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ALFRED CAPUS – PAR JULES LEMAÎTRE – CRITIQUE THÉÂTRALE DE BRIGNOL ET SA FILLE (1894)

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LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

THEATRE D’ALFRED CAPUS

 

CRITIQUE THÉÂTRALE 
DE BRIGNOL ET SA FILLE
(1894)

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Jules Lemaître

_______________

Parution
IMPRESSIONS DE THÉÂTRE
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie
15 Rue de Cluny
Paris XVe

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Photo Jacky Lavauzelle

Vaudeville : Brignol et sa Fille, comédie en trois actes de M. Alfred Capus.
[1894]

M. Alfred Capus, romancier, est l’auteur de Qui perd gagne, un récit délicieusement ironique, de Faux départ et d’Années d’aventure. Il possède, à un degré éminent, le talent de « conter » ; il a quelque chose de la tranquillité et de la lucidité d’Alain Lesage. Et, toujours aussi tranquillement, il vient, pour son début au théâtre, d’obtenir un succès de la meilleure qualité et de l’espèce la plus flatteuse. C’est que, en dépit de quelques gaucheries de composition et d’enchaînement, et d’une marche un peu monotone et lente, et d’un dénouement un peu brusque et d’ailleurs conventionnel (j’expédie vite les critiques pour n’y point revenir), Brignol est, dans ses parties, excellentes, une rare comédie de moeurs et presque une comédie de caractère.

Le principal personnage est un type tout-à-fait remarquable de filou qui a le don de la rêverie, d’escroc innocent à force d’inconscience et d’optimisme ; plus simplement, d’homme d’affaires « illusionniste », comme on l’a dit avec quelque impropriété « visionnaire », comme on disait autrefois.

Mais, tout d’abord, je crois de mon devoir de déclarer que risquer et perdre à la Bourse trente mille francs que vous avez reçu en dépôt et auxquels vous avez promis de ne pas toucher ; puis, ayant remarqué que votre fille fait impression sur un jeune homme très riche, admettre instantanément ce jeune homme dans votre intimité ; lui emprunter ces trente mille francs et quelques autres petites sommes ; lui faire payer les trois termes que vous devez à votre propriétaire ; ménager aux deux jeunes gens de continuels tête-à-tête avec le vague espoir, -oh ! si vague ! – que, entre le mariage et la séduction, votre bienfaiteur optera pour le mariage, tout cela, si je ne m’abuse, correspond peut-être insuffisamment à l’idée que nous pouvons nous former d’un honnête homme. Pensez-vous comme moi ? Iriez-vous jusqu’à l’affirmer ? Nous vivons dans des temps où cette affirmation n’est point inutile et ne saurait-être sous-entendue.

Alfred Capus en 1911.
Agence de presse Meurisse — Bibliothèque nationale de France

Ceci posé, Brignol est charmant. C’est un homme qui n’a pas un sou de méchanceté, ni même de duplicité volontaire, puisqu’il n’a pas de conscience. Et il n’a pas de conscience, parce qu’il n’a pas où la loger : pas de for intérieur, pas de « centre » ; il n’est jamais rentré chez soi. Il n’a en lui nulle mesure morale de ses relations avec les autres hommes. Ses indélicatesses ne sont vraiment, à ses yeux, que des expédients de guerre, des moyens de stratégie dans la lutte enivrante pour l’argent ; et, d’ailleurs, comme celui qu’il escroque ne lui reste jamais entre les mains, est aventuré et perdu d’avance, il n’est pas assez attentif pour s’apercevoir qu’il le voie : comment l’aurait-il volé, puisqu’il ne l’a déjà plus ? Il marche, les yeux attachés sur de fuyants et toujours reconnaissants mirages d’entreprises industrielles et de spéculations financières, dont il ne voit que la beauté abstraite, -travail et intelligence mués en argent, que l’intelligence et l’audace de nouveau multiplient, -avec l’illusion qu’il est un beau lutteur, un homme à idées, bien qu’il n’ait jamais pu en préciser une seule… »C’est un homme… vague, qui commet des actions… vagues« , dit de lui son beau-frère magistrat. Bref, ce n’est point un malhonnête homme : c’est une espèce de crétin qui est un poète.

Son optimisme est fou, -et touchant. Il a été avocat dans sa ville de province. Vingt fois, des amis ou des parents lui ont offert des emplois où il aurait eu la vie assurée. Il a toujours refusé, sans hésitation. Pour qui le prend-on ? Ce qu’il lui faut, c’est l’ivresse et la poésie des grandes affaires. Quelles affaires ? Il ne saurait dire ; mais il sourit, on ne sait à quoi, à quelque chose qui est son rêve. Criblé de dettes, harcelé par les créanciers, il ne prend pas garde à ces misères ; ou plutôt, il les considère comme des épisodes de la grande bataille indéterminée et noble où il se démène. Depuis vingt ans, tous les jours, imperturbablement, il déclare que demain, pas plus tard, il aura son million. Et, comme son beau-frère lui conseille de penser à l’avenir : « je songe à des choses plus positives. » Car naturellement la grande prétention de ce poète est d’être le plus pratique des hommes.

Sa fille Cécile est exquise. Elle a grandi parmi les dettes, les papiers timbrés, les réclamations hargneuses, les menaces de saisies. Ça ne lui fait visiblement plus rien : elle a l’habitude. Elle est devenue insensiblement l’innocente complice de son père. Elle excelle à calmer, à éconduire les créanciers ; elle sait entrer à propos dans le cabinet de Brignol et interloquer les mécontents par sa gentille apparition. Moitié candeur, moitié prudence, elle ne tient pas à savoir au juste ce que fait son père ; elle l’aime, elle le sent incurable et elle ne le sent pas méchant, voilà tout. Elle est bien « celle qui ne veut pas savoir« , mais elle est surtout celle qui ne veut pas juger. Elle est i bien née que, au lieu de prendre, comme cela pouvait arriver, une âme de petit avoué véreux en jupons, elle a conçu, à voir de quelle bassesse et de quelle dureté l’argent fait les hommes capables, le profond mépris de l’argent. Avisée pour son père, elle est honnête pour son propre compte, dans tous les sens du mot ; et, dès qu’elle découvre la vérité qu’elle ne cherchait point ; dès qu’elle sait que Maurice Vernot a prêté les trente mille francs à Brignol, et dans quelle pensée, et ce qu’il espérait faire d’elle, sa probité et sa fierté éclate avec une simplicité émouvante… Je me hâte de vous rassurer sur le sort de cette charmante fille : Maurice l’aime décidément encore plus qu’il ne croyait, et il lui demande sa main. Sur quoi Brignol, nullement étonné : « Qu’est-ce que je disais ? Tout faisait prévoir ce mariage, tout ; c’est évident.« 

