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NOSTALGIE – Poème de JULES LEMAÎTRE

LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

 

RECUEIL 
LES PETITES ORIENTALES

NOSTALGIE

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Jules Lemaître
Alphonse Lemerre, éditeur
 
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Jardin de l’Occident, douce terre natale,
D’un cœur trop peu fervent je t’aimais autrefois,
Ô Touraine, où sur l’or des sables fins s’étale
La Loire lente, honneur du vieux pays gaulois !

Mais le ciel d’Orient, dont l’immuable gloire
Brûle mes yeux et pèse à mon corps accablé,
Par un lent repentir ramène ma mémoire
Vers ton sourire humain et de larmes voilé.

Car la Nature ici ne m’est plus une mère ;
Sa bonté ne rit plus éparse dans le jour ;
Elle n’a pas souci de l’homme, et c’est chimère
De rêver avec elle un commerce d’amour.

Belle implacablement, l’ombre sèche des palmes
Se découpe sur la blancheur de son front pur,
Et la fatalité siège dans ses yeux calmes
Dont nul pleur n’attendrit l’inconscient azur.

Elle ne comprend pas nos besoins de tendresses ;
L’éclat de ses couleurs éblouit sans charmer ;
Sa clarté sans pénombre ignore les caresses,
Et ses contours sont durs comme un refus d’aimer.

Je ne sens plus, perdu dans sa splendeur hostile,
Que mon être chétif sort de son flanc divin.
Sa face fulgurante et pourtant immobile
Est une porte close et que je heurte en vain…

Mais là-bas, au pays, la terre est maternelle.
La Nature a chez nous la grâce et l’ondoiement,
Quelque chose qui flotte et qui se renouvelle,
Et des vagues contours le mystère charmant.

Elle a le bercement infini des murmures
Et les feuillages fins dissous dans l’air léger ;
Elle a les gazons frais sous les molles ramures
Et les coins attirants où l’on vient pour songer.

Elle a dans ses couleurs, dans ses lignes fuyantes,
Des indécisions qui caressent les yeux ;
Et j’aime à lui prêter des pitiés conscientes,
Et je me ressouviens du jour de nos adieux.

Je sentais bien, là-bas, que je vis de sa vie
Et que je suis né d’elle, et qu’elle me comprend.
C’est une volupté que cette duperie,
J’ai trop souffert, ici, du ciel indifférent.

Et je veux vous revoir, ô ciel changeant et tendre,
Coteaux herbeux, petits ruisseaux, coins familiers !
Saules, je vous désire ! et je veux vous entendre,
Chuchotements plaintifs des tremblants peupliers…

(Petites Orientales)

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LES MOUETTES DE JULES LEMAÎTRE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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LES POÈMES
DE
JULES LEMAÎTRE

 

LES MOUETTES

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Jules Lemaître
Les Mouettes de Jules Lemaître lu par Yvon Jean
genre Rhodostethia mouette rosée par Johann Friedrich Naumann

LES MOUETTES

Alphonse Lemerre, éditeur
 

I

Par les couchants sereins et calmes, les mouettes
Vont mêlant sur la mer leur vol entrecroisé :
Tels des gris souvenirs pleins de douceurs secrètes
Voltigeant dans un cœur souffrant, mais apaisé.

L’une, dans les clartés rouges et violettes
D’un coucher de soleil, fend le ciel embrasé ;
Une autre comme un trait, plonge aux ondes muettes
Ou se suspend au flot lentement balancé.

Nul oiseau vagabond n’a de plus longues ailes,
De plus libres destins, ni d’amours plus fidèles
Pour le pays des flots noirs, cuivrés, bleus ou verts.

Et j’aime leurs ébats, car les mouettes grises
Que berce la marée et qu’enivrent les brises
Sont les grands papillons qui butinent les mers.

II

Vers le grand soleil d’or qui, par l’ombre insulté,
Ramène sur son front sa pourpre qu’il déploie,
Là-bas, vers l’incendie énorme qui flamboie
Sous l’écran violet de l’âtre illimité,

Il vole, il vole, épris d’un désir indompté,
L’oiseau gris qui du gouffre et des flots fait sa joie ;
Dans cette pourpre ardente il s’enfonce, il se noie,
Et qui le voit du bord le voit dans la clarté.

Jamais il n’atteindra l’astre divin : qu’importe ?
— Ainsi vers l’Idéal un saint amour m’emporte,
Heureux si je pouvais, dans mes rapides jours,

Loin des réalités et des laideurs humaines,
Sans l’atteindre jamais m’en approchant toujours,
Apparaître baigné de ses lueurs lointaines !

III

Couchant bizarre. En haut le ciel couleur de brique ;
Plus bas, rayant le mur de l’éternel palais,
Luisent sur une nacre aux chatoyants reflets
De minces traits de feu, d’un éclat phosphorique.

Avec une rigueur quasi géométrique
Se prolongent tout droit ces lumineux filets,
Parallèles entre eux, rouges et violets,
Réglant le ciel ainsi qu’un papier à musique.

Des mouettes là-bas, esprits des flots amers,
Nouant et dénouant des gammes à travers
Cette portée immense aux lignes purpurines,

Dans leur vol cadencé la sèment de points noirs
Et notent le chant triste et divin des beaux soirs,
Lentement déchiffré par les brises marines.

IV

L’eau, répète
Le ciel mat.
Calme plat,
Mer muette.

La mouette,
Qui s’ébat
Sur le mât,
Le complète,

Simulant
D’un vol lent
Et perplexe

Un accent
Circonflexe
En passant.

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PETITS CONTES de JULES LEMAÎTRE

Photo Jacky Lavauzelle
LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

 

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PETITS CONTES

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Jules Lemaître

TABLE DES MATIÈRES


Préface.
Âne.
Bélier.
Canard.
Demoiselle.
Escargot.
Fourmi.
Gâteau.
Hirondelle.
Ibis.
Jouets.
Kangourou.
Loup.
Moineau.
Neige.
Oreille.
Pois.
Queue.
Rossignol.
Sapin.
Tortue.
Univers.
Violettes.
Xavier.
Yvonne.
Zéro.

PRÉFACE
par
Myriam Harry

Jules Lemaître a beaucoup aimé les enfants. Il eut lui-même, lorsqu’il fut
professeur à Grenoble, une petite fille, Madeleine, qui mourut au bout d’un mois et dont il ne se consola jamais.
Plus tard il devint un parrain multiple et délicieux. Tout le monde connaît les contes charmants écrits pour ses filleules et ses filleuls, comme les Idées de Liette, les Amoureux de la Princesse Lilli, Boun, cette étrange petite fille de Bagdad, et celui en marge des Contes de Perrault, le Lapin blanc et les Trèfles à quatre feuilles.
À Paris, dans son grand atelier de la rue d’Artois, tapissé de l’or pâli des
précieuses reliures, Jules Lemaître se plaisait à recevoir des enfants, les
comblait de gâteaux et de sucreries et ouvrait pour eux un bahut mystérieux de sa bibliothèque, qui répandait alors sur le tapis les jouets les plus inattendus, collectionnés avec presque autant d’amour que les livres.

C’est ainsi qu’il fut amené à écrire un Alphabet. Il le commença l’été de 1913, à Royan, où il fit un assez long séjour. Il en chercha les sujets en se
promenant à petits pas, -il était déjà très essoufflé, -entre les pins et la
mer, et le soir il racontait ses contes, pour les «essayer», à mes neveux
africains, riant avec eux, ou disant, déçu quand ils restaient indifférents:
«C’est ironique et trop bref ! Comme les peuples primitifs, les enfants détestent l’esprit et adorent les détails; amplifions avec simplicité !»

Et le lendemain, il recommençait son conte. Une de ses dernières joies, en mai 1914, alors que le médecin lui avait défendu tout travail inventif, fut de recopier lui-même, d’une écriture de plus en plus menue et immatérielle, les contes enfantins.

Il en reçut les épreuves à Tavers, fin juillet.

Déjà la cécité verbale l’avait accablé. Il regarda, mélancolique, les images,
puis dit avec un navrant sourire: «Je vais réapprendre à lire dans mon propre alphabet !»

Quelques jours plus tard la guerre survint, et Jules Lemaître eut une crise
cardiaque qui devait l’emporter. Cependant il songea à me recommander la correction des épreuves, et, par un scrupule excessif, me chargea d’indiquer que tous les contes n’étaient pas entièrement de son imagination, mais qu’il s’était inspiré parfois d’Andersen, de Florian et même, comme pour le Bélier, du chanoine Schmid.

La guerre suspendit la publication de l’Alphabet. Aujourd’hui, seulement, la
maison Mame offre aux enfants, illustré par Job, ce dernier livre de leur grand ami, qui a su conserver jusqu’à la fin son âme tendre et puérile.
Myriam Harry.

Neuilly, le 8 mai 1919.

ÂNE

Il y avait, dans un village, une pauvre vieille femme qui n’avait pour toute compagnie qu’un petit âne. Elle l’aimait beaucoup, car il était intelligent et bon, et il paraissait content de porter sur son dos les légumes du jardin au marché de la ville.

Mais de méchants garçons se moquaient de la vieille femme et de son petit âne quand ils la rencontraient.
Un jour, ils crièrent à la vieille femme:
Bonjour, la mère âne !
Bonjour, mes fils!, leur répondit-elle.
L’âne eut l’air de se moquer d’eux à son tour en remuant ses oreilles, et les méchants garçons ne trouvèrent plus rien à dire.

BÉLIER 

Berthe était une petite fille très étourdie qui laissait toujours les portes
ouvertes.
Sa mère, qui était une fermière, la grondait souvent: car, pendant l’absence de Berthe, les chiens, les poules et même les petits cochons salissaient tout.
Mais Berthe ne se corrigeait pas de son étourderie. Un jour que sa mère était au marché, Berthe alla jouer dans le jardin en oubliant, selon son habitude, de fermer la porte.
Le bélier de la ferme s’échappa de la bergerie et entra tranquillement dans la maison.
Comme il ne trouva personne en bas, il monta par l’escalier au premier étage, où il y avait la belle chambre des parents de Berthe, avec une armoire à glace.
Quand le bélier vit son image dans cette glace, il crut que c’était un autre
bélier, et il le menaça de ses cornes; mais l’autre fit le même mouvement.
Furieux, il se dressa sur ses pattes; mais l’autre se dressa aussi.
Alors le bélier se jeta de toutes ses forces contre la glace et il la brisa en
mille morceaux.
Puis il descendit l’escalier et quitta la maison, très fier d’avoir mis l’autre
bélier en fuite.
Le soir, Berthe fut sévèrement punie par sa mère, et je vous jure qu’elle ne
laisse plus les portes ouvertes.

CANARD

Une cane couvait une douzaine d’œufs qu’on avait mis sous elle. Onze de ces œufs ressemblaient à tous les œufs de cane, mais le douzième était plus gros et d’une espèce différente. La canne était très fière de cet œuf ; elle le
montrait à toutes les voisines qui venaient la voir et elle disait :
-Voyez comme il est gros ! Je suis sûre qu’il en sortira un superbe caneton.
Au bout de quelque temps, la mère cane entendit, dans l’intérieur des onze œufs ordinaires, de petits coups de bec, puis des pépiements; puis elle vit sortir des coquilles onze petits canards charmants, habillés de duvet jaune. Mais le douzième œuf tardait à éclore. Et, bien que cela inquiétât un peu la mère, elle se disait : «L’enfant n’en sera que plus beau.» Et patiemment elle se remit à couver.
Mais, quand enfin l’œuf éclata, la pauvre mère fut épouvantée. Ce n’était pas du tout un superbe caneton, mais un vilain petit animal, avec un cou trop long, un corps trop gros, et qui marchait les pattes en dedans, sans aucune élégance. Les onze frères et sœurs se moquaient de lui, et la mère elle-même, quand elle conduisait ses enfants à la mare, avait honte de lui parce que tout le monde disait sur son passage :
– Oh! voyez donc ce vilain petit canard !
Personne ne voulait jouer avec lui, et le pauvre petit fut bien malheureux. Il
tendait son cou trop long vers le ciel comme pour dire : «Ah ! pourquoi suis-je né ?» ou bien, le rabattant tristement le long de son corps, il restait à rêver dans un coin.
Un jour que les autres l’avaient houspillé plus que de coutume, il prit le parti de quitter sa famille. Il marcha longtemps devant lui et arriva près d’un lac où nageaient des cygnes.
– Ah ! dit le vilain petit canard, que ces oiseaux sont beaux ! Pour sûr ils me
chasseront, car je suis trop laid.

Et il se disposait à se retirer, lorsqu’une grand’mère cygne, qui se reposait
sur la rive, l’interpella :
– Hep ! mon enfant, d’où viens-tu et comment t’appelles-tu ?
– Je viens de la basse-cour, madame, et je m’appelle canard. Je suis parti parce que mes camarades me trouvent trop laid et ne veulent pas jouer avec moi.
-Pauvre petit ! dit la mère-grand. Le fait est que tu n’es pas bien joli, mais
cela vient de ce que tu es fatigué et triste. Attends un peu que je t’examine.
Tu me rappelles un petit-fils que j’ai perdu… Oui, il n’y a aucun doute là-
dessus, tu n’es pas du tout un petit canard, tu es bien un cygne. C’est la
fermière qui a dû glisser un de nos œufs parmi les œufs de cane; et celle que tu as prise pour ta mère n’était que ta couveuse. Pauvre petit orphelin, viens sur mon cœur !

