peut-être ;
Mais ce héros encor n’a pas frappé mes yeux,
Et même on n’entend point ces cris victorieux,
Que libre et respirant une barbare joie [1385]
Le soldat effréné jusques au Ciel envoie.
J’ai vu les Tyriens confusément épars,
S’avancer en silence au pied des remparts.

DIDON
Dieux ! Que me dites vous ? On ne voit point Énée !
Cependant il triomphe ; aveugle destinée, [1390]
Au sein de la victoire as-tu tranché ses jours ?
Ah ! Ne différons plus, suivez mes pas, j’y cours.
Mais je vous Madherbal.

ACTE V
Scène IV et dernière

Didon, Élise, Barcé & Madherbal

DIDON
Que va-t-il nous apprendre ?
À de nouveaux malheurs faut-il encore s’attendre ?
à Madherbal.
Hâtez-vous, dissipez le trouble de mon cœur,
Le Ciel a-t-il enfin épuisé sa rigueur ?

MADHERBAL
Non, non, vous triomphez, Madame, et la victoire
Vous assure le trône et vous comble de gloire.
Pendant que l’ennemi dans les bras du sommeil
Différait son attaque au lever du soleil.
Le héros des Troyens ressemble nos cohortes,
Leur parle en peu de mots, et fait ouvrir les portes.
On invoque les Dieux sans tumulte et sans bruit,
Nous marchons. Le silence et l’horreur de la nuit
Dans le cœur du soldat plein d’un noble courage
Versent la soif du sang, et l’ardeur du carnage.
Nous arrivons aux lieux où de sombres clartés
Guidaient vers l’ennemi nos pas précipités,

Aussitôt le signal vole de bouche en bouche,
On observe, en frappant, un silence farouche,
Tout périt, chaque glaive immole un Africain,
De longs ruisseaux de sang tracent notre chemin,
Le sommeil à la mort livre mille victimes,
Et le ciel, seul témoin de nos coups légitimes,
Ne retentit encore dans ces noires fureurs,
Ni des cris des mourants, ni des cris des vainqueurs.
Cependant on s’éveille, on crie, on prend les armes.
Iarbe court lui-même, au bruit de tant d’alarmes,
Il arrive, il ne voit que des gardes tremblants,
Des soldats égorgés, des feux étincelants,
Et partout, ses regards trouvent l’affreuse image
Des horreurs d’une nuit consacrée au carnage ;
À ce triste spectacle il frémit de courroux,
Et vole vers Énée, à travers mille coups.
Les combattants surpris reculant en arrière
Autour de ces rivaux forment une barrière,
ils fondent l’un sur l’autre, et bientôt leur fureur
Égale leurs efforts ainsi que leur valeur.
Mais le dieu des combats règle leur destinée ;
Iarbe enfin chancèle, et tombe au pieds d’Énée,
Il expire. Aussitôt les Africains troublés
S’échappent par la fuite à nos traits redoublés,
Et tandis qu’éclairé des raisons de l’aurore
Le soldat les renverse, et les poursuit encore,
Le vainqueur sur ses pas rassemblant les Troyens
Appelle autour de lui les chefs des Tyriens.

« Magnanimes sujets d’une illustre princesse,
Qu’Énée et les Troyens regretteront sans cesse,
Sous les lois de Didon puissiez-vous à jamais
Goûter dans ces climats une profonde paix.
J’espérais vainement de partager son trône
L’inflexible destin autrement en ordonne.
Trop heureux, quand le Ciel m’arrache à ses appas,
Qu’il m’ait permis du moins de sauver ses États,
Et que mon bras vainqueur assurant sa puissance
Lui laisse des garants de ma reconnaissance.
Adieu, plein d’un amour malheureux et constant
Je l’adore, et je cours ou la gloire m’attend. »

DIDON
Juste Ciel !


MADHERBAL
À ces mots il gagne le rivage
Et bientôt son vaisseau s’éloigne de Carthage.

DIDON
Je ne le verrai plus ! L’ai-je bien entendu ?
Quel coup de foudre, ô Ciel ! Et l’aurais-je prévu
Sur ces derniers transports je m’étais rassurée…
Quoi malgré ses serments, malgré sa foi jurée,
Sans espoir de retour il me quitte aujourd’hui,
Moi, qui mourrai plutôt que de vivre sans lui !
Et qu’ai-je fait, hélas ! Pour être ainsi trahie ?
Ai-je d’Agamemnon partagé la furie ?
Ai-je aux secours des Grecs envoyé mes vaisseaux ?

J’ai sauvé les Troyens de la fureur des eaux ;
De mes bontés sans cesse il ont reçu des marques,
J’ai préféré leur Chef aux. plus puissants monarques,
Amants, trône, remords, j’ai tout sacrifié,
Et voilà de quel prix tant d’amour est payé !
Élise, en est-ce fait ? N’est-il plus d’espérance ?
S’il voyait mes douleurs ; s’il sait que son absence…

ÉLISE
Hélas ! Que dites-vous ? Les ondes et les vents
Propices à ses vœux…

DIDON
Eh bien, je vous entends,
II n’y faut plus penser. Mais, non, je ne puis croire

Qu’Enée en me quittant, n’ai suivi que la gloire.
Ah ! J’ai dû pénétrer ses détours odieux,
Il attestait en vain son honneur et ses Dieux ;
Le cruel abusait de ma faiblesse extrême,
Et la gloire n’est point à trahir ce qu’on aime.
Non, non, des mêmes feux il n’était plus épris ;
Mais le Ciel punira tes barbares mépris.
Pourquoi te rappeler ? Fuis, cruel, fuis perfide,
Et conduis tes sujets où l’Oracle les guide ;
Au bout de l’Univers la guerre les suivra.
Tremble, ingrat ; je mourrai, mais ma haine vivra.
Puisse après mon trépas s’élever de ma cendre
Un feu qui sur la terre aille un jour se répandre,
Excités par mes vœux puissent mes successeurs
Jurer dès le berceau qu’ils seront mes vengeurs,
Et du nom des Troyens ennemis implacables,
Attaquer en tous lieux ces rivaux redoutables.
Que l’Univers en proie à ces deux nations
Soit le théâtre affreux de leurs dissensions,
Que tout serve à nourrir cette haine invincible,
Qu’elle croisse toujours jusqu’au moment terrible
Que l’une ou l’autre cède aux armes du vainqueur,
Que ses derniers efforts signalent sa fureur,

Et qu’enfin parvenue à son heure fatale,
Elle cède en tombant le monde à sa rivale.

ÉLISE
Quels barbares souhaits ! Du moins aux yeux de tous
Calmez des mouvements trop indignes de vous.

DIDON
J’en rougis. Il est temps que ma douleur finisse,
Il est temps que je fasse un entier sacrifice ;
Que je brise à jamais de funestes liens :
Le Ciel en ce moment m’en ouvre les moyens.
Témoins des vœux cruels qu’arrachent à mon âme
La fuite d’un parjure et l’excès de ma flamme,
Contre lui, justes Dieux, ne les exaucez pas.
elle se frappe.
Mourons… À cet ingrat pardonnez mon trépas.

ÉLISE
Ah Ciel !


BARCÉ
Quel desespoir !

MADHERBAL
Ô fatale tendresse !

DIDON
Vous voyez ce que peut une aveugle faiblesse,
Mes malheurs ne pouvaient finir que par ma mort.
Que n’ai-je pu, Grands Dieux, maîtresse de mon sort,
Garder jusqu’au tombeau cette paix innocente
Qui fait les vrais plaisirs d’une âme indifférente !
J’en ai goûté longtemps les tranquilles douceurs ;
Mais je sens du trépas les dernières langueurs…
Et toi, dont j’ai troublé la haute destinée,
Toi, qui ne m’entends plus, adieu, mon cher Énée,
Ne crains point ma colère, elle expire avec moi,
Et mes derniers soupirs sont encore pour toi.


**
Fin de la pièce

Didon par Andrea Sacchi,
vers 1630-1640.

*****

Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.

