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UNE VÉRITÉ SUPÉRIEURE A L’ÉNÉIDE ET A L’ODYSSÉE – OS LUSIADAS V-89 – LES LUSIADES – Luís de Camões – Ventos soltos lhe finjam

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Ferdinand de Portugal traduction Jacky Lavauzelle

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OS LUSIADAS CAMOES CANTO V
Os Lusiadas Les Lusiades
OS LUSIADAS V-89 LES LUSIADES V-89
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LITTERATURE PORTUGAISE

Ferdinand de Portugal Os Lusiadas Traduction Jacky Lavauzelle Les Lusiades de Luis de Camoes

literatura português
Luis de Camões
[1525-1580]
Tradução – Traduction
Jacky Lavauzelle
texto bilingue

Traduction Jacky Lavauzelle

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« Ventos soltos lhe finjam, e imaginem
« Imaginant des vents libérés d’une outre d’Éole, ou
Dos odres e Calipsos namoradas;
Des Caplypsos amoureuses ;…


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POEMES DE Taras Chevtchenko – POEMAS de Taras Shevchenko – Вірші Тараса Шевченка

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ტარას შევჩენკო
Taras Chevtchenko
Taras Shevchenko
Тарас Григорович Шевченко
Вірші Тараса Шевченка
JAN HUS L'HERETIQUE de Taras Chevtchenko - Trad Jacky Lavauzelle - Вірші Тараса Шевченка

 


 TRADUCTION FRANCAISE & PORTUGAISE
Tradução Francês e Português
JACKY LAVAUZELLE

 
 Тарас Григорович Шевченко
TARAS CHEVTCHENKO
ტარას შევჩენკო
25 février 1814 Moryntsi (près de Tcherkassy) – 26 février 1861 Saint-Pétersbourg

Тарас Григорович Шевченко Taras Chevtchenko Тарас Григорович Шевченко Taras Chevtchenko


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Poèmes – Poemas – віршi

 

Вірші Тараса Шевченка
LES POEMES DE Taras Chevtchenko
OS POEMAS DE Taras Shevchenko

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Реве́ та сто́гне Дніпр широ́кий
Le large Dniepr rugit
O largo Dnieper rugiu
1837

Реве та стогне Дніпр широкий,
Le large Dniepr rugit,
O largo Dnieper rugiu,
Сердитий вітер завива,
Sous des hurlements du vent infinis,
Sob o vento infinito uiva,

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ВЕЧІР
LE SOIR
NOITE

Садок вишневий коло хати,
La cerisaie qui entoure la chaumière
O pomar de cerejas que rodeia a casa
Хрущі над вишнями гудуть,
Est livrée au tumulte de bourdonnements sauvages,
É entregue ao tumulto dos rugidos selvagens,

Taras Chevtchenko

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В казематі III
Peu m’importe !
Eu não me importo!
1847

Мені однаково, чи буду
Peu m’importe
Eu não me importo
 Я жить в Україні, чи ні.
De vivre ou non en Ukraine.
Para viver ou não na Ucrânia.

Poeme traduction Jacky Lavauzelle

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Заповіт
Le Testament
A Vontade
1847

Як умру, то поховайте
A ma mort, enterrez-moi
Na minha morte, me enterre
Мене на могилі
Dans une tombe
Em um túmulo

traduction Jacky Lavauzelle

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HERETIQUE
Єретик
Herege
1845

Запалили у сусіда
Elle illuminait les alentours
Ela Iluminou os arredores
Нову добру хату
Cette jolie maison neuve, incendiée
Esta linda casa nova, queimada

Traduction Jacky Lavauzelle

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MES PENSEES
MEUS PENSAMENTOS
Кобзар – Kobzar

Думи мої, думи мої,
Mes pensées, mes pensées
Meus pensamentos, meus pensamentos
Лихо мені з вами!
Combien vous me torturez !
Quanto você me tortura!

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LE DESASTRE 
O Desastre
Мій Боже милий, знову лихо!..

Мій Боже милий, знову лихо!..
Mon cher dieu, le désastre est de retour !
Meu querido deus, o desastre está de volta!
Було так любо, було тихо;
Tout était serein, tout était si calme ;
Tudo era sereno, tudo estava tão calmo;

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 ДОЛЯ
LE DESTIN
DESTINO
1858

Ти не лукавила зо мною,
Tu ne m’as jamais déçu,
Você nunca me decepcionou,
Ти другом, братом і сестрою
Tu as toujours été un ami, un frère et une sœur
Você sempre foi um amigo, um irmão e uma irmã

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Муза
La Muse
Musa
1858

А ти, пречистая, святая,
Ô toi, pure et sainte,
Você, puro e santo,
Ти, сестро Феба молодая!
Toi, sœur de Phébus bien-aimée !
Você, amada irmã de Phoebus!

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Par Émile Durand
Le Poète national de la Petite-Russie
Tarass-Grigoriévitch Chevtchenko
LA REVUE DES DEUX MONDES
1876


Le Kobzar, poésies complètes
de Tarass Grigoriévitch Chevtchenko, 2 vol. in-8°, Prague 1876.

Dans la moitié inférieure de son cours, le Dnieper traverse un vaste et fertile territoire, jadis indépendant, qui n’eut jamais de limites bien précises, ni même une dénomination propre, car le nom de Petite-Russie, accepté par ses habitais, et celui de Russie méridionale, préféré par certains historiens russes, rappellent uniquement sa situation présente à l’égard du grand empire qui se l’est assimilé politiquement depuis environ deux siècles. Le lien qui rattache entre eux les Petits-Russiens est une langue commune, un dialecte slave parfaitement caractérisé, quoique proche parent du russe. Parlé aujourd’hui par 14 millions d’individus qui ne connaissent pas d’autre langue, ce dialecte est pourtant tombé au rang de patois. On ne l’enseigne plus dans les écoles ; il est remplacé depuis longtemps par la langue russe, dans la classe élevée comme dans l’administration ; enfin, — ce qui en dit plus long que tout le reste, — le prosateur dont les ouvrages font le plus d’honneur à la langue et à la littérature russes est précisément un Petit-Russien, l’auteur des Âmes mortes, Nicolas Gogol.

De ces données sommaires on pourrait conclure que la Petite-Russie, au point de vue littéraire, doit être, par rapport à la Grande-Russie, ce que la Provence est par rapport à notre pays. Il serait naturel de supposer qu’un poète populaire chez elle doit jouer le même rôle que, chez nous, un Mistral ou un Roumanille ; mais nos poètes de la moderne langue d’oc sont des gens instruits et lettrés, qui n’ont pas complètement échappé à l’influence de la littérature contemporaine. Leurs œuvres, bon gré mal gré, s’adressent à des Français qui connaissent le provençal plutôt qu’à des paysans qui ignorent le français. Il n’en est pas de même pour Chevtchenko. Le poète, mort depuis quinze ans, que nous voudrions faire connaître, est populaire dans le sens le plus large du mot. Tous les paysans petits-russiens savent par cœur un bon nombre de ses poésies, et les chantent pêle-mêle avec celles que leurs pères leur ont transmises, ou qu’eux-mêmes ont recueillies de la bouche des derniers kobzars (chanteurs ambulans). Le nom du poète leur est familier ; il représente pour eux une sorte de résurrection des souvenirs du passé. En effet, depuis longtemps déjà, de génération en génération, leur poésie populaire allait s’éteignant, s’effaçant dans toutes les mémoires : une strophe disparaissait, puis une chanson tout entière, puis un fragment de poème. Les érudits, venus tard pour recueillir ce qui restait, ont vu combien c’était déjà réduit à peu de chose. Eh bien ! Chevtchenko a créé, tout seul, pour ainsi dire, un nouveau cycle.

Une des circonstances qui ont le plus contribué à conserver aux œuvres de Chevtchenko un caractère exclusivement populaire, c’est certainement l’humble condition dans laquelle il est né. Son éducation première fut à peu près nulle. L’éducation classique obligatoire par laquelle, dans toute l’Europe, nous sommes repétris depuis la renaissance, met au fond de chacun de nous un élément très utile, indispensable même si l’on veut, mais un peu artificiel ; de telle sorte que nos poètes les plus fougueux, les plus libres d’inspiration, sont pourtant doublés d’un critique érudit. Si Chevtchenko avait reçu l’éducation classique, il aurait pu perdre sa précieuse intuition des beautés primitives ; entre ses mains, les chansons et les récits d’autrefois n’auraient été sans doute rien de plus qu’un thème à imitations. Il aurait fabriqué des fleurs artificielles assez semblables à celles du passé pour que le premier coup d’œil s’y laissât décevoir, — mais des fleurs mortes sans avoir vécu. Au contraire, grâce à la nullité presque absolue de son éducation première, il resta l’élève naïf de l’inspiration et du sentiment. Le travail de création, en lui, fut une éclosion presque inconsciente. Les fleurs de poésie du passé, recueillies dans sa mémoire et réchauffées aux rayons de son humble génie, prirent racine dans ce terrain favorable, et donnèrent naissance à une nouvelle floraison, bien vivante, celle-là, et, ajoutons-le, plus brillante que l’ancienne. La comparaison est exacte ; ce sont bien les mêmes fleurs plus belles, c’est bien la même inspiration, le même langage, les mêmes tournures poétiques déjà familières aux paysans et aux kobzars. Les exploits des Cosaques, les plaintes des jeunes filles, les tableaux de la nature petite-russienne, qui forment le fonds des anciennes poésies, se retrouvent dans les œuvres du poète moderne. Seulement, comme il a plus de génie que ses prédécesseurs, il les dépasse de beaucoup par l’intérêt de ses récits et l’éclat de ses peintures.

Sans vouloir faire une assimilation irrévérencieuse, et en tenant compte de l’énorme distance qui les sépare, il nous semble permis de remarquer qu’Homère a dû élaborer à peu près de la même façon que Chevtchenko les matériaux populaires créés par ses prédécesseurs. Du moins l’étude d’un phénomène littéraire d’importance locale, tel que l’apparition du poète petit-russien, nous a-t-elle rappelé par analogie ce phénomène bien autrement important sur lequel on discute encore, l’apparition de l’Iliade et de l’Odyssée. C’est ainsi qu’en observant les tourbillons formés par l’eau d’un fleuve sous les arches d’un pont, le physicien se fait une idée plus juste des grands tourbillons atmosphériques dont la science s’occupe aujourd’hui.

I

Chevtchenko n’est pas seulement un poète populaire, il est en même temps un poète national. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’une revendication de nationalité au point de vue politique ; mais les Petits-Russiens éprouvent le besoin de se serrer les uns contre les autres, d’ajouter à l’unité de langue une autre unité non moins idéale, celle d’un nom vénéré de tous. Chevtchenko est devenu pour eux une sorte de palladium vers lequel ils se tournent tous en même temps. Deux amans qui regardent la même étoile ne se sentent-ils pas plus près l’un de l’autre ?

Dans une de ses doumkas, le poète demandait que, quand il mourrait, son corps fût enterré sur la rive du Dnieper, au sommet d’un de ces mystérieux tumulus, de ces anciens kourganes dont son pays natal est parsemé. Était-ce simple désir de se sentir chez lui, de dormir l’éternel sommeil au milieu de ses compatriotes ? Non : ce désir avait une autre source ; le poète pressentait que son nom était destiné à grandir encore, et que, comme il l’a écrit quelque part, « l’histoire de sa vie serait une page de l’histoire de son pays natal. » En pensant ainsi, il a pensé juste, car son tombeau est devenu pour les Petits-Russiens un lieu de pèlerinage.

Tout Français instruit, voyageur ou touriste, qui passe dans les environs de Ferney considère comme un devoir de s’écarter de sa route pour jeter un coup d’œil respectueux sur l’appartement qu’habitait Voltaire, sur le jardin dont il aimait la pelouse, sur l’avenue de grands arbres qui conduisait à son modeste château. Ce que font chez nous les lettrés pour honorer Voltaire, tout le monde, y compris les plus pauvres, surtout les plus pauvres, le fait en Petite-Russie pour rendre hommage à Chevtchenko. Le tombeau du poète n’est jamais solitaire. Dès que les premiers rayons du printemps ont fait fondre la neige qui couvre le pays, des pèlerins d’une espèce nouvelle, de joyeux pèlerins laïques, arrivent de tous les côtés, et s’arrêtent au pied du kourgane pour y passer la journée ; ils font leurs repas en plein air, s’asseyent sur le gazon, causent entre eux fraternellement, et, chacun à son tour, selon leur libre fantaisie, chantent les plus belles chansons du poète en s’accompagnant de la bandoura, dont la plupart d’entre eux ne se séparent guère.

On aurait grand’peine à trouver dans toute l’histoire moderne quelque chose d’analogue à cette renaissance littéraire qui remue les couches les plus profondes d’une nombreuse population, et l’on chercherait vainement ailleurs un poète à qui la foule ignorante, presque illettrée, rende ainsi des honneurs réservés d’ordinaire aux sanctuaires religieux ou aux saints. Il n’est pourtant pas impossible de se rendre compte de ce phénomène. Parmi les causes qui l’expliquent il en est une qui nous paraît dominer toutes les autres.

L’Ukraine (notre poète comprend sous cette dénomination non-seulement la rive droite du Dnieper, — gouvernement de Kief, Podolie et Volhynie, — mais encore tous les gouvernemens de la rive gauche, où les paysans parlent la langue petite-russienne), l’Ukraine est un pays dont le développement naturel a été coupé, un pays sorti brusquement de l’âge héroïque et libre, pour entrer dans la dépendance d’une nation où florissait le servage. Matériellement l’assimilation a eu lieu, elle est complète, trop complète aux yeux de quelques « ukrainophiles » qui rêvent de relier le passé à l’avenir) mais moralement la légère différence des dialectes a suffi pour que les paysans de la Petite-Russie aient conservé le sentiment de la poésie primitive, c’est-à-dire le seul vestige de l’ancien âge héroïque dont on ne pût les priver.

L’âge héroïque de ce pays, notons-le bien, ne remonte pas plus haut que le XVIe siècle ; il est continué jusqu’au milieu du siècle suivant. Bien mieux, pendant un siècle encore, alors que toute la rive droite du Dnieper était déjà polonaise, les révoltes des Petits-Russiens contre ces maîtres détestés se renouvelèrent à plusieurs reprises, et les chefs de ces révoltes devinrent des héros populaires dont les hardis exploits furent chantés par les kobzars. Pendant deux siècles, il y eut donc en Ukraine une source d’inspiration toujours fraîche. Les contemporains de Chevtchenko pouvaient encore puiser à pleines mains dans les souvenirs des vieillards.

