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MEKONG HOTEL : LE FLEUVE AUX MILLE FANTÔMES

Apichatpong Weerasethakul
อภิชาติพงศ์ วีระเศรษฐกุล

MEKONG HOTEL
(2012)

 Apichatpong Weerasethakul Portrait

Le Fleuve aux
mille fantômes

affiche Mekonh hotel d'Apichatpong Weerasethakul

Mekong Hotel est un film inachevé, une oeuvre de réflexion sur un parcours, un cheminement. Un film d’une respiration où l’on répète, comme avec Chai Bhatana à la recherche de la bonne mesure, comme Apichatpong qui veut se remettre à un projet de film qu’il a abandonné depuis plusieurs années, Ecstasy Garden. Chai Bhatana en oublie jusqu’à la mélodie.

Apichatpong se retrouve comme Dante dans l’Enfer de la Divine Comédie (I,1) « Nel mezzo del cammin di nostra vita,  mi ritrovai per una selva oscura  » parce que la voie droite était perdue (smarrita). Et comme avec Dante, il va descendre symboliquement vers les mondes étranges des esprits et des fantômes.

La caméra est donc bloquée sous le flot des réflexions du réalisateur. Comme un trop plein qui avait besoin de ce film pour se déverser. Les idées submergent le film qui doit son salut et son sauvetage à la stabilité des images en plan fixe. La caméra prend ce qui passe, calme comme le Mékong. Nous sommes comme la pelleteuse au bord du Mékong, devant une tâche énorme, les inondations sur le delta, avec des moyens dérisoires.

LA MEMOIRE ET L’OUBLI
Le film pose déjà le problème de la mémoire et de l’oubli. Que reste-t-il à ce nouveau film après des années d’attente ? Que reste-t-il de l’amour que se porte le couple formé par Tong et Phon ? Que reste-t-il comme envies à la mère après six cents années d’errance ? Que reste-t-il des combats contre les communistes d’alors ? Que reste-t-il à dire aujourd’hui à dire dans ce monde, et de ce monde, qui se pâme devant des starlettes de cinéma ?

Apichatpong Weerasethakul,  อภิชาติพงศ์ วีระเศรษฐกุล, pose sa caméra dans la province du nord-est dans l’Isan, à Nong Khai, หนองคาย, là où passe la ligne ferroviaire reliant les deux capitales des deux pays, Bangkok et Vientiane, là où passent les réfugiés, là où errent les âmes des défunts et celles des vivants, ces âmes  prêtent à partir dans de nouvelles vies jusqu’aux Philippines ou dans la peau d’un insecte.

LA ROUTE DE L’AMITIE ?
La caméra se pose un peu à l’est, à quelques kilomètres de Vientiane, avant de passer le pont de la frontière, le Thanon Mittraphap, ถนน มิตรภาพ, cette « Route de l’Amitié ». Nous ne prendrons pas, à l’évidence, cette route.

Nous sommes à la frontière. La frontière entre les laotiens et les thaïlandais, entre les morts et les vivants. Entre les cannibales et les esprits. Ceux qui viennent et ceux qui partent. Ce lieu est chargé de l’histoire des deux pays, des immigrations successives, de la lutte contre les communistes. « – Les Laotiens sont venus lorsque la frontière a été fermée. Ils sont venus ici et puis ils ont été détenus au poste de police. Mais les postes de police…- Ils ont émigré ici ? – Oui, mais les postes de police étaient bondés. Un fonds a été créé pour construire un camp de réfugiés. Ils ont établi une liste. Chaque réfugié avait un dossier et recevait une pièce d’identité. Les tribus montagnardes ont été séparées des Laotiens. Ils pouvaient déposer une demande d’asile dans un pays tiers. Ce n’était pas facile. Certains ont échoué au test de langue et n’ont pas pu partir… »

PLONGENT LES FANTÔMES
A côté de la frontière, l’appartement semble le lieu clos, hermétiquement. Personne ne quittera l’hôtel. Seuls les fantômes vaquent de-ci de-là. Plongent les fantômes, naviguent les jets-ski.

