MANGA 漫画
LE CHEF DE NOBUNAGA
信長のシェフ
(2011)
LA CUISINE comme
ART MARTIAL
Scénario de Mitsuru Nishimura
西村ミツル
Dessin de KajikawaTakurô
梶川卓郎
Traduction Fabien Nabban
Komikku éditions 2014
Le Chef de Nobunaga se classe dans la catégorie des mangas. Il en a les traits, le « ga 画 », le dessin. Mais il est loin de l’à-peu-près, du sans but que désigne le man 漫 », l’involontaire, la caricature. C’est grâce au travail de précision et d’orfèvre de Mitsuru Nishimura 西村ミツル, le scénariste. Une recherche autant sur l’époque Sengoku, que sur les mets culinaires et leurs évolutions à travers le Japon du XVe à nos jours. Quant au dessin, celui de Kajikawa Takurô 梶川卓郎, il respecte, il est vrai, plus la technique « au fil de l’idée » ; et l’idée vient de Nishimura, qui donne la saveur à la BD. Le dessin a un grain de folie et prend des libertés quand Ken est au fourneau et que lui aussi prend des risques.
Celui qui deviendra le Chef, sous-entendu le Chef-cuisinier, のシェフ no shefu, de Nobunaga, Ken vient de notre époque. Ken ケン chute de notre époque à l’an II de l’Ere Eiroku, en 1568, dans l’ancienne capitale du Japon, Kyōto, 京都(miyako 都, La capitale). Une ère de 12 ans où régnait l’empereur Ōgimachi-tennō 正親町天皇.
LA PERIODE DES ROYAUMES COMBATTANTS
Cette ère fait partie de l’époque Sengoku 戦国時代, sengoku-jidai, littéralement la période des Royaumes combattants, à cause de son instabilité et des guerres incessantes entre le milieu du XVe et la fin du XVIe.
Il s’agit d’une œuvre sur l’intégration dans une société hostile, en guerre, si différente. Ken dispose de deux atouts : la langue et la mémoire de la cuisine. La violence est présente partout et ce dès les premières images. La cuisine sera un moteur puissant pour s’infiltrer dans cette société et adoucir les cœurs. Pour adoucir le feu du piment de ces âmes, notre héros va la diluer dans les casseroles pendues encore dans sa mémoire.
KEN, TU NE DOIS PAS MOURIR !
Quand Ken arrive sur Kyōto, il se trouve avec un autre homme, la bouche en sang. La tête de Ken est enturbannée avec un bandeau ensanglanté. Ken a perdu la mémoire. Est-il dans un rêve suite au choc qu’il a reçu sur la tête ? Se retrouve-t-il dans un nouvel espace-temps ? Des soldats les poursuivent et tuent celui qui l’accompagnait. Il faut agir. En mourant son compagnon, dans un râle, lâche cette injonction : « Ken, tu ne dois pas mourir ! » Ce sera son obsession. Il lui faut survivre, coûte que coûte.
Sa mémoire n’a retenu qu’une chose : la cuisine (Cuisiner 料理人 Ryōrijin). Ce sera sa seule arme pour survivre dans cette époque. Mieux qu’une arme, il s’en servira pour survivre, sauver sa peau, soutenir les guerriers pendant les affrontements, convaincre et séduire. Avec cette arme, Ken va pouvoir trouver la vérité. Les autres montreront leur vraie nature.
TU NE ME TUERAS PAS !
Dans les Mille et une nuits, le Sultan Shahryar, « le grand roi » avait décidé de tuer toutes les femmes qu’il épouserait, et ce dès le lendemain matin, afin de se venger d’une infidélité. La sublime fille de son vizir, Shéhérazade, ne doit sa survie qu’aux histoires passionnantes qu’elle raconte tous les soirs. Ce sont les mots qui la sauvent.
