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ODE à la mort de Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741)- Lefranc de Pompignan

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)


ODE À
LA MORT DE
Jean-Baptiste ROUSSEAU
(poète et dramaturge français)

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau
par Nicolas de Largillière

 
Quand le premier chantre du monde
Expira sur les bords glacés,
Où l’Ebre effrayé dans son onde
Reçut ses membres dispersés,
Le Thrace errant sur les montagnes,
Remplit les bois et les campagnes
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l’air en retentirent,
Et dans les antres qui gémirent,
Le lion répandit des pleurs.

La France a perdu son Orphée ;
Muses, dans ces moments de deuil,
Elevez le pompeux trophée
Que vous demande son cercueil :
Laissez par de nouveaux prodiges,
D’éclatants et dignes vestiges
D’un jour marqué par vos regrets.
Ainsi le tombeau de Virgile
Est couvert du laurier fertile
Qui par vos soins ne meurt jamais.

D’une brillante et triste vie
Rousseau quitte aujourd’hui les fers,
Et loin du ciel de sa patrie,
La mort termine ses revers.
D’où ses maux ont-ils pris leur source ?
Quelles épines dans sa course
Etouffaient les fleurs sous ses pas ?
Quels ennuis ! Quelle vie errante,
Et quelle foule renaissante
D’adversaires et de combats !

Vous, dont l’inimitié durable
L’accusa de ces chants affreux,
Qui méritaient, s’il fût coupable,
Un châtiment plus rigoureux ;
Dans le sanctuaire suprême,
Grâce à vos soins, par Thémis même
Son honneur est encore terni.
J’abandonne son innocence ;
Que veut de plus votre vengeance ?
Il fut malheureux et puni.

Jusques à quand, mortels farouches,
Vivrons-nous de haine et d’aigreur ?
Prêterons-nous toujours nos bouches
Au langage de la fureur ?
Implacable dans ma colère,
Je m’applaudis de la misère
De mon ennemi terrassé ;
Il se relève, je succombe,
Et moi-même à ses pieds je tombe
Frappé du trait que j’ai lancé.

Songeons que l’imposture habite
Parmi le peuple et chez les grands ;
Qu’il n’est dignité ni mérite
A l’abri de ses traits errants ;
Que la calomnie écoutée,
A la vertu persécutée
Porte souvent un coup mortel,
Et poursuit sans que rien l’étonne,
Le monarque sous la couronne,
Et le pontife sur l’autel.

Du sein des ombres éternelles
S’élevant au trône des dieux,
L’envie offusque de ses aîles
Tout éclat qui frappe ses yeux.
Quel ministre, quel capitaine,
Quel monarque vaincra sa haine,
Et les injustices du sort !
Le temps à peine les consomme ;
Et jamais le prix du grand homme
N’est bien connu qu’après sa mort.

Oui, la mort seule nous délivre
Des ennemis de nos vertus,
Et notre gloire ne peut vivre
Que lorsque nous ne vivons plus.
Le chantre d’Ulysse et d’Achille
Sans protecteur et sans asile,
Fut ignoré jusqu’au tombeau :
Il expire, le charme cesse,
Et tous les peuples de la Grèce
Entr’eux disputent son berceau.

Le Nil a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts,
Insulter par leurs cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Crimes impuissants ! Fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.

Souveraine des chants lyriques,
Toi que Rousseau dans nos climats
Appela des jeux olympiques,
Qui semblaient seuls fixer tes pas ;
Par qui ta trompette éclatante
Secondant ta voix triomphante,
Formera-t-elle des concerts ?
Des héros, Muse magnanime,
Par quel organe assez sublime
Vas-tu parler à l’univers ?

Favoris, élèves dociles
De ce ministre d’Apollon,
Vous à qui ses conseils utiles
Ont ouvert le sacré vallon ;
Accourez, troupe désolée,
Déposez sur son mausolée
Votre lyre qu’il inspirait ;
La mort a frappé votre maître,
Et d’un souffle a fait disparaître
Le flambeau qui vous éclairait.

Et vous dont sa fière harmonie
Egala les superbes sons,
Qui reviviez dans ce génie
Formé par vos seules leçons ;
Mânes d’Alcé et de Pindare,
Que votre suffrage répare
La rigueur de son sort fatal.
Dans la nuit du séjour funèbre,
Consolez son ombre célèbre,
Et couronnez votre rival.

*****

JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN
Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)

PLUS LOIN QU’ÉNÉE et ULYSSE- OS LUSIADAS V-86 – LES LUSIADES – Luís de Camões -Julgas agora, Rei, se houve no mundo

*

Ferdinand de Portugal traduction Jacky Lavauzelle

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OS LUSIADAS CAMOES CANTO V
Os Lusiadas Les Lusiades
OS LUSIADAS V-86 LES LUSIADES V-86
*

LITTERATURE PORTUGAISE

Ferdinand de Portugal Os Lusiadas Traduction Jacky Lavauzelle Les Lusiades de Luis de Camoes

literatura português
Luis de Camões
[1525-1580]
Tradução – Traduction
Jacky Lavauzelle
texto bilingue

Traduction Jacky Lavauzelle

*

***************


« Julgas agora, Rei, se houve no mundo
« Juges-tu maintenant, ô Roi, qu’il y ait dans le monde
Gentes que tais caminhos cometessem?
Des hommes qui se sont engagés sur de tels chemins ?…


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ULYSSE EST REVENU – Poésie d’Ossip MANDELSTAM – 1917- Поэзия Осипа Мандельштама – Золотистого мёда струя из бутылки текла

*

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__________________________________
LITTÉRATURE RUSSE
POÉSIE RUSSE
Русская литература
Русская поэзия
___________________________________
___________________________________

Poésie de Ossip Mandelstam
Поэзии Осип Мандельштам
___________________________________

Ossip Emilievitch Mandelstam
О́сип Эми́льевич Мандельшта́м
2/3 janvier 1891 Varsovie – 27 décembre 1938 Vladivostok
2/3 января 1891 Варшава — 27 декабря 1938

__________________________________
TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE
__________________________________

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ULYSSE EST REVENU
1917
Золотистого мёда струя из бутылки текла

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посвящается Вере и Сергею Судейкиным
A Vera et à Sergueï Soudeïkine

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Золотистого мёда струя из бутылки текла
Un ruisseau de miel doré coulait d’une bouteille
Так тягуче и долго, что молвить хозяйка успела:
Si visqueux et si lourd que l’hôtesse réussi à dire :…

1917

SUR ACHILLE (1) Friedrich Hölderlin – ÜBER ACHILL (1799)

ESSAIS D’HÖLDERLIN

****

LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Poème de Hölderlin

Friedrich Hölderlin
1770-1843

 

Traduction Jacky Lavauzelle

——–

 
Friedrich_hoelderlin


Friedrich Hölderlin

ÜBER ACHILL
SUR ACHILLE
(I)
1799

**

Mich freut es, daß du von Achill sprichst.
Je suis heureux que tu aies parlé d’Achille.
Er ist mein Liebling unter den Helden, so stark und zart, die gelungenste, und vergänglichste Blüthe der Heroenwelt, “so für kurze Zeit geboren” nach Homer, eben weil er so schön ist.
C’est mon préféré parmi les héros, si fort et si tendre, la floraison parfaite, la floraison la plus éphémère du monde des héros « né ainsi pour si peu temps » d’après Homère, précisément parce qu’il est beau.
Ich möchte auch fast denken, der alte Poët lass’ ihn nur darum so wenig in Handlung erscheinen, und lasse die andern lärmen, indeß sein Held im Zelte sitzt, um ihn so wenig, wie möglich unter dem Getümmel vor Troja zu profaniren.
Je pense que si le poète antique ne le laisse apparaître que fort peu dans les périodes d’action, pendant que les autres eux font du bruit, c’est pour ne pas qu’il se trouve ainsi profané dans la mêlée de Troie.
Von Ulyß konnte er Sachen genug beschreiben.
D’Ulysse, il pouvait suffisamment écrire de choses.
Dieser ist ein Sak voll Scheidemünze, wo man lange zu zählen hat, mit dem Gold ist man viel bälder fertig.
C’est comme une poche qui serait pleine de menues monnaies si longues à compter, alors qu’avec de l’or, c’est tellement plus rapide.


**

HÖLDERLIN
SUR ACHILLE

JAMES SHIRLEY The glories of our blood and state (1659)- Les Gloires de notre sang et de notre état

LITTERATURE ANGLAISE

*******

 

JAMES SHIRLEY
Londres, septembre 1596 – Londres, octobre 1666

Traduction – Translation

TRADUCTION JACKY LAVAUZELLE

French and English text
texte bilingue français-anglais


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LES POEMES
DE JAMES SHIRLEY

James Shirley’s poems

 

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The Contention of Ajax and Ulysses
La discorde d’Ajax et d’Ulysse
1659

***

The glories of our blood and state
Les gloires de notre sang et de notre état
Are shadows, not substantial things;
Sont des ombres, des choses non substantielles;
There is no armour against Fate;
Il n’y a pas d’armure contre le Destin ;
Death lays his icy hand on kings:
La mort pose sa glaciale main sur les rois :
Sceptre and Crown
Sceptre et Couronne
Must tumble down,
Tomberont,
And in the dust be equal made
Et dans la poussière, l’égalité sera faite
With the poor crooked scythe and spade.
Avec la pauvre faux et la bêche.

 


 Some men with swords may reap the field,
Certains hommes avec leurs épées récoltent des champs,
And plant fresh laurels where they kill:
Et plantent des lauriers frais là où ils massacrèrent :
But their strong nerves at last must yield;
Mais leurs nerfs si forts enfin céderont;
They tame but one another still :
Ils s’apprivoisent encore les uns les autres :
Early or late
Tôt ou tard
 They stoop to fate,
Ils déclinent vers leur destin,
And must give up their murmuring breath
Et ils abandonnent leur souffle dans un murmure
When they, pale captives, creep to death.
Alors, pâles captifs, ils glissent jusqu’à la mort.
 




