Buffon (1), laisse gronder l’Envie ; C’est l’hommage de sa terreur : Que peut sur l’éclat de ta vie Son obscure et lâche fureur ? Olympe, qu’assiège un orage, Dédaigne l’impuissante rage Des Aquilons tumultueux ; Tandis que la noire Tempête Gronde à ses pieds, sa noble tête Garde un calme majestueux.
Pensais-tu donc que le Génie Qui te place au trône des arts, Longtemps d’une Gloire impunie Blesserait de jaloux regards ? Non, non, tu dois payer la Gloire ; Tu dois expier ta mémoire Par les orages de tes jours ; Mais ce torrent qui dans ton onde Vomit sa fange vagabonde, N’en saurait altérer le cours.
Poursuis ta brillante carrière, Ô dernier Astre des Français ! Ressemble au Dieu de la lumière, Qui se venge par des bienfaits. Poursuis ! que tes nouveaux ouvrages Remportent de nouveaux outrages Et des lauriers plus glorieux : La Gloire est le prix des Alcides ! Et le Dragon des Hespérides Gardait un or moins précieux.
C’est pour un or vain et stérile Que l’intrépide fils d’Eson Entraîne la Grèce docile Aux bords fameux par la Toison. Il emprunte aux forêts d’Épire Cet inconcevable Navire Qui parlait aux flots étonnés ;
Et déjà sa valeur rapide Des champs affreux de la Colchide Voit tous les monstres déchaînés.
Il faut qu’à son joug il enchaîne Les brûlants taureaux de Vulcain : De Mars qu’il sillonne la plaine Tremblante sous leurs pieds d’airain. D’un Serpent, l’effroi de la terre, Les dents, fertiles pour la guerre, À peine y germent sous ses pas, Qu’une Moisson vivante, armée Contre la main qui l’a semée, L’attaque, et jure son trépas.
S’il triomphe, un nouvel obstacle Lui défend l’objet de ses vœux : Il faut par un dernier miracle Conquérir cet or dangereux : Il faut vaincre un Dragon farouche, Braver les poisons de sa bouche, Tromper le feu de ses regards ; Jason vole ; rien ne l’arrête. Buffon ! pour ta noble conquête Tenterais-tu moins de hasards ?
Mais si tu crains la tyrannie D’un monstre jaloux et pervers,
Quitte le sceptre du Génie, Cesse d’éclairer l’Univers, Descends des hauteurs de ton âme, Abaisse tes ailes de flamme, Brise tes sublimes pinceaux, Prends tes envieux pour modèles, Et de leurs vernis infidèles Obscurcis tes brillants tableaux.
Flatté de plaire aux goûts volages, L’Esprit est le dieu des instants, Le Génie est le dieu des âges, Lui seul embrasse tous les temps. Qu’il brûle d’un noble délire Quand la Gloire autour de sa lyre Lui peint les Siècles assemblés, Et leur suffrage vénérable Fondant son trône inaltérable Sur les empires écroulés !
Eût-il, sans ce tableau magique Dont son noble cœur est flatté, Rompu le charme léthargique De l’indolente Volupté ? Eût-il dédaigné les richesses ? Eût-il rejeté les caresses Des Circés aux brillants appas, Et par une étude incertaine
Acheté l’estime lointaine Des peuples qu’il ne verra pas ?
Ainsi l’active Chrysalide, Fuyant le jour et le plaisir, Va filer son trésor liquide Dans un mystérieux loisir. La Nymphe s’enferme avec joie Dans ce tombeau d’or et de soie Qui la voile aux profanes yeux, Certaine que ses nobles veilles Enrichiront de leurs merveilles Les Rois, les Belles et les Dieux.
Ceux dont le Présent est l’idole Ne laissent point de souvenir : Dans un succès vain et frivole Ils ont usé leur avenir. Amants des roses passagères, Ils ont les grâces mensongères Et le sort des rapides fleurs. Leur plus long règne est d’une aurore ; Mais le Temps rajeunit encore L’antique laurier des neuf Sœurs.
Jusques à quand de vils Procrustes (2) Viendront-ils au sacré vallon, Bravant les droits les plus augustes, Mutiler les fils d’Apollon ? Le croirez-vous, Races futures ? J’ai vu Zoïle (3) aux mains impures, Zoïle outrager Montesquieu ! Mais quand la Parque (4) inexorable Frappa cet Homme irréparable, Nos regrets en firent un Dieu.
Quoi ! tour à tour dieux et victimes, Le sort fait marcher les talents Entre l’olympe et les abîmes, Entre la satire et l’encens ! Malheur au mortel qu’on renomme. Vivant, nous blessons le Grand-Homme ; Mort, nous tombons à ses genoux ; On n’aime que la Gloire absente ; La mémoire est reconnaissante ; Les yeux sont ingrats et jaloux.
Buffon, dès que rompant ses voiles, Et fugitive du cercueil, De ces palais peuplés d’étoiles Ton Âme aura franchi le seuil, Du sein brillant de l’empyrée Tu verras la France éplorée T’offrir des honneurs immortels, Et le Temps, vengeur légitime,
De l’Envie expier le crime, Et l’enchaîner à tes autels.
Moi, sur cette rive déserte Et de talents et de vertus, Je dirai, soupirant ma perte : Illustre Ami, tu ne vis plus ! La Nature est veuve et muette ! Elle te pleure ! et son Poète N’a plus d’elle que des regrets. Ombre divine et tutélaire, Cette Lyre qui t’a su plaire, Je la suspends à tes cyprès !
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(1) Buffon Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste et écrivain français (1707 — 1788)
(2) Procruste Procuste est le surnom d’un brigand de l’Attique nommé Polypémon. « Le Céphise a son cours beaucoup plus rapide à Éleusis que dans le reste de l’Attique. On donne le nom d’Erinéum (le figuier sauvage) à un endroit voisin par où Pluton descendit, dit-on, aux enfers après avoir enlevé Proserpine (Perséphone). C’est aussi auprès du Céphise que Thésée tua le brigand Polypémon, surnommé Procruste. » (Pausanias – Description de la Grèce de Pausanias – Tome 1 – traduction nouvelle – 1821)
(3) Zoïle « Zoïle, fameux critique grec, connu par l’amertume de ses censures à l’égard d’Homère (d’où le surnom d’Homeromastix ou fouet d’Homère), né à Ephèse ou à Amphipolis, vivait à la fin du IVe s. av. J.-C. On a débité mille fables sur son compte : on a dit qu’il avait été condamné à mort par Ptolemée Philadelphe et crucifié ou lapidé par la foule enthousiaste d’Homère. Quoi qu’il en soit, son nom est resté synonyme de critique envieux et partial ; on l’oppose à celui d’Aristarque. On lui attribuait, entre autres ouvrages, 9 livres de Remarques hypercritiques sur Homère, une Hist. d’Amphipolis, une Hist. générale du monde jusqu’à Philippe (roi de Macédoine) : aucun n’est parvenu jusqu’à nous. » Marie-Nicolas Bouillet – Alexis Chassang – Dictionnaire universel d’histoire et de géographie Bouillet Chassang (1878) -Librairie Hachette, 1878 (3, p. 2037).
(4) Parques « Déesses infernales, dont la fonction était de filer la trame de nos jours. Maîtresses du sort des hommes, elles en réglaient les destinées. Tout le monde sait qu’elles étaient trois sœurs, Clotho, Lachésis, & Atropos ; mais les Mythologues ne s’accordent point sur leur origine. Les uns les font filles de la Nuit & de l’Erebe ; d’autres de la Nécessité & du Destin ; & d’autres encore de Jupiter & de Thémis. Les Grecs les nommaient μοίραι, c’est-à-dire les déesses qui partagent, parce qu’elles réglaient les évènements de notre vie ; les Latins les ont peut-être appelées Parcæ, du mot parcus, comme si elles étaient trop ménagères dans la dispensation de la vie des humains, qui paraît toujours trop courte ; du moins cette étymologie est plus naturelle que celle de Varron, & supérieure à la ridicule antiphrase de nos grammairiens, quod nemini parcant. » Louis de Jaucourt – L’Encyclopédie, 1re édition – 1751 (Tome 12, p. 80-81).
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La Vie de Lebrun-Pindare
« Le Brun naquit à Paris en 1729. Ses dispositions poétiques se révélèrent de très bonne heure. Le prince de Conti, voyant qu’il s’annonçait avec éclat, voulut se l’attacher, et lui donna le titre de secrétaire de ses commandements, avec deux mille livres d’honoraires ; mais une protection qui lui fut plus utile ce fut celle de Louis Racine, qui ne lui épargna ni les avis ni les encouragements. À vingt-six ans, Le Brun s’était déjà placé au premier rang parmi nos poètes lyriques. L’amour le fit poète élégiaque. Il épousa en 1760, la femme qu’il avait chanté sous le nom de Fanny. C’est dans le premier temps de cette union qu’il conçut l’idée de son poème de la Nature, poème que ses malheurs domestiques lui firent abandonner plus tard. De maladroites attaques de Fréron forcèrent notre poète à s’essayer dans l’épigramme, où il y excella. Une horrible banqueroute mit le comble à la misère de Le Brun, qui trouva dans M. de Vandreuil un protecteur intelligent et dévoué. La révolution ayant éclaté, Le Brun en éprouva les principes et en embrassa les espérances. Lors de la formation de l’Institut, il fut l’un des premiers membres choisis par le directoire. Napoléon récompensa avec magnificence ses travaux et son patriotisme en lui accordant une pension de 6000 livres, dont il ne jouit pas très longtemps : il mourut pendant l’été de 1807. » (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris –Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires –1870)
DIDON Reine de Carthage. ÉNÉE Chef des Troyens. IARBE Roi de Numidie ÉLISE MADHERBAL Ministre et Général des Carthaginois ACHATE Capitaine Troyen. ZAMA Officier diarbe BARCÉ Femme de la suite de la Reine LES GARDES
La scène est à Carthage, dans le palais de la reine.
ACTE I Scène I
Iarbe, Madherbal
IARBE Reviens de ta surprise ; oui, c’est moi qui t’embrasse, Et qui cherche en ces lieux la fin de ma disgrâce. Qu’il est doux pour un roi de revoir un ami !
MADHERBAL Je vous ai reconnu, seigneur, et j’ai frémi. Iarbe sur ces bords Iarbe dans Carthage ! Vous, ce roi si vanté d’un peuple encor sauvage, Qui menace nos murs de la flamme et du fer ! Vous, héros de l’Afrique et fils de Jupiter ! Quel important besoin, ou quel malheur extrême Vous fait quitter ici l’éclat du diadème, Et pourquoi…
IARBE l’interrompant. Trop souvent mes ministres confus Ont de ta jeune reine essuyé les refus. J’ai su dissimuler la fureur qui m’anime ; Et, contraignant encor mon dépit légitime, Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs, De cette cour nouvelle étudier les mœurs, De ses premiers dédains lui demander justice, Menacer, joindre enfin la force à l’artifice… Que sais-je ? N’écouter qu’un transport amoureux, Me découvrir moi-même et déclarer mes feux.
MADHERBAL Vos feux !… qu’ai-je entendu ? Quoi ! Vous aimez la reine ? Dans sa cour, à ses pieds l’amour seul vous amène ? Vous, seigneur ?
IARBE Je t’étonne, et j’en rougis. Apprends De mon malheureux sort les progrès différents. Jadis, par mon aïeul exclus de la couronne, Avant que le destin me rappelât au trône, Tu sais que, déguisant ma naissance et mon nom, J’allai fixer mes pas à la cour de Sidon. À toi seul en ces lieux je me fis reconnaître, Je te vis détester les crimes de ton maître : Je crus que je pouvais me livrer à ta foi. L’épouvante régnait dans le palais du roi ; On y pleurait encor le trépas de Sichée. À son époux Didon pour jamais arrachée Coulait dans les ennuis ses jours infortunés. Je la vis ; ses beaux yeux, aux larmes condamnés, Me soumirent sans peine au pouvoir de leurs charmes : J’osai former l’espoir de calmer ses alarmes. Contre Pygmalion je voulais la servir. À ta reine en secret j’allais me découvrir : Rien ne m’arrêtait plus, lorsque sa prompte fuite Rompit tous les projets de mon âme séduite. Quelle fut ma tristesse ou plutôt ma fureur ! Tu voulus vainement pénétrer dans mon cœur. Indigné des forfaits d’un tyran sanguinaire, J’abandonnai sa cour affreuse et solitaire, Et portai mes regrets, mes transports violents Jusqu’aux sources du Nil et sous des cieux brûlants. Après quatre ans entiers, l’auteur de mes misères Me rendit par sa mort le sceptre de mes pères. Je passai de l’exil sur le trône des rois. Je crus que ma raison reprendrait tous ses droits, Que de mes mouvements la gloire enfin maîtresse Saurait bien triompher d’un reste de faiblesse, Et que les soins cuisants d’un malheureux amour Respecteraient le trône et fuiraient de ma cour. Bientôt un bruit confus, alarmant tous nos princes, Répand avec terreur au fond de leurs provinces, Que d’un peuple étranger, arrivé dans nos ports, Les murs de jour en jour s’élèvent sur ces bords. J’apprends que, de son frère évitant la furie, Didon veut s’emparer des côtes de Lybie… Qu’un amour mal éteint se rallume aisément ! Le mien reprend sa force et croît à tout moment. Dans ce nouveau transport, je me flatte, j’espère Qu’au milieu de l’Afrique une reine étrangère Ne rejettera point le secours et la main D’un roi, le plus puissant de l’empire africain. Par mes ambassadeurs j’offre cette alliance… Projets mal concertés ! Inutile espérance ! Ses refus, colorés de frivoles raisons, Deux fois m’ont accablé des plus sanglants affronts : Je veux, tel est l’amour qui m’aveugle et m’entraîne, Tenter moi-même encor cette superbe reine. Tout prêts à se montrer, mes soldats, mes vaisseaux Couvriront autour d’elle et la terre et les eaux. L’amour conduit mes pas ; la haine peut les suivre. Dans ce doute mortel je ne saurais plus vivre : Des refus de Didon j’ai trop longtemps gémi : Aujourd’hui son amant, demain son ennemi.