Chez tous les peuples européens, l’âge héroïque est bien loin ; celui de la Grande-Russie remonte aux derniers temps du paganisme, — de son paganisme à elle bien entendu. Dans l’Ukraine au contraire, les événemens très modernes que nous venons de rappeler ont eu sur les imaginations un contre-coup si violent, qu’ils ont fait disparaître tout souvenir des siècles antérieurs. Pendant que la Russie offre une vaste moisson de poèmes, connue sous le nom de cycle de Saint-Vladimir, c’est à peine si l’on a pu retrouver quelques pauvres lambeaux de poèmes petits-russiens du cycle correspondant, et pour confirmer l’existence de cet ancien cycle petit-russien, un érudit, lors du dernier congrès archéologique de Kief, a été amené à rechercher dans les particularités du texte d’un poème russe, l’influence ou l’imitation de quelque poème petit-russien aujourd’hui perdu ! Ainsi donc, des deux cycles héroïques qui se sont succédé en Ukraine, le plus jeune et le plus fort a complètement détruit l’autre, Le struggle for life de Darwin trouve ici une application inattendue. Un rapide coup d’œil sur l’histoire de l’Ukraine rendra peut-être ces considérations plus claires.

Les Cosaques doivent leur nom et indirectement leur existence aux Turcs. Le mot-russe kozik et kazak vient du turc kazak, qui signifie libre guerrier, soldat armé à la légère, nous dirions aujourd’hui franc-tireur. On les vit apparaître pour la première fois quand les Turcs essayèrent d’envahir la Russie méridionale et s’installèrent en Crimée. Une sorte de croisade s’éleva aussitôt « pour la défense de la sainte croix contre les infidèles. » Tous les héros de cette longue croisade furent-ils des saints et des défenseurs absolument désintéressés du christianisme ? Évidemment non : la plupart furent attirés là par leur tempérament aventureux, quelques-uns seulement par leur foi religieuse, Ces grands mouvemens populaires sont comme des fleuves débordés et fangeux qui rouleraient des parcelles d’or. Si tous les chrétiens qui prirent place aux croisades du moyen âge avaient laissé par écrit leur confession, générale, nous y lirions sans doute des choses fort peu édifiantes. Le mieux est donc d’accorder l’absolution, en masse « parce qu’il s’est trouvé des justes parmi eux. » En somme, quels que soient leurs péchés, véniels ou autres (on peut en voir un aperçu dans l’admirable petit roman de Gogol, Tarass Boulba), les Cosaques ont rendu un véritable service à la civilisation en arrêtant les progrès des Turcs du côté de l’Orient.

Ils formaient une association bien connue sous le nom de sitch. Pour y entrer, il suffisait de jurer fidélité à la sainte croix. C’était, on le voit, un ordre religieux où les vœux étaient réduits à leur plus simple expression. Encore n’exigeait-on qu’une manière de traduire en actes ce serment : elle consistait à frapper bien fort sur les infidèles, à leur faire le plus de mal possible, à brûler et piller leurs villes toutes les fois que l’occasion s’en présenterait et à délivrer les frères captifs ; d’ailleurs liberté et égalité absolues. Quand une expédition paraissait nécessaire ou agréable, on se réunissait en assemblée générale dans une des nombreuses îles qui se trouvent en aval des rapides du Dnieper. Tout le monde pouvait prendre la parole. Dans ces assemblées houleuses, l’orateur qui montrait le plus de décision et d’expérience était élu chef par acclamation, et la troupe tout entière, accompagnée de ses kobzars, entreprenait sa petite croisade ; puis, l’expédition terminée, le chef redevenait l’égal de ses compagnons d’armes.

Les Cosaques sédentaires avaient une organisation analogue à la sitch, mais un peu moins instable. Ils se groupaient librement en setnias (centaines) qui, groupées à leur tour, formaient des régimens commandés par des atamans. Dans les grandes circonstances, ils se réunissaient en une assemblée, sous la présidence d’un kochovy, nommé aussi à l’élection.

Nous voilà, théoriquement au moins, en présence du gouvernement idéal. La république de l’âge d’or semble s’être réalisée dès le XVIe siècle dans ces belles plaines. Mais l’idéal et la vie réelle sont deux. Quand on est sage et honnête, c’est beaucoup, — seulement on risque d’être mangé par ses voisins, si l’on n’est pas assez fort pour se défendre. Il n’a peut-être manqué à l’Ukraine, pour vivre indépendante, que d’avoir une décentralisation moins complète, un centre de gravité plus solide, — quelque chose, en un mot, de ce que nous appelons l’état. Il faut avouer aussi que l’Ukraine était dans une position bien précaire. Privée de frontières définies, exposée par conséquent à tous les empiétemens, elle était menacée par trois puissans voisins : la Turquie mahométane, la Pologne catholique et la Russie. Elle lutta désespérément pour conserver sa liberté. Si quelqu’un avait pu la sauver, c’eût été son hetman Bog-dan Khmelnitsky, homme d’un remarquable esprit politique, qui essaya de battre les Polonais par tous les moyens : il parvint même à obtenir de la Turquie un corps de troupes auxiliaires qui combattirent sous ses ordres.

Malgré tout, les Polonais occupaient presque toute la rive droite du Dnieper : pour sauver la rive gauche, il fallait choisir un maître. Khmelnitsky hésita quelque temps entre les Turcs et les Russes. Préférer les Turcs aux Polonais, les païens à des chrétiens ! Résolution bien étrange au premier abord, mais qui s’explique pourtant. En dépit de la croisade entreprise contre eux par les Cosaques zaporogues, en dépit des atrocités et des massacres réciproques, les Turcs avaient à cette époque un véritable prestige : on les regardait comme des gens farouches, mais justes, et cette réputation n’était pas complètement usurpée. Les conquérans mahométans de la fin du moyen âge pratiquaient largement la tolérance religieuse : pendant les deux siècles que dura en Russie la domination tatare, les églises avaient été respectées, et même protégées, les métropoles n’avaient subi aucune vexation. Plus tard, les souverains de la Russie redevenue libre conservèrent un corps de troupes tatares qui jouait le rôle brillant et honoré de la garde impériale actuelle. Dans ces conditions, l’idée de solliciter la protection des Turcs n’avait rien d’étrange.

Quant aux Polonais, il existait entre eux et les Petits-Russiens une longue accumulation de haines intimes que la communauté de frontières et le contact incessant auraient suffi à faire naître ; mais un grief spécial dominait tous les autres : les Polonais, catholiques romains, n’avaient épargné aucun froissement religieux aux Petits-Russiens schismatiques ; ils avaient par exemple abandonné à des Juifs la propriété de leurs églises. Les petits gâteaux de pain sans levain, destinés à devenir, selon la croyance chrétienne, la propre chair de Jésus-Christ, étaient vendus aux fidèles par les Juifs, qui ne livraient aucun de ces pains sans y avoir tracé de leurs « mains impures » une marque avec un petit morceau de charbon. Une population peut oublier les batailles perdues, mais elle ne pardonne presque jamais les humiliations, encore moins les vexations religieuses que lui inflige le mépris du vainqueur.

Il fallait donc choisir entre les Turcs et les Russes. Ces derniers étaient de la même religion, ils parlaient la même langue, ils n’avaient pas encore la puissance formidable qu’ils atteignirent plus tard : on pourrait obtenir leur protection sans craindre de la payer trop cher. Ainsi raisonna sans doute Khmelnitsky. Suivant ses conseils, les Cosaques acceptèrent le protectorat de la Russie en 1654, à la condition expresse, et consignée dans une charte, que leurs libertés intérieures seraient respectées. Mais, si peu qu’on connaisse la nature humaine, on devinera ce qui arriva. La Russie pouvait-elle résister à la tentation de devenir maîtresse absolue dans ces riches provinces ? Du reste cela se serait fait tout seul. Les représentans d’un pouvoir central ont toujours quelque dédain pour les fonctionnaires nommés à l’élection : les atamans et les kochovy ne pouvaient éviter des conflits avec l’autorité « protectrice », et la Russie ne tarda pas à remplacer par des fonctionnaires moscovites ces embarrassans personnages.

Les Cosaques de la sitch, presque insaisissables dans les roseaux du Dnieper, conservèrent encore leur indépendance durant un siècle. Pierre le Grand les respecta, Catherine II finit par les dompter. Cernés par les troupes russes, ils durent se soumettre au joug Commun le 5 (17) juillet 1775. Quelques centaines d’entre eux s’évadèrent pendant la nuit, montèrent sur leurs petites barques et allèrent s’établir près des moûts Caucase, sur la rive droite du Kouban, où leurs descendans portent le nom de Cosaques de la Mer-Noire.

Catherine, voulant parfaire son œuvre, établit dans ce pays d’égalité et de liberté la noblesse et le servage. Les anciens chefs, voyant toute résistance impossible, ne se firent pas trop prier pour accepter des honneurs et des terres ; mais pour les simples Cosaques ce fut une terrible épreuve qu’ils subirent avec une sourde rage. Une nouvelle émigration eut lieu. Un grand nombre de familles, sous la conduite de Nékrassof (ancêtre du poète russe actuel), allèrent vivre chez les Turcs, dans la Dobrodja, coin de terre situé entre la rive droite du Danube, la Mer-Noire et le mur de Trajan. Depuis lors ils ont toujours combattu, même contre la Russie, sous le drapeau de leur pays d’adoption ; cependant ils conservent leur religion et leur langue.

Les Petits-Russiens, soumis à ce dur régime du servage et déchus à leurs propres yeux, perdirent tout esprit d’initiative, même au point de vue des intérêts matériels. À défaut d’autre chose, la fécondité inépuisable de leur sol semblait être un élément de richesse que nul ne pourrait leur prendre, et pourtant tout leur commerce passa bientôt aux mains des négocians russes et juifs qui vinrent s’établir chez eux.

Ces sortes d’accaparemens du commerce par des étrangers ont généralement pour cause une supériorité incontestable des nouveaux venus au point de vue de la civilisation ou de l’instruction. Ici, ce n’était pas le cas ; au contraire, la Petite-Russie avait une avance considérable sur la Russie du nord. Pendant longtemps l’académie théologique de Kief avait été le seul établissement d’enseignement supérieur qui existât entre la Mer-Blanche et la Mer-Noire. C’est là que venaient s’instruire les savans qui faisaient l’ornement de la cour de Moscou ; c’est là que plus tard se formèrent les premiers auxiliaires russes de Pierre le Grand. C’est au sud qu’apparurent les premières typographies, les premiers livres, les premiers théâtres ; c’est par le sud que commencèrent les relations intellectuelles avec l’Occident. Quant à l’instruction primaire, que les successeurs de Pierre le Grand eurent tant de peine à introduire même dans les classes privilégiées de la Russie du nord, elle était en Petite-Russie le lot de tout le monde sans exception. Il est vrai que l’introduction du servage eut une désastreuse influence sur le développement de l’instruction comme sur tout le reste. Un chiffre montrera mieux que des paroles le changement qui s’est opéré. Jadis le nombre des écoles, dans deux régimens du gouvernement de Tchernigof, s’élevait à 371 ; aujourd’hui il n’est que de 263 pour ce gouvernement tout entier. Mais le mal que le servage avait fait serait sans doute effacé par le grand acte de l’émancipation ? Hélas, non : les phénomènes sociaux sont des choses si complexes, que bien souvent l’effet persiste quand la cause a disparu.

Le paysan de la Grande-Russie, assistant comme membre aux séances du zemstvo, trouve là l’occasion d’ouvrir son intelligence, de connaître ses propres affaires, d’acquérir le sens pratique, de débattre avec les propriétaires des classés » supérieures les intérêts de sa classe. Le paysan petit-russien a les mêmes droits, mais ne peut s’en servir : comment prendrait-il part au gouvernement de ses propres affaires, dans des assemblées où l’on parle une langue qu’il comprend à peine et qu’il ne parle pas ? De là sa méfiance contre les décisions prises, même quand elles lui sont favorables. Et voilà comment il se fait qu’une population qui savait jadis se gouverner elle-même, ne sache même plus aujourd’hui profiter des chétives franchises locales qui lui sont accordées. Encore l’institution des zemstvos ne s’étend-elle pas aux gouvernemens de la rive droite du Dnieper, qui ont longtemps appartenu à la Pologne, et qui, habités encore aujourd’hui par un certain nombre de propriétaires polonais, ne jouissent plus de la confiance du gouvernement russe. Il a suffi de 91 000 Polonais pour rendre suspecte, depuis la dernière insurrection, une population de près de 5 millions d’habitans.

En résumé, le peuple petit-russien est dans une situation fausse qui ne lui permet pas de donner la mesure de ses aptitudes. Il a accepté matériellement son incorporation à la Russie, mais au lieu d’en tirer tout le parti possible et de conquérir à son tour par l’intelligence, par les services rendus, le pays qui était son maître, il a accepté la situation passivement. Il est devenu somnolent, paresseux, méfiant, replié sur lui-même, et la plupart des gens ont attribué à sa nature ses défauts qui n’étaient que le résultat des circonstances. C’est dans sa vie intime ou dans ses poésies qu’il faut chercher le Petit-Russien, si l’on veut connaître son véritable caractère, car c’est là, pour ainsi dire, qu’il s’est réfugié tout entier, qu’il a pu développer à peu près librement ses aptitudes, et continuer d’une façon partielle son évolution interrompue. Un certain nombre d’écrivains ont remis en honneur la langue de leur pays natal. Parmi eux, Chevtchenko brille au premier rang, par son génie comme par sa grande popularité, et malheureusement aussi par les épreuves qui ont fait de sa vie un triste et douloureux roman. Cette vie mérite d’être racontée avec quelque détail.

II

Chevtchenko naquit en 1814, dans un petit village du gouvernement de Kief. Sa venue au monde fut le premier de ses malheurs ; mais il ne s’en aperçut que plus tard, quand il comprit ce que c’est que d’être fils de serf.