Apichatpong refuse le moindre esthétisme. La vue proposée n’est même pas belle, ni grandiose, ni cinématographique. Les lieux non plus. Tout au plus, une fausse statue grecque et deux ou trois palmiers en pot. L’image n’est même pas lumineuse, presque sombre, presque close, un rien fantomatique…

Nous ne verrons jamais le parc de Sala Kéo Kou ou de Phu Phra Bat, nous ne verrons pas ce que voient les touristes ou les autochtones de passage, ni Bouddha offert à Phra sai ni le marché de Tha Sadej. Pas plus que le pont qui enjambe le Mékong. L’image sera tenue par les propos rapportés et par la même musique de Chai Bhatana, lancinante, sans être triste, avec sa guitare.

La caméra restera immobile constamment. La caméra regarde fixement l’autre rive, comme une autre terre.  Fixée sur la surface lisse du Mékong, dans cet hôtel-bateau, le Thai-Lao, qui semble plonger dans le fleuve. Pendant une heure,  la caméra scrutera inlassablement comme si quelque chose devait apparaître, émerger de ce liquide plat.

TU ETAIS UN POB
Mais le passage se fait. Ce sont les âmes qui circulent, indéfiniment. Il y a celles qui sombrent, sans jamais pouvoir remonter, « Mon âme errante a été condamnée à rester sous l’eau. Il faisait sombre et froid. Je ne savais pas que tu étais un fantôme, un pob ». Il y a celles qui attendent dans l’eau, au bord de l’eau.

Il y a la mère de Phon, qui erre depuis 600 ans déjà et qui est lasse. « – Phon, est-ce ton âme errante ? – Oui – Tu te souviens encore de moi ? Oui, je me souviens. Je me sens triste. Je ne suis pas sûr… de continuer à t’aimer. C’était il y a longtemps. – Mais, au bord de la rivière, tu as dit que tu m’aimais. -Maintenant, je suis marié. J’ai des enfants. Je suis vieux, maintenant. Je perds la mémoire. – Crois-moi, Masato. Ne t’en va pas. – Je veux rentrer chez moi. – Ne t’en vas pas, je t’en prie. Tu m’entends, Masato ? – Je sais, je vais renaître cheval. Et sous plusieurs formes d’insectes. Je ne sais pas combien de temps ça prend…avant de redevenir humain. Je vais naître garçon aux Philippines. Et je sais que tu me suivras toujours. – Pourquoi ne t’arrêtes-tu pas, alors ? – Je ne peux pas, pour la même raison que toi. – Que poursuis-tu ? »
LES POB MANGENT LES HUMAINS ET LE BETAIL
C’est l’eau qui porte ici, qui maîtrise. Sous l’apparence du calme et de la quiétude, l’odeur du sang se fait sentir « – L’eau n’écoute pas – Qui écoute-t-elle ? -Méfiez-vous les enfants, l’eau va rentrer par votre bouche. – Comment vous en sortiez-vous ? – L’eau va rentrer dans votre plaie. »

Passent les pob, fantôme du Mékong. Les phi-pob (ผี Phi Fantôme) terrifiant nagent dans les eaux calmes et dévorent les entrailles. Ils suivent les êtres et non les lieux. « Les entrailles du chien ont été dévorées par un pob, un fantôme. Comme dans un film projeté en plein air, dans un temple…  Tante Jen m’a dit que les pob mangeaient les humains et le bétail. » Parfois, les habitants se débarrassent de fantôme, voire de pob, devenus trop encombrants. D’autres fantômes circulent, le Phi-grasue par exemple, plus attiré par le sang que par les entrailles. Mais de ces monstres-là, le film ne les aborde pas.