MADHERBAL Voilà donc d’un grand roi toute la politique ! Ses fureurs vont régler le destin de l’Afrique ! Il menace, il gémit : des pleurs mouillent ses yeux !
à part. Iarbe meurt d’amour… et ma reine… grands dieux ! Que dans le cœur des rois vous mettez de faiblesse !…
à iarbe. Ah ! Ne succombez pas sous le trait qui vous blesse. Un autre flatterait l’erreur où je vous vois : Seigneur, fuyez la reine.
IARBE Achève ; explique-toi. Rien n’est à ménager quand les maux sont extrêmes ; Achève, Madherbal. Dis-moi tout, si tu m’aimes.
MADHERBAL Que ne suis-je en ces lieux ce qu’autrefois j’y fus ! Vous ne formeriez point de vœux superflus. Depuis plus de trois ans sorti de ma patrie, J’ai quitté, pour Didon, l’heureuse Phénicie. Instruit que, sans relâche, en butte au noir courroux Du tyran qui versa le sang de son époux, Elle venait aux bords où le destin l’exile, Contre un frère cruel mendier un asile, Je courus, je craignis pour ses jours menacés. La reine, dans ses murs à peine encor tracés, Reçut avec transport un serviteur fidèle, Et de sa confiance elle honora mon zèle. Mais qu’il faut peu compter sur la faveur des rois ! Un instant détermine ou renverse leur choix. Depuis que les Troyens, échappés du naufrage, Ont cherché leur asile aux remparts de Carthage, Didon, qui les rassemble au milieu de sa cour, D’emplois et de bienfaits les comble chaque jour. Eux seuls ont chez la reine un accueil favorable. Ce n’est pas que j’envie un crédit peu durable ; Je vois en frémissant ce reste de vaincus Prolonger nos périls, par leur présence accrus. Pour tout dire, on prétend qu’une éternelle chaîne Doit unir, en secret, Énée avec la reine.
IARBE Que dis-tu ? Quoi ! La reine… ah ! C’est trop m’outrager. Je venais la fléchir ; il faut donc me venger. Les Tyriens eux-mêmes, indignés contre Énée, Souffriront à regret ce honteux hyménée. Toi-même, verras-tu d’un œil indifférent Couronner dans ces murs le chef d’un peuple errant ? Ta chute des Troyens serait bientôt l’ouvrage, Madherbal : c’est à toi de seconder ma rage.
MADHERBAL Moi, seigneur, moi rebelle !… ah ! J’en frémis d’horreur !… Mais il faut excuser l’amour et sa fureur. Fallût-il sur moi seul attirer la tempête, Et dussé-je payer mes discours de ma tête, Je parlerai, seigneur ; et peut-être ma voix Aura-t-elle au conseil encore quelque poids. La reine à vos désirs ne peut trop tôt souscrire ; je le vois, je le pense, et j’oserai le dire. Mais si de Madherbal le zèle parle en vain, Si l’étranger l’emporte, et s’il l’épouse enfin, N’attendez rien, malgré votre douleur mortelle, D’un sujet, d’un ministre à ses devoirs fidèle. Jamais flatteur, toujours prêt à leur obéir, Je sais parler aux rois, mais non pas les trahir… On ouvre… rappelez toute votre prudence, Et forcez votre amour à garder le silence.
ACTE II Scène II
Didon, Iarbe, Madherbal, Elise, Barce, Didon
IARBE Reine, j’apporte ici les vœux d’un souverain. Iarbe, par ma voix, vous offre encor sa main ; Et si, sans affecter une audace trop vaine, Un sujet peut vanter les attraits d’une reine, Du roi qui me choisit heureux ambassadeur, Je puis, en vous voyant, vous promettre son cœur. Pour un hymen si beau, tout parle, tout vous presse. De nos vastes états souveraine maîtresse, En impuissants efforts, en murmures jaloux, Laissez de votre frère éclater le courroux. Qu’il redoute, lui-même, une sœur outragée, Qui n’a qu’à dire un mot, et qui sera vengée. Au nom d’iarbe seul vos ennemis tremblants Respecteront vos murs encore chancelants. Lui seul peut désormais assurer votre empire. Terminez, grande reine, un hymen qu’il désire, Et que toute l’Afrique, instruite de son choix, Adore vos attraits et chérisse vos lois.
DIDON Lorsque, du sort barbare innocente victime, J’ai fui loin de l’Asie un frère qui m’opprime, Je ne m’attendais pas qu’un fils du roi des dieux Voulût m’associer à son rang glorieux. Je dis plus ; j’avouerai que cette préférence Exigeait de mon cœur plus de reconnaissance : Mais, tel est aujourd’hui l’effet de mon malheur, Didon ne peut répondre à cet excès d’honneur. Qu’importe à votre roi l’hymen d’une étrangère ? Faut-il que mes refus excitent sa colère ? Sauver mes jours proscrits, rendre heureux mes sujets, Avec les rois voisins entretenir la paix, C’est tout ce que j’espère, ou que j’ose prétendre. Un jour mes successeurs pourront plus entreprendre ; C’en est assez pour moi : mais je ne règne pas Pour donner lâchement un maître à mes états.
IARBE Vos états ?… Mais, enfin, puisqu’il faut vous le dire, Madame, dans quels lieux fondez-vous un empire ? Ce roi qui vous recherche, et que vous dédaignez, Vous demande aujourd’hui de quel droit vous régnez. Ce rivage et ce port, compris dans la Lybie, Ont obéi longtemps aux rois de Gétulie. Les Tyriens et vous n’ont pu les occuper, Sans les tenir d’Iarbe, ou sans les usurper.
DIDON Ce discours téméraire a de quoi me surprendre : Vous abusez du rang qui me force à l’entendre. Ministre audacieux, sachez que votre roi, Sans doute, est mon égal mais ne peut rien sur moi. Par d’étranges hauteurs ce monarque s’explique ! Prétend-il disposer des trônes de l’Afrique ? Eh ! Quel droit plus qu’un autre a-t-il de commander ? Les empires sont dûs à qui sait les fonder. Cependant, quelle haine, ou quelle méfiance Armerait contre moi votre injuste vengeance ? De quoi vous plaignez-vous, et quel crime ont commis D’infortunés soldats à mes ordres soumis ? Ont-ils troublé la paix de vos climats stériles ? Ont-ils brûlé vos champs et menacé vos villes ? Que dis-je ? Ce rivage où les vents et les eaux, D’accord avec les dieux, ont poussé mes vaisseaux ; Ces bords inhabités, ces campagnes désertes Que sans nous la moisson n’aurait jamais couvertes ; Des sables, des torrents et des monts escarpés, Voilà donc ces pays, ces états usurpés ?… Mais devrais-je, à vos yeux, rabaissant ma couronne, Justifier le rang que le destin me donne ? Les rois, comme les dieux, sont au-dessus des lois. Je règne ; il n’est plus temps d’examiner mes droits.
IARBE
Cette fierté m’apprend ce qu’il faut que je pense. Ainsi d’un roi vainqueur vous bravez la puissance ? Déjà prête à partir la foudre est dans ses mains, Madame. Toutefois, forcé par vos dédains, Forcé par son honneur de punir une injure Qui de tous ses sujets excite le murmure, S’il pense à se venger, je connais bien son cœur, Croyez que ses regrets égalent sa fureur. Mais vous l’avez voulu ; votre injuste réponse Ne permet plus…
DIDON l’interrompant. J’entends, et vois ce qu’on m’annonce. Je sais combien les rois doivent être irrités D’une paix, d’un hymen trop souvent rejetés ; Un refus est pour eux le signal de la guerre. Autour de mes remparts ensanglantez la terre : Iarbe, je le vois, est tout prêt d’éclater ; Je l’attends sans me plaindre et sans le redouter.
IARBE Ah ! Je ne sais que trop les raisons… Mais, madame, Je devrais respecter les secrets de votre âme. J’en ai trop dit peut-être ; excusez un sujet Qu’entraîne pour son prince un amour indiscret. Je vous laisse. à vos yeux mon zèle a dû paraître, et j’apprendrai bientôt vos refus à mon maître.
Il sort.
ACTE I Scène III
Didon, Madherbal, Elise, Barce, Suite
DIDON à part. Il faudra donc payer le tribut de mon rang, Et pour régner en paix verser des flots de sang ?… Affreux destin des rois !… mais la gloire l’ordonne…
à Madherbal.
Vous, ministre guerrier, l’appui de ma couronne, C’est à vous de pourvoir au salut de l’état.
MADHERBAL Madame, je réponds du peuple et du soldat. S’ils craignent, c’est pour vous et non pas pour eux-mêmes. Soumis, avec respect, à vos ordres suprêmes…
DIDON l’interrompant. Qu’ils m’aiment seulement ; c’est là tout mon espoir. Malheur aux souverains obéis par devoir ! Qu’importe que l’on meure en servant leur querelle, Si dans le fond des cœurs, la haine éteint le zèle ? Autour de nous la guerre allume son flambeau ; Mes refus sur Carthage attirent ce fléau : Que diront mes sujets ?
MADHERBAL Ils combattront, Madame… Mais, puisque vous voulez pénétrer dans leur âme, Lire leurs sentiments et connaître leurs vœux, J’obéis à ma reine et vais parler pour eux. Ils pensaient que le nœud d’une auguste alliance Pouvait seul affermir votre faible puissance, Vous assurer un trône élevé par vos mains. Voyez dans quels climats vous fixent les destins. Contre les noirs projets de votre injuste frère Pensez-vous que les flots vous servent de barrière ? Les pavillons de Tyr sont les rois de la mer. Ici les Africains, peuple indomptable et fier ; Plus loin d’affreux écueils, des rochers et des sables, D’un pays inconnu limites effroyables, De stériles déserts, de vastes régions Que l’œil ardent du jour brûle de ses rayons, Sont d’éternels remparts, dans l’état où nous sommes, Entre tous vos sujets et le reste des hommes. Pour mettre en sûreté votre sceptre et vos jours, Aux autels de l’hymen implorez du secours. Votre gloire en dépend, encor plus que la nôtre. Au bonheur d’un époux daignez devoir le vôtre : Daignez au rang suprême associer un roi.
DIDON J’estime vos conseils, autant que je le dois. Je les ai prévenus… mais quel choix puis-je faire ?
MADHERBAL Un héros seul, sans doute, est digne de vous plaire. Les plus grands rois du monde en seraient honorés. D’ennemis furieux nous sommes entourés. L’étendard de la guerre et le son des trompettes Vous avertit assez des périls où vous êtes. Du moins, que votre époux ait plus que des aïeux : Qu’il soit, si vous voulez, issu du sang des dieux ; Mais qu’il ait des soldats, des villes, des provinces. Votre hymen est brigué par tant d’illustres princes. Par leurs ambassadeurs tous vous offrent leurs vœux : C’est régner sur les rois que de choisir entr’eux ; Mais choisissez, madame, et qu’un digne hyménée. De vos jours opprimés change la destinée. Se peut-il qu’un héros, qu’un jeune souverain, Qu’un fils de Jupiter vous sollicite en vain ?
DIDON l’interrompant. C’est assez ; et je rends grâce au zèle D’un ami, d’un ministre et d’un guerrier fidèle. Je dois répondre aux vœux du peuple et de la cour, Et vous saurez mon choix avant la fin du jour. Maderbhal sort.
ACTE I Scène IV
Didon, Elise, Barcé
DIDON à part. Hélas ! Il est écrit avec des traits de flamme Ce choix tant combattu, ce choix qu’a fait mon âme ! Mon malheureux secret n’est que trop dévoilé ; Mes yeux et mes soupirs l’ont assez révélé… à Elise et à Barcé. Ô vous à qui mon cœur s’ouvre avec confiance ! Vous dont les soins communs ont formé mon enfance, Compagnes qui faisiez la douceur de mes jours, Devant vous à mes pleurs je donne un libre cours.
ÉLISE Eh ! Pourquoi consumer vos beaux jours dans les larmes ? Ce triste désespoir est-il fait pour vos charmes ? Sujette dans l’Asie et reine en ces climats, Les hommages des rois accompagnent vos pas. Le choix que vous ferez affermira sans doute Cet empire naissant que l’Afrique redoute. Vous pouvez être heureuse, et vous versez des pleurs !