*****


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)

LES DOUZE ANGLAIS CONTRE LES ONZE PORTUGAIS – OS LUSIADAS VI-60- LES LUSIADES – Luís de Camões

*

Ferdinand de Portugal traduction Jacky Lavauzelle

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OS LUSIADAS CAMOES CANTO VI
CANTO SEXTO

Os Lusiadas Les Lusiades
OS LUSIADAS VI-60 LES LUSIADES VI-60

*
LITTERATURE PORTUGAISE

Ferdinand de Portugal Os Lusiadas Traduction Jacky Lavauzelle Les Lusiades de Luis de Camoes

literatura português
Luis de Camões
[1525-1580]
Tradução – Traduction
Jacky Lavauzelle
texto bilingue

Traduction Jacky Lavauzelle

*

« Já num sublime e público teatro
« Déjà, dans un théâtre sublime et public,
Se assenta o Rei Inglês com toda a corte:
Le Roi Anglais siège avec toute sa cour :….


L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Les-lusiades-ed-originale.jpg.
L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Symbole-Artgitato-6.jpg.

ALFRED CAPUS – PAR JULES LEMAÎTRE – CRITIQUE THÉÂTRALE DE BRIGNOL ET SA FILLE (1894)

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Symbole-Artgitato-6.jpg.
LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

THEATRE D’ALFRED CAPUS

 

CRITIQUE THÉÂTRALE 
DE BRIGNOL ET SA FILLE
(1894)

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Jules_Lemaître_-_Project_Gutenberg_eText_17662.jpg.
Jules Lemaître

_______________

Parution
IMPRESSIONS DE THÉÂTRE
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie
15 Rue de Cluny
Paris XVe

_______________

Photo Jacky Lavauzelle

Vaudeville : Brignol et sa Fille, comédie en trois actes de M. Alfred Capus.
[1894]

M. Alfred Capus, romancier, est l’auteur de Qui perd gagne, un récit délicieusement ironique, de Faux départ et d’Années d’aventure. Il possède, à un degré éminent, le talent de « conter » ; il a quelque chose de la tranquillité et de la lucidité d’Alain Lesage. Et, toujours aussi tranquillement, il vient, pour son début au théâtre, d’obtenir un succès de la meilleure qualité et de l’espèce la plus flatteuse. C’est que, en dépit de quelques gaucheries de composition et d’enchaînement, et d’une marche un peu monotone et lente, et d’un dénouement un peu brusque et d’ailleurs conventionnel (j’expédie vite les critiques pour n’y point revenir), Brignol est, dans ses parties, excellentes, une rare comédie de moeurs et presque une comédie de caractère.

Le principal personnage est un type tout-à-fait remarquable de filou qui a le don de la rêverie, d’escroc innocent à force d’inconscience et d’optimisme ; plus simplement, d’homme d’affaires « illusionniste », comme on l’a dit avec quelque impropriété « visionnaire », comme on disait autrefois.

Mais, tout d’abord, je crois de mon devoir de déclarer que risquer et perdre à la Bourse trente mille francs que vous avez reçu en dépôt et auxquels vous avez promis de ne pas toucher ; puis, ayant remarqué que votre fille fait impression sur un jeune homme très riche, admettre instantanément ce jeune homme dans votre intimité ; lui emprunter ces trente mille francs et quelques autres petites sommes ; lui faire payer les trois termes que vous devez à votre propriétaire ; ménager aux deux jeunes gens de continuels tête-à-tête avec le vague espoir, -oh ! si vague ! – que, entre le mariage et la séduction, votre bienfaiteur optera pour le mariage, tout cela, si je ne m’abuse, correspond peut-être insuffisamment à l’idée que nous pouvons nous former d’un honnête homme. Pensez-vous comme moi ? Iriez-vous jusqu’à l’affirmer ? Nous vivons dans des temps où cette affirmation n’est point inutile et ne saurait-être sous-entendue.

Alfred Capus en 1911.
Agence de presse Meurisse — Bibliothèque nationale de France

Ceci posé, Brignol est charmant. C’est un homme qui n’a pas un sou de méchanceté, ni même de duplicité volontaire, puisqu’il n’a pas de conscience. Et il n’a pas de conscience, parce qu’il n’a pas où la loger : pas de for intérieur, pas de « centre » ; il n’est jamais rentré chez soi. Il n’a en lui nulle mesure morale de ses relations avec les autres hommes. Ses indélicatesses ne sont vraiment, à ses yeux, que des expédients de guerre, des moyens de stratégie dans la lutte enivrante pour l’argent ; et, d’ailleurs, comme celui qu’il escroque ne lui reste jamais entre les mains, est aventuré et perdu d’avance, il n’est pas assez attentif pour s’apercevoir qu’il le voie : comment l’aurait-il volé, puisqu’il ne l’a déjà plus ? Il marche, les yeux attachés sur de fuyants et toujours reconnaissants mirages d’entreprises industrielles et de spéculations financières, dont il ne voit que la beauté abstraite, -travail et intelligence mués en argent, que l’intelligence et l’audace de nouveau multiplient, -avec l’illusion qu’il est un beau lutteur, un homme à idées, bien qu’il n’ait jamais pu en préciser une seule… »C’est un homme… vague, qui commet des actions… vagues« , dit de lui son beau-frère magistrat. Bref, ce n’est point un malhonnête homme : c’est une espèce de crétin qui est un poète.

Son optimisme est fou, -et touchant. Il a été avocat dans sa ville de province. Vingt fois, des amis ou des parents lui ont offert des emplois où il aurait eu la vie assurée. Il a toujours refusé, sans hésitation. Pour qui le prend-on ? Ce qu’il lui faut, c’est l’ivresse et la poésie des grandes affaires. Quelles affaires ? Il ne saurait dire ; mais il sourit, on ne sait à quoi, à quelque chose qui est son rêve. Criblé de dettes, harcelé par les créanciers, il ne prend pas garde à ces misères ; ou plutôt, il les considère comme des épisodes de la grande bataille indéterminée et noble où il se démène. Depuis vingt ans, tous les jours, imperturbablement, il déclare que demain, pas plus tard, il aura son million. Et, comme son beau-frère lui conseille de penser à l’avenir : « je songe à des choses plus positives. » Car naturellement la grande prétention de ce poète est d’être le plus pratique des hommes.

Sa fille Cécile est exquise. Elle a grandi parmi les dettes, les papiers timbrés, les réclamations hargneuses, les menaces de saisies. Ça ne lui fait visiblement plus rien : elle a l’habitude. Elle est devenue insensiblement l’innocente complice de son père. Elle excelle à calmer, à éconduire les créanciers ; elle sait entrer à propos dans le cabinet de Brignol et interloquer les mécontents par sa gentille apparition. Moitié candeur, moitié prudence, elle ne tient pas à savoir au juste ce que fait son père ; elle l’aime, elle le sent incurable et elle ne le sent pas méchant, voilà tout. Elle est bien « celle qui ne veut pas savoir« , mais elle est surtout celle qui ne veut pas juger. Elle est i bien née que, au lieu de prendre, comme cela pouvait arriver, une âme de petit avoué véreux en jupons, elle a conçu, à voir de quelle bassesse et de quelle dureté l’argent fait les hommes capables, le profond mépris de l’argent. Avisée pour son père, elle est honnête pour son propre compte, dans tous les sens du mot ; et, dès qu’elle découvre la vérité qu’elle ne cherchait point ; dès qu’elle sait que Maurice Vernot a prêté les trente mille francs à Brignol, et dans quelle pensée, et ce qu’il espérait faire d’elle, sa probité et sa fierté éclate avec une simplicité émouvante… Je me hâte de vous rassurer sur le sort de cette charmante fille : Maurice l’aime décidément encore plus qu’il ne croyait, et il lui demande sa main. Sur quoi Brignol, nullement étonné : « Qu’est-ce que je disais ? Tout faisait prévoir ce mariage, tout ; c’est évident.« 

Je ne puis qu’indiquer les autre figures : la moutonnière et résignée Mme Brignol ; le beau-père, Valpierre, magistrat à Poitiers, représentant digne et désolé de la morale bourgeoise et de la morale du Code et, tout de même, à travers ces traductions, de la morale tout court ; Carriard, l’homme d’affaires pratique et direct, trapu, à gants rouges, à tête de bookmaker ou d’homme d’écurie ; et le commandant Brunet, type inoubliable du vieux joueur possédé. Tout cela vit. Mais au reste, il me serait difficile de vous faire sentir le mérite particulier de la comédie de Capus ; car ce mérite est surtout dans le détail. Point de mots d’auteur : des mots de nature à foison, et point « fabriqués« . Un dialogue d’une vérité vraie, – plus vraie peut-être que ne l’exige le théâtre, – et que je ne me souviens d’avoir rencontrée que dans les meilleures scènes de M. Georges Ancey, -qui lui, du reste, est un pessimiste déterminé et ajoute, le plus souvent, à la « rosserie » naturelle de ses contemporains. La vérité de M. Alfred Capus, car vous savez qu’il y en a plusieurs, est plus indulgent. – En résumé, son homme d’affaires visionnaire rappelle Mercadet, l’Arnoux de l’Education sentimentale*, le Delobelle de Fromont jeune, le Micawber de David Copperfield et l’Ekdal du Canard sauvage. Il les rappelle, dis-je, tout en étant bien lui-même. Il est de leur famille, et je crois bien qu’il est presque leu égal. C’est gentil pour un début.