The garlands wither on your brow;
Les guirlandes se fanent sur votre front ;
Then boast no more your mighty deeds!
Alors ne parlez plus de vos actions puissantes !
Upon Death’s purple altar now
Sur l’autel pourpre de la mort maintenant
    See where the victor-victim bleeds.
Voyez où le vainqueur-victime saigne.
Your heads must come
Vos têtes partiront
 To the cold tomb:
Au glacial tombeau :
  Only the actions of the just
Seules les actions du juste
 Smell sweet and blossom in their dust.
Parfumeront et fleuriront dans leur poussière.

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LE DERNIER DRAMATURGE DE LA GRANDE EPOQUE

par Émile Montégut

Un autre de ses-protégés fut James Shirley, le dernier dramaturge de la grande époque et l’auteur à la mode des divertissements de la cour sous Charles Ier. Shirley avait dédié à Newcastle un de ses meilleurs drames, le Traître, dont le sujet, par parenthèse, est le même que celui du Lorenzaccio, d’Alfred de Musset, et la petite préface par laquelle il lui adressa son drame indique, à ne pas s’y tromper, que la générosité du grand seigneur avait de beaucoup précédé la dédicace. Anthony Wood, cité par M. Edmond Gosse, dans une substantielle préface dont il a l’ait précéder un choix récemment publié des œuvres de Shirley, nous apprend que cette générosité avait été assez loin pour que Shirley, qui était d’ailleurs ardent royaliste, crût devoir s’enrôler dans l’armée de son patron. Il fit donc sous Newcastle les premières campagnes de la guerre civile, et le suivit après Marston-Moor sur le continent, d’où il revint furtivement en Angleterre quelques années après, lorsqu’il fut évident que la cause du roi était définitivement perdue.
Shirley n’était pas le seul poète dramatique que Newcastle eût enrôlé dans son armée. Dans la liste donnée par la duchesse des officiers composant l’état-major de son mari, je relève le nom de son lieutenant général d’artillerie, sir William Davenant, le poète lauréat de l’époque.

Émile Montégut
Curiosités historiques et littéraires
La Duchesse et le Duc de Newcastle
Revue des Deux Mondes
Troisième période, tome 100
1890

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JAMES SHIRLEY

LUIS DE CAMOES OS LUSIADAS III-57 LES LUSIADES

*Luís de Camões Os Lusiadas Les Lusiades
OS LUSIADAS III-57 LES LUSIADES III-57
LITTERATURE PORTUGAISE

Luis de Camoes Oeuvres obras Artgitato

literatura português

Luis de Camões
[1525-1580]

Tradução – Traduction
texto bilingue

Luis de Camoes Les Lusiades

 

Obra Poética

(1556)

LES LUSIADES III-57

OS LUSIADAS III-57

A Epopeia Portuguesa

 

CHANT III
Canto Terceiro

Traduction Jacky Lavauzelle

verso 57
Strophe 57

III-57

Image illustrative de l'article Vasco de Gama

Vasco de Gama

Vasco da Gama signature almirante.svg

 

******

Luís de Camões Os Lusiadas
OS LUSIADAS III-57
LES LUSIADES III-57

 *****

 

« E tu, nobre Lisboa, que no Mundo
« Et toi, noble Lisbonne, dans le Monde
Facilmente das outras és princesa,
Des autres cités, une princesse,…

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Vasco de Gama par Gregorio Lopes

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Luís Vaz de Camões Os Lusiadas Les Lusiades
OS LUSIADAS III-57 CAMOES LUSIADES III-57
Traduction Jacky Lavauzelle
ARTGITATO
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White_Fawn_Drawing Faon Diane

LUIS DE CAMOES OS LUSIADAS LES LUSIADES

OS LUSIADAS II-45 LES LUSIADES

OS LUSIADAS II-45 LES LUSIADES II-45
LITTERATURE PORTUGAISE

Luis de Camoes Oeuvres obras Artgitato

literatura português

Luis de Camões
[1525-1580]

Tradução – Traduction
texto bilingue

Luis de Camoes Les Lusiades

 

Obra Poética

(1556)

LES LUSIADES II-45

OS LUSIADAS II-45

A Epopeia Portuguesa

 

CHANT II
Canto Segundo

Traduction Jacky Lavauzelle

verso  45
Strophe 45

II-45

Image illustrative de l'article Vasco de Gama

Vasco de Gama

Vasco da Gama signature almirante.svg

LES LUSIADES II-45
OS LUSIADAS II-45

os-lusiadas-ii-45-les-lusiades-luis-de-camoes-artgitato-arnold-bocklin-ulysse-et-calypso-1883-kunstmuseum-baleArnold Böcklin
Ulysse et Calypso
 1883
 Kunstmuseum – Bâle

« Que se o facundo Ulisses escapou
« Que, si l’éloquent Ulysse échappa
  De ser na Ogígia ilha eterno escravo,
Dans l’île de Calypso [Ogygie] à l’éternel esclavage,
E se Antenor os seios penetrou…

******

 

Vasco de Gama par Gregorio Lopes

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LES LUSIADES II-45
OS LUSIADAS II-45

Traduction Jacky Lavauzelle
ARTGITATO
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White_Fawn_Drawing Faon Diane

LA VIE DE LUIS DE CAMOES
par Charles Magnin

( Extrait )
Par En cherchant à montrer la différence qui sépare la vie aventureuse et active des écrivains portugais, notamment celle de Camoens, de la vie casanière et posée de la plupart de nos gens de lettres, je ne prétends pas élever par-là les œuvres des uns, ni déprimer les productions des autres. Je n’en crois pas les élégies de Camoens plus touchantes parce qu’elles sont datées d’Afrique, de la Chine et de l’Inde ; je n’en estime pas Polyeucte et Cinna moins admirables, parce que le grand Corneille n’a guère fait de plus longues pérégrinations que le voyage de Paris à Rouen. Je ne conseille à personne de louer un cabinet d’étude à Macao ; mais je crois que, généralement, si les ouvrages écrits au milieu des traverses et au feu des périls ne sont pas plus beaux, les vies de leurs auteurs sont plus belles. Indépendamment de la variété des aventures, on y trouve plus d’enseignements. J’admire et j’honore infiniment La Fontaine et Molière, mais j’honore et j’admire encore plus, comme hommes, Cervantès et Camoens. A mérite de rédaction égal, une histoire littéraire du Portugal serait un meilleur et plus beau livre qu’une histoire littéraire de notre dix-septième ou dix-huitième siècle. C’est une chose bonne et sainte que la lecture de ces vies d’épreuves, que ces passions douloureuses des hommes de génie, Je ne sache rien de plus capable de retremper le cœur. C’est pour cela que dans ce temps de souffrances oisives, de désappointements frivoles, de molles contrariétés et de petites douleurs, j’ai cru bon d’écrire l’étude suivante sur la vie de Luiz de Camoens.
….

Polyphème Apel·les Fenosa Le CYCLOPE de BARBEROUSSE – Dole- Jura

Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 5

Polyphème Apel·les Fenosa
Le Cyclope de Barberousse Jura Dole
——

 

 

Photo Jacky Lavauzelle

*

 


Polyphème Apel·les Fenosa
LE CYCLOPE
PLACE BARBEROUSSE
DOLE
Jura

 

Apel·les Fenosa i Florensa
1899-1988
Sculpteur Espagnol
Catalan sculptor

 

1949 Polyphème
Installé à Dole en 1972

Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 11 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 10 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 9 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 8 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 7 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 6 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 1 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 2 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 3 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 4

