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IVAN KRYLOV : LE MAGASIN DE MODES – Traduction Française

Théâtre Russe d’Ivan Krylov

Comédie en trois actes et en prose
 комедия

Ivan Krylov Le Magasin de Modes Comédie en trois actes Traduction Argitato

Ivan Andreïevitch Krylov
Иван Андреевич
Крылов
(1769-1844)

LE MAGASIN DE MODES
Модная лавка
1806

Extraits

****

Acte 1

*****

Scène 1

Un magasin de mode très prisé et très élégant.
MARIANNE (Vendeuse), LESTOFF (L’amant d’Elise)
(Marianne est assise à son travail)

LESTOFF
Alors, ma petite Marianne ! As-tu fait des affaires ? Une fille aussi belle que toi devrait voler de ses propres ailes !

MARIANNE
Monsieur ! Je ne suis pas bien née pour voler ainsi de mes propres ailes !

LESTOFF
Bien née pour tenir un magasin ?

MARIANNE
Vous plaisantez ? Comme partout on regarde la naissance. Madame La Broche ou Madame Brochard n’ont pas les mêmes chances…

LESTOFF
Malheureuse ! Marie-toi donc à un Français !

MARIANNE
Je l’aurais fait  volontiers ; mais Madame votre sœur y consentirait-elle ?

LESTOFF
Suis-je bête ! Je pense toujours que tu es libre. Ah! Marianne ! Ma sœur ne sait pas la richesse qu’elle détient. Avec moi, tu n’aurais qu’un seul et unique ordre : régner sur mon âme ! Petit trésor !

MARIANNE
Oubliez-moi un peu, monsieur.  Et vous m’empêchez de mener à bien mon travail ! Vous m’offensez ! Vous n’avez pas changé depuis notre dernière campagne !

LESTOFF
Du tout ! J’ai changé ! Tu n’imagines pas à quel point ! Je ne suis plus le même ; je suis un autre homme !

MARIANNE
Vous ne seriez plus dépensier ?

LESTOFF
Du tout !

MARIANNE
Et ce changement date de quand ?

LESTOFF
Depuis que je n’ai plus rien !

MARIANNE
Et les jeux ?

LESTOFF
Plus rien !

MARIANNE
Vraiment ? Le jeu ne vous attire plus ?

LESTOFF
Plus le moindre du monde ! Un peu de cartes et un peu de billard !

MARIANNE
Fi ! Quel changement ! Et le bourreau des cœurs, les galanteries ? Continuent-elles ?

LESTOFF
Oh ! Marianne ! Que me rappelles-tu ?

MARIANNE
Qu’est-ce que ce soupir ? Cette mélancolie ? Ne jouez-vous la comédie ?

LESTOFF
Eh non ! Marianne ! Je suis amoureux ! Follement épris !

MARIANNE
Amoureux de combien de belles personnes ?

LESTOFF
Ecoute, jeune fille ! Aux environs de Koursk, dans une de ces grosses bourgades, je me suis arrêté alors que je me rendais à mon régiment. Voici que le maître des lieux m’invite à dîner …

MARIANNE
Monsieur ! Comme je comprends la joie du maître des lieux à voir ainsi un jeune homme élégant dans son pays perdu !

LESTOFF
Il est bien dommage que tu n’es vue mes hôtes : Monsieur Sombouroff, un vieux monsieur, avec de la bonté mais aussi de la violence et bien attachée aux vieilles traditions russes. Il trouve tout à critiquer, à l’exception de lui-même : la mode, les étrangers. Qu’un scandale touche un de ses proches, le voici condamné à mort ! Et avec une si grande famille, a-t-il l’occasion de se morfondre. Ainsi sa deuxième femme, Madame Sombouroff…

MARIANNE
Comment ce monsieur a deux épouses dans cette contrée ?

LESTOFF
Mais non! C’est un homme de bonne moralité ! Il a juste commencé par être veuf.

MARIANNE
Suis-je bête ! Alors ? Sa femme ?

LESTOFF
Un concentré de ce lieu ! Trente ans environ ! Violente, avare et méchante ! Par contre, sa fille de son premier mariage, Elise…

MARIANNE
Votre voix devient douce et votre visage est si expressif ! Cette Elise ne vous aurez t-elle pas envouté ?

LESTOFF
C’est un ange ! De l’esprit ! de la grâce ! de la beauté ! …

MARIANNE
Cette Elise a pris toutes les beautés de toutes les femmes.

LESTOFF
Je lui ai avouée ma flamme ! J’ai vu la joie dans son regard ! Si cela ne dépendait que d’elle …

MARIANNE
Pas si vite ! Du calme !

LESTOFF
Quoi donc ?

MARIANNE
Respirez ! Reprenez calmement le second chapitre de cette histoire. N’oubliez pas tous les obstacles que vous avez rencontrés. Ainsi ma tâche me semblera se terminer plus aisément.

LESTOFF
Que tu es pressée, ma petite Marianne ! Je dois te dire aussi qu’avec mes premières discussions avec notre Monsieur Sombouroff, je sus qu’il fut un camarade de collège de mon père. Ah! On se souvient de tout dans ces lieux reculés ! Je fus donc reçu comme si je faisais parti de la famille. Et le vieil homme ne voyait pas d’un mauvais œil l’idylle qui venait de naître entre moi et la belle Elise. Je fus clair sur mes ambitions. Tout allait bien jusqu’à ce que notre Madame Sombouroff gâta notre affaire en indiquant que la belle Elise était promise à un des membres de la famille, contre quelques négociations pécuniaires. N’ayant pas assez de biens, je fus donc éconduit proprement. J’étais bouleversé ! Depuis ce moment, j’ai perdu ma joie de vivre et mon bonheur. Depuis un an déjà ! Je suis désespéré ! Et mon amour pour Elise ne faiblit pas. Bien au contraire !

MARIANNE
un an déjà ? Et qu’allez-vous faire ?

LESTOFF
Aimer et…

MARIANNE
Désespérer ! Quel dommage avec votre condition, votre jeunesse ! Vous auriez tant de choses à faire. Mais que voulez-vous, si cela vous soulage de venir vous consoler ici. C’est un miracle que d’avoir un jeune homme autant sentimental !

*******

SCENE 2

MARIANNE, LESTOFF, Madame SOMBOUROFF et BLAISE (le valet de M. SOMBOUROFF)

Madame Sombouroff donne sa cape à son valet, Blaise et regarde d’un air étonné le magasin où travaille Marianne.

Madame SOMBOUROFF
Idiot ! A quoi penses-tu donc ?

BLAISE
Désolé, madame ! Mes yeux se sont perdus devant tant de beauté !

MARIANNE
(à part)
Voici de bons clients qui arrivent de nos provinces.

LESTOFF
(à part aussi)
Quoi ?  Mais quelle surprise ! Non ? Est-ce possible ?

Madame SOMBOUROFF
Eh ! Madame ! Pouvez-vous me dire ce que vous avez de bien dans votre magasin ?

MARIANNE
Tout ici est bien, vous savez ! Quels sont les désirs de madame ?

Madame SOMBOUROFF
Oh ! Qu’est-ce que cela ? Blaise ! Diantre ! Viens par là !

BLAISE
Voyez toutes ces belles choses ! Ces bonnets ! Ces chapeaux ! Madame l’Elue n’en a pas autant !

Madame SOMBOUROFF
Oublie la baillive ! Je t’avais demandé de m’amener dans un magasin français ! Où m’as-tu conduite ? Coquin !

MARIANNE
Mais votre valet a raison ! Nous sommes le tout premier magasin français de la ville ! Vous pouvez demander partout ! La réputation de madame Carré n’est plus à faire ! Les femmes les plus belles et élégantes viennent nous dévaliser !

Madame SOMBOUROFF
Ah ! Vraiment ! J’ai entendu parler russe ! J’ai eu peur ! Vous savez nos valets n’y entendent rien ! Ce valet aurait tout aussi bien pu me conduire à une boutique russe ! Mais moi, je veux ce qui se fait de mieux ! Je veux pour le trousseau de ma fille ce qu’il y a de plus beau !

LESTOFF
(à part)
Un trousseau ? … Ce n’est pas possible ! …On marie donc Elise. Ecoutons, et quoi qu’il en soit, je suis prêt à tout pour que cette union ne se réalise pas !
(à Madame Sombouroff)
Madame ! Quel joie de vous voir ici…

Madame SOMBOUROFF
Je suis bien contente pour vous ! Mais que vous vaut cette joie ? (à part) Oui, c’est bien ce Lestoff.