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* L’Education sentimentale de Gustave Flaubert, 1869
**Fromont jeune et Risler aîné d’Alphonse Daudet, 1874.
***David Copperfield (Mr Wilkins Micawber) de Charles Dickens, 1850
****Le Canard sauvage (Vildanden) de Henrik Ibsen, 1885

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LE THÉÂTRE d’EURIPIDE par JULES LEMAÎTRE – L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

LE THÉÂTRE d’EURIPIDE
*
L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

Jules Lemaître

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Parution
IMPRESSIONS DE THÉÂTRE
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie
15 Rue de Cluny
Paris XVe

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L’ION D’EURIPIDE, et L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu. Car enfin l’Apollonide n’est point, comme l’Andromaque ou la Phèdre de Racine, une pièce nouvelle sur un sujet ancien : c’est, bien réellement, une « adaptation », comme on dit aujourd’hui, ou, si vous voulez, une traduction libre et abrégée. Pas une scène de l’Apollonide qui ne soit dans l’Ion ; et l’ordre des choses est le même dans les deux ouvrages. Leconte de Lisle n’a procédé que par retranchement… Je le sais ; mais pour en être sûr, je vais relire la tragédie d’Euripide.
…Eh bien, Ion m’a fort réjoui. Au surplus, Euripide, est depuis longtemps, entre tous les Grecs anciens, celui que j’aime le mieux. Je consens qu’il soit inférieur, comme dramaturge, à l’auteur d’Œdipe-Roi. Mais qu’il est original et singulier !
C’est un philosophe et un humoriste délicieux. Il met de l’ironie dans le mélodrame, ce qui est bien imprudent, mais ce qui fait un mélange bien savoureux. Il passe du plus brutal réalisme psychologique (ses personnages expriment leurs plus affreux sentiments avec la même ingénuité que les personnages du Théâtre-Libre) au lyrisme le plus somptueux et au pathétique le plus tendre. Il est impie et religieux. Presque dans le même moment, il nie les Dieux et les aime ; il les raille dans les puérilités de leur légende, mais il les adore dans leur beauté et dans l’image épurée qu’il se forme d’eux. Il a, -déjà, – la piété sans la foi. Que n’a-t-il pas ?

Dans Ion, comme dans toutes ses tragédies, Euripide commence par nous faire un petit résumé de sa pièce, dénouement y compris ; car c’est une invention française que d’avoir fait de l’intérêt de curiosité l’essentiel du théâtre. Donc, Mercure nous raconte que Créuse, reine d’Athènes et fille d’Erechthée, a été séduite par Apollon, dont elle a eu un fils. Elle a exposé l’enfant, que le dieu a pris soin d’enlever et de faire secrètement nourrir à Delphes, dans son temple. Après quoi elle a épousé Xuthus, un étranger, d’ailleurs fils de Jupiter. Or, Xuthus vient tout justement consulter l’oracle de Delphes, « dans l’espoir d’obtenir une postérité qui lui manque. » Et Mercure, qui n’a pour nous rien de caché, ajoute : « Quand Xuthus sera entré dans ce temple, Apollon lui donnera son propre fils et dira qu’il est né de ce prince ; l’enfant, rentré ainsi dans le giron maternel, sera reconnu par Créuse, aura une existence assurée ; et la paternité d’Apollon demeurera secrète. » La situation d’Apollon sera donc un peu celle de Monsieur Alphonse dans le ménage du commandant Montaiglin.

Vous entrevoyez pourtant comment on a pris l’habitude de rapprocher plutôt Ion d’Athalie. Ion est, par un côté, un drame national : le dénouement écarte de la royauté athénienne une race étrangère, et restitue l’Attique au sang d’Apollon et d’Erechthée. Et de même qu’Athalie nous ouvre une glorieuse perspective sur la « Jérusalem nouvelle », ainsi l’Athènes de Périclès est à l’horizon de la tragédie d’Euripide.

A cela, vraiment, se bornent les ressemblances. A part sa naissance mystérieuse et ses occupations, Ion n’a rien de commun avec le petit Joas. Ce n’est point un enfant, ni même un adolescent. Les esclaves de Créuse disent quelque part : « Le fils qu’Appolon a donné à Xuthus est un jeune homme dans la force de l’âge. » Aussi bien a-t-il une âme fort différente de celle d’un enfant de chœur. Hormis quelques rares instants d’attendrissement et de colère, Ion est un jeune sacristain narquois, un extraordinaire pince-sans-rire, chargé par Euripide de railler la partie mélodramatique de l’ouvrage et de signaler l’immortalité de la légende populaire qui en est le sujet, et ainsi de faire à la fois la critique des dieux qui mènent l’action, -et la critique de la pièce.

Ecoutez, dès la première scène, sa réplique à Créuse, qui vient de lui conter son histoire en l’attribuant à une amie. (Je me permets de traduire moi-même, car aucune des traductions qu’on a tentées d’Euripide ne me satisfait.) « Voyez-vous, Madame, il y a, dans votre histoire, un détail bien fâcheux pour vous. Comment voulez-vous que le dieu vous réponde sur un fait qu’il veut précisément tenir caché ? Et croyez bien que personne n’osera vous répondre pour lui. Apollon, convaincu d’un crime dans son propre temple, châtierait celui qui s’aviserait de rendre un oracle en son nom. Et, franchement, Apollon n’aurait pas tort. De bonne foi, on ne peut pas demander à un dieu des oracles qui lui sont contraires. Ce serait le comble de la naïveté. Retirez-vous, Madame… »

Et un peu plus loin :  » …Qu’ai-je à m’inquiéter de la fille d’Erechthée, puisqu’elle ne m’est rien ? Allons plutôt arroser mes fleurs… C’est égal, abandonner une jeune fille après l’avoir prise de force, puis laisser mourir l’enfant qu’on lui a fait, cela n’est pas très joli pour un dieu. Quand on est tout-puissant, on doit être bon. Les dieux punissent les hommes méchants. Au moins ne devraient-ils pas violer les lois qu’ils nous ont données. Si, par impossible, vous comparaissez devant un tribunal humain, Neptune, Jupiter, roi du Ciel, et toi, Apollon, vous n’auriez pas assez d’argent dans vos temples pour payer la rançon de vos gaietés. »

Cependant la Pythie, consultée par Xuthus, lui a répondu : « Le premier que tu verras, en sortant d’ici, sera ton fils. » Il sort, aperçoit Ion : « Dans mes bras !…Je suis ton père. -Vous voulez rire ? » dit tranquillement le jeune sacristain. Mais Xuthus affirme qu’il est sérieux, et rapporte le mot de la Pythie. « C’est étrange ! dit Ion. – A qui le dîtes-vous ? dit Xuthus.

Vous voyez la situation. C’est un garçon de vingt ans qui retrouve son père, et un père qui lui ouvre les bras tout grands. Vous devinez ce qui serait le dialogue chez M. d’Ennery, -ou simplement chez Sophocle, qui est aussi « un homme de théâtre« . Ici, le « fils naturel » ne bronche pas ; et voici le dialogue étonnant qui s’engage entre son père et lui (je crois traduire très exactement et conformément à l’esprit du poète) :

Ion.
Mais alors qui est ma mère ?

