Archives par mot-clé : cercueil

ODE à la mort de Jean-Baptiste Rousseau (1670-1741)- Lefranc de Pompignan

Jean-Jacques Lefranc de Pompignan
(1709 à Montauban – 1784 à Pompignan)


ODE À
LA MORT DE
Jean-Baptiste ROUSSEAU
(poète et dramaturge français)

Portrait de Jean-Baptiste Rousseau
par Nicolas de Largillière

 
Quand le premier chantre du monde
Expira sur les bords glacés,
Où l’Ebre effrayé dans son onde
Reçut ses membres dispersés,
Le Thrace errant sur les montagnes,
Remplit les bois et les campagnes
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l’air en retentirent,
Et dans les antres qui gémirent,
Le lion répandit des pleurs.

La France a perdu son Orphée ;
Muses, dans ces moments de deuil,
Elevez le pompeux trophée
Que vous demande son cercueil :
Laissez par de nouveaux prodiges,
D’éclatants et dignes vestiges
D’un jour marqué par vos regrets.
Ainsi le tombeau de Virgile
Est couvert du laurier fertile
Qui par vos soins ne meurt jamais.

D’une brillante et triste vie
Rousseau quitte aujourd’hui les fers,
Et loin du ciel de sa patrie,
La mort termine ses revers.
D’où ses maux ont-ils pris leur source ?
Quelles épines dans sa course
Etouffaient les fleurs sous ses pas ?
Quels ennuis ! Quelle vie errante,
Et quelle foule renaissante
D’adversaires et de combats !

Vous, dont l’inimitié durable
L’accusa de ces chants affreux,
Qui méritaient, s’il fût coupable,
Un châtiment plus rigoureux ;
Dans le sanctuaire suprême,
Grâce à vos soins, par Thémis même
Son honneur est encore terni.
J’abandonne son innocence ;
Que veut de plus votre vengeance ?
Il fut malheureux et puni.

Jusques à quand, mortels farouches,
Vivrons-nous de haine et d’aigreur ?
Prêterons-nous toujours nos bouches
Au langage de la fureur ?
Implacable dans ma colère,
Je m’applaudis de la misère
De mon ennemi terrassé ;
Il se relève, je succombe,
Et moi-même à ses pieds je tombe
Frappé du trait que j’ai lancé.

Songeons que l’imposture habite
Parmi le peuple et chez les grands ;
Qu’il n’est dignité ni mérite
A l’abri de ses traits errants ;
Que la calomnie écoutée,
A la vertu persécutée
Porte souvent un coup mortel,
Et poursuit sans que rien l’étonne,
Le monarque sous la couronne,
Et le pontife sur l’autel.

Du sein des ombres éternelles
S’élevant au trône des dieux,
L’envie offusque de ses aîles
Tout éclat qui frappe ses yeux.
Quel ministre, quel capitaine,
Quel monarque vaincra sa haine,
Et les injustices du sort !
Le temps à peine les consomme ;
Et jamais le prix du grand homme
N’est bien connu qu’après sa mort.

Oui, la mort seule nous délivre
Des ennemis de nos vertus,
Et notre gloire ne peut vivre
Que lorsque nous ne vivons plus.
Le chantre d’Ulysse et d’Achille
Sans protecteur et sans asile,
Fut ignoré jusqu’au tombeau :
Il expire, le charme cesse,
Et tous les peuples de la Grèce
Entr’eux disputent son berceau.

Le Nil a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts,
Insulter par leurs cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Crimes impuissants ! Fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.

Souveraine des chants lyriques,
Toi que Rousseau dans nos climats
Appela des jeux olympiques,
Qui semblaient seuls fixer tes pas ;
Par qui ta trompette éclatante
Secondant ta voix triomphante,
Formera-t-elle des concerts ?
Des héros, Muse magnanime,
Par quel organe assez sublime
Vas-tu parler à l’univers ?