Puis la grand’mère appela tous les autres cygnes, et elle leur raconta
l’histoire du vilain petit canard.
– Il n’est pas si vilain que ça, dirent les cygnes.
Et un monsieur cygne, avec un magnifique plastron blanc et de beaux pieds
vernis, déclara :
– Qu’il reste parmi nous, et dans trois mois je lui donne ma fille en mariage.

DEMOISELLE

Savez-vous ce que c’est qu’une demoiselle ?
Une demoiselle est une longue et jolie mouche qui habite près des ruisseaux et des étangs sur une feuille de nénuphar.
On l’appelle demoiselle parce qu’elle a la taille fine, un corselet de satin
vert, des ailes aussi délicates que la mousseline de vos robes, et parce qu’elle se pose souvent au bord de sa feuille pour se regarder dans l’eau, comme les vraies demoiselles se regardent dans leur miroir.

ESCARGOT

Il y avait une fois un monsieur et une madame Escargot qui vivaient sur un chou.
Ils étaient gros, gras et luisants, et ils auraient pu être heureux. Mais ils
n’avaient pas d’enfant, et cela leur manquait beaucoup.
Un jour, vint à passer près de leur chou un pauvre petit escargot maigre qui
leur demanda l’aumône.
Ils le questionnèrent et ils apprirent qu’il était orphelin.
Aussitôt Mme Escargot, tout attendrie, dit à son mari :
– Si nous l’adoptions ?
J’allais te le proposer, répondit M. Escargot.
Et il sortit presque entièrement de sa maison pour embrasser son nouveau fils.
En peu de temps, le petit escargot devint gros, gras et luisant.
Alors la mère Escargot dit au père Escargot :
– Mon ami, il faut marier notre fils. Il faut lui chercher une jolie fille de
notre monde, afin que nous ayons de beaux petits-enfants.

J’allais te le proposer, répondit le mari. Mais à qui nous adresser pour cela ?
-De mon balcon vert, dit Mme Escargot, je vois le peuple des fourmis-

FOURMI

Le peuple des fourmis, dit Mme Escargot, est un peuple actif qui va et vient
sans cesse sur les routes de France et qui doit connaître beaucoup de gens et être au courant de beaucoup de choses. Nous allons demander aux fourmis si elles ne connaîtraient pas une jeune fille digne d’épouser notre escargoton.

-J’allais te le proposer, dit le père Escargot.
Et il descendit de son balcon avec sa femme pour interroger les fourmis.
Les fourmis répondirent :
– Justement, nous avons ce qu’il vous faut. A quelques mètres d’ici, dans le trou d’un vieux mur, vit une demoiselle Escargot de la plus jolie coquille, dont on a dernièrement fait cuire les parents. La pauvrette est toute seule au monde.
-Elle ne restera pas seule longtemps, s’écrièrent ensemble M. et Mme Escargot. Allez, je vous prie, la demander en mariage pour monsieur notre fils.
Les fourmis se mirent en route et arrivèrent près du vieux mur où l’orpheline pleurait ses parents qu’on avait fait cuire.
Elle fut si heureuse de la proposition, qu’elle accorda tout de suite sa main,
même sans le connaître, au fils adoptif des vieux escargots, et qu’elle se mit
en marche, en bavant de joie tout le long du chemin.
Mais elle n’avançait pas vite. Alors les fourmis fabriquèrent avec des brins
d’herbe une chaise à porteur qu’elles chargèrent sur leurs épaules. Et c’est
ainsi que la pauvre orpheline arriva, après plusieurs jours, au chou de ses
beaux-parents et dans les bras de son fiancé.

GÂTEAU

On avait donné à deux enfants un gros gâteau et un petit, en leur disant :
-Partagez !
Les deux enfants étaient une petite fille de six ans et un petit garçon de quatre ans.
-Tiens ! dit la petite fille, prends ce joli petit gâteau. Moi, je mangerai ce vilain gros.
-J’aime mieux le vilain gros, dit le petit garçon.
-Mais puisqu’il est vilain !
-Oui, mais il est gros !

HIRONDELLE

Tout le monde sait que les hirondelles s’en vont l’hiver dans les pays chauds et ne reviennent qu’au printemps.
Pour faire ce long voyage, les mères hirondelles rassemblent leurs petits autour d’elles. Mais une pauvre petite hirondelle, qui était tombée du nid un jour de grand vent, boitait encore un peu et ne put pas s’envoler avec ses frères et sœurs.
Elle resta tristement au bord du toit, d’où elle vit s’éloigner sa famille, et elle serait certainement morte de faim, de froid et de chagrin, si les enfants de la maison ne l’avaient recueillie.
Ils la mirent dans une cage, à côté du poêle ; ils la nourrirent de mouches et de vers, si bien que l’hirondelle était en très bonne santé et ne boitait plus du tout au retour du printemps.
Et quand les parents de l’hirondelle revinrent des pays chauds, les enfants ouvrirent la cage. La petite hirondelle reconnut sa mère et, avec des cris de joie, elle se jeta dans ses ailes.

IBIS

Dans la basse-cour d’un château se trouva, parmi toutes sortes de volailles, un ibis rose.
Il avait été rapporté d’Égypte par le fils de la maison, qui était grand
voyageur.
Au commencement, on eut beaucoup d’égards pour ce noble étranger. Aussitôt que l’ibis déployait ses ailes, les pigeons roucoulaient :
-Oh! que c’est beau! On dirait des pêchers en fleur !
Les poules admiraient la courbe élégante de son bec. Les canards, qui sont si bas sur pattes, regardaient avec envie les longues jambes de l’ibis, qui semblaient peintes au ripolin rose.
Flatté, l’ibis marchait de long en large. Il leur parlait de sa patrie l’Égypte, du Nil, des autruches, des pyramides et des minarets du Caire.
D’abord on l’avait écouté avec respect ; mais peu à peu on trouva qu’il racontait toujours la même chose.
Le dindon disait avec colère :
-Quel rabâcheur !
La pintade se moquait de son nez d’ivrogne, et un caneton poussa l’impertinence jusqu’à lui demander combien les baguettes qui lui servaient de jambes lui avaient coûté le centimètre.
Alors le pauvre ibis rose se retira dans un coin. Et il se tenait tout raide sur une patte, rêvant de son pays, du Nil, des pyramides et des minarets.

JOUETS

Un petit garçon de la ville, Robert, avait des jouets à mécanique, très chers, qu’il fallait toujours remonter, qui se cassaient très souvent et qui ne l’amusaient pas du tout.
Un jour, il rencontra un petit garçon de la campagne, Mathieu, à qui ses parents ne donnaient pas de jouets, mais qui fabriquait lui-même des sifflets, des canons ou des pompes avec du sureau, des noyaux d’abricots et des pailles.
-Oh ! que c’est joli et amusant ! dit Robert. Apprends-moi comment tu fais.
Mathieu le lui apprit. Robert vendit à une vieille marchande de bric-à-brac ses jouets mécaniques devenus inutiles, et, avec les sous qu’il en retira, il acheta des gâteaux, que les deux enfants mangèrent de grand appétit.

KANGOUROU

Du temps où les kangourous vivaient dans le paradis terrestre, leurs pattes de devant étaient aussi longues que celles de derrière.
Mais, à cause de cette longueur de leurs pattes, les kangourous étaient devenus extrêmement voleurs. Ils n’avaient qu’à étendre le bras pour attraper les branches et cueillir les plus beaux fruits, qu’ils enfouissaient ensuite dans la grande poche qu’ils portent sur le ventre.
Ainsi ils dépouillaient les arbres du paradis.
Les autres bêtes, qui ne pouvaient pas en faire autant, se plaignirent au bon Dieu.
Le bon Dieu fit venir devant lui les kangourous et, pour qu’il leur fût plus difficile de voler les fruits, il leur raccourcit les pattes de devant.
Depuis ce temps-là, les kangourous ont ces moignons que vous voyez sur l’image, et la poche de leur ventre ne leur sert plus que pour y cacher leurs petits.

LOUP

Quand le loup eut mangé les six petits biquets, il se sentit le ventre si lourd, qu’il alla faire un somme derrière le puits.
Il avait oublié de manger le septième petit biquet, qui s’était caché sous le lit. Aussi, quand la mère chèvre revint du marché avec un panier au bras, ce fut ce petit biquet qui lui apprit que le loup avait mangé ses six petits frères.
Ah ! mes enfants ! mes chers enfants !, chevrotait la chèvre en essuyant ses yeux avec un coin de son tablier.
Mais, retrouvant son courage, elle prit son dernier-né par la main et se mit à la recherche du loup. Elle ne fut pas longtemps à le trouver qui dormait sur ses deux oreilles derrière le puits et qui ronflait de toutes ses forces.
Attends, brigand ! dit la mère chèvre; tu vas voir !
Et, tirant de son panier un couteau de cuisine, d’un seul coup elle fend le ventre du loup dans toute sa longueur, et les six petits biquets sautent au cou de leur mère. Car le loup les avait avalés si goulûment, qu’il n’avait pas pris le temps de les mâcher et qu’ils étaient encore en vie.
La chèvre et les biquets rirent et pleurèrent ensemble un instant; puis la mère dit :
-Ce n’est pas tout ! Allez vite me chercher six grosses pierres. Je vais les mettre à votre place dans le ventre du loup, et je lui recoudrai la peau. Comme cela, il ne s’apercevra de rien à son réveil.
Quand tout fut terminé, la mère et les enfants allèrent se cacher, pour voir ce que ferait le loup.
Au bout d’un moment, il se réveilla, se frotta les paupières, puis se tâta le ventre.
– Comme il est dur ! grogna-t-il. Sans doute je n’ai pas bien digéré. Ah! je sais, j’ai oublié de boire.
Et, se levant, il alla vers le puits. Dans son ventre, les six pierres faisaient un bruit étrange.
– Je ne sais vraiment pas ce qui cogne comme cela dans mon ventre ! dit le loup.
Et il se pencha pour boire.
Mais ce mouvement précipita les pierres l’une sur l’autre dans l’estomac du loup, leur poids l’entraîna en avant, et le vieux brigand tomba la tête en bas dans le fond du puits.
Alors la chèvre et ses sept petits dansèrent autour du puits une ronde joyeuse.

MOINEAU

Dans un champ de millet, les moineaux venaient picorer les épis. Le chat du meunier les guettait depuis longtemps, sans réussir à les attraper ; car, aussitôt qu’il s’approchait, les oiseaux s’envolaient.
-Je vous prendrai quand même, petits nigauds, dit le chat en méditant une ruse.
Il alla tremper une de ses pattes de devant dans le ruisseau, puis il courut au moulin la plonger dans un tas de millet en grain, de façon que les grains restèrent collés autour de sa patte mouillée.
Ainsi, se dit-il, ma patte ressemblera à un gros épi de millet, et les oiseaux s’y laisseront prendre.
A cloche-pied, il gagne le champ de millet, s’y couche sur le dos et lève la patte en l’air.
Les oiseaux la prirent pour un épi et se mirent à en picorer les grains. Alors vite, avec l’autre patte, le chat les attrapa.
Bientôt les moineaux s’aperçurent du piège, et ils cherchèrent un autre champ. Mais l’un d’eux, qui avait failli être mangé, en garda une telle frayeur, qu’il prit désormais chaque épi pour une patte de chat, et jura de ne plus manger que des fruits pendus aux branches des arbres.

NEIGE

Quatre petites filles regardaient par la fenêtre la neige tomber. Elles étaient nées en Orient, où il ne fait jamais très froid, et c’était la première fois qu’elles voyaient de la neige.
-Qu’est-ce que cela peut bien être ? dit Léila, la plus petite.
-Je sais, répondit Cora. On fait le ménage au ciel, et c’est la Sainte Vierge qui bat son lit de plumes.
-Pas du tout, déclara Myriam ; ce ne sont pas des plumes, mais des petits bouts de papier, et ce sont les anges qui vident les corbeilles où le petit Jésus a jeté les lettres que les enfants lui écrivent à Noël. Oui, oui, j’en suis sûre, je reconnais mon papier.
Moi, dit Séphora la gourmande, je crois que c’est du sucre. Si seulement on pouvait goûter !
Mais Daniel, leur grand frère, qui avait tout entendu, se mit à rire :
-Ni sucre, ni lettres déchirées, ni plumes ! C’est de la neige, de la neige comme il y en a tous les ans en Europe, de la neige avec laquelle on fait des boules de neige et un bonhomme de neige. Nous en ferons un demain, si vous êtes sages.
-Quel dommage que ce ne soit pas du sucre ! soupira Séphora en passant sa langue sur la vitre.

OREILLE

Quand Noé eut rassemblé les animaux devant l’arche, il se dit :
-Toutes ces bêtes vont sûrement se disputer et se mordre les oreilles. Il serait donc prudent de leur enlever les oreilles avant leur entrée dans l’arche. On les leur rendra à la sortie.
Il fit installer un vestiaire et donna l’ordre à ses fils d’y ranger les
oreilles, à mesure que les bêtes se présenteraient.
Le premier fut le chameau ; puis vint le cheval, puis la vache, puis le chien, le mouton, le cochon, le chat, l’éléphant, le lapin, et enfin l’âne. Et tous, comme Noé l’avait commandé, ôtèrent leurs oreilles, et tous reçurent en échange un numéro de vestiaire, attaché à un cordon qu’ils passèrent autour de leur cou.
Grâce à ces précautions, la paix régna dans l’arche pendant les quarante jours que dura le déluge.
Le quarante et unième jour, Noé dit aux animaux :
-Voilà le beau temps revenu. Je vais vous rendre vos oreilles, et vous pourrez retourner chez vous.
Alors, l’une après l’autre, toutes les bêtes passèrent au vestiaire, et elles reçurent leurs oreilles en échange du numéro.
Le chameau arriva l’avant-dernier. Il ne restait plus que deux paires
d’oreilles : les siennes, très grandes, et celles de l’âne, toutes petites.
Mais avant que le bon chameau pût montrer son numéro, l’âne lui passa entre les jambes et se mit à brailler :
-Monsieur Noé ! monsieur Noé ! donnez-moi mes oreilles. C’est cette grande paire-là. Je suis très pressé !
Le père Noé était si fatigué, qu’il ne fit pas attention au faux numéro que lui remit l’âne sournois.
-Tu me casses la tête ! Tiens, voilà ton bien, décampe !
Et Noé donna les superbes oreilles du chameau à l’âne, qui s’enfuit en
pétaradant de joie.
Quand le chameau ouvrit enfin ses babines pour réclamer son dû, il n’y avait plus dans le vestiaire que les oreilles de l’âne, dont il dut se contenter.
Et voilà pourquoi le chameau, qui est une bête de grande taille, a des oreilles si courtes, tandis que l’âne, qui est beaucoup plus petit, en a de si longues.