BARCÉ Qui l’eût cru que l’amour causerait vos malheurs, Vous que, depuis la mort de votre époux Sichée, Tant de superbes rois ont en vain recherchée ? Échappé du courroux de Neptune et de Mars, Un étranger paraît ; il charme vos regards. Vous l’aimez aussitôt que le sort vous l’envoie.
DIDON Oui, je l’aime ; et mon âme est pour jamais la proie De la divinité dont il reçut le jour. Je reconnais sa mère à mon funeste amour. Car ne présumez pas qu’en secret satisfaite, Votre reine elle-même ait hâté sa défaite : J’ai combattu longtemps, et, dans ces premiers jours, La mort même et l’enfer venaient à mon secours. Tremblante de frayeur, de remords déchirée, Aux mânes d’un époux je me croyais livrée ; Mais ces tristes objets sont enfin disparus. Énée est dans mon cœur ; les remords n’y sont plus… Hélas ! Avec quel art il a su me surprendre ! Chaque instant qu’attachée au plaisir de l’entendre J’écoutais le récit de ces fameux revers Qui du nom des Troyens remplissent l’univers, Malgré le nouveau trouble élevé dans mon âme, Je prenais pour pitié les transports de ma flamme. Quelle était mon erreur, et qu’il est dangereux De trop plaindre un héros aimable et malheureux !…
à part.
Amour, que sur nos cœurs ton pouvoir est extrême !… [
à Elise.
Même après le danger on craint pour ce qu’on aime… Je crois voir les combats que j’entends raconter ; Je frémis pour Énée et je cours l’arrêter. Tantôt sous ces remparts que la Grèce environne, Je le vois affronter les fureurs de Bellone ; Je le suis, et des Grecs défiant le courroux, Je prétends sur moi seule attirer tous leurs coups. Mais bientôt sur ses pas je vole épouvantée Dans les murs saccagés de Troie ensanglantée. Tout n’est à mes regards qu’un vaste embrasement ; À travers mille feux je cherche mon amant. Je tremble que du ciel la faveur ralentie N’abandonne le soin d’une si belle vie ; Mes vœux des immortels implorent le secours… Toutefois, au moment de voir trancher ses jours Dans ce dernier combat où l’entraîne la gloire, Je crains également sa mort ou sa victoire. Je crains que des Troyens relevant tout l’espoir, Il ne m’ôte à jamais le bonheur de le voir…
à part.
Ilion, à ton sort mes yeux donnent des larmes ; Mais pardonne à l’amour qui cause mes alarmes : De ta chute aujourd’hui je rends grâces aux dieux, Puisque c’est à ce prix qu’Énée est en ces lieux !
ÉLISE Le bonheur de ma reine est tout ce qui me flatte ; Mais, puisqu’il faut enfin que votre amour éclate, Songez à prévenir le barbare courroux D’un frère qui vous hait et d’un rival jaloux… Puissent des Phrygiens la force et le courage Soutenir dignement le destin de Carthage ! Puisse leur alliance…
DIDON l’interrompant. Oui, je vais déclarer Un hymen que mon cœur ne veut plus différer… Quoi ! Du rang où je suis, déplorable victime, Faut-il sacrifier un amour légitime ? Et, nourrissant toujours d’ambitieux projets, Immoler mon repos à de vains intérêts ? N’ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême : Trop de tourments divers suivent le diadème ; Et le destin des rois est assez rigoureux Sans que l’amour les rende encor plus malheureux !
ACTE II Scène I
Enée, Achate
ÉNÉE Tandis que de sa cour la reine environnée Aux chefs des Tyriens apprend notre hyménée, Cher Achate, je puis t’ouvrir en liberté Les secrets sentiments de mon cœur agité. En vain à mes désirs tout semble ici répondre : L’inflexible destin se plaît à me confondre. Je ne sais quel remords me trouble nuit et jour : Les jeux et les plaisirs règnent dans cette cour, Cependant son éclat m’importune et me gêne ; Je jouis à regret des bienfaits de la reine : Par mille soins divers je me sens déchirer. Que m’annonce ce trouble et qu’en dois-je augurer ? Quoi ! De ces lieux encor faudra-t-il que je parte ? Se peut-il que le ciel, que Junon m’en écarte, Que je sois sans asile, et que les seuls Troyens Perdent dans l’univers le droit de citoyens ?
ACHATE Je ne reconnais point Énée à ce langage. Ah ! Rougissez plutôt des bienfaits de Carthage. Non, ce n’est point l’amour, c’est la guerre, seigneur, Qui seule d’un héros doit payer la valeur. Hâtez-vous de poursuivre une illustre conquête… Eh quoi ! Vous balancez ? Quel charme vous arrête ? Qu’est devenu ce cœur si grand, si généreux Que n’étonna jamais le sort le plus affreux ? ÉNÉE Depuis que dans le sang des peuples de Pergame Ménélas a puni les crimes de sa femme, Et qu’aux bords ravagés par les Grecs triomphants Les cendres d’Ilion sont le jouet des vents, J’ai conduit, j’ai traîné de rivage en rivage Le reste des Troyens échappés du carnage. Nous avons cru cent fois arriver dans ces lieux Que nous avaient promis les ministres des dieux ; Mais tu sais comme alors d’invincibles obstacles Démentaient à nos yeux le prêtre et les oracles. Ici l’onde en fureur nous éloignait du bord ; Là, par un vent plus doux, conduit jusques au port, J’ai vu des nations ensemble conjurées, Les armes à la main, nous fermer leurs contrées. Plus loin, quand mes soldats accablés de travaux Commençaient à goûter les douceurs du repos, Qu’ils vivaient sans alarme et traçaient avec joie Les temples et les murs d’une seconde Troie, Je vis les dieux, armés de foudres et d’éclairs, Aux Troyens effrayés parler du haut des airs, Et la contagion, pire que le tonnerre, Couvrir d’un souffle impur la face de la terre. Il fallut s’éloigner de ces bords infectés. Ainsi, dans l’univers proscrits, persécutés, Victimes des rigueurs d’une injuste déesse, Énée et les Troyens trouvent partout la Grèce. Touché de nos malheurs, un seul peuple aujourd’hui Nous reçoit dans ses murs, nous offre son appui. Crois-tu que mes soldats, qui jouissent à peine De l’asile et des biens qu’ils doivent à la reine, S’il faut abandonner ces fortunés climats Et braver sur les flots les horreurs du trépas, Reconnaissent ma voix et quittent sans murmure Le repos précieux que Didon leur assure, Pour aller sur mes pas en de sauvages lieux Importuner encor les oracles des dieux ?
ACHATE Obéir à son roi n’est pas un sacrifice. Seigneur, à vos soldats rendez plus de justice. Le malheur, votre exemple en ont fait des héros : Présentez-leur la gloire, ils fuiront le repos. Mais vous-même, s’il faut vous parler sans contrainte, Le refus des Troyens n’est pas la seule crainte Qui retient en ces lieux vos désirs et vos pas : Un soin plus séduisant…
ÉNÉE l’interrompant. Je ne m’en défends pas ; Je brûle pour Didon. Sa vertu magnanime N’a que trop mérité mes feux et mon estime ! Je ne sais si mon cœur se flatte en son amour, Mais peut-être le ciel m’appelait à sa cour. Son malheur est le mien, ma fortune est la sienne ; Elle fuit sa patrie, et j’ai quitté la mienne. Le fier Pygmalion poursuit les Tyriens ; Les Grecs de toutes parts accablent les Troyens. L’un à l’autre connus par d’affreuses misères, Le destin nous rassemble aux terres étrangères ; Et peut-on envier à deux cœurs malheureux Le funeste rapport qui les unit tous deux ? Que dis-je ? Sans Didon, sans ses soins favorables, D’Ilion fugitif les restes méprisables, Inconnus dans ces lieux, sans vaisseaux, sans secours, Sur un rivage aride auraient fini leurs jours. As-tu donc oublié comme, après le naufrage, Nous crûmes sur ces bords tomber dans l’esclavage ? Les Tyriens en foule accompagnaient nos pas, Et déjà contre nous ils murmuraient tout bas. Sur un trône brillant leur jeune souveraine Rendit d’abord le calme à mon âme incertaine. Ses regards, ses discours, garants de sa bonté, Cet air majestueux, cette douce fierté, Ces charmes dont l’éclat, digne ornement du trône, Sur le front d’une reine embellit la couronne, Les hommages flatteurs d’une superbe cour, Tout m’inspirait déjà le respect et l’amour. Avec quelle douceur, écoutant ma prière, Dans le noble appareil d’une pompe guerrière, Cette reine, sensible au récit de mes maux, Promit de terminer le cours de nos travaux ! Les effets chaque jour ont suivi sa promesse. Achate, je dois tout aux soins de sa tendresse. Eh ! Puis-je refuser mon cœur à ses attraits, Quand ma reconnaissance est due à ses bienfaits ?
ACHATE Tel est d’un cœur épris l’aveuglement extrême ! Il se fait un plaisir de s’abuser lui-même ; Et le vôtre, seigneur, qui cherche à s’éblouir, Court après le danger quand il devrait le fuir. Déjà, tout occupé de sa grandeur future, D’un trop honteux repos votre peuple murmure : Il croit que chaque instant retarde ses destins, Si la gloire une fois…
ÉNÉE l’interrompant. Eh ! C’est ce que je crains. Je ne trahirai point cette gloire inhumaine ; Mais mon cœur sait aussi ce qu’il doit à la reine… Je la vois… laisse-nous. Trop heureux en ce jour Si je puis accorder et l’honneur et l’amour !
Achate sort.
ACTE II Scène II
Didon, Énée, Elise
DIDON à Énée.
Seigneur, il était temps que ma bouche elle-même Aux peuples de Carthage apprît que je vous aime, Et qu’un nœud solennel, gage de notre foi, Devait aux yeux de tous vous engager à moi. À cet heureux hymen je vois que tout conspire, Le salut des Troyens, l’éclat de mon empire. Ce n’est pas l’amour seul dont le tendre lien Doit unir à jamais votre sort et le mien : Un intérêt commun aujourd’hui nous engage. Je termine vos maux : vous défendrez Carthage ; Et malgré tant de rois contre nous irrités, Vous saurez affermir le trône où vous montez. Cher prince, qu’il est doux pour mon cœur, pour le vôtre, Que notre sort dépende et de l’un et de l’autre, Et qu’un lien charmant, l’objet de tous nos vœux, Finisse nos malheurs en couronnant nos feux !
ÉNÉE Ah ! C’est de tous les biens le plus cher à mon âme ! Quel comble à vos bienfaits ! Quel bonheur pour ma flamme ! à part. Quoi ! Je serais à vous ?… espoir trop enchanteur, Ne seras-tu pour moi qu’une flatteuse erreur ?… à Didon. Mais ma crainte peut-être en secret vous offense : Pardonnez ; le malheur nourrit la défiance… Ah ! Si je disposais des jours que je vous dois, Et si tous les Troyens pensaient comme leur roi…
DIDON l’interrompant. Que dites-vous, seigneur ? Quelle alarme nouvelle…
ÉNÉE l’interrompant. S’il faut périr pour vous, je réponds de leur zèle ; Mais je vous aime trop pour rien dissimuler. Ma princesse… Il hésite.
DIDON Achevez. Vous me faites trembler.
ÉNÉE Vous voyez sur ces bords le déplorable reste D’un peuple si longtemps à ses vainqueurs funeste. Cependant, accablé du malheur qui le suit, Malgré l’abaissement où le ciel l’a réduit, Malgré tant d’ennemis obstinés à sa perte, Et la mort tant de fois à ses regards offerte, Ce reste fugitif, ce peuple infortuné À soumettre les rois croit être destiné. Les Troyens sur mes pas veulent se rendre maîtres Des climats où jadis ont régné leurs ancêtres. L’Ausonie est ce lieu si cher à leurs désirs. Leurs chefs osent déjà condamner mes soupirs. Je tremble que du ciel les sacrés interprètes Ne joignent leur suffrage à ces rumeurs secrètes, Et qu’un zèle indiscret, échauffant les esprits, Ne porte jusqu’à moi la révolte et les cris. Tel est du préjugé le pouvoir ordinaire ; Il soumet aisément le crédule vulgaire ; Courageux sans honneur, scrupuleux sans vertu, Souvent, dans les transports dont il est combattu, Le soldat entraîné sur la foi d’un oracle, Du respect pour les rois foule à ses pieds l’obstacle, Cède, sans la connaître, à la religion, Et se fait un devoir de la rébellion… Ah ! Si le même jour où mon âme contente Se promet un bonheur qui passait mon attente, Si, dans le moment même où vous me l’annoncez, Voyant Didon changer de visage. Une gloire barbare… hélas ! Vous frémissez !
DIDON Qu’ai-je entendu, cruel ? Quel funeste langage !… Le trouble de mon cœur m’en apprend davantage. Quoi ! Cet hymen si doux, si cher à nos souhaits, Serait donc traversé par vos propres sujets ? Je voulais les combler et de biens et de gloire ; Ils veulent donc ma mort ?
