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ODE à la mort de Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741)- Lefranc de Pompignan

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)


ODE À
LA MORT DE
Jean-Baptiste ROUSSEAU
(poète et dramaturge français)

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau
par Nicolas de Largillière

 
Quand le premier chantre du monde
Expira sur les bords glacés,
Où l’Ebre effrayé dans son onde
Reçut ses membres dispersés,
Le Thrace errant sur les montagnes,
Remplit les bois et les campagnes
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l’air en retentirent,
Et dans les antres qui gémirent,
Le lion répandit des pleurs.

La France a perdu son Orphée ;
Muses, dans ces moments de deuil,
Elevez le pompeux trophée
Que vous demande son cercueil :
Laissez par de nouveaux prodiges,
D’éclatants et dignes vestiges
D’un jour marqué par vos regrets.
Ainsi le tombeau de Virgile
Est couvert du laurier fertile
Qui par vos soins ne meurt jamais.

D’une brillante et triste vie
Rousseau quitte aujourd’hui les fers,
Et loin du ciel de sa patrie,
La mort termine ses revers.
D’où ses maux ont-ils pris leur source ?
Quelles épines dans sa course
Etouffaient les fleurs sous ses pas ?
Quels ennuis ! Quelle vie errante,
Et quelle foule renaissante
D’adversaires et de combats !

Vous, dont l’inimitié durable
L’accusa de ces chants affreux,
Qui méritaient, s’il fût coupable,
Un châtiment plus rigoureux ;
Dans le sanctuaire suprême,
Grâce à vos soins, par Thémis même
Son honneur est encore terni.
J’abandonne son innocence ;
Que veut de plus votre vengeance ?
Il fut malheureux et puni.

Jusques à quand, mortels farouches,
Vivrons-nous de haine et d’aigreur ?
Prêterons-nous toujours nos bouches
Au langage de la fureur ?
Implacable dans ma colère,
Je m’applaudis de la misère
De mon ennemi terrassé ;
Il se relève, je succombe,
Et moi-même à ses pieds je tombe
Frappé du trait que j’ai lancé.

Songeons que l’imposture habite
Parmi le peuple et chez les grands ;
Qu’il n’est dignité ni mérite
A l’abri de ses traits errants ;
Que la calomnie écoutée,
A la vertu persécutée
Porte souvent un coup mortel,
Et poursuit sans que rien l’étonne,
Le monarque sous la couronne,
Et le pontife sur l’autel.

Du sein des ombres éternelles
S’élevant au trône des dieux,
L’envie offusque de ses aîles
Tout éclat qui frappe ses yeux.
Quel ministre, quel capitaine,
Quel monarque vaincra sa haine,
Et les injustices du sort !
Le temps à peine les consomme ;
Et jamais le prix du grand homme
N’est bien connu qu’après sa mort.

Oui, la mort seule nous délivre
Des ennemis de nos vertus,
Et notre gloire ne peut vivre
Que lorsque nous ne vivons plus.
Le chantre d’Ulysse et d’Achille
Sans protecteur et sans asile,
Fut ignoré jusqu’au tombeau :
Il expire, le charme cesse,
Et tous les peuples de la Grèce
Entr’eux disputent son berceau.

Le Nil a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts,
Insulter par leurs cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Crimes impuissants ! Fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.

Souveraine des chants lyriques,
Toi que Rousseau dans nos climats
Appela des jeux olympiques,
Qui semblaient seuls fixer tes pas ;
Par qui ta trompette éclatante
Secondant ta voix triomphante,
Formera-t-elle des concerts ?
Des héros, Muse magnanime,
Par quel organe assez sublime
Vas-tu parler à l’univers ?

Favoris, élèves dociles
De ce ministre d’Apollon,
Vous à qui ses conseils utiles
Ont ouvert le sacré vallon ;
Accourez, troupe désolée,
Déposez sur son mausolée
Votre lyre qu’il inspirait ;
La mort a frappé votre maître,
Et d’un souffle a fait disparaître
Le flambeau qui vous éclairait.

Et vous dont sa fière harmonie
Egala les superbes sons,
Qui reviviez dans ce génie
Formé par vos seules leçons ;
Mânes d’Alcé et de Pindare,
Que votre suffrage répare
La rigueur de son sort fatal.
Dans la nuit du séjour funèbre,
Consolez son ombre célèbre,
Et couronnez votre rival.

*****

JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN
Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)

Prophétie d’Ezéchiel (Chapitre XVI, v. 3) – JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)

ŒUVRE DE LEFRANC DE POMPIGNAN

***

Chapitre XVI, v. 3

O femme, tu naquis d’une famille impure,
D’infidèles parents qui trahissaient mes lois.
L’art d’une habile main n’aida point la nature,
Lorsque tu vis le jour pour la première fois.

Ni les eaux, ni le sel ne t’ont purifiée ;
Ta mère avec regret te porta dans son flanc ;
On te mit sur la terre, où tu fus oubliée ;
J’approchai : tu pleurais, tu nageais dans ton sang.

