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HEDDA GABLER Ibsen – LES INSURMONTABLES COULEURS DU CHAOS

 Henrik IBSEN
HEDDA GABLER
Drame en quatre actes
(1891)




Les insurmontables
couleurs du chaos

Hedda Gabler Norge Henrik Ibsen Affiche plakat picture



Hedda est avant tout cette femme insatisfaite, « horriblement lâche » (Acte II),  et perdue. En se perdant, elle est cette femme qui entraînera les autres dans la déchéance, « le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j’ai touché » (Acte IV). Insatisfaite de n’avoir pas pu garder  Jørgen, insatisfaite de s’être mariée avec Tesman, insatisfaite de son voyage de noces, de sa vie, de ses amis. Quand Brack lui avoue qu’elle n’est pas heureuse dans le second acte, elle lui répond : « Mon Dieu ! Je ne sais pas pourquoi je serais heureuse. Pourriez-vous me le dire, vous ?…Vous y croyez donc aussi, à cette histoire de désir réalisé ? »



UNE CHOSE SIMPLEMENT RIDICULE
Hedda est une femme perdue, perdue dans les traverses de la vie : «  Oh ! Hedda, Hedda, comment as-tu pu te perdre ainsi ! » lâche Jørgen, Acte II, en parlant de son mariage avec Tesman.

Pourtant, elle aspire à une vie dans le monde, spirituelle, animée et gaie. Elle a, elle est,  tout le contraire. Elle se marie avec un être terne mais refuse la médiocrité de ce quotidien, les études mornes et ennuyeuses, l’absence des mondanités, la tristesse des lieux : « C’est dans ces misérables conditions qu’il me faut vivre maintenant. C’est cela qui rend la vie si navrante ! Une chose simplement ridicule ! » (Acte II)

Quand elle vivait avec Jørgen, le bonheur était différent. Il était caché, dans l’abstraction du monde. De vivre à côté. « Il me semble qu’il y avait quelque chose de beau, de séduisant, je dirais même de courageux dans cette intimité secrète dans cette camaraderie, dont personne ne se doutait. » (Acte II)



UN REFLET DE BEAUTE
Hedda est insatisfaite car profondément contradictoire. Elle veut de l’absolu mais veut vivre des mondanités. Elle ne désire que la beauté, « Voici maintenant que Jørgen a fait quelque chose de grand, où il y a un reflet de beauté » (Acte IV) et se marie avec Tesman.

Quand Hedda dans l’Acte II tire dans le ciel bleu avec son pistolet, c’est que les mots sont impuissants. Quand Hedda tire, c’est qu’elle souhaite depuis longtemps tuer cette vie qui l’assomme  et casser l’ennui du quotidien avec Tesman.  Mais quand Hedda regarde les nuages et l’infini, c’est pour fuir les yeux de taupes de son mari, rat de laboratoire, qui s’enferme un peu plus chaque jour dans des recherches infinies, pointilleuses et vaines : « Il n’a pas de plus grandes joies que de fouiller dans les bibliothèques, de passer des heures à copier des parchemins. Dieu sait quoi, enfin !… Mon cher juge, je me suis considérablement ennuyée

BOURREAU DE L’INDICIBLE
Hedda lance des mots et des appels à l’aide afin d’éloigner le chaos du drame qui s’entend déjà. La balle finale qui rentrera dans la tempe est celle qui vient de se perdre dans le ciel.

Les mots qui seront dits ne seront que des peines pour arriver au dénouement tragique. « Si par chaque mot nous remportons une victoire sur le néant, ce n’est que pour mieux en subir l’empire. Nous mourons en proportion des mots que nous jetons tout autour de nous… Ceux qui parlent n’ont pas de secrets. Et nous parlons tous. Nous nous trahissons, nous exhibons notre cœur ; bourreau de l’indicible, chacun s’acharne à détruire tous les mystères, en commençant par les siens. Et si nous rencontrons les autres, c’est pour nous avilir ensemble dans une course vers le vide… » (Cioran, Précis de Décomposition, Exégèse de la déchéance, Ed Gallimard)