Le Cyclope

Le Cyclope, dont on ignore également la date, mais qui vaut infiniment mieux dans son genre que le Rhésus dans le sien, mérite de nous arrêter un instant, puisqu’il est le seul de tous les drames satyriques qui nous ait été conservé.
C’est l’aventure d’Ulysse dans la caverne de Polyphème. Mais Euripide a égayé la légende fournie par le neuvième chant de l’Odyssée, en y introduisant l’élément indispensable à tout drame satyrique, à savoir les satyres. Les satyres, avec Silène leur père, sont tombés entre les mains de Polyphème, tandis qu’ils couraient sur les mers à la recherche de Bacchus, qu’avaient enlevé des pirates. Polyphème en a fait ses esclaves. Ils sont occupés à paître ses troupeaux, à bien tenir en ordre son habitation ; et l’on voit, au début de la pièce, le vieux Silène armé d’un râteau de fer, et s’apprêtant à nettoyer l’antre ou plutôt l’étable du cyclope. Ulysse, aidé de ses compagnons, les délivre de leur captivité, par les mêmes moyens dont il se sert dans l’Odyssée.
Polyphème est bien tel que l’a peint Homère ; mais à ses traits connus Euripide a ajouté une sorte de jovialité grossière, qui ne lui messied point. Avant même de s’être enivré, et avant d’avoir aperçu Ulysse, il ne dédaigne pas de plaisanter avec les satyres : « Mon dîner est-il prêt ? — Oui. Pourvu seulement que ton gosier le soit aussi. — Les cratères sont-ils pleins de lait ? — Oui ; en boire, si tu veux, tout un tonneau. — De lait de brebis ou de vache, ou de lait mélangé ? — A ton choix ; seulement ne m’avale pas moi-même. — Je n’ai garde ; vous me feriez périr, une fois dans mon ventre, par vos sauts et vos gambades. » Un peu plus tard, dans ses réponses au fils de Laërte, qui demande la vie pour lui et les siens, il expose avec une verve bouffonne les principes de sa philosophie d’anthropophage, et il va jusqu’à l’impiété et à l’ordure, quand il se compare à Jupiter et qu’il exprime à sa manière l’estime qu’il fait du bruit de la foudre. Mais, après qu’il a bu, il se déride tout à fait ; et le terrible personnage dépasse de beaucoup les bornes de cette plaisanterie décente que permettait, suivant Horace, la gaieté du drame satyrique.
Silène, voleur, ivrogne et menteur, au demeurant aimable compagnon, et qui se signale, pendant le festin du cyclope, par plus d’une espièglerie, n’est pas dessiné non plus conformément au type quelque peu sévère que préfère Horace, et qu’avaient sans doute réalisé Sophocle ou Eschyle.
Les satyres n’ont pas les défauts de leur père ; ils en ont un autre, qui n’est pas fort noble non plus, mais qui les rend plus divertissants encore que Silène : ils sont poltrons à merveille. Il faut les voir et les entendre au moment décisif, après qu’ils ont promis à Ulysse de le seconder dans son entreprise, quand le tison est prêt, et qu’Ulysse les appelle à l’œuvre :
« ULYSSE. Silence, au nom des dieux, satyres ! Ne bougez ; fermez bien votre bouche. Je défends qu’on souffle, ou qu’on cligne de l’œil, ou qu’on crache : gardons d’éveiller le monstre, jusqu’à ce que le feu ait eu raison de l’œil du cyclope.
LE CHOEUR. Nous faisons silence, et nous renfonçons notre haleine dans nos gosiers.
ULYSSE. Allons, maintenant, entrez dans la caverne, et mettez la main au tison. Il est bien et dûment enflammé.
LE CHOEUR. Est-ce que tu ne régleras pas quels sont ceux qui doivent saisir les premiers la poutre brûlante et crever l’œil du cyclope ? car nous voulons avoir part à l’aventure.
1er DEMI-CHŒUR. Quant à nous, la porte est trop loin pour que nous poussions d’ici le feu dans cet œil. —
2e DEMI-CHŒUR. Et nous, nous voilà tout à l’instant devenus boiteux. —
1er DEMI-CHŒUR. C’est le même accident que j’éprouve aussi. Debout sur nos pieds, nos nerfs nous tiraillent je ne sais pourquoi. —
2e DEMI-CHŒUR. Vraiment ? —
1er DEMI-CHŒUR. Et nos yeux sont pleins de poussière ou de cendre, venue je ne sais d’où. »
Ulysse gourmande leur lâcheté : ils répondent en invoquant l’intérêt de leur peau ; ils disent connaître un chant d’Orphée, qui suffira d’ailleurs à l’affaire, et qui mettra seul le tison en branle. Ulysse les quitte, et court dans la caverne. Alors ils retrouvent toute la bravoure de leurs paroles, et ils encouragent, par de vives exhortations, ceux qui font pour eux la besogne. Ils s’amusent ensuite du cyclope aveuglé, et ils tirent bon parti de l’équivoque inventée par Ulysse. Le nom de Personne fournit une scène d’un comique fort gai, que complète le tableau des tâtonnements du cyclope et de ses fureurs impuissantes.
Je ne prétends pas mettre cette bluette dramatique au rang des chefs-d’œuvre. Mais la marche de la pièce est vive, les caractères nettement esquissés, la diction pleine d’entrain. C’est une lecture fort agréable, et qui n’exige aucun de ces efforts auxquels nous sommes réduits à nous condamner pour pénétrer le sens des vers d’Aristophane, trop souvent impénétrable à notre ignorance. Ce n’est pas tout à fait de la comédie ; c’est encore moins de la tragédie, malgré les noms des personnages : c’est un je ne sais quoi qui n’est ni sans mérite ni sans charme.
Revenons aux tragédies.

Alexis Pierron
Histoire de la littérature grecque
Librairie Hachette et Cie, 1875 pp. 292-310
Chapitre XX – Euripide

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L’ODYSSEE
LE NEUVIEME CHANT
CHANT IX

RÉCITS D’ULYSSE PREMIER RÉCIT LA CYCLOPÉE

L’ingénieux Ulysse aussitôt répondit :
« Monarque Alcinoüs, entre tous vénérable,
Certe il est beau d’ouïr ce chanteur érudit
Qu’aux habitants du ciel sa voix rend comparable.
Rien, j’ose l’affirmer, n’est doux comme de voir
Un peuple réuni que la gaîté possède,
Des convives royaux écoutant un aède,
Tous assis au banquet qu’on eut soin de pourvoir
De pain, de mets choisis, cependant qu’au cratère
L’échanson puise un vin qui passe aux gobelets.
Oui, de tous les plaisirs c’est le plus salutaire.
Mais ton cœur sur mes maux veut des récits complets,
Afin que je m’afflige et pleure davantage.
Par où donc commencer, par quel détail finir,
Lorsque tant de malheurs m’échurent en partage ?
Sachez d’abord mon nom, pour vous en souvenir,
Et pour que, si j’échappe encore au jour funèbre,
Je vous accueille aussi, malgré l’éloignement.
Je suis le Laërtide Ulysse, si célèbre

Par ses ruses ; ma gloire atteint le firmament.
J’habite la fameuse Ithaque, où se profile
Le Nérite élevé, ceint d’arbres murmureux.
Autour, et se touchant, on distingue mainte île,
Dulichium, Samé, Zacynthe aux bois nombreux.
Ithaque, la plus basse en la mer orageuse,
Gît au Nord, et ses sœurs vers l’Aube et le Soleil ;
Âpre, mais de garçons nourrice courageuse,
Elle garde à mes yeux un charme sans pareil.
Dans sa grotte isolée, adorable déesse,
Calypso m’arrêta, m’offrant sa douce main.
En son palais d’Éa, Circé l’enchanteresse
Me retint à son tour, désirant notre hymen.
Mais nulle ne fléchit mon cœur dans ma poitrine ;
Car rien ne vaut pour l’homme et patrie et parents,
Quand même, loin des siens, sur des bords différents,
Il jouirait en paix d’une maison divine.
Maintenant écoutez les rudes contre-temps
Qu’au sortir d’Ilion Jupiter me prépare.

Le vent me met d’abord chez les Cicons d’Ismare ;
Là j’emporte la ville, occis les habitants.
Nous prenons leurs trésors, leurs épouses timides ;
Le partage se fait, chacun a son butin.
J’exhorte mes soldats à s’éloigner rapides,
Mais sans persuader leur contingent mutin.
Ils boivent follement, et le long du rivage
Égorgent mille agneaux, force bœufs alourdis.
Or des Cicons fuitifs appellent au carnage
D’autres Cicons voisins, plus nombreux, plus hardis,
Gens de l’intérieur habiles à défaire,
En selle ou même à pied, des corps de combattants.

Ils viennent dès l’aurore, épais comme au printemps
Les feuilles et les fleurs ; mais Zeus, déjà contraire,
Pour accroître nos maux contre nous se raidit.
Vers nos vaisseaux légers ils portent la bataille ;
Du javelot d’airain des deux parts on s’assaille.
Tant que le matin dure et que le jour grandit,
Nous contenons le choc en dépit de la masse.
Mais lorsque du soleil décline le flambeau,
Les Cicons triomphants des Grecs domptent l’audace.
Six braves bien guêtrés ont péri par bateau ;
Le reste heureusement échappe aux défilades.

Nous reprenons la mer, charmés de vivre encor,
Mais tristes du trépas de nos bons camarades.
Pourtant aux fins voiliers nous ne rendons l’essor
Qu’après avoir trois fois appelé chaque frère
Dans la plaine tombé sous le fer des Cicons.
Soudain Zeus de Borée excite la colère,
Déchaîne un ouragan, de nuages profonds
Couvre la terre et l’eau ; puis du ciel la nuit tombe.
Nos bâtiments surpris s’égarent, les autans
Déchirent toute voile en lambeaux palpitants ;
Dans la cale on les met, de peur qu’on ne succombe,
Et vers le continent on manœuvre d’entrain.
Là deux jours et deux nuits nous restons sur la plage,
Brisés par la fatigue, accablés de chagrin.
Mais, au troisième éclat de l’Aube au doux visage,
Les mâts étant dressés, nos ailes se rouvrant,
On repart ; le zéphyr, les nochers sont nos guides.
Sauf, je crois pour mon sol quitter ces champs liquides,
Quand, au cap Maléen, la vague, le courant
Et Borée en courroux m’écartent de Cythère.

Neuf jours je vogue en proie à ce rude souffleur;
Le dixième venu, nous abordons la terre
Des Lotophages, qui subsistent d’une fleur.
Vite de débarquer, de puiser de l’eau fraîche ;
Près des nefs mes compains font ensuite un repas.
De boire et de manger lorsque nous sommes las,
Je choisis deux guerriers qu’en avant je dépêche,
Sous l’ordre d’un héraut, afin de découvrir
Quelle espèce de peuple enferment ces parages.
Ils courent se mêler aux hommes Lotophages ;
Ceux-ci loin de songer à les faire mourir,
Leur offrent du lotus l’étrange régalade.
À peine ont-ils goûté de ce fruit merveilleux,
Voilà mes éclaireurs du retour oublieux,
Tout prêts à demeurer parmi cette peuplade
Pour cueillir son trésor et vivre sans guignons.
À bord, malgré leurs cris, ma vigueur les ramène,
Et je les fais lier au mât d’une carène ;
Puis j’ordonne au restant de mes chers compagnons
De remonter de suite à nos promptes galères,
Crainte de s’oublier en mangeant du lotus.
À leurs bancs aussitôt mes suivants sont rendus ;
Ensemble ils tordent l’eau sous leurs rames céléres.

De nouveau nous allons, le cœur très soucieux,
Et nous touchons le sol des Cyclopes superbes.
Libres, se confiant à la grâce des dieux,
Leurs mains ne hersent pas, ne sèment jamais d’herbes.
Tout sans grains ni labeur pour leur table fleurit,
Les orges, le froment, et la vigne qui porte
Des grappes de raisin qu’en pleuvant Zeus mûrit.
Ils n’ont point d’agoras, de lois d’aucune sorte ;

Mais ils vivent épars sur la crête des monts,
Dans le creux des rochers : maître en sa grotte obscure,
Chacun régit les siens et des autres n’a cure.