Xuthus.
ça, je ne sais pas.

Ion.
Appolon ne vous l’a pas dit ?

Xuthus.
J’étais si content que j’ai oublié de lui demander.

Ion.
Je ne suis pourtant pas né sous un chou ?

Xuthus.
C’est probable.

Ion.
N’avez-vous jamais eu de maîtresse ?

Xuthus.
Mon Dieu…quand j’étais jeune…

Ion.
Avant votre mariage ?

Xuthus.
Oh ! bien étendu.

Ion.
Alors, c’est dans ce temps-là que vous m’auriez eu ?

Xuthus.
C’est bien possible.

Ion.
Oui, mais comment suis-je venu ici ?

Xuthus.
Je ne sais pas.

Ion.
D’Athènes ici, il y a un bout de chemin.

Xuthus.
….

Ion.
Mais, dites-moi, êtes-vous déjà venu à Delphes ?

Xuthus.
Oui, une fois, aux fêtes de Bacchus.

Ion.
A quel hôtel êtes-vous descendu ?

Xuthus.
Chez un digne homme qui…enfin qui me présenta à de petites Delphiennes…

Ion.
Et vous étiez gris ?

Xuthus.
Dame !

Ion.
Et voilà comment je vins au monde !

Xuthus.
C’est que ça devait arriver, mon enfant !

Ion.
Mais enfin, comment me trouvé-je dans ce temple ?

Xuthus.
Ta mère t’aura exposé.

Ion.
Bah ! Je ne lui en veux pas.

Xuthus.
Allons ! reconnais ton père.

Ion.
Je veux bien. Après tout que puis-je souhaiter de mieux que d’être le petit fils de Jupiter ? C’est une situation, cela.

Alexandre Dumas fils
Auteur Le Fils naturel
Création à Paris, théâtre du Gymnase, 16 janvier 1858
Avec les personnages de Jacques Vignot et de Charles Sternay
.

Vous voyez que nous sommes extrêmement loin de Jacques Vignot demandant des comptes à Charles Sternay. Il est vrai que, un moment après, nous nous en approchons imperceptiblement. Xuthus propose au jeune homme de l’emmener à Athènes, de le reconnaître publiquement pour son fils, et de lui faire part de sa puissance et de ses richesses. Mais Ion : « Les choses, de près, ne sont plus du tout ce qu’elles apparaissent de loin… Je suis content d’avoir retrouvé un père ; mais qu’irais-je faire à Athènes ? J’y serais mal vu, et comme bâtard, et comme étranger. Je mettrais le trouble dans votre maison. Je serais odieux à votre femme ; et, si vous aviez l’air de m’aimer trop… elle ne serait pas la première qui eût avancé, en douceur, la fin d’un mari… Oh ! j’ai très peu d’illusions… Ici, je suis bien tranquille. Je ne vois les hommes qu’en passant, et quand ils ont besoin de moi, ce qui fait qu’ils sont toujours fort aimables… Décidément, je reste ici, mon père...Laissez-moi vivre pour moi-même… »

Xuthus insiste : « Il y a un moyen de tout arranger. Je t’emmènerai à Athènes comme si tu n’étais que mon hôte… Au surplus, je ne veux pas attrister Créuse, qui n’a pas d’enfant, en étalant mon bonheur… Plus tard, nous verrons… Allons, c’est convenu, je t’emmène. Donne, ce soir, un souper d’adieu à tes amis. »

… Après ces scènes de comédie railleuse, tout à coup éclate un drame violent, brutal, -et aussi, par endroits, d’un arrangement ingénieux.

Lorsque Créuse apprend que son mari a retrouvé un fils né hors du mariage, elle gémit de douleur, de jalousie et de haine ; d’autant plus torturée par le souvenir de son enfant, à elle, de l’enfant qu’elle eut d’un dieu et que son lâche père (elle le croit du moins) abandonna à la dent des bêtes. Et ce sont les plus beaux cris de désespoir et de colère, une furieuse et splendide imprécation contre l’Alphonse divin. (J’aurais grande joie à vous citer le morceau, si mon dessein n’était de m’attacher principalement aux parties ironiques de ce mélodrame.)

Donc, conseillée par un vieil intendant, patriote fanatique qui ne peut souffrir la pensée de voir peut-être un jour un étranger sur le trône d’Athènes, Créuse résout de supprimer le bâtard de son mari, l’odieux intrus. Pour cela, elle remet au vieil homme un petit flacon qui contient une goutte du sang de la Gorgone, -un poison de famille.

Le vieil homme se rend au souper que le bâtard offre à ses camarades (la description du festin est un excellent morceau de poésie parnassienne) ; il verse, sans être vu, dans la coupe d’Ion, le poison gorgonien…

René-Charles Guilbert de Pixerécourt.
le « père du mélodrame »
1773-1844
Gravure de Bosselmann
D’après une peinture de Sophie Chéradame

Admirons ici l’imagination charmante d’Euripide, et comme il sait répandre un sourire et une grâce sur des noirceurs à la Pixerécourt. Au moment où Ion va boire, « un des serviteurs prononce une parole de mauvais augure« . Superstitieux, bien que narquois, je jeune ex-sacristain jette le contenu de sa coupe. Cela fait par terre une flaque où vient boire une des colombes familières du temple d’Apollon. L’oiseau tombe, empoisonné, « et meurt en allongeant ses pattes purpurines« . On soupçonne le vieillard ; on le presse de questions ; il avoue le crime de sa maîtresse. Et les magistrats de Delphes condamnent Créuse à mort, pour tentative de meurtre sur un homme d’église.

Charles Meynier, Apollon du Belvédère sur fond de paysage, (musée de la Révolution française).

Créuse, avertie, se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, qui est « lieu d’asile« . Ion demeure narquois ; mais enfin il tient à sa peau et ne saurait vouloir du bien à une personne qui a voulu l’assassiner. Il essaye donc de la déloger du pied de l’autel où elle se cramponne. « Vraiment, dit-il (car ce jeune clerc ne cesse de faire, sur les dieux, des réflexions désobligeantes), les dieux ont des bizarres pensées. Ils accordent le même refuge à l’innocent et au coupable ; et finalement, ils se trouvent protéger surtout les coquins.« 

Or, tandis qu’il se dispose à malmener Créuse, la Pythie survient et s’écrie : « Arrête, mon fils. Appolon t’ordonne d’épargner cette femme. Il m’a chargée de t’apporter cette corbeille qui est celle où, tout petit, tu as été exposé dans ce temple. Elle contient tes langes et quelques menus objets. Pars, c’est l’ordre du dieu, et va-t’en à la recherche de ta mère. -Oh ! dit Ion, je ne suis pas si curieux. Je plains ma mère, mais j’aime autant ne pas la connaître. Je n’aurais qu’à découvrir que je suis fils d’une esclave ou d’une gourgandine ! Et je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans la corbeille. Je m’en vais l’offrir au dieu sans l’ouvrir, cela est plus prudent. »

Mais cette corbeille, Créuse l’a reconnue : « Dans mes bras, mon fils !… Je suis ta mère ! -Elle est folle ! » dit Ion ; car la « voix du sang » reste, en lui, aussi parfaitement silencieuse devant sa mère retrouvée que naguère en présence de Xuthus. Et, comme Créuse continue à crier sa maternité : « Un instant, Madame ; dites-moi ce qu’il y a dans la corbeille. » Elle le lui dit, dans un grand détail et très exactement. « Eh bien donc, ma mère, je suis enchanté de vous revoir. » Et des baisers, et des effusions, ainsi qu’il convient. Mais Ion ne perd pas la tête : « Et mon père, Madame, qui est mon père ? » Créuse, moitié honteuse, moitié glorieuse, lui conte son aventure avec Apollon. « Ah ! dit Ion, un peu ahuri par tant de coups de théâtre, de reconnaissances et de découvertes, et se débattant au travers,

Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,

que d’aventures en une journée ! J’étais sans père ; puis j’ai été le fils de Xuthus, et me voilà fils d’Apollon. Ma mère a voulu me tuer, j’ai voulu tuer ma mère. Bah ! Tout est bien qui finit bien. Je suis content de vous avoir retrouvée, et je n’ai pas trop lieu de me plaindre de ma naissance. »

C’est égal, tout cela est bien extraordinaire… Un soupçon lui traverse l’esprit. Il craint d’être dupe. « Mon Dieu, ma mère, ce que j’ai à vous dire est un peu délicat… Êtes-vous bien sûr que je sois le fils d’Apollon ?… Car enfin on a souvent vu des jeunes filles séduites rejeter leur faute, par vanité, sur un personnage illustre. » Créuse proteste, essaye de donner des preuves ; mais Ion est de ceux « à qui on ne la fait pas. »

Cependant il faut bien conclure. Et, pan ! voici le deus ex machina. Car, dans presque toutes les pièces d’Euripide, l’impertinence des dénouements répond au sans-gêne des prologues. Minerve apparaît, – d’ailleurs ironique, elle aussi : « N’ayez pas peur : je ne suis pas votre ennemie, et je ne vous veux que du bien. Je viens de la part d’Apollon. Il n’a pas voulu paraître lui-même, craignant d’être un peu gêné devant vous deux, et voulant éviter les scènes… Il m’envoie vous dire que Ion est bien son fils et celui de Créuse… Apollon a tout conduit avec beaucoup de sagesse : il t’a fait accoucher sans douleur, Créuse, pour que ta famille ne devinât rien. Quand tu fus mère, il commanda à Mercure de prendre ton enfant et de le transporter ici… Et maintenant, écoute un bon conseil : ne dis à personne que Ion est ton fils. Laisse à Xuthus sa douce illusion…« 

Je ne vous ai point rapporté tout ce qu’il y a dans cette pièce singulière ; mais tout ce que je vous ai rapporté s’y trouve réellement. Le personnage d’Ion est bien, dans son fond, ce que je vous ai dit : un philosophe gouailleur, de très libre esprit et d’imperturbable sang-froid, fourvoyé dans un conte populaire et empêtré par surcroît dans une trame mélodramatique dont il conçoit et constate à mesure l’extravagance, et qui s’étonne, flegmatiquement, d’être là. Et cela n’empêche point le rôle de devenir touchant et pathétique, quand la situation l’exige absolument. Ion, et surtout Créuse, ont, à l’occasion, des accents d’une tendresse délicieuse. C’est ainsi. Euripide méprise Scribe vingt-quatre siècles d’avance, ce qui est prodigieux. Il commence toujours par railler l’enfantillage des histoires qu’il raconte, la conception religieuse impliquée par le rôle qu’y jouent les dieux, et l’absurdité des moyens qui amènent les situations ; mais ces situations une fois produites, il cesse de railler, il exprime avec la plus émouvante vérité les sentiments des personnages qu’elles étreignent ; et, pareillement, ces dieux dont il bafouait tout à l’heure la figure populaire, il leur restitue, avec la beauté plastique, la beauté morale, conformément aux théories de ses amis Anaxagore et Socrate. Et il est bien certain que ce mélange, j’allais dire de « blague » et de pathétique, d’irrévérence et de piété, devait avoir quelque chose de déconcertant, même pour les subtils Athéniens, et que, « au point de vue du théâtre« , l’Euripide ironique fait tort à l’Euripide tragique. Et pourtant, je serais bien fâché que l’un des deux manquât. Il y a, dans le critique-poète dramaturge Euripide, du Voltaire, du Heine, du Racine, du Musset, du Dumas fils, -et d’Hennery. Je l’aime, malgré cela ou pour cela, selon que je suis raisonnable ou non ; mais je l’aime.

Adophe d’Hennery
Romancier et dramaturge français
17 juin 1811 – 25 janvier 1899
Evert van Muyden — Angelo Mariani, Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, vol. 4, Paris, H. Floury, 1899.

Pour le parallèle entre Ion et Apollonide, je vous renvoie à l’un des chapitres du livre très vivant et gesticulant de M. Psichari : Autour de la Grèce. Je dois dire que je préfère Ion aussi délibérément que M. Psichari préfère l’Apollonide ; mais qu’importe ?

Jean Psichari
1854 – 1929
dans le magazine Ποικίλη Στοά (Galerie variée) en 1888

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LE TAUREAU D’AIRAIN – (I & II) – Pièce en 10 tableaux

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LE TAUREAU D’AIRAIN



Théâtre de Jacky Lavauzelle

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Phalaris condamnant le sculpteur Perillus
Par Baldassarre Peruzzi.
Phalaris – Tyran d’Agrigente en Sicile

Le supplice du taureau d’airain ou taureau de Phalaris

 

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LE TAUREAU D’AIRAIN

Premier tableau &
Second tableau
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Pièce de Théâtre

Premier Tableau

Le chœur s’avance sur une scène nue.

Le Chœur
(Racle sa gorge et toussote.)
Bonsoir, voici l’histoire du Taureau d’Airain qui se situe dans une période ô combien troublée de notre courte et misérable histoire. Nous sommes en Moirie, pays sombre et lugubre où règnent trois princesses – je les appellerai plutôt sorcières, mais ce n’est que mon avis, après tout…
(Il regarde à droite et à gauche, lève la tête et cherche au-dessus de lui.)
Désolé ! La dernière fois, on m’a bien rappelé que mon contrat stipulait que je ne devais lire que ce qui était écrit et rien d’autre…Sinon Vlan !… Vous comprenez ?
(Il montre la sortie.)

Bon alors ! Revenons-en à notre texte. Nos trois sorc…euh, les trois princesses, bien sûr, sont nommées Clotho, Lachésis et Atropos. Cette dernière n’est pas la plus gentille, bien au contraire. Nous aurons le temps de revenir sur elles dans notre histoire.
Avant toute autre chose, et pour cela préfère le contexte…un peu de géopolitique afin de mieux comprendre notre histoire et parce que c’est toujours bien de savoir où l’on met les pieds…Quand il s’agit du bon ! … (il sourit) … Bon, alors, la géopolitique…
(Il se racle à nouveau sa gorge et remet sa chemise.)
La Moirie se trouve donc entourée de trois pays, (il fait des gestes dans l’espace en même temps qu’il parle afin de rester très pédagogique) beaucoup plus grands et guerriers : nous avons la Xadronerie, au centre des deux autres, pays peuplé de Xilippains adorateurs du dieu Jupiter. A droite de la Xadronerie, nous avons le Xerkeland, territoire sombre et inquiétant, peuplé de walkyries chevauchantes et de guerriers armés de massue. Ce territoire reste mal connu et peu en sont revenus.
(Il se réchauffe avec ses mains.)
Voilà rapidement pour les pays…En se comparant, notre Moirie ne semble pas tout à fait aussi sombre et désespérée.
Nos trois…princesses ont un passe-temps qui leur prend tout leur temps…elles filent, elles filent et  filent encore.
Donc…pas possible de gouverner dans ces conditions…
Donc, étant des personnalités très occupées, elles ont préférées donner le pouvoir à Phalaris le Doux. Personnage encore bien obscur… personne ne sait d’où lui vient ce nom de Doux…Il est appelé plus familièrement Phalaris le Priape, mais là, par contre, tout le monde sait d’où lui vient ce surnom
(il sourit).
Nous nous retrouvons donc dans le tableau suivant, à la cour de Phalaris, préoccupé comme tout bon dirigeant de notre terre, par les dettes et les déficits abyssaux.
Merci pour ce préambule un peu long…mais ô combien nécessaire pour l’incompréhension de notre histoire inoubliable, fantastico-horrifico…
(Il tousse)
Bon, je vous laisse !
(Il se retourne)
Et bon courage !
(il sourit)


le chœur se retourne et quitte la scène.

[Fin du premier tableau]

**********


Second Tableau


*************

Nous sommes dans le bureau principal de Phalaris.
PHALARIS
Toi, mon grand architecte, toi, Francis Gaihris, quand penses-tu avoir terminé mon temple que je dédie à Kemoch ?

GAIHRIS
Phalaris, je venais juste de terminer celui de Zeus Polieus, que tu m’as demandé de tout détruire pour celui de Kemoch… On aurait pu conserver les murs… Si tu changes tous les quatre matins, ça va être compliqué à suivre.