POIS

Il y avait une fois un prince qui voulait se marier.
Il voulait épouser une princesse, mais aucune de celles qu’on lui présenta ne lui parut assez princesse.
Or, un jour d’orage, on sonna à la grille du château.
Le roi alla ouvrir lui-même, et il trouva devant la grille une jeune fille dont les vêtements étaient trempés, les cheveux défaits et les souliers couverts de boue.
Elle avait presque l’air d’une mendiante. Mais, quand le roi lui demanda qui elle était, elle répondit qu’elle était une princesse.
Le roi la fit entrer au château.
-Nous allons bien voir si c’est une princesse, pensa la reine.
Elle ordonna aux servantes de préparer un lit pour la jeune fille, mais de mettre un pois sous les vingt matelas qui composaient ce lit.
Le lendemain, la reine demanda à la jeune fille comment elle avait dormi.
-Très mal, répondit-elle. Il y avait je ne sais quoi de dur et de rond dans mon lit ; j’en ai des bleus sur tout le corps.
-Quel bonheur ! pensa le prince, qui avait écouté derrière la porte. Pour avoir la peau si fine, il faut bien que ce soit une véritable princesse.
Et tout de suite il lui demanda sa main.

QUEUE

Une famille de rats habitait dans une cave remplie de marchandises.
Les rats s’y trouvaient fort bien, car il y avait beaucoup de choses bonnes à manger, surtout du savon et de la chandelle.
Il y avait aussi des tonneaux et des barils. On ne savait pas ce qu’ils
contenaient. Mais un jour la mère Rat découvrit un tonneau dont la bonde était partie. Elle flaira, puis elle plongea sa queue dans le trou et la retira pour goûter.
-Quelle chance ! s’écria-t-elle, c’est du sirop de groseille. Vite, mes petits, venez vous régaler !
Mais les ratons glissaient sur le ventre du tonneau et ne pouvaient arriver au sommet. Restés en bas, ils pleuraient de dépit et de gourmandise.
Alors la mère Rat eut une idée. Elle alla de nouveau plonger sa queue dans le trou ; puis, quand sa queue fut bien imbibée de sirop, elle courut au bord du tonneau et, se retournant, elle la laissa pendre.
Les ratons, en se haussant sur les pattes de derrière, purent l’atteindre, et chacun à son tour lécha le bout de la queue, comme si c’était un sucre d’orge.
Vingt fois, cent fois, la mère Rat alla de la bonde au bord du tonneau. En quelques jours il fut à moitié vide, et la queue de la mère Rat n’était plus assez longue pour tremper dans ce qui restait de sirop.
Mais un peu plus loin il y avait un autre baril qui était à moitié défoncé.
-Ce sera encore plus commode, se dit la mère Rat.
Et, sans prendre la précaution de flairer, elle plongea sa queue au fond du tonneau.
Mais, quand elle voulut la retirer, elle poussa un cri de douleur. Sa queue ne venait pas, sa queue était collée, sa queue s’était enfoncée dans un tonneau de glu.

ROSSIGNOL

L’empereur de Chine avait dans son jardin un rossignol qui s’appelait Bulbul et qui était son ami.
Bulbul venait manger dans sa main, et, la nuit, quand l’empereur ne pouvait pas dormir, Bulbul chantait si bien, que l’empereur oubliait tous les soucis de son métier.
Mais un jour son ministre lui dit :
-Je connais un rossignol qui chante aussi le jour et qui a un bien beau
plumage.

Et il apporta à l’empereur un oiseau peint de brillantes couleurs et que l’on remontait avec une clef pour le faire chanter.
Et l’empereur trouva le nouveau rossignol si joli, et il écoutait si souvent sa chanson, qu’il oublia son Bulbul. Et Bulbul serait mort de faim si la petite fille de la cuisinière ne l’avait adopté.
Mais, à force de remonter le rossignol mécanique, la clef cassa, et l’oiseau cessa de chanter.
Personne ne put le raccommoder, et l’empereur devint si triste, qu’il tomba gravement malade.
Mais, une nuit qu’il était près de mourir, il entendit soudain à côté de son lit une voix si mélodieuse, qu’il se sentit revenir à la vie.
C’était Bulbul qui chantait. Et Bulbul chanta jusqu’à ce que l’empereur fût complètement guéri.
-Oh ! Bulbul, dit l’empereur, ton plumage est moins joli, et tu ne chantes pas tout le temps comme l’autre ; mais tu es un ami, et tu viens quand on a besoin de toi.
Et l’empereur reconnaissant commanda pour Bulbul une cage d’or et une petite couronne de diamants.

SAPIN

Il y avait un petit sapin qui rêvait d’être mât de navire afin de voyager et de voir le monde.
Quand il fut grand, on l’abattit, on le dépouilla de son écorce, et il devint, selon son vœu, grand mât sur une frégate.
Mais il s’ennuyait à cause de la longueur et de la monotonie des traversées.
-Ah ! disait-il, comme il faisait bon dans ma forêt natale ! J’avais de la mousse à mes pieds et quelquefois des nids dans mes branches; et les petits enfants ramassaient mes aiguilles, et souvent ils dansaient des rondes en chantant autour de mon tronc. Et maintenant je suis tout sec, tout nu et tout seul. Ah ! si j’avais su ! Si seulement j’avais pu être mât de cocagne !
Et il soupira si fort, que tous les cordages en craquèrent.
Mais à ce moment un vol d’hirondelles passa au-dessus de la mer.
Elles venaient des pays du Nord et s’en allaient en Égypte.
Elles descendirent sur le navire et se posèrent sur le mât, qu’elles couvrirent presque entièrement de leurs ailes. Le mât entendit même leurs petits cœurs battre, et leurs plumes qui le frôlaient faisaient comme un bruissement de feuilles.
Il écoutait ce qu’elles disaient entre elles. Elles parlaient justement de son pays, d’où elles venaient. Et le pauvre sapin se sentit si heureux, qu’il s’endormit en se figurant qu’on l’avait ramené dans sa forêt.

TORTUE

Jean, Pierre et Paul étaient allés aux courses avec leurs parents. Ils avaient vu courir des chevaux, et cela les avait beaucoup amusés.
Rentrés à la maison, Jean dit à ses frères :
-Si nous faisions courir, nous aussi ?
-Mais nous n’avons pas de chevaux, répondit Pierre.
-Qu’est-ce que cela fait ? Nous avons chacun une tortue, et des tortues peuvent tout aussi bien courir que des chevaux ; plus lentement, voilà tout.
Chaque enfant alla donc chercher sa tortue. Puis ils choisirent trois beaux escargots, qui seraient les jockeys.
Jean apporta sa boîte à couleurs, et il peignit à chaque escargot une casaque différente, une jaune, une rouge, une verte.
Il voulut aussi leur fabriquer des casquettes. Mais les escargots dirent:
-Non, merci, et rentrèrent leurs cornes.
Les trois enfants préparèrent une piste dans le jardin, avec des poteaux au bout, et une tribune avec des roses et des œillets, qui figuraient les dames élégantes.
Puis ils alignèrent leurs trois tortues montées par les trois escargots, et Jean donna le signal du départ.
Mais, hélas ! aucune des trois tortues ne bougea.
Alors Pierre courut chercher son tambour, et Paul chatouilla la queue des tortues avec des brindilles.
Les tortues se décidèrent enfin à partir. Mais, au lieu d’aller droit devant elles, elles allaient à droite ou à gauche, et la tortue de Paul revint même en arrière.
Alors Jean eut une idée :
-Si nous mettions des salades au lieu de poteaux !
Et vite, au bout de la piste, les enfants plantèrent trois belles salades.
Quand les tortues virent cette appétissante verdure, elles se mirent en marche toutes seules, et celle de Jean avança si rapidement que son jockey, je veux dire son escargot, roula à terre.
Elle arriva la première au but ; et, pour sa récompense, on lui donna à manger les poteaux, je veux dire les salades, et même les roses et les œillets de la tribune, qui figuraient les dames élégantes.

UNIVERS

C’est un bien grand mot et une bien grande chose aussi ; car cela veut dire le monde entier.
Mais cela peut signifier aussi l’endroit où l’on vit, où l’on a ses habitudes et où l’on est heureux.
Ainsi, la salle à manger est l’univers de la mouche.
L’étang est l’univers du poisson.
La prairie est l’univers de la vache.
La forêt est l’univers du lapin.
Le village ou la ville est votre univers à vous, mes enfants ; et, quand vous serez grands, ce sera la France entière, avec ses mers, ses îles, ses colonies, et tout ce que vous saurez voir, et tout ce que vous saurez comprendre.

VIOLETTE

Vous savez, mes enfants, que les violettes sont l’emblème de la modestie. Car elles poussent dans les bois obscurs, à l’ombre d’autres plantes; et même elles cachent leur visage délicat derrière leurs grandes feuilles vertes, comme font les jeunes filles timides derrière leur éventail.
Or, un jour, un poète se promena dans une forêt où il y avait beaucoup de violettes qui embaumaient l’air délicieusement.
Grisé par ce parfum, il fit des vers en l’honneur de l’humble fleur des bois, et il les récita tout haut.
A ses pieds, une violette l’entendit. Elle crut qu’il ne parlait que pour elle, et de se savoir ainsi chantée par un poète, cela lui fit oublier toute modestie.
Elle allongea son cou derrière ses feuilles, tourna vaniteusement sa tête à gauche et à droite, et se mira avec complaisance dans une grosse goutte de rosée qui était restée pendue à un brin d’herbe.
-Ah ! disait-elle, que je suis jolie et que je sens bon ! Je dois être plus jolie que les autres fleurs, et mon parfum doit être plus agréable que tous les autres parfums de la forêt, puisque c’est sur moi seule que le poète a fait des vers.
Mais à ce moment passa la vieille fée des bois qui est la surveillante des fleurs.
Avec sa baguette, elle donna une tape sur la joue de la violette.
-Petite impudente ! dit-elle, rentrez sous votre feuille, et pour vous punir de votre vanité, je vous enlève votre parfum.
Violette fut désolée. Elle pleura tant, qu’une jeune fée, qui venait en
promenade de ce côté, eut pitié d’elle.
-Pauvre petite, dit-elle, je ne peux plus te rendre ton parfum ; mais, puisque tu as tant de chagrin, je fais de tes larmes des pétales plus clairs, des pétales mauves ; et du moins, si tu n’es pas odorante, tu seras plus jolie.
Et, ayant dit, la fée changea la violette des bois en une violette de Parme.
Et voilà pourquoi les violettes de Parme n’ont pas de parfum.

XAVIER

Le petit Xavier dit à ses petits camarades, Maurice et Jean :
-Jouons ! Je serai le cocher, Maurice sera le cheval, et Jean sera le chien qui aboie après la voiture.
Maurice fit très bien le cheval. Il hennissait, levait les pieds très haut et paraissait s’amuser beaucoup.
Alors Xavier dit :
-Je voudrais être le cheval.
-Comme tu voudras, dit le petit Maurice.
Le petit Jean, qui faisait toujours le chien, aboyait de toutes ses forces, courait à droite et à gauche, et semblait très content.
Alors Xavier dit :
-Je voudrais être le chien.
Mais sa mère, qui regardait jouer les trois enfants, dit à Xavier :
-Je crois bien que tu voudrais être à la fois le cocher, le cheval et le chien.
-Oh ! oui, dit Xavier.
-Mais on ne peut pas être tout. Il faut choisir.
-C’est bien ennuyeux.

YVONNE

Yvonne était une petite fille qui ne pouvait pas se tenir tranquille à table.
Elle gigotait, elle se penchait à droite, à gauche, en avant, en arrière ; elle descendait de sa chaise pour jouer avec le chien Médor, ou elle prenait la chatte Minouche sur ses genoux.
Sa mère la grondait, son père la punissait, mais Yvonne ne se corrigeait pas.
Un jour, c’était un dimanche, il y avait un très bon déjeuner, une crème au chocolat et beaucoup de gâteaux.
Yvonne avait promis d’être sage, parce qu’elle ne voulait pas être privée de dessert.
Au commencement, tout alla bien. Mais peu à peu la petite fille fut reprise par sa mauvaise habitude : elle se balança sur sa chaise, en avant et en arrière, tandis que le chien Médor et la chatte Minouche la regardaient avec un air de dire:
-Prends garde ! prends garde ! Nous connaissons quelqu’un qui va tomber.
Et en effet, tout à coup, elle perdit l’équilibre. Elle voulut se retenir à la
table ; elle se cramponna à la nappe, et patatras ! Tout se renversa sur elle et sur sa chaise, tout, les plats, les bouteilles, les verres, les fourchettes et la crème. Elle eut mal aux bras et aux jambes, et on dut l’emporter dans son lit.
Médor et Minouche se lamentèrent d’abord, puis ils se consolèrent en mangeant sous la table la crème et les gâteaux.