Une îlette se dresse en face des limons
Du port cyclopéen ; ni proche, ni distante.
Boisée, elle nourrit d’innombrables chevreaux
Sauvages ; car du pied nul ne les épouvante :
Les chasseurs coutumiers de périlleux travaux,
À travers bois et rocs, ignorent ces retraites.
Point de pâtre en leur sein, point d’ouvreur de sillons ;
La terre sans culture est vide de colons
Et ne sert qu’au brouter des bêlantes chevrettes.
Les Cyclopes n’ont pas de navires rougis,
N’ont pas de charpentiers qui sachent leur construire
De solides bateaux, propres à les conduire,
Pour leurs besoins communs, vers les humains logis,
Comme tant de mortels qu’à se voir l’eau provoque ;
Ils manquent d’ouvriers pour enrichir l’îlot.
Sol propice, il rendrait des fruits à toute époque.
Une molle prairie au bord du vaste flot
Se déroule, et la vigne y pousserait durable.
D’un facile labour, l’humus, chaque saison,
Donnerait, étant gras, des épis à foison.
Le port n’exige pas d’amarre secourable ;
Sans le soutien de l’ancre et des câbles jetés,
Les marins peuvent là faire un séjour placide,
Au gré de leur désir, jusqu’aux vents souhaités.
Dans le fond de la rade une source limpide
Jaillit d’un antre frais d’aunes environné.
Un dieu vers cet abri, pendant une nuit sombre,
Dirige mes rameurs : rien ne perçait dans l’ombre ;

Le brouillard étreignait la flotte, et Séléné,
Au lieu de resplendir, se couvrait de nuages.
Personne alors ne voit l’îlette de ses yeux,
Ni les lames roulant à l’assaut des rivages,
Avant que nos vaisseaux atterrissent joyeux.
Tout navire au mouillage, on range la voilure,
Puis on descend au bord de l’humide séjour;
Et nous nous endormons, en attendant le jour.

Dés que reparaît l’Aube à la rose figure,
Nous circulons dans l’île avec ravissement.
Les Nymphes de l’endroit, filles du Porte-égide,
Font lever des chevreaux bons pour notre aliment.
Sur l’heure arcs recourbés, épieux au bois solide,
Viennent de chaque barque et travaillent, brandis
Par trois groupes ; un dieu nous fournit mainte proie.
Douze nefs me suivaient : à chacune on octroie
Neuf de ces animaux ; la mienne en reçoit dix.
On passe tout le jour, jusqu’au soir incolore,
À savourer des mets de vin pur arrosés ;
Car nos vins n’étaient pas tout à fait épuisés.
Il en restait beaucoup dans telle et telle amphore
Soustraite par ma bande aux murs saints des Cicons.
Mais l’on voit s’allumer les feux du bord Cyclope ;
Nous entendons bêler ses chèvres, ses moutons.
Le soleil s’est couché, la nuit nous enveloppe ;
Derechef nous donnons sur le sable épaissi.

Lorsque a reparu l’Aube à la face pourprine,
Je réunis mes gens et les harangue ainsi :
« Demeurez à présent, chère troupe marine ;
Moi, je vais sur ma nef, suivi de mes guerriers,

Reconnaître là-bas ces nouveaux insulaires,
Savoir s’ils sont méchants, injustes et colères,
Ou bien religieux, partant hospitaliers. »
Alors me rembarquant, j’ordonne à mon élite
D’accourir au tillac, de larguer le câbleau ;
Mes hommes à leurs bancs se réinstallent vite,
Et de l’active rame ensemble ils frappent l’eau.

Quand nous avons atteint cette rive assez proche,
Nous voyons près des flots, à ses confins derniers,
Une caverne haute et noire de lauriers.
Chèvres, brebis en foule ont leur parc sous sa roche.
La cour ronde a pour murs d’immenses blocs pierreux,
Entremêlés de pins, d’ormeaux à vaste cime.
Là réside un pasteur, de stature altissime,
Qui paît seul son bétail, des autres dédaigneux,
Et dans l’isolement pratique l’injustice.
C’est un monstre effroyable ; il ne ressemble pas
Au commun des mortels, mais au mont qui hérisse
Son cône chevelu sur des sommets plus bas.

J’invite les garçons de mon cher équipage
À garder le bateau près du bord écumeux,
Et je pars, emmenant douze hommes de courage.
J’emportais dans une outre un vin noir et fameux
Dont m’avait honoré Maron, le fils d’Évanthe,
Pontife d’Apollon, d’Ismare citoyen.
Lui, sa femme et son fils, nous les avions d’entente
Protégés par respect, car il était gardien
Du saint bois de Phœbus. J’en reçus des dons rares :
Sept talents d’or massif, d’un travail souverain ;
Ensuite un bol d’argent ; finalement sa main

Avait puisé pour nous, au sein de douze jarres,
Un vin pur, généreux, céleste. En sa maison
Nul ne le connaissait, ni servant ni servante
Seuls y touchaient Maron, sa femme et l’intendante.
Quand on devait goûter cette riche boisson,
Dans vingt mesures d’eau l’on en noyait un verre ;
Et du cratère alors montaient mille fumets,
Si divins que de boire on ne s’abstenait guère.
À l’outre de nectar j’avais joint force mets,
En un sac ; car mon cœur pressentait la rencontre
D’un homme possédant un biceps indompté,
Rebelle au frein des lois, plein de férocité.

À l’antre nous voici : le géant ne se montre ;
Il menait ses troupeaux tondre l’émail des prés.
Nous entrons, et nos yeux admirent toute chose :
Fromages dans l’osier, étables où repose
L’agneau, puis le chevreau, tous pourtant séparés,
Les vieux au premier rang, les jeunes à la suite,
Plus loin les nouveau-nés ; d’abondant petit-lait,
Vase à traire ou bassin, l’argile ruisselait.
Mes compagnons d’abord m’excitent à la fuite,
Quelques fromages pris et le bétail chassé
En hâte hors des parcs vers l’agile trirème,
Qui nous eût ramenés dans notre rade même :
Je méprise l’avis, quoiqu’il fût très sensé.
Je veux voir le Cyclope, et ses dons, les surprendre.
Las ! comme ce doucet doit nous gratifier !

Nous allumons du feu, puis de sacrifier,
D’écorner maint fromage, enfin, assis, d’attendre
Son retour du pâtis. Il arrive portant,

Pour cuire son repas, une énorme broussaille ;
Il la décharge au seuil, et la grotte en tressaille.
Au fond, épouvantés, nous fuyons à l’instant.
Le pasteur pousse alors ses troupeaux gras dans l’antre,
Les femelles du moins, pour les traire, empêchant
Que nul mâle au bercail, bouc ou bélier, ne rentre.
Puis à l’entrée il roule un bloc effarouchant,
Masse que vingt-deux chars à la quadruple roue
Ne pourraient déplacer en leurs efforts subits :
Tel est le bloc fermant qu’à sa porte il échoue.
Bientôt assis, il trait ses chèvres, ses brebis,
Comme il convient, et rend leurs petits aux nourrices.
Ensuite il fait cailler la moitié du lait blanc,
Le dépose et l’entasse au milieu des éclisses,
Versant l’autre moitié dans maint vase au gros flanc,
Pour le prendre et le boire à son souper tranquille.
Après avoir fini cette œuvre en un moment,
Il allume un grand feu, nous voit, et vivement :
« Étrangers, nommez-vous ! qui vous pousse en mon île ?
Est-ce une affaire ? ou bien errez-vous, comme font
Ces pillards qui, sur mer jouant leur existence,
Écument un pays, le ruinent à fond ? »

Il dit, et nous sentons une frayeur intense,
À cette voix terrible, à cet air monstrueux.
Cependant je réponds, raffermissant mon âme :
« Nous sommes des Grégeois revenant de Pergame ;
Égarés sur les flots par l’air tempétueux,
Nous cherchions nos rochers et trouvons d’autres croupes ;
Sans doute c’était là de Zeus la volonté.
Nous nous glorifions d’appartenir aux troupes
D’Atride Agamemnon, ce chef partout vanté ;

Car il prit d’altiers murs, une contrée entière.
Maintenant à tes pieds nous venons en amis,
Et réclamons de toi la table hospitalière,
Ou quelque doux présent, suivant l’usage admis.
Homme bon, pense au ciel, exauce ma supplique :
Zeus qui guide les pas du timide étranger,
Zeus, ce dieu xénien, ne tarde à les venger. »

Je dis, et le barbare en ces termes réplique :
« Guerrier, tu perds la tête ou tu viens de très loin,
Toi qui parles d’aimer, de craindre un ciel rigide.
Un cyclope se rit du Maître de l’égide
Et des dieux immortels : il les dompte au besoin.
Je ne t’épargnerai ni toi ni ton escorte
Pour fuir les traits de Zeus, si mon cœur n’y consent.
Mais conte où tu laissas ton bateau valissant.
Est-ce loin ? Près d’ici ? Ce détail-là m’importe. »

Il voulait m’éprouver, mais je sais plus d’un tour ;
Aussi je lui réponds ces mots pleins d’artifice :
« Neptune ébranle-sol, à l’extrême contour
De votre île, a rompu mon flottant édifice
Sur les écueils d’un cap ; la mer a ses débris.
Intact, avec mes gens, d’échapper j’eus la chance. »

J’ai dit, et lui se tait dans un cruel mépris ;
Mais sur mes compagnons, bras tendus, il s’élance,
En saisit deux, les choque, ainsi que d’humbles faons,
Contre terre ; en bouillie éclate leur cervelle.
Il les coupe en morceaux, les mange pêle-mêle.
Comme un lion sorti des déserts étouffants,
Il baffre tout, les chairs, les os moelleux, les tripes.

À ce spectacle affreux, nous levons en pleurant
Les mains vers Jupiter ; le désespoir nous prend.
Lorsque de corps humains ce monstre aux vastes lippes
S’est bourré l’estomac, il boit des flots de lait,
Puis parmi ses moutons pesamment il s’allonge.
Dans mon cœur magnanime au même instant je songe
À dégainer mon glaive, à le frapper d’un trait,
En le tâtant d’abord, au point juste où le foie
Se joint au diaphragme : un penser me retient.
De la mort nous étions par avance la proie ;
Jamais du lourd rocher qui dedans nous maintient
Tous nos bras n’auraient pu déranger la barrière.
Donc il faut jusqu’à l’Aube attendre en gémissant.