PHALARIS
Ce sera notre dieu désormais. J’ai eu une illumination dans mes rêves. Kemoch m’est apparu…Et il m’a parlé…

Gaihris lève les yeux au ciel quand Phalaris se tourne.

PHALARIS
… Une illumination, te dis-je. Une lumière blanche et des musiques sérielles et électroacoustiques … La synthèse impossible entre Stockhausen, Berio, Boulez et Dalbavie… J’étais un ange dans les mains de Dieu.
(Gaihris veut s’asseoir mais Phalaris lui fait un regard de reproche. Gaihris reprend sa pose.)
Et puis Kemoch, il correspond plus à notre mode de vie. Les sacrifices humains … c’est ça avec notre alimentation…une alimentation plus protéinée, disons plus carnée…Et en plus cela correspond aux désirs les plus secrets de nos princesses Clotho, Lachésis et Atropos.

GAIHRIS

Tu sais, moi, je suis végétarien…avant de devenir végane…tel est mon projet…

PHALARIS
En tout cas, tu n’as pas oublié d’être con…En tout cas fini dans trois mois…sinon, tu feras parti d’un de mes prochains repas, préparé par mon grand chef Drakass…

GAIHRIS
Lui ? Drakass ? Tu l’as mangé le mois dernier…

PHALARIS
Merde, c’est vrai… Il m’a rendu malade, ce con…avec un parfumé de caniche rémoulade ….qu’il ne rate jamais…

GAIHRIS
…Qu’il ne ratait jamais…Mais si tu me tues…qui fera tes grandes œuvres, qui réalisera tes somptueux desseins  et tes ambitieux édifices…

PHALARIS
L’un de tes élèves, Gaihris, l’un de tes élèves…Tu ne manques pas de bons élèves, tu le sais…

GAIHRIS
Ceux qui ne sont pas partis en Xerkeland…

PHALARIS
Il m’emmerde ces bourricots du Xerkeland…Ils ne savent que produire et produire encore…Ah ! ça pour faire miroiter des bonnes situations et des milliers d’écu…Ils sont bons…

GAIHRIS
…Et ils ne se mangent pas entre eux, eux !

PHALARIS
Nous mangeons nos ennemis !

GAIHRIS
Et les opposants !

PHALARIS
Oui, c’est ça, nos ennemis !

GAIHRIS
Et ceux qui ne sont pas d’accord ?

PHALARIS
Ennemis aussi !

GAIHRIS
Et Drakass, un de tes meilleurs sujets…Un ami …

PHALARIS
Il a manqué me faire crever, ce con !

GAIHRIS
Tu as peut-être chopé quelque chose quelque part ?

PHALARIS
Impossible, tout allait bien avant !

GAIHRIS
Il n’a même pas eu le droit à l’erreur…errare humanum est …

PHALARIS
J’attendais de lui la perfection, comme de toi d’ailleurs et tu ferais mieux de te mettre au travail si tu veux être dans les temps…si tu vois ce que je veux dire ! Que Clotho, Lachésis et Atropos soient totalement satisfaites de ta réalisation.

GAIHRIS
J’y vais Phalaris !

PHALARIS
…Grand…

GAIHRIS
Grand Prince par la grâce de Kemoch ! Ça va ?

PHALARIS
Ça manque encore de conviction, mais pour la première semaine, ça ira ! Et n’oublie pas de bien me chiader la salle des sacrifices ! Il faut que ça en jette ! je compte inviter nos grands voisins…Alors, pas de blagues !

GAIHRIS
Oui…Grand Prince !

PHALARIS
Et ne mets pas des oreilles débiles à Kemoch ! J’ai vu ça dans un film sur le Livre de Ruth quittant le royaume de Moab, c’était d’un ridicule ! Un peu de sérieux, quand même…et du respect…surtout du respect !
(Gaihris sort.)

PHALARUS
seul.
Ils nous font chier tous ces cons ! Je te leur amène la prospérité, la richesse, une alimentation à volonté, des écus xacroniens plein les poches, de la prospérité et ça critique mon absolutisme ! Non mais ! Jamais contents…Ils ne sont jamais contents… Avant que j’arrive la Moirie se mourait…Elle crevait et la Croutinerie était à deux doigts de l’absorber, de la digérer et de l’anéantir…J’arrive, je mets tous ça au carré. Je montre les muscles…Et tranquillement je reprends les rênes…Si encore ils souffraient…Mais non, ils sont ravis de leur qualité de vie…Mais ils veulent plus de liberté…Ils écoutent ce con de Télémachus, que je n’arrive pas à trouver…Ils le badent…Comme des débiles…Télémachus par ci…Télémachus par là…Il est beau, d’accord…Mais s’il était au pouvoir, il ne serait pas capable de tenir tous ces râleurs de première…Bon, c’est pas tout…Il faut que je trouve un moyen de perfectionner mon cannibalisme… C’est vrai, entre nous, ça va…Mais quand on a du monde…Bonjour les dégâts…C’est pas comme ça que l’on fera avancer nos traditions et notre belle façon de vivre…En plus, ils chialaient tous…La classe moyenne se meurt…Elle crève des impôts et des taxes en tous genres…Et moi, vlan ! Tour de passe-passe, ils sont tous dans la classe moyenne ! Et tu crois que ça les calmerait ! Que nenni ! Nawak ! Ah, ça vaut le coup de se donner de la peine !
(Il réfléchit et appelle son chambellan.)
Duc de Bouillon ! Duc de Bouillon !
(Personne ne répond. Il se met à crier.)
Chambellan ! Chambellan !
(Le Duc de Bouillon arrive en courant.)

LE CHAMBELLAN
Oui, majesté.

PHALARIS
Ah ben quand même ! On est bien servi ici ! As-tu vu Perillos ?

LE CHAMBELLAN
Perillos d’Athènes ?

PHALARIS
Tu connais d’autres Perillos ?

LE CHAMBELLAN
Hittay, majesté…Hittay…Perillos Hittay, votre coiffeur, majesté !

PHALARIS
Je n’ai rien à faire d’un coiffeur qui est venu hier ! Depuis quand me fais-je coiffer tous les jours ? Chambellan, Voyons !

LE CHAMBELLAN
J’ai vu il y a quelques minutes notre grand inventeur…

PHALARIS
Oui, c’est bon, c’est bon et bien qu’attends-tu ?…Va ! Pars le chercher ! Fissa !

LE CHAMBELLAN
(Qui part en courant.)
J’y vais, Majesté…J’y vais…

PHALARIS
(Seul.)
Il est gentil…Mais il a pas inventé la cuillère à saucer le crâne…
Le chambellan arrive, accompagné de Perillos.

LE CHAMBELLAN
Majesté…

PHALARIS
…Oui, c’est bon, c’est bon…Ah ! mon bon Perillos, comment vas-tu ?
(Le chambellan se retire.)

PERILLOS
Bien majesté ! Bien ! Je cherche, majesté…je cherche…

PHALARIS
Et qu’as-tu trouvé ?

PERILLOS
Rien, je fais des essais sur la cytidine désaminase…

PHALARIS
On s’en fout de ta citadine déminée…Et autres choses ?

PERILLOS
Le pancréas…Le pancréas…m’habite, Majesté !

PHALARIS
Tu as donc perdu un proche, c’est ça ?

PERILLOS
Mon meilleur ami, Majesté !

PHALARIS
Et ensuite ?

PERILLOS
La cour l’a mangé, Majesté !

PHALARIS
Ah ! …Oui, Perillos, plus de cimetière, plus de crématorium…On ne perd rien de la bonne nourriture…

PERILLOS
Oui, mais c’est dur, Majesté ! C’est dur !

PHALARIS
Console-toi et pense qu’il n’est pas mort pour rien… Et il est parti dans la gaité, dans la joie et la bonne humeur et il a redonné du moral à nos gars… C’est pas excellent, ça ? …Ça redonne le moral !