Quelques années après, sa mère mourut. Le père, trouvant trop lourde la tâche d’élever cinq enfans, se remaria pour avoir une ménagère dans sa pauvre cabane, sans se douter qu’il y introduisait en même temps une marâtre. Cette femme, injuste et grossière, était fort brutale avec les enfans, et comme le petit Tarass, mû par un sentiment inné de justice, se révoltait plus souvent que ses frères, la plus grosse part des mauvais traitemens lui était réservée. Pour se débarrasser de lui, sa belle-mère l’envoyait garder les veaux et les cochons. Ayant pour toutes provisions de bouche un morceau de pain, il passait les longues journées d’été dans la steppe verte parsemée çà et là de kourganes. C’est au pied de ces tumulus mystérieux qu’il se reposait, aux heures les plus chaudes du jour, écoutant bruire dans ses oreilles le vent qui frôlait les hautes herbes. La jeune imagination du futur poète amassait là des trésors d’impressions naïves qui devaient se retrouver plus tard dans ses vers.

Sa vive intelligence travaillait aussi. En attendant de se demander un jour ce qu’il y a au-delà de la vie, le petit Tarass se posait une question plus simple, mais non moins obscure pour lui : qu’y a-t-il au-delà de ces tombes ? Il se figurait le monde soutenu par des colonnes de fer, qu’il essayait de voir en montant au sommet des plus hauts kourganes ; mais il avait beau redresser sa petite taille et regarder de tous ses yeux, il ne voyait que la prairie verdoyante et partout des tombes, succédant à d’autres tombes, à demi perdues dans un lointain bleuâtre. — Où finit le monde ? se ; dit-il un jour. — Notre petit philosophe, âgé de cinq ans, se mit bravement en route pour trouver le bout du monde. Il marcha jusqu’à la nuit tombante, et fut rencontré par des gens de son village qui le ramenèrent à Kirilovka.

Ce fut peu après cette aventure que Tarass perdit son père. On raconte, mais peut-être la légende se mêle-t-elle ici à l’histoire, — on raconte que le vieux Chevtchenko, à son lit de mort, ayant appelé ses enfans pour les bénir une dernière fois, laissa à chacun d’eux une portion de son pauvre héritage, en exceptant Tarass de la distribution. « Je ne laisse rien à Tarass, dit-il, car il est destiné à devenir un homme très extraordinaire ou un très mauvais garnement. Dans le premier cas, il n’a pas besoin du peu que je lui donnerais ; dans le second, il ne mérite rien. »

Après la mort du père, la marâtre se montra plus dure que jamais avec les enfans. Elle envoya Tarass chez un sacristain pour y recevoir les premiers élémens de l’éducation. La situation d’un écolier chez ces étranges maîtres d’école, pour la plupart ivrognes et ignorans, était à peu près la même que celle d’un apprenti chez des gens de métier. En échange de la nourriture et de quelques leçons, il devenait le domestique de son maître, mieux que cela, un esclave soumis à toutes ses fantaisies.

Tarass n’était pas seul dans la maison du sacristain. Plusieurs petits camarades y vivaient dans les mêmes conditions, et tous ensemble, notre héros en tête, se vengeaient de leur maître en lui jouant des tours pendables.

Au bout de deux ans, malgré ce système pédagogique par trop défectueux, Tarass savait lire, écrire, calculer tant bien que mal, et chanter au lutrin ; vers la fin, quand un pauvre paysan mourait, c’était le petit Tarass qui allait chanter à la place du sacristain, et celui-ci profitait de ses nouveaux loisirs pour s’enivrer de plus belle. Le chanteur improvisé recevait en paiement un kopek sur dix. Cependant le goût du dessin commençait à lui venir. Il ramassait çà et là des morceaux de papier, des bouts de crayon, et, caché au milieu des buissons du jardin d’un voisin, il se livrait à sa passion nouvelle, copiant soigneusement ce qu’il avait sous les yeux. Peut-être aurait-il trouvé supportable ce train de vie monotone s’il avait eu affaire à un maître moins brutal ; mais le sacristain, véritable despote, joignait à une extrême sévérité une injustice révoltante, et Chevtchenko, dans son autobiographie, explique par ces premières épreuves la haine qu’il conserva durant sa vie entière contre toute espèce d’oppression et de tyrannie.

La situation se dénoua, comme il arrive souvent, par la vengeance et la fuite de l’opprimé. Un jour le sacristain, plus ivre que de coutume, dormait lourdement, incapable de se mouvoir. Tarass trouva quelque part un bâton, et rendit avec usure à son maître tous les coups de verge qu’il avait reçus de lui, puis se sauva prudemment, à la tombée de la nuit. Avant de disparaître, il s’empara d’un petit livre orné d’affreuses gravures coloriées, qu’il avait longtemps convoité, et qui lui semblait être le plus précieux des trésors. Considérait-il ce larcin comme légitime, ou bien la tentation fut-elle plus forte que la voix de sa conscience ? Lui-même avoue n’en rien savoir. Le fait est qu’avec l’éducation morale qu’on lui avait donnée jusque-là, il mérite des éloges pour n’avoir jamais péché plus gravement.

Son premier soin fut de trouver dans un autre village un maître plus instruit. Il tomba chez un diacre qui faisait de la peinture. Pendant trois jours, il passa ses journées à aller puiser de l’eau dans la rivière voisine, et à broyer des couleurs sur une plaque de fer ; mais le diacre ne faisait pas mine de vouloir lui mettre un crayon entre les mains. Le quatrième jour, il se lassa de ce rôle passif et s’en alla trouver un autre maître, simple sacristain, cette fois, mais célèbre à plusieurs verstes à la ronde par ses tableaux religieux. Quelle joie, s’il parvenait à acquérir la plus petite parcelle du talent de ce grand artiste ! Il prenait les meilleures résolutions, il se jurait de supporter courageusement les épreuves les plus dures ; hélas ! quand il se présenta chez le grand artiste, celui-ci lui regarda attentivement le creux de la main gauche, et refusa de l’accepter comme élève. — Tu ne seras jamais peintre, lui dit-il ; tu n’es pas même capable de devenir tailleur ou tonnelier.

Le pauvre enfant, désespéré, retourna dans son village natal. Faute de mieux, il résolut de devenir, selon l’expression homérique, pasteur de troupeaux irréprochable. Du moins, pendant qu’il surveillerait ses bêtes, il pourrait lire son cher petit livre à images ! Mais cette nouvelle phase de sa destinée ne devait pas être longue. Il fut bientôt appelé au noble emploi de marmiton chez l’intendant, puis promu chez son seigneur au rang de kazatchok.

Les kazatchoks, — littéralement petits-cosaques, — sont une invention polonaise, promptement adoptée par les seigneurs russes. Ces enfans endossaient comme laquais le costume qu’avaient porté jadis leurs pères, libres et glorieux, et, pour l’amusement de leurs seigneurs, jouaient le rôle de bouffons, dansaient, chantaient des chansons d’une moralité équivoque. On appelait cela « protéger la nationalité ukrainienne. » Le maître de Chevtchenko, seigneur russe d’origine allemande, fut moins exigeant. Il se contenta d’installer Tarass dans un coin de l’antichambre, avec mission de lui allumer sa pipe ou de lui verser un verre d’eau, quand il l’appellerait.

Les loisirs ne lui manquaient pas dans ses nouvelles fonctions. Il passait son temps à dessiner en cachette, à écouter avidement les kobzars qui chantaient les exploits des Cosaques, et les récits des vieillards qui se rappelaient encore les luttes contre les Polonais. C’est là qu’il amassa, sans y songer, les matériaux de ses premiers poèmes, où il devait peindre de couleurs si brillantes le passé de sa chère Ukraine ; toutefois nous verrons que l’instinct poétique ne se développa en lui que plus tard. Pour le moment, le goût de la peinture l’envahissait tout entier.

Son maître voyageait beaucoup, et remmenait avec lui à Vilna, à Kief, à Poltava. Tarass montait sur le siége avec la mission de fournir à son maître l’eau et le feu. Dans toutes les stations où l’on s’arrêtait, il regardait d’un œil d’envie les images collées sur les murs : c’étaient des portraits de généraux, des héros mythologiques, de truculentes figures de Cosaques. Il copiait ces images, — et quelquefois les arrachait furtivement pour en faire collection. Un soir, — c’était à Vilna, il avait alors quinze ou seize ans, — ses maîtres étaient allés au bal, tout dormait dans la maison. Il alluma une lumière, étala autour de lui sa précieuse collection, et se mit à copier religieusement le cosaque Platof. Les heures s’écoulèrent comme des minutes pendant qu’il se livrait à cette ineffable jouissance. Tout à coup un formidable soufflet le renversa par terre. C’était son maître qui venait de rentrer. Le lendemain, un cocher reçut l’ordre de le fouetter vertement, — non parce qu’il avait dessiné, mais parce qu’il aurait pu incendier la maison, — et cet ordre fut exécuté avec tout le zèle désirable.

Trois ans après, Tarass fut emmené à Saint-Pétersbourg. Comme il n’avait décidément pas de brillantes aptitudes pour les fonctions de laquais, son maître, cédant à ses instantes prières, lui permit d’entrer en apprentissage pour quatre ans chez un barbouilleur qui s’intitulait peintre.

Tarass se mit à la besogne, vivant dans un grenier, mal vêtu, à peine nourri, il se sentait heureux. L’horizon s’agrandissait autour de lui. Il aimait à se promener dans les larges rues de la ville ; bientôt le Jardin d’été fut son lieu de prédilection : il s’y installait des journées entières, copiait les statues, — fort médiocres pour la plupart, — qui s’alignaient à droite et à gauche dans les allées principales. Combien de fois il oublia d’aller se coucher, s’accoudant au quai de la Neva et laissant pénétrer en son âme la douceur infinie des belles nuits blanches du nord ! Une rencontre qu’il fit au Jardin d’été décida de sa vie. Il était occupé à dessiner d’après quelque statue lorsqu’un peintre petit-russien, passant par là, lia conversation avec lui. — Vous devriez faire des portraits à l’aquarelle, lui dit le peintre. — Chevtchenko suivit ce conseil et recommença vingt fois le portrait d’un camarade qui posait avec une merveilleuse patience. Son maître vit un de ces portraits, le trouva ressemblant et fit aussitôt de Tarass son peintre ordinaire. Il lui donna pour modèles ses maîtresses, non pas toutes, mais, comme le raconte Chevtchenko, « celles qu’il préférait », et dans ses jours de générosité il lui donnait jusqu’à un rouble en échange d’un portrait. En 1837, — Tarass avait alors vingt-trois ans, — sa vocation parut assez sérieuse pour que le peintre petit-russien, qui était devenu son ami, essayât de le faire entrer à l’académie des beaux-arts. Le poète Joukovsky, professeur du grand-duc héritier (aujourd’hui empereur), éprouva pour Tarass une vive sympathie qu’il fit partager par toute la cour. On ne songea plus qu’au moyen d’arracher au servage ce jeune homme, qui promettait de devenir un peintre de talent. Une loterie fut organisée ; le lot était un portrait de Joukovsky peint par Brulof. Tout se passa le mieux du monde : la somme de 2 500 roubles assignats, versée entre les mains du maître, fit de l’esclave un homme libre. C’était le 22 avril 1838.

Bien des gens s’imaginent que, dans le domaine de l’art ou de la littérature, le véritable talent finit toujours par se frayer un chemin. Pourtant l’histoire est là pour nous prouver que, pendant de longues périodes, le génie refuse de germer, semblable à une graine semée dans un terrain trop aride, tandis que tel siècle réalise un ensemble de conditions inconnues qui laisse au génie poétique son développement plus ou moins complet. Quel est cet ensemble de conditions ? Nul ne saurait le dire d’une façon positive, bien que des esprits éminens aient déjà cherché la solution générale du problème. Un procédé plus modeste et plus scientifique consisterait à prendre la question successivement par ses divers côtés, par ses cas particuliers. M. Victor Cherbuliez, dans len Prince Vitale, a clairement montré comment le chef-d’œuvre du Tasse faillit être anéanti, et comment la raison du poète succomba sous la pression continue de l’orthodoxie catholique, qui devenait plus exigeante à mesure qu’elle sentait davantage l’esprit moderne lui échapper.

La biographie de Chevtchenko nous fait voir que le servage, par les conditions matérielles qu’il suppose, est un dissolvant encore plus énergique : il ne se borne pas en effet, comme les gouvernemens spirituels ou temporels, à persécuter les talens déjà développés, les œuvres déjà écrites ; il détruit inconsciemment les génies dans leur germe, en leur ôtant toute possibilité de développement. Que de hasards n’a-t-il pas fallu par exemple pour que Tarass devînt ce qu’il a été ? Supposez que son maître n’eût pas eu la fantaisie de le faire kazatchok, supposez que ce seigneur eût été d’un caractère sédentaire, qu’il n’eût pas éprouvé le besoin d’aller s’établir à Pétersbourg, supposez enfin que le futur poète n’eût pas commencé par faire preuve d’une certaine aptitude pour la peinture. Si toutes ces circonstances et beaucoup d’autres, purement fortuites, ne s’étaient pas réunies, il y a cent à parier contre un que le poète national de la Petite-Russie aurait vécu et serait mort obscurément comme laquais ou marmiton chez un propriétaire de province. On peut même affirmer que le sentiment de sa valeur personnelle, qu’il eut très vif dès l’âge le plus tendre, l’aurait inévitablement mis en révolte contre cette situation indigne de lui, et la prédiction de son père au lit de mort se serait réalisée dans l’autre sens : il serait devenu « un très mauvais garnement ».

Quoi qu’il en soit, voilà notre Tarass, à vingt-quatre ans, libre,… libre ! Une vie nouvelle commençait pour lui. Élève de l’académie des beaux-arts, il fit pendant six ans d’assez bonnes études ; mais déjà il se sentait à l’étroit dans ce domaine. Son imagination, jusque-là semblable à une plante enfermée dans une cave, prit une expansion merveilleuse dès qu’elle se sentit en plein soleil et en pleine liberté. Trois ans après son émancipation, il avait déjà écrit quelques-unes de ses plus belles œuvres.