UNE VOCATION : MOURIR D’ENNUI
Avant de mourir, Hedda s’installera au piano et après un court silence, « tout à coup on entend un air de danse endiablée » La musique pour ces mots qui ne passent plus. Elle meure à petit feu tout au long de la pièce. Sorte de Bovary norvégienne, Hedda meure d’ennui. « Il me semble souvent que je n’ai de vocation que pour une seule chose…mourir d’ennui ! » (Acte II)

Comme pour le tir au pistolet de l’Acte II avec Brack, « Trêve de ces plaisanteries-là, pour aujourd’hui ! »,  Tesman la désapprouve dans le dernier acte, en « se précipitant vers le rideau : – Voyons, ma chère Hedda, ne joue pas un d’air de danse ce soir ! Pense à tante Rina ! Pense aussi à Eilert ! »

CES CHOSES-LA NE SE FONT PAS !
Les mots, les armes, la musique, les non-dits, rien ne passe. Hedda est désormais décidée à faire quelque chose de sa vie : « dorénavant, je resterai tranquille (elle referme les rideaux). » Les rideaux de la pièce comme de la vie sont définitivement tombés. Contre les convenances qui par-dessous tout règnent. Les convenances qui ont le mot de la fin ; ce n’est même pas la tristesse qui emportent ses proches, mais la bienséance : « Mais, miséricorde de Dieu, ces choses-là ne se font pas ! » (Brack, Acte IV)

 

Henrik Ibsen Affiche Ecrivain Marat David pour Hedda Gabler



Ibsen dans cette pièce prend le temps d’expliquer en une page le décor des pièces. «Tentures sombres, massifs d’arbres jaunis, un piano, des étagères chargées de bibelots en terre cuite et en majolique, des bouquets de fleurs, des verres posés çà et là, d’épais tapis… »  
Le décor du drame est planté avec d’infinis détails, de multiples séparations qui permettront aux êtres d’évoluer suivant les intrigues et leur statut social. Mais comment s’habitent les espaces ? Comment s’opèrent les rencontres ?

LA VIE N’EST PAS LAMENTABLE MAIS RIDICULE  
Les rencontres ne se font jamais vraiment et les espaces isolent plutôt qu’ils ne protègent. Ibsen souligne dans ses notes sur la pièce que les « hommes et femmes n’appartiennent pas au même siècle ». Aussi, ne pourront-ils jamais communiquer vraiment. Et quand la rencontre se fait, elle fait long feu, elle loupe le coche. Ce n’est plus une question de niveau mais de décalage. « La vie n’est pas lamentable… La vie est ridicule… Et on ne peut la supporter » souligne Ibsen dans ses notes d’Hedda.

Quand Ibsen pose les cadres, les pleins, c’est pour mieux y installer un vide avec quelques objets à couleur de chaos. La chute vertigineuse après la lente ascension.

Comme Jørgen qui cherche les clés du monde et de la connaissance globale finira dans un cloaque infâme. « Le désespoir de H. L. [Lövborg] consiste en ce qu’il veut dominer le monde et ne peut se dominer lui-même. » (Notes d’Ibsen sur Hedda Gabler)

JE VEUX TOUT ET RESTER PURE
Comme l’enfant de Jørgen, porteur de la somme de la connaissance et de l’ambition, qui ne naîtra jamais. Comme le manuscrit révolutionnaire et novateur, accessible à tous, « à la portée de tout le monde », qui finira dans les flammes.

Comme Hedda dont « l’exigence fondamentale d’Hedda est : Je veux tout savoir, mais me garder pure ! … La pâle beauté, en apparence froide. Demande beaucoup à la vie et à la joie de vivre. » (Notes d’Ibsen) Qui trop embrasse, mal étreint. Qui veut le tout ne récolte que le néant.