ZÉRO

Dans la vie, quand on n’est bon à rien, les autres vous appellent un «zéro».
Appliquez-vous donc à bien apprendre votre alphabet et à lire ces contes, et je vous jure qu’on ne dira jamais de vous:
-La petite Marie ? Le petit Jean ? Oh ! c’est un zéro.

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Œuvres de PAUL VERLAINE

POESIE FRANCAISE

PAUL VERLAINE
1844-1896

Oeuvre de Paul Verlaine Artgitato Frédéric_Bazille_-_Portrait_de_Paul_Verlaine_comme_une_Troubadour

Portrait de Paul Verlaine en troubadour
Frédérique Bazille
1868
Museum of Art – Dallas

 

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Œuvre de Paul Verlaine
 


Poèmes

PAUL VERLAINE Son Oeuvre Texte Poésie Artgitato

Tableaux et Caricatures
Gustave Courbet – Eugène Carrière – Frédérique Bazille
Paterne Berrichon – Félix Vallotton – Félix Régamey

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Romances sans paroles

Romances sans paroles Paul Verlaine Mikhaïl Vroubel Démon assis 1890

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Poèmes saturniens

Paul Verlaine Poèmes Saturniens Artgitato Mikhaïl Vroubel Séraphin à trois paires d'ailes Azraël 1904

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Fêtes Galantes

Fêtes Galantes Paul Verlaine Mickail Vroubel Huître Perlière 1904

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M. PAUL VERLAINE

ET LES POÈTES « SYMBOLISTES » & « DÉCADENTS »

I.

Peut-être, au risque de paraître ingénu, vais-je vous parler des poètes symbolistes et décadents. Pourquoi ? D’abord par un scrupule de conscience. Qui sait s’ils sont, autant qu’ils en ont l’air, en dehors de la littérature, et si j’ai le droit de les ignorer ? — Puis par un scrupule d’amour-propre. Je veux faire comme Paul Bourget, qui se croirait perdu d’honneur si une seule manifestation d’art lui était restée incomprise. — Enfin, par un scrupule de curiosité. Il se peut que ces poètes soient intéressants à étudier et à définir, et que leur personne ou leur œuvre me communique quelque impression non encore éprouvée. Mais, comme j’ai au fond l’esprit timide, j’ai besoin, avant de tenter l’aventure, de m’entourer de quelques précautions. Je m’abrite derrière deux hypothèses, invérifiables l’une et l’autre, et que je n’ai qu’à donner comme telles pour n’être point accusé soit de témérité, soit de snobisme.

Premièrement, je suppose que les poètes dits décadents ne sont point de simples mystificateurs. À dire vrai, je suis tenté de les croire à peu près sincères — non point parce qu’ils sont terriblement sérieux, solennels et pontifiants, mais parce que voilà déjà longtemps que cela dure, sans un oubli, sans une défaillance. Il ne leur est jamais échappé un sourire. Une mystification si soutenue, qui réclamerait un tel effort, et un effort si disproportionné avec le plaisir ou le profit qu’on en retire, serait, il me semble, au-dessus des forces humaines. Puis j’ai coudoyé quelques-uns de ces initiés, et j’ai eu, sur d’autres, des renseignements que j’ai lieu de croire exacts. Il m’a paru que la plupart étaient de bons jeunes gens, d’autant de candeur que de prétention, assez ignorants, et qui n’avaient point assez d’esprit pour machiner la farce énorme dont on les accuse et pour écrire par jeu la prose et les vers qu’ils écrivent. Enfin, leur ignorance même et la date de leur venue au monde (qui fait d’eux des esprits très jeunes lâchés dans une littérature très vieille, des sortes de barbares sensuels et précieux), leur vie de noctambules, l’abus des veilles et des boissons excitantes, leur désir d’être singuliers, la mystérieuse névrose (soit qu’ils l’aient, qu’ils croient l’avoir ou qu’ils se la donnent), il me semble que tout cela suffirait presque à expliquer leur cas et qu’il n’est point nécessaire de suspecter leur bonne foi.

Secondement, je suppose que le « symbolisme » ou le « décadisme » n’est pas un accident totalement négligeable dans l’histoire de la littérature. Mais j’ai sur ce point des doutes plus sérieux que sur le premier. Certes on avait déjà vu des maladies littéraires : le « précieux » sous diverses formes (à la Renaissance, dans la première moitié du XVIIe siècle, au commencement du XVIIIe), puis les « excès » du romantisme, de la poésie parnassienne et du naturalisme. Mais il y avait encore beaucoup de santé dans ces maladies ; même la littérature en était parfois sortie renouvelée. Et surtout la langue avait toujours été respectée dans ces tentatives. Les « précieux » et les « grotesques » du temps de Louis XIII, les romantiques et les parnassiens avaient continué de donner aux mots leur sens consacré, et se laissaient aisément comprendre. Il y a plus : les jeux d’un Voiture ou ceux d’un Cyrano de Bergerac exigeaient, pour être agréables, une grande précision et une grande propriété dans les termes. C’est la première fois, je pense, que des écrivains semblent ignorer le sens traditionnel des mots et, dans leurs combinaisons, le génie même de la langue française et composent des grimoires parfaitement inintelligibles, je ne dis pas à la foule, mais aux lettrés les plus perspicaces. Or je pourrais sans doute accorder quelque attention à ces logogriphes, croire qu’ils méritent d’être déchiffrés, et qu’ils impliquent, chez leurs auteurs, un état d’esprit intéressant, s’il m’était seulement prouvé que ces jeunes gens sont capables d’écrire proprement une page dans la langue de tout le monde ; mais c’est ce qu’ils n’ont jamais fait. Cependant, puisqu’une curiosité puérile m’entraîne à les étudier, je suis bien obligé de présumer qu’ils en valent la peine, et je maintiens ma seconde hypothèse.

II.

… En bien, non ! je ne parlerai pas d’eux, parce que je n’y comprends rien et que cela m’ennuie. Ce n’est pas ma faute. Simple Tourangeau, fils d’une race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de vingt années d’habitudes classiques et un incurable besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal préparé pour entendre leur évangile. J’ai lu leurs vers, et je n’y ai même pas vu ce que voyait le dindon de la fable enfantine, lequel, s’il ne distinguait pas très bien, voyait du moins quelque chose. Je n’ai pu prendre mon parti de ces séries de vocables qui, étant enchaînés selon les lois d’une syntaxe, semblent avoir un sens, et qui n’en ont point, et qui vous retiennent malicieusement l’esprit tendu dans le vide, comme un rébus fallacieux ou comme une charade dont le mot n’existerait pas…

  En ta dentelle où n’est notoire
Mon doux évanouissement,
Taisons pour l’âtre sans histoire
Tel vœu de lèvres résumant.

Toute ombre hors d’un territoire
Se teinte itérativement
À la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement…

J’ai pris ces vers absolument au hasard dans l’un des petits recueils symbolistes, et j’ai eu la naïveté de chercher, un quart d’heure durant, ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire. J’aurais mieux fait de passer ce temps à regarder les signes gravés sur l’obélisque de Louqsor ; car du moins l’obélisque est proche d’un fort beau jardin, et il est rose, d’un rose adorable, au soleil couchant… Si les vers que j’ai cités n’ont pas plus de sens que le bruit du vent dans les feuilles ou de l’eau sur le sable, fort bien. Mais alors j’aime mieux écouler l’onde ou le vent.

L’un d’eux, pourtant, nous a exposé ce qu’ils prétendaient faire dans une brochure modestement intitulée Traité du verbe, avec Avant-dire de Stéphane Mallarmé. On y voit qu’ils ont inventé (paraît-il) deux choses : le symbole et l’instrumentation poétique.

L’auteur du Traité du verbe nous explique ce que c’est que le symbole :

« Agitons que pour le repos vespéral de l’amante le poète voudrait le site digne qui exhalât vaporeusement le mot aimer.

« Or, en quête sous les ramures, il s’est lassé, et la nuit est venue sur la vanité de son espoir présomptueux : parmi l’air le plus pur de désastre, en le plus plaisant lieu une voix disparate, un pin sévèrement noir ou quelque rouvre de trop d’ans s’opposait à l’intégral salut d’amour, et la velléité dès lors inerte demeurait muette, sans même la conscience mélancolique de son mutisme.

« Voudras-tu, poète, te résigner ?

« Non, et les lieux inutiles reverront sa visite : les pierres nuées qui lui plurent, il les ordonnera négligemment en un parterre de mousse dont il garde le puéril souvenir : par son unique vouloir esseulées, hors de mille s’étrangeront là quelques ramures vertes virginalement sur de droits rêves, et perplexes quand sous elles il laissera qui prévalaient d’oiseaux tels rameaux morts gésir, et devinée mieux que vue aux dentelles des verdures amènera large et molle une rivière où des lis gigantesques : un torse nu de vierge en l’eau s’ornera d’une toison mêlée à l’heure d’un soleil saignant son or mourant.

« Alors pourra venir celle-là : et l’amante au seuil très noblement s’alanguira, comprenant, sa rougeur d’ange exquisement éparse parmi le doux soir, l’Hymen immortel mêlé d’oubli et d’appréhension qui de son murmure visible emplira le site créé. »

Cela veut dire, sauf erreur :

— Supposons que le poète veuille, pour que l’amante y dorme le soir, un paysage digne d’elle et qui fasse rêver d’amour. Ce paysage idéal, il le demandera vainement à la nature : toujours quelque détail disparate y rompra l’harmonie rêvée. Alors il fera son choix dans les matériaux que lui offre le monde réel. Il disposera à son gré les pierres nuancées ; il arrangera les ramures droites sur les troncs élancés ou pliants et chargés d’oiseaux ; il sèmera le gazon de branches mortes et laissera entrevoir, parmi la feuillée, une large rivière, avec de grands lis et un torse de vierge, etc.

Et plus loin :

« L’heure n’est étrange, désormais, de resserrer d’un nœud solide les preuves sans ire émises, violettes faveurs de mon songe. »

Cela veut dire : « Résumons-nous. »

« L’idée, qui seule importe, en la vie est éparse.

« Aux ordinaires et mille visions (pour elles-mêmes à négliger) où l’Immortelle se dissémine, le logique et méditant poète les lignes saintes ravisse, desquelles il composera la vision seule digne : le réel et suggestif SYMBOLE d’où, palpitante pour le rêve, en son intégrité nue se lèvera l’Idée première et dernière ou vérité. »

Cela signifie, je crois, en langage humain, que certaines formes, certains aspects du monde physique font naître en nous certains sentiments, et que, réciproquement, ces sentiments évoquent ces visions et peuvent s’exprimer par elles. Cela signifie aussi, par suite, que le poète ne copie pas exactement la réalité, mais ne lui emprunte que ce qui correspond, en elle, à l’impression qu’il veut traduire… Mais est-ce qu’il ne vous semble pas que nous nous doutions un peu de ces choses ?

L’invention des symbolistes consiste peut-être à ne pas dire quels sentiments, quelles pensées ou quels états d’esprit ils expriment par des images. Mais cela même n’est pas neuf. Un SYMBOLE est, en somme, une comparaison prolongée dont on ne nous donne que le second terme, un système de métaphores suivies. Bref, le symbole, c’est la vieille « allégorie » de nos pères. Horreur ! la pièce de Mme Deshoulières : « Dans ces prés fleuris… » est un symbole ! Et c’est un symbole que le Vase brisé, si vous rayez les deux dernières strophes.

Seulement, prenez garde : si vous les rayez, celles qui resteront seront toujours charmantes ; mais vous verrez qu’elles n’exprimeront plus rien de bien précis, qu’elles ne vous suggéreront plus que l’idée vague d’une brisure, d’une blessure secrète. Les symboles précis et clairs par eux-mêmes sont assez peu nombreux. Il est très vrai que la plus belle poésie est faite d’images, mais d’images expliquées. Si vous ôtez l’explication, vous ne pourrez plus exprimer que des idées ou des sentiments très généraux et très simples : naissance ou déclin d’amour, joie, mélancolie, abandon, désespoir… Et ainsi (c’est où je voulais en venir) le symbolisme devient extrêmement commode pour les poètes qui n’ont pas beaucoup d’idées.

Et voici la seconde découverte des symbolistes hagards.

On soupçonnait, depuis Homère, qu’il y a des rapports, des correspondances, des affinités entre certains sons, certaines formes, certaines couleurs et certains états d’âme. Par exemple, on sentait que les a multipliés étaient pour quelque chose dans l’impression de fraîcheur et de paix que donne ce vers de Virgile :

Pascitur in silva magna formosa juvenca.

On sentait que la douceur des u et la tristesse des é prolongés par des muettes contribuaient au charme de ces vers de Racine :

  Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

On n’ignorait pas que les sons peuvent être éclatants ou effacés comme les couleurs, tristes ou joyeux comme les sentiments. Mais on pensait que ces ressemblances et ces rapports sont un peu fuyants, n’ont rien de constant ni de rigoureux, et qu’ils nous sont pour le moins indiqués par le sens des mots qui composent la phrase musicale. Si les u et les é du distique de Racine nous semblent correspondre à des sons de flûte ou à des teintes de crépuscule, c’est bien un peu parce que ce distique exprime en effet une idée des plus mélancoliques.