ÉNÉE Non, je ne puis le croire. Enchantés du repos que vous leur assurez, Ils vous verront, madame, et vous triompherez. Mon cœur qui s’attendrit souffre à regret l’idée Du trouble dont votre âme est déjà possédée… Je vous quitte : il est temps d’instruire les Troyens Du nœud qui les unit aux soldats Tyriens. Mais dût le ciel lui-même, inspirant ses ministres, Ne m’annoncer ici que des ordres sinistres, Ni les dieux offensés ni le destin jaloux Ne m’ôteront l’amour dont je brûle pour vous.
Il sort.
ACTE II Scène III
Didon, Elise
DIDON Élise, que deviens-je et quel trouble m’agite ? Quel soupçon se présente à mon âme interdite ? De quel malheur fatal vient-il me menacer ? Énée ! Ô ciel !… Non, non, je ne puis le penser. Il m’aime ; il ne veut point trahir une princesse Qui par mille bienfaits lui prouve sa tendresse. Mais, lorsque notre hymen doit faire son bonheur, Quel noir pressentiment fait naître sa terreur ?… à part. Est-ce toi, peuple ingrat ?… Est-ce vous, cher Énée, Qui trompez sans pitié mon âme infortunée ? Qui dois-je soupçonner ? Quels maux dois-je prévoir ? Conspirez-vous ensemble à trahir mon espoir ? Tendre ou perfide amant !… Fatale incertitude !
ÉLISE Soupçonner un héros de tant d’ingratitude, Quand vos bienfaits sur lui versés avec éclat…
DIDON l’interrompant. En amour un héros n’est souvent qu’un ingrat. Hélas ! Après l’espoir dont je m’étais flattée, Dans quel gouffre d’horreurs suis-je précipitée ! Je m’attends désormais aux plus sensibles coups ; J’ignore mes malheurs et dois les craindre tous.
ÉLISE Ah ! Du choix des Troyens vos faveurs vous répondent, Et contre leurs destins les vôtres vous secondent. Assez et trop longtemps leur empire détruit, Un pays ignoré qui sans cesse les fuit, Ont causé leurs regrets, nourri leur espérance ; Croyez que le repos, les plaisirs, l’abondance Effaceront bientôt de ces cœurs prévenus Une ville brûlée et des bords inconnus.
DIDON Non ; il faut qu’avec lui mon âme s’éclaircisse… J’y vole… un seul instant redouble mon supplice… Mais, que nous veut Barcé ?
ACTE II Scène IV
Didon, Elise, Barcé
BARCÉ Prêt à quitter ces lieux, L’ambassadeur demande à paraître à vos yeux, Madame, il suit mes pas, et vient pour vous instruire D’un secret important au bien de cet empire.
DIDON à part. Quoi ! Dans le moment même où mon cœur désolé Cherche à vaincre l’ennui dont il est accablé ; Quand je sens augmenter la douleur qui me presse, Faut-il qu’à mes regards un étranger paraisse ? Il lira dans mes yeux mon triste désespoir ; Et peut-être mes pleurs… n’importe, il faut le voir… Que vous êtes cruels, soins attachés au trône, Et que vous vendez cher le pouvoir qu’il nous donne !… à Elise. Par la contrainte affreuse où je suis malgré moi, Élise, tu connais quel est le sort d’un roi. Ce faste dont l’éclat l’environne sans cesse N’est qu’un dehors pompeux qui cache sa faiblesse. Sous la pourpre et le dais nous bravons l’univers… Je vais parler en reine, et mon cœur est aux fers… à Barcé. Appelez ce numide… à Elise. Et vous, qu’on se retire. Barcé sort d’un côté, et Élise d’un autre. Que vient-il m’annoncer ?… Que pourrai-je lui dire ?
ACTE II Scène V
Didon, Iarbe
IARBE Iarbe aux Phrygiens est donc sacrifié, Madame ? Votre hymen est enfin publié. C’est peu que d’un refus l’ineffaçable outrage D’un monarque puissant irrite le courage ; Un guerrier, qui jamais ne l’aurait espéré, À l’amour d’un grand roi se verra préféré ! Du moins, si votre cœur, sans désirs et sans crainte, Pour toujours de l’hymen avait fui la contrainte !… Mais de ce double affront l’éclat injurieux N’armera pas en vain un prince furieux… Achevez, sans rougir, ce fatal hyménée ; Bravez toute l’Afrique et couronnez Énée ; Il sera votre époux, il défendra vos droits, Et bientôt, défiant le courroux de nos rois, Suivi de ses Troyens…
DIDON l’interrompant. Je m’abuse peut-être. Vous pouvez, cependant, rejoindre votre maître ; C’est à lui de choisir ou la guerre ou la paix : J’aime, j’épouse Énée, et mes soldats sont prêts.
IARBE Oui, madame, il choisit ; et vous verrez sans doute, Éclater des fureurs que pour vous je redoute… Vous épousez Énée ! Et votre bouche, ô ciel ! Me fait avec plaisir un aveu si cruel… à part. Ne tardons plus, suivons le courroux qui m’entraîne.
DIDON Oubliez-vous qu’ici vous parlez à la reine ?
IARBE À ma témérité reconnaissez un roi.
DIDON Quoi ! Se peut-il qu’Iarbe ?…
IARBE l’interrompant. Oui, cruelle ! C’est moi. Dès mes plus jeunes ans, par le destin contraire, Conduit dans les climats où règne votre frère, Je vous vis, vos malheurs firent taire mes feux… Un autre parlerait des tourments rigoureux Qui remplirent depuis une vie odieuse, Qui ne saurait sans vous être jamais heureuse. Je ne viens point ici, de moi-même enivré, Vous faire de ma flamme un aveu préparé ; Peu fait à l’art d’aimer, j’ignore ce langage Que pour surprendre un cœur l’amour met en usage. Je laisse à mes rivaux les soupirs, les langueurs, Du luxe asiatique hommages séducteurs, Vains et lâches transports dont la vertu murmure, Qu’enfante la mollesse et que suit le parjure. Je vous offre ma main, mon trône, mes soldats. Dites un mot, madame, et je vole aux combats. Je dompterai, s’il faut, l’Afrique et votre frère ; Mais malheur au rival dont l’ardeur téméraire Osera disputer à mon amour jaloux Le bonheur de vous plaire et de vaincre pour vous !
DIDON Seigneur, de votre amour justement étonnée, À de nouveaux revers je me vois condamnée ; Car enfin, quel que soit le transport de vos feux, Mon cœur n’est plus à moi pour écouter vos vœux… Mais, quoi ! Je connais trop cette vertu sévère Dont votre auguste front porte le caractère : Un héros tel que vous, fameux par ses exploits, Dont l’Afrique redoute et respecte les lois, Maître de tant d’états doit l’être de son âme. Voudrait-il, n’écoutant que sa jalouse flamme, D’un amant ordinaire imiter les fureurs ? Non, ce n’est pas aux rois d’être tyrans des cœurs. Montrez-vous fils du dieu que l’olympe révère. J’admire vos exploits ; votre amitié m’est chère ; C’est à vous de savoir si je puis l’obtenir, Ou si de mes refus vous voulez me punir. Si, dans les mouvements du feu qui vous anime, Vous voulez seconder le destin qui m’opprime, Hâtez-vous, signalez votre jaloux transport : Accablez une reine en butte aux coups du sort, Qui, prête à voir sur elle éclater le tonnerre, Peut succomber enfin sous une injuste guerre, Mais que le sort cruel n’abaissera jamais À contraindre son cœur pour acheter la paix. Elle sort. IARBE Dieux ! Quel trouble est le mien ! Le feu qui me dévore, Malgré ses fiers dédains peut-il durer encore ? Où courez-vous, Zama ?
ACTE II Scène VI
Iarbe, Zama
ZAMA Seigneur, songez à vous. On soupçonne qu’Iarbe est caché parmi nous. Un bruit sourd et confus…
IARBE l’interrompant. Il n’est plus temps de feindre : iarbe est découvert ; mais tu n’as rien à craindre.
ZAMA Eh quoi ! Lorsqu’on s’attend à voir, de toutes parts, Vos soldats furieux assiéger ces remparts, Croyez-vous qu’un rival, l’objet de votre haine…
IARBE à part. Malheureux ! Où m’emporte une tendresse vaine ? La rage et le dépit me font verser des pleurs. N’ai-je pu déguiser mes jalouses fureurs ?… Et toi qui dois rougir du feu qui me surmonte, Toi qui devrais venger ma douleur et ma honte, Maître de l’univers, les dédains, les mépris, Si je suis né de toi, sont-ils faits pour ton fils ?
ACTE III Scène I
Iarbe, Madherbal
IARBE Non, tu combats en vain l’amour qui me possède : Une prompte vengeance en est le seul remède. J’estime tes conseils, j’admire ta vertu ; Sous le joug, malgré moi, je me sens abattu. Je vois ce que mon rang me prescrit et m’ordonne : Un excès de faiblesse est indigne du trône. Je sais qu’un souverain, un guerrier, tel que moi, N’est point fait pour céder à la commune loi ; Qu’il faut, loin de gémir dans un lâche esclavage, Que sur ses passions il règne avec courage ; Et qu’un grand cœur, enfin, devrait toujours songer À vaincre son amour plutôt qu’à le venger. Sans doute, et de mes feux je dois rougir peut-être ; Mais la raison nous parle, et l’amour est le maître… Que sais-je ! La fureur ne peut-elle à son tour, Dans un cœur outragé succéder à l’amour ? Ou si je veux en vain surmonter sa puissance, Du moins l’heureux succès d’une juste vengeance Adoucira les soins qui troublent mon repos ; Et c’est toujours un bien que de venger ses maux.
MADHERBAL Je vous plains d’autant plus, que votre cœur lui-même, Seigneur, paraît gémir de sa faiblesse extrême. Ah ! Si votre âme en vain tâche de se guérir, Si vos propres malheurs ne servent qu’à l’aigrir, Brisez avec fierté de rigoureuses chaînes ; Mais n’intéressez point votre gloire à vos peines… Les refus de la reine offensent votre honneur ! Ils arment vos sujets ! Non, je ne puis, seigneur, Dans de pareils transports vous flatter ni vous croire. Qu’a de commun enfin l’amour avec la gloire ? Et le refus d’un cœur est-il donc un affront Qui doive d’un héros faire rougir le front ? Songez…
IARBE l’interrompant. J’aime la reine ; un autre me l’enlève. Ah ! S’il faut malgré moi que leur hymen s’achève, Je ne souffrirai pas qu’heureux impunément Ils insultent ensemble à mon égarement… à part. À quoi me réduis-tu, trop cruelle princesse ? Tu sais comme mon cœur, tout plein de sa tendresse, Venait avec transport offrir à tes appas Un secours nécessaire à tes faibles états ? J’ai voulu contre tous défendre ton empire, Et tu veux me forcer, ingrate ! à le détruire.
MADHERBAL Eh bien ! Suivez, seigneur, ce courroux éclatant, Et d’un combat affreux précipitez l’instant. Baignez-vous dans le sang, frappez votre victime En amant furieux plus qu’en roi magnanime. C’est aux dieux maintenant d’être notre soutien. Je vois, sans en frémir, son danger et le mien. Avec la même ardeur, avec le même zèle Que j’ai parlé pour vous, je périrai pour elle ; Et l’univers peut-être, instruit de ses douleurs, Condamnera vos feux et plaindra ses malheurs.
IARBE Eh ! Que m’importe à moi ce frivole murmure, Pourvu que ma vengeance efface mon injure ! Non, non, d’une maîtresse adorer les rigueurs, Ménager son caprice et respecter ses pleurs, C’est le frivole excès d’une pitié timide, Et qui n’entra jamais dans le cœur d’un Numide. J’exciterai, dis-tu, l’horreur de l’univers ? Eh ! Crois-tu que le dieu qui tonne dans les airs Souffre sans éclater qu’une femme étrangère Au sang de Jupiter indignement préfère Un transfuge échappé des bords du Simoïs, Qui n’a su ni mourir, ni sauver son pays, Et qui n’apporte ici, du fond de la Phrygie, Que les crimes de Troie et les mœurs de l’Asie ? J’en atteste le dieu dont j’ai reçu le jour, Ces superbes remparts, témoin de mon amour, Ces lieux où, dévoré d’une flamme trop vaine, J’ai moi-même essuyé les refus de ta reine, Ne me reverront plus que la flamme à la main Jusque dans ce palais me frayer un chemin. J’assemblerai, s’il faut, toute l’Éthiopie : Dans ses déserts brûlants j’armerai la Nubie ; Des peuples inconnus suivront mes étendards : Un déluge de feu couvrira vos remparts ; Et si ce n’est assez pour les réduire en poudre, Mes cris iront aux cieux, et j’ai pour moi la foudre.
MADHERBAL Juste ciel, qui m’entends, écarte ces horreurs !… apercevant entrer Elise. Élise vient… sait-elle encor tous nos malheurs ?
ACTE III Scène II
Elise, Madherbal
MADHERBAL Enfin voici le jour marqué par nos alarmes, Madame ; c’en est fait, Iarbe court aux armes. Témoin de la fureur qui dévore ses sens, Je viens de recevoir ses adieux menaçants ; Le bruit dans nos remparts va bientôt s’en répandre.