De 1838 à 1848, sa vie fut heureuse. Devenu l’objet d’une admiration enthousiaste de la part d’un groupe de Petits-Russiens de Pétersbourg, reçu à bras ouverts par sa famille et par les propriétaires des environs lors d’un voyage en Ukraine qu’il fit après sa sortie de l’académie des beaux-arts, il semblait n’avoir plus rien à désirer ; mais son ciel n’était pas sans quelques nuages. Devenu libre et comprenant mieux que jamais les horreurs de la servitude, il ne pouvait penser sans douleur aux millions de pauvres gens qui n’avaient pas eu le même bonheur que lui. La courte autobiographie de sept pages qu’il envoya un an avant sa mort à l’éditeur des Lectures populaires, se termine par une phrase poignante :

« Il n’y a presque pas un souvenir de ma vie passée qui ne soit affreux. Oui, mon passé est terrible, d’autant plus terrible que mes frères et mes sœurs, dont je n’ai pas parlé dans ce récit parce que cela m’aurait fait trop de peine, sont encore serfs à l’heure qu’il est. Oui, monsieur l’éditeur, à l’heure qu’il est, ils sont encore serfs ! Agréez l’assurance, etc. »

Toutes les déclamations du monde seraient moins éloquentes que cette simple énonciation d’un fait, suivie sans transition par la formule banale qui clôt toutes les lettres. On devine qu’il s’arrêta là, n’ayant plus rien à dire, la gorge serrée, les yeux remplis de larmes, et qu’il jeta brusquement sa signature sous ces lignes pour couper court à une tâche trop pénible.

La meilleure partie de ses œuvres, ou du moins la plus humaine, la plus facile à traduire dans toutes les langues, lui a été inspirée par ce sentiment de pitié profonde qu’il éprouvait pour les faibles et les opprimés, mêlé à un sentiment non moins vif de haine contre les oppresseurs. Ses aspirations politiques n’eurent pas d’autre source. En même temps qu’il rêvait de voir l’Ukraine de nouveau libre et glorieuse, il faisait des plans de république idéale, d’affranchissement et de charité universelle, de fédération entre tous les peuples slaves, et il n’excluait pas la Russie de cette fédération… républicaine. Que de bouleversemens, que de siècles il faudra avant qu’un pareil rêve devienne non une réalité, mais une simple possibilité ! Chevtchenko, emporté sur les ailes de son imagination, ne trouvait nul obstacle à ses théories. Il essaya même un jour d’inventer une langue qui fût comprise en même temps par les Russes et les Petits-Russiens. Malgré les efforts de ses amis pour l’en empêcher, il écrivit un poème dans cette langue ; inutile de dire que ce fut une œuvre absolument manquée et que le poète renonça à son projet.

Cette sorte de panslavisme dont la Russie n’aurait pas été le centre, et qui d’ailleurs avait pour condition première un plan de république extrêmement audacieux, — les rêveurs, en politique, sont les plus audacieux des hommes, — cette sorte de panslavisme ne pouvait plaire au gouvernement russe. On se passait mystérieusement de main en main ces poésies à tendances, celles aussi qui, ne se bornant pas à proclamer la gloire des anciens Cosaques, pleuraient l’Ukraine et sa liberté perdue. Faut-il supposer que le gouvernement eut connaissance de ces poésies « subversives » ? Vaut-il mieux admettre, comme on le raconte, que Chevtchenko s’attira les rigueurs d’en haut par une petite pièce de vers satiriques ou il avait parlé irrévérencieusement de l’impératrice en comparant à une morille l’auguste visage ridé de la souveraine ? La seconde hypothèse parait fort peu probable, car il y aurait disproportion énorme entre la punition et la faute. Par ordre de l’empereur Nicolas, le poète fut envoyé comme simple soldat dans la garnison d’une petite forteresse située au bord du lac d’Aral, et qui plus est, pendant que la garnison se renouvelait tous les ans, Chevtchenko devait rester toute sa vie dans cet endroit perdu ; enfin il lui était absolument interdit de dessiner ou d’écrire.

La consigne fut sévèrement observée pendant les premiers temps. Le poète, pour écrire ses vers, n’avait qu’un bout de crayon et un petit livret grossièrement broché, qu’il avait dérobé aux yeux de ses argus en le cachant dans la tige de sa botte. De 1848 à 1850, il écrivit encore une centaine de poésies, pour la plupart assez courtes. Puis la consigne se relâcha, il put avoir du papier ; mais l’inspiration ne venait plus, et il cessa d’écrire. Le dessin fut désormais sa seule distraction, tolérée, non permise. M. Ivan Tourguénef raconte à ce sujet une anecdote qui fait honneur à V. Pérovsky, alors gouverneur du cercle d’Orenbourg. Un certain général « à cheval sur la consigne », comme les aimait l’empereur Nicolas, ayant appris que Chevtchenko, malgré la défense, avait dessiné quelques esquisses, considéra comme un devoir d’avertir le gouverneur. Celui-ci, regardant d’un air sévère le zélé personnage, lui dit froidement : — Général, je n’entends pas de cette oreille-là. Veuillez passer de l’autre côté et me répéter ce que vous venez de me dire. — Le général comprit, et répéta… autre chose.

Après la mort de l’empereur Nicolas, les amis que Chevtchenko avait laissés à Pétersbourg firent des démarches en sa faveur et furent assez heureux pour obtenir sa grâce. Le poète avait subi dix années d’un cruel exil ; encore les formalités retardèrent-elles son retour pendant près d’une année. C’est ainsi, par exemple, qu’il fut retenu plusieurs mois à Nijni-Novgorod, où il vendit quelques dessins pour subvenir à son existence.

Son arrivée à Pétersbourg lui fît goûter un moment de joie. Les littérateurs russes le choyaient à qui mieux mieux. Pendant ces dix longues années, la langue petite-russienne était revenue en honneur, plusieurs s’en servaient habilement, — l’un d’eux au moins, qui signe Marko-Vovtchok, a vu ses œuvres traduites en plusieurs langues, — il y avait même à Pétersbourg un journal imprimé en petit-russien. Par ses malheurs et par l’incontestable supériorité de son talent, Chevtchenko excita dans le cercle de ses compatriotes une véritable adoration. On ne cessait de vanter autour de lui la beauté incomparable, la portée « universelle, » de ses œuvres, leur supériorité sur les œuvres des Pouchkine et des Lermontof, qui ne s’adressent « qu’à la sphère étroite des classes privilégiées… »

Pourtant il s’arracha volontairement à ces douceurs. La nostalgie de l’Ukraine s’était emparée de lui : il voulait retourner là-bas, vivre dans un petit coin de terre, sur les bords du Dnieper, avec une épouse choisie parmi les humbles paysannes dont il avait fait les héroïnes de ses poèmes. Petite-Russienne, orpheline et serve, telles étaient les trois conditions que devait remplir celle qui serait sa femme. Malheureusement il n’était plus jeune, les souffrances de sa vie l’avaient vieilli avant l’âge ; pour tout dire, il avait contracté pendant son exil l’habitude des liqueurs fortes… Quelques jeunes paysannes auxquelles il proposa le mariage refusèrent, préférant l’amour d’un serf de leur village à la gloire de partager leur vie avec un grand poète. Découragé, il revint à Pétersbourg, où il fit une proposition du même genre à une certaine Loukéria, jeune servante petite-russienne, fraîche et avenante plutôt que jolie. Celle-ci accepta d’abord, puis, presque au dernier moment, elle eut peur : elle sentait vaguement que cette union disproportionnée ne la rendrait pas heureuse, — elle refusa.

Chevtchenko fut bouleversé par cette nouvelle déception. Il écrivit encore un assez grand nombre d’œuvres remarquables ; mais il se laissa de plus en plus dominer par la terrible passion qu’il avait contractée. Sa santé, déjà si altérée par tant d’épreuves, alla en déclinant, et il mourut en février 1861, au moment où toute la Russie acclamait la grande nouvelle de l’affranchissement des serfs. Il n’eut pas même la consolation d’embrasser ses sœurs et ses frères devenus libres.

III

Chevtchenko, nous l’avons déjà fait remarquer, n’était pas fort instruit. Dans les dernières années de sa vie, entouré d’une élite de littérateurs, lisant les revues russes, faisant tous ses efforts pour réparer le temps perdu, il avait fini par se mettre au courant des idées modernes ; mais les lacunes de son éducation restaient nombreuses ; c’est à peine s’il avait lu superficiellement les Âmes mortes. Heureusement il avait une qualité qui remplace l’étude : il sentait vivement, la fibre lyrique résonnait en lui au moindre choc. Quelques souvenirs d’enfance, quelques récits de vieillards ont suffi pour lui inspirer des poèmes héroïques, tout à fait analogues à ceux des kobzars, où les exploits des héros populaires de son pays sont célébrés avec un éclat et une puissance extraordinaires. Telle est une de ses premières œuvres, Hamalia, dont nous traduirons quelques vers pour donner une idée de l’ampleur de l’inspiration. Elle commence par la plainte des Cosaques prisonniers à Scutari, qui demandent aux vents de l’Ukraine et à la mer bleue si leurs frères viendront bientôt les délivrer.

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! quand même ils ne nous délivreraient pas, amène-les pourtant ici ! Voir briller encore une fois la gloire, la gloire cosaque, et puis mourir !… Ainsi chantaient les prisonniers en versant des larmes. Le Bosphore tressaillit, car de sa vie il n’avait entendu la plainte d’un Cosaque. Secouant sa vaste chevelure grisonnante, il poussa ses flots gémissans vers la mer bleue, bien loin, bien loin ; la mer répéta en grondant la plainte du Bosphore, et l’apporta au Liman, qui transmit au Dnieper ce message douloureux des captifs. Et le Dnieper furieux, rugissant, dit à la steppe : — Entends-tu ?… Et la steppe répondit : J’entends ! j’entends ! »

Le poète décrit alors les Cosaques couvrant le Dnieper de leurs bateaux légers, leur départ sous la conduite d’Hamalia, la ville turque incendiée, les captifs délivrés, et tout ce récit vivant, hardi, farouche, a l’air d’être enlevé au pas de charge. Chevtchenko n’avait pas seulement la figure d’un vrai Cosaque, il en avait aussi l’âme.

Son talent se montre plus riche encore dans un poème de longue haleine intitulé les Haïdamaks, dont l’un des plus beaux épisodes retrace le sombre tableau d’une « bénédiction de poignards » pour cette nouvelle Saint-Barthélémy que le peuple exaspéré accomplit en 1768 avec l’aide des Cosaques, dans la ville d’Oumague. Le héros principal de ces scènes de carnage, Gonta, commandant des haïdamaks, a pour épouse une Polonaise qui lui a donné deux enfans. Pendant qu’il abreuve dans des flots de sang sa haine contre les Juifs et les catholiques, les haïdamaks trouvent dans un monastère jésuite, qu’ils viennent de piller, les deux enfans de leur chef. La foule les amène devant lui : « Tu nous as juré d’exterminer tous les catholiques sans distinction d’âge ni de sexe : voici tes propres enfans élevés par les jésuites ! » Gonta, fidèle à son horrible serment, tue ses deux fils de sa propre main… À la clarté d’un incendie allumé par les Cosaques, un splendide festin commence ; les révoltés fêtent leur victoire, et rien ne manque pour animer cette orgie, ni les tonneaux de vin, ni les danses, ni les chants des kobzars. Gonta seul est absent… Dans les ténèbres de la nuit, il erre au milieu des cadavres abandonnés ; il cherche ses enfans pour leur creuser une fosse de ses propres mains et leur donner la sépulture. Le poète, on le voit, a trouvé le moyen d’introduire la note humaine au milieu de ces superbes horreurs. Un des amis de Chevtchenko disait plaisamment de lui : « C’est un sanglier qui a une alouette dans la poitrine », et le fait est qu’il réalisait un singulier mélange de tendresse et de rudesse. Sa pitié pour les faibles se traduisait par des accès de colère, et lorsque par exemple la conversation tombait sur les misères du peuple, sur le servage, son exaltation ne connaissait pas de bornes ; on avait toutes les peines du monde à le calmer. Du reste, l’ensemble de son œuvre le montre bien, il se considérait comme investi d’une mission, et la poésie était pour lui une forme de prédication sociale.

« Pareil à un oiseau de mauvais augure, dit-il quelque part, je chante, sans me lasser, les malheurs des jeunes filles séduites et perdues par les seigneurs… Je pleure, en chantant leur triste sort, quoique je sache bien que personne n’y fait attention. Mon cœur se brise rien qu’à les voir. Ô mon Dieu ! donne à mes chants le pouvoir céleste de toucher les cœurs humains, de les rendre miséricordieux, de leur arracher des larmes de douce compassion pour ces infortunées. Donne-moi le pouvoir de leur apprendre la voie du bien, l’amour de Dieu et d’autrui ! »

Dans le cours de son œuvre, il revient avec une prédilection évidente à ces histoires de jeunes paysannes séduites par des gens d’une classe étrangère à la leur. Il rachète l’apparente monotonie du sujet par une fécondité d’imagination presque inépuisable.

Catherine, par exemple, est une jeune fille qui a aimé un moskal, — un Moscovite, c’est le nom que les Petits-Russiens donnent aux soldats russes. Ses parens la chassent, elle part pour Moscou, à pied, son enfant dans les bras, pour retrouver son séducteur, qui avait promis de revenir. « Quand elle fut un peu loin du village, le cœur brisé, — elle regarda en arrière, — puis secoua la tête et se mit à pleurer. — Elle reste immobile comme un peuplier, dans la plaine, près du chemin battu. — Jusqu’au coucher du soleil, ses larmes, — semblables à la rosée, coulèrent… Elle serrait son fils dans ses bras, — le baisait en pleurant, — et lui, comme un petit ange — innocent, de ses petites mains — cherchait le sein de sa mère. — Le soleil descendit. Derrière la chênaie — le ciel devint rouge : — elle essuya ses yeux, se retourna, — et partit, la mort dans l’âme. » La pauvre enfant arrive à Moscou, retrouve son bel officier, qui refuse de la reconnaître, et elle va se noyer dans l’étang voisin.