J’en arrêtai le cours ; je l’essuyai moi-même ;
Mon cœur fut attendri de ta misère extrême,
Et je te dis : Vivez, vivez, trop faible enfant ;
Sous l’aile du Seigneur dont le bras vous défend,
Croissez et méritez qu’un tendre époux vous aime.

J’ai depuis ce moment veillé sur tes destins.
Objet de mes désirs, sous mes yeux élevée,
Mes regards paternels, mes soins t’ont cultivée
Comme une jeune fleur qui croît dans les jardins.

Ton corps, fortifié par les progrès de l’âge,
Atteignit ces beaux jours où ton sexe volage
De ses charmes naissants connaît trop le pouvoir.
Que les tiens étaient doux ! que j’aimais à les voir !

Nul mortel cependant ne cherchait à te plaire.
Rebut de l’univers, tu ne trouvas que moi
Qui vis avec pitié ta douleur solitaire.
Ton maître, ton seigneur se déclara pour toi :
Tu reçus mes serments, et j’acceptai ta foi.

Oh ! qu’alors avec complaisance
Je te prodiguai mes bienfaits !
Qu’avec pompe et magnificence
Je pris soin d’orner tes attraits !
J’instruisis ta faible jeunesse ;
Des gages purs de ma tendresse
Je t’embellissais chaque jour ;
Je te donnai mon héritage,
Et tu possédas sans partage
Mes richesses et mon amour.

L’éclat célèbre de tes charmes
Amena la terre à tes pieds.
À ton char, vaincus par tes armes,
De puissants rois furent liés.
Tu mis alors ta confiance
Dans les appas et la puissance
Que tu devais à ma bonté.
Tu conçus une folle joie,
Et l’orgueil dont tu fus la proie
Surpassa même ta beauté.

Cet orgueil engendra tes vices,
Il alluma tes passions,
Tu recherchas dans tes caprices
Les esclaves des nations.
Dans tes honteuses perfidies,
Sur les femmes les plus hardies
Tu l’emportas par ta noirceur ;
Et les excès les plus coupables
De tes amours abominables
N’égaleront jamais l’horreur.

Tu dressas de superbes tentes
Dans les bois et sur les hauts lieux.
Là par des fêtes éclatantes
Tu rendis hommage aux faux dieux.
Leurs autels, que tes mains ornèrent,
De mon or qu’elles profanèrent
Impunément furent couverts.
Pour leur consacrer des prémices,
Tu dépouillais mes sacrifices
Des tributs qui m’étaient offerts.

Mais d’offrandes plus criminelles
Ces premiers dons furent suivis.
Tes mains, oui, tes mains maternelles
Ont immolé tes propres fils.
Sans toi, sans pitié, sans tendresse,
De Baal sanglante prêtresse,
Tu déshonorais nos liens.
O coups réservés à tes crimes !
Ces enfants choisis pour victime,
Barbare, étaient aussi les miens.

Ma sévérité toujours lente
N’a point éveillé tes remords.
Tu quittes, transfuge insolente,
Le Dieu vivant pour des dieux morts.
Quoi donc ! oublieras-tu, perfide,
Femme ingrate, mère homicide,
Que je t’arrachai du tombeau,
Et te sauvai par ma puissance
Des opprobres de mon enfance,
Et des douleurs de ton berceau ?

Malheur à toi, qui faisais gloire
De ces attentats furieux,
Dont tu conserves la mémoire,
Dans des monuments odieux,
Sur les marbres des portiques
De tes iniquités publiques
J’ai vu les symboles impurs :
Et les nations étrangères
Ont lu dans ces vils caractères
Ta honte écrite sur tes murs.

Mais le jour luit où ma vengeance
Ne suspendra plus son transport.
Je t’abandonne à l’indigence,
À l’ignominie, à la mort.
Je susciterait, pour ta peine,
Ces femmes, objets de ta haine,
Les épouses des Philistins,
Qui moins que toi licencieuses,
De tes amours audacieuses
Rougissaient avec tes voisins.

Dans l’art de plaire et de séduire,
Tu vantais tes lâches succès.
Ton cœur, que je n’ai pu réduire,
Inventait de nouveaux excès.
Tu rassemblais les Ammonites,
Les Chaldéens, les Moabites,
Les voluptueux Syriens ;
Et toujours plus insatiable,
Tu fis un commerce effroyable
De tes plaisirs et de tes biens.

D’autres reçoivent des largesses
Pour prix de leurs égarements,
Mais toi, tu livras tes richesses
Pour récompenser les amants.
Tu laissais aux femmes vulgaires
L’honneur d’obtenir des salaires
Qui d’opprobre couvraient leur front.
Pour mieux surpasser tes rivales,
Tes tendresses plus libérales
Achetaient le crime et l’affront.

Voici donc ton arrêt, femme parjure, écoute :
Pour suivre des méchants la détestable route,
Tu quittas les sentiers que j’avais faits pour toi,
Ton audace adultère et ton idolâtrie
Ont souillé mon autel, corrompu ta patrie,
Égorgé tes enfants et renversé ma loi.