UN DUEL DE CUISINE
Dans notre histoire, c’est la cuisine qui sauve Ken des mains d’Obunaga Oda 織田信長, le tyran d’Owari (la province d’Owari 尾張国, Owari no kuni). « Tu ne me tueras donc pas, car je sais que tu as encore des choses à tirer de moi. » Quand Obunaga le prend à son service, cela commence avec un « duel de cuisine », « sur le champ de bataille, les guerriers jouent constamment leur vie. En restant tout le temps à l’abri du danger dans ce château, les cuisiniers peuvent aussi perdre leur motivation. » Obunaga sait déjà que la cuisine de Ken a des pouvoirs. Il souhaite le pousser à ses derniers retranchements et donner ce qu’il a de meilleur.
ENTRE LA SENSATION
ET LA CONSCIENCE
Ken, c’est qu’il ne s’appuie pas sur le langage des plats et sur les habitudes. Rien que le nom d’un plat élaboré nous fait saliver. Une belle présentation d’un plat permet déjà d’anticiper les plaisirs à venir. Ken innove sur tous les plans : nouveaux mets, nouvelles présentations. Bergson le disait en ces termes : « Quand je mange un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. » (Essai sur les données immédiates de la conscience, Les deux aspects du Moi)
KEN ET JEAN-BAPTISTE DU PARFUM
Mitsuru Nishimura et KajikawaTakurô nous propose une itinéraire initiatique du goût dans l’époque Sengoku autant pour découvrir cette période que pour mieux comprendre la nôtre. Dans la volonté de Ken de survivre tout en recherchant la perfection suprême nous nous retrouvons dans ce désir d’absolu avec une maîtrise totale de son art que l’on peut retrouver au niveau olfactif dans l’histoire de Jean-Baptiste Grenouille, le héros du Parfum de Patrick Süskind, sans toutefois le côté abominable de ce personnage. Ken, lui, est toujours sous contrôle, en pleine maîtrise de son art, même dans les moments forts de sa création, jusqu’à en faire un véritable art de la guerre, un art martial par excellence.
1er repas
UJIMARU (anguille, aujourd’hui UNAGIウナギ) Le premier repas que prépare Ken, cuit au sel et au poireau (RIKI リーキ)et comme accompagnement des radis japonais séchés (Les radis blanc japonais ou DAÏKON 大根) et assaisonnés avec du Miso (味噌), la pâte fermentée salée. L’anguille sera préparée sans sauce soja. Précisions sur la manière de cuisiner l’anguille : « A l’époque Sengoku, l’anguille n’était pas encore ouverte dans la longueur mais simplement découpée en tranches que l’on plantait sur des brochettes et que l’on cuisait dans les braises du foyer. Ce nom lui vient de sa ressemblance avec la tige de jonc que l’on trouve dans les marais. » La cuisson est dite en Kabayaki, 蒲焼, « grillé ».