ÉLISE À de pareils transports la reine a dû s’attendre. Je courais, sur vos pas, la chercher en ces lieux… voyant Didon. Je la vois… La douleur est peinte dans ses yeux.
ACTE III Scène III
Didon, Madherbal, Elise
DIDON à Élise. Ah ! Venez rassurer une amante troublée. Des guerriers phrygiens l’élite est assemblée, Leurs prêtres ont déjà fait dresser des autels : Ils entraînent Énée aux pieds des immortels… Élise, autour de lui je ne vois que des traîtres.
ÉLISE Eh quoi ! Soupçonnez-vous la vertu de leurs prêtres ? Qui sait si par leurs soins les volontés du sort Avec tous vos projets ne seront pas d’accord ? Que craignez-vous ?
DIDON Je crains ce que leur bouche annonce. Jamais la vérité ne dicta leur réponse. Je ne sais, mais mon cœur est pénétré d’effroi… Et ce moment peut-être est funeste pour moi.
MADHERBAL Permettez, au milieu de vos tristes alarmes, Qu’un zélé serviteur interrompe vos larmes. Vous devez votre esprit, madame, à d’autres soins : L’amour a ses moments, l’état a ses besoins. D’un Africain jaloux vous concevez la rage ; C’est à nous de songer à prévenir l’orage. Je n’examine plus si l’hymen d’un grand roi, Si cent peuples soumis à votre auguste loi, Vos sujets glorieux étendant leur puissance Jusqu’aux bords où le Nil semble prendre naissance, Si l’avantage enfin de donner à vos fils Jupiter pour aïeul et les dieux pour amis, D’un éclat si flatteur devaient remplir votre âme, Ou du moins quelque temps balancer votre flamme. Avant que votre cœur, pour la dernière fois, Aux yeux mêmes d’Iarbe eût déclaré son choix, J’ai cru devoir vous dire en ministre fidèle Tout ce que m’inspiraient votre gloire et mon zèle ; Et ce n’est qu’à ce prix qu’un sujet plein d’honneur Doit jamais de son maître accepter la faveur. Mais si sa volonté ne peut être changée, N’importe en quels projets son âme est engagée, Résister trop longtemps, ce serait le trahir : C’est aux dieux de juger, aux sujets d’obéir. Ainsi ne pensons plus qu’à la prompte défense Qui peut de l’ennemi confondre l’espérance. Bientôt sur ces remparts tous nos chefs rassemblés Calmeront par mes soins nos citoyens troublés. En vain contre Didon l’Afrique est conjurée ; Du peuple et du soldat ma reine est adorée : Tout peuple est redoutable et tout soldat heureux Quand il aime ses rois en combattant pour eux.
ÉLISE à Didon. Oui, je ne doute point qu’au gré de votre envie Les Tyriens pour vous ne prodiguent leur vie… Mais, quoi ! Vous oubliez qu’un téméraire amour Ose vous menacer jusque dans votre cour ! Je ne le cache point : instruit de cette injure, Autour de ce palais votre peuple murmure. Il demande vengeance, et se plaint hautement Qu’Iarbe dans ces murs vous brave impunément, Et, si l’on en croyait les discours de Carthage, Par votre ordre en ces lieux retenu pour otage…
DIDON l’interrompant. Le retenir ici ! Qu’ose-t-on proposer ? De son funeste amour est-ce à moi d’abuser ? Je sais que des flatteurs les coupables maximes Du nom de politique honorent de tels crimes ; Je sais que, trop séduits par de vaines raisons, Mille fois mes pareils, dans leurs lâches soupçons, Ont violé le droit des palais et des temples : La cour de plus d’un prince en offre des exemples ; Mais un traître jamais ne doit être imité. Moi, qu’oubliant les lois de l’hospitalité, D’un roi dans mon palais j’outrage la personne ! Est-ce aux rois d’avilir l’éclat de la couronne, Nous qui devons donner au reste des humains L’exemple du respect qu’on doit aux souverains ?… à Madherbal. Oui, malgré les malheurs où son courroux nous jette, Allez ; et que ma garde assure sa retraite ; Que ce prince, à l’abri de toute trahison, Accable, s’il le peut, mais respecte Didon. J’aime mieux, au péril d’une guerre barbare, Que l’univers, témoin du sort qu’on me prépare, Condamne un vain excès de générosité, Que s’il me reprochait la moindre lâcheté. Madherbal sort.
ACTE III Scène IV
Didon, Elise
DIDON Ah ! C’est trop retenir ma douleur et mes larmes. Mon amant peut lui seul dissiper mes alarmes… à part. Qu’il tarde à revenir !… et vous, peuples ingrats, Loin de mes yeux encor retiendrez-vous ses pas ?
ÉLISE voyant paraître Énée. Il vient.
DIDON à part. À son aspect que ma crainte redouble ! Tout est perdu pour moi ; je le sens à mon trouble.
ACTE III Scène V
Didon, Énée, Elise
ÉNÉE à part, au fond du théâtre, en apercevant Didon, et en voulant s’éloigner. Dieux ! Je ne croyais pas la rencontrer ici.
DIDON à part. Approchons… mon destin va donc être éclairci !… à Enée, en le retenant. Vous me fuyez, seigneur ?
ÉNÉE Malheureuse princesse, Je ne méritais pas toute votre tendresse.
DIDON Non, je vous aimerai jusqu’au dernier soupir. Mais que dois-je penser ? Je vous entends gémir… Vous détournez de moi votre vue égarée… Ah ! De trop de soupçons mon âme est dévorée… Seigneur !…
ÉNÉE Au désespoir je suis abandonné : Vous voyez des mortels le plus infortuné. Mon cœur frémit encor de ce qu’il vient d’apprendre. Dans le camp des Troyens le ciel s’est fait entendre, Il s’explique, madame, et me réduit au choix D’être ingrat envers vous ou d’enfreindre ses lois. Une voix formidable, aux mortels inconnue, A murmuré longtemps dans le sein de la nue. Le jour en a pâli, la terre en a tremblé ; L’autel s’est entr’ouvert, et le prêtre a parlé. « Étouffe, m’a-t-il dit, une tendresse vaine. Il ne t’est pas permis de disposer de toi. Fuis des murs de Carthage ; abandonne la reine. Le destin pour une autre a réservé ta foi. » Tout le peuple aussitôt pousse des cris de joie. Jugez du désespoir où mon âme se noie ! J’ai voulu vainement combattre leurs projets. On m’oppose du ciel les absolus décrets, Les champs ausoniens promis à notre audace, Et l’univers soumis aux héros de ma race ; Dans un repos obscur Énée enseveli, Ses exploits oubliés, son honneur avili, Des Troyens fugitifs la fortune incertaine, De vos propres sujets le mépris et la haine, Que vous dirai-je enfin ? Accablé de douleur, Déchiré par l’amour, entraîné par l’honneur… Il hésite à poursuivre.
DIDON Qu’avez-vous résolu ?
ÉNÉE Plaignez plutôt mon âme. Tout parlait contre vous, tout condamnait ma flamme, Ma gloire, mes sujets, nos prêtres et mon fils…
DIDON l’interrompant. N’achevez pas, cruel ! Vous avez tout promis !… Où suis-je ? N’est-ce point un songe qui m’abuse ? Est-ce vous que j’entends ? Interdite, confuse, Je sens ma faible voix dans ma bouche expirer. Est-il bien vrai ? Ce jour va donc nous séparer ? Qui me consolera dans mes douleurs profondes ? Mon cœur, mon triste cœur vous suivra sur les ondes ; Et d’une vaine gloire occupé tout entier, Au fond de l’univers vous irez m’oublier !… M’oublier !… Ah ! Cruel ! De quelle affreuse idée Mon âme en vous perdant se verra possédée ! J’ai tout sacrifié, j’ai tout trahi pour vous. Je romps la foi jurée à mon premier époux. Des rois les plus puissants je dédaigne l’hommage ; J’expose pour vous seul le salut de Carthage. Je le fais avec joie, et le ciel m’est témoin Que mon amour voudrait aller encor plus loin… Hélas ! De notre hymen la pompe est ordonnée. Je volais dans vos bras, cher et barbare Énée !… Mais, que dis-je ? Ton sort ne dépend plus de toi. Je t’ai livré mon cœur ; tu m’as donné ta foi. Les serments font l’hymen, et je suis ton épouse. Oui, je la suis, Énée !
ÉNÉE à part. Ô fortune jalouse ! Pouvais-tu m’accabler par de plus rudes coups ?… à Didon. Ah ! Je suis mille fois plus à plaindre que vous ! Vous régnez en ces lieux ; ce trône est votre ouvrage : Le ciel n’a point proscrit les remparts de Carthage. Il les voit s’élever, et ne vous force pas D’aller de mers en mers chercher d’autres états. Le soin de gouverner un peuple qui vous aime, L’éclat et les attraits de la grandeur suprême Effaceront bientôt une triste amitié Que nourrissait pour moi votre seule pitié ; Et moi, jusqu’au tombeau j’aimerai ma princesse : Mon cœur vers ces climats revolera sans cesse, Climats trop fortunés où l’on vit sous vos lois ! Hélas ! Si de mon sort j’avais ici le choix, Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie, Je tiendrais de vos mains un sceptre, une patrie. Les dieux m’ont envié le seul de leurs bienfaits Qui pouvait réparer tous les maux qu’ils m’ont faits… Adieu ! Vivez heureuse et régnez dans l’Afrique.
DIDON Ainsi vous remplirez ce décret tyrannique, Cet oracle fatal, si souvent démenti ? Mon espoir, mes projets, tout est anéanti ? Ni l’état déplorable où l’amour m’a réduite, Ni la mort qui m’attend n’arrêtent votre fuite. Vous rompez, sans gémir, les liens les plus doux… Mais pour votre départ quel temps choisissez-vous ? Nul vaisseau n’ose encor reparaître sur l’onde ; Voyez ce ciel obscur et cette mer qui gronde !… Ah ! Prince, quand ces murs défendus par Hector, Quand ce même Ilion subsisterait encor, Dans les tombeaux de l’onde iriez-vous chercher Troie ? Attendez que des mers le ciel ouvre la voie ; Et puisqu’il faut, enfin, vous perdre pour toujours, Que je vous perde, au moins, sans craindre pour vos jours !
ÉNÉE À vos désirs, aux miens le ciel est inflexible. Hélas ! Si vous m’aimez, montrez-vous moins sensible. Obéissez en reine aux volontés du sort. Rien ne peut des Troyens modérer le transport Effrayés par l’oracle et pleins d’un nouveau zèle, Ils volent, dès ce jour, où le ciel les appelle. Moi-même vainement je voudrais arrêter Des sujets contre moi prompts à se révolter. Voyant l’altération que son discours porte dans les traits de Didon Je les verrais bientôt… mais, quel sombre nuage, Madame, en ce moment trouble votre visage ? Vous ne m’écoutez plus, vous détournez les yeux !
DIDON Non, tu n’es point le sang des héros, ni des dieux. Au milieu des rochers tu reçus la naissance ; Un monstre des forêts éleva ton enfance, Et tu n’as rien d’humain que l’art trop dangereux De séduire une femme et de trahir ses feux. Dis-moi, qui t’appelait aux bords de la Lybie ? T’ai-je arraché moi-même au sein de ta patrie ? Te fais-je abandonner un empire assuré, Toi qui, dans l’univers, proscrit, désespéré, Environné partout d’ennemis et d’obstacles, Serais encor sans moi le jouet des oracles ? Les immortels, jaloux du soin de ta grandeur, Menacent tes refus de leur courroux vengeur ?… Ah ! Ces présages vains n’ont rien qui m’épouvante : Il faut d’autres raisons pour convaincre une amante. Tranquilles dans les cieux, contents de nos autels, Les dieux s’occupent-ils des amours des mortels ? Notre cœur est un bien que leur bonté nous laisse ; Ou si jusques à nous leur majesté s’abaisse, Ce n’est que pour punir des traîtres comme toi, Qui d’une faible amante ont abusé la foi. Crains d’attester encor leur puissance suprême : Leur foudre ne doit plus gronder que sur toi-même… Mais tu ne connais point leur austère équité, Tes dieux sont le parjure et l’infidélité.
ÉNÉE Hélas ! Que vos transports ajoutent à ma peine ! Moi-même je succombe, et mon âme incertaine Ne saurait soutenir l’état où je vous vois…
DIDON l’interrompant. Adieu, cruel ! Pour la dernière fois. Va, cours, vole au milieu des vents et des orages ; Préfère à mon palais les lieux les plus sauvages ; Cherche, au prix de tes jours, ces dangereux climats Où tu ne dois régner qu’après mille combats. Hélas ! Mon cœur charmé t’offrait dans ces asiles Un trône aussi brillant et des biens plus tranquilles. Cependant, tes refus ne peuvent me guérir ; Mes pleurs et mes regrets, qui n’ont pu t’attendrir, Loin d’éteindre mes feux, les redoublent encore… Je devrais te haïr, ingrat ! Et je t’adore. Oui, tu peux sans amour t’éloigner de ces bords ; Mais ne crois pas, du moins, me quitter sans remords. Ton cœur fût-il encor mille fois plus barbare, Tu donneras des pleurs au jour qui nous sépare ; Et, du haut de ces murs témoins de mon trépas, Les feux de mon bûcher vont éclairer tes pas.