L’IMPETUEUX BESOIN DE L’EXCES
Elle souhaite ce tout sans direction précise. Hedda est un bateau ivre à la dérive à trop vouloir naviguer. Témoin de ce monde qui passe sans y prendre sa part. Témoin qui voudrait vivre mais qui a perdu le mode d’emploi et la carte. « Le désespoir d’Hedda est de se dire qu’il existe sûrement tant de possibilités de bonheur dans le monde, mais qu’elle ne peut pas les discerner. C’est le manque d’un but dans la vie qui est son tourment. C’est toujours dans la proximité de Hedda que survient chez E. L. [Lövborg] l’impétueux besoin des excès. » (Notes d’Ibsen)

Les multiples détails posent un intérieur bourgeois qui servira de prison à Hedda qui n’en sortira plus. Déjà, dès l’ouverture de la pièce, la terre cuite comme des urnes funéraires, l’épaisseur des tapis comme des draps mortuaires, les bouquets de fleurs comme gerbes présentées au défunt, jusqu’à la nature jaunie, sentent la mort et l’étouffement.  

APLANIR LE CHEMIN
Comme le père tutélaire d’Hedda, le général, qui lui laisse en héritage le pistolet,  funeste présage, qui lui donnera la mort ou la délivrance.

Comme toujours dans Ibsen, les pièces et les espaces sont toujours délimités, compartimentés à l’image des êtres qui y circulent. Les êtres sont dans des enclos grillagés. Mademoiselle Juliane Tesman, la tante de Jørgen, utilise alors le vocabulaire des terrassiers : « Y a-t-il pour moi d’autres bonheur au monde que d’aplanir ton chemin ? Toi qui n’as eu ni père ni mère pour te chérir ! Il y a eu des heures noires, c’est vrai. Mais, grâce à Dieu, tu es arrivé, Jørgen ! » (Acte I)

ETERNELLEMENT AVEC LA MÊME PERSONNE
Les êtres sont classés par couches difficilement échangeables. Et il faut des efforts surhumains pour s’élever dans la société. Une fois dans une cette nouvelle strate, l’individu est déraciné, incomplet. D’imparfait à incomplet, l’individu est toujours tronqué d’une partie qu’il recherche en vain à reconquérir.

Hedda n’échappe pas à cette fatalité. Son désespoir c’est de s’être mariée avec Tesman. Lors de son voyage de noce, ce qui l’assomme c’est d’être face au choix qu’elle a fait. Elle s’est mise elle-même dans cette prison : « Toute une demi-année sans rencontrer âme qui vive de notre cercle intime ! …Personne à qui parler de nos petites affaires !…Et puis, ce qu’il y avait de plus insupportable, c’était…d’être toujours, éternellement, avec la même personne…J’ai dit : toujours, éternellement. » (Acte II)

L’EMOTION DANS LES PANTOUFLES
La séparation des personnages dans le temps. Jørgen se retrouve dans le passé, laborieux et soucieux de son petit confort et Eilert Løvborg dans la prospection, projeté dans le futur et l’anticipation. Le premier est ému de retrouver ses vieilles pantoufles comme s’il découvrait une des merveilles du monde. « C’est tante Rina qui me les as brodées dans son lit. Malade comme elle était ! Oh ! Tu ne sais pas tous les souvenirs qui s’y rattachent, à ces pantoufles. »

 Jørgen navigue dans les archives et dans le Moyen Âge à étudier « l’industrie domestique dans le Brabant ». Comme le souligne Mlle Tesman : « Ah oui ! Collectionner, mettre en ordre, tu t’y entends bien. » Sa lune de miel avec la belle Tesman s’est passée à étudier encore et encore jusqu’à ne plus voir l’ennuie qu’il procurait à sa jeune épouse : « Pense donc, tante ! Cette petite malle était toute bondée de notes et de copies. C’est incroyable, ce que j’ai trouvé de choses dans ces archives. De vieux documents, intéressants au plus haut point, et dont personne n’avait connaissance. – (Mlle Tesman) Oui, oui, Jørgen. Tu n’auras pas perdu ton temps, pendant ton voyage de noces. » (Acte I)
Eilert va publier un nouveau livre révolutionnaire. Déjà sa publication sur « la marche générale de la civilisation » montre qu’il est dans le mouvement.