Dans la Servante, même début, mais dénoûment tout autre : Hanna est une paysanne séduite ; elle dépose son fils devant la porte de deux vieux époux sans enfans, vrais Philémon et Baucis de la steppe. « Ce n’est pas moi qui te baptiserai, mon enfant ; tu seras baptisé par des étrangers, et je ne saurai pas comment tu t’appelles. » Les vieillards trouvent l’enfant, le baptisent Marc, et l’adoptent ; mais voilà qu’au bout d’une année une jeune fille nommée Hanna demande qu’ils la prennent comme servante. Ils l’acceptent. Hanna est une bonne travailleuse, elle fait tout dans la maison, et en même temps elle trouve le moyen de ne pas quitter l’enfant une seule minute. « Les deux vieillards s’extasient — et remercient Dieu. — Mais tous les soirs, au lieu de dormir, — la pauvre fille — maudit sa destinée — et pleure amèrement ; et personne ne le voit, — personne ne le sait, — excepté le petit Marc. — Il ne comprend pas — pourquoi elle l’arrose de larmes — et le couvre de baisers, — oubliant de boire et de manger. — Il ne sait pas que, dans son berceau — pendant la nuit, — quand il remue et se retourne, — elle s’élance vers lui, — borde sa couverture, — fait sur lui un signe de croix — et le berce doucement. De l’autre cabane, elle entend — l’enfant respirer. » Marc devient un homme. Il se fait marchand, tchoumak, il se marie, et il ignore toujours le nom de sa mère. Enfin Hanna, gravement malade, sent qu’elle mourra bientôt. Marc est en voyage : arrivera-t-il à temps pour qu’elle puisse le voir ?… On entend le bruit d’un convoi de chariots qui arrive, — « Entendez-vous ? » s’écrie-t-elle. « Courez le recevoir ! — Il est arrivé… Courez, vite !… — Amenez-le bien vite ici ! — Sois loué, Christ-Dieu, — j’ai eu la force de l’attendre ! » Et tout doucement, comme dans un rêve, — elle récite Notre Père… Marc se pencha sur le visage de la servante. « Marc, lui dit-elle, regarde… regarde-moi. — Vois-tu comme je suis changée ? — Je ne suis pas Hanna la servante, — je… » Elle s’interrompit. — Marc la regardait en pleurant. — Elle rouvrit les yeux, — et le regarda avec égarement ; — les larmes roulaient sur son visage. « Pardonne-moi… je me suis châtiée — toute ma vie dans la maison d’autrui… Pardonne-moi, mon enfant chéri…— Je… suis ta mère… » — Sa voix s’éteignit… — Marc chancela — comme si la pierre eût tremblé sous ses pieds. — Il s’élança vers sa mère, — mais sa mère dormait déjà du dernier sommeil. »

Voilà certes un petit poème qui ne s’élève guère au-dessus du ton de la poésie narrative ; on y chercherait vainement de grands élans de lyrisme, la déclamation mélodramatique en est exclue, — et pourtant ce poème est un drame poignant qui, lu dans l’original au moins, laisse dans l’âme une impression durable et profonde. C’est que l’exécution est en parfait accord avec l’idée première de l’œuvre, et que cette idée première elle-même est une trouvaille de génie.

Chevtchenko a eu l’audace de traiter avec cette simplicité naïve le plus grand événement de l’histoire de l’humanité, nous voulons dire la naissance du Christ, dans son poème intitulé Marie. Ce récit, il l’a fait au point de vue purement humain, sans aucune trace de merveilleux, et l’on devine combien cette manière de considérer les choses a dû blesser l’orthodoxie religieuse, réveiller par conséquent les susceptibilités de la censure. Aussi le poème Marie a-t-il été imprimé dans un volume à part, avec Jean Huss et d’autres œuvres que leurs tendances philosophiques ou politiques devaient retenir en deçà de la frontière russe. Ajoutons que ces poésies politiques ont moins d’attrait pour nous que pour les Petits-Russiens ou les Tchèques.

Dans Marie, le poète a trouvé le moyen de transformer son sujet par une idée fausse peut-être, mais profonde et humaine. Les Évangiles, et à leur suite tous les poètes chrétiens, ont donné à la Vierge un rôle effacé et passif ; lui, au contraire, par une invention hardie, nous montre cette mère inculquant au petit Jésus l’idée qu’il sera un jour le sauveur du monde. Elle le prépare à cette tâche sacrée. Plus tard elle le suit dans ses prédications, le regarde de loin pendant qu’il prêche la parole divine, s’approche de lui quand il est seul pour raccommoder ses habits déchirés et pour lui offrir l’eau des fontaines ; elle le suit au Golgotha et dit à quelques enfans, qui seuls avaient eu le courage de l’accompagner jusque-là : « Vous aussi, vous devez mourir en suivant son exemple. » Puis, abandonnée de tous, sans abri, sans pain, elle meurt de misère pendant que la bonne nouvelle est prêchée par le monde.

Si Chevtchenko n’avait écrit que des poèmes de trois cents à mille vers, comme ceux dont nous avons parlé jusqu’à présent, il serait sans doute moins populaire aujourd’hui, car ces œuvres de longue haleine seraient restées moins facilement dans la mémoire des paysans ; mais il a écrit en outre une foule de petites poésies, tantôt lyriques, tantôt descriptives, qui parcourent toute la gamme des sentimens accessibles à la classe des paysans. Ce sont précisément ces doumkas, ces chansons, que l’on retrouve sur les lèvres de tous les pèlerins du tombeau de Chevtchenko. Nous citerons, comme exemple et presque comme type de ce genre de compositions, la plainte d’une jeune fille qui n’a pas trouvé « sa part » en ce monde. C’est de sa part de bonheur qu’il s’agit. Dans les chansons petites-russiennes, comme dans la vie réelle, cette « part » est une chose que l’on cherche beaucoup et que l’on ne trouve pas souvent.

 

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Taras Chevtchenko
Тарас Григорович Шевченко
Вірші Тараса Шевченка
JAN HUS L'HERETIQUE de Taras Chevtchenko - Trad Jacky Lavauzelle

 


 TRADUCTION FRANCAISE & PORTUGAISE
Tradução Francês e Português
JACKY LAVAUZELLE

Polyphème Apel·les Fenosa Le CYCLOPE de BARBEROUSSE – Dole- Jura

Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 5

Polyphème Apel·les Fenosa
Le Cyclope de Barberousse Jura Dole
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Photo Jacky Lavauzelle

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Polyphème Apel·les Fenosa
LE CYCLOPE
PLACE BARBEROUSSE
DOLE
Jura

 

Apel·les Fenosa i Florensa
1899-1988
Sculpteur Espagnol
Catalan sculptor

 

1949 Polyphème
Installé à Dole en 1972

Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 11 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 10 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 9 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 8 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 7 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 6 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 1 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 2 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 3 Polyphème Apel·les Fenosa Dole Place Barberousse Artgitato Ulysse 4

Le Cyclope

Le Cyclope, dont on ignore également la date, mais qui vaut infiniment mieux dans son genre que le Rhésus dans le sien, mérite de nous arrêter un instant, puisqu’il est le seul de tous les drames satyriques qui nous ait été conservé.
C’est l’aventure d’Ulysse dans la caverne de Polyphème. Mais Euripide a égayé la légende fournie par le neuvième chant de l’Odyssée, en y introduisant l’élément indispensable à tout drame satyrique, à savoir les satyres. Les satyres, avec Silène leur père, sont tombés entre les mains de Polyphème, tandis qu’ils couraient sur les mers à la recherche de Bacchus, qu’avaient enlevé des pirates. Polyphème en a fait ses esclaves. Ils sont occupés à paître ses troupeaux, à bien tenir en ordre son habitation ; et l’on voit, au début de la pièce, le vieux Silène armé d’un râteau de fer, et s’apprêtant à nettoyer l’antre ou plutôt l’étable du cyclope. Ulysse, aidé de ses compagnons, les délivre de leur captivité, par les mêmes moyens dont il se sert dans l’Odyssée.
Polyphème est bien tel que l’a peint Homère ; mais à ses traits connus Euripide a ajouté une sorte de jovialité grossière, qui ne lui messied point. Avant même de s’être enivré, et avant d’avoir aperçu Ulysse, il ne dédaigne pas de plaisanter avec les satyres : « Mon dîner est-il prêt ? — Oui. Pourvu seulement que ton gosier le soit aussi. — Les cratères sont-ils pleins de lait ? — Oui ; en boire, si tu veux, tout un tonneau. — De lait de brebis ou de vache, ou de lait mélangé ? — A ton choix ; seulement ne m’avale pas moi-même. — Je n’ai garde ; vous me feriez périr, une fois dans mon ventre, par vos sauts et vos gambades. » Un peu plus tard, dans ses réponses au fils de Laërte, qui demande la vie pour lui et les siens, il expose avec une verve bouffonne les principes de sa philosophie d’anthropophage, et il va jusqu’à l’impiété et à l’ordure, quand il se compare à Jupiter et qu’il exprime à sa manière l’estime qu’il fait du bruit de la foudre. Mais, après qu’il a bu, il se déride tout à fait ; et le terrible personnage dépasse de beaucoup les bornes de cette plaisanterie décente que permettait, suivant Horace, la gaieté du drame satyrique.
Silène, voleur, ivrogne et menteur, au demeurant aimable compagnon, et qui se signale, pendant le festin du cyclope, par plus d’une espièglerie, n’est pas dessiné non plus conformément au type quelque peu sévère que préfère Horace, et qu’avaient sans doute réalisé Sophocle ou Eschyle.
Les satyres n’ont pas les défauts de leur père ; ils en ont un autre, qui n’est pas fort noble non plus, mais qui les rend plus divertissants encore que Silène : ils sont poltrons à merveille. Il faut les voir et les entendre au moment décisif, après qu’ils ont promis à Ulysse de le seconder dans son entreprise, quand le tison est prêt, et qu’Ulysse les appelle à l’œuvre :
« ULYSSE. Silence, au nom des dieux, satyres ! Ne bougez ; fermez bien votre bouche. Je défends qu’on souffle, ou qu’on cligne de l’œil, ou qu’on crache : gardons d’éveiller le monstre, jusqu’à ce que le feu ait eu raison de l’œil du cyclope.
LE CHOEUR. Nous faisons silence, et nous renfonçons notre haleine dans nos gosiers.
ULYSSE. Allons, maintenant, entrez dans la caverne, et mettez la main au tison. Il est bien et dûment enflammé.
LE CHOEUR. Est-ce que tu ne régleras pas quels sont ceux qui doivent saisir les premiers la poutre brûlante et crever l’œil du cyclope ? car nous voulons avoir part à l’aventure.
1er DEMI-CHŒUR. Quant à nous, la porte est trop loin pour que nous poussions d’ici le feu dans cet œil. —
2e DEMI-CHŒUR. Et nous, nous voilà tout à l’instant devenus boiteux. —
1er DEMI-CHŒUR. C’est le même accident que j’éprouve aussi. Debout sur nos pieds, nos nerfs nous tiraillent je ne sais pourquoi. —
2e DEMI-CHŒUR. Vraiment ? —
1er DEMI-CHŒUR. Et nos yeux sont pleins de poussière ou de cendre, venue je ne sais d’où. »
Ulysse gourmande leur lâcheté : ils répondent en invoquant l’intérêt de leur peau ; ils disent connaître un chant d’Orphée, qui suffira d’ailleurs à l’affaire, et qui mettra seul le tison en branle. Ulysse les quitte, et court dans la caverne. Alors ils retrouvent toute la bravoure de leurs paroles, et ils encouragent, par de vives exhortations, ceux qui font pour eux la besogne. Ils s’amusent ensuite du cyclope aveuglé, et ils tirent bon parti de l’équivoque inventée par Ulysse. Le nom de Personne fournit une scène d’un comique fort gai, que complète le tableau des tâtonnements du cyclope et de ses fureurs impuissantes.
Je ne prétends pas mettre cette bluette dramatique au rang des chefs-d’œuvre. Mais la marche de la pièce est vive, les caractères nettement esquissés, la diction pleine d’entrain. C’est une lecture fort agréable, et qui n’exige aucun de ces efforts auxquels nous sommes réduits à nous condamner pour pénétrer le sens des vers d’Aristophane, trop souvent impénétrable à notre ignorance. Ce n’est pas tout à fait de la comédie ; c’est encore moins de la tragédie, malgré les noms des personnages : c’est un je ne sais quoi qui n’est ni sans mérite ni sans charme.
Revenons aux tragédies.

Alexis Pierron
Histoire de la littérature grecque
Librairie Hachette et Cie, 1875 pp. 292-310
Chapitre XX – Euripide

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L’ODYSSEE
LE NEUVIEME CHANT
CHANT IX

RÉCITS D’ULYSSE PREMIER RÉCIT LA CYCLOPÉE

L’ingénieux Ulysse aussitôt répondit :
« Monarque Alcinoüs, entre tous vénérable,
Certe il est beau d’ouïr ce chanteur érudit
Qu’aux habitants du ciel sa voix rend comparable.
Rien, j’ose l’affirmer, n’est doux comme de voir
Un peuple réuni que la gaîté possède,
Des convives royaux écoutant un aède,
Tous assis au banquet qu’on eut soin de pourvoir
De pain, de mets choisis, cependant qu’au cratère
L’échanson puise un vin qui passe aux gobelets.
Oui, de tous les plaisirs c’est le plus salutaire.
Mais ton cœur sur mes maux veut des récits complets,
Afin que je m’afflige et pleure davantage.
Par où donc commencer, par quel détail finir,
Lorsque tant de malheurs m’échurent en partage ?
Sachez d’abord mon nom, pour vous en souvenir,
Et pour que, si j’échappe encore au jour funèbre,
Je vous accueille aussi, malgré l’éloignement.
Je suis le Laërtide Ulysse, si célèbre

Par ses ruses ; ma gloire atteint le firmament.
J’habite la fameuse Ithaque, où se profile
Le Nérite élevé, ceint d’arbres murmureux.
Autour, et se touchant, on distingue mainte île,
Dulichium, Samé, Zacynthe aux bois nombreux.
Ithaque, la plus basse en la mer orageuse,
Gît au Nord, et ses sœurs vers l’Aube et le Soleil ;
Âpre, mais de garçons nourrice courageuse,
Elle garde à mes yeux un charme sans pareil.
Dans sa grotte isolée, adorable déesse,
Calypso m’arrêta, m’offrant sa douce main.
En son palais d’Éa, Circé l’enchanteresse
Me retint à son tour, désirant notre hymen.
Mais nulle ne fléchit mon cœur dans ma poitrine ;
Car rien ne vaut pour l’homme et patrie et parents,
Quand même, loin des siens, sur des bords différents,
Il jouirait en paix d’une maison divine.
Maintenant écoutez les rudes contre-temps
Qu’au sortir d’Ilion Jupiter me prépare.