ÉNÉE voulant la retenir. Ah ! Madame, arrêtez…
DIDON l’interrompant. Ah ! Laisse-moi, perfide !
ÉNÉE Où courez-vous ? Souffrez que la raison vous guide.
DIDON Va, je n’attends de toi ni pitié, ni secours. Tu veux m’abandonner, que t’importent mes jours ?
ÉNÉE Eh bien ! Malgré les dieux, vous serez obéie…
Didon sort avec Élise.
ÉNÉE Elle fuit… arrêtez… prenons soin de sa vie. Il fait quelque pas pour suivre Didon.
ACTE III Scène VI
Énée, Achate.
ACHATE arrêtant Énée. Seigneur, les Phrygiens n’attendent que leur roi. Partons ; le ciel l’ordonne.
ÉNÉE Achate, laisse-moi. Le ciel n’ordonne pas que je sois un barbare. Il sort.
ACHATE Que vois-je ?… quel transport de son âme s’empare ?… Courons ; sachons les soins dont il est combattu… Dieux ! Faut-il que l’amour surmonte la vertu !
ACTE IV Scène I
Madherbal & Achate
MADHERBAL Où courez-vous, Achate ?
ACHATE. Où mon devoir m’entraîne ; Vous enlever mon prince et sauver votre reine.
MADHERBAL Quel est donc ce discours ? Expliquez-vous.
ACHATE Craignez Un peuple, des soldats, justement indignés. La voix d’un dieu vengeur a tonné sur leurs têtes. D’un hymen qu’il condamne interrompez les fêtes. Le ciel arrache Énée aux transports de Didon. Et les débris de Troie aux enfants de Sidon. Obéissez aux dieux et rendez-nous Énée.
MADHERBAL Ah ! Puisse-t-il bientôt remplir sa destinée ? Puisse-t-il, consolé de ses premiers malheurs, Du ciel qui le protège épuiser les faveurs, Enchaîner à jamais la fortune volage, Et régner glorieux ailleurs que dans Carthage !
ACHATE Est-ce vous que j’entends, Madherbal ?
MADHERBAL Oui, c’est moi, Qui gémis sur la reine et qui plains votre roi. Le sort ne les fit point pour être heureux ensemble. Je déplore avec vous le nœud qui les assemble. Nœud funeste et cruel, que l’amour en courroux A formé pour les perdre et nous détruire tous ! Énée est un héros que l’univers admire ; Mais d’une jeune reine il renverse l’empire. La gloire, la pitié, tout presse son départ. S’il diffère d’un jour, il partira trop tard.
ACHATE Je ne puis vous cacher ma joie et ma surprise. Ministre vertueux, pardonnez la franchise D’un soldat qui jugeait de vous par vos pareils. Favori de la reine, âme de ses conseils, Et par elle, sans doute, instruit de sa tendresse, J’ai cru que vous serviez ou flattiez sa faiblesse. L’absolu ministère est remis dans vos mains ; J’ai vu tous les apprêts d’un hymen que je crains, Et pouvais-je ?…
MADHERBAL l’interrompant. Eh ! Voilà le destin des ministres ! Victimes de discours, de jugements sinistres ; Coupables, si l’on croit le peuple et le soldat, Des faiblesses du prince et des maux de l’état… Emplois trop enviés que la foudre environne !… Heureux qui voit de loin l’éclat de la couronne ! Heureux qui pour son roi plein de zèle et d’amour Le sert dans les combats et jamais à la cour ! Nous sommes menacés d’une attaque prochaine : Je venais de mes soins rendre compte à la reine. Je n’ai pu pénétrer au fond de son palais. Cependant, nos soldats, nos citoyens sont prêts. Daignent les justes dieux soutenir sa querelle ! Contre tant d’ennemis que pourrait notre zèle ?… La porte s’ouvre… On vient… C’est votre roi qui sort… J’ai rempli mon devoir et n’attends que la mort. Il s’éloigne.
ACTE IV Scène II
Énée, Achate, Élise.
ÉNÉE à Elise Élise, que la reine étouffe ses alarmes : Énée à ses beaux yeux a coûté trop de larmes. Je cours aux Phrygiens déclarer mes projets, D’un départ trop fatal détruire les apprêts ; Et bientôt, ramené par l’amour le plus tendre, J’irai, plein de transports, la revoir et l’entendre, D’un hymen désiré presser les doux liens, Et porter à ses pieds l’hommage des troyens. Elle sort.
ACTE IV Scène III
Énée & Achate.
ACHATE Dieux ! Le permettrez-vous ?… seigneur, votre présence Me rend, tout à la fois, la vie et l’espérance. Vos vaisseaux séparés couvrent déjà les mers : Les cris des matelots font retentir les airs ; Un jour plus pur nous luit, et le vent nous seconde. Hâtons-nous. Vos soldats, prêts à voler sur l’onde, De leur chef, en secret, accusent la lenteur.
ÉNÉE J’ai vu la reine, Achate, et l’amour est vainqueur !
ACHATE Que dites-vous, l’amour ?… ah ! Je ne puis vous croire. Non, l’amour n’est point fait pour étouffer la gloire. Elle parle, elle ordonne : il lui faut obéir. Ce n’est pas vous, seigneur, qui devez la trahir.
ÉNÉE Je n’ai que trop prévu ta plainte et tes reproches : Ton maître en ce moment redoutait tes approches… Mais que veux-tu ? L’amour fait taire mes remords, Et dans mon cœur trop faible il brave tes efforts. Cependant, tu le sais, et le ciel qui m’écoute M’a vu sur ses décrets ne plus former de doute, Renoncer à Didon, lui venir déclarer Qu’enfin ce triste jour nous allait séparer ; À ses premiers transports demeurer inflexible, Et paraître barbare autant qu’elle est sensible. Je contenais mes feux prêts à se soulever. Le dessein était pris… Je n’ai pu l’achever, Et je ne puis encor, tout plein de ce que j’aime, Rappeler ce projet sans m’accuser moi-même… Je courais vers Didon, quand tes empressements Commençaient d’attester la foi de mes serments. Que m’importait alors une vaine promesse ? Je tremblais pour les jours de ma chère princesse. Quel spectacle, grands dieux ! Quelle horreur ! Quel effroi ! Tout regrettait la reine et n’accusait que moi. Je ne puis sans frémir en retracer l’image. Son âme de ses sens avait perdu l’usage ; Son front pâle et défait, ses yeux à peine ouverts, Des ombres de la mort semblaient être couverts. Cependant sa douleur et ses vives alarmes Donnaient de nouveaux traits à l’éclat de ses charmes, Et jusque dans ses yeux, mourants, noyés de pleurs, Je lisais son amour, mon crime et ses malheurs !… Mais bientôt, ses transports succédant au silence, Je n’ai pu de mes feux vaincre la violence : Je n’en saurais rougir ; et tout autre que moi D’un si cher ascendant aurait subi la loi. Lorsqu’une amante en pleurs descend à la prière, C’est alors qu’elle exerce une puissance entière ; Et l’amour qui gémit est plus impérieux Que la gloire, le sort, le devoir et les dieux.
ACHATE Qu’entends-je ?… Est-il bien vrai ?… Quelle faiblesse extrême ! Quoi ! L’amour ?… Non, seigneur, vous n’êtes plus vous-même. Que diront les Troyens ? Que dira l’univers ? On attend vos exploits, et vous portez des fers ?
ÉNÉE Eh quoi ! Prétendrais-tu que mon âme timide N’eût dans ses actions qu’un vain peuple pour guide ? Crois-moi, tant de héros, si souvent condamnés, D’un œil bien différent seraient examinés Si chacun des mortels connaissait par lui-même Le pénible embarras qui suit le diadème ; Ce combat éternel de nos propres désirs, Et le joug de la gloire et l’amour des plaisirs ; Ces goûts, ces sentiments unis pour nous séduire ; Dont il faut triompher, et qu’on ne peut détruire : Dans l’esprit du vulgaire un moment dangereux Suffit pour décider d’un prince malheureux. Témoins de nos revers, sans partager nos peines, Tranquille spectateur des alarmes soudaines Que le sort envieux mêle avec nos exploits, Le dernier des humains prétend juger les rois ; Et tu veux que, soumis à de pareils caprices, Je doive au préjugé mes vertus ou mes vices ?
ACHATE Eh bien ! Laissez le peuple, injuste et plein d’erreurs, Remplir tout l’univers d’insolentes rumeurs. Serez-vous moins soigneux de votre renommée ? Et votre âme aujourd’hui, de ses feux consumée, Veut-elle, sans retour, languir dans ses liens ?
ÉNÉE Eh ! N’ai-je pas fini les malheurs des Troyens ? De la main de Didon je tiens une couronne, Je possède son cœur ; je partage son trône ; Quelle gloire pour moi peut avoir plus d’appas ?
ACHATE La gloire n’est jamais où la vertu n’est pas. Fidèle adorateur des dieux de nos ancêtres, Osez-vous résister à la voix de nos maîtres ? Oubliez-vous, seigneur, leurs ordres absolus, Et des mânes d’Hector ne vous souvient-il plus ? C’est par vous que j’ai su qu’en cette nuit terrible Qui vit de nos remparts l’embrasement horrible, Vous trouvâtes son ombre au pied de nos autels : « Fuyez, vous cria-t-il, enfant des immortels. Recueillez les débris de ma triste patrie, Et ses dieux protecteurs, qu’Ilion vous confie. Vesta, le feu sacré, sont remis dans vos mains, Comme un gage éternel du respect des humains. Qu’ils suivent sur les mers la fortune d’Énée ; Cherchez l’heureuse terre aux Troyens destinée. Partez, d’un nouveau trône auguste fondateur. » Ainsi parlait Hector ; ainsi parlait l’honneur… L’honneur, Hector, le ciel, rien n’ébranle votre âme !… Aimez donc ; devenez l’esclave d’une femme… Mais il vous reste un fils. Ce fils n’est plus à vous ; Il appartient aux dieux, de sa grandeur jaloux. Par ma bouche aujourd’hui vos peuples le demandent ; Promis à l’univers, les nations l’attendent. Vous le savez, seigneur, vous qui dans les combats De ce fils, jeune encor, deviez guider les pas : Ses neveux fonderont une cité guerrière, Qui changera le sort de la nature entière, Qui lancera la foudre, ou donnera des lois, Et dont les citoyens commanderont aux rois. Déjà dans ses décrets le maître du tonnerre Livre à ce peuple roi l’empire de la terre. Laissez à votre fils commencer un destin Dont les siècles futurs ne verront point la fin, Et n’avilissez plus dans une paix profonde Le sang qui doit former les conquérants du monde.
ÉNÉE Arrête… c’en est trop… mes esprits étonnés Sous un joug inconnu semblent être enchaînés… Quel feu pur et divin ! Quel éclat de lumière Embrase en ce moment mon âme toute entière ?… Oui, je commence à rompre un charme dangereux À cette noble image, à ces traits généreux, À ces mâles discours, dont la force me touche, Je reconnais les dieux, qui parlent par ta bouche… Eh bien ! Obéissons… Il ne faut plus songer À ces nœuds si charmants qui m’allaient engager… à part. Viens ; je te suis… et vous, à qui je sacrifie L’objet de mon amour, le bonheur de ma vie, Sages divinités, dont les soins éternels Président chaque jour au destin des mortels, Recevez un adieu, que mon âme tremblante Craint d’offrir d’elle-même aux transports d’une amante. Ne l’abandonnez pas ; daignez la consoler. C’est à vous seuls, grands dieux ! Que j’ai pu l’immoler… à Achate. Allons.
ACHATE à part, apercevant Didon. Ah ! C’est la reine… Ô funeste présage !
ÉNÉE à part. Ô dieux !… Et vous voulez que je quitte Carthage !… On entend le bruit d’une foule prochaine. Mais, quels cris, quel tumulte !…
ACTE IV Scène IV
Didon, Énée, Achate
DIDON à ses gardes qui sont en dehors. Ouvrez-leur mon palais… À ces peuples ingrats épargnons des forfaits.
ÉNÉE Quoi ! Dans ces lieux sacrés vous êtes outragée ?
DIDON Seigneur, de mon palais la porte est assiégée.
ÉNÉE Par qui ?
DIDON Par les Troyens.
ÉNÉE à part. Ah ! Prince malheureux !… à Achate. Achate, c’en est trop ; vous me répondrez d’eux : Courez, et vengez-moi de leur lâche insolence. Achate sort.