LESTOFF
(à part)
L’accueil n’est pas réellement chaleureux !
(à Madame Sombouroff)
Il y a un an déjà, chez vous, pendant ce trop court séjour…

Madame SOMBOUROFF
Ah oui ! … C’est vous ! Je ne vous reconnaissais pas ! Comment se rappeler de tout ce monde, de tous ces militaires ?
(à Marianne)
Montrez-moi vos plus étonnantes dentelles.

LESTOFF
Je me permets de vous présenter mes respects, madame.

Madame SOMBOUROFF
Laissons là, cher monsieur. Nous repartons illico.
(à Marianne)
Est-ce vrai que les femmes portent désormais des habits de paysannes ?

MARIANNE
Madame, la liberté totale règne en matière de mode. Chacun s’habille comme il le souhaite.

LESTOFF
(à Madame Sombouroff)
Vous êtes seule ici, madame ?

Madame SOMBOUROFF
(à part)
Il revient à l’attaque, le bougre !
(à Lestoff)
Non ! Mon mari m’accompagne ! Je ne pars jamais seule dans des contrées si lointaine sans mon cher Boniface. On ne sait jamais si on en reviendra !

BLAISE
Oh oui ! Pour un jour de voyage, une semaine de provision !

Madame SOMBOUROFF
Qui te permet de parler, coquin ? Je te prie de bien vouloir te taire !

BLAISE
Une journée à me taire! Pensez ! Tenir vingt-quatre heures !

LESTOFF
La douce Elise n’est-elle pas avec vous ?

Madame SOMBOUROFF
Oui, tout à fait !
(à Marianne)
Je n’aime pas ces dentelles ! Puis-je voir vos garnitures en tulle ?

LESTOFF
Puis-je vous demander, madame, quel est celui qui s’apprête à se marier avec Elise ?

Madame SOMBOUROFF
Ce sont des affaires bien trop longues et compliquée, qui vous ennuieraient certainement.
(à Marianne)
Il n’y a rien qui me convient chez vous ! Vous n’avez rien de bien joli, ma belle ! Voyons ailleurs !

MARIANNE
(à part)
Ma belle ! Voici bien une provinciale ! Nous allons voir ce que nous allons voir !

(Fort)
Mais regardez donc ce dernier arrivage de Paris : de somptueuses guirlandes !

Madame SOMBOUROFF
De Paris, vous dîtes ?

LESTOFF
(doucement, à Marianne)
Laisse-là, Marianne. Laisse-là sortir pour qu’avec Blaise, son valet…

MARIANNE
Un moment ! Vous verrez comme elle ravalera sa superbe ! Annette ! Annette !

****

SCENE 3

LES MÊMES avec ANNETTE (une autre vendeuse)

ANNETTE
Qui y-a-t-il ?

MARIANNE
As-tu préparé la robe de la comtesse Zénéide pour le bal de ce soir à la cour ?

ANNETTE
Oui, tout sera prêt pour aujourd’hui. La robe de la dame d’honneur sera prête, elle-aussi.

Madame SOMBOUROFF
Vous travaillez donc pour des dames d’honneur ? Ai-je bien entendu ? Serait-il possible d’ici jeter un coup d’œil ?

MARIANNE
(à Annette)
Pense à envoyer le carton pour la baronne de Préfané ; elle a apprécié la qualité de nos voiles de gaze et nous a envoyés ses compliments.

Madame SOMBOUROFF
(à part)
Une baronne comme cliente ! Et qui les complimente !
(à Marianne)
Ma chère, écoutez donc !
(à part)
Je l’ai blessée certainement ! Elle ne s’occupe plus de moi !

MARIANNE
(à Annette)
Pense à dire à madame Carré que les filles de la générale Fillinback seront présentées à la cour dans les jours qui arrivent. Elle est venue plusieurs fois pour des commandes.

Madame SOMBOUROFF
(à part)
Mon dieu ! Dans quelle situation me suis-je mise !
(à Marianne)
Ma très chère, mon amie, pouvez-vous, je vous en conjure, m’habiller ainsi que vous habillez les comtesses, les princesses et autres dames d’honneur. L’argent n’est pas un problème.

MARIANNE
Alors, comprenez bien ceci : les dames expriment leurs désirs, et nous sommes-là pour les réaliser !

Madame SOMBOUROFF
Ah ! Puis-je donc voir et toucher toutes ces belles choses ? Puis-je voir la patronne ?

MARIANNE
Ce n’est malheureusement pas possible, madame ! Je ne peux la déranger actuellement : elle prend son thé ! Et je ne peux vous annoncer …

Madame SOMBOUROFF
M’annoncer ? Cette pratique a donc lieu ici aussi, comme chez les gens importants !

MARIANNE
Sachez donc, madame, que ceux dont nous avons besoin sont toujours très importants.

Madame SOMBOUROFF
Regardons-donc ces parures… regardons-les.

MARIANNE
Annette, madame veut ce qu’il y a de plus beaux ! Montre-lui ! …Un instant, je vous prie.

****

Scène 4
MARIANNE, LESTOFF et BLAISE

LESTOFF
C’est elle, Marianne…

MARIANNE
Vous me croyez donc si bête. J’ai tout compris de suite.

LESTOFF
Ecoute : sers mon dessein ! Aide-moi à obtenir la main d’Elise ! Ma sœur, qui a beaucoup d’amitié pour moi, te rendra ta liberté et trois mille roubles de dot ! Es-tu d’accord ?

MARIANNE
Si je suis d’accord ? Il faut mettre madame Carré dans notre histoire. Et vous savez bien combien elle est sensible aux sentiments amoureux. Je suis certaine qu’elle nous aidera. Et je pense que vos sentiments sont vrais.

LESTOFF
Tu en doutes ?

MARIANNE
Elise vous aime donc ? …Je pense que nous y arriverons !

LESTOFF
Tu n’en es pas certaine ?

MARIANNE
Ce n’est pas la première fois que nous verrions une jeune demoiselle passer de notre magasin directement à l’église.

LESTOFF
Vite alors !
(en regardant Blaise)
Je vais m’occuper de celui-là !

MARIANNE
N’ayez pas de crainte ! Faites lui écouter le bruit de votre bourse et vous verrez !

****

Scène 5
LESTOFF et BLAISE

LESTOFF
(à part)
Ayons l’air de rien. Soyons indifférent. Il ne faudrait pas qu’il puisse soupçonner quoi que ce soit. Faisons comme si je retrouvais une simple connaissance. Bon ! Allons-y.

BLAISE
Ce lieu, monsieur, n’a rien à envier au palais impérial. De tous côtés, il n’y a que des merveilles !

LESTOFF
Dis à mademoiselle Elise que je la salue très respectueusement. Que monsieur de Lestoff souhaite ardemment… Eh! Tu m’entends ? Je te parle.

BLAISE
A moi, monseigneur ? Je ne vous entendais pas. Ne vous fâchez donc pas. Cela viendrait d’outre-mer ?

LESTOFF
D’outre-mer, d’accord ! Je souhaite que tu transmettes des compliments de ma part, de la part de monsieur de Lestoff…

BLAISE
(complètement ailleurs, en extase dans le magasin)
C’est donc dans ce lieu que les maîtres dépensent l’argent gagné de si loin.

LESTOFF
(Fort)
Peux-tu dire à mademoiselle, pour l’amour de Dieu…

BLAISE
Eh ! Ne vous fâchez donc pas, monseigneur ! Comment peut-on porter tout ça tous les jours de l’année ? Il y en a beaucoup trop !

LESTOFF
(à part)
Il me met au supplice, le bougre !
(à Blaise)
Peux-tu m’écouter un instant. If faut absolument que tu portes à…

BLAISE
Eh ! Tout doux monseigneur, ne vous fâchez pas contre moi ! Mais si ce sont les habits du quotidien, que porte-t-on alors les jours de fête ?