Mais si l’on vous demandait à quels instruments de musique, à quelles couleurs, à quels sentiments correspondent exactement les voyelles et les diphtongues et leurs combinaisons avec les consonnes, vous seriez, j’imagine, fort empêché. Et si l’on vous disait que ce misérable Arthur Rimbaud a cru, par la plus lourde des erreurs, que la voyelle u était verte, vous n’auriez peut-être pas le courage de vous indigner ; car il vous paraît également possible qu’elle soit verte, bleue, blanche, violette et même couleur de hanneton, de cuisse de nymphe émue, ou de fraise écrasée.

Or écoutez bien ! A est noir, e blanc, i bleu, o rouge, u jaune.

Et le noir, c’est l’orgue ; le blanc, la harpe ; le bleu, le violon ; le rouge, la trompette ; le jaune, la flûte.

Et l’orgue exprime la monotonie, le doute et la simplesse (sic) ; la harpe, la sérénité ; le violon, la passion et la prière ; la trompette, la gloire et l’ovation ; la flûte, l’ingénuité et le sourire.

Et vous pourrez voir dans le Traité du verbe, déterminées avec la même précision et pour l’éternité, les nuances de son, de timbre, de couleur et de sentiment qui résultent des diverses combinaisons des voyelles entre elles ou avec les consonnes.

Faisons un acte de foi.

Le bon Sully-Prudhomme ne demandait pas mieux que de le faire. Il disait humblement à un jeune « instrumentiste » qui était venu lui rendre visite :

— Pardonnez-moi. J’essaye de comprendre ce que vous voulez faire. Vous ne considérez, n’est-ce pas, que la valeur musicale des mots, sans tenir compte de leur sens ?

Le bon jeune homme répondit :

— Nous en tenons compte dans une certaine mesure.

— Mais alors, dit Sully, prenez garde : vous allez être obscurs.

Dans quelle mesure les jeunes symbolards tiennent encore compte du sens des mots, c’est ce qu’il est difficile de démêler. Mais cette mesure est petite ; et, pour moi, je ne distingue pas bien les endroits où ils sont obscurs de ceux où ils ne sont qu’inintelligibles.

Pourtant, dans toute erreur il y a, comme dit Shakespeare, une âme de vérité. Si ces jeunes gens voulaient être raisonnables, s’ils ne gâtaient point par de damnables exagérations l’évangile qu’ils nous apportent, on s’apercevrait qu’ils ont fait deux belles découvertes et bien inattendues (car il n’y a guère plus de six mille ans qu’on les connaissait).

Ils ont découvert la métaphore et l’harmonie imitative !

III.

Est-ce à dire qu’il n’y eût plus rien à découvrir en poésie ?

Je ne dis pas cela. Il y avait quelque chose peut-être. Quoi ? je ne sais. Quelque chose de moins précis, de moins raisonnable, de moins clair, de plus chantant, de plus rapproché de la musique que la poésie romantique et parnassienne. Notre poésie a toujours trop ressemblé à de la belle prose. Ceux mêmes qui y ont mis le moins de raison en ont encore trop mis. Imaginez quelque chose d’aussi spontané, d’aussi gracieusement incohérent, d’aussi peu oratoire et discursif que certaines rondes enfantines et certaines chansons populaires, des séries d’impressions notées comme en rêve. Mais supposez en même temps que ces impressions soient très fines, très délicates et très poignantes, qu’elles soient celles d’un poète un peu malade, qui a beaucoup exercé ses sens et qui vit à l’ordinaire dans un état d’excitation nerveuse. Bref, une poésie sans pensée, à la fois primitive et subtile, qui n’exprime point des suites d’idées liées entre elles (comme fait la poésie classique), ni le monde physique dans la rigueur de ses contours (comme fait la poésie parnassienne), mais des états d’esprit où nous ne nous distinguons pas bien des choses, où les sensations sont si étroitement unies aux sentiments, où ceux-ci naissent si rapidement et si naturellement de celles-là qu’il nous suffit de noter nos sensations au hasard et comme elles se présentent pour exprimer par là même les émotions qu’elles éveillent successivement dans notre âme…

Comprenez-vous ?… Moi non plus. Il faut être ivre pour comprendre. Si vous l’êtes jamais, vous remarquerez ceci. Le monde sensible (toute la rue si vous êtes à Paris, le ciel et les arbres si vous êtes à la campagne) vous entre, si je puis dire, dans les yeux. Le monde sensible cesse de vous être extérieur. Vous perdez subitement le pouvoir de l’ « objectiver », de le tenir en dehors de vous. Vous éprouvez réellement qu’un paysage n’est, comme on l’a dit, qu’un état de conscience. Dès lors il vous semble que vous n’avez qu’à dire vos perceptions pour traduire du même coup vos sentiments, que vous n’avez plus besoin de préciser le rapport entre la cause et l’effet, entre le signe et la chose signifiée, puisque les deux se confondent pour vous… Encore une fois, comprenez-vous ? Moi je comprends de moins en moins ; je ne sais plus, j’en arrive au balbutiement. Je conçois seulement que la poésie que j’essaye de définir serait celle d’un solitaire, d’un névropathe et presque d’un fou, qui serait néanmoins un grand poète. Et cette poésie se jouerait sur les confins de la raison et de la démence.

Quant à l’homme de cette poésie, je veux que ce soit un être exceptionnel et bizarre. Je veux qu’il soit, moralement et socialement, à part des autres hommes. Je me le figure presque illettré. Peut-être a-t-il fait de vagues humanités ; mais il ne s’en est pas souvenu. Il connaît peu les Grecs, les Latins et les classiques français : il ne se rattache pas à une tradition. Il ignore souvent le sens étymologique des mots et les significations précises qu’ils ont eues dans le cours des âges ; les mots sont donc pour lui des signes plus souples, plus malléables qu’ils ne nous paraissent, à nous. Il a une tête étrange, le profil de Socrate, un front démesuré, un crâne bossué comme un bassin de cuivre mince. Il n’est point civilisé ; il ignore les codes et la morale reçue. On a vu dans le cénacle parnassien sa face de faune cornu, fils intact de la nature mystérieuse. Il s’enivrait, avec les autres, de la musique des mots, mais de leur musique seulement ; et il est resté un étranger parmi ces Latins sensés et lucides…

Un jour, il disparaît. Qu’est-il devenu ? Je vais jusqu’au bout de ma fantaisie. Je veux qu’il ait été publiquement rejeté hors de la société régulière. Je veux le voir derrière les barreaux d’une geôle, comme François Villon, non pour s’être fait, par amour de la libre vie, complice des voleurs et des malandrins, mais plutôt pour une erreur de sensibilité, pour avoir mal gouverné son corps et, si vous voulez, pour avoir vengé, d’un coup de couteau involontaire et donné comme en songe, un amour réprouvé par les lois et coutumes de l’Occident moderne. Mais, socialement avili, il reste candide. Il se repent avec simplicité, comme il a péché — et d’un repentir catholique, fait de terreur et de tendresse, sans raisonnement, sans orgueil de pensée : il demeure, dans sa conversion comme dans sa faute, un être purement sensitif…

Puis une femme, peut-être, a eu pitié de lui, et il s’est laissé conduire comme un petit enfant. Il reparaît, mais continue de vivre à l’écart. Nul ne l’a jamais vu ni sur le boulevard, ni au théâtre, ni dans un salon. Il est quelque part, à un bout de Paris, dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin, où il boit du vin bleu. Il est aussi loin de nous que s’il n’était qu’un satyre innocent dans les grands bois. Quand il est malade ou à bout de ressources, quelque médecin, qu’il a connu interne autrefois, le fait entrer à l’hôpital ; il s’y attarde, il y écrit des vers ; des chansons bizarres et tristes bruissent pour lui dans les plis des froids rideaux de calicot blanc. Il n’est point déclassé : il n’est pas classé du tout. Son cas est rare et singulier. Il trouve moyen de vivre dans une société civilisée comme il vivrait en pleine nature. Les hommes ne sont point pour lui des individus avec qui il entretient des relations de devoir et d’intérêt, mais des formes qui se meuvent et qui passent. Il est le rêveur. Il a gardé une âme aussi neuve que celle d’Adam ouvrant les yeux à la lumière. La réalité a toujours pour lui le décousu et l’inexpliqué d’un songe…

Il a bien pu subir un instant l’influence de quelques poètes contemporains ; mais ils n’ont servi qu’à éveiller en lui et à lui révéler l’extrême et douloureuse sensibilité, qui est son tout. Au fond, il est sans maître. La langue, il la pétrit à sa guise, non point, comme les grands écrivains, parce qu’il la sait, mais, comme les enfants, parce qu’il l’ignore. Il donne ingénument aux mots des sens inexacts. Et ainsi il passe auprès de quelques jeunes hommes pour un abstracteur de quintessence, pour l’artiste le plus délicat et le plus savant d’une fin de littérature. Mais il ne passe pour tel que parce qu’il est un barbare, un sauvage, un enfant… Seulement cet enfant a une musique dans l’âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues…

IV.

Les traits que je viens de rassembler par caprice et pour mon plaisir, je ne prétends pas du tout qu’ils s’appliquent à la personne de M. Paul Verlaine. Mais pourtant il me semble que l’espèce de poésie vague, très naïve et très cherchée, que je m’efforçais de définir tout à l’heure, est un peu celle de l’auteur des Poèmes saturniens et de Sagesse dans ses meilleures pages. La poésie de M. Verlaine représente pour moi le dernier degré soit d’inconscience, soit de raffinement, que mon esprit infirme puisse admettre. Au delà, tout m’échappe : c’est le bégayement de la folie ; c’est la nuit noire ; c’est, comme dit Baudelaire, le vent de l’imbécillité qui passe sur nos fronts. Parfois ce vent souffle et parfois cette nuit s’épanche à travers l’œuvre de M. Verlaine ; mais d’assez grandes parties restent compréhensibles ; et, puisque les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initiateur, peut-être qu’en écoutant celles de ses chansons qui offrent encore un sens à l’esprit, nous aurons quelque soupçon de ce que prétendent faire ces adolescents ténébreux et doux.

Dans leur ensemble, les Poèmes saturniens (comme beaucoup d’autres recueils de vers de la même époque) sont tout simplement le premier volume d’un poète qui a fréquenté chez Leconte de Lisle et qui a lu Baudelaire. Mais ce livre offre déjà certains caractères originaux.

On dirait d’abord que ce poète est, peu s’en faut, un ignorant. — Vous me répondrez que vous en connaissez d’autres, et que cela ne suffit pas pour être original. — Mais je suppose ce point admis que, malgré tout et en dépit de ce qui lui manque, M. Verlaine est un vrai poète. Disons donc que ce poète est souvent peu attentif au sens et à la valeur des signes écrits qu’il emploie, et que, d’autres fois, il se laisse prendre aux grands mots ou à ceux qui lui paraissent distingués.

J’ouvre le livre à la première page. Dans les vingt vers qui servent de préface, je lis que les hommes nés sous le signe de Saturne doivent être malheureux,

  Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d’une influence maligne.

Que veut dire ici le mot logique, je vous prie ? Je vois au même endroit que le sang de ces hommes

                                   Roule
En grésillant leur triste idéal qui s’écroule.

Voilà des métaphores qui ne se suivent guère. Je tourne la page. J’y lis que, dans l’Inde antique,

  Une connexité grandiosement alme
Liait le Kçhatrya serein au chanteur calme.

Je continue à feuilleter. Je trouve des « grils sculptés qu’alternent des couronnes » et « des éclairs distancés avec art », et de très nombreux vers comme celui-ci, qui unit d’une façon si choquante une expression scientifique et des mots de poète :

L’atmosphère ambiante a des baisers de soeur.

Ces bigarrures fâcheuses, ces dissonances baroques, vous les rencontrez à chaque instant chez M. Verlaine, et plus nombreuses d’un volume à l’autre. Chose inattendue, ce poète, que ses disciples regardent comme un artiste si consommé, écrit par moments (osons dire notre pensée) comme un élève des écoles professionnelles, un officier de santé ou un pharmacien de deuxième classe qui aurait des heures de lyrisme. Il y a une énorme lacune dans son éducation littéraire. La mienne, il est vrai, me rend peut-être plus sensible que de raison à ces insuffisances et à ces ridicules.

C’est amusant, après cela, de le voir faire l’artiste impeccable, le sculpteur de strophes, le monsieur qui se méfie de l’inspiration, — et écrire avec béatitude :

  À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement…
Ce qu’il nous faut, à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.

Mais cet écrivain si malhabile a pourtant déjà, je ne sais comment, des vers d’une douceur pénétrante, d’une langueur qui n’est qu’à lui et qui vient peut-être de ces trois choses réunies : charme des sons, clarté du sentiment et demi-obscurité des mots. Par exemple, il nous dit qu’il rêve d’une femme inconnue, qui l’aime, qui le comprend, qui pleure avec lui ; et il ajoute :

  Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil aux regards des statues,
Et pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

N’y regardez pas de trop près. « Les aimés que la vie exila », cela veut-il dire « ceux pour qui la vie fut un exil », ou « ceux qui ont été exilés de la vie, ceux qui sont morts » ? — « L’inflexion des voix chères qui se sont tues », qu’est-ce que cela ? Est-ce l’inflexion qu’avaient ces voix ? ou l’inflexion qu’elles ont maintenant quoiqu’elles se taisent, celle qu’elles ont dans le souvenir ? — En tous cas, ce que ces vers équivoques nous communiquent clairement, c’est l’impression de quelque chose de lointain, de disparu, et que nous pouvons seulement rêver. Et l’on m’a dit que ces vers étaient délicieux, et je l’ai cru.

De la douceur ! de la douceur ! de la douceur !