PERILLOS
(Fataliste.)
Si vous le dites, Majesté…Si vous le dites…

PHALARIS
(Le regarde, critique.)
Ca manque de conviction, mon bon Perillos…Ca manque de conviction…Mais bon, je te pardonne…Le chagrin, tout ça…Mais ça va passer…

PERILLOS
Je ne crois pas Majesté…Je ne crois pas…

PHALARIS
(Doucereux)
Et ta femme ?

PERILLOS
Ma femme ? Elle, ça va !

PHALARIS
(Enervé)
Je m’en fous de ta femme, Perillos, Je m’en fous ! Perillos, tu es gentil, mais je ne t’ai pas fait venir pour parler des enfants, de la famille et des amis…

PERILLOS
…Je m’en doute….

PHALARIS
(Fatigué.)
…Et ne me coupe pas sans arrêt… C’est pénible…J’ai déjà du mal à me concentrer…
Il se calme. Respire à fond, relève la tête et esquisse un sourire.
Bon ! Alors, mon bon Perillos…J’ai besoin de tes talents…Je voudrais que tu me trouves une nouvelle idée pour pouvoir accueillir mes hôtes tout en cuisant mes emmerd…mes ennemis !

PERILLOS
(Pas étonné.)
Une sorte de barbecue ?

PHALARIS
Une sorte de barbecue…C’est ça…C’est ça…Mais avec de l’innovation… Mes convives doivent être surpris…Et il faut que ça reste convivial…Festif, quoi ! Tu vois ?

PERILLOS
Moui…Je vois…Je vois…Et c’est tout ?…Enfin, je veux dire, ce sont les seules consignes ?

PHALARIS
Les seules ! Après place à la création, à l’innovation ! Que diable ! Libère-toi de tes entraves intellectuelles, anime mon âme, surprends-moi !

PERILLOS
Animer…Animer…Bon ! Et pour les délais ?

PHALARIS
Un mois ! Nous testerons…nous testerons… Pour que l’inauguration du temple à Kemoch  soit une réussite. Bon, laisse-moi, maintenant mon bon Perillos et surprends-moi ! Nos divines Clotho, Lachésis et Atropos seront avec nous…Elles se déplacent si peu…Elles ne sortent que pour venir me voir…De moins en moins souvent d’ailleurs…(il réfléchit) J’espère que c’est un bon signe…Bon, n’y pensons plus ! Va ! Et n’oublie rien de mes conseils !

PERILLOS
d’un ton neutre.
Vos désirs sont des ordres, Majesté, Ô Grand Prince par la grâce de Kemoch !

PHALARIS
Qui apprécie.
C’est bien, Perillos, c’est bien !

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[Fin du second tableau]

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LA PREMIÈRE FOIS QU’IL A VU LA MER – Poème de LOPE DE VEGA La primera vez que vio la mar

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Littérature espagnole
Literatura española
Poésie espagnole
Poesía española

BNE Biblioteca Nacional de España Biblitothèque Nationale d'Espagne Artgitato Madrid Lope de Vega
Lope de Vega, La Bibliothèque d’Espagne – Biblioteca de españa – Photo Jacky Lavauzelle

************************
TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE
*************************

LOPE DE VEGA
Félix Lope de Vega y Carpio
Madrid 25 novembre 1562 – Madrid 27 août 1635

*****************************

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est La-Poésie-de-Lope-de-Vega-849x1024.jpg.

********************
LA PREMIÈRE FOIS QU’IL A VU LA MER
La primera vez que vio la mar

********************

L’Invincible Armada, Philippe-Jacques de Loutherbourg

******


¡Válate Dios, el charco, el que provocas
Avec l’aide de Dieu, flaque d’eau, tu provoques
con verte a helar el alma de las venas,
à voir geler l’âme dans les veines,
Adán de tirubones y ballenas,
Adam des requins et des baleines,
almejas viles y estupendas focas!
des viles palourdes et des prodigieux phoques ! …

***********************************
LA POÉSIE de LOPE DE VEGA
LA POESIA DE LOPE DE VEGA

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LA POÉSIE de LOPE DE VEGA – LA POESIA DE LOPE DE VEGA

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Littérature espagnole
Literatura española
Poésie espagnole
Poesía española

BNE Biblioteca Nacional de España Biblitothèque Nationale d'Espagne Artgitato Madrid Lope de Vega
Lope de Vega, La Bibliothèque d’Espagne – Biblioteca de españa – Photo Jacky Lavauzelle

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TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE
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LOPE DE VEGA
Félix Lope de Vega y Carpio
Madrid 25 novembre 1562 – Madrid 27 août 1635

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****

LES DÉSIRS D’UNE FEMME
SI EL PADRE UNIVERSAL DE CUANTO VEO

Bethsabée recevant la lettre de David, Willem Drost, 1654

Si el padre universal de cuanto veo 
Si le père universel de tout ce que je vois
en la naturaleza nuestra humana, 
dans la nature de notre humanité,

****

LAS PAJAS DEL PESEBRE
LA PAILLE DE LA CRÈCHE

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Don_Lorenzo_Monaco_002-1024x952.jpg.
Lorenzo Monaco, Adoration des mages, 1422

Las pajas del pesebre
La paille de la crèche
niño de Belén 
enfant de Bethléem

****

L’AMOUR
Desmayarse, atreverse, estar furioso
Sonnet

Carlo FACHINETTI , Amour maternel

Desmayarse, atreverse, estar furioso,
S’évanouir, oser, se fâcher,
áspero, tierno, liberal, esquivo,
rugueux, tendre, libéral, insaisissable
,

****

LA CRÉATION POÉTIQUE
Versos de amor, conceptos esparcidos

Rimas
1604

Icare et Dédale, Charles-Paul Landon,1799

Versos de amor, conceptos esparcidos
Vers d’amour, concepts dispersés
engendrados del alma en mis cuidados,
engendrés dans une âme attentionnée,

****

LA NUIT
NOCHE, FABRICADORA DE EMBELECOS

Nils Blommér, 1850

Noche, fabricadora de embelecos,
La nuit, fabricante d’artifices,
loca, imaginativa, quimerista,
folle, imaginative, chimérique,

****

LE SONNET IMPÉRIEUX
Soneto de repente

Jean-Marc Nattier, Terpsichore, 1739, Musée des beaux-arts de San Francisco

Un soneto me manda hacer Violante,
Violante m’ordonne d’écrire un sonnet
que en mi vida me he visto en tanto aprieto;
que dans ma vie je n’ai eu tant de peine ;

****

LA PREMIÈRE FOIS QU’IL A VU LA MER
La primera vez que vio la mar

L’Invincible Armada, Philippe-Jacques de Loutherbourg

¡Válate Dios, el charco, el que provocas
Avec l’aide de Dieu, flaque d’eau, tu provoques
con verte a helar el alma de las venas,
à voir geler l’âme dans les veines,

*****

LE PASTEUR DIVIN
El Pastor divino

Francisco de Zurbarán, Crucifixion, The Art Institute of Chicago

Pastor, que con tus silbos amorosos
Pasteur, de tes sifflets amoureux
me despertaste del profundo sueño;
tu m’as réveillé du profond sommeil ;

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TROIE BRÛLE
Árdese Troya, y sube el humo escuro

Enrique Simonet, Jugement de Pâris, 1904


Árdese Troya, y sube el humo escuro
Troie brûle et monte la sombre fumée
al enemigo cielo, y entretanto,
vers le ciel ennemi, et en attendant,

****

LE MYTHE DE MIDAS
A Baco pide Midas que se vuelva

A Baco pide Midas que se vuelva
A Bacchus*, Midas demande de pouvoir transformer
oro cuanto tocare (¡ambición loca!);
en or tout ce qu’il touche (ambition folle !) ;

****

FLEUVE DE SEVILLE
Río de Sevilla
(Du chansonnier de Turin – Cancionero de Turin)

Séville au XVIe siècle, Alonso Sánchez Coello

Río de Sevilla,
Fleuve de Séville,
¡quién te passase
tant je désire te traverser

****

INGRATITUDE
¿Qué tengo yo, que mi amistad procuras?