De l’Altaï, d’où naît le Mékong, jusqu’aux plaines de Bangkok, les terres sont inondées. Ce lieu qui semble si dépendant du fleuve devient un refuge pour ces millions d’habitants touchés. Ce refuge entre les morts et les vivants. Entre les vivants et les réfugiés. Entre les morts et les âmes errantes.

JE NE SUIS PAS UN ÊTRE HUMAIN, JE SUIS DESOLEE
Les Pob sont partout autour des vivants. Les fantômes glissent autour des vivants. La mère Jenira, Jenjira Pongpas, est un pob qui hante les abords du fleuve, elle s’en excuse auprès de sa fille : « Ma fille, je suis désolée…Je sais, je ne suis pas un être humain. Mais je ne pouvais pas te le dire. J’avais honte. Je t’en prie, pardonne-moi. » Les pob sont là ; ils peuvent être attrapés : « – Tu vas nager aujourd’hui ? – Non. Le courant est trop fort. Tu viens avec moi ? – Non, je ne sais pas nager. – Tu peux t’agripper à mon dos. – Ça va me faire encore plus peur… C’est quoi ce pot en terre ? – C’est pour enfermer l’esprit du pob, rappelle-toi, il a mangé le chien. – Il a été béni ? – Oui, par un moine. Mais il faut le bénir de nouveau. »

TU PEUX OUBLIER MON NOM, PAS MON VISAGE
Quand Phon rencontre Tong, ça pourrait ressembler à une rencontre ordinaire sur une terrasse. La jeune fille et le riche planteur de bananes. Mais cette rencontre est une longue histoire qui dure depuis des siècles. Les deux s’aiment, même si l’amour que porte Tong semble s’émousser. Il en oublie son nom. « Tu peux oublier mon nom, mais pas mon visage. »

La mère c’est l’Histoire. Un passé que ne comprennent plus les enfants. « L’armée nous a inculqué l’amour de la nation, de la communauté. C’était incroyable. Nous étions entraînés comme de vrais soldats. On nous a donné des fusils et montré comment les charger… Le M-16 avait un fort recul. L’effet était si brusque que je tombais à la renverse. On s’est bien amusés. Je n’avais pas peur. Durant ces deux, trois mois. Nous devions aimer notre nation, notre village et nous-mêmes. Pour protéger, j’étais prête à tuer. Ils nous ont entraînés tous les jours jusqu’à ce que l’on soit endoctrinés. »

LE PROGRAMME ECONOMIQUE D’AUTOSUFFISANCE
Et dans cette histoire, Apichatpong, tel un pob dans les eaux calmes de son film ; lance sa critique. Tant auprès des instances suprêmes : « – Ils adorent la princesse, celle-ci, pas les autres. Ils accrochent son portrait dans chaque ruelle. Ils disent qu’elle est leur sauveur. Elle reçoit beaucoup de dons. Elle donne beaucoup de sa personne, pas comme les autres. – Tu l’as déjà vue ? – Non, je n’étais pas là quand elle est venue. – Qu’est-ce qu’elle a visité ? – Notre village – Pour quoi faire ? – Elle est venue voir comment allaient les villageois. – Une excursion – Oui, en quelque sorte. Pour superviser le Programme économique d’autosuffisance.  Nous ne cultivions aucun légume, ni rien de ce genre. Mais nous ne faisons ces cultures que lorsque la princesse vient. Quand elle s’en va, le poisson se transforme en salade épicée. – Elle vient souvent ? Et les autres ? – Pas tant que ça. Elle est la seule. – Tu ne veux pas la rencontrer – Non. Ça ne me dit rien. – Et ta maman ? – Non, nous étions à Bangkok et nous avons regardé les infos. Et nous avons vu grand-mère au premier rang. Si admirative. – Les vieux sont comme ça. Lorsque la famille royale est en visite… Mais ta génération adore les stars de cinéma. » Que sur le courage des hautes autorités dans la gestion des inondations de Bangkok : « – Je lui ai dit d’économiser sur son salaire pour venir jusqu’ici en bus. Elle ferait mieux de venir ici puisqu’on ne peut pas prédire le niveau de l’eau. Son petit ami ne peut pas venir. – Non, la banque est toujours ouverte. Les banques ne sont pas autorisées à fermer. – Qui est autorisé à partir ? – C’est la banque qui décide. Le Premier ministre a annoncé un congé. Mais cela dépend des sociétés, elles décident ou non de fermer. -lls devraient fermer. – Certaines personnes devront rester à leur poste.- Les hauts fonctionnaires peuvent partir, ont-ils dit.- Tout Bangkok sera inondé. Les barrages vont être détruits ici et là. Combien de sacs de sable ont-ils demandés ? Un million. Où vont-ils les trouver ? »