Le vent me met d’abord chez les Cicons d’Ismare ;
Là j’emporte la ville, occis les habitants.
Nous prenons leurs trésors, leurs épouses timides ;
Le partage se fait, chacun a son butin.
J’exhorte mes soldats à s’éloigner rapides,
Mais sans persuader leur contingent mutin.
Ils boivent follement, et le long du rivage
Égorgent mille agneaux, force bœufs alourdis.
Or des Cicons fuitifs appellent au carnage
D’autres Cicons voisins, plus nombreux, plus hardis,
Gens de l’intérieur habiles à défaire,
En selle ou même à pied, des corps de combattants.

Ils viennent dès l’aurore, épais comme au printemps
Les feuilles et les fleurs ; mais Zeus, déjà contraire,
Pour accroître nos maux contre nous se raidit.
Vers nos vaisseaux légers ils portent la bataille ;
Du javelot d’airain des deux parts on s’assaille.
Tant que le matin dure et que le jour grandit,
Nous contenons le choc en dépit de la masse.
Mais lorsque du soleil décline le flambeau,
Les Cicons triomphants des Grecs domptent l’audace.
Six braves bien guêtrés ont péri par bateau ;
Le reste heureusement échappe aux défilades.

Nous reprenons la mer, charmés de vivre encor,
Mais tristes du trépas de nos bons camarades.
Pourtant aux fins voiliers nous ne rendons l’essor
Qu’après avoir trois fois appelé chaque frère
Dans la plaine tombé sous le fer des Cicons.
Soudain Zeus de Borée excite la colère,
Déchaîne un ouragan, de nuages profonds
Couvre la terre et l’eau ; puis du ciel la nuit tombe.
Nos bâtiments surpris s’égarent, les autans
Déchirent toute voile en lambeaux palpitants ;
Dans la cale on les met, de peur qu’on ne succombe,
Et vers le continent on manœuvre d’entrain.
Là deux jours et deux nuits nous restons sur la plage,
Brisés par la fatigue, accablés de chagrin.
Mais, au troisième éclat de l’Aube au doux visage,
Les mâts étant dressés, nos ailes se rouvrant,
On repart ; le zéphyr, les nochers sont nos guides.
Sauf, je crois pour mon sol quitter ces champs liquides,
Quand, au cap Maléen, la vague, le courant
Et Borée en courroux m’écartent de Cythère.

Neuf jours je vogue en proie à ce rude souffleur;
Le dixième venu, nous abordons la terre
Des Lotophages, qui subsistent d’une fleur.
Vite de débarquer, de puiser de l’eau fraîche ;
Près des nefs mes compains font ensuite un repas.
De boire et de manger lorsque nous sommes las,
Je choisis deux guerriers qu’en avant je dépêche,
Sous l’ordre d’un héraut, afin de découvrir
Quelle espèce de peuple enferment ces parages.
Ils courent se mêler aux hommes Lotophages ;
Ceux-ci loin de songer à les faire mourir,
Leur offrent du lotus l’étrange régalade.
À peine ont-ils goûté de ce fruit merveilleux,
Voilà mes éclaireurs du retour oublieux,
Tout prêts à demeurer parmi cette peuplade
Pour cueillir son trésor et vivre sans guignons.
À bord, malgré leurs cris, ma vigueur les ramène,
Et je les fais lier au mât d’une carène ;
Puis j’ordonne au restant de mes chers compagnons
De remonter de suite à nos promptes galères,
Crainte de s’oublier en mangeant du lotus.
À leurs bancs aussitôt mes suivants sont rendus ;
Ensemble ils tordent l’eau sous leurs rames céléres.

De nouveau nous allons, le cœur très soucieux,
Et nous touchons le sol des Cyclopes superbes.
Libres, se confiant à la grâce des dieux,
Leurs mains ne hersent pas, ne sèment jamais d’herbes.
Tout sans grains ni labeur pour leur table fleurit,
Les orges, le froment, et la vigne qui porte
Des grappes de raisin qu’en pleuvant Zeus mûrit.
Ils n’ont point d’agoras, de lois d’aucune sorte ;

Mais ils vivent épars sur la crête des monts,
Dans le creux des rochers : maître en sa grotte obscure,
Chacun régit les siens et des autres n’a cure.

Une îlette se dresse en face des limons
Du port cyclopéen ; ni proche, ni distante.
Boisée, elle nourrit d’innombrables chevreaux
Sauvages ; car du pied nul ne les épouvante :
Les chasseurs coutumiers de périlleux travaux,
À travers bois et rocs, ignorent ces retraites.
Point de pâtre en leur sein, point d’ouvreur de sillons ;
La terre sans culture est vide de colons
Et ne sert qu’au brouter des bêlantes chevrettes.
Les Cyclopes n’ont pas de navires rougis,
N’ont pas de charpentiers qui sachent leur construire
De solides bateaux, propres à les conduire,
Pour leurs besoins communs, vers les humains logis,
Comme tant de mortels qu’à se voir l’eau provoque ;
Ils manquent d’ouvriers pour enrichir l’îlot.
Sol propice, il rendrait des fruits à toute époque.
Une molle prairie au bord du vaste flot
Se déroule, et la vigne y pousserait durable.
D’un facile labour, l’humus, chaque saison,
Donnerait, étant gras, des épis à foison.
Le port n’exige pas d’amarre secourable ;
Sans le soutien de l’ancre et des câbles jetés,
Les marins peuvent là faire un séjour placide,
Au gré de leur désir, jusqu’aux vents souhaités.
Dans le fond de la rade une source limpide
Jaillit d’un antre frais d’aunes environné.
Un dieu vers cet abri, pendant une nuit sombre,
Dirige mes rameurs : rien ne perçait dans l’ombre ;

Le brouillard étreignait la flotte, et Séléné,
Au lieu de resplendir, se couvrait de nuages.
Personne alors ne voit l’îlette de ses yeux,
Ni les lames roulant à l’assaut des rivages,
Avant que nos vaisseaux atterrissent joyeux.
Tout navire au mouillage, on range la voilure,
Puis on descend au bord de l’humide séjour;
Et nous nous endormons, en attendant le jour.

Dés que reparaît l’Aube à la rose figure,
Nous circulons dans l’île avec ravissement.
Les Nymphes de l’endroit, filles du Porte-égide,
Font lever des chevreaux bons pour notre aliment.
Sur l’heure arcs recourbés, épieux au bois solide,
Viennent de chaque barque et travaillent, brandis
Par trois groupes ; un dieu nous fournit mainte proie.
Douze nefs me suivaient : à chacune on octroie
Neuf de ces animaux ; la mienne en reçoit dix.
On passe tout le jour, jusqu’au soir incolore,
À savourer des mets de vin pur arrosés ;
Car nos vins n’étaient pas tout à fait épuisés.
Il en restait beaucoup dans telle et telle amphore
Soustraite par ma bande aux murs saints des Cicons.
Mais l’on voit s’allumer les feux du bord Cyclope ;
Nous entendons bêler ses chèvres, ses moutons.
Le soleil s’est couché, la nuit nous enveloppe ;
Derechef nous donnons sur le sable épaissi.

Lorsque a reparu l’Aube à la face pourprine,
Je réunis mes gens et les harangue ainsi :
« Demeurez à présent, chère troupe marine ;
Moi, je vais sur ma nef, suivi de mes guerriers,

Reconnaître là-bas ces nouveaux insulaires,
Savoir s’ils sont méchants, injustes et colères,
Ou bien religieux, partant hospitaliers. »
Alors me rembarquant, j’ordonne à mon élite
D’accourir au tillac, de larguer le câbleau ;
Mes hommes à leurs bancs se réinstallent vite,
Et de l’active rame ensemble ils frappent l’eau.

Quand nous avons atteint cette rive assez proche,
Nous voyons près des flots, à ses confins derniers,
Une caverne haute et noire de lauriers.
Chèvres, brebis en foule ont leur parc sous sa roche.
La cour ronde a pour murs d’immenses blocs pierreux,
Entremêlés de pins, d’ormeaux à vaste cime.
Là réside un pasteur, de stature altissime,
Qui paît seul son bétail, des autres dédaigneux,
Et dans l’isolement pratique l’injustice.
C’est un monstre effroyable ; il ne ressemble pas
Au commun des mortels, mais au mont qui hérisse
Son cône chevelu sur des sommets plus bas.

J’invite les garçons de mon cher équipage
À garder le bateau près du bord écumeux,
Et je pars, emmenant douze hommes de courage.
J’emportais dans une outre un vin noir et fameux
Dont m’avait honoré Maron, le fils d’Évanthe,
Pontife d’Apollon, d’Ismare citoyen.
Lui, sa femme et son fils, nous les avions d’entente
Protégés par respect, car il était gardien
Du saint bois de Phœbus. J’en reçus des dons rares :
Sept talents d’or massif, d’un travail souverain ;
Ensuite un bol d’argent ; finalement sa main

Avait puisé pour nous, au sein de douze jarres,
Un vin pur, généreux, céleste. En sa maison
Nul ne le connaissait, ni servant ni servante
Seuls y touchaient Maron, sa femme et l’intendante.
Quand on devait goûter cette riche boisson,
Dans vingt mesures d’eau l’on en noyait un verre ;
Et du cratère alors montaient mille fumets,
Si divins que de boire on ne s’abstenait guère.
À l’outre de nectar j’avais joint force mets,
En un sac ; car mon cœur pressentait la rencontre
D’un homme possédant un biceps indompté,
Rebelle au frein des lois, plein de férocité.

À l’antre nous voici : le géant ne se montre ;
Il menait ses troupeaux tondre l’émail des prés.
Nous entrons, et nos yeux admirent toute chose :
Fromages dans l’osier, étables où repose
L’agneau, puis le chevreau, tous pourtant séparés,
Les vieux au premier rang, les jeunes à la suite,
Plus loin les nouveau-nés ; d’abondant petit-lait,
Vase à traire ou bassin, l’argile ruisselait.
Mes compagnons d’abord m’excitent à la fuite,
Quelques fromages pris et le bétail chassé
En hâte hors des parcs vers l’agile trirème,
Qui nous eût ramenés dans notre rade même :
Je méprise l’avis, quoiqu’il fût très sensé.
Je veux voir le Cyclope, et ses dons, les surprendre.
Las ! comme ce doucet doit nous gratifier !

Nous allumons du feu, puis de sacrifier,
D’écorner maint fromage, enfin, assis, d’attendre
Son retour du pâtis. Il arrive portant,

Pour cuire son repas, une énorme broussaille ;
Il la décharge au seuil, et la grotte en tressaille.
Au fond, épouvantés, nous fuyons à l’instant.
Le pasteur pousse alors ses troupeaux gras dans l’antre,
Les femelles du moins, pour les traire, empêchant
Que nul mâle au bercail, bouc ou bélier, ne rentre.
Puis à l’entrée il roule un bloc effarouchant,
Masse que vingt-deux chars à la quadruple roue
Ne pourraient déplacer en leurs efforts subits :
Tel est le bloc fermant qu’à sa porte il échoue.
Bientôt assis, il trait ses chèvres, ses brebis,
Comme il convient, et rend leurs petits aux nourrices.
Ensuite il fait cailler la moitié du lait blanc,
Le dépose et l’entasse au milieu des éclisses,
Versant l’autre moitié dans maint vase au gros flanc,
Pour le prendre et le boire à son souper tranquille.
Après avoir fini cette œuvre en un moment,
Il allume un grand feu, nous voit, et vivement :
« Étrangers, nommez-vous ! qui vous pousse en mon île ?
Est-ce une affaire ? ou bien errez-vous, comme font
Ces pillards qui, sur mer jouant leur existence,
Écument un pays, le ruinent à fond ? »

Il dit, et nous sentons une frayeur intense,
À cette voix terrible, à cet air monstrueux.
Cependant je réponds, raffermissant mon âme :
« Nous sommes des Grégeois revenant de Pergame ;
Égarés sur les flots par l’air tempétueux,
Nous cherchions nos rochers et trouvons d’autres croupes ;
Sans doute c’était là de Zeus la volonté.
Nous nous glorifions d’appartenir aux troupes
D’Atride Agamemnon, ce chef partout vanté ;

Car il prit d’altiers murs, une contrée entière.
Maintenant à tes pieds nous venons en amis,
Et réclamons de toi la table hospitalière,
Ou quelque doux présent, suivant l’usage admis.
Homme bon, pense au ciel, exauce ma supplique :
Zeus qui guide les pas du timide étranger,
Zeus, ce dieu xénien, ne tarde à les venger. »

Je dis, et le barbare en ces termes réplique :
« Guerrier, tu perds la tête ou tu viens de très loin,
Toi qui parles d’aimer, de craindre un ciel rigide.
Un cyclope se rit du Maître de l’égide
Et des dieux immortels : il les dompte au besoin.
Je ne t’épargnerai ni toi ni ton escorte
Pour fuir les traits de Zeus, si mon cœur n’y consent.
Mais conte où tu laissas ton bateau valissant.
Est-ce loin ? Près d’ici ? Ce détail-là m’importe. »

Il voulait m’éprouver, mais je sais plus d’un tour ;
Aussi je lui réponds ces mots pleins d’artifice :
« Neptune ébranle-sol, à l’extrême contour
De votre île, a rompu mon flottant édifice
Sur les écueils d’un cap ; la mer a ses débris.
Intact, avec mes gens, d’échapper j’eus la chance. »

J’ai dit, et lui se tait dans un cruel mépris ;
Mais sur mes compagnons, bras tendus, il s’élance,
En saisit deux, les choque, ainsi que d’humbles faons,
Contre terre ; en bouillie éclate leur cervelle.
Il les coupe en morceaux, les mange pêle-mêle.
Comme un lion sorti des déserts étouffants,
Il baffre tout, les chairs, les os moelleux, les tripes.

À ce spectacle affreux, nous levons en pleurant
Les mains vers Jupiter ; le désespoir nous prend.
Lorsque de corps humains ce monstre aux vastes lippes
S’est bourré l’estomac, il boit des flots de lait,
Puis parmi ses moutons pesamment il s’allonge.
Dans mon cœur magnanime au même instant je songe
À dégainer mon glaive, à le frapper d’un trait,
En le tâtant d’abord, au point juste où le foie
Se joint au diaphragme : un penser me retient.
De la mort nous étions par avance la proie ;
Jamais du lourd rocher qui dedans nous maintient
Tous nos bras n’auraient pu déranger la barrière.
Donc il faut jusqu’à l’Aube attendre en gémissant.