Je ne puis qu’indiquer les autre figures : la moutonnière et résignée Mme Brignol ; le beau-père, Valpierre, magistrat à Poitiers, représentant digne et désolé de la morale bourgeoise et de la morale du Code et, tout de même, à travers ces traductions, de la morale tout court ; Carriard, l’homme d’affaires pratique et direct, trapu, à gants rouges, à tête de bookmaker ou d’homme d’écurie ; et le commandant Brunet, type inoubliable du vieux joueur possédé. Tout cela vit. Mais au reste, il me serait difficile de vous faire sentir le mérite particulier de la comédie de Capus ; car ce mérite est surtout dans le détail. Point de mots d’auteur : des mots de nature à foison, et point « fabriqués« . Un dialogue d’une vérité vraie, – plus vraie peut-être que ne l’exige le théâtre, – et que je ne me souviens d’avoir rencontrée que dans les meilleures scènes de M. Georges Ancey, -qui lui, du reste, est un pessimiste déterminé et ajoute, le plus souvent, à la « rosserie » naturelle de ses contemporains. La vérité de M. Alfred Capus, car vous savez qu’il y en a plusieurs, est plus indulgent. – En résumé, son homme d’affaires visionnaire rappelle Mercadet, l’Arnoux de l’Education sentimentale*, le Delobelle de Fromont jeune, le Micawber de David Copperfield et l’Ekdal du Canard sauvage. Il les rappelle, dis-je, tout en étant bien lui-même. Il est de leur famille, et je crois bien qu’il est presque leu égal. C’est gentil pour un début.

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* L’Education sentimentale de Gustave Flaubert, 1869
**Fromont jeune et Risler aîné d’Alphonse Daudet, 1874.
***David Copperfield (Mr Wilkins Micawber) de Charles Dickens, 1850
****Le Canard sauvage (Vildanden) de Henrik Ibsen, 1885

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A LIRE EGALEMENT SUR ALFRED CAPUS

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HENRIK IBSEN Œuvre Arbeid

LITTERATURE NORVEGIENNE
norsk litteratur




POESIE NORVEGIENNE
norsk poesi

Henrik IBSEN
20 mars 1828 Skien Norvège –  23 mai 1906 Oslo





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Edda Gabler

Drame en quatre actes
(1891)
Les insurmontables couleurs du chaos

Hedda est avant tout cette femme insatisfaite, « horriblement lâche » (Acte II),  et perdue. En se perdant, elle est cette femme qui entraînera les autres dans la déchéance, « le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j’ai touché » (Acte IV).





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Le Canard sauvage
(VILDANDEN)
Copenhague, 11 novembre 1884
Nationale Scene de Bergen
Le Mikado  du mensonge et de la vérité




le-canard-sauvage-vildanden-artgitato-henrik-ibsen

Dans Vildanden, nous avons d’abord la Volonté, la volonté de puissance, Vil. Rien n’est dû au hasard. Ce que va nous présenter Ibsen vient de l’homme non par innocence mais par le souhait d’avoir et de posséder, d’être et de paraître, de vouloir.

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Une Maison de Poupée

La METAMORHOSE  du MOINEAU
Et dukkehjem
(1879)
 Et dukkehjem Henrik Ibsen Une Maison de poupée

Dans ses notes d’Hedda Gebler, Ibsen notait que « hommes et femmes n’appartiennent pas au même siècle ». Nora ne sera jamais dans le même temps que son mari, l’avocat Torvald Helmer.

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POESIE

Med en vandlilje

Avec un Lys d’Eau

Se, min bedste, hvad jeg bringer ;
Vois, ma douce, ce que je t’apporte ;
blomsten  med de hvide vinger.
la fleur avec les blanches ailes.

 



 

 

TRADUCTION NORVEGIEN JACKY LAVAUZELLE Fransk oversettelse av norsk tekst

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Traduction Norvégien Jacky Lavauzelle
ARTGITATO
Fransk oversettelse av norsk tekst
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Traductions Artgitato Français Portugais Latin Tchèque Allemand Espagnol

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TRADUCTION NORVEGIEN

Fransk oversettelse
av norsk tekst

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Ivar Aasen

Saknad
Absence

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Olaf Aukrust

Ei naki grein
Une Branche nue

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Olaf Bull

Til dig – Pour Toi

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Henrik Ibsen

Med en vandlilje
Avec un Lys d’eau

theatre-ibsen-de-vienne-lithographie-de-frank-wedekind-1898

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 Sigbjørn Obstfelder

An speilet tale
Le miroir peut parler

*
Din arm, din sjæl
Ton bras, ton âme

**

Arnulf Øverland

Little Adam
Petit Adam

**

Ole Paus

Masken

**

Nils Collett Vogt

Var jeg blot en gran i skogen
Si j’étais un sapin dans la forêt

Med en vandlilje IBSEN – Poème Norvégien – Avec un Lys d’eau

Med en vandlilje Ibsen
Henrik Johan Ibsen
oversettelse
-traduction

Traduction – Texte Bilingue
Med en vandlilje Ibsen
Avec un Lys d’eau– Ibsen
Poésie

 

 

LITTERATURE NORVEGIENNE
norsk litteratur
POESIE NORVEGIENNE
norsk poesi

HENRIK IBSEN
1828-1906

norsk poet
poète norvégien

Traduction Jacky Lavauzelle

Med en vandlilje

Avec un Lys d’Eau

Se, min bedste, hvad jeg bringer ;
Vois, ma douce, ce que je t’apporte ;
blomsten  med de hvide vinger.
la fleur avec les blanches ailes.
På de stille strømme båren
Sur les calmes eaux
svam den drømmetung i våren.
elle flottait lourde de rêve au printemps.

*

Vil du den til hjemmet fæste,
Si tu souhaites l’apporter dans ta demeure,
fæst den på dit bryst, min bedste ;
pose-la sur la poitrine, ma douce ;
bag dens blade da sig dølge
sa feuille conserve
vil en dyb og stille bølge.
une vague profonde et silencieuse.

*

Vogt dig, barn, for tjernets strømme.
Enfant sois prudent avec le courant.
Farligt, farligt der at drømme !
Rêver est périlleux !
Nøkken lader som han sover ; –
Les génies de ces eaux jamais ne dorment ;
Liljer leger ovenover.
Les lys joueurs les recouvrent.

*

Barn, din barm er tjernets strømme.
Enfant, de ton sein se déverse l’étang.
Farligt, farligt der at drømme ; –
Rêver est périlleux;
liljer leger ovenover ; –
les lys joueurs les recouvrent ;
nøkken lader som han sover.
Les génies de ces eaux jamais ne dorment .