Quand elle teint les cieux de sa rose lumière,
Il rallume un grand feu, trait son bétail puissant,
Rend aux seins nourriciers leur jeunette phalange.
Après avoir fini promptement ces travaux,
Derechef il saisit deux des miens et les mange.
Son repas fait, il chasse au dehors ses troupeaux,
En déplaçant le bloc sans peine ; mais de suite
Il le remet, tout comme un couvercle au carquois.
Le Cyclope, à grand bruit, pousse sa herde instruite
Vers les monts ; moi, je reste à rêver des exploits,
Désirant me venger, si m’exauce Minerve.
Or, voyez le parti que j’adopte soudain.
Le pâtre dans un coin avait mis en réserve
Un tronc vert d’olivier pour s’en faire un gourdin,
Une fois desséché ; nous comparions sa taille
À celle du grand mât d’un vaisseau de transport
Qui, de vingt avirons, aux flots livre bataille :
Tels étaient sûrement son volume et son port.

J’en coupe sans tarder la longueur d’une brasse
Et la livre à mes gens afin de l’amincir.
Ils vont la polissant ; moi, j’affile tenace
Un des bouts, qu’au feu vif après je fais durcir.
J’enfouis prudemment cette partie insigne
Sous les tas de fumier dont s’encombre le lieu ;
Ensuite je prescris que le sort nous désigne
Ceux qui devront m’aider à planter notre pieu
Dans l’œil du monstre, quand le vaincra le doux somme.
Les quatre élus au sort sont ceux-là justement
Qu’avec moi j’aurais pris ; je suis le cinquième homme.
Au soir rentrent le maître et son bétail gourmand.
Le géant pousse au fond toute la bande grasse,
Et dans la cour ne laisse aucun sujet pelu,
Soit qu’il ait des soupçons, soit qu’un dieu l’ait voulu ;
Puis soulevant le bloc, il le remet en place.
Bientôt assis, il trait ses chèvres, ses brebis,
Comme il convient, et rend les agneaux à leurs mères.
Sitôt qu’il a mis fin à ces préliminaires,
Il saisit, mange encor deux des miens ébaubis.
Moi, tenant de vin pur une écuelle pleine,
Au Cyclope je vais, et dis à ce bourreau :
« Tiens donc, Cyclope, et bois sur cette chair humaine.
Pour savoir quel bon vin contenait mon vaisseau.
Je t’en rapporterais, si par miséricorde
Tu me laissais partir ; mais ta rage est sans frein.
Ô fou ! comment veux-tu que désormais t’aborde
Un des nombreux mortels, puisque ainsi bat ton sein ?

Je dis ; il prend la coupe et boit ; ce fin breuvage
L’égaie, il m’en demande une seconde fois :
« Verse encor de bon cœur, et dis-moi sans ambage

Ton nom, pour que je t’offre un don des plus courtois.
Pour le Cyclope aussi ce doux sol entrecroise
De beaux ceps que mûrit l’arrosage divin ;
Mais ton jus semble fait de nectar et d’ambroise. »

Dans sa coupe aussitôt je rajoute du vin ;
Trois fois je la remplis, trois fois le sot la vide.
Dès que mon vin de flamme a troublé sa raison,
Je lui lâche ces mots d’une douceur perfide :
« Cyclope, tu t’enquiers de mon illustre nom ?
Eh bien, à ta promesse en retour sois fidèle.
Je me nomme Personne, oui Personne vraiment ;
Père et mère, et compains, chacun ainsi m’appelle. »

Le glouton me riposte impitoyablement :
« Après ses compagnons je mangerai Personne,
Les autres avant lui ; ce sera mon cadeau. »

Il dit, et se renverse, et tombe, et s’abandonne,
Son gigantesque cou penché ; d’un lourd bandeau
Le sommeil l’enténèbre ; en masse on le voit rendre
Du vin, d’horribles chairs; puis il rote ivre-mort.
Je glisse alors le pieu sous une chaude cendre
Jusqu’à ce qu’il soit rouge, et j’encourage fort
Mes quatre aides, craignant que l’un d’eux ne recule.
Quand le bois d’olivier menace, quoique vert,
De s’allumer, qu’autour une flammette ondule,
Du feu je le retire, et mes preux de concert
M’entourent : un démon les vigorise encore.
Empoignant l’arme aiguë, au plein de l’œil baissé
Ils l’enfoncent, et moi, sur mes orteils dressé,
Je la tournoie. Ainsi, quand l’artisan perfore

Un madrier, sous lui d’autres mains font mouvoir
La tarière creusante avec un cuir agile.
De même nous tournions dans l’orbite fragile
Ce tison embrasé d’où ruisselle un sang noir.
La prunelle en feu brûle et sourcils et paupières ;
Les racines de l’œil pétillent bruyamment,
Comme lorsque en l’eau froide un forgeur véhément
Fait siffler une hache ou des lames guerrières,
Procédé qui fournit les fers les mieux trempés.
Ainsi l’œil du colosse autour du bois crépite.
Il lance un hurlement dont les airs sont frappés ;
Nous de fuir, pris de peur. Cependant de l’orbite
Ses mains ôtent le pal souillé d’amas sanguins ;
Puis, outré de fureur, au loin il le rejette.
Il appelle à grands cris les Cyclopes voisins
Qui sur les caps venteux ont leur roche secrète.
Leur foule à son appel accourt de tous côtés,
Et, debout prés du seuil, l’interroge anxieuse :
« Polyphème, pourquoi ces longs cris répétés ?
Pourquoi nous réveiller pendant la nuit joyeuse ?
T’aurait-on, malgré toi, dérobé ton troupeau ?
Quelqu’un t’occirait-il par ruse ou violence ? »

La brute leur répond, du sein de son caveau :
« Personne, ô mes amis ! par dol, non par vaillance. »

Les Cyclopes alors, sans plus ample discours :
« Puisque dans ton abri personne ne t’afflige,
Accepte résigné les maux que Zeus inflige ;
De Neptune, ton père, invoque le secours. »

Ils disent, s’en vont tous, et je me réconforte

Au succès de mon nom, de mon tour des meilleurs.
L’aveuglé, soupirant et rongé de douleurs,
En marchant à tâtons va débloquer la porte.
À l’entrée il s’assied, les deux bras étendus,
Pour happer tel de nous qui fuirait joint aux bêtes,
Tellement il croyait mes esprits confondus.
Je cherche cependant quelles mesures nettes
Pourront nous affranchir d’un trépas redouté.
Je combine des plans, des trucs de toute espèce ;
Notre vie en dépend, un grand péril nous presse.
Or, sachez le parti qu’à la fin j’adoptai.

Des béliers étaient là, d’une rondeur sensible,
Beaux, grands, et que recouvre une épaisse toison.
Je les lie en silence avec l’osier flexible
Où dormait ce géant, type de trahison.
Je les mets trois par trois ; le central porte un homme ;
Les deux autres devront protéger en flanquant.
Donc pour un guerrier seul trois animaux de somme.
Restait un gros bélier, de tous le plus marquant ;
Au dos je le saisis, me roule sous son ventre,
Et m’accrochant des mains à son manteau fourré,
Dans un calme absolu d’aguet je me concentre.
Nous attendons ainsi le jour, d’un cœur navré.

Quand l’Aurore effeuilla ses roses matinières,
Les béliers diligents coururent aux paissons.
Dans l’étable bêlaient leurs femmes routinières,
Le sein dur et pendant. Agité de frissons,
Le Cyclope tâtait les houleuses échines
Du bétail mâle ; mais l’ahuri ne sent pas
Mes compagnons blottis sous de sombres poitrines.

Enfin le grand bélier après tous vient au pas,
Chargé de son lainage et de mon être habile.
Polyphème lui dit, l’ayant bien caressé :
« Cher bélier, pourquoi donc, toi le vieux chef de file,
Venir en queue ? Avant, loin d’être devancé,
Le premier tu savais brouter la fleur champêtre ;
Des fleuves le premier tu sondais le courant,
Et le premier rentrais au bercail attirant.
Aujourd’hui te voilà le dernier. De ton maître
Regretterais-tu l’œil ? Un méchant l’a crevé,
Aidé d’affreux soldats, me domptant par l’ivresse.
C’est Personne ; il n’est pas certe encore sauvé.
Ah ! si, doué de sens, d’une parole expresse,
Tu me disais quel coin à mes coups le soustrait,
Écrasée aussitôt, sa cervelle brouillonne
Irait joncher le sol ! cela mitigerait
Les maux que m’a causés l’exécrable Personne. »

À ces mots au dehors il lâche le bélier.
Parvenus loin de l’antre et de la cour ovine,
Je reprends terre, et cours mes compains délier.
Lestement nous poussons, par sentier et ravine,
Le troupeau bon marcheur jusqu’au navire ancré.
Nous revoir sains et saufs pour ma troupe a des charmes,
Mais luctueusement chaque mort est pleuré.
Moi, fronçant les sourcils, j’interromps toutes larmes,
Et prescris d’embarquer en hâte les captifs
À la belle toison, puis de repasser l’onde.
Mes rameurs vont s’asseoir à leurs bancs respectifs ;
D’un aviron rapide ils creusent l’eau profonde.

Lorsque du large encor peut s’entendre ma voix,

Je darde au vil pasteur cette railleuse insulte :
« Cyclope tu n’as point, dans ta demeure occulte,
Mangé violemment les amis d’un pantois.
Le châtiment devait t’atteindre, misérable
Qui de tes suppliants t’es fait le dévoreur.
C’est pourquoi Jupiter, tout l’Olympe, t’accable. »

L’apostrophe ironique augmente sa fureur.
D’une haute montagne il arrache la crête
Et la lance en avant du bleuâtre vaisseau ;
Peu s’en faut qu’à la proue elle n’ôte un morceau.
La mer bouillonne au choc de la masse concrète ;
Le flot en refluant remporte notre nef
Vers la côte inondée, au rivage l’affale.
Prenant à pleines mains une pique navale,
Du bord je la repousse et somme, d’un ton bref,
Mes robustes nageurs d’accélérer leurs rames,
Afin de réchapper ; ils redoublent d’élans.