Favoris, élèves dociles
De ce ministre d’Apollon,
Vous à qui ses conseils utiles
Ont ouvert le sacré vallon ;
Accourez, troupe désolée,
Déposez sur son mausolée
Votre lyre qu’il inspirait ;
La mort a frappé votre maître,
Et d’un souffle a fait disparaître
Le flambeau qui vous éclairait.

Et vous dont sa fière harmonie
Egala les superbes sons,
Qui reviviez dans ce génie
Formé par vos seules leçons ;
Mânes d’Alcé et de Pindare,
Que votre suffrage répare
La rigueur de son sort fatal.
Dans la nuit du séjour funèbre,
Consolez son ombre célèbre,
Et couronnez votre rival.

*****

JEAN-JACQUES LEFRANC DE POMPIGNAN
Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.


« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité.
(Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours –
Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –
Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –
1870)

FRAGILITÉ – ÉMILE POUVILLON

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est image.png.

LITTÉRATURE FRANÇAISE

ÉMILE POUVILLON

né le 10 octobre 1840 à Montauban et mort le 7 octobre 1906 à Jacob-Bellecombette

*
FRAGILITÉ

 

*

LISEZ-MOI
N°67
10 JUIN 1908

_________________

C’est à Cauterets, pendant la saison, la saison parfumée, la saison brève, quand les amoureux se hâtent d’aimer, quand les fleurs se hâtent de fleurir.

Sous le sapin, au bord du gave, ils sont assis tous les deux ; la main dans la main, ils causent.

Sous l’antique sapin, dans l’ombre des branches inclinées en alcôve, au bord du gave qui bondit comme un isard de rocher en rocher, les amoureux sont assis ; ils causent d’amour à voix basse.

Le gave gronde :

Oh !ces amoureux qui s’imaginent qu’on les écoute ! comme si on ne savait pas, avant qu’ils parlent, tout ce qu’ils peuvent dire ! Les libellules bleues, qui se poursuivent à la pointe des joncs, n’y mettent pas tant de malice. Elles m’intéressent davantage, si éperdument bleues, si naïvement impudiques !

Le gave gronde et le sapin murmure :

Encore deux fous qui vont me martyriser avec leurs canifs, qui vont incruster leurs initiales dans ma moelle, sous le ridicule prétexte d’éterniser leurs amours. Pauvres fous ! Les abeilles qui pullulent dans les fentes de mon écorce, les pinsons qui font leur nid à la fourche de mes branches, se comportent avec moi d’une façon plus discrète.

Et les amoureux ont entrelacé leurs initiales au cœur de l’arbre ; à voix basse, de peur que le gave ne les entende, ils ont échangé leurs serments d’amour.

Mon ami, mon tendre ami, je ne t’oublierai jamais !

Et, déjà, la saison parfumée et fragile a pris fin. Les amoureux sont partis et les les bûcherons sont venus ; ils ont abattu l’arbre. Ils l’ont débité en planches. Et les planches, vendues à des marchands, ont été charriées à la ville, à la ville lointaine habitée par l’amoureux. C’était l’hiver, et l’amoureux venait de mourir. Et, avec les planches de sapin témoins de ses aveux, on a construit son cercueil.

La bien-aimée a su que son amoureux était mort. Et elle a pleuré. Oh ! comme elle a pleuré, la bien aimée !

Mon ami, mon tendre ami, jamais je ne t’oublierai !

La bien-aimée a pleuré tout un jour et tout une nuit.

Et puis, comme on était en carnaval, elle a mis sa belle robe ; elle est allée danser.

A la première danse, elle s’est consolée ; à la seconde danse, elle s’est fiancée.

Et son fiancé l’a mené dans son bateau, sur la rivière lente, à l’ombre des saules, printaniers qui sentent le miel :

Mon ami, mon tendre ami ! c’est toi que j’aime. Je ne t’oublierai jamais.

Et la rivière s’est mise à clapoter joyeusement, la rivière s’est mise à rire autour de la barque. Et, en riant, elle a envoyé un soufflet d’écume à la joue de la bien-aimée.

Car la rivière, c’était la gave qui avait entendu ses serments d’amour, c’était la belle eau bleue charrieuse de mensonge.

***********************

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est image.png.