Wenzel Coebergher, Ecce homo, Musée des Augustins de Toulouse

¿Qué tengo yo, que mi amistad procuras?
Qu’ai-je, que mon amitié te procure ?
¿Qué interés se te sigue, Jesús mío,
Quel intérêt ai-je pour Toi, Seigneur,

****

LA MALÉDICTION DE BABEL
No entiendo lo que dice la criada

La Tour de Babel, Pieter Brueghel l’Ancien, XVIe siècle

-Boscán, tarde llegamos. ¿Hay posada?
– Boscán*, nous arrivons en retard. Y a-t-il encore une place ?
-Llamad desde la posta, Garcilaso.
– Appelez l’aubergiste, Garcilaso.

****

OMBRE & LUMIERE
De la abrasada eclíptica que ignora

Phaéton foudroyé par Zeus, Jan Carel van Eyck (XVIIe siècle)

De la abrasada eclíptica que ignora
De cette éclipse embrasée qu’ignore
intrépido corrió las líneas de oro
cet intrépide, courant sur des lignes dorées,

****

LA SUPPLIQUE DU BERGER
SUELTA MI MANSO

Évariste-Vital Luminais, Le Pâtre de Kerlaz, 1852

Suelta mi manso, mayoral extraño,
Relâche mon doux agneau, berger étranger
pues otro tienes de tu igual decoro;
recherche un autre à toi ton égal ;

****

CARPE DIEM
Vierte racimos la gloriosa palma

Apollon et Daphné, Tiepolo, 1744

Vierte racimos la gloriosa palma
Tombent les branches du glorieux palmier
y sin amor se pone estéril luto;
qui sans amour porte désormais les habits d’un stérile deuil

****


LE FIL DE L’AMOUR
Cual engañado niño que, contento

jeune fille se coiffant, Auguste Renoir

Cual engañado niño que, contento,
Comme un enfant heureux qui insouciant
pintado pajarillo tiene atado,
tient dans sa main noué un oiseau aux vives couleurs

****

POUR UNE HEURE D’AMOUR
No sabe qué es amor quien no te ama

Ramon Casas, Sífilis, affiche, 1900, Barcelone, musée national d’art de Catalogne

No sabe qué es amor quien no te ama,
Il ne sait pas ce qu’est l’amour celui qui ne t’aime pas,
celestial hermosura, esposo bello;
beauté céleste, bel époux ;

***********************************

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Lope_de_Vega_firma.png.
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Thémistocle à la cour d’Artaxerxés Ier – Constantin Cavafis (La Satrapie) – Η Σατραπεία

Grèce – Ελλάδα

***

Traduction Jacky Lavauzelle*******

**
Constantin Cavafy poèmes
**

LITTERATURE GRECQUE
POESIE GRECQUE

Ελληνική λογοτεχνία
Ελληνική ποίηση

**

Constantin Cavafy
Constantin Cavafis
Καβάφης
1863 – 1933

Traduction Jacky Lavauzelle

**

Traduction Jacky Lavauzelle


LES POEMES GRECS

 THEMISTOCLE A LA COUR D’ARTAXERXES Ier
(Ἀρταξέρξης)
LA SATRAPIE
Η Σατραπεία

 

**

**

Traduction Jacky Lavauzelle
Nikiforos Lytras, Antigone devant le corps de Polynice, Νικηφόρος Λύτρας, Η Αντιγόνη εμπρός στο νεκρό Πολυνείκη, 1865, Pinacothèque nationale d’Athènes, Εθνική Πινακοθήκη, détail

 

**

Τι συμφορά, ενώ είσαι καμωμένος
Quelle catastrophe, alors que t’attendaient
για τα ωραία και μεγάλα έργα
Ô Thémistocle ! de beaux et grands projets
η άδικη αυτή σου η τύχη πάντα
que cette injuste adversité qui toujours sur toi s’acharne
ενθάρρυνσι κ’ επιτυχία να σε αρνείται·
t’écartant de la réussite autant que de la fortune ;
να σ’ εμποδίζουν ευτελείς συνήθειες,
qui te conduit par de si tristes concours,
και μικροπρέπειες, κι αδιαφορίες.
par des petitesses et d’autres vilénies.
Και τι φρικτή η μέρα που ενδίδεις,
Et quelle horrible journée, cette journée où tu décides,
(η μέρα που αφέθηκες κ’ ενδίδεις),
(Ce jour où tu es parti et où tu as capitulé)
και φεύγεις οδοιπόρος για τα Σούσα,
de partir pour Suse,
και πηαίνεις στον μονάρχην Aρταξέρξη
à la rencontre du monarque Artaxerxés
που ευνοϊκά σε βάζει στην αυλή του,
qui favorablement à sa cour te reçoit,
και σε προσφέρει σατραπείες και τέτοια.
t’offrant satrapies et autres biens.
Και συ τα δέχεσαι με απελπισία
Tu acceptes malgré tout
αυτά τα πράγματα που δεν τα θέλεις.
ces choses que tu ne voulais pas.
 Άλλα ζητεί η ψυχή σου, γι’ άλλα κλαίει·
Mais ton âme attend autres choses pour lesquelles elle saigne :
τον έπαινο του Δήμου και των Σοφιστών,
la reconnaissance de la cité et des Sophistes,
τα δύσκολα και τ’ ανεκτίμητα Εύγε·
cette difficile et précieuse légitimation
την Aγορά, το Θέατρο, και τους Στεφάνους.
par l’Agora, le Théâtre et les Lauriers.
Aυτά πού θα σ’ τα δώσει ο Aρταξέρξης,
Où Artaxerxés les trouverait-elles ?
αυτά πού θα τα βρεις στη σατραπεία·
Se trouvent-elles dans une satrapie ?
 και τι ζωή χωρίς αυτά θα κάμεις.
Quelle vie sans cela auras-tu ?

**********************
Καβάφης
Traduction Jacky Lavauzelle

ARTGITATO
**********************

LA POESIE GRECQUE EN GRECE 

Le langage est ce qu’il y a en Grèce de plus antique. C’est un grand charme pour celui qui a voué un culte à l’antiquité grecque d’entendre parler grec autour de lui, de reconnaître dans les conversations d’un guide ou d’un marinier tel mot qu’il n’avait jusque-là rencontré que dans Homère. Il semble alors qu’on est réellement transporté dans la Grèce antique ; on est tenté de dire aux passans, comme Philoctète à ses compatriotes retrouvés dans Lemnos : je veux vous entendre, et de s’écrier comme lui, ô langage bien aimé ! Mais, pour se livrer à ce transport, il faudrait, dira-t-on, que ce langage fût celui des anciens Hellènes, et non pas un dérivé imparfait que défigure une prononciation bizarre. A cela on peut répondre : Quant à la prononciation, il n’y a pas de raison pour que les descendans de Périclès adoptent le système qu’un savant Hollandais a imaginé au XVIe siècle. Du reste la question est délicate et ne saurait être traitée ici. Qu’il suffise d’affirmer que plusieurs règles de prononciation, adoptées par les Grecs modernes, remontent à la plus haute antiquité, et que l’on trouve déjà dans le second siècle de notre ère des exemples de l’iotacisme, c’est-à-dire de ê, ei, oi, prononcés i, bien que l’iotacisme ne paraisse avoir été définitivement et complètement constituée qu’au Xe ou XIe siècle.

Dans le langage populaire de certaines parties de la Grèce, on retrouve quelques vestiges des dialectes qui y furent parlé autrefois. En général, les anciens dialectes grecs ont péri par suite de la conquête, qui les a éteints avec la vie locale des pays subjugués. Cependant ils n’ont pas disparu entièrement ; on retrouve des traces assez nombreuses du dialecte œolien dans la Béotie et la Phocide, et dans un canton montagneux du Péloponèse, la Tzaconie, le dialecte dorien s’est merveilleusement conservé un certain nombre de mots grecs oubliés par le temps ont été remplacés dans l’usage par une autre expression : ainsi, trecho, courir, au lieu de dremo ; au lieu d’artos, pain, psomi. Eh bien ! il arrive que le vieux mot grec oublié se retrouve dans un coin de la Grèce, par exemple dremo dans les villages du Parnasse…

Jean-Jacques Ampère
La poésie grecques en Grèce
Seconde Partie
Revue des Deux Mondes, tome 7, 1844

***

Καβάφης
Constantin Cavafy
Έλληνα ποιητή
Cavafy Poèmes