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Traduction Jacky Lavauzelle
ARTGITATO
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Med en vandlilje Henrik Johan Ibsen- Poème Norvégien
Avec un Lys d’eau Henrik Johan Ibsen

 Henrik Johan Ibsen poesi
poésie de Henrik Johan Ibsen

 

LE CANARD SAUVAGE IBSEN – LE MIKADO DU MENSONGE ET DE LA VERITE

Henrik IBSEN
Le Canard sauvage





(VILDANDEN)
Copenhague, 11 novembre 1884
Nationale Scene de Bergen




le-canard-sauvage-vildanden-artgitato-henrik-ibsen

Le Mikado
du mensonge

et de la vérité

Dans Vildanden, nous avons d’abord la Volonté, la volonté de puissance, Vil. Rien n’est dû au hasard. Ce que va nous présenter Ibsen vient de l’homme non par innocence mais par le souhait d’avoir et de posséder, d’être et de paraître, de vouloir. Tout est dans la représentation débordante et démesurée du pouvoir et de l’avoir, comme cette fête gargantuesque du premier acte. Les êtres sont repus mais ils mangent encore, jusqu’à se faire crever la panse, comme s’il fallait toujours remplir le plein, jusqu’à faire craquer les limites.

REMPLISSEZ !
Pourtant, ce sont tous des notables reconnus et puissants, « dans une société où il n’y avait que des chambellans, rien que des chambellans … Ces gens-là vont de maison en maison, boire et manger, tous les jours de l’année. Qu’ils aient la bonté de se rendre utiles, en échange de tout ce qu’on leur offre» (Ekdal & Hjalmar, Acte II) Aller plus loin dans la démesure et la surconsommation : « Ouf, ce dîner ! Il a fallu travailler ferme …Avec un peu de bonne volonté, on arrive à faire énormément en trois heures…Ne posez pas vos verres, messieurs ! Remplissez ! »

LA FORÊT SE VENGE
Comme la déforestation initiale à l’origine les malheurs du père Ekdal. Et, par extension, les malheurs de l’homme.
Non la déforestation elle-même, mais le fait d’aller toujours au-delà et ne pas se satisfaire des limites imposées et raisonnables. Plus et encore plus, comme dans le repas d’ouverture.  « C’est Ekdal qui a dessiné la carte du terrain, cette carte inexacte. C’est lui qui a fait ces coupes illégales sur les terrains de l’Etat. » (Werle à son fils, Acte I) Le caractère sacré, primaire et sauvage, Vild, de la forêt a été souillé des mains de l’homme, qui a voulu prendre plus que sa part,  qui a voulu devenir Dieu. «- (Ekdal) Pour ce qui est de la forêt, vous savez, la forêt, la forêt ! Les bois vont bien à l’heure qu’il est. – (Gregers) Pas comme de votre temps. On a abattu beaucoup d’arbres. – (Ekdal) Abattu ? (Baissant les yeux comme pris de peur) C’est dangereux. Ça a des suites. La forêt se venge.» Il y a comme une conséquence divine violente et brutale, la réponse de dieu aux actes criminels des hommes. Le début de la malédiction date de cette saignée illégale. Aux  arbres coupés frauduleusement dans la forêt suivront les corps des hommes abattus : « Ton existence m’apparaît comme un champ de bataille jonché à perte de vue de cadavres. » (Gregers en regardant son père)
Nous entrons déjà dans la problématique fondamentale du mensonge qui court tout au long de la pièce. C’est le mensonge sur les coupes de bois qui a entraîné la déchéance d’Ekdal. Le mensonge aussi de Werle qui n’a pas défendu son ancien collaborateur.




UN NAUFRAGE SOLITAIRE
Comme les arbres immenses qui tombent et meurent d’une coupure à leur base, le père Ekdal est tombé comme tombent les oiseaux blessés par un plomb tiré. « Il y a des hommes qui coulent, aussitôt qu’ils sentent un grain de plomb dans le corps et qu’ils ne peuvent plus revenir à la surface. » (Werle à son fils Gregers, Acte I) Il erre au premier acte comme un mendiant, lui autrefois « un fameux lapin », « un grand chasseur »  et fringant lieutenant, « un homme qui avait tué neuf ours et qui descendait de deux lieutenants colonels » (Acte III). Maintenant devenu un homme quémandant, « pauvre grand-père, on ne lui donnerait rien à crédit » (Gina, Acte II), n’arrivant plus à faire une phrase complète. Comme sa diction, il est devenu incomplet et meurtri dans cette société : « faut absolument…Connais déjà le chemin...Obligé d’attendre …Dois écrire» Fringant soldat devenu « pauvre naufragé » (Hjalmar Acte II)

MARCHER DROIT
Werle souille ce qu’il touche et ceux qui l’approchent à commencer par sa famille. Il souille par intermittence mais régulièrement. « Les natures démoniaques ne peuvent pas marcher droit dans ce monde : il faut qu’elles fassent des détours de temps en temps » (Relling, Acte III) Et pour marcher un peu plus droit, il leur faut des êtres soumis sur lesquels s’appuyer et diffuser son poison.
Il détruira ensuite la famille Ekdal aussi.                                      

LES REVELATIONS MALHEUREUSES




Tous les êtres de la pièce sont imbriqués les uns avec les autres, en un véritable mikado humain. Le père Werle a tué sa femme de chagrin suite à une liaison avec Gina. Cette Gina a eu un enfant  de lui et s’est mariée ensuite avec le fils d’Ekdal, Hjalmar. Ce Hjalmar qui est le meilleur ami du fils de Werle, Gregers. Ce Gregers qui ne supportent pas les méfaits de son père et qui connaît toutes les histoires. Ce Hjalmar qui a profité de l’argent et des largesses de Werle pour qu’il puisse élever sa fille naturelle. Werle devient donc une sorte de second père pour Hjalmar alors qu’il a envoyé son vrai père en prison avec, en prime,  la pauvreté et le déshonneur. Enfin, la fille présumée de Hjalmar qui se suicidera de désespoir après les révélations malheureuses de Gregers…

LA SOLITUDE COMME JOUISSANCE
Mais si les êtres sont entremêlés, ils sont d’une étoffe bien tranchée. La solitude comme une jouissance pour le fils Gregers, « j’ai joui de ma solitude. J’ai eu le loisir de réfléchir à bien des choses. »  Alors que son père, lui,  est terrorisé de se retrouver abandonné : « Seul, je suis seul…Je me suis senti seul toute ma vie. »

J’ETAIS TROP LÂCHE
Son fils, clairvoyant, « je t’ai vu de trop près ! », s’est protégé en s’éloignant de lui « depuis dix-sept ans ». Il refuse de ressembler à ce père détesté et honni. Jusqu’à la ressemblance physique qu’il réfute avec véhémence, « Non, je ressemble à ma mère. Et vous ne l’avez pas oublié, je pense » (à Gina, Acte II).  Il a devant lui désormais un homme qui n’a plus peur, « J’aurais dû agir contre toi, quand on a tendu ce piège au lieutenant Ekdal…Je n’ai pas osé, j’étais trop lâche, trop intimidé. J’avais une telle peur de toi alors, et plus tard encore… » (Acte III), un homme qui peut lui faire face, et qui le connaît totalement, qui n’ignore plus sa puissance de nuisance. Son père le sait bien ; il devra agir différemment pour arriver à ses fins : « Tu veux être indépendant, ne relever de personne, ne rien me devoir. » Il a donc le dessein de lui donner son poste et t’intervertir avec l’usine qu’occupe son fils et créer une « association ». Gregers n’est pas dupe.