LESTOFF
(à part)
Il n’y a donc rien à faire avec ce chenapan ! Essayons de lui parler en ami, peut-être que cela marchera.
(à Blaise)

Ici, mon ami, ce n’est pas comme à la campagne. Tous les jours sont des jours de fête et les gens vivent, s’habillent, boivent et mangent en conséquence. Voilà ce que tu voulais savoir. Peux-tu m’écouter maintenant ? Je souhaite ardemment que mademoiselle Elise …

BLAISE
Quelle habitude ! Mais quelle habitude !  Et le jour de Carnaval, quand celui-ci tombe un jour de carême, alors le jour des cendres ne tombe-t-il le jour de Pâques ?

LESTOFF
(à part)
Mais que le diable emporte ce vaurien !
(Fort)
Je souhaite, me comprends-tu, que mademoiselle Elise sût…

BLAISE
Mais ne vous fâchez donc point ainsi, monsieur, …

LESTOFF
A le bougre ! J’enrage ! C’est le diable qu’il a dans sa langue.

****

Scène 6
MARIANNE, LESTOFF et BLAISE

MARIANNE
Alors ? En êtes-vous arrivé à vos fins ?

LESTOFF
Je n’ai rien pu tirer de ce maraud-là !

MARIANNE
Oubliez-le ! Et laissez-moi faire ! Partez et revenez dans deux heures, votre amoureuse sera ici.

LESTOFF
Est-ce possible ? Que tu es admirable, Marianne. Par des milliers de baisers…

MARIANNE
Eh ! Du calme ! Gardez-en pour votre amie ! Mais sortez maintenant afin d’éviter toute suspicion.

LESTOFF
Marinette, je te promets…

MARIANNE
Pas de promesses, monsieur. J’ai entendu que les promesses n’engagez que ceux qui les écoutent.

LESTOFF
Je te quitte. J’ai moi-même échoué autant avec la dame qu’avec le valet. Il ne me reste qu’à lui laisser la place.

***

Scène 7
Madame SOMBOUROFF, MARIANNE, ANNETTE et BLAISE

Madame SOMBOUROFF
Que tout cela est beau et charmant !

BLAISE
Madame.

Madame SOMBOUROFF
Quoi encore ?

BLAISE
Ce monsieur est bien celui qui était venu dans notre village. Mademoiselle Elise avait bien pleuré à l’annonce de sa mort. Mais je le vois vivant désormais…

Madame SOMBOUROFF
Laisse-là les ragots ! Pars m’attendre à la voiture ! Ne parles-tu donc que pour raconter des fadaises ?

BLAISE
Je m’en doutais bien qu’il n’avait pas été tué !

****

Scène 8
Madame SOMBOUROFF et MARIANNE

Madame SOMBOUROFF
N’oubliez pas de préciser à votre patronne qu’il me faudra de nombreuses parures et un grand nombres d’étoffes à la mode. Ma belle-fille devra être vêtue comme une poupée. C’est le plus beau parti de notre région. Elle se marie en plus avec un de mes parents. Je veux que la fête soit réussie.

MARIANNE
Le mieux serait de venir avec elle ! Nous prendrions les bonnes mesures… et vous verrez la qualité de nos ouvrages.

Madame SOMBOUROFF
Oui. En effet. Sans doute. Nous viendrons donc ici-même. Vous auriez pu venir chez nous, mais mon mari est si fermé ! Il ne supporte pas que l’on parle de la qualité française, des magasins français, de la mode française. Il n’aime que ce qui est russe ! Mais que fait-on de beau et de bien en Russie ? Sans les Françaises, nous marcherions complètement nues.

MARIANNE
Vous avez un goût si prononcé que avez tout d’une grande dame !

Madame SOMBOUROFF
Mais j’en suis une ! Ne suis-je pas la première personne ici-même ?

MARIANNE
Et votre futur gendre n’a-t-il pas des besoins en habits ? Nous avons ce qui se fait de mieux pour les hommes. Vu votre goût, vous avez dû choisir quelque personne de qualité.

Madame SOMBOUROFF
Pouvez-vous en douter ? J’ai essuyé les critiques de mon mari sur ce coup là ; mais je suis arrivée à mes fins. Monsieur Cléante, mon futur gendre est un homme particulier, qui a parcouru l’Europe : Londres, Paris. C’est un homme qui sait ce qu’il veut, un homme droit et volontaire. Il reste à la campagne par économie. Il fait tout comme les étrangers. Pour les récoltes, il suit les almanachs germaniques…Ma bonne dame, je reviens dans un moment. J’ai peur en effet que mon mari ne s’avise d’y voir clair dans notre histoire et Dieu m’en garde !

****

Scène 9
Madame et monsieur SOMBOUROFF avec MARIANNE

SOMBOUROFF
Ah oui ! Madame mon épouse ! J’avais une intuition que tu préparais une belle bêtise ! Réponds : pourquoi es-tu là ?

Madame SOMBOUROFF
Vous n’avez pas honte de beugler ainsi au milieu du monde !

SOMBOUROFF
Du monde ? Quel monde ? Voici des parasites qui vous sucent le sang et vous ruinent. Une fois bien vidés, ils vous jettent!

MARIANNE
A en juger, ce cher époux est loin d’être un homme de la cour.

Madame SOMBOUROFF
Vous ne pensez que par ce qui est russe. Ma nièce Pélagie, par exemple, m’a apporté quelques conseils…

SOMBOUROFF
Celle-là à courir les magasins. Elle ne pense qu’à dilapider ses biens et ceux de son mari.

Madame SOMBOUROFF
Sophie, ma cousine…

SOMBOUROFF
Pas mieux ! Jusqu’à s’être affamée elle-même !

Madame SOMBOUROFF
Un être avisé, mon frère…

SOMBOUROFF
Avisé ? Votre frère ? Il a tant de débits dans ces magasins du diable qu’il ne pourra bientôt plus vivre que de sa sagesse !

Madame SOMBOUROFF
Ô ! Monsieur ! Oubliez vos ritournelles russes ! Regardez Eraste et regardez Géronte, comme ils sont raisonnables. Des gens biens et avisés. Ils estiment que …

SOMBOUROFF
Oui, je sais, je sais ! Ils s’affichent en montrant que tout vient d’Angleterre et de France ! Et pourquoi pas des vessies pleines de vent anglais ! Et tu veux que je gobe ça ? Non, pas avec moi ! Aucun Français n’aura un de mes sous !

Madame SOMBOUROFF
Oui, mes ce sont les étrangers qui ont un goût…

SOMBOUROFF
Le goût pour notre argent ! Tu crois peut-être que sans eux nous serions nus comme des vers de terre ?

Madame SOMBOUROFF
Cela me fait grand peine  ! Nous n’avions qu’à rester comme nos anciens et nous ferions peur comme des épouvantails !

SOMBOUROFF
Diantre ! Si nos grands-mères avaient été si affreuses, nous ne serions pas de ce monde. Quand une femme est jolie, les couvertures françaises ne sont d’aucun secours. A quoi peuvent-elles bien lui servir ?

Madame SOMBOUROFF
A ne pas paraître ridicule…

SOMBOUROFF
Ridicule ? Pour qui ? Ridicule, c’est sans doute un crime.

MARIANNE
Non monsieur, ce n’est pas un crime dans une ville comme la nôtre. C’est bien pire que ça !

Madame SOMBOUROFF
En effet ! Pour un crime, on en répond devant Dieu. Mais d’être ridicule, on se cache et on ne se montre devant personne !

SOMBOUROFF
C’est du délire ! Mon petit oiseau ! Lisette sera très belle dans des beaux habits russes… Oh ! J’oubliais ! Elle m’attend dehors, dans la voiture !

MARIANNE
(à part)
Dommage ! Si Lestoff était là !

Madame SOMBOUROFF
Dans la voiture ? Comment ça ?

SOMBOUROFF
Eh oui ! Devant la porte ! J’ai vu notre Blaise en me promenant et j’ai accouru pour te sortir de ces griffes du diable. Partons !

Madame SOMBOUROFF
S’il te plaît ! Un instant encore !

SOMBOUROFF
Rien ! Pas ça! Même pas un bout de bout de ruban ! Pas une aiguille ! Et ne traîne plus à l’avenir dans de telles boutiques de perdition… M’entends-tu ? En homme averti et avisé des temps anciens, je désire que mon épouse m’obéisse en tous points ! Blaise ! Apporte la cape de madame !

****

Scène 10
Les mêmes avec BLAISE
(Blaise, ivre, apporte la cape de madame Sombouroff et a du mal à lui attacher)

SOMBOUROFF
Oui, ça te fait mal, mais peu importe !
(à Blaise)
Et toi, idiot, ne peux-tu fermer ta bouche ? Ouvre la porte !