Quand nous sommes deux fois aussi loin sur les lames,
Je veux recommencer mes adieux virulents.
Tous m’adjurent en chœur de garder le silence :
« Téméraire, pourquoi courroucer ce cruel ?
Déjà, nous ramenant aux profondeurs de l’anse,
Son roc nous menaça d’un trépas mutuel.
S’il entend de nouveau des cris, une parole,
Il brisera nos fronts, notre mince plancher,
Sous d’autres blocs précis, telle est leur parabole. »

Ces prudentes raisons ne sauraient me toucher,
Et je recrie au monstre en ma rage frondeuse :
« Cyclope, si quelqu’un de ce monde animé

Te demande d’où vient ta cécité hideuse,
Dis-lui que t’aveugla l’assiégeur consommé,
Ulysse, roi d’Ithaque, engendré par Laërte. »

Le sauvage en hognant a soudain reparti :
« Grands dieux ! l’oracle ancien n’avait donc pas menti.
Chez nous fut un devin à la pensée alerte,
Télème Eurymidés, dont l’art fit notre orgueil,
Et qui mourut prophète au milieu des Cyclopes.
Tout devait arriver d’après ses horoscopes,
La main d’Ulysse un jour devait m’extirper l’œil !
Mais quoi ! je m’attendais toujours à voir paraître
Un homme grand et beau, de force revêtu ;
Et voilà qu’un vilain, un nabot, un fétu,
M’enlève la lumière à l’aide d’un vin traître.
Ulysse, viens ici, mon offrande t’attend.
J’inviterai Neptune à choyer ton navire ;
Je suis son tendre fils, il se plaît à le dire.
Seul il me guérira, si son cœur le prétend,
Et non pas ceux d’en haut ou l’humaine science. »

Je lui riposte alors d’un formidable ton :
« Puisse-je, t’arrachant et l’âme et l’existence,
Te faire voltiger aux gouffres de Pluton,
Aussi vrai que ton dieu ne te rendra la vue ! »

Je dis ; lui de prier son divin géniteur,
En élevant les mains vers l’astrale étendue :
« Écoute-moi, Neptune, ô noir agitateur !
Si je naquis de toi, si tu te dis mon père,
Fais qu’Ulysse jamais, ce foudre ithacéen
Par Laërte engendré, ne retourne en sa terre.

Mais si le sort là-bas le ramène à dessein,
S’il lui rend ses amis, son paternel empire,
Qu’il rentre tard et mal, sans un seul partisan,
Sur un pont mercenaire, et que son deuil soit pire ! »

Tel gronde son souhait qu’exauça le Tyran.
Notre ennemi soulève une plus vaste pierre,
La balance, et sur nous l’envoie à tour de bras.
De la poupe azurée elle frise l’arrière ;
Le timon a failli voler en mille éclats.
La mer se gonfle au choc de la masse compacte,
Mais cette fois nous pousse et nous laisse à bon port.

De retour dans l’îlette où ma flottille intacte
Stationnait toujours, tandis qu’au long du bord
La troupe gémissait lasse et désespérée,
Notre nef sur le sable achève ses trajets,
Et nous-mêmes foulons la grève désirée.
Du Cyclope on débarque ensuite les sujets ;
On en fait plusieurs lots, chacun a part égale.
Des bons distributeurs, moi, je reçois en plus
Le grand bélier ; ma main le tue et le régale
À Zeus, l’altier Kronide aux décrets absolus.
Je brûle les fémurs ; mais le dieu n’y prend garde :
Il ne songe qu’à perdre, en ses ressentiments,
Mes braves compagnons, mes fermes bâtiments.
Nous passons tout le jour, jusqu’à l’heure blafarde,
À savourer des mets de vin pur arrosés.
Quand le soleil s’éteint et que règnent les ombres,
Nous nous endormons tous auprès des vagues sombres.
Mais lorsque reparaît l’Aurore aux doigts rosés,
Stimulant mes marins, vite je leur ordonne

De monter aux tillacs, de larguer les câblots.
À leurs bancs vont s’asseoir les zélés matelots,
Et sous les avirons l’onde écume et résonne.

Nous reprenons la mer, heureux d’être sauvés,
Mais tout bas regrettant nos amis enlevés. »