NOUS NE NOUS ENTENDONS SUR RIEN
Le temps se décline aussi avec l’âge. Le mari de Madame Elvsted, par exemple, le préfet : « Il me semble qu’il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous. » (à Hedda, Acte I) Mais cette différence n’est pas la plus terrible. Les êtres sont ensembles mais si différents qu’ils ne communiquent jamais : « Tout en lui est antipathique ! Nous n’avons pas une pensée en commun. Nous ne nous entendons sur rien, lui et moi. »

JE NE COÛTE PAS CHER
Les êtres sont là, fonctionnels, comme des parures ou des objets du quotidien : « Je lui suis utile, voilà tout. Et puis je ne coûte pas cher. »

La séparation marque les couples, comme Jørgen et sa femme Hedda, si différente. Comme Madame Elvsted et son mari. –« (Hedda) Il me semble qu’il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous deux. » 

Mais toutes ces séparations sont vaines. Elles ne servent qu’à rendre juste vivable ce présent insensé. Le manuscrit de Jørgen que brûle Hedda sur la compréhension de notre futur est aussi à l’image de ce que donne l’homme : des grandes idées et des petites réalisations. Comme le souligne Ibsen dans ses notes : « Et alors, les deux sont assis devant le manuscrit qu’ils ne peuvent comprendre. Et la tante est avec eux. Quelle ironie sur l’effort humain vers le développement et le progrès. »

« Chacun de nous est né avec une dose de pureté, prédestinée à être corrompue par le commerce avec les hommes, par ce péché contre la solitude. » (Cioran, Précis de Décomposition, Exégèse de la déchéance, Ed. Gallimard)

Jacky Lavauzelle

Trad Moritz Prozor

Hedda Gabler Ibsen

 

 

JEAN-MARIE (André THEURIET) : LE NAUFRAGE DES ÂMES SOLITAIRES

André THEURIET
8 octobre 1833 – 23 avril 1907




 

JEAN-MARIE

Drame en un acte

LE NAUFRAGE
DES ÂMES SOLITAIRES

André Theuriet - Jean-Marie - Théâtre ArtgitatoLa pièce Jean-Marie représentée en 1872 au théâtre de l’Odéon fait partie des premières œuvres d’André Theuriet. Les années 70 ont été riches en évènements militaires, surtout 1870, « l’Année terrible » pour Hugo entre la guerre civile et la guerre avec la Prusse, et intimes, avec son mariage avec Hélène Narat. Nous ressentons, bien entendu, dans ce drame, le poète des premières œuvres publiées avant que celui-ci ne se lance dans son importante production romanesque jusqu’à sa mort en 1907.  Nous sentons aussi l’importance de Victor Hugo, que Theuriet appréciait, notamment les Travailleurs de la mer, le roman qui est sorti en 1866, six ans avant la sortie de Jean-Marie.



LA NUIT NOIRE DES GRANDES CATASTROPHES
L’enfant de Ker-laz n’est plus. Le Roi-Gralon l’a emporté. En partance vers les mers du Japon, le matelot et le navire ont sombré. Jean-Marie est l’absent. La plainte des mouettes qui embarque Thérèse dans son monologue n’est autre que la sienne. Longue et nocturne, à mi-voix. Comme pour ne pas déranger les vagues et les flots. La chanson qu’elle chante, dans sa ferme bretonne du Pays Glazik, située sur la côte du Finistère, parle d’un brick ayant sombré « avec ses grands mâts et ses voiles ». Nous sommes dans cette fin de terre où l’homme s’éventre sur des rochers dans la nuit noire des grandes catastrophes. Dans cette roche que la mer vient lécher comme appâtée, gourmande et affamée de chair jeune et tendre des marins.

AGIR EN HOMME BRAVE
La présente, Thérèse, est absente, aussi. Et elle chante, bien entendu, une chanson de marin. Une chanson qui raconte le malheur de sa vie. La perte de son bonheur a pour nom Jean-Marie. Résignée, elle s’est mariée à Joël, un brave homme du pays. Joël se considère lui-même ainsi, « comme le mois dernier, tu m’avais reproché de m’attarder avec les buveurs du marché, sitôt mes blés vendus j’ai rempli ma sacoche ; en dépit des écus qui tintaient dans ma poche, j’ai scellé la jument et j’ai tourné le dos à l’auberge où le cidre écumait à pleins pots… Voilà ce qui s’appelle agir en homme brave ! » A l’écoute des souhaits de sa belle. Il la couvre de cadeaux et d’attentions. Il ne trouve que le vide dans son regard, « toujours distraite et toujours l’œil perdu dans un rêve ou dans un nuage !…A quoi  peux-tu penser ? »