IL FAIT BON VIVRE ICI
D’un côté le mensonge et la perfidie représentés par le père Werle.   Il est en fait faible et sa faiblesse est compensée par sa duplicité et son étonnante méchanceté machiavélique. « Le mensonge est la seule et facile ressource de la faiblesse. » (Stendhal)

De l’autre la vérité et la totale franchise de son fils Greger ; Et la vérité n’est pas belle : « -(Gina) Gregers est-il toujours aussi laid ? – (Hjalmar) Il n’est pas bien beau, c’est vrai ».
 Et à côté la transparence, l’innocence, la vérité de Hjalmar «  la vie est une école ». La bonté se contente de peu et se ravit d’un rien, « On a beau être à l’étroit sous notre humble toit, Gina, ce n’en est pas moins notre foyer. Et je te le dis : il fait bon vivre ici. » (Acte II)

 MALADIE ET POISON
Il est bien normal donc que la Vérité et l’Innocence, Gregers et Hjalmar, soient les meilleurs amis. Les deux sont tout autant naïves : (Hjalmar sur les chambellans, Acte II) : « Tout cela s’est passé amicalement. Ils sont tous si aimables, et de bonne composition. Je n’aurais pas voulu les blesser. » Seulement la naïveté n’aime pas cette dureté que porte la vérité. Elle aime les rondeurs douces. « (Hjalmar à Gregers) Ne me parle plus de maladies et de poisons ; je ne me suis pas habitué à ce genre de conversations. Chez moi, on ne parle jamais de choses déplaisantes. » (Acte III)

LA NUIT ETERNELLE
Car il y a les êtres qui voient, Hjalmar par exemple. Et les autres. Il y a ceux qui sont aveuglés par la haine et le désir de posséder  et qui ne chercheront jamais la vérité comme le père Werle. Il y a ceux comme Hedvig, la fille de Hjalmar, « atteinte d’un trouble de vision » ; un trouble qui lui permet de ne pas voir totalement la laideur du monde et des hommes. « Joyeuse et insouciante, c’est en gazouillant, en voletant comme un petit oiseau, qu’elle rentrera dans la nuit éternelle » (Hjalmar à Gregers, Acte II). Mais elle est déjà dans la nuit des hommes comme atteinte par le poison de Werle.

NE PLUS VOIR LE CIEL ET LA TERRE
Il y a ceux qui ne doivent pas voir à l’image de ce canard sauvage blessé par Werle et récupéré par Ekdal dans le grenier. Il vit mais il est devenu complétement domestique, dénaturé. « -(Gregers) Le voici maintenant parfaitement heureux. (Hjalmar) Oui, incroyablement heureux dans ce grenier. Il a engraissé. C’est vrai qu’il est là depuis si longtemps, qu’il aura oublié la vie sauvage et c’est tout ce qu’il faut. –(Gregers) Tu as parfaitement raison Hjalmar. Prends garde seulement qu’il n’aperçoive jamais le ciel et la terre. » Ce qui verront la vraie nature du mal, comme le canard ne s’en remettrons pas. Le canard sauvage vit dans l’illusion et le faux, mais il vit. La vraie nature serait synonyme de fin. Le canard est désaccoutumé, dénaturé.

UN GRENIER EXTRAORDINAIRE
L’atelier de Hjalmar Ekdal symbolise le lieu où se retrouvent toutes les victimes encore vivantes de Werle, jusqu’au canard blessé, jusqu’à ce fils qui décide d’habiter avec Hjalmar. Ce lieu est plus qu’un lieu ; le grenier plus qu’un grenier, « (Hedvig) C’est tout simplement un grenier. – (Gregers) En êtes-vous bien certaine ? – Que c’est un grenier ? – Vous en êtes sûre ? ». C’est l’arche de Noé des estropiés, des victimes voyant au milieu des tempêtes du mal. L’atelier en dehors du monde devient cet espace magique. « – (Gregers) Et là-dedans, c’est un monde à part… J’imagine ? – (Hedvig) Oh oui, tout à fait à part. Et puis il y a tellement de choses extraordinaires ! …De grandes armoires remplies de livres. Et dans plusieurs de ces livres, il y a des images. » (Acte III)

Si cet atelier semble les protéger c’est aussi parce qu’il les éloigne du tumulte extérieur. Les animaux, la vie, l’entente, le savoir, l’artisanat, l’art lui-même. Ils sont comme hors du temps. « – (Hedvig) et puis une grande pendule, avec des figures qui apparaissent. Mais cette pendule ne marche plus. – (Gregers) Le temps s’est arrêté chez le canard sauvage. »


TREIZE A TABLE

Mais un présage funeste se décline au troisième acte. Nous avions au premier, le treize à table. Maintenant Hedvig raconte à Gregers que ces livres aux images inquiétantes, « à la première page, il y a une planche qui représente la Mort avec un sablier et une Vierge. C’est bien laid ! » Elle nous apprend qu’ils ont été apportés par un personnage « que l’on appelait ‘le Hollandais Volant’ ». L’arche de Noé, « chargé de sauvé le naufragé ! Oui, il a fait naufrage, aussitôt que la tempête s’est déchînée sur sa tête »(Acte III), change de statut maritime en prenant une tinte encore plus funeste et maléfique. Devront-il errer sur la terre jusqu’à la fin des siècles ? La vie passe aux rythmes des photographies prisent par Hjalmar et sa fille. Ce sont ces instants fixés sur les clichés que la fillette préfère. « – (Gregers) L’envie ne vous vient-elle jamais de voir vous-même le monde, le vrai monde ? – (Hedvig) – Oh non ! Je veux rester à la maison pour aider papa et maman…Je voudrais surtout graver des images, comme celles qui sont dans les livres anglais. » (Acte III) Et l’avantage des photos c’est que ce sont des instantanés que l’on peut retoucher. Arranger un tant soit peu les défauts de la vie. Hjalmar entend pousser la photographie jusqu’à l’art, « je me suis juré que, du moment où je consacrerais mes forces à ce métier, je saurais l’élever à la dignité d’un art, en même temps que d’une science. »