L’Odyssée
Traduction Séguier
9

RAPT de Lucas BELVAUX

Lucas BELVAUX

 PA050019 L’Odyssée humaine

C’est en entrant dans la noirceur du monde, dans l’univers de la séquestration que Stanislas Graff (Yvan Attal) va s’ouvrir en découvrant sa lumière intérieure. Il est le Président. Il est l’être lisse, sans contours et sans corps. Les portes s’ouvrent à son passage. Rien ne le retient et il ne retient rien. Il est l’air, informel et triste. Son ombre se faufile à travers des pièces immenses, dorées et appropriées par l’argent et le pouvoir. Il croit pouvoir, il croit être et être le pouvoir. Mais il n’est rien. Il ne le sait pas encore. Il n’est que du vent. Sans odeurs et sans douleurs. Il n’est pas humain et l’odyssée qui l’attend, à travers le rapt, va lui faire découvrir toute son humanité enfouie. Il va découvrir son corps, à travers l’amputation et la douleur, la vraie valeur des plaisirs, à partir du manque, la valeur de sa famille à partir de son absence et dans la réalité  lourde du retour. En un mot, il va redevenir un homme, fragile et charnel, inquiet et lâche. CE N’EST PAS UN HOMME COMME LES AUTRES ! Au commencement, était la perfection du surhomme comme le décrit sa femme : « Je ne lui ai rien reproché parce que ce n’est pas un homme comme les autres. Il a plus d’énergie que les autres, plus d’appétit, plus d’envie ! Je n’ai pas pu le suivre et j’en ai souffert !…On pardonne tout à un homme comme lui ! Est-ce que vous vous rendez compte ce que c’est que de diriger un groupe de 130 000 personnes, en être responsable. Vous imaginez le poids qu’il avait sur les épaules ! » Il n’a pas de vision morale du monde. Il est flux. Il n’est qu’un flux. Tout passe, tout s’écoule. Un flux financier, de pouvoir, d’influence. Entre Les Etats-Unis et la Chine. Entre la présidence de la République et ses actionnaires. Il joue avec les êtres et avec l’argent, capable de claquer au poker en quelques heures ce qu’un ouvrier de son entreprise ne gagnera pas dans une année. Les 50000€ d’une nuit ne sont qu’un chèque, un morceau de papier pour une nuit où il a pu enfin sentir ses veines, son cœur battre. Où il a eu la sensation si brève d’être dans ce monde et de ce monde. Il cherchait des bribes d’humanité, comme le souligne un des policiers à sa femme : « la nouveauté, le plaisir d’une rencontre immédiate, fugitive, le besoin de séduire aussi… » CETTE DEMEURE AUTREFOIS HONOREE L’Odyssée, commence comme toutes les odyssées, à partir d’un port, d’un havre, et Stanislas, comme les autres avant lui, comme Ulysse et son Ithaque : « Cette demeure fut autrefois riche et honorée, tant que le héros habita le pays ; mais aujourd’hui, les Dieux, source de nos maux, en ont décidé autrement, et ils ont faits de lui le plus ignoré de tous les hommes. » (Homère, Odysée, Chant I, trad. Leconte de Lisle) ET AUCUN NE VÎT L’ÎLE DE SES YEUX ! Le plus ignoré des hommes, il deviendra. Cette vide existence, entre des rapports charnels creux, tarifés et sans lendemains et des repas familiaux où plus rien ne se dit, va se combler dans cette tente au fond d’une cave inhospitalière. Les geôliers, l’emmène dans un fond, tel Ulysse sur l’île de Calypso : «c’est là que nous fûmes poussés, et un Dieu nous y conduisit pendant une nuit obscure, car nous ne pouvions rien voir. Et un épais brouillard les nefs étant couvert de nuages. Et aucun de nous ne vît l’île de ses yeux, ni les grandes lames qui roulaient vers le rivage. » (Chant IX) et découvrir le ‘visage’ de ses tortionnaires, tel Ulysse découvrant le monstrueux Cyclope : « Cet homme géant, doué d’une grande force, sauvage, ne connaissant ni la justice ni les lois Et les coupant, membre à membre, il prépara son repas. Et il les dévora comme un lion montagnard, et il ne laissa ni leurs entrailles, ni leurs chairs, ni leurs os pleins de moelle. » (Chant IX) C’EST BIEN ! ON DIRAIT DES SANGLOTS ! Attaché, il va de la tente à la cave. La longueur de la chaine se rallonge. Les tortionnaires découvrent de l’émotion dans un des écrits : « C’est bien ! La main tremble, on dirait des sanglots, c’est bien ! » Sa tête, il la baisse et les yeux, il les cache. Il se soumet et demande. Il n’exige plus. Son corps est dans l’attente. Il découvre son rapport à l’autre dans ce qu’il a de tension, d’exigence, de souffrance, d’interdit et de lutte. DECOUVRIR SA LUMIERE INTERIEURE Et c’est dans cette ombre qu’il découvre sa flamme et sa lumière intérieure. Lorsqu’enfin cette confiance absolue s’abîme dans l’inquiétude et dans l’incertitude de ce que peut réserver la minute suivante. Après la conscience de la perte de son monde, la perte physique d’un de ses doigts, vient le moment du questionnement et de la reconstruction. De chien dans sa tanière, il se redresse. Il va lui redonner goût aux valeurs humaines  et le plaisir de savourer les petits instants quand la chaîne se desserre, ou quand le plateau servi est un peu plus chaud, un peu plus cuisiné ou l’eau coule enfin pour laver des plaies vives  ou quand un de ses geôliers (Gérard Meyland) lui parle avec des mots presque tendres et chaleureux :   « tiens Stanislas, regarde ! Ça va un peu changer de l’ordinaire. Je t’ai mijoté quelque chose de pas mauvais. Il n’y a pas de raisons de bouffer mal, en plus ! Allez ! Bon appétit ! Et le doigt, ça va ? Il pique encore ? », « Entre hommes, on peut se parler de ces choses-là ! Entre chasseurs ! Bon, j’arrête si ça te gêne ! » Et par ce long voyage immobile de son être, la découverte de son moi le plus intime. Jusqu’à cette vie, un instant, mise dans l’angoisse de son assassinat imminent. ILS NOUS ONT VITE OUBLIES ! Sans rancœur ni haine pour ses bourreaux. La délivrance qui s’ensuit porte plus haut le plaisir et le bonheur d’exister, la présence de son être dans le monde. Il découvert éberlué que les médias ne parlent plus de lui, que plus personne ne fait de son cas un événement important. Il tombe dans l’anecdotique, dans l’anonymat, dans la réalité.  « Eh oui ! Il y a plus rien sur nous ! Ils nous ont vite oubliés ! Pas vrai, Stanislas ? Quelques mois sans se manifester, et voilà, nous ne sommes plus aux infos ! » Il n’est plus dans la lumière, mais il est debout.  En terminant son odyssée, Stanislas n’est plus reconnu par sa famille. Il fait presque peur à sa femme quand il montre sa fragilité en pleurant sur son épaule (Anne Consigny). Elle comprend qu’il a changé. L’homme n’est plus dans l’énergie mais dans le souffle. Il ressemble plus à un SDF qu’à un patron de grande entreprise. Dans cet homme de chair de souffrance visible, il effraie. Sa fille cadette, n’ose même pas l’embrasser et retourne dans sa chambre. Il n’est qu’un étranger qui ne contrôle plus rien, ni la presse, ni sa sortie, ni son couple. On s’en méfie déjà. Déjà le monde s’était fait à sa disparition et s’en était arrangé. Maintenant, il dérange. IL DORMAIT DANS LA GROTTE SANS DESIR Ses ravisseurs avant de le libérer, lui donne un mot codé : CALYPSO. Homère une fois nous donne sa lecture et son éclairage dans le Chant V « Elle le trouva assis sur le rivage, et jamais ses yeux ne se tarissaient de larmes et sa douce vie se consumait dans le désir du retour, car la Nymphe n’était point aimée de lui. Certes, pendant la nuit, il dormait contre sa volonté dans la grotte creuse, sans désir, auprès de celle qui le désirait ; mais le jour, assis sur les rochers et les rivages, il déchirait son cœur par ses larmes, les gémissements et les douleurs et il regardait la mer indomptée en versant des larmes. Et l’illustre Déesse, s’approchait, lui dit : – Malheureux, ne te lamente pas plus longtemps ici, et ne consume point ta vie, car je vais te renvoyer promptement. » C’EST LE CHIEN D’UN HOMME MORT AU LOIN En terminant son odyssée, Stanislas retrouve son port d’attache, mais lui a changé. Seuls, quelques-uns le reconnaissent, à commencer par son épagneul, comme Ulysse reconnu par Argos. « Et ils se parlaient ainsi, et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C’était Argos, le chien du malheureux Ulysse qui l’avait nourri lui-même autrefois, et qui n’en jouit pas, étant parti pour la Sainte Ilios…Et maintenant, en l’absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l’amas de fumier…Et le chien gisait là, rongé de vermine. Et aussitôt, il reconnut Ulysse qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles, qui, l’ayant vu, essuya une larme…et le porcher lui répondit : C’est le chien d’un homme mort au loin… » (Chant XVII) PROFITEZ-EN POUR PRENDRE UN PEU DE RECUL ! Les « prétendants injurieux » ne convoitent plus le reine Pénélope, mais son pouvoir, en lui subtilisant sa société. « Faites d’autres repas, mangez vos biens en vous recevant tour à tour dans vos demeures. » (Chant I). A la tête des conjurés, bien entendu, un de ses plus anciens fidèles et amis (André Marcon), le premier à lui planter un couteau dans le dos, afin de devenir Calife à la place du Calife : « maintenant, c’est votre retour qui pose problème ! Il y a la réalité et la perception qu’en ont les gens ! Votre image est très altérée ! Une espèce de play-boy, héritier, incapable, paresseux, vantard, joueur, plus intéressé par la jet-set que par son entreprise ! …Vous devez changer ! …Profitez-en pour prendre un peu de recul. Je crois que vous en avez besoin ! » Il va perdre son prestige mais gagner sa vie d’humain en toute incertitude. En ouvrant une lettre, le mot CALYPSO lui rappelle ses engagements. Mais il n’a plus rien. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de famille. Et ses ravisseurs attendent de lui les 50 000 000€. Comme Ulysse demandant à Calypso à son départ : « Je ne montrai point, comme tu le veux, sur un radeau, à moins que tu ne jures par le grand serment des Dieux que tu ne jures point mon malheur et ma perte. » MA VIE M’APPARTIENT ! Ce n’est pas Calypso, mais Stanislas qui a juré et qui s’est engagé. Sa fragilité est totale, comme Ulysse avant son retour à Ithaque : « J’ai déjà beaucoup souffert sur les flots et dans la guerre ; que de nouvelles misères m’arrivent, s’il le faut. » (Chant V) Et Stanislas réplique : « De quoi on parle ? De qui ? Quelqu’un m’a demandé si je souffrais ? Si j’avais souffert ? Qui m’a demandé à quoi ou à qui j’avais pensé à ce moment-là ? Qui m’a demandé si j’avais eu peur ? Qui m’a demandé si j’avais pleuré ? Si je m’étais senti seul ? Tu me l’as demandé, toi ? Et elle ? Elle me l’a demandé ? Personne ! Personne, pas une fois ! Tout ce qu’on m’a demandé, c’est de m’expliquer, que je dise avec qui j’avais couché et combien j’avais perdu au poker ! Je n’ai aucun compte à rendre ! Ma vie m’appartient comme ta vie t’appartient ! Ça ne m’empêche pas de vous aimer ! Plus que tout ! » Jacky Lavauzelle

FOERSTER : L’EFFROI DE LA BANDE-DESSINEE – du malheur à la terreur

BD
FOERSTER

Foerster La petite maison dans la clairière FG260_Insectes détailDu Malheur…
…A la Terreur

Foerster Momie G225 détail avec la mort

 

 

 

 

 

 

 

 

La métamorphose
d’une vengeance

Foerster la planque FG130 Saturne dévorant son fils (2)

LE CYCLE DES MALEDICTIONS

Les métamorphoses de Foerster ne sont pas des camouflages. Pas de volonté de tromper
a
utrui. Ils peuvent comme les dieux se faire passer pour un autre en substituant les formes et les apparences. Les Dieux se transformaient pour séduire et tromper les êtres à conquérir. Dans Foerster, la séduction n’existe pas ! Dans La Planque, Saturne prend la place du Christ en croix, non pour séduire mais pour se cacher et dévorer sa progéniture. Il ne se métamorphose pas, il se planque. Il est là, Saturne dans sa nature divine déchue. L’histoire reste monstrueuse. Mais souvent dans Foerster, la vie n’est qu’une lutte atroce, à l’écart des autres, prise dans un cycle de malédictions.

Foerster La forteresse volante FG292 L'ogre
Par contre, Foerster n’aurait rien contre placer ses personnages dans une des cercles de l’Enfer. Car tous ces faussaires qui singeaient le monde (‘com’io fui di natura buona scimia’ (« Comme je fus bon singe de la nature »

– Dante, l’Enfer, XXIX, 139, trad. Jacqueline Risset)), la ‘Mira scellerata’, ‘l’anima trista de Guido’, ‘falso Sinon greco di Troia’, se retrouvent ‘par febbre aguta gittan tanto leppo’ (« par fièvre aiguë, ils fument en puant » XXX, 98), dans ce lieu où ils s’entredéchirent : ‘e in sul nodo del collo l’assanno, si che, tirando, grattar li fece il ventre al fondo sodo’ (« Et lui planta ses crocs au nœud du cou, si fort qu’elle lui fit gratter le sol avec le ventre » (XXX, 28-30). Cette anthropophagie a tout d’une description foersterienne.

UN DELUGE D’ATROCITES

Ces personnages sont déjà déformés dès le commencement de l’histoire : les yeux, les dents, le haut du crâne sont amplifiés, exorbitants. La métamorphose n’a pourtant pas commencé. Elle n’en sera que plus marquante. Le challenge est de faire d’une situation glauque et malheureuse un véritable enfer avec un déluge d’atrocités.

Pourtant dans autant de laideurs, la beauté existe. Dans La Planque (Fluide Glacial 130), la mère dans son ravissement devant tant de créatures merveilleusement laides, les compare : « Ah !…Mon petit Eugène ! Que tu es dodu ! Que tu es beau !…Potelé à souhait ! Une vraie merveille ! Papa

Foerster La Planque FG130 personnages

sera ravi !! Vous deux aussi !…Mais c’est Eugène le plus beau !! Et le plus laid, c’est toujours toi, Alphonse…Toujours aussi maigre ! ». Bien sûr les enfants sont élevés comme des cochons pour être mangés, mais par le Père, un Saturne qui prend les pauses du Christ afin de ne pas être découvert par les humains, comme Jupiter « qui se cache dans une centrale électrique…Quant à Vénus, je ne te dis pas ce qu’elle fait ce serait indécent…Neptune a trouvé une cachette au Musée de la Marine…Il y est déguisé en figure de proue… »

BIENVENUE AU MUSEE DES HORREURS

Les personnages de Foerster sont, avant la métamorphose, dans le sommeil, possédant une imagination forte, délirante et débridée, dans un cadre sordide et répugnant, carcéral. Souvent une rencontre inquiétante, un endroit isolé, un sorcier rencontré, une magie ancestrale, une histoire de famille mal cicatrisée, des rapports haineux…. Ces univers nous plongent dans des vengeances, toujours plus terribles chez Foerster, implacables, multiplicatrices, exponentielles. La haine et la rancœur  se nourrissant elles-mêmes des fureurs engendrées.
Le pouvoir magique ou maléfique est à peine sous contrôle au départ. Puis tout déraille, laissant le mouvement s’accélérer et arriver une absence de contrôle, tel un train partant de la gare et accélérant toujours plus pour enfin exploser et se désintégrer.