Tu vécus sans remords dans tes mœurs dépravées ;
Mes rigueurs, que ton âme a si longtemps bravées,
À tes forfaits sans nombre égaleront tes maux,
Pour épuiser sur toi les plus cruels supplices,
Tes propres alliés, tes amants, tes complices,
Deviendront mes vengeurs et seront tes bourreaux.

Les peuples apprendront cet exemple sévère.
Alors j’apaiserai ma trop juste colère,
Ta mort rendra le calme au cœur de ton époux.
Il aura satisfait sa vengeance et sa gloire,
Et tes crime éteints, ainsi que ta mémoire,
Ne seront plus l’objet de ses regards jaloux.

Tu n’as point démenti l’horreur de ta naissance ;
Tes vices ont paru dès ta plus tendre enfance ;
La fille suit les pas que la mère a tracés.
Tu fus sœurs de tes sœurs, impudiques comme elles ;
Et des femmes d’Ammon, au vrai Dieu tant rebelles,
Leurs crimes par les tien ont été surpassés.

Ton sang a réuni les plus indignes races,
Pères, mères, aïeux, qui bravaient mes menaces,
Et dont tu vois encor les durables malheurs,
Contre toi jusqu’au ciel leur voix s’élève et crie ;
Pour tout dire, en un mot, Sodome et Samarie,
Trouvent dans tes forfaits une excuse des leurs.

De Sodome si détestée
Tu n’osais proférer le nom.
Sais-tu quels fléaux l’ont jetée
Dans ce déplorable abandon ?
De l’orgueil l’insultante ivresse,
L’intempérance, la mollesse,
Le luxe et la cupidité,
Le dur mépris qu’à l’indulgence
Oppose l’altière opulence
Qu’accompagne l’oisiveté.

Triste esclave des mêmes vices,
Tu connais d’autres attentats,
Des cruautés, des injustices
Que Sodome ne connut pas.
Et toutefois je l’ai détruite ;
Comme elle tu seras réduite
Aux dernières calamités.
C’est toi qui m’outrages, me blesses ;
Tu n’as pas gardé tes promesses,
Et j’ai rompu tous nos traités.

Mais que dis-je ! Un sentiment tendre
Me parle encor en ta faveur.
Ah ! que ne dois-tu pas attendre
De la pitié d’un Dieu sauveur !
Dans leurs demeures fortunées
Tes sœurs, tes filles ramenées
Couleront des jours triomphants.
Je te rendrai ma confiance,
Et dans ma nouvelle alliance,
Vous serez toutes mes enfants.

(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)






ODE VII DE JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN – À Louis Racine, sur la mort de son fils

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)


ŒUVRE DE LEFRANC DE POMPIGNAN

***

Il n’est donc plus, et sa tendresse
Aux derniers jours de ta vieillesse
N’aidera point tes faibles pas !
Ami, ses vertus, ni les tiennes,
Ni ses mœurs douces et chrétiennes,
N’ont pu le sauver du trépas.

Cet objet des vœux les plus tendres
N’ira point déposer tes cendres
Sous ce marbre rongé des ans,
Où son aïeul et ton modèle
Attend la dépouille mortelle
De l’héritier de ses talents.

Loin de tes yeux, loin de sa mère,
Au sein d’une plage étrangère,
Son corps est le jouet des flots ;
Mais son âme du Ciel chérie,
N’en doute point, dans sa patrie
Jouit d’un éternel repos.

Quand l’infortune suit tes traces,
Autant que mes propres disgrâces
Mon amitié sent tes malheurs.
Mais que pourrait son assistance ?
Dieu te donnera la constance.
Tu n’auras de moi que des pleurs.

Tu sais trop qu’un chrétien fidèle,
Du sang et de la chair rebelle
Brave en héros l’assaut cruel.
Il étouffe, leur triste guerre,
Et tout ce qu’il perd sur la terre,
Il le regagne pour le Ciel.

Mais vous, dont l’orgueilleuse vie,
De l’humaine philosophie
Tire sa force et son secours :
Si dans ce monde périssable
Un revers soudain vous accable,
Parlez, quel est votre recours ?

Qui vous soutiendra dans vos pertes?
Quelles ressources sont offertes
À votre audace de géant ?
Point d’avenir qui vous console ;
Un système impie et frivole,
Et l’espérance du néant.

Croyons, c’est là notre partage.
Que la foi dissipe ou soulage
Nos chagrins, nos ennuis mortels ;
Et n’attendons dans cette vie
Qu’une fin qui sera suivie
De biens ou de maux éternels.

*****

Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.

*****


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)


Ode III de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan – L’autre jour sans inquiétude

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)

ŒUVRE DE LEFRANC DE POMPIGNAN

****

L’autre jour sans inquiétude
Respirant la fraîcheur de l’air,
J’errais dans une solitude
Sur le rivage de la mer.

J’aperçus de loin des statues,
De vieux débris d’arcs triomphaux,
Et des colonnes abattues ;
J’approchai : je vis des tombeaux.