Quand elle teint les cieux de sa rose lumière,
Il rallume un grand feu, trait son bétail puissant,
Rend aux seins nourriciers leur jeunette phalange.
Après avoir fini promptement ces travaux,
Derechef il saisit deux des miens et les mange.
Son repas fait, il chasse au dehors ses troupeaux,
En déplaçant le bloc sans peine ; mais de suite
Il le remet, tout comme un couvercle au carquois.
Le Cyclope, à grand bruit, pousse sa herde instruite
Vers les monts ; moi, je reste à rêver des exploits,
Désirant me venger, si m’exauce Minerve.
Or, voyez le parti que j’adopte soudain.
Le pâtre dans un coin avait mis en réserve
Un tronc vert d’olivier pour s’en faire un gourdin,
Une fois desséché ; nous comparions sa taille
À celle du grand mât d’un vaisseau de transport
Qui, de vingt avirons, aux flots livre bataille :
Tels étaient sûrement son volume et son port.

J’en coupe sans tarder la longueur d’une brasse
Et la livre à mes gens afin de l’amincir.
Ils vont la polissant ; moi, j’affile tenace
Un des bouts, qu’au feu vif après je fais durcir.
J’enfouis prudemment cette partie insigne
Sous les tas de fumier dont s’encombre le lieu ;
Ensuite je prescris que le sort nous désigne
Ceux qui devront m’aider à planter notre pieu
Dans l’œil du monstre, quand le vaincra le doux somme.
Les quatre élus au sort sont ceux-là justement
Qu’avec moi j’aurais pris ; je suis le cinquième homme.
Au soir rentrent le maître et son bétail gourmand.
Le géant pousse au fond toute la bande grasse,
Et dans la cour ne laisse aucun sujet pelu,
Soit qu’il ait des soupçons, soit qu’un dieu l’ait voulu ;
Puis soulevant le bloc, il le remet en place.
Bientôt assis, il trait ses chèvres, ses brebis,
Comme il convient, et rend les agneaux à leurs mères.
Sitôt qu’il a mis fin à ces préliminaires,
Il saisit, mange encor deux des miens ébaubis.
Moi, tenant de vin pur une écuelle pleine,
Au Cyclope je vais, et dis à ce bourreau :
« Tiens donc, Cyclope, et bois sur cette chair humaine.
Pour savoir quel bon vin contenait mon vaisseau.
Je t’en rapporterais, si par miséricorde
Tu me laissais partir ; mais ta rage est sans frein.
Ô fou ! comment veux-tu que désormais t’aborde
Un des nombreux mortels, puisque ainsi bat ton sein ?

Je dis ; il prend la coupe et boit ; ce fin breuvage
L’égaie, il m’en demande une seconde fois :
« Verse encor de bon cœur, et dis-moi sans ambage

Ton nom, pour que je t’offre un don des plus courtois.
Pour le Cyclope aussi ce doux sol entrecroise
De beaux ceps que mûrit l’arrosage divin ;
Mais ton jus semble fait de nectar et d’ambroise. »

Dans sa coupe aussitôt je rajoute du vin ;
Trois fois je la remplis, trois fois le sot la vide.
Dès que mon vin de flamme a troublé sa raison,
Je lui lâche ces mots d’une douceur perfide :
« Cyclope, tu t’enquiers de mon illustre nom ?
Eh bien, à ta promesse en retour sois fidèle.
Je me nomme Personne, oui Personne vraiment ;
Père et mère, et compains, chacun ainsi m’appelle. »

Le glouton me riposte impitoyablement :
« Après ses compagnons je mangerai Personne,
Les autres avant lui ; ce sera mon cadeau. »

Il dit, et se renverse, et tombe, et s’abandonne,
Son gigantesque cou penché ; d’un lourd bandeau
Le sommeil l’enténèbre ; en masse on le voit rendre
Du vin, d’horribles chairs; puis il rote ivre-mort.
Je glisse alors le pieu sous une chaude cendre
Jusqu’à ce qu’il soit rouge, et j’encourage fort
Mes quatre aides, craignant que l’un d’eux ne recule.
Quand le bois d’olivier menace, quoique vert,
De s’allumer, qu’autour une flammette ondule,
Du feu je le retire, et mes preux de concert
M’entourent : un démon les vigorise encore.
Empoignant l’arme aiguë, au plein de l’œil baissé
Ils l’enfoncent, et moi, sur mes orteils dressé,
Je la tournoie. Ainsi, quand l’artisan perfore

Un madrier, sous lui d’autres mains font mouvoir
La tarière creusante avec un cuir agile.
De même nous tournions dans l’orbite fragile
Ce tison embrasé d’où ruisselle un sang noir.
La prunelle en feu brûle et sourcils et paupières ;
Les racines de l’œil pétillent bruyamment,
Comme lorsque en l’eau froide un forgeur véhément
Fait siffler une hache ou des lames guerrières,
Procédé qui fournit les fers les mieux trempés.
Ainsi l’œil du colosse autour du bois crépite.
Il lance un hurlement dont les airs sont frappés ;
Nous de fuir, pris de peur. Cependant de l’orbite
Ses mains ôtent le pal souillé d’amas sanguins ;
Puis, outré de fureur, au loin il le rejette.
Il appelle à grands cris les Cyclopes voisins
Qui sur les caps venteux ont leur roche secrète.
Leur foule à son appel accourt de tous côtés,
Et, debout prés du seuil, l’interroge anxieuse :
« Polyphème, pourquoi ces longs cris répétés ?
Pourquoi nous réveiller pendant la nuit joyeuse ?
T’aurait-on, malgré toi, dérobé ton troupeau ?
Quelqu’un t’occirait-il par ruse ou violence ? »

La brute leur répond, du sein de son caveau :
« Personne, ô mes amis ! par dol, non par vaillance. »

Les Cyclopes alors, sans plus ample discours :
« Puisque dans ton abri personne ne t’afflige,
Accepte résigné les maux que Zeus inflige ;
De Neptune, ton père, invoque le secours. »

Ils disent, s’en vont tous, et je me réconforte

Au succès de mon nom, de mon tour des meilleurs.
L’aveuglé, soupirant et rongé de douleurs,
En marchant à tâtons va débloquer la porte.
À l’entrée il s’assied, les deux bras étendus,
Pour happer tel de nous qui fuirait joint aux bêtes,
Tellement il croyait mes esprits confondus.
Je cherche cependant quelles mesures nettes
Pourront nous affranchir d’un trépas redouté.
Je combine des plans, des trucs de toute espèce ;
Notre vie en dépend, un grand péril nous presse.
Or, sachez le parti qu’à la fin j’adoptai.

Des béliers étaient là, d’une rondeur sensible,
Beaux, grands, et que recouvre une épaisse toison.
Je les lie en silence avec l’osier flexible
Où dormait ce géant, type de trahison.
Je les mets trois par trois ; le central porte un homme ;
Les deux autres devront protéger en flanquant.
Donc pour un guerrier seul trois animaux de somme.
Restait un gros bélier, de tous le plus marquant ;
Au dos je le saisis, me roule sous son ventre,
Et m’accrochant des mains à son manteau fourré,
Dans un calme absolu d’aguet je me concentre.
Nous attendons ainsi le jour, d’un cœur navré.

Quand l’Aurore effeuilla ses roses matinières,
Les béliers diligents coururent aux paissons.
Dans l’étable bêlaient leurs femmes routinières,
Le sein dur et pendant. Agité de frissons,
Le Cyclope tâtait les houleuses échines
Du bétail mâle ; mais l’ahuri ne sent pas
Mes compagnons blottis sous de sombres poitrines.

Enfin le grand bélier après tous vient au pas,
Chargé de son lainage et de mon être habile.
Polyphème lui dit, l’ayant bien caressé :
« Cher bélier, pourquoi donc, toi le vieux chef de file,
Venir en queue ? Avant, loin d’être devancé,
Le premier tu savais brouter la fleur champêtre ;
Des fleuves le premier tu sondais le courant,
Et le premier rentrais au bercail attirant.
Aujourd’hui te voilà le dernier. De ton maître
Regretterais-tu l’œil ? Un méchant l’a crevé,
Aidé d’affreux soldats, me domptant par l’ivresse.
C’est Personne ; il n’est pas certe encore sauvé.
Ah ! si, doué de sens, d’une parole expresse,
Tu me disais quel coin à mes coups le soustrait,
Écrasée aussitôt, sa cervelle brouillonne
Irait joncher le sol ! cela mitigerait
Les maux que m’a causés l’exécrable Personne. »

À ces mots au dehors il lâche le bélier.
Parvenus loin de l’antre et de la cour ovine,
Je reprends terre, et cours mes compains délier.
Lestement nous poussons, par sentier et ravine,
Le troupeau bon marcheur jusqu’au navire ancré.
Nous revoir sains et saufs pour ma troupe a des charmes,
Mais luctueusement chaque mort est pleuré.
Moi, fronçant les sourcils, j’interromps toutes larmes,
Et prescris d’embarquer en hâte les captifs
À la belle toison, puis de repasser l’onde.
Mes rameurs vont s’asseoir à leurs bancs respectifs ;
D’un aviron rapide ils creusent l’eau profonde.

Lorsque du large encor peut s’entendre ma voix,

Je darde au vil pasteur cette railleuse insulte :
« Cyclope tu n’as point, dans ta demeure occulte,
Mangé violemment les amis d’un pantois.
Le châtiment devait t’atteindre, misérable
Qui de tes suppliants t’es fait le dévoreur.
C’est pourquoi Jupiter, tout l’Olympe, t’accable. »

L’apostrophe ironique augmente sa fureur.
D’une haute montagne il arrache la crête
Et la lance en avant du bleuâtre vaisseau ;
Peu s’en faut qu’à la proue elle n’ôte un morceau.
La mer bouillonne au choc de la masse concrète ;
Le flot en refluant remporte notre nef
Vers la côte inondée, au rivage l’affale.
Prenant à pleines mains une pique navale,
Du bord je la repousse et somme, d’un ton bref,
Mes robustes nageurs d’accélérer leurs rames,
Afin de réchapper ; ils redoublent d’élans.

Quand nous sommes deux fois aussi loin sur les lames,
Je veux recommencer mes adieux virulents.
Tous m’adjurent en chœur de garder le silence :
« Téméraire, pourquoi courroucer ce cruel ?
Déjà, nous ramenant aux profondeurs de l’anse,
Son roc nous menaça d’un trépas mutuel.
S’il entend de nouveau des cris, une parole,
Il brisera nos fronts, notre mince plancher,
Sous d’autres blocs précis, telle est leur parabole. »

Ces prudentes raisons ne sauraient me toucher,
Et je recrie au monstre en ma rage frondeuse :
« Cyclope, si quelqu’un de ce monde animé

Te demande d’où vient ta cécité hideuse,
Dis-lui que t’aveugla l’assiégeur consommé,
Ulysse, roi d’Ithaque, engendré par Laërte. »

Le sauvage en hognant a soudain reparti :
« Grands dieux ! l’oracle ancien n’avait donc pas menti.
Chez nous fut un devin à la pensée alerte,
Télème Eurymidés, dont l’art fit notre orgueil,
Et qui mourut prophète au milieu des Cyclopes.
Tout devait arriver d’après ses horoscopes,
La main d’Ulysse un jour devait m’extirper l’œil !
Mais quoi ! je m’attendais toujours à voir paraître
Un homme grand et beau, de force revêtu ;
Et voilà qu’un vilain, un nabot, un fétu,
M’enlève la lumière à l’aide d’un vin traître.
Ulysse, viens ici, mon offrande t’attend.
J’inviterai Neptune à choyer ton navire ;
Je suis son tendre fils, il se plaît à le dire.
Seul il me guérira, si son cœur le prétend,
Et non pas ceux d’en haut ou l’humaine science. »

Je lui riposte alors d’un formidable ton :
« Puisse-je, t’arrachant et l’âme et l’existence,
Te faire voltiger aux gouffres de Pluton,
Aussi vrai que ton dieu ne te rendra la vue ! »

Je dis ; lui de prier son divin géniteur,
En élevant les mains vers l’astrale étendue :
« Écoute-moi, Neptune, ô noir agitateur !
Si je naquis de toi, si tu te dis mon père,
Fais qu’Ulysse jamais, ce foudre ithacéen
Par Laërte engendré, ne retourne en sa terre.

Mais si le sort là-bas le ramène à dessein,
S’il lui rend ses amis, son paternel empire,
Qu’il rentre tard et mal, sans un seul partisan,
Sur un pont mercenaire, et que son deuil soit pire ! »

Tel gronde son souhait qu’exauça le Tyran.
Notre ennemi soulève une plus vaste pierre,
La balance, et sur nous l’envoie à tour de bras.
De la poupe azurée elle frise l’arrière ;
Le timon a failli voler en mille éclats.
La mer se gonfle au choc de la masse compacte,
Mais cette fois nous pousse et nous laisse à bon port.

De retour dans l’îlette où ma flottille intacte
Stationnait toujours, tandis qu’au long du bord
La troupe gémissait lasse et désespérée,
Notre nef sur le sable achève ses trajets,
Et nous-mêmes foulons la grève désirée.
Du Cyclope on débarque ensuite les sujets ;
On en fait plusieurs lots, chacun a part égale.
Des bons distributeurs, moi, je reçois en plus
Le grand bélier ; ma main le tue et le régale
À Zeus, l’altier Kronide aux décrets absolus.
Je brûle les fémurs ; mais le dieu n’y prend garde :
Il ne songe qu’à perdre, en ses ressentiments,
Mes braves compagnons, mes fermes bâtiments.
Nous passons tout le jour, jusqu’à l’heure blafarde,
À savourer des mets de vin pur arrosés.
Quand le soleil s’éteint et que règnent les ombres,
Nous nous endormons tous auprès des vagues sombres.
Mais lorsque reparaît l’Aurore aux doigts rosés,
Stimulant mes marins, vite je leur ordonne

De monter aux tillacs, de larguer les câblots.
À leurs bancs vont s’asseoir les zélés matelots,
Et sous les avirons l’onde écume et résonne.