LA VIE REPREND
 » – Un arbre flottant émerge. Puis un second. Un troisième et un quatrième. Et ainsi de suite. Les racines s’étirent à l’air libre. Les détails sont plus visibles. –
Certaines feuilles reprennent forme comme deux âmes errantes en train de se reconstruire…leurs univers. Une rivière apparaît dans le jardin. – Le Mékong prend sa source dans un pays lointain. – Dans les montagnes de l’Altaï ? –On dirait un enfant sur le jet-ski là-bas ?
Tu en as déjà fait ? –Oui. Avec mon premier copain. Non, pas le premier. Laisse-moi compter. Le troisième. Ils ont longé un seul côté de la rivière. – Au large de l’île de Samui avec mon frère. Ça me faisait agréablement mal au cul. (rires) »

L’arbre revit, alors qu’il n’a plus de terre autour des racines. Le Mékong revit avec ces enfants sur les jets-ski qui dessinent des lignes et des vagues sur cette surface restait plane pendant une heure. Les rires fusent enfin. La caméra sur un long plan qu’adore Apichatong s’éteint. La vie est là. Les Pob dorment enfin.

 

Jacky Lavauzelle

Thaïlande ประเทศไทย
Acteurs
Jenjira Pongpas : Jenira, La mère, le pob,

Sakda Kaewbuadee : Sakda, Tong, Masato
Apichatpong Weerasethakul, le réalisateur

Maiyatan Techaparn,
Chai Bhatana, le guitariste
Chatchai Suban

Musique  de Chai Bhatana

ONCLE BOONMEE ou LES MIGRATIONS DE L’ÂME

APICHATPONG WEERASETHAKUL
อภิชาติพงศ์ วีระเศรษฐกุล

Apichatpong Weerasethakul Portrait

ONCLE BOONMEE
celui qui se souvient de ses vies antérieures
 ลุงบุญมีระลึกชาติ
(2010)
 LES MIGRATIONS

DE L’ÂME

 

Oncle Boonmee Affiche Apichatpong Weerasethakul Cinéma Thaïlandais

 

LE RETOUR DES ESPRITS
Un être passe dans la forêt que la photo capte. Un être que l’on recherche. Mi-homme, mi singe. En plongeant dans la forêt, l’homme plonge dans ses origines, réveille les êtres assoupis, excitent ceux qui surveillent, qui attendent.
Les origines jusqu’à cet accouplement fantastique et onirique dans les eaux, par un poisson, de cette princesse au visage déformé. Les voix sont là et les eaux s’animent. Le lac, le poisson, l’esprit, appellent. Cet abandon sensuel à la nature vive emporte les oripaux qui partiront illuminer le fond du lac.
A l’origine, il y a la rencontre, le dénuement. La découverte d’une illusion ou d’une émotion. Le lac entre tendresse et assauts vigoureux prendra la princesse. Boonmee se souvient.
Il reviendra plus tard à la caverne. L’heure sera venue et une boucle bouclée. D’autres petits poissons s’agiteront au fond d’un rocher, comme autant de frères. Les soldats qui portaient alors la princesse sont substitués par les membres de la famille un instant recomposée de vivants et de morts.