C’était d’abord le mausolée
D’un de ces conquérants vantés,
Par qui la terre désolée
Vit détruire champs et cités.

On y voyait trente batailles,
Des rois, des peuples mis aux fers,
Des triomphes, des funérailles,
Et les tribus de l’univers.

Au pied de deux cyprès antiques,
Un monument plus gracieux,
Par ses ornements symboliques,
Attirait l’œil du curieux.

C’était la tombe d’un poète
Admiré dans le monde entier.
Le luth, la lyre et la trompette
Pendaient aux branches d’un laurier.

Tout auprès en humble posture
Un pécheur était enterré ;
Un filet pour toute parure
Couvrait son cercueil délabré.

Ah ! dis-je, quel art déplorable !
Cet objet aux passants offert
Leur apprend que ce misérable
A moins vécu qu’il n’a souffert.

Et pourquoi ? reprit en colère
Un voyageur qui m’entendit.
La pêche avait l’art de lui plaire :
C’était son métier, il le fit.

Tu vois par là ce que nous sommes ;
Le poète fait des chansons,
Le guerrier massacre des hommes,
Et le pêcheur prend des poissons.

Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.

*****


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)

Œuvre de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)

OEUVRE

THÉÂTRE

DIDON
Pièce en cinq actes


POÈMES

Les Larmes de pénitence – Ode
« Grâce, grâce, suspends l’arrêt de tes vengeances… »

Ode
« Captifs chez un peuple inhumain… »

Ode
À la mort de Jean-Baptiste Rousseau

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau par Nicolas de Largillière



Ode III
« L’autre jour sans inquiétude… »

ODE VII – À Louis Racine, sur la mort de son fils
« Il n’est donc plus… »


Prophétie d’Ezéchiel
(Chapitre XVI, v. 3)
O femme, tu naquis d’une famille impure…

****

VOLTAIRE

« RELATION DU VOYAGE
DE M. LE MARQUIS
LEFRANC DE POMPIGNAN
DEPUIS POMPIGNAN JUSQU’À FONTAINEBLEAU
ADRESSÉE AU PROCUREUR FISCAL DU VILLAGE DE POMPIGNAN »

*
LETTRE DU SECRÉTAIRE DE VOLTAIRE
AU SECRÉTAIRE DE LEFRANC DE POMPIGNAN – 1763

****

Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.

*****


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)

Les Larmes de pénitence – Ode de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)

ŒUVRE DE LEFRANC DE POMPIGNAN

***

Grâce, grâce, suspends l’arrêt de tes vengeances,
Et détourne un moment tes regards irrités.
J’ai péché, mais je pleure : oppose mes offenses,
Oppose à leur grandeur celle de tes bontés.

Je sais tous mes forfaits, j’en connais l’étendue :
En tous lieux, à toute heure ils parlent comme moi ;
Par tant d’accusateurs mon âme confondue
Ne prétend pas contre eux disputer devant toi.

Tu m’avais par la main conduit dès ma naissance ;
Sur ma faiblesse en vain je voudrais m’excuser :
Tu m’avais fait, Seigneur, goûter ta connaissance
Mais, hélas ! de tes dons je n’ai fait qu’abuser.

De tant d’iniquités la foule m’environne ;
Fils ingrat, cœur perfide, en proie à mes remords,
La terreur me saisit ; je frémis, je frissonne ;
Pâle et les yeux éteints, je descends chez les morts.

Ma voix sort du tombeau ; c’est du fond de l’abîme
Que j’élève vers toi mes douloureux accents :
Fais monter jusqu’aux pieds de ton trône sublime
Cette mourante voix et ces cris languissants.

O mon Dieu… Quoi ! ce nom, je le prononce encore ?
Non, non, je t’ai perdu, j’ai cessé de t’aimer,
O juge qu’en tremblant je supplie et j’adore !
Grand Dieu, d’un nom plus doux j’ose le nommer.

Dans le gémissement, l’amertume et les larmes,
Je repasse des jours perdus dans les plaisirs ;
Et voilà tout le fruit de ces jours pleins de charmes :
Un souvenir affreux, la honte et les soupirs.

Ces soupirs devant toi sont ma seule défense :
Par eux un criminel espère t’attendrir ;
N’as-tu pas en effet un trésor de clémence ?
Dieu de miséricorde, il est temps de l’ouvrir.

Où fuir, où me cacher, tremblante créature,
Si tu viens en courroux pour compter avec moi ?
Que dis-je ? Être infini, ta grandeur me rassure,
Trop heureux de n’avoir qu’à compter qu’avec toi !

Près d’une majesté si terrible et si sainte,
Que suis-je ? Un vil roseau : voudrais tu le briser ?
Hélas ! si du flambeau la clarté s’est éteinte,
La mèche fume encore, voudrais tu l’écraser ?

Que l’homme soit pour l’homme un juge inexorable ;
Où l’esclave aurait-il appris à pardonner ?
C’est la gloire du maître : absoudre le coupable
N’appartient qu’à celui qui peut le condamner.