LA MER NE REND PLUS LES MARINS QU’ELLE A PRIS
Ce seront les uniques personnages de la pièce. Jean-Marie n’est plus, « car la mer ne rend plus les marins qu’elle a pris. » Il faut en faire son parti, il en est ainsi des femmes de marins. L’attente et parfois le drame qui délie les couples et qui lient ceux qui sur terre restent. Le Joël qui est là, n’existe pas. Il n’est qu’un paravent. Une ombre. Un ersatz de son marin tant aimé. Elle ne parle que lorsqu’il évoque, au détour d’une phrase,  l’image de « pauvre matelots maigres et demi-nus ! » Elle revit, enfin, « des matelots !… Ceux-là du moins, sont revenus ! » Joël recherche un peu d’attention qu’il n’aura jamais ; cette attention qu’auront toujours les infinis hurlants et démontés.

PLUS JE ME SENS COUPABLE, PLUS VOUS ME COMBLEZ
Thérèse sait qu’elle ne le mérite pas. Que, malgré tout ce qu’il réalise, ce qu’il offre, il n’aura jamais rien en retour, ni reconnaissance, ni amour, « c’est trop beau ! …Vous êtes bon, Joël, trop bon pour moi !Par tous vos bienfaits mes remords sont doublés ! Plus je me sens coupable et plus vous me comblez… » Elle est ce vide que rien ne pourra remplir. Le temps ne fait rien à l’affaire, « je me disais : le temps les séchera…Chimère ! Le deuil des autres cède au temps, mais ton chagrin pousse en dépit de tout, pareil au mauvais grain ! »

LE CIEL EST RESTE SOURD
Le silence n’est plus de mise. Elle doit parler, tout dire, quitte à écraser un peu plus Joël, à l’accabler, quitte à le terrasser, « j’ai sur le cœur un secret qui me pèse, et bien souvent déjà je me suis reproché, comme un péché mortel, de vous l’avoir caché… » Sans penser que de le dire serait peut-être un aveu mortel. Mais en voulant tout dire, elle ment. Les mots qui s’offrent à sa bouche ne sont pas ceux du cœur. « Tout est fini ! » lance-t-elle. Mais rien n’est fini. Puisque le souvenir est plus fort qu’au premier jour. « J’ai tout entrepris pour connaitre son sort…J’ai prié, j’ai fait faire enquête sur enquête ; le ciel est resté sourd et la terre muette…Jusqu’au bord du cercueil je l’aurais attendu, si je n’avais compris qu’il était bien perdu…Pour toujours ! » Mais même dans la tombe, elle espérerait encore. Et le définitif qu’elle crie si fort c’est pour s’en convaincre et pour conjurer le sort. Le vent de la mer semble porter la voix de Jean-Marie. La discussion avec Joël est terminée, « elle s’arrête…puis elle reprend comme si elle se parlait à elle-même» ; elle reprend le monologue du début, sans même s’apercevoir que Joël s’effondre en voyant à quel point cet amour est sacré et  vivace.



LA SEVE ET LE SOLEIL QU’ON LAISSE EN ARRIERE
Joël ne lui en veut pas, « je ne puis lutter avec ton souvenir ». Il pense qu’il n’est pas arrivé au bon moment et que son âge ne lui permettra plus de la conquérir, « Ah ! maudits cheveux blancs ! Si j’avais la jeunesse seulement ; si la sève et le soleil qu’on laisse en arrière, on pouvait les retrouver un jour ! J’essaierais de chasser ce fantôme d’amour et de prendre en ton cœur sa place encore tiède…Mais à l’âge que j’ai, le mal est sans remède ; je suis laid, je suis triste et vieux ! O mes vingt ans ! »

UNE EPOUSE BONNE ET FIDELE
Thérèse enfin ayant repris ses esprits, s’aperçoit du mal qu’elle a commis sur un homme aussi brave et généreux. Elle s’engage à ne plus le faire souffrir et veut lui apporter plus que de la loyauté : « Je vous ai fait longtemps souffrir de ma douleur offensante et cruelle, désormais je veux être une épouse fidèle et bonne… » Et même souhaite s’expatrier pour ne plus voir les lieux qui lui rappellent autant de souvenirs et de désirs refoulés.