Foerster La Maladie de la Mouche Folle FG253 (2)

La transformation subie immédiate comme celle de Grégoire Samsa en bousier un matin dans sa chambre arrive dans La Maladie de la Mouche Folle (Fluide Glacial 253). Une transformation sans raison apparente. L’homme s’est couché comme tous les soirs. Ce matin là tout a changé sans raisons ni causes. Grégoire est là avec sa transformation achevée, grotesque dans ce lieu inapproprié. C’est cette métamorphose qui ouvre le roman.

 « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine…les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux…Ce n’était pourtant pas un rêve … Il avait beau essayer de se jeter violemment sur le flanc, il revenait toujours sur le dos avec un petit mouvement de balançoire. Il essaya bien cent fois, en fermant les yeux pour ne pas voir les vibrations de ses jambes, et n’abandonna la partie qu’en ressentant au côté une sorte de douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée. » (Franz Kafka, La Métarmophose). Kafka nous place dans ce comique de situation qui dédramatise d’emblée l’histoire. Les mouvements répétés de cette balançoire disproportionnée et déplacée dans cette chambre précède le traumatisme de la douleur et la découverte des sensations intimes de Grégoire. Chez Foerster, une identique dérision de l’horreur devant le cri strident de sa femme : « Oh, ça va, on le sait que j’ai mauvaise haleine au réveil ! »

 

Foerster Le Jour où Charlotte plut FG211, le retour des limaces

Foerster Le Jour où Charlotte plut FG211, transformationEXTRAIT PUANT DE
FLATULENCE DE CAFARD !

Dans Le jour où Charlotte plut (Fluide Glacial n°211), Charlotte a ingurgité « une potion qui, d’après lui (un sorcier indien), lui garantissait que la mort n’aurait de prise sur elle ». D’abord, l’enfant qu’il a avec Charlotte, Josiane. Elle finit par ressembler tellement à sa mère que Maurice s’aperçoit que Josiane et Charlotte sont une seule et même personne .
Maurice, le mari en est certain : « Josiane n’était pas ma fille. C’était Charlotte elle-même !! Cette idée m’était insupportable…J’en arrivai à la seule solution envisageable… ». Après avoir été découpée, trempée dans l’acide, son squelette suspendu dans le placard,  Charlotte se remet à vivre.
N
ouvelle apparition, nouveau découpage, acide double dose.
A nouveau Maurice « reprend sa besogne de boucher. »
Rien n’y fait, elle revient de plus en plus déformée, effrayante, vengeresse sous forme de milliers de limaces gorgées de l’acide ingéré, qui finiront par tuer Maurice qui laissera son squelette dans l’armoire.
« Sacré Charlotte toujours le dernier mot !!! »

Jojo, le petit enfant d’Œil pour Œil (Fluide Glacial n°213) est terrorisé dans son lit. Pour ses parents, bien entendu, il ne peut s’agir que d’un cauchemar, « Jojo ! Sois sage ! Si on te dit qu’il n’y a rien, c’est qu’il n’y a rien ! Un point c’est tout !!…Fais de beaux rêves ! ».Jojo terrorisé voit apparaître un œil avec un lambeau de peau.

Foerster Oeil pour Oeil FG 213 le départ de l'oeil


C’est certain, il est en plein mauvais rêve!

Sa mère nous confie alors le terrible secret de famille que le père semble avoir confiné dans un coin sombre de sa mémoire :
« tu sais bien…que son jumeau a encore survécu quelques heures après leur naissance…parce qu’il était doté d’un 
minuscule résidu d’organisme qui le lui permettait…S’il avait survécu !? »
C’est certain, nous sommes dans une nouvelle réalité.
L’œil vient se venger sur Jojo qui l’a

Foerster Oeil pour Oeil FG 213 Final

abandonné. Jojo et l’œil : « Mais j’y peux rien, moi ! J’étais un bébé !!…J’ai besoin de compagnie. Frérot ! Faudra m’excuser si ça fait un peu mal !! ».

Jojo meurt.
Le bruit réveille les parents. Les deux yeux font la révérence devant les deux parents médusés :

« Fallait pas vous déranger pour moi ! Je fais que passer ! J’avais juste un truc à prendre !… Que la nuit vous apporte de beaux rêves !»

TU SOUFFRIRAS MILLE MORTS !

La femme, battue par un mari qui « voulait voir personne… (et) vivre dans l’ancien temps », de Mille Morts (Fluide Glacial 217) a aussi eu un carnet par une sorcière, sa mère elle-même, « J’étudie chaque jour en cachette…Et un d’ces quat’, tu verras que je saurai m’y prendre, moi aussi ! Alors, ton père, il verra ce que je peux faire…Il n’osera plus m’ toucher…’Encore un peu de patience’ elle disait…Mais en attendant, elle prenait dérouillée sur dérouillée…Et, un jour, se réserve de patience se trouva épuisée… »…elle se pendit.Elle laisse une lettre de vengeance

Foerster Mille Morts FG 217 les pendus P'pas (2)

ferme et terrible : « Jeannot, t’as jamais été qu’un immonde salopard ingrat…Mais tu paieras…Tu souffriras mille morts. On te le promet, moi, la mémé et ses amis de derrière les choses !! » et c’est maintenant au tour du fils de prendre les fortes trempées du père… « en attendant, c’est sûr que les rossées, maintenant c’est pour moi… » Puis plein de petits arbustes se mettent à pousser dans la clairière autour de la maison… « En quelques jours, ils sont devenus très grands…de vrais arbres c’est dev’nu…avec des sortes de lianes…C’est au bout d’la semaine qu’on a pigé… » Les lianes tendent des pièges au pépé qui est maintenant le chassé. Un jour arriva… « Avec P’pa qui s’balançait…Puis les p’tits oiseaux sont arrivés… » Du pendu au squelette. Le petit, seul, l’enterre avec une croix fabriqué avec des vieilles branches pourries. Mais la croix se transforme en un arbre puissant et fort qui portera bientôt des fruits qui seront autant de papis par centaines… « Bientôt, tous ces P’pas se sont mis à gigoter et à faire toutes sortes de bruits pour que je les détache…Nan ! j’vous touch’rai pas, saletés ! ». Ces fruits se feront becqueter par les oiseaux…jusqu’à l’année prochaine…indéfiniment…la vengeance sera éternelle.

LA REALITE TE RATTRAPERA TOUJOURS !

Popol, (Fluide Glacial n°220) est un petit garçon « d’un naturel rêveur mais aussi craintif que peu énergique », est le souffre-douleur des

Foerster Popol FG 220 les dents

autres garçons bagarreurs. Une petite fille lui propose une sucette magique « suce-là deux fois en pensant très fort à deux dents …et à ce que te dit ton papa !!! » Arrivé à la maison, son papa lui dit : « je vais devoir te répéter le même refrain : c’est de toi et de toi seul que peut venir la réaction…la réalité te rattrapera toujours… » Les dents de Popol se mirent à pousser, devenant de vraies défenses d’éléphants. Les autres enfants, bien entendu, se moquent de ce bébé-éléphant. Il se rebiffe en fonçant tête-bêche…et tuant l’un d’entre eux… Il revient dans la maison où l’avait emmené la petite fille. Il rencontre son père, devant le porche d’une maison abandonnée en ruine :  « Popol, voyons. Il n’y a jamais eu de Jocelyne ici…t’as toujours eu beaucoup trop d’imagination, fiston ! Tu prends tes désirs pour des réalités !! » Popol se cache dans cette maison avec sens dents qui ne cessent de pousser, de pousser. « Notre joie fut de courte durée…les dents continuaient de pousser…toujours et toujours…Popol se mettait dans l’incapacité de nuire…Il s’incarcérait lui-même…Popol un petit garçon qui avait une dent contre lui-même… »

Foerster Histoire Belge FG236 arbre

 

Foerster Histoire Belge FG236 maison

Foerster La forteresse volante FG292 L'ogre et la lune (2)

Foerster La petite maison dans la clairière FG260_Insectes le phasme

Foerster Pub! FG318 _lapin

VERS L’ETERNELLE MALEDICTION DANS D’ATROCES SOUFFRANCES

Le personnage foerstien dans sa métamorphose, et cela est vrai de toutes les métamorphoses, un autre avec la même identité, révèle sa véritable entité par la révélation de l’atrocité qui l’empêche d’être réellement.
La différence dans la continuité.
Mais la vengeance entraînera tout. Et le malheur qui ouvre l’histoire finira  dans la terreur et la désolation.

Notre métamorphose est une dégradation de l’individu qui en appelle à ses instincts les plus profonds et refoulés.
L’homme devient insecte, œil, lambeau, vers, limace.

Le filtre qui aidera le personnage dans sa vengeance, le poison, la dent, etc. le possédera à son tour.

TANT BIEN QUE MAL

Il y aura souvent la mort, mais une mort renouvelée et incessante au bout du bout. Ta dernière seconde sera sans cesse vécue, encore et encore.

Foerster utilisera le monde végétal et encore plus souvent le monde animal, les insectes notamment. Foerster 13 002

Périr, souffrir, manger, être manger. Un cadre de violence et d’instinct de la famille ou de l’intime, par nature sécurisant…

 Les personnages tentent de faire, de se faire, justice, avec les moyens du bord, tant bien que mal.  

« Ca paraît un peu bébête si on ne se donne pas la peine d’approfondir. Ca veut dire la justice mais c’est plutôt que tous se mangent les uns les autres. Et en fin de compte c’est la vie ni plus ni moins. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Il a des yeux au bout des doigts. » (James Joyce, Ulysse, trad. Auguste Morel)

Jacky Lavauzelle