BLAISE
Laquelle ?

SOMBOUROFF
Tu es dans les choux, mon ami !

Madame SOMBOUROFF
Comment as-tu pu … ?

BLAISE
L’ami nous a offert à boire avec Simon. Je ne pouvais pas refuser.

SOMBOUROFF
Tu as des amis dans chaque ville ! Et Simon ? Où es-t-il ?

BLAISE
Il ne tardera plus longtemps.

MARIANNE
(à part)
C’est notre amoureux qui en est la cause.

Madame SOMBOUROFF
Bande d’ivrognes ! On ne peut pas les quitter des yeux un seul instant ! ….Ne serait-ce pas un coup de notre Lestoff ?

SOMBOUROFF
Allons ! Allons ! Dépêchons, madame !

MARIANNE
(qui les accompagne)
Madame ! Pensez à nous et ne nous oubliez pas !
(à part)
Notre plan est mal engagé ; ce bougre-là a tout bouleversé.

****

Scène 11
MARIANNE et SOMBOUROFF

SOMBOUROFF
Halte-là ! Tu me sembles russe, la belle.

MARIANNE
Hélas ! pour mon malheur

SOMBOUROFF
Comment ça, pour ton malheur?

MARIANNE
Quoi ?

SOMBOUROFF
Je n’ai pas assez de temps maintenant. Mais nous aurons de nouvelles occasions. Le projet doit mûrir encore un peu. Partons maintenant !

MARIANNE
De quoi parle-t-il ? Un vrai de la campagne que cet oiseau-là ! Courons voir madame Carré au sujet de notre affaire.

FIN DU PREMIER ACTE

Traduction Jacky Lavauzelle

 

Denis Fonvizine : Le Dadais – texte russe et français

Denis Fonvizine
Денис Иванович Фонвизин
Le Dadais
ou l’Enfant gâté
Недоросль
1782

Denis Fonvizin 1782 Le Dadais ou L'enfant Gâte Artgitato Traduction Française

Comédie en 5 actes
(Traduit ici jusqu’à la scène 4 du premier Acte)

ACTE I

Scène 1

Г-жа Простакова, Митрофан, Еремеевна.
Madame Prostakof, Nicodème et Pétronille

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
(осматривая кафтан на Митрофане)
(regardant le manteau de Nicodème)

Кафтан весь испорчен. Еремеевна, введи сюда мошенника Тришку.
Cet habit est tout gâché ! Pétronille, fais venir ce bandit de Trichka. (Еремеевна отходит)
(Pétronille sort) 
Он, вор, везде его обузил. Митрофанушка, друг мой! Я чаю, тебя жмет до смерти. Позови сюда отца.
Ô, quel voleur! Nicodème, mon ami! Cet habit doit te gêner. Va chercher ton père.

(Митрофан отходит. )

(Nicodème sort)

Явление II
 Scène 2

Г-жа Простакова, Еремеевна, Тришка.
Madame Prostakof, Pétronille, Trichka

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
(Тришке)
(à Trichka)
А ты, скот, подойди поближе. Не говорила ль я тебе, воровская харя, чтоб ты кафтан пустил шире. Дитя, первое, растет; другое, дитя и без узкого кафтана деликатного сложения. Скажи, болван, чем ты оправдаешься?
Et toi, l’animal, viens de plus près ! Ne t’avais je pas demandé, concentré de voleurs, de faire en sorte que ce manteau soit plus large. Mon enfant est en pleine croissance ! Dis-moi comment tu comptes te justifier, pendard ?

Тришка
Trichka
Да ведь я, сударыня, учился самоучкой. Я тогда же вам докладывал: ну, да извольте отдавать портному.
Pourquoi serait-ce ma faute, madame ? Ce que j’ai appris, je l’ai appris en autodidacte ! Je vous ai souvent demandé de m’envoyer apprendre le métier chez un tailleur.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Так разве необходимо надобно быть портным, чтобы уметь сшить кафтан хорошенько. Экое скотское рассуждение!
Tu as donc besoin d’aller chez un tailleur pour être en mesure de faire un bon manteau. Quel raisonnement primaire !

Тришка
Trichka
Да вить портной-то учился, сударыня, а я нет.
Oui, un tailleur a étudié, madame, mais pas moi !

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Ища он же и спорит. Портной учился у другого, другой у третьего, да первоет портной у кого же учился?
Говори, скот.
Il raisonne ! Le tailleur a appris d’un autre, et celui-ci d’un troisième, mais le tout premier tailleur de qui a-t-il appris ? Parle, animal !

Тришка
Trichka
Да первоет портной, может быть, шил хуже и моего.
Oui peut-être que ce premier ne taillait pas mieux que moi !

 Митрофан
Nicodème
(вбегает)
(il accourt )
 Звал батюшку. Изволил сказать: тотчас.
J’ai appelé mon père. Il a dit : J’arrive !

 Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Так поди же вытащи его, коли добром не дозовешься.
Va le chercher en le bousculant un peu, s’il tarde à venir.

Митрофан
Nicodème
Да вот и батюшка.
Oui, voilà mon père !

Явление III
Scène 3

Те же и Простаков
Les mêmes avec M. Prostakof

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Что, что ты от меня прятаться изволишь? Вот, сударь, до чего я дожила с твоим потворством. Какова сыну обновка к дядину сговору? Каков кафтанец Тришка сшить изволил?
Pourquoi te caches-tu donc ? Regarde, cher mari, le résultat de ta faiblesse ! Regarde le nouvel habit que portera ton fils pour les fiançailles de son oncle? Regarde ce que Trichka a cousu-là?

Простаков
Prostakof
(от робости запинаясь)
(Timide, il bégaie)
Ме… мешковат немного.
Il me… me semble un peu ample.

 Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Сам ты мешковат, умная голова.
Tu en bégaies, tête pensante !

  Простаков
Prostakof
Да я думал, матушка, что тебе так кажется.
Oui, je pensais, ma chère, que cela te convenait.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
А ты сам разве ослеп?
Et en plus tu es aveugle?

Простаков
Prostakof
При твоих глазах мои ничего не видят.
Mais tes yeux voient tout de notre personnel.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
 Вот каким муженьком наградил меня господь: не смыслит сам разобрать, что широко, что узко.
Voici donc le mari que m’a donné le Seigneur! Il ne voit même pas la différence entre ce qui est large et ce qui est trop petit.

Простаков
Prostakof
В этом я тебе, матушка, и верил и верю.
Je crois tout ce que tu dis, ma chère.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Так верь же и тому, что я холопям потакать не намерена. Поди, сударь, и теперь же накажи…
Ainsi, je ne cherche pas à me laisser gruger par un laquais. Allons, Monsieur, va maintenant le punir …

Явление IV
Scène 4

 Те же и Скотинин.
Les mêmes avec Skotinine (l’oncle de Nicodème)

Скотинин
Skotinine
Кого? За что? В день моего сговора! Я прощу тебя, сестрица, для такого праздника отложить наказание до завтрева; а завтра, коль изволишь, я и сам охотно помогу. Не будь я Тарас Скотинин, если у теня не всякая вина виновата. У меня в этом, сестрица, один обычай с тобою. Да за что ж ты так прогневалась?
Qui? Quoi? Le jour de mes fiançailles ! Pardon, ma sœur, reportez cette punition ; demain, si tu veux, je t’y aiderai volontiers. Que je perde mon nom, si je faillis à ma promesse. J’ai, ma sœur, sur ce point, la même intransigeance que vous. Alors, dites-moi, qu’est-ce qui vous irrite ?

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Да вот, братец, на твои глаза пошлюсь. Митрофанушка, подойди сюда. Мешковат ли этот кафтан?
, mon frère, je prends tes yeux à témoin. Nicodème, viens ici. Ce manteau ne ressemble-t-il pas à un sac ?

Скотинин
Skotinine
Нет.
Non !

Простаков
Prostakof
Да я и сам уже вижу, матушка, что он узок.
Je vois en effet, mon cher, qu’il semble un peu étroit.