Second plat
Le manjū 饅頭avec du canard grillé ; des gâteaux ronds et blancs. Ici, ils ne sont pas cuisinés avec des haricots mais avec du riz grillé. « Tu sens bien le bouillon de canard qui a pénétré dans le riz grillé … J’en ai jamais mangé d’aussi bons de ma vie !! »)
Troisième plat
Un « Rôti de canard colvert à la purée de kakiカーキ , accompagné de sa fricassée de champignons sauvages (Yasei kinoko 野生キノコ) et de châtaignes (Chesunatto チェスナット )»
Le canard (Ahiru アヒル) salé puis flambé au saké(酒, sake ou nihonshu日本酒, alcool japonais ). « Puis on fait sauter les châtaignes et les champignons dans la graisse de canard. On réalise ensuite une purée de kakis, on coupe enfin la viande qui a reposé. » Cela rappelle, chez nous, les magrets de canards flambés au cognac aux pommes et aux pruneaux. La forme occidentale de la présentation choque les spectateurs. Nobunaga lâche un sourire de contentement. C’est gagné : « C’était non…Extrêmement bon ! Grandiose !! »
Quatrième plat
Non rassasié, il lui demande de réaliser un autre plat. Une idée vient de ce que l’on raconte sur Nobunaga, qu’il se contenterait de manger, impatient d’aller au combat, un « Yusuke debout ». Il va donc feindre le simple qui engendrera le complexe. Une sorte de Cheval de Troie. Faire en sorte qu’à l’étonnement succède le ravissement. Ars est celare artem, L’art consiste à dissimuler l’art. L’enveloppe sera donc celle du Yusuke, « un plat très simple composé de riz mélangé à de l’eau chaude. » La simplicité offense Nobunaga qui sort son sabre, avant de découvrir les richesses contenues dans cette simple boule de riz. Le résultat met notre seigneur au comble de la joie, « Hum, quels arômes !! Je dois l’avouer, là encore, je n’ai jamais goûté un tel délice. » Ken montre qu’un tel plat, non seulement est goûteux, mais pratique, notamment lors des combats, « c’est donc facile à emporter sur le champ de bataille tout en étant bien plus nutritif et rapide à préparer qu’un simple Yuzuke…Je dirais même que c’est du quasi instantané. » Si Bellum se ipsum alet, la guerre se nourrit d’elle-même, il ne faut pas oublier de nourrir les soldats. Et si Dulce et decorum est pro patria mori, s’il est doux et beau de mourir pour la patrie, il est encore plus doux de mourir avec le ventre rassasié.
Le cinquième repas
Il commencera avec le second chapitre et une visite du marché de Kanô, 加納城, Kanō-jō, « au pied du château de Gifu », construit au milieu du XVe siècle justement. Le nom de Gifu, 岐阜市, fut donné par Nobunaga où il vécut neuf années. Ken découvre tous les mets qui manquent pour son plat : la pomme de terre, ジャガイモ Jagaimo, « ce légume entre pour la première fois au Japon aux alentours de l’an 1600 par le biais des hollandais qui en apportèrent de Jakarta, ou la patate douce, 山芋 Yamaimo, « la culture au Japon commence durant l’Ere Edo, 江戸時代, Edo jidai, 1603-1867 ». Il devra se contenter de poireau, リーキ Rīki , et de bardane, ゴボウGobō. Et avec ce peu faire des choses extraordinaires. Adde parvum parvo magnus acervus erit, ajoute peu à peu et tu auras beaucoup. Le repas sera à préparer pour deux « barbares du Sud », Nanban 南蛮, autrement dit des occidentaux, portugais, espagnols ou hollandais, en l’espèce deux jésuites, dont le célèbre Luís Fróis, un des premiers japonologue et profond admirateur de la société japonaise de l’époque, auteur d’une Histoire du Japon et qui mourut à Nagasaki長崎市 en 1597.
Les Nanban sont à différencier des occidentaux venant de Russie, les Kōmō 紅毛, les « cheveux rouges ».