LA FIEVRE DE PROBITE AIGÜE
C’est la vérité qui sera l’autre poison de la pièce. Relling le pressent à l’Acte III. En parlant de Gregers : « Quel malheur qu’un des puits de mine d’Hoydal n’ait pas conduit cet homme aux enfers ! – (Gina) Jésus ! Pourquoi dites-vous ça ? – (entre les dents) …Malheureusement non. Il n’est pas plus fou que le commun des mortels. Mais il a une maladie dans le corps…Il est atteint d’une fièvre de probité aigüe…Une maladie nationale, mais elle n’apparaît qu’à l’état sporadiqueS’il reste ici, il est capable de vous détruire l’un et l’autre. »

UN OISEAU DE MALHEUR
La famille Ekdal commence à s’en apercevoir : « Ah ! Ce Gregers Werle, ça a toujours été un oiseau de malheur. » (Acte III)

AVOIR TOUT CE QU’IL VOULAIT
Le malheur va venir des confessions de Gregers à Hjalmar. Dans l’acte IV, la paix du ménage se fracture. Le doute est désormais installé au cœur de l’appartement, au cœur de la famille. Gina a-t-elle été l’amante de Werle. Les vérités de Gregers vont faire des ravages. « Est-ce vrai, est-ce possible, qu’il y ait eu quelque chose entre toi et Werle à l’époque où tu servais dans sa maison ? »

Gina avoue dans le même registre de la vérité : « Enfin, il vaut peut-être mieux que tu le saches. Il n’en a pas démordu avant d’avoir tout ce qu’il voulait…Oui,ce n’est pas bien de ma part. J’aurais dû te l’avouer depuis longtemps. » Le mal est fait.

UNE EXISTENCE NOUVELLE
Le plus terrible reste que Gregers est certain d’avoir fait le bien. Hjalmar : « J’ai vécu l’heure la plus amère de ma vie. » Gregers : « Mais aussi la plus pure, n’est-ce pas ? » Hjalmar : « Enfin, pour le moment, c’est finiCette grande explication qui devrait servir de point de départ à une existence nouvelle, à une vie commune fondée sur la vérité, libérée de tout mensonge…J’étais intimement persuadé qu’en entrant je serai ébloui par une lumière de transfiguration illuminant l’époux et l’épouse. Et voici que, devant moi, tout est morne, sombre et triste… » La transfiguration a fait long feu. Elle a raté sa cible. La hache a atteint le tronc familial qui ne tardera plus à tomber. A vouloir enlever le lierre qui se tordait autour du tronc, Gregers a enlevé la seul stabilité qui le retenait.

LE PARDON DE TOUS LES PECHES

La franchise va aider le camp du mal. Elle renforce le lien entre Werle et Madame Sorby. Ils se sont tout dit d’emblée. Ce qui finit par révolter Hjalmar : « Je te dirai donc qu’il y a quelque chose de révoltant, à mon avis, à voir que ce n’est pas moi, mais lui qui contracte en ce moment une véritable union conjugale…Ton père et Mme Sorby vont contracter un pacte conjugal fondé sur une entière franchise de part et d’autre. Il n’y a pas de cachotteries entre eux, pas de mensonge derrière leurs relations. Si j’ose m’exprimer ainsi, ils se sont accordé l’un à l’autre le pardon de tous leurs péchés. » (Acte IV)

Jacky Lavauzelle

traduction de la pièce : Moritz Prozor

Le Canard Sauvage Ibsen

HEDDA GABLER Ibsen – LES INSURMONTABLES COULEURS DU CHAOS

 Henrik IBSEN
HEDDA GABLER
Drame en quatre actes
(1891)




Les insurmontables
couleurs du chaos

Hedda Gabler Norge Henrik Ibsen Affiche plakat picture



Hedda est avant tout cette femme insatisfaite, « horriblement lâche » (Acte II),  et perdue. En se perdant, elle est cette femme qui entraînera les autres dans la déchéance, « le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j’ai touché » (Acte IV). Insatisfaite de n’avoir pas pu garder  Jørgen, insatisfaite de s’être mariée avec Tesman, insatisfaite de son voyage de noces, de sa vie, de ses amis. Quand Brack lui avoue qu’elle n’est pas heureuse dans le second acte, elle lui répond : « Mon Dieu ! Je ne sais pas pourquoi je serais heureuse. Pourriez-vous me le dire, vous ?…Vous y croyez donc aussi, à cette histoire de désir réalisé ? »



UNE CHOSE SIMPLEMENT RIDICULE
Hedda est une femme perdue, perdue dans les traverses de la vie : «  Oh ! Hedda, Hedda, comment as-tu pu te perdre ainsi ! » lâche Jørgen, Acte II, en parlant de son mariage avec Tesman.

Pourtant, elle aspire à une vie dans le monde, spirituelle, animée et gaie. Elle a, elle est,  tout le contraire. Elle se marie avec un être terne mais refuse la médiocrité de ce quotidien, les études mornes et ennuyeuses, l’absence des mondanités, la tristesse des lieux : « C’est dans ces misérables conditions qu’il me faut vivre maintenant. C’est cela qui rend la vie si navrante ! Une chose simplement ridicule ! » (Acte II)

Quand elle vivait avec Jørgen, le bonheur était différent. Il était caché, dans l’abstraction du monde. De vivre à côté. « Il me semble qu’il y avait quelque chose de beau, de séduisant, je dirais même de courageux dans cette intimité secrète dans cette camaraderie, dont personne ne se doutait. » (Acte II)



UN REFLET DE BEAUTE
Hedda est insatisfaite car profondément contradictoire. Elle veut de l’absolu mais veut vivre des mondanités. Elle ne désire que la beauté, « Voici maintenant que Jørgen a fait quelque chose de grand, où il y a un reflet de beauté » (Acte IV) et se marie avec Tesman.

Quand Hedda dans l’Acte II tire dans le ciel bleu avec son pistolet, c’est que les mots sont impuissants. Quand Hedda tire, c’est qu’elle souhaite depuis longtemps tuer cette vie qui l’assomme  et casser l’ennui du quotidien avec Tesman.  Mais quand Hedda regarde les nuages et l’infini, c’est pour fuir les yeux de taupes de son mari, rat de laboratoire, qui s’enferme un peu plus chaque jour dans des recherches infinies, pointilleuses et vaines : « Il n’a pas de plus grandes joies que de fouiller dans les bibliothèques, de passer des heures à copier des parchemins. Dieu sait quoi, enfin !… Mon cher juge, je me suis considérablement ennuyée

BOURREAU DE L’INDICIBLE
Hedda lance des mots et des appels à l’aide afin d’éloigner le chaos du drame qui s’entend déjà. La balle finale qui rentrera dans la tempe est celle qui vient de se perdre dans le ciel.