J’ESSAIERAI DE SOURIRE ET DE CHANTER
Sort Joël. Et Thérèse continue à se rassurer, « je serai meilleure…Je veux chasser ce chagrin…je veux t’oublier…Joël est si bon…Ce serait pécher contre le ciel que lui donner ma main et lui fermer mon âme. Je veux être à l’avenir être vraiment sa femme…J’entourerai d’amis sa vieillesse sereine…J’essaierai de sourire et de chanter… » Un véritable programme politique qui n’est fondé que sur des promesses et des vœux pieux.

JE NE SAIS QUE DES AIRS TRISTES
La chanson du début, sa saudade, sa nostalgie, s’ouvrait sur des pensées tristes liées à la disparition. Elle-même le dit, « je ne sais que des airs tristes comme des glas… », et, effectivement, encore, sa chanson noire évoque une tragédie maritime, «  la sainte pris dans l’algue verte le capitaine à demi-mort et sur son aile large ouverte le conduisit droit jusqu’au port… » Mais ce n’est plus un mort qui se présente mais une ombre qui se parfait en homme de chair et d’os. Ce n’est plus la mer qui porte la voix, mais la voix qui se porte à ses oreilles est si connue qu’elle vacille comme chavirée par les embruns de sa présence.

LE MALHEUR EST TOMBE SUR NOUS
Bien entendu, Jean-Marie pense que Thérèse s’est tournée vers Joël par inconstance et frivolité, lasse de l’attendre « je ne me dirais pas que pour une parure ma Thérèse a vendu son âme avec son corps. » C’en est trop pour elle qui va tout raconter. Il ne partira pas ainsi, « Ah ! non pas sans m’entendre. Reste !…Si du passé la voix lointaine et tendre ne sois point sans pitié ! Tu ne sais pas combien avant d’en venir là, j’ai subi de tortures, ni comment j’ai souffert, ni de quelles blessures !…Le malheur est tombé sur nous… » Thérèse énumère tous les coups du sort qui l’ont conduite à accepter Joël comme époux. Ce Joël qui n’espère bien entendu pas l’amour de cette belle jeune fille éplorée : « donne-moi ton cœur pour l’amour d’elle (sa mère) »

TU NE ME VERRAIS PAS !
Thérèse se force à mentir. Jean-Marie est prêt à tout pour rester et vivre, sinon près d’elle, du moins dans les parages de sa cabane, « je vivrais dans un coin, à l’écart…Ignoré…Ma tendresse discrète se cacherait au fond de quelque maisonnette…Tu ne me verrais pas ! » Mais Joël reste fidèle…à son engagement, « je n’ai plus qu’un seul maître, et c’est Joël… » Jean-Marie insiste. Il pressent que c’est ici et maintenant ou jamais, « le temps presse et le jour fuit…Que sert d’attendre ? …Hâtons-nous… ».

LE SUPRÊME BAISER
Le remords la tuerait, ainsi que la honte. Elle préfère vivre sans amour et le cœur brisé. Le « trois-mâts hollandais part demain ? » La relation est terminée, sans un dernier baiser, « un suprême baiser » qui pourrait, comme le Ker-laz, la faire chavirer.

IL NE REVIENDRA PLUS
Le retour de Joël fait tressaillir Thérèse. Jean-Marie est parti. A jamais. Joël a peut-être tout entendu. Nous n’en saurons rien. Il est arrivé à point nommé, malgré son « geste de surprise ». Il insiste un peu, « ce qu’il te contait paraissait t’émouvoir. Car vous parliez très haut… » Un marin de passage, celui du Roi-Gralon, qui ne connaissait pas Jean-Marie. Un dernier mensonge et une vérité douloureuse, « il ne reviendra plus. »

Jacky Lavauzelle