Скотинин
Skotinine
 Я и этого не вижу. Кафтанец, брат, сшит изряднехонько.
Je ne le vois pas. Mon frère, il est cousu maladroitement.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
(Тришке)
(à Trichka)
Выйди вон, скот.
Sors d’ici, animal !
(Еремеевне)
(à Pétronille)
 Поди ж, Еремеевна, дай позавтракать робенку. Вить, я чаю, скоро и учители придут.
Allez ! Eh bien, Pétronille, va faire manger le petit. Donne-lui un peu de thé, les enseignants ne tarderont pas à venir.

Еремеевна
Pétronille
Он уже и так, матушка, пять булочек скушать изволил.
Il a déjà, Madame, dévoré cinq pains.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Так тебе жаль шестой, бестия? Вот какое усердие! Изволь смотреть.
Alors qu’il en mange un sixième ? Quelle peine ! Ecoute-moi plutôt.

Еремеевна
Pétronille
Да во здравие, матушка. Я вить сказала это для Митрофана же Терентьевича. Протосковал до самого утра.
Oui, je dis ça pour sa santé, Madame! Je ne le dis que pour Monsieur Nicodème. Il a été malade toute la nuit et jusqu’au matin.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
 Ах, мати божия! Что с тобою сделалось, Митрофанушка?
Oh, Mère de Dieu! Qu’as-tu donc, mon Nico ?

Митрофан
Nicodème
Так, матушка. Вчера после ужина схватило.
Oui, maman. Hier, je ne me suis pas senti bien après le dîner.

Скотинин
Skotinine
Да видно, брат, поужинал ты плотно.
Oui, tu peux me croire, mon frère, il a dîné simplement.

Митрофан
Nicodème
А я, дядюшка, почти и вовсе не ужинал.
Et moi, mon oncle, et. je n’ai presque rien mangé

Простаков
Prostakof
Помнится, друг мой, ты что-то скушать изволил.
Te souviens-tu, mon ami, les choses que tu as prises. 

Митрофан

Да что! Солонины ломтика три, да подовых, не помню, пять, не помню, шесть.
 Quoi! Trois tranches de corned-beef, et quelques gâteaux.

Еремеевна
Pétronille
Ночью то и дело испить просил. Квасу целый кувшинец выкушать изволил.
La nuit il a demandé à boire. Si tant est qu’une bouteille de cidre y est passée.

 Митрофан
Nicodème
И теперь как шальной хожу. Ночь всю така дрянь в глаза лезла.
Et maintenant, je suis encore un peu secoué. J’ai vu des choses affreuses cette nuit.

 Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Какая ж дрянь, Митрофанушка?
 Comment ça, Nicodème ?

 Митрофан
Nicodème
Да то ты, матушка, то батюшка.
Oui c’était vous, maman, et puis papa.

жа Простакова
Madame Prostakof
Как же это?
Comment donc ?

Митрофан
Nicodème
Лишь стану засыпать, то и вижу, будто ты, матушка, изволишь бить батюшку.
Seulement, je commençais à m’endormir, et soudain je vous ai vue battre papa.

Простаков
Prostakof
(в сторону)
(se parlant à lui-même)
Ну, беда моя! Сон в руку!
Eh bien, pour mon malheur! J’ai bien dormi dans sa main! 

Митрофан
Nicodème
(разнежасъ)
(prend un air désolé)
Так мне и жаль стало.
Et moi j’étais si triste.

 Г-жа Простакова
Madame Prostakof
 (с досадою)
(impatiente)
Кого, Митрофанушка?
Qui ? Nico ? 

Митрофан
Nicodème
Тебя, матушка: ты так устала, колотя батюшку.
Vous, maman : vous étiez tellement fatiguée de battre papa.

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Обойми меня, друг мой сердечный! Вот сынок, одно мое утешение.
Viens mon petit cœur ! Tu es ma seule consolation !

 Скотинин
Skotinine
Ну, Митрофанушка, ты, я вижу, матушкин сынок, а не батюшкин!

Eh bien, mon Nico, je vois que c’est le fils de sa mère ! Il a moins pris de son père ! 

Простаков
Prostakof
По крайней мере я люблю его, как надлежит родителю, то-то умное дитя, то-то разумное, забавник, затейник; иногда я от него вне себя и от радости сам истинно не верю, что он мой сын.

Au moins, je l’aime comme un parent devrait le faire ! C’est un enfant intelligent ! Il a de l’esprit et de l’à-propos ; parfois quand il m’épate j’ai du mal à croire que c’est mon fils ! 

Скотинин
Skotinine
Только теперь забавник наш стоит что-то нахмурясь
.
Pourquoi maintenant notre ami fronce-t-il les sourcils ?

Г-жа Простакова
Madame Prostakof
Уж не послать ли за доктором в город?
Je vais envoyer chercher un médecin en ville ? 

Митрофан
Nicodème
Нет, нет, матушка. Я уж лучше сам выздоровлю. Побегу-тка теперь на голубятню, так авось-либо…

Non, non, maman. Je préfère me soigner tout seul. Je vais maintenant au pigeonnier, alors peut-être

 Так авось-либо господь милостив. Поди, порезвись, Митрофанушка.
Seigneur miséricordieux ! Va, pars batifoler, Mon Nico !

 Митрофан с Еремеевною отходят.
Pétronille sort avec Nicodème
 

Явление V
Scène 5

Те же и Скотинин.
Les mêmes et Skotinine

Traduction Jacky Lavauzelle

 

STALKER de Tarkovski : L’ULTIME ESPOIR

 

Andreï TARKOSVI
Андрей Арсеньевич Тарковский

STALKER
Сталкер
1979

L’ULTIME ESPOIR

stalker Tarkoski artgitato

Des barbelés.
LA PARTIE VEGETATIVE
Des militaires. Les murs noirs de champignons. Et l’eau croupie, souillée stagne autant dehors que dedans, autant sur le sol que dans les êtres.
Une partie végétative des âmes.
Le temps est en suspens et les êtres dorment. Les yeux ouverts. Les hommes sont fatigués et dorment dans de grands lits humides. Seuls, les objets bougent et tremblent. Les objets sont animés. Ils ont une direction. Suivre la table. Tomber et se casser.

POUR L’ESPOIR QUI RESTE

Les gens s’enfoncent dans la pesanteur du réel sinistre.
Nulle légèreté et nulle évasion. Il n’y a plus d’espoir. « Il ne leur reste plus aucun espoir. »
La terre est dévastée. Il n’y a plus rien sur terre. Que de la misère et de la peine. Partout ? Non, un lieu résiste encore. Différent.
« C’est l’unique endroit où l’on peut venir lorsqu’il n’y a plus rien à espérer. »

VOTRE SOUHAIT LE PLUS CHER SERA EXAUCE !

Pensez à un lieu où « votre souhait le plus cher sera exaucé ». Une sorte de lampe d’Aladin à un coup. Un souhait, pas deux.
Il exige le « souhait le plus sincère. » Le plus vrai. Mais un souhait que l’on a réfléchi et pensé. Pour y arriver, un passeur est nécessaire. Il est celui qui guide. Il est le moyen.
C’est le Stalker.

J’EN PLEURE DE BONHEUR DE LES AIDER !
Il est celui qui guide. Qui va jusqu’à la porte mais qui ne rentre pas. Il est le vecteur. Il est « désintéressé ». Son seul bonheur est de donner du bonheur. De remplir les existences des autres, même si la sienne tombe en lambeau. « Je ne sais rien faire dans ce monde et je ne puis rien faire. Je n’ai rien pu donner à ma femme. Je n’ai pas d’amis et je ne puis en avoir. » Il n’a rien et ne possède rien. Il n’a qu’une chose : son métier de passeur. « Je conduis ici des gens comme moi, des malheureux. .J’en pleure de bonheur, de les aider ! »    

L’ABÎME COSMIQUE
Une Zone existe. Différente de tout ce qui existe. Dans un univers glaude et sordide, noir et suintant la putréfaction. Les êtres sont las et tristes. Abattus. Au milieu de ce marasme et cette déchéance, une chose différente. Une interrogation. L’homme n’en est peut-être pas la cause. Mais peut-être quand même. « Qu’est-ce que c’était ? La chute d’un météorite ? La visite des habitants de l’abîme cosmique ? Ça ou autre chose dans notre pays s’était produit, le miracle des miracles : la ZONE. On y envoya des troupes, elles ne revinrent pas. On encercla la Zone de cordons de police. Et on fit bien. Enfin, je n’en sais rien» souligne un prix Nobel dans un article paru sur la RAI.