Les mots qui seront dits ne seront que des peines pour arriver au dénouement tragique. « Si par chaque mot nous remportons une victoire sur le néant, ce n’est que pour mieux en subir l’empire. Nous mourons en proportion des mots que nous jetons tout autour de nous… Ceux qui parlent n’ont pas de secrets. Et nous parlons tous. Nous nous trahissons, nous exhibons notre cœur ; bourreau de l’indicible, chacun s’acharne à détruire tous les mystères, en commençant par les siens. Et si nous rencontrons les autres, c’est pour nous avilir ensemble dans une course vers le vide… » (Cioran, Précis de Décomposition, Exégèse de la déchéance, Ed Gallimard)



UNE VOCATION : MOURIR D’ENNUI
Avant de mourir, Hedda s’installera au piano et après un court silence, « tout à coup on entend un air de danse endiablée » La musique pour ces mots qui ne passent plus. Elle meure à petit feu tout au long de la pièce. Sorte de Bovary norvégienne, Hedda meure d’ennui. « Il me semble souvent que je n’ai de vocation que pour une seule chose…mourir d’ennui ! » (Acte II)

Comme pour le tir au pistolet de l’Acte II avec Brack, « Trêve de ces plaisanteries-là, pour aujourd’hui ! »,  Tesman la désapprouve dans le dernier acte, en « se précipitant vers le rideau : – Voyons, ma chère Hedda, ne joue pas un d’air de danse ce soir ! Pense à tante Rina ! Pense aussi à Eilert ! »

CES CHOSES-LA NE SE FONT PAS !
Les mots, les armes, la musique, les non-dits, rien ne passe. Hedda est désormais décidée à faire quelque chose de sa vie : « dorénavant, je resterai tranquille (elle referme les rideaux). » Les rideaux de la pièce comme de la vie sont définitivement tombés. Contre les convenances qui par-dessous tout règnent. Les convenances qui ont le mot de la fin ; ce n’est même pas la tristesse qui emportent ses proches, mais la bienséance : « Mais, miséricorde de Dieu, ces choses-là ne se font pas ! » (Brack, Acte IV)

 

Henrik Ibsen Affiche Ecrivain Marat David pour Hedda Gabler



Ibsen dans cette pièce prend le temps d’expliquer en une page le décor des pièces. «Tentures sombres, massifs d’arbres jaunis, un piano, des étagères chargées de bibelots en terre cuite et en majolique, des bouquets de fleurs, des verres posés çà et là, d’épais tapis… »  
Le décor du drame est planté avec d’infinis détails, de multiples séparations qui permettront aux êtres d’évoluer suivant les intrigues et leur statut social. Mais comment s’habitent les espaces ? Comment s’opèrent les rencontres ?

LA VIE N’EST PAS LAMENTABLE MAIS RIDICULE  
Les rencontres ne se font jamais vraiment et les espaces isolent plutôt qu’ils ne protègent. Ibsen souligne dans ses notes sur la pièce que les « hommes et femmes n’appartiennent pas au même siècle ». Aussi, ne pourront-ils jamais communiquer vraiment. Et quand la rencontre se fait, elle fait long feu, elle loupe le coche. Ce n’est plus une question de niveau mais de décalage. « La vie n’est pas lamentable… La vie est ridicule… Et on ne peut la supporter » souligne Ibsen dans ses notes d’Hedda.

Quand Ibsen pose les cadres, les pleins, c’est pour mieux y installer un vide avec quelques objets à couleur de chaos. La chute vertigineuse après la lente ascension.

Comme Jørgen qui cherche les clés du monde et de la connaissance globale finira dans un cloaque infâme. « Le désespoir de H. L. [Lövborg] consiste en ce qu’il veut dominer le monde et ne peut se dominer lui-même. » (Notes d’Ibsen sur Hedda Gabler)

JE VEUX TOUT ET RESTER PURE
Comme l’enfant de Jørgen, porteur de la somme de la connaissance et de l’ambition, qui ne naîtra jamais. Comme le manuscrit révolutionnaire et novateur, accessible à tous, « à la portée de tout le monde », qui finira dans les flammes.

Comme Hedda dont « l’exigence fondamentale d’Hedda est : Je veux tout savoir, mais me garder pure ! … La pâle beauté, en apparence froide. Demande beaucoup à la vie et à la joie de vivre. » (Notes d’Ibsen) Qui trop embrasse, mal étreint. Qui veut le tout ne récolte que le néant.

L’IMPETUEUX BESOIN DE L’EXCES
Elle souhaite ce tout sans direction précise. Hedda est un bateau ivre à la dérive à trop vouloir naviguer. Témoin de ce monde qui passe sans y prendre sa part. Témoin qui voudrait vivre mais qui a perdu le mode d’emploi et la carte. « Le désespoir d’Hedda est de se dire qu’il existe sûrement tant de possibilités de bonheur dans le monde, mais qu’elle ne peut pas les discerner. C’est le manque d’un but dans la vie qui est son tourment. C’est toujours dans la proximité de Hedda que survient chez E. L. [Lövborg] l’impétueux besoin des excès. » (Notes d’Ibsen)

Les multiples détails posent un intérieur bourgeois qui servira de prison à Hedda qui n’en sortira plus. Déjà, dès l’ouverture de la pièce, la terre cuite comme des urnes funéraires, l’épaisseur des tapis comme des draps mortuaires, les bouquets de fleurs comme gerbes présentées au défunt, jusqu’à la nature jaunie, sentent la mort et l’étouffement.  

APLANIR LE CHEMIN
Comme le père tutélaire d’Hedda, le général, qui lui laisse en héritage le pistolet,  funeste présage, qui lui donnera la mort ou la délivrance.

Comme toujours dans Ibsen, les pièces et les espaces sont toujours délimités, compartimentés à l’image des êtres qui y circulent. Les êtres sont dans des enclos grillagés. Mademoiselle Juliane Tesman, la tante de Jørgen, utilise alors le vocabulaire des terrassiers : « Y a-t-il pour moi d’autres bonheur au monde que d’aplanir ton chemin ? Toi qui n’as eu ni père ni mère pour te chérir ! Il y a eu des heures noires, c’est vrai. Mais, grâce à Dieu, tu es arrivé, Jørgen ! » (Acte I)

ETERNELLEMENT AVEC LA MÊME PERSONNE
Les êtres sont classés par couches difficilement échangeables. Et il faut des efforts surhumains pour s’élever dans la société. Une fois dans une cette nouvelle strate, l’individu est déraciné, incomplet. D’imparfait à incomplet, l’individu est toujours tronqué d’une partie qu’il recherche en vain à reconquérir.