Nous reprenons la mer, heureux d’être sauvés,
Mais tout bas regrettant nos amis enlevés. »

L’Odyssée
Traduction Séguier
9

NO SECOND TROY Yeats Texte et Traduction PAS DE DEUXIEME TROIE

William Butler Yeats
English literature
English poetry
Littérature Anglaise – Poésie Anglaise
 

YEATS
1865-1939

 

No Second Troy
Pas de deuxième Troie

No Second Troy Yeats_Boughton

 

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Why should I blame her that she filled my days
Pourquoi devrais-je la blâmer qu’elle ait rempli mes jours
With misery, or that she would of late
De misère, ou qu’elle ait jadis
Have taught to ignorant men most violent ways,
enseigné aux hommes ignorants les moyens les plus violents,
Or hurled the little streets upon the great,
Ou jeté ceux qui vivaient dans les petites rues sur les grandes,
Had they but courage equal to desire?
Mais leur courage égalait-il leur désir ?
What could have made her peaceful with a mind
Ce qui aurait fait d’elle un esprit paisible avec
That nobleness made simple as a fire,
Cette noblesse de faire aussi simple que le feu,
With beauty like a tightened bow, a kind
Avec la beauté d’un arc tenducette espèce
That is not natural in an age like this,
qui n’est pas naturelle dans un âge comme ça,
Being high and solitary and most stern?
Etant noble et solitaire et la plus austère ?
Why, what could she have done, being what she is?
Pourquoi, qu’aurait t-elle pu faire, étant ce qu’elle est?
Was there another Troy for her to burn?
Y avait-il une autre Troie à brûler pour elle ?
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Traduction Jacky Lavauzelle
ARTGITATO
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THE SORROW OF LOVE Yeats Texte et Traduction LA DOULEUR D’AIMER

William Butler Yeats
English literature
English poetry
Littérature Anglaise – Poésie Anglaise
 

YEATS
1865-1939
The Sorrow of Love
LA DOULEUR D’AIMER

The Sorrow of Love Yeats Traduction Artgitato & Texte anglais

 

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The brawling of a sparrow in the eaves,   
Le tintamarre d’un moineau dans les combles,
The brilliant moon and all the milky sky,   
La lune brillante et tout le ciel laiteux,
And all that famous harmony of leaves,   
Et tout ce qui célèbre l’harmonie des feuilles,
Had blotted out man’s image and his cry.
Avaient effacé l’image de l’homme et son cri.
**
A  girl arose that had red mournful lips
Une jeune fille surgit, lèvres rouges tristes,
And seemed the greatness of the world in tears,   
Qui ressemblait à la grandeur du monde en larmes,
Doomed like Odysseus and the labouring ships   
Condamné comme Ulysse et ses navires
And proud as Priam murdered with his peers;
Et fier comme Priam assassiné avec ses pairs;

**

Arose, and on the instant clamorous eaves,  
Elle se leva, et sur les toits de bruyantes clameurs,
A climbing moon upon an empty sky,   
Une lune à l’escalade d’un ciel vide,
And all that lamentation of the leaves,   
Et toute cette lamentations de feuilles,
Could but compose man’s image and his cry.
Mais qui ne pouvait que composer l’image de l’homme et de son cri.
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Traduction Jacky Lavauzelle
ARTGITATO
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RAPT de Lucas BELVAUX

Lucas BELVAUX

 PA050019 L’Odyssée humaine

C’est en entrant dans la noirceur du monde, dans l’univers de la séquestration que Stanislas Graff (Yvan Attal) va s’ouvrir en découvrant sa lumière intérieure. Il est le Président. Il est l’être lisse, sans contours et sans corps. Les portes s’ouvrent à son passage. Rien ne le retient et il ne retient rien. Il est l’air, informel et triste. Son ombre se faufile à travers des pièces immenses, dorées et appropriées par l’argent et le pouvoir. Il croit pouvoir, il croit être et être le pouvoir. Mais il n’est rien. Il ne le sait pas encore. Il n’est que du vent. Sans odeurs et sans douleurs. Il n’est pas humain et l’odyssée qui l’attend, à travers le rapt, va lui faire découvrir toute son humanité enfouie. Il va découvrir son corps, à travers l’amputation et la douleur, la vraie valeur des plaisirs, à partir du manque, la valeur de sa famille à partir de son absence et dans la réalité  lourde du retour. En un mot, il va redevenir un homme, fragile et charnel, inquiet et lâche. CE N’EST PAS UN HOMME COMME LES AUTRES ! Au commencement, était la perfection du surhomme comme le décrit sa femme : « Je ne lui ai rien reproché parce que ce n’est pas un homme comme les autres. Il a plus d’énergie que les autres, plus d’appétit, plus d’envie ! Je n’ai pas pu le suivre et j’en ai souffert !…On pardonne tout à un homme comme lui ! Est-ce que vous vous rendez compte ce que c’est que de diriger un groupe de 130 000 personnes, en être responsable. Vous imaginez le poids qu’il avait sur les épaules ! » Il n’a pas de vision morale du monde. Il est flux. Il n’est qu’un flux. Tout passe, tout s’écoule. Un flux financier, de pouvoir, d’influence. Entre Les Etats-Unis et la Chine. Entre la présidence de la République et ses actionnaires. Il joue avec les êtres et avec l’argent, capable de claquer au poker en quelques heures ce qu’un ouvrier de son entreprise ne gagnera pas dans une année. Les 50000€ d’une nuit ne sont qu’un chèque, un morceau de papier pour une nuit où il a pu enfin sentir ses veines, son cœur battre. Où il a eu la sensation si brève d’être dans ce monde et de ce monde. Il cherchait des bribes d’humanité, comme le souligne un des policiers à sa femme : « la nouveauté, le plaisir d’une rencontre immédiate, fugitive, le besoin de séduire aussi… » CETTE DEMEURE AUTREFOIS HONOREE L’Odyssée, commence comme toutes les odyssées, à partir d’un port, d’un havre, et Stanislas, comme les autres avant lui, comme Ulysse et son Ithaque : « Cette demeure fut autrefois riche et honorée, tant que le héros habita le pays ; mais aujourd’hui, les Dieux, source de nos maux, en ont décidé autrement, et ils ont faits de lui le plus ignoré de tous les hommes. » (Homère, Odysée, Chant I, trad. Leconte de Lisle) ET AUCUN NE VÎT L’ÎLE DE SES YEUX ! Le plus ignoré des hommes, il deviendra. Cette vide existence, entre des rapports charnels creux, tarifés et sans lendemains et des repas familiaux où plus rien ne se dit, va se combler dans cette tente au fond d’une cave inhospitalière. Les geôliers, l’emmène dans un fond, tel Ulysse sur l’île de Calypso : «c’est là que nous fûmes poussés, et un Dieu nous y conduisit pendant une nuit obscure, car nous ne pouvions rien voir. Et un épais brouillard les nefs étant couvert de nuages. Et aucun de nous ne vît l’île de ses yeux, ni les grandes lames qui roulaient vers le rivage. » (Chant IX) et découvrir le ‘visage’ de ses tortionnaires, tel Ulysse découvrant le monstrueux Cyclope : « Cet homme géant, doué d’une grande force, sauvage, ne connaissant ni la justice ni les lois Et les coupant, membre à membre, il prépara son repas. Et il les dévora comme un lion montagnard, et il ne laissa ni leurs entrailles, ni leurs chairs, ni leurs os pleins de moelle. » (Chant IX) C’EST BIEN ! ON DIRAIT DES SANGLOTS ! Attaché, il va de la tente à la cave. La longueur de la chaine se rallonge. Les tortionnaires découvrent de l’émotion dans un des écrits : « C’est bien ! La main tremble, on dirait des sanglots, c’est bien ! » Sa tête, il la baisse et les yeux, il les cache. Il se soumet et demande. Il n’exige plus. Son corps est dans l’attente. Il découvre son rapport à l’autre dans ce qu’il a de tension, d’exigence, de souffrance, d’interdit et de lutte. DECOUVRIR SA LUMIERE INTERIEURE Et c’est dans cette ombre qu’il découvre sa flamme et sa lumière intérieure. Lorsqu’enfin cette confiance absolue s’abîme dans l’inquiétude et dans l’incertitude de ce que peut réserver la minute suivante. Après la conscience de la perte de son monde, la perte physique d’un de ses doigts, vient le moment du questionnement et de la reconstruction. De chien dans sa tanière, il se redresse. Il va lui redonner goût aux valeurs humaines  et le plaisir de savourer les petits instants quand la chaîne se desserre, ou quand le plateau servi est un peu plus chaud, un peu plus cuisiné ou l’eau coule enfin pour laver des plaies vives  ou quand un de ses geôliers (Gérard Meyland) lui parle avec des mots presque tendres et chaleureux :   « tiens Stanislas, regarde ! Ça va un peu changer de l’ordinaire. Je t’ai mijoté quelque chose de pas mauvais. Il n’y a pas de raisons de bouffer mal, en plus ! Allez ! Bon appétit ! Et le doigt, ça va ? Il pique encore ? », « Entre hommes, on peut se parler de ces choses-là ! Entre chasseurs ! Bon, j’arrête si ça te gêne ! » Et par ce long voyage immobile de son être, la découverte de son moi le plus intime. Jusqu’à cette vie, un instant, mise dans l’angoisse de son assassinat imminent. ILS NOUS ONT VITE OUBLIES ! Sans rancœur ni haine pour ses bourreaux. La délivrance qui s’ensuit porte plus haut le plaisir et le bonheur d’exister, la présence de son être dans le monde. Il découvert éberlué que les médias ne parlent plus de lui, que plus personne ne fait de son cas un événement important. Il tombe dans l’anecdotique, dans l’anonymat, dans la réalité.  « Eh oui ! Il y a plus rien sur nous ! Ils nous ont vite oubliés ! Pas vrai, Stanislas ? Quelques mois sans se manifester, et voilà, nous ne sommes plus aux infos ! » Il n’est plus dans la lumière, mais il est debout.  En terminant son odyssée, Stanislas n’est plus reconnu par sa famille. Il fait presque peur à sa femme quand il montre sa fragilité en pleurant sur son épaule (Anne Consigny). Elle comprend qu’il a changé. L’homme n’est plus dans l’énergie mais dans le souffle. Il ressemble plus à un SDF qu’à un patron de grande entreprise. Dans cet homme de chair de souffrance visible, il effraie. Sa fille cadette, n’ose même pas l’embrasser et retourne dans sa chambre. Il n’est qu’un étranger qui ne contrôle plus rien, ni la presse, ni sa sortie, ni son couple. On s’en méfie déjà. Déjà le monde s’était fait à sa disparition et s’en était arrangé. Maintenant, il dérange. IL DORMAIT DANS LA GROTTE SANS DESIR Ses ravisseurs avant de le libérer, lui donne un mot codé : CALYPSO. Homère une fois nous donne sa lecture et son éclairage dans le Chant V « Elle le trouva assis sur le rivage, et jamais ses yeux ne se tarissaient de larmes et sa douce vie se consumait dans le désir du retour, car la Nymphe n’était point aimée de lui. Certes, pendant la nuit, il dormait contre sa volonté dans la grotte creuse, sans désir, auprès de celle qui le désirait ; mais le jour, assis sur les rochers et les rivages, il déchirait son cœur par ses larmes, les gémissements et les douleurs et il regardait la mer indomptée en versant des larmes. Et l’illustre Déesse, s’approchait, lui dit : – Malheureux, ne te lamente pas plus longtemps ici, et ne consume point ta vie, car je vais te renvoyer promptement. » C’EST LE CHIEN D’UN HOMME MORT AU LOIN En terminant son odyssée, Stanislas retrouve son port d’attache, mais lui a changé. Seuls, quelques-uns le reconnaissent, à commencer par son épagneul, comme Ulysse reconnu par Argos. « Et ils se parlaient ainsi, et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C’était Argos, le chien du malheureux Ulysse qui l’avait nourri lui-même autrefois, et qui n’en jouit pas, étant parti pour la Sainte Ilios…Et maintenant, en l’absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l’amas de fumier…Et le chien gisait là, rongé de vermine. Et aussitôt, il reconnut Ulysse qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles, qui, l’ayant vu, essuya une larme…et le porcher lui répondit : C’est le chien d’un homme mort au loin… » (Chant XVII) PROFITEZ-EN POUR PRENDRE UN PEU DE RECUL ! Les « prétendants injurieux » ne convoitent plus le reine Pénélope, mais son pouvoir, en lui subtilisant sa société. « Faites d’autres repas, mangez vos biens en vous recevant tour à tour dans vos demeures. » (Chant I). A la tête des conjurés, bien entendu, un de ses plus anciens fidèles et amis (André Marcon), le premier à lui planter un couteau dans le dos, afin de devenir Calife à la place du Calife : « maintenant, c’est votre retour qui pose problème ! Il y a la réalité et la perception qu’en ont les gens ! Votre image est très altérée ! Une espèce de play-boy, héritier, incapable, paresseux, vantard, joueur, plus intéressé par la jet-set que par son entreprise ! …Vous devez changer ! …Profitez-en pour prendre un peu de recul. Je crois que vous en avez besoin ! » Il va perdre son prestige mais gagner sa vie d’humain en toute incertitude. En ouvrant une lettre, le mot CALYPSO lui rappelle ses engagements. Mais il n’a plus rien. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de famille. Et ses ravisseurs attendent de lui les 50 000 000€. Comme Ulysse demandant à Calypso à son départ : « Je ne montrai point, comme tu le veux, sur un radeau, à moins que tu ne jures par le grand serment des Dieux que tu ne jures point mon malheur et ma perte. » MA VIE M’APPARTIENT ! Ce n’est pas Calypso, mais Stanislas qui a juré et qui s’est engagé. Sa fragilité est totale, comme Ulysse avant son retour à Ithaque : « J’ai déjà beaucoup souffert sur les flots et dans la guerre ; que de nouvelles misères m’arrivent, s’il le faut. » (Chant V) Et Stanislas réplique : « De quoi on parle ? De qui ? Quelqu’un m’a demandé si je souffrais ? Si j’avais souffert ? Qui m’a demandé à quoi ou à qui j’avais pensé à ce moment-là ? Qui m’a demandé si j’avais eu peur ? Qui m’a demandé si j’avais pleuré ? Si je m’étais senti seul ? Tu me l’as demandé, toi ? Et elle ? Elle me l’a demandé ? Personne ! Personne, pas une fois ! Tout ce qu’on m’a demandé, c’est de m’expliquer, que je dise avec qui j’avais couché et combien j’avais perdu au poker ! Je n’ai aucun compte à rendre ! Ma vie m’appartient comme ta vie t’appartient ! Ça ne m’empêche pas de vous aimer ! Plus que tout ! » Jacky Lavauzelle