UN ULCERE POUR N’IMPORTE QUELLE FRIPOUILLE
S’agit-il d’un Paradis ou d’un « ulcère pour n’importe quelle fripouille ? »
La question que pose le Stalker est la suivante : faut-il ou non la conserver ?
Cela peut rendre meilleur ou pire.
C’est selon ce que l’on fera dans la Zone. Faut-il la préserver, comme le souhaite notre passeur, notre Stalker, ou l’anéantir comme le veut, un instant, le Professeur ; ce dernier  l’affirme : « ce lieu n’apportera le bonheur à personne. Et si cet engin tombe entre de mauvaises mains…»

UN ÂMÔMETRE POUR ETUDIER L’ÂME
La Zone peut nous permettre de devenir meilleur ou pire. C’est selon. C’est selon l’âme qui recherche. Pour le savoir, le Stalker a un don. Il plonge dans les yeux des « clients ». Mais comme le dit un instant, sous forme de boutade, l’écrivain au professeur, ne faudrait-il pas « un appareil pour étudier l’âme, un « âmomètre » ! »

Ce n’est pas le lieu qui pose problème mais l’homme.
Sa puissance de destruction et d’anéantissement. Son souhait de vouloir pour enlever aux autres. Vouloir, c’est se projeter dans l’avenir. Et c’est à ce moment que l’homme est dangereux. Car, comme le dit notre Stalker, «quand l’homme pense à son passé, il devient meilleur. »

LE MOMENT LE PLUS IMPORTANT DE SA VIE
Au cœur du pays, la Zone. Au cœur de la Zone, la chambre. Le Stalker le dit, c’est alors « le moment le plus important de sa vie. » On ne va pas dans la Zone comme ça ; il faut s’y préparer. Nous sommes au cœur de l’homme, au cœur de sa foi, de ses croyances, de ses espoirs. Nous sommes dans l’Être. Et tout peut arriver. « Le plus important, c’est d’avoir la foi…C’est de se concentrerQuel mal y a-t-il dans la prière ?  »

LA PERSEVERANCE DE L’ÊTRE
Ce qui assaille les visiteurs, c’est le doute. En arrivant si près du but, ils ne savent plus s’ils désirent ou non pénétrer dans l’enceinte. Le dernier pas est le plus compliqué. Le plus risqué. Il demande toute la persévérance de l’être.
La vérité de l’âme est-elle la plus forte. Cette vérité lumineuse qui permettra de résoudre les problèmes des hommes. « A moins que le secret de l’âme ne l’interdise… »

NE JAMAIS COMMETTRE D’ACTIONS IRREVERSIBLES
L’investigation ontologique est alors si puissante que la seule satisfaction d’un désir devient anecdotique. Nous rentrons dans le monde du questionnement. L’obscurité du monde peut-elle être changée par nos actions. Celles-ci sont-elles altruistes ou simplement égoïstes ? Le professeur l’entend. « Il existe certainement une loi : ne jamais commettre d’actions irréversibles. »

LES YEUX SONT VIDES !
L’accès à la chambre ne sera pas jamais atteint. Les hommes ne sont pas prêts pour la vérité. Et déjà le train se fait entendre au rythme de cette eau souillée qui lentement se noircit. Nos trois hommes se retrouvent au bar. Abattus et tristes. Ils ont échoué. « As-tu vu, les yeux sont vides ! » Fiévreux, le stalker se couche, aidé par sa femme.

« Comment peuvent-ils croire en quelque chose ? » demande le stalker. « Personne ne croit, pas seulement ces deux-là ! » C’est l’avenir même qui est en cause. A quoi bon, prendre des risques, risquer sa vie et celle de sa famille. « Qui vais-je emmener là-bas ? » Lui, ce « condamné à mort, prisonnier à vie» pour les autres, perd aussi ses dernières illusions et ses derniers rêves. Le noir peut tomber. Encore un peu plus sur les murs de la chambre.

« Un bonheur amer vaut mieux qu’une vie grise et maussade. » Passe le bonheur, reste le gris.

« Ainsi va la vie. Ainsi sommes-nous. »

Le degré extrême du vide est atteint. « Entre deux néants, un point d’interrogation » (Nietzsche)

Jacky Lavauzelle

LE STALKER
Alexandre Kaïdanovski
Александр Кайдановский

L’ECRIVAIN
Anatoli Solonitsyne
Анатолий Солоницын

LE SCIENTIFIQUE
Nikolaï Grinko
Николай Гринько

LA FEMME DE STALKER
Alisa Freindlich
Алиса Фрейндлих

Philippe Maliavine L’IVRESSE DU ROUGE Филипп Андреевич Малявин


PHILIPPE MALIAVINE
Филипп Андреевич Малявин
800px-Filipp_Maliavin_by_Filipp_Maliavin_(1869-1940)
1869—1940
L’Ivresse du Rouge

 

L’Ivresse du ROUGE

Maliavine 1906 détail

Un moment avec Philippe Maliavine, c’est un instant dans l’âme russe, dans le rouge de l’âme, dans la passion qui explose au milieu des fêtes enfiévrées, sublimant le grenat de sentiments exacerbés.

LA CHASSE A L’HOMME

Des cris dans les vapeurs d’excès, les pleurs aussi qui illuminent les lumières de la nuit. Les femmes sont là, entre elles. Elles rient déjà de la bêtise des hommes qui sont là à attendre.

“Elles connaissent le manière d’attirer les hommes pour elles, de même que pour leurs filles. Car

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nous, les hommes, ne savons pas et cela parce que nous ne voulons pas savoir. Le sentiment le plus désintéressé, le plus poétique, que nous nommons l’amour, dépend, non point des qualités morales, mais d’une intimité physique, d’une coiffure, d’une couleur ou de la coupe d’une robe. Elles ne pensent qu’à cela, c’est leur seule occupation. Le plus horrible, c’est de voir toutes les jeunes filles s’occuper de cette chasse à l’homme.” (Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, VI & VIII, trad. Ivan Slobodskoy)

UN ETALAGE DE PRODUITS GASTRONOMIQUES

Oublions les gris, les rouges timides et les tons pâles des Kuindzhi, Terk, Harlamoff, Bilibine, Musatov, Repine. Seuls Andréi Lanskoy ou Abraham Arkhipov, soutiennent la ferveur des couleurs et des tons larges, somptueux et généreux. Mais retournons à la fête. Tout dépend donc d’une couleur. Il s’agit de ne pas se tromper. Prenons donc celle de la passion, de la vie, du désir. Evidemment, nous prendrons le rouge…

“Les hommes font naître en moi une curiosité malsaine…et très vive. Je suis jolie, voilà mon malheur ! Au lycée, en seconde, les professeurs me gratifiaient déjà de tels regards que j’en avais honte et que je rougissais, ce qui semblait leur faire grand plaisir : ils souriaient comme des gourmets devant un étalage de produits gastronomiques. » (Maxime Gorki, Les Estivants, Acte III, trad. Genia Cannac)

Maliavine Jeunes Paysannes

A S’EN PEINTURLURER L’ÂME

Mettons du rouge, sur les lèvres et sur la table, sur nos joues et sur nos robes. « Elle a l’habitude de se mettre du rouge sur la gueule…et elle veut s’en peinturlurer aussi l’âme…y mettre un peu de fard. » (Maxime Gorki, Les Bas Fonds, Acte III, trad. Genia Cannac)

Les filles sont là, toutes là, devant nous, franches. Elles ne détournent pas la tête, ni ne baissent le regard. Pas de temps à perdre ! Elles ont mis le rouge, du rouge avant tout. Tout ce soir captera la lumière et les yeux. Il n’y en aura que pour elles. Loin le travail du jour et des champs. Loin le froid de cet hiver qui jamais ne finit. Ce soir, elles le savent, ce sera le bon soir.