Tu le peux ; mais souvent tu veux qu’il te désarme ;
Il te fait violence ; il devient ton vainqueur.
Le combat n’est pas long : il ne faut qu’une larme :
Que de crimes efface une larme du cœur !

Jamais de toi, Grand Dieu, tu nous l’as dit toi-même,
Un cœur humble et contrit ne sera méprisé.
Voilà le mien : regarde, et reconnais qu’il t’aime ;
Il est digne de toi : la douleur l’a brisé.

Si tu le ranimais de sa première flamme,
Qu’il reprendrait bientôt sa joie et sa vigueur !
Mais non, fais plus pour moi : renouvelle mon âme,
Et daigne dans mon sein créer un nouveau cœur.

De mes forfaits alors je te ferai justice,
Et ma reconnaissance armera ma rigueur.
Tu peux me confier le soin de mon supplice :
Je serai contre moi mon juge et mon vengeur.

Le châtiment au crime est toujours nécessaire ;
Ma grâce est à ce prix, il faut la mériter.
Je te dois, je le sais, je te veux satisfaire :
Donne moi seulement le temps de m’acquitter.

Ah ! plus heureux celui que tu frappes en père !
Il connaît ton amour par ta sévérité.
Ici bas, quels que soient les coups de ta colère,
L’enfant que tu punis n’est pas déshérité.

Coupe, brûle ce corps, prends pitié de mon âme ;
Frappe, fais moi payer tout ce que je te dois.
Arme toi, dans le temps, du fer et de la flamme,
Mais dans l’éternité, Seigneur, épargne moi.

Quand j’aurais à tes lois obéi dès l’enfance,
Criminel en naissant, je ne dois que pleurer.
Pour retourner à toi la route est la souffrance :
Loi triste, route affreuse… entrons sans murmurer.

De la main de ton fils je reçois le calice ;
Mais je frémis, je sens ma main prête à trembler.
De ce trouble honteux mon cœur est-il complice ?
Suis-je criminel ? Voudrais je reculer ?

(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)

Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.

*****


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)



Ode (« Captifs chez un peuple inhumain… ») de Jean-Jacques Lefranc de Pompignan

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)

ŒUVRE DE LEFRANC DE POMPIGNAN

Super flumina Babylonis, etc.
Psaume CXXXVI

Captifs chez un peuple inhumain,
Nous arrosions de pleurs les rives étrangères,
Et le souvenir du Jourdain,
À l’aspect de l’Euphrate, augmentait nos misères.

Aux arbres qui couvraient les eaux
Nos lyres tristement demeuraient suspendues,
Tandis que nos maîtres nouveaux
Fatiguaient de leurs cris nos tribus éperdues.

Chantes, nous disaient ces tyrans,
Les hymnes préparés pour vos fêtes publiques,
Chantez, et que vos conquérants
Admirent de Sion les sublimes cantiques.

Ah ! Dans ces climats odieux,
Arbitre des humains, peut-on chanter ta gloire !
Peut-on, dans ces funestes lieux
Des beaux jours de Sion célébrer la mémoire !

De nos aïeux sacré berceau,
Sainte Jérusalem, si jamais je t’oublie,
Si tu n’es jusqu’au tombeau
L’objet de mes désirs, et l’espoir de ma vie :

Rebelle aux efforts de mes doigts,
Que ma lyre se taise entre mes mains glacées !
Et que l’organe de ma voix
Ne prête plus de son à mes tristes pensées !

Rappelle toi ce jour affreux,
Seigneur, où d’Esaü la race criminelle
Contre ses frères malheureux
Animait du vainqueur la vengeance cruelle,

Egorgez ces peuples épars,
Consommez, criaient ils, les vengeances divines ;
Brûlez, abattez ces remparts,
Et de leurs fondements dispersez les ruines.

Malheur à tes peuples pervers,
Reine des nations, fille de Babylone ;
La foudre gronde dans les airs,
Le Seigneur n’est pas loin ; tremble, descends du trône.

Puissent tes palais embrasés
Eclairer de tes rois les tristes funérailles !
Et que sur la pierre, écrasés,
Tes enfants de leur sang arrosent les murailles !

(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)

Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.

*****


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)