Pour notre jésuite portugais, Ken va travailler le plat national de son pays natal, la morue, la bacalhau, タラ, Tara. Il va aller à la source même du plaisir gustatif, l’enfance, jusqu’à la vie intra-utérine. Il s’agit alors de ne pas perdre la face devant cet étranger que l’on nomme barbare, mais que l’on sait cultivé et raffiné. « Ken, si tu te loupes aujourd’hui, ta mort ne suffirait pas à compenser les dégâts que cela entraînerait… ». Nous sommes sur une épreuve beaucoup plus engageante que la précédente et qui dépasse la mort. Il va encore reproduire une cuisine, visuellement, que Nobunaga, nommera de « simplette » : « potage de morue séchée, feuille de radis japonais et racines de lotus. » Il a réalisé une Caldo Verde, une soupe verte, originaire du Minho, au nord-est du Portugal, « Entre douro et minho », un plat d’entrée incontournable, été comme hiver. Luís Fróis s’effondre de plaisir. La coquille est brisée. « Quand bien même notre allure et la forme de notre visage diffèrent, le ‘cœur’ des hommes reste finalement le même. »
Après cette crise de nostalgie, de réelle saudade portugaise, Luís Fróis, en parlant avec Ken, évoque le même désir et la même force, ne jamais abandonner. Nobunaga découvre le véritable Luís Fróis, « ses sentiments ont l’air plus sincères. »
Dans ce cinquième repas, Ken à partir des Confeito, les confits, sorte de sucre candy, et les faire éclore. Les confeito ont donné les kompeitō 金平糖. Dans des gestes fougueux et aériens, Ken les fait revenir avec de l’eau et fouette magistralement la mixture. Il réussit alors une sorte de barbe à papa filamenteux et cotonneux à souhait. Le résultat est sans appel, Luís Fróis et Nabunaga ont la même expression de bonheur sur deux cases où ils se font face. « Ça fond à l’instant même où on le pose sur la langue. »
Le sixième repas
Nous découvrons de nouveaux protagonistes. Il s’agit en fait de Mori Ranmaru 森 蘭丸né Mori Nagasada 森 長定, fils de Mori Yoshinari森 可成, mort en 1570, « dit Sanza l’Assaillant », une véritable montagne, une forêt, 森Mori . « Ranmaru et ses jeunes frères meurent le 21 juin 1582 en défendant leur maître, Nobunaga Oda, au cours de l’incident du Honnō-ji à Kyōto » (Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Mori_Ranmaru) Ken est alors dans la forêt à la recherche de truffes, トリュフ Toryufu. La réponse est toujours la même. En présence de Nobunaga, Mori Yoshinari et de son père, le plaisir, sans savoir si les propos viennent de l’un ou de l’autre, pour dire s’il y a consensus, est évident et immédiat, rien qu’avec les fragrances des épices : « Quelle richesse et douceur dans les arômes ! »
Le septième repas
La guerre est déclarée et les hommes partent au front. Ils sont mal alimentés et leurs forces déclinent vite. La nourriture semble ne pas préoccuper les seigneurs. Ken va donc constituer quelque chose de simple à faire, mais de délicieux et qui tiennent longtemps. « Dans cette casserole, vous avez du poisson séché émietté ainsi que du Kombu et du poireau. » Le kombu 昆布est une algue noire qui justement à partir du XIVe sut être déshydratée afin d’être conservée plus longtemps. Ken nous fait même un cours de diététique appliquée, digne d’un publicitaire : « et grâce aux vitamines B1 et B2 présentes dans le Kombu, l’efficacité des protéines est encore renforcée… » Le résultat donnera une « soupe rafraîchissante »
Le final sera donnée par la richesse de la nature du Japon de l’époque : « de la réglisse, de la yamamomo ( 山桃 Les fraises chinoises), des plantes caméléons…les plantes comestibles sont nombreuses…La nature de cette époque est réellement opulente. »
Il utilisera sa casserole immense, « Les casseroles sont mes armes à moi ! » avait-il dit en partant au combat, comme un bouclier pour sauver des vies et les protéger des flèches ennemies. Il restera aussi à l’arrière afin de les stimuler notamment avec des graines de Matatabi 木天蓼, ou herbe-aux-chats, sorte de liane proche du kiwi, les fruits sont aussi utilisés pour faire de l’alcool liquoreux. Et à cette femme qui s’enfuit apeurée avec ses enfants, il lui offrira des fruits de lyciet, « cela va régénérer vos forces. » Les fruits du lyciet sont maintenant connus de tous sous le nom de baies de goji.
Nous restons donc sur notre faim, mais la vie de Ken continue, il pourra continuer de créer de nouvelles recettes. Comme le dit le grand chef Eric Frechon « c’est très frustrant pour un cuisinier de ne pas avoir la possibilité de créer. Je voulais m’exprimer plus. »
Jacky Lavauzelle