 “Le malheureux ne savait où donner de la tête pour dénicher les camélias en vue du bal d’Anfissa Alexéïevna… Pour faire son effet, Anfissa Alexéïevna désirait des camélias rouges.” (Dostoïevski, L’Idiot, I, XIV, trad. A. Mousset)

VERS LE DOULOUREUX TREPAS

Peu importe, si la luxure est un vice, Dante ne la décrit-il pas qu’au début de l’Enfer, qu’au deuxième cercle seulement. Satan est bien loin, au fond de ce cône. Il peut attendre, nous ne risquons pas grand chose. Peut-être, seulement sentir quelques relents de son haleine fétide.  Rions et profitons. Oublions, tant qu’à l’heure, belles encore nous sommes.  “Poète, volontiers je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble, et qui semblent si légers dans le vent…Si fort fut mon cri affectueux. O créature gracieuse et bienveillante…Hélas, que de douces pensées, et quel désir les ont menés au douloureux trépas !” (Dante, L’Enfer, Chant V, trad. J. Risset)

Maliavine Le cri 1925

Mais au diable les tourments et que nous importe demain. La fête bat son plein. Les serveurs et les danseurs nous attendent. Pensons à cet instant suave et joyeux. Les copines attendent. La fête ne fait que commencer. La nuit sera longue. N’entendez-vous pas la musique ? Laissez-vous emporter, prenez le ruban rouge et laissez-vous guider !

TE CEINDRE DE MON RUBAN ROUGE

Oustienka était une jolie fillette, petite, grassouillette,

Maliavine Le Peintemps 1927

vermeille avec de petits yeux bleus, joyeux, un perpétuel sourire sur ses lèvres rouges, perpétuellement en train de rire et de bavarder.” (Léon Tolstoï, Les Cosaques, XXV, trad. Pierre Pascal)…” Puis, clignant des yeux, haussant les épaules et esquissant un pas de danse, il chanta : je t’embrasserai, t’enlacerai, je te ceindrai d’un ruban rouge. Je t’appellerai : cher espoir !” (XXVIII)

Au diable les mots ! Rentrons dans la danse !

Jacky Lavauzelle

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Philippe Maliavine

Boulat Okoudjava – Tant que la terre continue de tourner – Булат Окуджава – Пока Земля ещё вертится

CHANSON
Пока Земля ещё вертится

Булат Окуджава 

(Boulat Okoudjava)

 Пока Земля
ещё вертится

Пока Земля ещё вертится, пока ещё ярок свет,
Tant que notre terre continue de tourner, que la lumière est vive encore

Господи, дай же ты каждому чего у него нет.
Seigneur, donne à chacun ce qu’il n’a jamais eu.

Умному дай голову, трусливому дай коня,
Donne au lâche la force qui lui manque,

Дай счастливому денег и не забудь про меня.
Donne de l’argent, de la chance et ne m’oublie pas.

Пока Земля ещё вертится, Господи, твоя власть,
Tant que notre terre continue de tourner, Seigneur, tu le peux :

Дай рвущемуся к власти навластвоваться всласть.
Laisse la folle espérance à ceux qui luttent pour le pouvoir

Дай передышку щедрому хоть до исхода дня,
Donne-nous une pause, le temps de cette journée

Каину дай раскаянье и не забудь про меня.
A Caïn permet le repentir et ne m’oublie pas.

Я знаю, ты всё умеешь, я верую в мудрость твою,
Je crois en ta sagesse, vous le savez tous,

Как верит солдат убитый, что он проживает в раю.
Laisse aux soldats morts les illusions de plaisirs paradisiaques,

Как верит каждое ухо тихим речам твоим,
Que chaque créature soit bercée par ta langueur

Как веруем и мы сами, не ведая, что творим.
Comme nous le croyons, ne sachant plus ce que nos mains font.

 Господи, мой Боже, зеленоглазый мой,
Seigneur, mon Dieu, aux yeux éclatants,

Пока Земля ещё вертится и это ей странно самой.
Tant que notre terre continue de tourner, et pourquoi est-ce donc ainsi.

Пока ещё хватает времени и огня,
Pourtant, de ce temps, de ce feu,

Дай же ты всем понемногу и не забудь про меня.  (bis)
Offres-en juste un peu et ne m’oublie jamais.

(traduction Jacky Lavauzelle)

 

LE SACRIFICE (Offret) LE RITUEL DU CAFARD

Andreï TARKOVSKI
LE SACRIFICE
Offret (1986)Andreï Tarkovski LE RITUEL DU CAFARD Offret 1986

Le Rituel
du Cafard 

La période n’est plus à l’optimisme. Un voile recouvre le monde et les lumières qui montrent un chemin se font rares. Très rares. Elles se sont envolées. Les individus errent sur terre. Dans l’attente de la mort et du chaos. L’obscurité règne. Le visible s’est retiré. Comment désormais dépasser cet invisible qui est là. Comment sortir de notre caverne où quelques ombres encore éclairent encore notre présent. Comment retrouver ce réel qui a fui, qui s’est esquivé à jamais. Première image. Ecran noir. Seule l’aria de la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach pénètre ce noir total et apporte la lumière sur la toile. C’est le son qui le premier déchire la toile. Car le son est primordial.

J’AI TOUJOURS EU PEUR DE LEONARD C’est le seul qui a la force et la vitesse, la dynamique, pour enfanter au-delà de la plénitude du néant. « Quand brille la lune, le plus malheureux, dit un poème japonais, n’est pas l’aveugle mais le muet. La splendeur qui ne veut rien appelle pourtant notre chant » (Jean-Louis Chrétien, L’Effroi du beau). Comme une respiration, un champ des possibles. Otto (Allan Edwall) devant le tableau de Leonard : « Qu’est-ce que ça représente ? …Le tableau. Sur le mur. Qu’est-ce que c’est ? Je ne vois pas bien. Il est sous verre. Et il fait sombre… Mon Dieu, comme c’est lugubre… J’ai toujours eu très peur de Léonard. » C’est la musique qui d’abord transperce, puis la peinture. Est-ce que l’image qu’offre l’art est vraie. Est-ce que la visibilité de l’art, cette première lumière, nous apporte un brin de vérité. Cette offrande, cet offret, ce sacrifice déjà de l’œuvre ne s’offre pas en toute simplicité, en toute évidence. La route sera longue et demandera de douleurs efforts et du temps. Comme dans toute quête, la recherche de cette simple immédiateté, de cette fulgurance sera longue. « Je pioche beaucoup, je m’entête à une série d’effets différents, mais à cette époque le soleil décline si vite que je en peux le suivre…Je deviens d’une lenteur à travailler qui me désespère, mais plus je vais, plus je vois qu’il faut beaucoup travailler pour arriver à rendre ce que je cherche : «instantanéité» (Monet, Lettre à Geoffroy, 7 octobre 1890)

Tout autour se détruit, la guerre gronde et le temps que nous connaissons s’effrite. Ce n’est qu’une question de minutes. Les ombres parcourent le monde, indéfiniment. La terre tremble et l’onde destructrice du mal parcourt le monde. Dès le commencement, Le Sacrifice se livre, se donne à travers l’Annonciation à Marie, de Léonard. C’est l’annonciation qui permettra au souffle de se régénérer, de se revitaliser. La révélation reste mystérieuse. L’impossible, la venue du Christ dans le corps de Marie, rend le futur possible. Le monde pourra alors être sauvé. Maria, Gudrún Gísladóttir, ainsi sauvera le monde en se donnant à Alexandre, Erland Josephson.  C’est entendu. C’est l’arbre de vie qui irrigue, qui nourrit l’histoire, qui relie Alexander et Otto, l’alpha et l’oméga. Cet arbre de l’annonciation autant que l’arbre du commencement et du recommencement. Ce cercle qui illumine en son centre une autre annonciation de  Frans Pourbus dit le Jeune, plus flamboyante.

Déjà dans sa structure, le film se découpe en dix tableaux comme le tableau de Léonard en dix planches encollées.

TOUJOURS LE MÊME DESESPOIR, LA MÊME ABSURDITE Structure qui se conjugue avec le retour nietzschéen évoqué dans la première partie. Otto, le facteur-collectionneur le dit aussi à sa manière, abordant l’histoire du nain bossu d’Ainsi parlait Zarathoustra : « que tout recommence mais pas tout à fait de la même manière ou alors la même chose avec une représentation différente ; mais c’est toujours le même désespoir et la même absurdité».

Le cycle du Sacrifice,  lui, pourrait se lire dans la respiration circulaire suivante :

 1-      L’arbre Ouverture
2-      Méditation dans la forêt –  Si seulement quelqu’un voulait cesser de parler
3-      Discours sur le théâtre
4-      L’explosion
5-      La dernière chance
6-      La rencontre avec Maria
7-      Le monde est sauvé !
8-      L’Incendie de la maison
9-      L’incendie de la maison ou l’importance de se taire 10-   L’arbre Epilogue (Musique) Au commencement était le verbe.