L’AMITIÉ SACRÉE D’ÉMILE POUVILLON

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

ÉMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

Correspondance d’Emile Pouvillon

L’AMITIÉ SACRÉE D’ÉMILE POUVILLON

Par N. D.
Revue des Deux Mondes
Tome 58
1910

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Autrefois Loti avait l’aimable habitude de nous amener tous ses amis et c’est ainsi que nous avons connu Emile Pouvillon. Il vint pour la première fois chez mes parents à Marennes en juin 18…. Il pouvait avoir trente ans à ce moment-là, paraissait très jeune malgré des cheveux tout blancs, avec, dans son attitude, un mélange de timidité et de grande dignité ; ce qui charmait surtout, c’était le son de sa voix, sa manière de parler, sérieuse, grave, puis tout, à coup, des éclats de rire presque enfantins. Écoutant avec intérêt tout ce qu’on lui disait, semblant par sa bienveillance y donner un prix infini ; quand il parlait lui-même, c’était de l’air de s’excuser de ce qu’il pouvait bien vous apprendre. Mais les anecdotes de pays, les descriptions de paysage, donnaient à sa causerie un tour différent : celui de l’enthousiasme admiratif, qui fut toujours la marque caractéristique de son esprit. Il évoquait beaucoup les coutumes, les usages de son Midi, par comparaison avec ceux de notre Saintonge, toute nouvelle pour lui, et l’on sentait quelle valeur avaient dans son existence les choses qui en étaient le « cadre, » comme il disait : la plaine montalbanaise, la forêt de Grésigne, les pierrailles des Causses, les coulées de l’Aveyron entre les saules, avaient à ses yeux autant de prix que des personnes aimées.

Les plus ordinaires phénomènes de la végétation lui étaient des sources de ravissement, il en parlait avec émotion : de la poussée hâtive des printemps méridionaux, des brûlants étés qui dorent les fruits mûrs et des douceurs automnales voilées de légers brouillards. Il connaissait aussi les plus petits détails et les plus humbles plantes, possédant par excellence le sens de la nature. Et avec bienveillance toujours, il s’intéressa à l’enfant timide, à la petite fille gauche que j’étais alors, causant avec moi de tous les riens de la vie champêtre qui étaient le fond de mon âme. Et je me sentais grandir à être ainsi comprise, à pouvoir admirer avec lui les mêmes choses, à les trouver belles de la même manière. Déjà ensemble nous admirions,… Et cette admiration commune de la nature fut, pendant les vingt-sept années que dura l’échange affectueux de nos pensées, comme l’accompagnement continuel de nos causeries et le refuge aux heures tristes. Pour lui ce sentiment magnifiait, transformait tout en une minute ; les spectacles les plus simples de la vie rurale, suivant le moment et l’heure, prenaient une forme, une importance inouïes : son imagination se passionnait, dramatisait, s’attendrissait. Je l’entends encore me dire : « Ah ! ma chère amie, que c’est beau ! De quoi sont privés ceux qui ne savent pas admirer ! » Et nous avons tant admiré ensemble, en effet, son pays et le mien, la montagne et la mer, les beaux couchants et les lumineux clairs de lune, les couleurs, les verdures, les horizons, puis aussi toutes les belles œuvres humaines !

L’amitié pour lui était sacrée, il la pratiquait d’une manière grande et noble, sans une dissonance ni une faute, mais toujours avec quelque cérémonie qui la rendait élégante.

Il me mêla ensuite aux affections de sa famille et les siens m’ont accueillie avec une amabilité touchante qui devint de l’affection. Je peux dire même que, depuis sa mort, ces relations se sont encore resserrées dans son cher souvenir. Quand sa mère mourut, comme j’étais accourue pour la pleurer avec lui, il désira aux obsèques me mettre au même rang que ses belles-filles. A lui également tous les miens ont été chers, mes parents, mon mari, mes filles ; plus tard, il fut le second parrain de mon fils.

Nous partagions beaucoup nos peines et nos joies ; en général la lecture des lettres en donne mal l’idée ; d’abord elles sont incomplètes : nous ne nous écrivions que quand nous ne pouvions pas nous voir et cependant nous avons souvent passé ensemble de longs mois que ses lettres ne paraissent pas attester. Mais les difficultés à nous rejoindre venaient le plus souvent d’un découragement subit de sa part, d’une inquiétude de sa santé. Emile Pouvillon, qui aimait tant la force de la vie, redoutait la faiblesse et la maladie. Peut-être sentait-il en soi-même les atteintes certaines du mal inexorable, mais cela se voyait tellement peu aux apparences, il était si jeune de tournure, de mouvement, de regard, que nous le grondions sans le plaindre ; nous le traitions de malade imaginaire, d’exagéré ; il l’était quelquefois, en effet, le cher ami, car, aux descriptions qu’il faisait de son état, on l’aurait cru devenu subitement infirme ou boiteux ; mais, ces crises passées, il faisait, suivant sa jolie expression, « la toilette de son âme, » et il refleurissait dans une nouvelle vigueur de jeunesse pour entreprendre de grandes marches dans la campagne, imaginer, s’enthousiasmer, s’attendrir sur la beauté des paysages et les admirer.

Il était d’une sensibilité extrême, ressentait d’une manière quelquefois cruelle la variation des saisons ; le froid, le chaud et la pluie étaient pour lui à certains jours de véritables souffrances. Parfois son inquiétude morale l’amenait à douter de lui-même, à craindre de ne plus sentir, de n’avoir plus de goût, de ne plus pouvoir écrire et créer. Et il s’en désespérait. Là est bien le tourment de tous les vrais artistes, le mal inhérent à tout talent réel. Or Émile Pouvillon était incapable de mensonges littéraires et son œuvre, comme sa vie intime, comme son cœur et son âme délicate, était sincères. Souvent aussi il était obsédé par la fin des choses visibles, l’impossibilité à se représenter les invisibles, et par le vilain passage noir précédé du cortège effrayant des maladies et des infirmités. Très jeune déjà, cette teinte triste fut sur sa vie, rembrunie encore par la crainte de l’amoindrissement, de la vieillesse et du non-être ; mais, comme il disait, « l’espoir passait… »