— Qu’est cela ? direz-vous. Une phrase de vaudeville, sans doute ? Cela rappelle le « bénin, bénin », de M. Fleurant. — Point. C’est un vers plein d’ingénuité par où commence un sonnet très tendre. Et ce sonnet est joli, et j’en aime les deux tercets :

  Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’oliphant.
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse.

J’aime aussi la Chanson d’automne, quoique certains mots (blême et suffocant) ne soient peut-être pas d’une entière propriété et s’accordent mal avec la « langueur » exprimée tout de suite avant :

  Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
De çà, de là,
Pareil à la
Feuille morte.

(Mais, j’y pense, la douceur triste de l’automne comparée aux longs sanglots des violons, c’est bien une de ces assimilations que l’auteur du Traité du verbe croit avoir inventées. Or, me reportant à ce mystérieux traité, j’y vois que les sons o et on correspondent aux « cuivres glorieux », et non pas aux violons : que ceux-ci sont représentés par les voyelles e, é, è, et par les consonnes s et z, et qu’ils traduisent non pas la tristesse, mais la passion et la prière… À qui donc entendre ?)

V.

Nous n’avons encore vu, dans M. Verlaine, qu’un poète élégiaque inégal et court, d’un charme très particulier çà et là. Mais déjà dans les Poèmes saturniens se rencontrent des poésies d’une bizarrerie malaisée à définir, qui sont d’un poète un peu fou ou qui peut-être sont d’un poète mal réveillé, le cerveau troublé par la fumée des rêves ou par celle des boissons, en sorte que les objets extérieurs ne lui arrivent qu’à travers un voile et que les mots ne lui viennent qu’à travers des paresses de mémoire.

Écoutez d’abord ceci :

  La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus ;
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu’un basson.
Au loin un matou frileux et discret
Miaulait d’étrange et grêle façon.

Moi, j’allais rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.

Et puis c’est tout. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est une impression. C’est l’impression d’un monsieur qui se promène dans une rue de Paris la nuit, et qui songe à Platon et à Salamine, et qui trouve drôle de songer à Salamine et à Platon « sous l’œil des becs de gaz ». — Pourquoi est-ce drôle ? — Je ne sais pas. Peut-être parce que Platon est mort voilà plus de deux mille ans et parce qu’un coin de rue parisienne est extrêmement différent de l’idée que nous nous faisons du Pnyx ou de l’Acropole. — Mais, à ce compte, tout est drôle. — Parfaitement. Un poète selon la plus récente formule est avant tout un être étonné. — Mais ce monsieur qui est si fier de penser à Platon en flânant sur le trottoir, l’a-t-il lu ? — À la vérité, je ne crois pas. — Mais le paysage nocturne qu’il nous décrit n’est-il pas difficile à concevoir ? « Plaquer des teintes de zinc par angles obtus », cela n’a aucun sens. Voit-on si nettement la fumée des toits, la nuit, surtout quand les becs de gaz sont allumés ? Et cette fumée a-t-elle jamais la forme d’un cinq, surtout quand il fait du vent (« La bise pleurait ») ? Et, si la lune éclaire, comment le ciel peut-il être « gris » ? Et, si le matou qu’on entend est « discret », comment peut-il miauler « d’étrange façon » ? Il y a dans tout cela bien des mots mis au hasard. — Justement. Ils ont le sens qu’a voulu le poète, et ils ne l’ont que pour lui. Et, de même, lui seul sent le piquant du rapprochement de Platon et des becs de gaz. Mais il ne l’explique pas, il en jouit tout seul. La poésie nouvelle est essentiellement subjective. — Tant mieux pour elle. Mais cette poésie nouvelle n’est alors qu’une sorte d’aphasie. — Il se peut.

Enfin, voici un exemple de poésie proprement symboliste (je ne dis pas symbolique, car la poésie symbolique, on la connaissait déjà, c’était celle que l’on comprenait) :

  Le souvenir avec le crépuscule
Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
De l’espérance en flamme qui recule
Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
Mystérieuse, où mainte floraison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule —
S’élance autour d’un treillis et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule, —
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pâmoison
Le souvenir avec le crépuscule.

Saisissez-vous ? On conçoit qu’il y ait un rapport, une ressemblance entre le souvenir et le crépuscule, entre la mélancolie du couchant, du jour qui se meurt, et la tristesse qu’on éprouve à se rappeler le passé mort. Mais entre le crépuscule et l’espérance ? Comment l’esprit du poète va-t-il de l’un à l’autre ? Sans doute le crépuscule peut figurer le souvenir parce qu’il est triste comme lui ; et il peut (plus difficilement) figurer aussi l’espérance parce qu’il est encore lumineux et qu’il a quelquefois des couleurs éclatantes et paradisiaques ; mais comment peut-il figurer les deux à la fois ? Et « le souvenir rougeoyant avec le crépuscule à l’horizon de l’espérance », qu’est-ce que cela signifie, dieux justes ? La « maladive exhalaison de parfums lourds » (les parfums du dahlia et de la tulipe ?), c’est, si vous voulez, le souvenir ; mais « l’immense pâmoison », ce serait plutôt l’espérance… Ô ma tête !…

Jadis, quand on traduisait un état moral par une image empruntée au monde extérieur, chacun des traits de cette image avait sa signification, et le poète aurait pu rendre compte de tous les détails de sa métaphore, de son allégorie, de son symbole. Mais ici le poète exprime par une seule image deux sentiments très distincts ; puis il la développe pour elle-même où plutôt la laisse se développer avec une sorte de caprice languissant. En réalité, il note sans dessein, sans nul souci de ce qui les lie, les sensations et les sentiments qui surgissent obscurément en lui, un soir, en regardant le ciel rouge encore du soleil éteint. «… Crépuscule ; souvenir… Il rougeoie ; espérance… Il fleurit ; dahlia, lis, tulipe, renoncule ; treillis de serre ; parfums chauds… On pâme, on s’endort… ; souvenir ; crépuscule… » Ni le rapport entre les images et les idées, ni le rapport des images entre elles n’est énoncé. Et avec tout cela (relisez, je vous prie), c’est extrêmement doux à l’oreille. La phrase, avec ses reprises de mots, ses rappels de sons, ses entrelacements et ses ondoiements, est d’une harmonie et d’une mollesse charmantes. L’unité de cette petite pièce n’est donc point dans la signification totale des mots assemblés, mais dans leur musique et dans la mélancolie et la langueur dont ils sont tout imprégnés. C’est la poésie du crépuscule exprimée dans le songe encore, avant la réflexion, avant que les images et les sentiments que le crépuscule éveille n’aient été ordonnés et liés par le jugement. C’est presque de la poésie avant la parole : c’est de la poésie de limbes, du rêve écrit.

VI.

Comme je cherche dans M. Verlaine, non ce qu’il a écrit de moins imparfait, mais ce qu’il a écrit de plus singulier, je ne m’arrêterai pas aux Fêtes galantes ni à la Bonne Chanson, — La Bonne Chanson, ce sont de courtes poésies d’amour, presque toutes très touchantes de simplicité et de sincérité, avec, quelquefois, des obscurités dont on ne sait si ce sont des raffinements de forme ou des maladresses. — Les Fêtes galantes, ce sont de petits vers précieux que l’ingénu rimeur croit être dans le goût du siècle dernier. Vous ne sauriez imaginer quelle chose bizarre et tourmentée est devenu le XVIIIe siècle, en traversant le cerveau troublé du pauvre poète. Je n’en veux qu’un exemple :

  Mystiques barcaroles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux
Couleur des cieux..

Puisque l’arome insigne
De ta candeur de cygne,
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbe d’anges défunts,
Tons et parfums,

À sur d’almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cour subtil ( ?),
Ainsi soit-il !

Ce petit morceau est intitulé : À Climène. Il ne rappelle que de fort loin Bernis ou Dorat.

VII.

Dix ans après… Le poète a péché, il a été puni, il s’est repenti. Dans sa détresse, il s’est tourné vers Dieu. Quel Dieu ? Celui de son enfance, celui de sa première communion, tout simplement. Il reparaît donc avec un volume de vers, Sagesse, qu’il publie chez Victor Palmé, l’éditeur des prêtres. C’est un des livres les plus curieux qui soient, et c’est peut-être le seul livre de poésie catholique (non pas seulement chrétienne ou religieuse) que je connaisse.

Il est certain qu’un des phénomènes généraux qui ont marqué ce siècle, c’est la décroissance du catholicisme. La littérature, prise dans son ensemble, n’est même plus chrétienne. Et pourtant — avez-vous remarqué ? — les artistes qui passent pour les plus rares et les plus originaux de ce temps, ceux qui ont été vénérés et imités dans les cénacles les plus étroits, ont été catholiques ou se sont donnés pour tels. Rappelez-vous seulement Baudelaire et M. Barbey d’Aurevilly.

Pourquoi ont-ils pris cette attitude (car on sait d’ailleurs qu’ils n’ont point demandé au catholicisme la règle de leurs mœurs et qu’ils n’en ont point observé, sinon par caprice, les pratiques extérieures) ? — J’ai essayé de le dire au long et à plusieurs reprises[3]. En deux mots, ils ont sans doute été catholiques par l’imagination et par la sympathie, mais surtout pour s’isoler et en manière de protestation contre l’esprit du siècle qui est entraîné ailleurs, — par dédain orgueilleux de la raison dans un temps de rationalisme, — par un goût de paradoxe, — par sensualité même, — enfin par un artifice et un mensonge où il y a quelque chose d’un peu puéril et à la fois très émouvant : ils ont feint de croire à la loi pour goûter mieux le péché « que la loi a fait », selon le mot de saint Paul : péché de malice et péché d’amour… Catholiques non pas pour rire, mais pour jouir, dilettantes du catholicisme, qui ne se confessent point et auxquels, s’ils se confessaient, un prêtre un peu clairvoyant et sévère hésiterait peut-être à donner l’absolution.

Mais il ne la refuserait point à M. Paul Verlaine. Voilà des vers vraiment pénitents et dévots, des prières, des « actes de contrition », des « actes de bon propos » et des « actes de charité ». Le poète pense humblement et docilement, ce qui est le vrai signe du bon catholique. Il est si sincère qu’il raille les libres penseurs et les républicains sur le ton d’un curé de village et conclut son invective contre la science comme ferait un rédacteur de l’Univers : le seul savant, c’est encore Moïse.

Il pleure la mort du prince impérial, parce que le prince fut bon chrétien, et il se repent de l’avoir méconnu :

  Mon âge d’homme, noir d’orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse…..
Maintenant j’aime Dieu dont l’amour et la foudre
M’ont fait une âme neuve !…

Il adresse son salut aux Jésuites expulsés :

Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu !
Vous êtes l’espérance !

Il chante la sainte Vierge dans un fort beau cantique :

  Je ne veux plus aimer que ma mère Marie,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car, comme j’étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains
Et m’enseigna les mots par lesquels on adore…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et tous ces bons efforts vers les croix et les plaies,
Comme je l’invoquais, elle en ceignit mes reins.

Ses idées sur l’histoire sont d’une âme pieuse. Il regrette de n’être pas né du temps de Louis Racine et de Rollin, quand les hommes de lettres servaient la messe et chantaient aux offices,

  Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L’ombre douce et la paix de ses coiffes de lin.

Puis il se ravise, et, dans une belle horreur de l’hérésie :  Non : il fut gallican, ce siècle, et janséniste !

Il lui préfère « le moyen âge énorme et délicat ; » il voudrait y avoir vécu, avoir été un saint, avoir eu haute théologie et solide morale.

Bref, la foi la plus naïve, la plus soumise ; nous sommes à cent lieues du christianisme littéraire, de la vague religiosité romantique. M. Paul Verlaine a avec Dieu des dialogues comparables (je le dis sérieusement) à ceux du saint auteur de l’Imitation. Il échange avec le Christ des sonnets pieux, des sonnets ardents et qui, si l’on n’était arrêté çà et là par les maladresses et les insuffisances de l’expression, seraient d’une extrême beauté. Dieu lui dit : « Mon fils, il faut m’aimer. » Et le poète répond : « Moi, vous aimer ! Je tremble et n’ose. Je suis indigne. » Et Dieu reprend : « Il faut m’aimer. » Mais ici je ne puis me tenir de citer encore ; car, à mesure que le dialogue se développe, la forme en devient plus irréprochable, et je crois bien que les derniers sonnets contiennent quelques-uns des vers les plus pénétrants et les plus religieux qu’on ait écrits :

  — Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté.

— Seigneur, j’ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment,
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

  Ô justice que la vertu des bons redoute ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L’humiliation d’une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise
Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi ;

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t’y bénirai d’un repas délectable
Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère
D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre.
D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison,

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,
D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi…,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et, pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encor d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larme
D’une joie extraordinaire ; votre voix

  Me fait comme du bien et du mal à la fois ;
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi ;
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

Plein d’une humble prière, encor qu’un trouble immense
Brouille l’espoir que votre voix me révéla,
Et j’aspire en tremblant.
— Pauvre âme, c’est cela !

Avez-vous rencontré, fût-ce chez sainte Catherine de Sienne ou chez sainte Thérèse, plus belle effusion mystique ? Et pensez-vous qu’un saint ait jamais mieux parlé à Dieu que M. Paul Verlaine ? À mon avis, c’est peut-être la première fois que la poésie française a véritablement exprimé l’amour de Dieu.