 Il y a ce dérèglement de l’humanité. Quelque chose ne fonctionne plus. La belle horloge ne marque plus la bonne heure. La nature, le cycle, la répétition, la spiritualité permettent de revenir à un unisson bienfaiteur. « Refaire tous les jours la même chose aux mêmes heures et le monde serait changé. Comme au japon les ikebanas. » L’enjeu est fondamental et nos êtres sur ce bout de terre au bout du monde peuvent encore sauver ce bout d’humanité qui résiste encore.

SI JE CROIS A UNE CHOSE, ELLE DEVIENDRA REALITE Ces personnes ne sont pas là par hasard. Ils ont une mission divine. Comme Otto qui longtemps a attendu son heure.  « Toute ma vie j’ai attendu. Toute ma vie, je me suis senti comme sur un quai de gare. Et toujours, j’ai eu le sentiment que ce qui se passait n’était pas la vraie vie mais une attente de la vie, une attente de quelque chose de réel, d’important» Le tout est d’y croire, avec ses tripes. Otto : « et si je crois vraiment à une chose, elle deviendra réalité. »  Croyez que cela vous est donné, et il en sera ainsi. »  Alexander : « qu’as-tu à gémir ? Tu sais, « au commencement était le verbe. » Mais toi, tu es muet, comme un poisson. Une petite truite. »

Le lieu lui-même n’a pas été choisi au hasard. C’est par une intervention divine qui  a orienté le couple et découvre le site « Idéal ». C’est un nouvel Eden. « Comment Alexander a découvert son île, bien avant la conception de l’enfant. Nous n’étions jamais venus auparavant et nous avions oublié la carte. Et nous n’avions plus d’essence. Nous avons arrêté la voiture par ici et continué à pied. Nous étions complétement perdus. Il s’est mis à pleuvoir une pluie fine et glaciale. Nous sommes arrivés près du pin desséché. A ce moment, le soleil a reparu. La pluie a cessé…tout a été inondé de lumière. Alors, nous l’avons vue. Soudain, j’ai regretté de ne pas vivre ici, je veux dire ta mère et moi, dans cette maison sous les pins, au bord de la mer. Un emplacement idéal. Il m’a semblé que si on vivait là, on serait heureux jusqu’à la mort. »… « Nous étions là, comme ensorcelés, ta mère et moi, nous regardions cette beauté, sans pouvoir nous en détacher…Le silence, la paix ! Il était clair que cette maison avait été créée pour nous. Il se trouve qu’elle était à vendre. Un vrai miracle. Et c’est là que tu es né. »

C’EST L’AILE D’UN MAUVAIS ANGE QUI M’A TOUCHE Mais qui dit Eden dit sortie de l’Eden, dans le désordre et la foudre. Entouré de démons. Quand Otto tombe comme foudroyé : « C’est l’aile d’un mauvais ange qui m’a touché ! » Et, au ton désinvolte de Victor, Otto lui répond : « Cela n’a rien d’une plaisanterie, M. le docteur. Il n’y a pas de quoi plaisanter ! » Dans le feu de la régénération. Détruire pour créer. L’homme peut retrouver sa place et vivre à nouveau. Le lieu, Alexandre se sont sacrifiés. Pour nous. Nous pouvons quitter le film, reconnaissant de cette offrande. L’arbre planté, au début du film, l’arbre mort, tenu par quelques tristes galets, peut enfin se remettre à bourgeonner. Alexander a tenu et a perdu la raison. Il a eu la foi, cette foi qui habitait le moine orthodoxe Pamve demandant à son disciple Kolov d’arroser  avec persévérance l’arbre continuellement.

La nature se remet à vivre. Il faudra bien que l’homme la protège un peu plus. L’Ecologie n’est pas un parti, c’est notre partie, notre être. La nature c’est nous et beaucoup plus que nous « L’homme s’est toujours défendu contre les autres hommes, contre la nature qui l’entoure. Il a toujours violenté la nature. Il en est sorti une civilisation fondée sur la force, le pouvoir, la peur et la dépendance. Tout ce qu’on appelle le progrès technique n’a jamais servi qu’à produire confort, standardisation, et les armes pour garder le pouvoir. Nous sommes des sauvages. Nous utilisons le microscope comme une massue. Les sauvages ont une bien plus grande vie spirituelle. Chaque découverte scientifique nous en faisons immédiatement un mal…
WORDS ! WORDS ! WORDS ! … Quant au confort, un sage a dit que le péché, c’est tout ce qui n’est pas nécessaire. Si c’est vrai, toute notre civilisation se fonde sur le péché. Nous sommes arrivés à une discordance et un déséquilibre terribles entre le développement matériel et le spirituel. Notre culture, ou plutôt notre civilisation est gravement malade, mon garçon. Tu penses qu’on pourrait étudier le problème et trouver une solution. Peut-être, s’il n’était pas si tard. Trop tard. Mon Dieu, que je suis las de ces bavardages ! « Words, words, words… »Je ne comprends qu’à présent ce que voulait dire Hamlet. Il ne supportait pas les discoureurs. C’est aussi mon cas. Pourquoi parler, alors ? Si seulement quelqu’un voulait cesser de parler pour faire quelque chose ! Au moins essayer !
« 

Nous sommes sauvés. Une fois encore. Quant à la vérité, c’est tout autre chose.   » – (Otto) Quelle vérité ? Vous êtes obsédés par cette idée de la vérité. Il n’y a pas de vérité ! Nous regardons mais nous ne voyons rien ! Tenez, un cafard…Un cafard qui tourne en rond sur une assiette, en imaginant qu’il se dirige vers un but… – (Victor) Comment savez-vous à quoi pense le cafard ? Peut-être que c’est un rituel. Un rituel de cafard. –  (Otto) Oui, peut-être. Tout « peut » être.  Sans quoi nous restons avec notre  « vérité « »

 

Jacky Lavauzelle

 Erland Josephson : Alexander Susan Fleetwood : Adélaïde Valérie Mairesse : Julia Allan Edwall : Otto Tommy Kjellqvist :Gossen Gudrún Gísladóttir : Maria

B Okoudjava & V Kikabidze : LES PEPINS DE RAISIN – Виноградную косточку

Boulat  Okoudjava – Булат Окуджава Vakhtang Kikabidze – Вахтанг Кикабидзе

Les pépins de raisinBoulat Okoudjava Vakhtang Kikabidze

Виноградная косточка
 LES PEPINS DE RAISIN
J
’enterre les pépins de raisin dans cette terre chaude
Et j’embrasse les vignes et je chéris les raisins mûrs Et j’appelle tous mes amis à se réunir dans mon cœur Sinon pourquoi vivre éternellement ?

 Rassemblez les invités pour une immense fête Et dites-moi bien en face, que vous Le Roi des cieux me pardonnez mes péchés Sinon, pourquoi vivre éternellement ?

 En rouge si foncé, c’est la femme qui chante En noir, en blanc, ce sont les têtes qui ploient M’entendez-vous, je vais mourir d’amour et de douleurs Sinon, pourquoi vivre éternellement ?

 Et quand le couché de soleil tombe, les mouches dans les coins Il laisse encore passer devant moi éveillé Buffle blanc, aigle bleu, truite dorée Sinon, pourquoi vivre éternellement ?

traduction Jacky Lavauzelle

Вахтанг Кикабидзе – « Виноградная косточка » (2010)

Виноградную косточку в теплую землю зарою,

И лозу поцелую, и спелые гроздья сорву,

И друзей созову, на любовь свое сердце настрою…

А иначе зачем на земле этой вечной живу?

 

Собирайтесь-ка, гости мои, на мое угощенье,

Говорите мне прямо в лицо, кем пред вами слыву,

Царь небесный пошлет мне прощение за прегрешенья…

А иначе зачем на земле этой вечной живу?

 

В темно-красном своем будет петь для меня моя дали,

В черно-белом своем преклоню перед нею главу,

И заслушаюсь я, и умру от любви и печали…

А иначе зачем на земле этой вечной живу?

 

И когда заклубится закат, по углам залетая,

Пусть опять и опять предо мной проплывут наяву

 Белый буйвол, и синий орел, и форель золотая…

А иначе зачем на земле этой вечной живу?