DIDON Non, non, je leur pardonne ; oublions leur offense : Ils suivaient un faux zèle, et, loin de vous trahir, À vos ordres peut-être ils croyaient obéir… Hélas ! C’est la pitié qui seule vous arrête. Vous couriez les rejoindre et la flotte était prête… à part. Ô douleur ! Ô faiblesse ! Ô triste souvenir… De mon saisissement je ne puis revenir… à Énée. Ma force et ma raison m’avaient abandonnée, Des portes de la mort vous m’avez ramenée… Élise m’a parlé, seigneur… si je l’en crois, Mon âme sur la vôtre a repris tous ses droits… Cher prince ! Contre vous mon cœur est sans défense ; Dans les illusions d’une vaine espérance Vous pouvez, d’un seul mot, sans cesse m’égarer : Mon sort est de vous croire et de vous adorer.
ÉNÉE Vous ne régnez que trop sur mon âme éperdue ! J’obéissais aux dieux… mais je vous ai revue ; Mon amour à vos pleurs les a sacrifiés, Et je suis, malgré moi, sacrilège à vos pieds… Mais quel sera le fruit d’un excès de faiblesse ? Les dieux triompheront, s’ils combattent sans cesse. Maîtres de nos destins et de nos cœurs…
DIDON l’interrompant. J’entends, Et ma funeste erreur a duré trop longtemps. Je le vois, l’espérance est trop prompte à renaître… Mes yeux s’ouvrent, seigneur, et je dois vous connaître. D’un amour malheureux j’ai pu sentir les coups ; Mais pouvais-je exiger qu’un guerrier tel que vous, Qu’un héros tant de fois utile à la Phrygie, Qui doit vaincre et régner, au péril de sa vie, Dans la cour d’une reine abaissât son grand cœur Aux serviles devoirs d’une amoureuse ardeur ?… Didon, en vous aimant, sait se rendre justice. Je ne méritais pas un si grand sacrifice. Vos desseins par mes pleurs ne sont plus balancés : Vos feux et vos serments par la gloire effacés…
ÉNÉE l’interrompant. Quoi ! Toujours ma tendresse est-elle soupçonnée ?
DIDON Vous voulez me quitter… vous le voulez, Énée : Je le sens, je le vois, et je ne prétends plus Tenter auprès de vous des efforts superflus… Mais, avant que ce jour à jamais nous sépare, Considérez, du moins, les maux qu’il me prépare. Iarbe… hélas ! Seigneur, combien je m’abusais ! Iarbe a su, par moi, que je vous épousais : Il l’a cru. Les flambeaux, les chants de l’hyménée, En ont instruit Carthage et l’Afrique indignée… Étrangère en ces lieux, sans espoir de secours, Je vois ce roi jaloux armé contre mes jours ; Et vous à qui mon cœur sacrifiait sans peine, D’un amant redoutable et l’amour et la haine, Vous que je préférais au fils de Jupiter, Vous dont le souvenir me sera toujours cher, Pour prix du tendre amour dont vous goûtiez les charmes, Vous me laissez la guerre et la honte et les larmes… Je ne devrai qu’à vous le trépas ou les fers… Après cela, partez ; mes ports vous sont ouverts.
ACTE IV Scène V
Didon, Énée, Madherbal
MADHERBAL à Didon. Les Africains, madame, avancent dans la plaine ; Ils ont même occupé la montagne prochaine : Un nuage de sable, élevé jusqu’aux cieux, Et le déclin du jour les cachent à nos yeux. Mais, s’il en faut juger et par leurs gens de guerre, Et par le bruit des chars qui roulent sur la terre, Conduite par Iarbe, au sein de vos états, Une armée innombrable accompagne ses pas.
ÉNÉE à Didon. Qu’entends-je ?… sur ces bords c’est moi qui les attire, Reine, c’est donc à moi de sauver votre empire. J’ai causé vos malheurs, et je dois les finir… Iarbe vient à nous ; je cours le prévenir.
ÉNÉE l’interrompant. Eh ! Quel autre que moi doit exposer sa vie ? Je pardonne à des rois sur le trône affermis, La pompe qui les cache aux traits des ennemis ; Mais moi que votre amour a sauvé du naufrage, Moi qui trouble aujourd’hui le bonheur de Carthage, Je défendrai vos jours, vos droits, vos Tyriens, Dût périr avec moi jusqu’au nom des Troyens !… à Madherbal. Suivez-moi, Madherbal… à Didon. Adieu, chère princesse ! Qu’à nos malheurs communs l’univers s’intéresse ; Et courons l’un et l’autre assurer votre état, Vous aux pieds des autels, et moi dans le combat.
ACTE V Scène 1
L’acte commence vers la fin de la nuit.
DIDON Où suis-je ? Quel réveil ! Quelle alarme soudaine ! Dans l’ombre de la nuit, éperdue, incertaine, J’adresse avec effroi mes vœux aux immortels, La terreur m’accompagne aux pieds de leurs autels, J’y cherche en vain la paix que leur présence inspire. Ciel ! En ce moment même on combat, on expire ; C’est pour moi que la guerre ensanglante ces bords. Arrêtez, inhumains, suspendez vos transports…. Faut-il que mon amour fasse perdre la vie À tant de malheureux qu’ici l’on sacrifie ! Je ne demande point qu’on périsse pour moi. Hélas ! Tout me remplit de douleur et d’effroi ! Soit que pour mes sujets son âme s’intéresse, Soit que mon amant seul occupe ma tendresse, De ce combat affreux je sens toute l’horreur, Et chaque trait lancé vient me percer le cœur.
ACTE V Scène II
Didon & Élise
ÉLISE Eh quoi, toujours livrée au feu qui vous dévore Dans ces sombres détours vous prévenez l’aurore ! Quelle aveugle frayeur vous trouble et vous conduit ? Venez, Reine, fuyez le silence et la nuit, Ils redoublent l’horreur d’une âme infortunée.
DIDON Non, c’en est fait : voici ma dernière journée. J’ai vécu, j’ai régné, mes destins sont remplis. Vous voulez vainement rassurer mes esprits, Tout me nuit, tout m’afflige, et rien ne me console ; Je frémis du passé, l’avenir me désole ; Nos craintes, nos malheurs ne sauraient plus cesser, L’instant qui les finit les voit recommencer. D’un funeste soupçon justement occupée Tantôt par un ingrat je me crois trompée, Je l’accusais alors ; mais qu’il faut peu d’instants Pour donner à l’amour de nouveaux sentiments ! Il n’éclate, ne plaint, n’accuse, ou rend justice Qu’au gré des passions dont il fut le caprice. Je ne vois plus Énée ardent à ma quitter Aux transports les plus doux feindre de résister ; Je ne vois qu’un amant généreux et fidèle, Qu’un héros que la gloire auprès de moi rappelle, Qui préfère aujourd’hui mes intérêts aux siens, Et qui risque ses jours pour assure les miens. C’est lui seul qu’il faut plaindre, et c’est moi qui l’accable. Le Ciel sans mon amour lui serait favorable ; Au destin qui l’attend j’ai voulu l’arracher : S’il périt, c’est à moi qu’il faut le reprocher. Non, non, ne souffrons plus qu’une tête si chère, De nos tyrans communs éprouve la colère ; Sauvons-le, s’il est temps, d’une injuste fureur, Et soyons généreuse aux dépens de mon cœur. Quittez, quittez, Enée, un séjour trop funeste… Je vais donc renoncer au seul bien qui me reste ! Raison, tendresse, gloire, ah, c’est trop m’agiter ! Impérieux penchant dois-je encor t’écouter ? À ton joug rigoureux devrais-je être asservie Au milieu des horreurs qui menacent ma vie ; Et je sens toutefois que les mêmes horreurs Soutiennent mon amour contre tous mes malheurs. Je me défends en vain : une erreur qui sait plaire Reprend toujours sur nous son empire ordinaire ; Triste effet d’un amour qui prêt à triompher N’écoute des remords que pour les étouffer.
ÉLISE Je sais ce qu’il faut craindre, et quoique ma confiance S’oppose à tout moment à votre défiance, Je ne m’aveugle point sur nos propres dangers. Mais malgré les efforts de ces fiers étrangers il faut tout espérer d’un cœur qui vous adore, Et qui combat pour vous un rival qu’il abhorre : L’amour et la valeur triomphent des hasards. Déjà l’aube a blanchi nos tours et nos remparts, Et le soleil caché sous ces nuages sombres Achèvera bientôt de dissiper les ombres. Tout est paisible encore : le calme de ces lieux Semble nous annoncer un succès glorieux.
DIDON Allons, c’est trop attendre ; il est temps de s’instruire…
ACTE V Scène III
Didon, Élise & Barcé
DIDON Ah, Barcé ! Que fait-on ? Et que viens-tu nous dire ?
BARCÉ Dans ces lieux effrayés la paix et de retour, Madame, à la clarté des premier feux du jour J’ai vu de toutes parts sur nos sanglantes rives Des Africains rompus les troupes fugitives, Et de Pygmalion les superbes vaisseaux Vaincus et repoussés ne couvrent plus les eaux.
DIDON Qu’entends-je ? Quel succès ! Et puis-je enfin le croire ? Cher amant, c’est à toi que je dois la victoire : L’amour t’a fait combattre, il te fait triompher. Craintes, larmes, soupçons, je dois vous étouffer. Énée à mes regards va-t-il bientôt paraître.
BARCÉ Madame…
DIDON Eh bien, Barcé.
BARCÉ Je m’alarme peut-être ; Mais ce héros encor n’a pas frappé mes yeux, Et même on n’entend point ces cris victorieux, Que libre et respirant une barbare joie [1385] Le soldat effréné jusques au Ciel envoie. J’ai vu les Tyriens confusément épars, S’avancer en silence au pied des remparts.
DIDON Dieux ! Que me dites vous ? On ne voit point Énée ! Cependant il triomphe ; aveugle destinée, [1390] Au sein de la victoire as-tu tranché ses jours ? Ah ! Ne différons plus, suivez mes pas, j’y cours. Mais je vous Madherbal.
ACTE V Scène IV et dernière
Didon, Élise, Barcé & Madherbal
DIDON Que va-t-il nous apprendre ? À de nouveaux malheurs faut-il encore s’attendre ? à Madherbal. Hâtez-vous, dissipez le trouble de mon cœur, Le Ciel a-t-il enfin épuisé sa rigueur ?
MADHERBAL Non, non, vous triomphez, Madame, et la victoire Vous assure le trône et vous comble de gloire. Pendant que l’ennemi dans les bras du sommeil Différait son attaque au lever du soleil. Le héros des Troyens ressemble nos cohortes, Leur parle en peu de mots, et fait ouvrir les portes. On invoque les Dieux sans tumulte et sans bruit, Nous marchons. Le silence et l’horreur de la nuit Dans le cœur du soldat plein d’un noble courage Versent la soif du sang, et l’ardeur du carnage. Nous arrivons aux lieux où de sombres clartés Guidaient vers l’ennemi nos pas précipités, Aussitôt le signal vole de bouche en bouche, On observe, en frappant, un silence farouche, Tout périt, chaque glaive immole un Africain, De longs ruisseaux de sang tracent notre chemin, Le sommeil à la mort livre mille victimes, Et le ciel, seul témoin de nos coups légitimes, Ne retentit encore dans ces noires fureurs, Ni des cris des mourants, ni des cris des vainqueurs. Cependant on s’éveille, on crie, on prend les armes. Iarbe court lui-même, au bruit de tant d’alarmes, Il arrive, il ne voit que des gardes tremblants, Des soldats égorgés, des feux étincelants, Et partout, ses regards trouvent l’affreuse image Des horreurs d’une nuit consacrée au carnage ; À ce triste spectacle il frémit de courroux, Et vole vers Énée, à travers mille coups. Les combattants surpris reculant en arrière Autour de ces rivaux forment une barrière, ils fondent l’un sur l’autre, et bientôt leur fureur Égale leurs efforts ainsi que leur valeur. Mais le dieu des combats règle leur destinée ; Iarbe enfin chancèle, et tombe au pieds d’Énée, Il expire. Aussitôt les Africains troublés S’échappent par la fuite à nos traits redoublés, Et tandis qu’éclairé des raisons de l’aurore Le soldat les renverse, et les poursuit encore, Le vainqueur sur ses pas rassemblant les Troyens Appelle autour de lui les chefs des Tyriens. « Magnanimes sujets d’une illustre princesse, Qu’Énée et les Troyens regretteront sans cesse, Sous les lois de Didon puissiez-vous à jamais Goûter dans ces climats une profonde paix. J’espérais vainement de partager son trône L’inflexible destin autrement en ordonne. Trop heureux, quand le Ciel m’arrache à ses appas, Qu’il m’ait permis du moins de sauver ses États, Et que mon bras vainqueur assurant sa puissance Lui laisse des garants de ma reconnaissance. Adieu, plein d’un amour malheureux et constant Je l’adore, et je cours ou la gloire m’attend. »
DIDON Juste Ciel !
MADHERBAL À ces mots il gagne le rivage Et bientôt son vaisseau s’éloigne de Carthage.