Hedda n’échappe pas à cette fatalité. Son désespoir c’est de s’être mariée avec Tesman. Lors de son voyage de noce, ce qui l’assomme c’est d’être face au choix qu’elle a fait. Elle s’est mise elle-même dans cette prison : « Toute une demi-année sans rencontrer âme qui vive de notre cercle intime ! …Personne à qui parler de nos petites affaires !…Et puis, ce qu’il y avait de plus insupportable, c’était…d’être toujours, éternellement, avec la même personne…J’ai dit : toujours, éternellement. » (Acte II)

L’EMOTION DANS LES PANTOUFLES
La séparation des personnages dans le temps. Jørgen se retrouve dans le passé, laborieux et soucieux de son petit confort et Eilert Løvborg dans la prospection, projeté dans le futur et l’anticipation. Le premier est ému de retrouver ses vieilles pantoufles comme s’il découvrait une des merveilles du monde. « C’est tante Rina qui me les as brodées dans son lit. Malade comme elle était ! Oh ! Tu ne sais pas tous les souvenirs qui s’y rattachent, à ces pantoufles. »

 Jørgen navigue dans les archives et dans le Moyen Âge à étudier « l’industrie domestique dans le Brabant ». Comme le souligne Mlle Tesman : « Ah oui ! Collectionner, mettre en ordre, tu t’y entends bien. » Sa lune de miel avec la belle Tesman s’est passée à étudier encore et encore jusqu’à ne plus voir l’ennuie qu’il procurait à sa jeune épouse : « Pense donc, tante ! Cette petite malle était toute bondée de notes et de copies. C’est incroyable, ce que j’ai trouvé de choses dans ces archives. De vieux documents, intéressants au plus haut point, et dont personne n’avait connaissance. – (Mlle Tesman) Oui, oui, Jørgen. Tu n’auras pas perdu ton temps, pendant ton voyage de noces. » (Acte I)
Eilert va publier un nouveau livre révolutionnaire. Déjà sa publication sur « la marche générale de la civilisation » montre qu’il est dans le mouvement.

NOUS NE NOUS ENTENDONS SUR RIEN
Le temps se décline aussi avec l’âge. Le mari de Madame Elvsted, par exemple, le préfet : « Il me semble qu’il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous. » (à Hedda, Acte I) Mais cette différence n’est pas la plus terrible. Les êtres sont ensembles mais si différents qu’ils ne communiquent jamais : « Tout en lui est antipathique ! Nous n’avons pas une pensée en commun. Nous ne nous entendons sur rien, lui et moi. »

JE NE COÛTE PAS CHER
Les êtres sont là, fonctionnels, comme des parures ou des objets du quotidien : « Je lui suis utile, voilà tout. Et puis je ne coûte pas cher. »

La séparation marque les couples, comme Jørgen et sa femme Hedda, si différente. Comme Madame Elvsted et son mari. –« (Hedda) Il me semble qu’il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous deux. » 

Mais toutes ces séparations sont vaines. Elles ne servent qu’à rendre juste vivable ce présent insensé. Le manuscrit de Jørgen que brûle Hedda sur la compréhension de notre futur est aussi à l’image de ce que donne l’homme : des grandes idées et des petites réalisations. Comme le souligne Ibsen dans ses notes : « Et alors, les deux sont assis devant le manuscrit qu’ils ne peuvent comprendre. Et la tante est avec eux. Quelle ironie sur l’effort humain vers le développement et le progrès. »

« Chacun de nous est né avec une dose de pureté, prédestinée à être corrompue par le commerce avec les hommes, par ce péché contre la solitude. » (Cioran, Précis de Décomposition, Exégèse de la déchéance, Ed. Gallimard)

Jacky Lavauzelle

Trad Moritz Prozor

Hedda Gabler Ibsen

 

 

UNE MAISON DE POUPEE Ibsen – LA METAMORHOSE DU MOINEAU

Henrik IBSEN
Une Maison de poupée
Et dukkehjem
(1879)





 Et dukkehjem Henrik Ibsen Une Maison de poupée

La METAMORHOSE
d
u MOINEAU

Dans ses notes d’Hedda Gebler, Ibsen notait que « hommes et femmes n’appartiennent pas au même siècle ». Nora ne sera jamais dans le même temps que son mari, l’avocat Torvald Helmer. Torvald, lui, reste dans un continuum temporel pendant les trois actes de la pièce. « Une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d’un point de vue masculin » (Ibsen)



UN HOMME MORALEMENT PERDU
L’homme de la pièce, Torvald semble être un roc face à la fragile Nora. Inflexible, toujours égal. Il pense s’être fait seul et n’imagine pas une seconde que Nora l’a sauvé. Torvald est un homme avec toutes ses certitudes : « Torvald, avec son amour-propre d’homme, comme cela lui serait pénible ! Quelle humiliation que d’apprendre qu’il me devait quelque chose ! Cela aurait bouleversé tous nos rapports ; notre doux ménage, si heureux, ne serait plus ce qu’il est. » Il abhorre le mensonge et pense vivre dans un univers aseptisé où ses enfants pourraient grandir dans la Vérité Absolue, «  Krostad, pendant des années, a empoisonné ses propres enfants de son atmosphère de mensonge et de dissimulation. Voilà pourquoi je l’appelle un homme moralement perdu …Je ressens littéralement un malaise physique auprès de gens pareilsMa petite Nora, il y a une grande différence entre ton père et moi. Ton père n’était pas un fonctionnaire irréprochable. Et moi je le suis et j’espère le rester tant que je garderai ma situation. » Torvald, un homme moralement incorruptible !

Ibsen Une Maison de poupée Munch Et Dukkehjem



TROIS TEMPORALITES
Trois actes, trois Nora, trois temporalités.

La première, la Nora du passé, de la tradition, de la soumission, la Nora enfant. Dans l’Acte II, une Nora du présent, dans l’inquiétude, voire la peur. Une dernière Nora qui se jette dans l’inconnu, forte, décidée, prenant son destin en main. Une Nora enfin adulte et maîtresse de sa destinée. Une Nora féministe ? Une Nora porteur des valeurs humanistes et d’égalité ?