Sentiment singulier quand on y songe, difficile à comprendre, difficile à éprouver dans sa plénitude. M. Paul Verlaine s’écrie avec saint Augustin : « Mon Dieu ! vous si haut, si loin de moi, comment vous aimer ? » En réalité, ce qu’il traduit ainsi, ce n’est pas l’impossibilité d’aimer Dieu, mais celle de le concevoir tel qu’il puisse être aimé, ou (ce qui revient au même) l’impuissance à l’imaginer dès qu’on essaye de le concevoir comme il doit être : principe des choses, éternel, omnipotent, infini… Comment donc faire ? comment aimer d’amour ce qui n’a pas de limites ni de formes ? L’âme croyante n’arrive à se satisfaire là-dessus que par une illusion. Elle croit concevoir un Dieu infini en lui prêtant une bonté, une justice infinies, etc., et elle ne s’aperçoit point qu’elle le limite par là et que ces vertus n’ont un sens que chez des êtres bornés, en rapport les uns avec les autres. Et pourtant je vous défie de trouver mieux, car pensez : il faut que Dieu soit infini pour être Dieu, et il faut qu’il soit fini pour communiquer avec nous. Au fond, on n’aime Dieu que si on se le représente, sans s’en rendre compte, comme la meilleure et la plus belle créature qu’il nous soit donné de rêver et comme une merveilleuse âme humaine qui gouvernerait le monde.

Mais cette illusion est un grand bienfait. Car, en permettant d’aimer Dieu déraisonnablement, comme on aime les créatures, elle résout toutes les difficultés qui naissent dans notre esprit du spectacle de l’univers. Elle répond à tous les « pourquoi. » Pourquoi le monde est-il inintelligible ? Pourquoi le partage inégal des biens et des maux ? Pourquoi la douleur ? On aurait peine à pardonner ces choses à un Dieu que l’on concevrait rationnellement et que, par suite, on n’aimerait point : on en remercie le Dieu que l’on conçoit tout de travers, mais qu’on aime. Tout ce qu’il fait est bon, parce que nous le voulons ainsi. Toute souffrance est bénie, non comme équitable, mais comme venant de lui. Tout est bien, non parce qu’il est juste et bon, mais parce que nous l’aimons et que notre amour le déclare juste et bon quoi qu’il fasse. C’est donc notre amour qui crée sa sainteté. Remarquez que c’est exactement le parti pris héroïque et fou des amoureux romanesques, des chevaliers de la Table ronde ou des bergers de l’Astrée, ce qui les rendait capables d’immoler à leur maîtresse non seulement leur intérêt, mais leur raison, et d’accepter ses plus injustifiables caprices comme des ordres absolus et sacrés. Tant il est vrai qu’il n’y a qu’un amour ! Et, de fait, toutes les épithètes que l’auteur de l’Imitation donne à l’amour de Dieu conviennent aussi à l’amour de la femme. Le dévot aime, sous le nom de Dieu, la beauté et la bonté des choses finies d’où il a tiré son idéal, — et le chevalier mystique aimait cet idéal à travers et par delà la forme finie de sa maîtresse. On s’explique maintenant que l’amour divin donne à ceux qui en sont pénétrés la force d’accomplir les plus grands sacrifices apparents, de pratiquer la chasteté, la pauvreté, le détachement ; car ces sacrifices d’objets terrestres, nous les faisons à un idéal qu’une expérience terrestre a lentement composé : c’est donc encore à nous-mêmes que nous nous sacrifions.

Aimer Dieu, c’est aimer l’âme humaine agrandie avec la joie de l’agrandir toujours et de mesurer notre propre valeur à cet accroissement — et aussi avec l’angoisse de voir cette création de notre pensée s’évanouir dans le mystère et nous échapper. Nul sentiment ne doit être plus fort. Et cela, surtout dans la religion catholique, où la raison ne garde point, comme dans d’autres religions des sortes de demi-droits honteux, mais se soumet toute à l’amour. On comprend dès lors que, pour une âme purement sensitive et aimante comme celle de M. Paul Verlaine, le catholicisme ait été un jour la seule religion possible, le refuge unique après des misères et des aventures où déjà sa raison avait pris l’habitude d’abdiquer.

Ô les douces choses que sa piété lui inspire !

     Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !…

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté, c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue…

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n’est meilleur â l’âme
Que de faire une âme moins triste…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je ne me souviens plus que du mal que j’ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes malheurs, selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n’ai rien retenu que la bonté de Dieu.

Et sur la femme, auxiliatrice de Dieu, sur la femme qui console, apaise

et purifie :

Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal…
Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix !…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Remords si chers, peine très bonne,
Rêves bénis, mains consacrées,
Ô ces mains, ces mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !
. . . . . . . . . . . . . . . .
Et j’ai revu l’enfant unique…
Et tout mon sang chrétien chanta la chanson pure.

J’entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce ! Enfin, je sais ce qu’est entendre et voir,
J’entends, je vois toujours ! Voix des bonnes pensées

Innocence ! avenir ! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez mes yeux !

Hélas ! toutes ces chansons ne sont pas claires. Mais ici il faut distinguer. Il y a celles qu’on ne comprend pas parce qu’elles sont obscures, sans que le poète l’ait voulu, — et celles qu’on ne comprend pas parce qu’elles sont inintelligibles et qu’il l’a voulu ainsi. Je préfère de beaucoup ces dernières. En voici une :

  L’espoir luit, comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?

Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,

  Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors. L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ?

Comprenez-vous ? Quelle suite y a-t-il dans ces idées ? Quel lien entre ces phrases ? Qui est-ce qui parle ? Où cela se passe-t-il ? On ne sait pas d’abord. On sent seulement que cela est doux, tendre, triste, et que plusieurs vers sont exquis. Longtemps je n’ai pu comprendre ce sonnet — et je l’aimais pourtant. À force de le relire, voici ce que j’ai trouvé.

Midi, l’été. Le poète est entré dans un cabaret, au bord de la grand’route poudreuse, avec une femme, celle qui l’a accueilli après ses fautes et ses malheurs et dont il invoque si souvent les belles petites mains. La chaleur est accablante. Le poète a bu du vin bleu ; il est ivre, il est morne. Et alors il entend la voix de sa compagne. Que dit-elle ?

Ce qui rend le sonnet difficile à saisir, c’est que l’expression de sentiments assez clairs en eux-mêmes y est coupée de menus détails, très précis, mais dont on ne sait d’où ils viennent ni à quoi ils sont empruntés. Quand on a trouvé que le lieu est un cabaret, tout s’explique assez aisément.

Premier quatrain. La voix dit : « Ne sois pas si triste. Espère. L’espérance luit dans le malheur comme un brin de paille dans l’étable. » Pourquoi cette comparaison — très juste d’ailleurs, mais si inattendue ? C’est que nous sommes, comme j’ai dit, dans une auberge de campagne. Sans doute une des portes de la salle donne sur l’étable où sont les vaches et le cheval, et, dans l’obscurité, des pailles luisent parmi la litière…

Mais, tandis que la voix parle, le poète, complètement abruti, regarde d’un air effaré une guêpe qui bourdonne autour de son verre. « N’aie pas peur, lui dit sa compagne : des guêpes, il y en a toujours dans cette saison. On a beau fermer les volets : toujours quelque fente laisse passer un rayon qui les attire. Tu ferais mieux de dormir… »

Second quatrain. « Tu ne veux pas ? » Ici le poète ouvre et ferme, d’un air de malaise, sa bouche pâteuse. — « Allons, bois un bon verre d’eau fraîche, et dors. » Le reste va de soi.

Premier tercet. — La voix s’adresse à la cabaretière qui tourne autour de la table et fait du bruit. Elle la prie de s’éloigner. — La fin est limpide. Le sonnet se termine par un souvenir et un espoir. « Les roses de septembre » marquent sans doute le commencement du dernier amour du poète. — Relisez maintenant, et dites si toute la pièce n’est pas adorable !

VIII.

  Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Si quelqu’un s’est peu soucié de ce vieux précepte, c’est M. Paul Verlaine. On pourrait presque dire qu’il est le seul poète qui n’ait jamais exprimé que des sentiments et des sensations et qui les ait traduits uniquement pour lui ; ce qui le dispense d’en montrer le lien, car lui le connaît. Ce poète ne s’est jamais demandé s’il serait compris, et jamais il n’a rien voulu prouver. Et c’est pourquoi, Sagesse à part, il est à peu près impossible de résumer ses recueils, d’en donner la pensée abrégée. On ne peut les caractériser que par l’état d’âme dont ils sont le plus souvent la traduction : demi-ivresse, hallucination qui déforme les objets et les fait ressembler à un rêve incohérent ; malaise de l’âme qui, dans l’effroi de ce mystère, a des plaintes d’enfant ; puis langueur, douceur mystique, apaisement dans la conception catholique de l’univers acceptée en toute naïveté…

Vous trouverez dans Jadis et naguère, de vagues contes sur le diable. Le poète appelle cela des « choses crépusculaires. » C’est dans Echatane. Des Satans sont en fête. Mais un d’eux est triste ; il propose aux autres de supprimer l’enfer, de se sacrifier à l’amour universel, et alors les démons mettent le feu à la ville, et il n’en reste rien ; mais

  On n’avait pas | agréé le sacrifice.
Quelqu’un de fort | et de juste assurément
Sans peine avait | su démêler la malice
Et l’artifice | en un orgueil qui se ment ( ?).

Une comtesse a tué son mari, de complicité avec son amant. Elle est en prison, repentie, et elle tient la tête de l’époux dans ses mains. Cette tête lui parle : « J’étais en état de péché mortel quand tu m’as tué. Mais je t’aime toujours. Damne-toi pour que nous ne soyons plus séparés. » La comtesse croit que c’est le diable qui la tente. Elle crie : « Mon Dieu ! mon Dieu, pitié ! » Et elle meurt, et son âme monte au ciel. — Une femme est amoureuse d’un homme qui est le diable. Il l’a ruinée et la maltraite. Elle l’aime toujours. Elle lui dit : « Je sais qui tu es. Je veux être damnée pour être toujours avec toi. » Mais il la raille et s’en va. Alors elle se tue. Ici, une idée fort belle : elle ne savait pas que l’enfer, c’est l’absence.

Les autres contes sont à l’avenant. On croit comprendre ; puis le sens échappe. C’est qu’il n’y a rien à comprendre — sinon que le diable est toujours méchant quoi qu’il fasse, et qu’il ne faut pas l’écouter, et qu’il ne faut pas l’aimer, encore que cela soit bien tentant…

Si les récits sont vagues, que dirons-nous des simples notations d’impressions ? Car c’est à cela que se réduit de plus en plus la poésie de M. Paul Verlaine. Lisez Kaléidoscope :

  Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu ;
Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !
Ce sera comme quand on ignore des causes :
Un lent réveil après bien des métempsycoses ;
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois

Dans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où des cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.

Ce sera si fatal qu’on en croira mourir…

Vraiment, ce sont là des séries de mots comme on en forme en rêve… Vous avez dû remarquer ? Quelquefois, en dormant, on compose et l’on récite des vers que l’on comprend, et que l’on trouve admirables. Quand, d’aventure, on se les rappelle encore au réveil, plus rien…, l’idée s’est évanouie. C’est que, dans le sommeil, on attachait à ces mots des significations particulières qu’on ne retrouve plus ; on les unissait par des rapports qu’on ne ressaisit pas davantage. Et, si l’on s’y applique trop longtemps, on en peut souffrir jusqu’à l’angoisse la plus douloureuse…

Mais, en y réfléchissant, je crois que si on relit Kaléidoscope, on verra que l’obscurité est dans les choses plus que dans les mots ou dans leur assemblage. Le poète veut rendre ici un phénomène mental très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu’on n’a jamais vu. Cela vous est-il arrivé quelquefois ? On croit se souvenir ; on veut poursuivre et préciser une réminiscence très confuse, mais dont on est sûr pourtant que c’est bien une réminiscence ; et elle fuit et se dissout à mesure, et cela devient atroce. C’est à ces moments-là qu’on se sent devenir fou. Comment expliquer cela ? Oh ! que nous nous connaissons mal ! C’est que notre vie intellectuelle est en grande partie inconsciente. Continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s’y emmagasinent sans que nous en soyons avertis. À certains moments, sous un choc extérieur, ces impressions ignorées de nous se réveillent à demi : nous en prenons subitement conscience, avec plus ou moins de netteté, mais toujours sans être informés d’où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclaircir ni les ramener à leur cause. Et c’est de cette ignorance et de cette impuissance que nous nous inquiétons. Ce demi-jour soudainement ouvert sur tout ce que nous portons en nous d’inconnu nous fait peur. Nous souffrons de sentir que ce qui se passe en nous à cette heure ne dépend pas de nous, et que nous ne pouvons point, comme à l’ordinaire, nous faire illusion là-dessus…

Il y a quelque chose de profondément involontaire et déraisonnable dans la poésie de M. Paul Verlaine. Il n’exprime presque jamais des moments de conscience pleine ni de raison entière. C’est à cause de cela souvent que sa chanson n’est claire (si elle l’est) que pour lui-même.

IX.