DIDON Je ne le verrai plus ! L’ai-je bien entendu ? Quel coup de foudre, ô Ciel ! Et l’aurais-je prévu Sur ces derniers transports je m’étais rassurée… Quoi malgré ses serments, malgré sa foi jurée, Sans espoir de retour il me quitte aujourd’hui, Moi, qui mourrai plutôt que de vivre sans lui ! Et qu’ai-je fait, hélas ! Pour être ainsi trahie ? Ai-je d’Agamemnon partagé la furie ? Ai-je aux secours des Grecs envoyé mes vaisseaux ? J’ai sauvé les Troyens de la fureur des eaux ; De mes bontés sans cesse il ont reçu des marques, J’ai préféré leur Chef aux. plus puissants monarques, Amants, trône, remords, j’ai tout sacrifié, Et voilà de quel prix tant d’amour est payé ! Élise, en est-ce fait ? N’est-il plus d’espérance ? S’il voyait mes douleurs ; s’il sait que son absence…
ÉLISE Hélas ! Que dites-vous ? Les ondes et les vents Propices à ses vœux…
DIDON Eh bien, je vous entends, II n’y faut plus penser. Mais, non, je ne puis croire Qu’Enée en me quittant, n’ai suivi que la gloire. Ah ! J’ai dû pénétrer ses détours odieux, Il attestait en vain son honneur et ses Dieux ; Le cruel abusait de ma faiblesse extrême, Et la gloire n’est point à trahir ce qu’on aime. Non, non, des mêmes feux il n’était plus épris ; Mais le Ciel punira tes barbares mépris. Pourquoi te rappeler ? Fuis, cruel, fuis perfide, Et conduis tes sujets où l’Oracle les guide ; Au bout de l’Univers la guerre les suivra. Tremble, ingrat ; je mourrai, mais ma haine vivra. Puisse après mon trépas s’élever de ma cendre Un feu qui sur la terre aille un jour se répandre, Excités par mes vœux puissent mes successeurs Jurer dès le berceau qu’ils seront mes vengeurs, Et du nom des Troyens ennemis implacables, Attaquer en tous lieux ces rivaux redoutables. Que l’Univers en proie à ces deux nations Soit le théâtre affreux de leurs dissensions, Que tout serve à nourrir cette haine invincible, Qu’elle croisse toujours jusqu’au moment terrible Que l’une ou l’autre cède aux armes du vainqueur, Que ses derniers efforts signalent sa fureur, Et qu’enfin parvenue à son heure fatale, Elle cède en tombant le monde à sa rivale.
ÉLISE Quels barbares souhaits ! Du moins aux yeux de tous Calmez des mouvements trop indignes de vous.
DIDON J’en rougis. Il est temps que ma douleur finisse, Il est temps que je fasse un entier sacrifice ; Que je brise à jamais de funestes liens : Le Ciel en ce moment m’en ouvre les moyens. Témoins des vœux cruels qu’arrachent à mon âme La fuite d’un parjure et l’excès de ma flamme, Contre lui, justes Dieux, ne les exaucez pas. elle se frappe. Mourons… À cet ingrat pardonnez mon trépas.
ÉLISE Ah Ciel !
BARCÉ Quel desespoir !
MADHERBAL Ô fatale tendresse !
DIDON Vous voyez ce que peut une aveugle faiblesse, Mes malheurs ne pouvaient finir que par ma mort. Que n’ai-je pu, Grands Dieux, maîtresse de mon sort, Garder jusqu’au tombeau cette paix innocente Qui fait les vrais plaisirs d’une âme indifférente ! J’en ai goûté longtemps les tranquilles douceurs ; Mais je sens du trépas les dernières langueurs… Et toi, dont j’ai troublé la haute destinée, Toi, qui ne m’entends plus, adieu, mon cher Énée, Ne crains point ma colère, elle expire avec moi, Et mes derniers soupirs sont encore pour toi.
** Fin de la pièce
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Élu en 1759 à l’Académie Française au fauteuil 8.
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« Didon, tragédie qu’il donna à l’âge de vingt-cinq ans, fit concevoir des espérances qu’il n’a pas réalisées, car une petite comédie en vers libres représentée l’année suivante (1735) et quelques opéras qui n’ont pas été joués sont les seuls ouvrages qu’il ait composés ensuite pour la scène. Reçu à l’Académie française, Lefranc, dans son discours de réception, attaqua sans aucun ménagement tous les philosophes. Cette déclaration de guerre lancée contre ceux aux suffrages desquels il devait l’honneur de siéger à l’Académie lui fut fatale : pendant deux années on lui fit expier par les plus amers chagrins sa malencontreuse attaque : ce fut contre lui comme une conspiration générale. On ne se contenta pas de faire la satire du poète, on fit encore celle de l’homme et du chrétien. On le représenta comme un hypocrite qui s’affublait du manteau de la religion dans des vues d’intérêt purement humain. Lefranc, forcé de quitter Paris où il n’osait plus se présenter nulle part, alla ensevelir ses jours au fond d’une campagne ; il tomba dans un tel état de tristesse qu’il devint fou. Il était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il mourut. Dans ses odes et ses poésies sacrées se trouve de l’élévation, une hardiesse souvent poétique, et quelquefois même cette chaleur qui manque dans toutes ses autres compositions. La Harpe lui a rendu justice en disant que comme poète il méritait en plus d’un genre l’estime de postérité. (Petits Poëtes Français depuis Malherbe jusqu’à nos jours – Par Prosper Poitevin – Tome 1 – Paris – Chez Firmin Didot Frères, fils et Cie, Libraires – 1870)
« E já no porto da ínclita Ulisseia « Et déjà dans le port Ulysséen* on remarque C’um alvoroço nobre, e é um desejo, Une noble agitation et un vif désir,…
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MANUEL Ier de Portugal Emmanuel Ier
« Le Ventureux » 31 mai 1469 Alcochete – 13 décembre 1521 Lisbonne Succède à Jean II le 27 octobre 1495
Les préparatifs au combat L’aile gauche des troupes Antão Vasques de Almada
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« E da outra ala, que a esta corresponde, « Et sur l’autre aile, à l’aile opposée, Antão Vasques de Almada é capitão, Antão Vasques de Almada est le capitaine,…
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OS LUSIADAS CANTO IV
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Vasco de Gama par Gregorio Lopes
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LA MORT DU VETERAN CAMOES
Et puis, pour qu’un royaume ait des gens de lettres, il lui faut de l’argent pour les pensionner. Le Portugal, qui épuisait son épargne en flottes, en armées, en constructions de citadelles, ne pouvait avoir dans son budget un chapitre d’encouragemens aux lettres et aux arts. Bientôt même l’état ruiné par ses conquêtes, obéré par la victoire, n’eut plus de quoi suffire aux besoins de ses armées : il finit par ne pouvoir plus nourrir ceux qui l’avaient servi. Camoens mourut à l’hôpital, ou à-peu-près ; mais ce ne fut pas comme poète ; ce ne fut pas comme Gilbert et Maifilâtre à côté d’autres écrivains largement rentes: ce fut comme un vétéran dont la solde manque, ou dont la pension de retraite est suspendue.il mourut comme beaucoup de ses compagnons d’armes, comme mouraient les vice-rois eux-mêmes, qui n’avaient pas toujours (témoin dom Joâo de Castro) de quoi acheter une pouie dans leur dernière maladie. … « Qu’y a-t-il de plus déplorable que de voir un si grand génie si mal récompensé ? Je l’ai vu mourir dans un hôpital de Lisbonne, sans avoir un drap pour se couvrir, lui qui avait si bravement combattu dans l’Inde orientale et qui avait fait cinq mille cinq cents lieues en mer. Grande leçon pour ceux qui se fatiguent à travailler nuit et jour et aussi vainement que l’araignée qui ourdit sa toile pour y prendre des mouches. » Il peut résulter de cette apostille que José Indio a vu Camoens à l’hôpital, sans qu’il faille prendre à la lettre les mots je l’ai vu mourir. Ce fut dans ces circonstances que le désastre d’AIkacer Kébir (4 août 1578) frappa de mort le Portugal. Il restait encore à Camoens une larme pour sa patrie : Ah ! s’écria-t-il, du moins je meurs avec elle ! Il répéta la même pensée dans la dernière lettre qu’il ait écrite. « Enfin, disait-il, je vais sortir de la vie, et il sera manifeste à tous que j’ai tant aimé ma patrie, que non-seulement je me trouve heureux de mourir dans son sein, mais encore de mourir avec elle. » Il ne survécut que peu de mois à ce désastre, et mourut au commencement de 1579, à l’âge de cinquante-cinq ans. Il fut enterré très pauvrement dans l’église de Santa Anna, dit Pedro de Mariz, à gauche en entrant et sans que rien indiquât sa sépulture. Ses malheurs firent une impression si profonde, que personne ne voulut plus occuper la maison qu’il avait habitée. Elle est restée vide depuis sa mort. Les prévisions de Camoens ne tardèrent pas à s’accomplir. Le Portugal, ce royaume né d’une victoire et mort dans une défaite, tomba bientôt sous le joug de Philippe IL Ce monarque visitant ses nouvelles provinces, s’informa du poète, et, en apprenant qu’il n’existait plus, il témoigna un vif regret….
Charles Magnin Luiz de Camoëns Revue des Deux Mondes Période Initiale, tome 6
Les préparatifs au combat Le discours martial de Nuno Álvares Pereira
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-« Como!Da gente ilustre Portuguesa – « Comment ! De l’illustre peuple portugais Há-de haver quem refuse o pátrio Marte?, Y aurait-il quelqu’un qui renie notre martiale patrie ?…
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OS LUSIADAS CANTO IV
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Vasco de Gama par Gregorio Lopes
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LA MORT DU VETERAN CAMOES
Et puis, pour qu’un royaume ait des gens de lettres, il lui faut de l’argent pour les pensionner. Le Portugal, qui épuisait son épargne en flottes, en armées, en constructions de citadelles, ne pouvait avoir dans son budget un chapitre d’encouragemens aux lettres et aux arts. Bientôt même l’état ruiné par ses conquêtes, obéré par la victoire, n’eut plus de quoi suffire aux besoins de ses armées : il finit par ne pouvoir plus nourrir ceux qui l’avaient servi. Camoens mourut à l’hôpital, ou à-peu-près ; mais ce ne fut pas comme poète ; ce ne fut pas comme Gilbert et Maifilâtre à côté d’autres écrivains largement rentes: ce fut comme un vétéran dont la solde manque, ou dont la pension de retraite est suspendue.il mourut comme beaucoup de ses compagnons d’armes, comme mouraient les vice-rois eux-mêmes, qui n’avaient pas toujours (témoin dom Joâo de Castro) de quoi acheter une pouie dans leur dernière maladie. … « Qu’y a-t-il de plus déplorable que de voir un si grand génie si mal récompensé ? Je l’ai vu mourir dans un hôpital de Lisbonne, sans avoir un drap pour se couvrir, lui qui avait si bravement combattu dans l’Inde orientale et qui avait fait cinq mille cinq cents lieues en mer. Grande leçon pour ceux qui se fatiguent à travailler nuit et jour et aussi vainement que l’araignée qui ourdit sa toile pour y prendre des mouches. » Il peut résulter de cette apostille que José Indio a vu Camoens à l’hôpital, sans qu’il faille prendre à la lettre les mots je l’ai vu mourir. Ce fut dans ces circonstances que le désastre d’AIkacer Kébir (4 août 1578) frappa de mort le Portugal. Il restait encore à Camoens une larme pour sa patrie : Ah ! s’écria-t-il, du moins je meurs avec elle ! Il répéta la même pensée dans la dernière lettre qu’il ait écrite. « Enfin, disait-il, je vais sortir de la vie, et il sera manifeste à tous que j’ai tant aimé ma patrie, que non-seulement je me trouve heureux de mourir dans son sein, mais encore de mourir avec elle. » Il ne survécut que peu de mois à ce désastre, et mourut au commencement de 1579, à l’âge de cinquante-cinq ans. Il fut enterré très pauvrement dans l’église de Santa Anna, dit Pedro de Mariz, à gauche en entrant et sans que rien indiquât sa sépulture. Ses malheurs firent une impression si profonde, que personne ne voulut plus occuper la maison qu’il avait habitée. Elle est restée vide depuis sa mort. Les prévisions de Camoens ne tardèrent pas à s’accomplir. Le Portugal, ce royaume né d’une victoire et mort dans une défaite, tomba bientôt sous le joug de Philippe IL Ce monarque visitant ses nouvelles provinces, s’informa du poète, et, en apprenant qu’il n’existait plus, il témoigna un vif regret….
Charles Magnin Luiz de Camoëns Revue des Deux Mondes Période Initiale, tome 6
Not marble, nor the gilded monuments Pas un marbre, pas un majestueux monument Of princes, shall outlive this powerful rhyme; Des princes ne survivra à ces vers puissants;…
[NdT : Traversée de la forêt ardennaise en guerre en 1333. Pétrarque a alors 29 ans. Laure réside en Provence.]
Mille piagge in un giorno et mille rivi Millelieux et mille rivières, en un jour, mostrato m’à per la famosa Ardenna M’ont montré dans la célèbre Ardenne Amor, ch’a’ suoi le piante e i cori impenna Amour, qui aile ses pieds et son cœur…
« Da terra dos Algarves, que lhe fora « De la terre de l’Algarve, qui en dot Em casamento dada, grande parte De mariage avait été reçue , en grande partie…
« E se tantos troféus do Mahometa « Et si tant de trophées face au Mahométan Alevantando vai, também do forte Il remporte, aussi pour ce qui en est du fougueux…