Dans un intérieur bourgeois, Nora, héroïne ibsénienne, gracieuse et belle, toujours attirante et convoitée par les hommes qui gravitent autour de la pièce, ici Rank, le docteur. Magnifique oiseau domestiqué, une alouette, un écureuil, un « petit étourneau ». La vie est rythmée depuis des années aux rythmes des saisons. La vie tranquille sur des rails en ligne droite. Helmer, le moraliste bourgeois, la réprimande continuellement, gentiment, paternellement : « l’alouette ne doit pas traîner l’aile…Comment s’appelle l’oiseau qui gaspille sans cesse ?…Mon petit oiseau chanteur ne doit plus jamais faire. Un oiseau chanteur doit avoir le bec pur, pour pouvoir gazouiller juste…Jamais de fosses notes… Tu es une singulière petite personne ? Absolument comme ton père…L’argent coule entre tes doigts… »

Nora est soumise à son mari, totalement, corps et âme : « l’idée ne me viendrait pas de faire quelque chose qui te déplaiseJe ne veux penser qu’à toi



TU ES UNE ENFANT !
Nora n’est qu’une enfant aux yeux de son mari. Mais les autres la voient aussi ainsi. Son amie Kristine Linde : « Nora, Nora, à ton âge, tu n’es pas encore raisonnable ? À l’école tu étais une grande gaspilleuse… Mon Dieu, de petits ouvrages à la main, et des babioles de ce genre…Tu es une enfant, Nora. » Et Nora se sent bien dans ce rôle de femme attentionnée, attendant son mari dans une tenue agréable, « c’est si doux d’être coquette. »

Si heureuse et sereine dans son rôle de mère-enfant, que Kristine ne pense même pas qu’elle puisse avoir le moindre souci : « Comme c’est gentil à toi qui connais si peu les misères et les désagréments de la vie. »  C’est à ce moment qu’apparaît la « faille » de Nora qui comme le premier coup de la hache finira par réveiller l’arbre endormi depuis la nuit des temps. « Tu es comme les autres. Vous croyez tous que je suis bonne à rien de sérieux. » Avec l’emprunt pour sauver son mari, trop fier pour comprendre la portée de son geste, Nora va découvrir une nouvelle vision du monde. Elle pourrait prendre son destin en main : « Oh ! Souvent j’étais fatiguée, fatiguée ! Pourtant, c’était bien amusant de travailler pour gagner de l’argent. Il me semblait presque que j’étais un homme. »

Ibsen Henrik portrait par Eilif Peterssen 1895

QUOIQUE FEMME …
Ibsen brosse le portrait de nombreuses femmes de son époque, soumises par la naissance et par le mariage à l’homme : « Une femme mariée ne peut pas emprunter sans le consentement de son mariOn a un peu d’influence, je pense. Quoique femme, il n’est pas dit que… »




Le second acte montre une Nora inquiète et suppliante : « Avec quelle impatience je t’ai attendu…Que vas-tu faire ?…Il est temps encore…Jamais tu ne feras cela !…Tout plutôt que cela ! Du secours ! Un moyen…Le docteur Rank !… Tout au monde plutôt que cela ! »  Mais aussi consciente des enjeux.  Déjà, elle sait que la Nora soumise est morte et que l’heure du choix est venue : (à Anne-Marie, la bonne d’enfants) « Vois-tu, à l’avenir, je ne pourrai plus être si souvent avec eux… Crois-tu qu’ils oublieraient leur maman si elle s’en allait pour toujours ?»

TRENTE ET UNE HEURE A VIVRE
La soumission est encore là, mais l’esprit n’est plus le même. « Oui, Torvald le veut…Torvald a le grand talent de rendre la maison agréable et accueillante…Il veut que je sois à lui tout seul, comme il dit. » Mais Nora est lasse de ces imbroglios et fatiguée d’être découverte d’un moment à l’autre pour une faute commise de bonne foi. « Il faut que je sorte de cette affaire. Elle aussi s’est faite à mon insu. Il faut que ça finisse. »

Nora montre cette peur qu’elle finira par maîtriser avec une force rude presqu’inhumaine. Ces derniers mots de l’acte sont glaciaux, tout est déjà prêt, sa décision est prise : «  Il est cinq heures. D’ici minuit, sept heures. Puis vingt-quatre heures jusqu’à minuit prochain. Alors la tarentelle sera dansée. Vingt-quatre et sept ? J’ai trente et une heures à vivre. »

NON, NON, NON
Le dernier acte nous apporte une Nora décidée, sûre de son choix et de sa décision. Le premier mot qu’elle prononce lors de son entrée : « Non ». Pas une fois, mais trois.  Elle n’est plus la femme soumise mais volontaire. Elle se rebelle contre cette autorité tutélaire. « Non, non, non je ne veux pas rentrer : je veux remonter, je ne veux pas me retirer si tôt. »

Les amis ne voient encore rien. L’explication reste entre Nora et son mari. Alors que la bataille fait rage, Rank croit se retrouver dans le même havre ‘paradisiaque’ : « Le voici donc, ce foyer  si cher, si familier. Chez vous, c’est la paix et le bien-être, que vous êtes heureux ! »



AU MOINS, JE DOIS ESSAYER
Nora décide d’être libre afin de faire ses choix. Rester ce serait subir les mêmes privations et les mêmes obligations. « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi… ou au moins je dois essayer de le devenir. […] Mais je n’ai plus le moyen  de songer à ce que disent les hommes et à ce qu’on imprime dans les livres. Il faut que je me fasse moi-même des idées là-dessus, et que j’essaye de me rendre compte de tout. » Un homme sur deux est une femme, disait un slogan féministe. Nora veut simplement être libre. Dans ce sens, elle ne veut plus dépendre de quelqu’un, et être responsable. Pour cela, elle doit être l’égal d’Helmer. Et pour cela, elle doit faire le sacrifice suprême : quitter ses enfants qu’elle adore.

DE LA POUPEE DE PAPA A LA POUPEE DU MARI
Nora refuse le deal de son mari. Le second acte est passé par là. « J’ai soutenu une lutte violente pendant ces trois jours. » Quelque chose d’inéluctable s’est réveillée. Seul Helmer pense encore pouvoir revenir en arrière, rembobiner le film, et reprendre son « petit oiseau effarouché »

Mais Nora ne veut plus du rôle subalterne que les hommes lui octroient depuis sa naissance : « Quand j’étais chez papa, il m’exposait ses idées et je les partageais. Si j’en avais d’autres, je les cachais ? Il n’aurait pas aimé cela. Il m’appelait sa petite poupée et jouait avec moi comme je jouais avec mes poupées. Puis je suis venue à toi…Je veux dire que, des mains de papa, je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût et ce goût je le partageais, ou bien je faisais semblant, je ne sais pas au juste…En jetant maintenant un regard en arrière, il me semble que j’ai vécu ici comme vivent les pauvres gens…au jour le jour. »

L’ÊTRE HUMAIN EN GENERAL
Nora est donc totalement féministe. Même si Ibsen voit le problème avec un angle plus large : « Je ne saurais même pas dire exactement ce qu’est le féminisme. J’y ai vu pour ma part une cause qui concerne l’être humain en général. […] Ma mission a été de peindre des caractères. […] J’ai toujours considéré que ma mission était d’élever le pays et d’amener le peuple à un niveau plus élevé. « 

Nous rejoignions Ibsen avec le slogan féministe : « À toutes celles qui savent que le monde sera féministe ou restera barbare » Nora, elle, a fait son choix !

Jacky Lavauzelle

Trad. Moritz Prozor
(norske Teater)

La Maison de Poupée Ibsen