De même, ses rythmes, parfois, ne sont saisissables que pour lui seul. Je ne parle pas des rimes féminines entrelacées, des allitérations, des assonances dans l’intérieur du vers, dont nul n’a usé plus fréquemment ni plus heureusement que lui. Mais il emploie volontiers des vers de neuf, de onze et de treize syllabes. Ces vers impairs, formés de deux groupes de syllabes qui soutiennent entre eux des rapports de nombre nécessairement un peu compliqués (3 et 6 ou 4 et 5 ; 4 et 7 ou 5 et 6 ; 5 et 8), ont leur cadence propre, qui peut plaire à l’oreille tout en l’inquiétant. Boiteux, ils plaisent justement parce qu’on les sent boiteux et parce qu’ils rappellent, en la rompant, la cadence égale de l’alexandrin. Mais, pour que ce plaisir dure et même pour qu’il soit perceptible, il faut que ces vers boitent toujours de la même façon. Or, au moment où nous allions nous habituer à un certain mode de claudication, M. Verlaine en change tout à coup, sans prévenir. Et alors nous n’y sommes plus. Sans doute, il peut dire : De même que le souvenir de l’alexandrin vous faisait sentir la cadence rompue de mes vers, ainsi le souvenir de celle-ci me fait sentir la nouvelle cadence irrégulière que j’y ai substituée. Soit ; — mais notre oreille à nous ne saurait s’accommoder si rapidement à des rythmes si particuliers et qui changent à chaque instant. Ce caprice dans l’irrégularité même équivaut pour nous à l’absence de rythme. Voici des vers de treize syllabes :

  Londres fume et cri | e. Oh ! quelle ville de la Bible !
Le gaz flambe et na | ge et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons | dans leur ratatinement terrible
Épouvan | tent comme un sénat | de petites vieilles.

Les deux premiers vers sont coupés après la cinquième syllabe, le vers suivant est coupé après la quatrième ; le dernier, après la troisième ou

la huitième. — Et voici des vers de onze syllabes :

Dans un palais | soie et or, dans Echatane,
De beaux démons |, des satans adolescents,
Au son d’une musi | que mahométane
Font liti | ère aux sept péchés | de leurs cinq sens.

Les deux premiers vers semblent coupés après la quatrième syllabe ; soit. Mais le suivant est coupé (fort légèrement) après la sixième, et l’autre après la troisième ou la septième.

D’autres fois, quand M. Verlaine emploie les vers de dix syllabes, il les coupe tantôt après la cinquième, tantôt après la quatrième syllabe. C’est-à-dire qu’il mêle des rythmes d’un caractère non seulement différent, mais opposé.

  Aussi bien pourquoi | me mettrais-je à geindre ? (5, 5)
Vous ne m’aimez pas |, l’affaire est conclue,
Et, ne voulant pas | qu’on ose me plaindre,
Je souffrirai | d’une âme résolue (4, 6).

Ainsi, dans la plus grande partie de l’œuvre poétique de M. Verlaine, les rapports de nombre entre les hémistiches varient trop souvent pour nos faibles oreilles. Maintenant, si le poète chante pour être entendu de lui seul, c’est bon, n’en parlons plus. Laissons-le à ses plaisirs solitaires et allons-nous-en.

X.

Non, restons encore un peu ; car, avec tout cela, M. Paul Verlaine est un rare poète. Mais il est double. D’un côté, il a l’air très artificiel. Il a un « art poétique » tout à fait subtil et mystérieux (qu’il a, je crois, trouvé sur le tard) :

  De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’indécis au précis se joint…

Car nous voulons la nuance encor
Pas la couleur, rien que la nuance
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve, et la flûte au cor…

D’autre part, il est tout simple :

  Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

C’est peut-être par cette ingénuité qu’il plaît tant à la longue. À force de l’étudier et même de le condamner, sa douce démence me gagne. Ce que je prenais d’abord pour des raffinements prétentieux et obscurs, j’en viens à y voir (quoi qu’il en dise lui-même) des hardiesses maladroites de poète purement spontané, des gaucheries charmantes. Puis il a des vers qu’on ne trouve que chez lui, et qui sont des caresses. J’en pourrais citer beaucoup. Et comme ce poète n’exprime ses idées et ses impressions que pour lui, par un vocabulaire et une musique à lui, — sans doute, quand ces idées et ces impressions sont compliquées et troubles pour lui-même, elles nous deviennent, à nous, incompréhensibles ; mais quand, par bonheur, elles sont simples et unies, il nous ravit par une grâce naturelle à laquelle nous ne sommes plus guère habitués, et la poésie de ce prétendu « déliquescent » ressemble alors beaucoup à la poésie populaire :

  Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ? etc.

Ou bien :

  J’ai peur d’un baiser
Comme d’une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J’ai peur d’un baiser.

Finissons sur ces riens, qui sont exquis, et disons : M. Paul Verlaine a des sens de malade, mais une âme d’enfant ; il a un charme naïf dans la langueur maladive ; c’est un décadent qui est surtout un primitif.

Jules Lemaître
Les Contemporains : études et portraits littéraires
Société française d’imprimerie et de librairie, 1897
13e éd. – Quatrième série, pp. 63-111

Alfred CAPUS – Notre Jeunesse – Comédie en quatre actes – 1904

ALFRED CAPUS

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Jacky Lavauzelle*******

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Alfred CAPUS
NOTRE JEUNESSE
Comédie en quatre actes
Jouée pour la première fois en 1904
Au Théâtre de la Comédie-Française

VERS L’ÂGE  DE LA RESIGNATION

Jacky Lavauzelle Alfred Capus Notre jeunesse Artgitato Baigneurs sur la plage de Trouville Eugène-Louis BOUDIN

 Jules Lemaître dans La Revue des Deux-Mondes souligne sur Alfred Capus que ses « sujets préférés, c’est la chasse à l’argent, mais considérée surtout chez ceux qui n’en ont pas ; c’est très simplement le mal qu’on a à gagner sa propre vie ; c’est la difficulté des débuts pour beaucoup de jeunes gens dans une société tout « industrialisée » et où la concurrence devient de jour en jour plus dure…

LE MONDE DES PROFESSIONS PARASITES
M. Capus connaît très bien le monde des bizarres professions parasites créées par ces nouvelles conditions sociales, le monde des coulissiers, des hommes d’affaires, des agents de publicité…Et il ne connaît pas moins bien la vie de la petite bourgeoisie, parisienne et provinciale. »

Dans Notre Jeunesse, Alfred Capus nous installe dans la grande bourgeoisie en villégiature à Trouville.  Lucien, un des personnages centraux,  a une entreprise qui vient de son père, Monsieur Briant. Il l’a sauvée de la banqueroute. Lucien est placé entre deux fortes personnalités : son père et sa femme Hélène.

NOUS SOMMES A LA VEILLE DE TRES GRAVES EVENEMENTS Dans le premier acte, nous retrouvons un tableau qui pourrait être un tableau de l’économie d’aujourd’hui. Nous sommes à l’orée du XXe siècle. Il parle à son ami Jacques Chartier, un bourgeois rentier : « Tu ne comptes donc pour rien les préoccupations de toutes sortes, l’incertitude du lendemain, tous les risques, tous les dangers de ma situation ? Nous sommes en pleine crise industrielle et commerciale…Oui, oui, ces mots-là ne signifient pas grand’ chose pur toi qui est oisif, qui vit dans un monde d’insouciance et de fantaisie…Tu es un consommateur, je suis un producteur…Pourvu qu’on te fournisse le luxe et le confortable dont tu as besoin, tu es tranquille et tu dis que tout est pour le mieux…Mais, moi, je suis obligé de te les fournir, je ne suis pas aussi rassuré…Je sais par les temps qui court, l’entreprise la plus florissante peut se trouver ruinée du jour au lendemain, par suite d’une grève, d’une catastrophe quelconque ou simplement de la concurrence étrangère…Nous sommes à la veille des très graves événements. »

Alfred Capus Analyse Jacky Lavauzelle

LES GREVES A REPETITION
Les débuts de ce siècle sont, en effet, bouleversés par les mouvements sociaux d’une ampleur exceptionnelle. Sont touchés les usines Schneider au Creusot, les usines de Saône-et-Loire, la Compagnie des Mines de Houilles de Blanzy, la grève des tullistes de Calais…dans l’espoir d’une grève générale. La loi du 30 mars 1900 de Millerand, la réforme du droit du travail, la journée de onze heures, réglemente la durée légale du travail et ouvre la voie à dix ans de modifications sociales et législatives, dix heures par jour et un maximum de soixante heures par semaine avec la loi de 1904…

IL NE MANQUAIT PLUS QU’UNE GREVE !
Dans le troisième acte, Monsieur Briant, le père de Lucien, doit rentrer à cause des mouvements sociaux qui agitent son entreprise : « Partons donc tranquillement et le plus tôt possible. D’autant plus que dans le courrier de ce matin, je trouve d’assez mauvaises nouvelles de là-bas…Bruits de grève…réclamations…Ma présence est nécessaire. En tout cas, moi je pars. – (Lucien) Et je vous accompagne, comme vous pensez…Ah ! il ne manquait plus qu’une grève !… – (M. Briant) Ne nous dissimulons pas que nous l’aurons un jour ou l’autre. – (Lucien) Quelle existence ! Et quel avenir !»

LA LOI FATALE
Mais nous sommes dans cette accélération des fusions des entreprises, des absorptions des petites par les grandes, dans la création des gros groupes, les premiers trusts voient le jour ; dans l’acte II : « – (Serquy) Vous serez absorbés tôt ou tard…Voyez-vous, la petite industrie doit se fondre dans la grande. C’est la loi fatale. Vendez-moi votre maison, je vous garde comme gérants, votre fils et vous. Vous ne risquerez plus rien et vous aurez autant de bénéfices. – (Monsieur Briant) Vous appelez ça un ‘trust’ aujourd’hui, je crois ? »

SE FAIRE DES OPINIONS RASSURANTES
Entre l’inquiétude des affaires, de ce qui deviendra la mondialisation capitaliste, le rentier Chartier oppose la confiance : « Un grand homme a dit : « ce qui émeut les hommes, ce n’est point les choses, mais leur opinion sur les choses. » Je tâche donc de me faire le plus possible des opinions rassurantes. »

Nous sommes dans les années qui suivent les premiers grands scandales politico-financiers. La Libre Parole relève en 1892 la corruption liée au Canal de Panama. Suivront les nombreuses affaires retentissantes, la banqueroute du banquier Oustric en 1929 avec la démission du ministre de la Justice, l’affaire Hanau en 1925, l’affaire Stavisky…

UN CARACTERE DE JEUNESSE
Les deux hommes s’opposent dans les affaires, dans leurs émotions et dans leurs caractères. C’est Lucien qui le précise le mieux : « Tu as toujours ton humeur d’autrefois, ton caractère de jeunesse. C’est ce que je t’envie le plus. Il y a des êtres qui communiquent pour ainsi dire de la frivolité à tous les événements où ils se mêlent. Tu es un de ces êtres-là. Moi, au contraire, tout ce qui m’arrive devient immédiatement grave, presque tragique…Aucune de mes aventures de jeune homme n’a bien fini : aucune ne m’a laissé un souvenir joyeux. »

Lucien ne croit pas si bien dire. Lucienne Gilard, qui arrive du village d’Espeuille à proximité de Limoges, une enfant naturelle, n’est autre que sa fille qu’il a eu dans sa jeunesse. Energique, désintéressée, elle recherche, non pas son père auprès duquel elle n’espère rien, mais l’ami de son père : Jacques Chartier.

Alfred Capus Jacky Lavauzelle

DES MILITANTES PLUS NOMBREUSES
Elle est une figure de l’indépendance féminine de son époque. En ces années 1900, le rôle de la femme commence à être reconnu. Les avancées sont modestes, mais notables. Depuis le rôle joué par Louise Michel en 1871, la création de l’Association pour les droits des femmes en 1870, le journal la Fronde, le Conseil National des Femmes Françaises, les militantes sont de plus en plus nombreuses venues de tous les horizons de la société française.

UN PEU A LA FACON DES HOMMES
Ainsi Lucienne est une femme de son temps et cherche à ne dépendre de personne, à être l’égale des hommes : « Mon rêve eût été à ce moment-là de choisir une de ces professions comme il y en a aujourd’hui pour les femmes qui n’ont pas de fortune. Une de mes camarades de pension, par exemple, est employée dans une imprimerie ; une autre est à la comptabilité d’une maison de banque. Je pensais que je pourrais trouver, moi aussi, une situation analogue, où, à la condition de travailler, on est indépendante un peu à la façon des hommes. Ce rêve-là, je le réaliserai peut-être un jour, je l’espère. » (Acte III)

UNE ECLATANTE REPUTATION D’HEROÏSME ET DE BEAUTE
Bien entendu, Alfred Capus place son histoire et ces héros dans une opposition des générations. C’était mieux avant, quoique. « Si quelqu’un ose insinuer que nos ancêtres ne valaient pas mieux que nous, on le traite de cerveau débile ou de mauvais citoyen ; et il faut aujourd’hui, pour louer ses semblables, plus d’audace qu’autrefois pour les flétrir. Eh bien ! moi, Monsieur Briant, je ne sais pas si notre époque laissera dans l’histoire une éclatante réputation d’héroïsme et de beauté, mais je la trouve, malgré ses tares et ses vices, plus cordiale et plus habitable que la vôtre. Nous n’avons plus certaines vertus que vous aviez, mais nous avons une sensibilité que vous n’aviez pas ; et nous sommes plus émus que vous par la souffrance, l’inégalité et la misère. » (Chartier à Monsieur Briant, Acte IV)… Audace, héroïsme, souffrance, misère ; nous ne sommes qu’à quelques années du début de la seconde guerre mondiale…

L’ÂGE DE LA RESIGNATION
Les générations ne se raccorderont pas complétement, mais Lucienne retrouvera son père in-extremis. Et la dernière vision sera sa découverte de son grand-père en partance sur le seuil de la maison. Il est l’heure de partir. Hélène penchée auparavant lui susurrait : « Nous vivrons précieusement les quelques années de santé et de force qui nous restent, et alors nous arriverons avec moins d’angoisse à l’âge de la résignation. » (Acte IV)

Jacky Lavauzelle

Jacky Lavauzelle Artgitato