Cependant l’espérance d’une vie autre semblait se préciser davantage en lui, à mesure que s’accentuaient dans son cœur la tendresse et la bienveillance, mêlées à une douce philosophie. La dernière journée que nous avons passée ensemble fut tout empreinte de cette tendresse. Cette fois, c’était le cadre ordinaire de notre salon parisien ; Emile Pouvillon était venu déjeuner avec nous et nous étions demeurés tous deux pour causer longuement. Les jeunes étaient partis à leurs affaires ; quelques personnes étaient venues dans l’après-midi et gaiement, spirituellement, il s’amusa de mes visiteurs, sans malveillance, sans malice, — il n’en était pas capable, — mais avec tant de finesse et de drôlerie. Et la nuit, hâtive encore à cette époque du printemps, tomba sur Paris : on alluma les lampes ; les gens partis, nous nous étions remis à causer dans le salon clos où les fleurs sentaient bon. Avec quelques cérémonies toujours (car cela n’avait pas été convenu), il accepta de rester dîner.

Hélas ! cette journée qui me laisse un si délicieux souvenir de tendre amitié fut la dernière.

Nous partions pour les vacances de Pâques deux jours après ; Emile Pouvillon, lui, restait à Paris pour ses affaires. Nous devions l’y retrouver, au moins il me le promettait, et nous nous sommes dit : au revoir, très confiants, avec de beaux projets en tête : nous devions retourner en pèlerinage dans les îles heureuses.

Quand nous sommes rentrés, il était reparti, pris d’une de ces crises d’angoisse nerveuse et violente auxquelles il était sujet : « J’ai eu peur d’être malade loin des miens et sans vous, ma chère amie (m’écrivait-il), ne m’en veuillez pas ; à cet été quand même, j’espère. » Peu de temps après, la grave maladie d’un de mes proches me rappelait en Saintonge et, redoutant une issue terrible, connaissant l’impressionnabilité de notre cher ami, je voulus lui épargner de partager mes inquiétudes et ne lui parlai pas de venir. Cérémonieux jusqu’à la fin, il n’osa pas me le demander, et les siens m’ont souvent répété, depuis, la déception qu’il avait éprouvée de ce revoir manqué. En septembre, avançant son voyage coutumier en Savoie, il partit pour Chambéry d’où il ne devait plus revenir, où d’autres de ses amis devaient recueillir pieusement son dernier soupir.

Emile Pouvillon mourut donc en face de la montagne au lieu de mourir au bord de la mer, comme cela eût été, s’il était venu chez moi, mais sa mort, conforme à sa vie, fut quand même devant la belle nature. Il l’admirait dans un dernier geste pour montrer l’horizon splendide ; la parole admiratrice s’arrêta sur ses lèvres sans qu’il pût la formuler ; puis, — nous est-il dit, — « sa chère tête blanche s’affaissa sur l’herbe. »

En harmonie complète avec son existence où la douceur et la beauté des choses champêtres ainsi que son affection pour les siens restèrent ses joies les plus fortes, Emile Pouvillon ne connut ni la haine ni l’envie ; il sut se garder de l’orgueil et ne rechercha point les gloires faciles. Il partit dans le rayonnement d’un beau soir, les yeux emplis des radieuses lueurs du soleil couchant et sans avoir éprouvé les terreurs tant redoutées et les affres de la mort.

On rapporta son corps au doux clair de lune, sur une charrette traînée par des bœufs. Lui-même n’eût rien imaginé de plus conforme à ses goûts que la simplicité de ces premières funérailles à travers des sentiers de montagne.

J’ai parlé de lui comme d’un ami cher et précieux, sans même une fois faire allusion à son œuvre ; mais il faudrait de longues pages pour en énumérer les mérites. Qu’on me pardonne donc si j’ai insisté sur le bonheur de l’avoir si bien connu et tant aimé. J’ai voulu ainsi expliquer ses Lettres, en essayant de faire revivre par elles un peu du charme de sa personne, de son âme délicate et droite, éprise de beauté, de justice et de lumière.

N. D.

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L’ŒUVRE DE ÉMILE POUVILLON

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

EMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

L’ŒUVRE DE ÉMILE POUVILLON

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LES ANÉMONES SONT MORTES

Paru dans 
LISEZ-MOI
N°89- 10 mai 1909

Oh ! le premier frisson du jour ! le sourire étonné, lointain, de l’aube qui va naître ! Oh ! le regard mince, à demi engrainé, de la vie qui s’éveille !

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Anémones-1024x515.jpg.
John William Waterhouse, Le Réveil d’Adonis, The Awakening of Adonis, 1900

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FRAGILITÉ

Paru dans
LISEZ-MOI

N°67
10 JUIN 1908

C’est à Cauterets, pendant la saison, la saison parfumée, la saison brève, quand les amoureux se hâtent d’aimer, quand les fleurs se hâtent de fleurir.