CEUX QU’ON ENTENDAIT
Les esprits sont là depuis toujours. Depuis que l’homme existe. Ils se donnent aux vivants. Si ce n’est l’inverse. Depuis toujours les traditions en parlent. «Comme ceux qu’on entendait quand on était petits. » (Boonsong) Il y a ceux que l’on ne reverra jamais et ceux qui reviennent. Personne ne sait pourquoi. Il y a ceux qui disparaissent et qui, à l’approche de la fin d’un proche, reviennent.

ILS SENTENT QUE TU ES MALADE !
Entrez dans le monde de l’Esprit. Vivez l’Esprit. Vivez avec les esprits. Sans contemplation, les âmes errantes s’invitent. Elles s’imposent en douceur. Sans effroi. Juste quelques secondes d’interrogation avant de se mettre à table. « L’homme n’était plus. L’esprit allait commencer sa route dans les veines de l’humanité. » (Romain Rolland, la Vie de Ramakrishna, Ed Stock) L’homme en la personne de Boonmee s’éteint. Les esprits le sentent. C’est l’heure du passage, du transfert. « Il y a de nombreuses créatures tapies aux alentours…Des esprits…Et des animaux affamés. Comme moi. Ils sentent que tu es malade. » (Boonsong à Oncle Boonmee)

TU PEUX ALLER OU TU VEUX
Les âmes s’invitent et regardent, comme dans un repas de famille, les photographies …de leurs propres funérailles. Les esprits sont de la forêt et de la nuit. Il faut donc baisser la lumière trop forte. Mais sinon rien n’a changé. Chacun parle de son passé, de ses doutes, de ses envies. Qui prendra la suite de l’exploitation. Tout s’organise. Sans drames. Oncle Boonmee, après sa mort,  espère bien ainsi pouvoir revenir donner un coup de main à Tante Jee : « après ma mort, je reviendrai t’aider. Je me débrouillerai. On n’est pas coupé du monde ici. Il y a un temple à une demi-heure. Tu peux aller y méditer. Quand tu maîtrises la technique, tu peux aller où tu veux. » C’est une grande fraternité sereine qui s’installe.

TOUT NAÎT DE L’ESPRIT
A table, au temple, dans la forêt, plutôt le soir. Attendez et peut-être verrez-vous. « De l’Esprit proviennent toutes choses. Tout naît de l’Esprit et est formé par lui. » (Dhammapada) Laissez votre raison et vos certitudes. Vous entrez dans le monde des Phi, ผี. Après les Pob, poissons-fantômes, carnassiers, ปลาผี, omnivores de Mekong-Hotel, entrez dans le monde des Fantômes Singes bienveillants, les Ling-Phi, ลิงผี. Ici, les êtres  s’accouplent aux poissons et les hommes perdus aux hommes-singes-esprits

SE LIBERER DES CHAÎNES
La scène inaugurale commence au crépuscule. Un buffle est là. Le buffle domestique qui, attaché à un arbre, réussit enfin à briser sa chaîne, et à partir dans la jungle où vivent fantômes et singes-fantômes.

Cette scène résume déjà ce qui va suivre. Oncle Boonmee est à l’image de ce buffle, dans sa clairière envahie par les moustiques, les insectes et autres personnages fantomatiques. Il  va vers sa mort, sa délivrance. Il va lui aussi se libérer de ses chaînes pour rejoindre la forêt d’où il vient. Le buffle sera retrouvé par un paysan sous les yeux des singes-fantômes qui le ramènera vers la clairière. Oncle Boonmee sera lui aussi pris en main dans son dernier voyage.

MA CONSCIENCE S’ETEINT
Cette scène du buffle nous fait aussi penser aux sacrifices des Fordicidia des romains lors des fêtes de la fertilité. Pour apaiser les esprits, pour qu’ils attendent et ne s’en prennent pas aux vivants. Pour se régénérer et devenir plus fort. Car les fantômes aussi  ont peur, ont froid et oublient : (Huay, le fantôme de la femme de Boonmee) « Les prières m’ont tenu chaud lors des nuits froides uniquement parcourues du murmure du vent. J’entends ces voies familières. La voix de Boonmee. Peut-être étaient-elles répétées sans cesse pour ma conscience qui s’éteint. »

Oncle Boonmee est lui aussi fixé et enchaîné à sa propriété. Maintenant à l’heure d’une mort imminente, il regrette de n’être pas parti : « – les ouvriers passent, ne restent pas. Parfois, je les envie. Ils peuvent aller où ils veulent…Mais moi, je ne peux pas. Je reste ici. » Comme le buffle, Boonmee est prisonnier. Un peu plus encore avec sa maladie de reins. Ses chaînes sont autant de tuyaux que l’on déroule tous les jours pour le soigner.

CE DOIT ÊTRE MON KARMA
Et pour ceux qui ont bougé dans leur vie, ce n’est pas par choix « – Tante Jen dit toujours qu’elle aimerait se poser. – (Tante Jee) je n’ai pas choisi. Ce doit être mon karma, parce que je suis têtue. » Comme ces abeilles, insectes ‘domestiqués’ de la propriété. Ces prisonnières qui donnent la vie par la pollinisation des tamariniers. Ces arbres qui fournissent cette pulpe autant acide que sucrée à l’image du mélange entre les vivants et les morts. Et le miel qui en sort, est lui aussi un mélange : « notre miel a le goût de tamarin et de maïs, acide et sucrée. Ne prends pas le dessus. Il y a les larves. Le miel est au-dessus. » Mais des abeilles, ผึ้ง, aux fantômes, ผี, il n’y a pas loin. L’abeille est le seul insecte en contact direct avec l’homme. Elle est son proche. Son autre dans une autre dimension. Elle le nourrit et fertilise ses arbres. Lui, lui construit des ruches, quand il ne la tue pas avec quelques pesticides.

AU MILIEU DES FANTÔMES ET DES IMMIGRES
Quant à la ville, ce n’est pas mieux. Bien au contraire. L’Oncle Boonmee la juge infernale. Mais comment vivre dans ce capharnaüm d’esprits et d’âmes errantes. Ce serait trop pour Tante Jee : « Comment veux-tu que je vive ici au milieu des fantômes et des immigrés ? » Ici, ce sont les humains qui ont l’impression de ne pas être normaux. La norme est évanescente et spirituelle.

Boonmee qui se retire avec tante Jen se pose des questions sur son karma, à cause des communistes qu’il a tués et des insectes qu’il a éliminés. Tante Jee tente de le rassurer : ses intentions étaient bonnes. Après son décès, lors des funérailles, le temple est envahi du bruit des insectes qui semblent revenir du pays des morts comme pour se rappeler au bon souvenir des vivants ; ils sont bien là. « Celui qui, sans pitié, tourmente les êtres qui, comme lui, désirent ardemment le bonheur ne l’atteindra pas lui-même après sa mort. » (Dhammapada)

Les hommes sont plus près des esprits que les moines avec leur téléphone portable, qui juge le temple « sinistre » : « je n’ai même pas la radio dans ma cellule. Certains moines ont un ordinateur, échangent des mails, discutent. Ma cellule est un tombeau. » La spiritualité est portée par tous, mais surtout par ceux qui s’approchent de la mort.

« Je médite la migration au moment de la mort.
L’annonce de la mort me laissera sans crainte…
Je suis sans crainte.
J’ai l’assurance d’être délivré.
 »

(Marpa, Les Fleurs de Bouddha, Ed. Albin)

Jacky Lavauzelle