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DÉSIR DE SOLEIL

Paru dans 
LISEZ-MOI
N°39- 10 avril 1907

Frileuse, à l’orée du bois, sous la cépée mouillée de brume, la violette s’éveille au premier souffle du matin, frileuse, frissonnante.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Désir-de-Soleil.jpg.

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TOMBÉE DE NUIT

Paru dans 
LISEZ-MOI
N°46 – 25 juillet 1907

La nuit tombe. L’autan, qui souffle depuis le matin, a charrié des nuages ; ils couvrent, maintenant, tout le ciel. Le vent s’est calmé. La soirée se fait lourde avec des odeurs errantes, des odeurs chaudes d’herbe mûre et de chèvre-feuille en fleurs…

La Faneuse de Julien Dupré, vers 1880
&
Buste de Pouvillon par Bourdelle
Musée Ingres-Bourdelle de Montauban

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GIBOULÉES

Paru dans 
LISEZ-MOI
N°15- 10 avril 1906

Pluie et soleil. Des nuages courent, légers, d’une blancheur de ouate ; ils s’épaississent peu à peu, se gonflent, alentis, lourds de chaleur. Puis, ils crèvent.

Isaac Levitan , Исаак Ильич Левитан , Nénuphars, 1895

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HANNETON, VOLE…

Paru dans 
LISEZ-MOI
N°90 – 25 Mai 1909

Aimables, comme tous les étourdis, prompts à s’instruire, faciles à dissimuler dans les pupitres, les hannetons, jadis, m’ont donné bien des joies. Deux d’abord, que j’attelais ensemble à une voiture en papier ; un autre après, mort trop jeune, qui exécutait de magnifiques dessins à l’encre, du bout de la patte, mais très bien !

Edmund Reitter, Cycle de vie d’un hanneton, Melolonthinae, table75, 1908

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LES CORRESPONDANCES D’ÉMILE POUVILLON

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L’AMITIÉ SACRÉE D’ÉMILE POUVILLON

Par N. D.
Revue des Deux Mondes
Tome 58
1910

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Autrefois Loti avait l’aimable habitude de nous amener tous ses amis et c’est ainsi que nous avons connu Emile Pouvillon. Il vint pour la première fois chez mes parents à Marennes en juin 18….

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L’ECRITURE et LA CREATION
dans la correspondance
d’EMILE POUVILLON 

Correspondances avec N.D. parues dans
La Revue des Deux Mondes 
Tome 58
1910

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LE TARN-ET-GARONNE
dans la correspondance
d’EMILE POUVILLON 

Correspondances avec N.D. parues dans
La Revue des Deux Mondes 
Tome 58
1910

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LA CHARENTE-MARITIME
dans la correspondance
d’EMILE POUVILLON 

Correspondances avec N.D. parues dans
La Revue des Deux Mondes 
Tome 58
1910

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PIERRE LOTI 
dans la correspondance
d’EMILE POUVILLON

Correspondances avec N.D. parues dans
La Revue des Deux Mondes 
Tome 58
1910

 

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TOMBÉE DE NUIT – ÉMILE POUVILLON

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est image.png.

LITTÉRATURE FRANÇAISE

EMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

TOMBÉE DE NUIT

Paru dans le le magazine
LISEZ-MOI
N°46 – 25 juillet 1907

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La Faneuse de Julien Dupré, vers 1880
&
Buste de Pouvillon par Bourdelle
Musée Ingres-Bourdelle de Montauban

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La nuit tombe. L’autan, qui souffle depuis le matin, a charrié des nuages ; ils couvrent, maintenant, tout le ciel. Le vent s’est calmé. La soirée se fait lourde avec des odeurs errantes, des odeurs chaudes d’herbe mûre et de chèvre-feuille en fleurs…
Nous montons au flanc d’une combe silencieuse où chante un rossignol solitaire…
D’en haut, une vaste étendue de pays se découvre ; terre er ciel, tout est cendré, amolli dans une brume diffuse…
La pluie menace ; des groupes d’agitent au penchant des combes. L’ombre les enveloppe. De près, on distingue une charrette ; des gens se pressent autour avec des gestes rapides, haletants. Ils chargent du foin coupé. La charrette roule sans bruit sur l’herbe fraîche ; les bœufs se hâtent vers la maison, vers le lumignon tremblant qui les regarde venir, piqué haut dans l’obscur de la colline.
La charrette est loin, et la maison. Maintenant, c’est devant nous, au bord de la route, l’entrée d’une allée de chênes qui descend raide en ligne droite. Si épaisse est l’obscurité qu’il semble, en pénétrant là-dessous, qu’on entre dans du velours ! C’est quelque chose de moelleux et de compact qui s’écarte de vous, à mesure qu’on avance. Une lueur pâlit tout au bout, très loin, comme le reflet qui tremble au fond d’un puits ; et, sur les côtés, les bordures d’arbres ont des trous plus clairs, des trous comme des yeux qui regardent.

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