Nous vous présentons ici une centaine des plus importants poèmes de Fiodor Tiouttchev, en version bilingue et commentée, sur les quatre cents au total que celui-ci a écrits. Poète essentiel et fondamental, l’un des premiers poètes symbolistes russes, sans lequel, ajoutait simplement Léon Tolstoï, « vous ne pouvez pas vivre ! «
SOMMAIRE
Любезному папеньке! 6 MON CHER PAPA ! 7 Всесилен я и вместе слаб… 8 OMNIPOTENT ET FAIBLE 9 Послание Горация к Меценату 10 LETTRE D’HORACE À MÉCÈNE 11 Урания 16 URANIE 17 Харон и Каченовский 20 CHARON & KATCHÉNOVSKI 21 Одиночество 22 L’ISOLEMENT 23 Гектор и Андромаха 28 HECTOR & ANDROMAQUE 29 «Не дай нам духу празднословья»!… 32 PRIÈRE 33 К Н. 34 À N. 35 К Нисе 38 À NISA 39 14-ОЕ ДЕКАБРЯ 1825 40 14 DÉCEMBRE 1825 41 ВЕЧЕР 42 SOIRÉE 43 Весенняя гроза 44 L’ORAGE DE PRINTEMPS 45 МОГИЛА НАПОЛЕОНА 46 LE TOMBEAU DE NAPOLÉON 47 Душа хотела б быть звездой… 48 MON ÂME VOUDRAIT ÊTRE UNE ÉTOILE 49 Бессонница 50 INSOMNIE 51 Последний катаклизм 52 L’ULTIME CATACLYSME 53 Весенние воды 54 EAUX PRINTANIÈRES 55 ЛЕБЕДЬ 56 L’AIGLE & LE CYGNE 57 КАК ОКЕАН ОБЪЕМЛЕТ ШАР ЗЕМНОЙ 58 COMME L’OCÉAN EMBRASSE LA TERRE 59 ПРОБУЖДЕНИЕ 60 ÉVEIL 61 Как океан объемлет шар земной 62 AU CŒUR DE L’ABÎME 63 ВИДЕНИЕ 64 VISION 65 УТРО В ГОРАХ 66 MATIN EN MONTAGNE 67 СРЕДСТВО И ЦЕЛЬ 68 LES MOYENS ET LA FIN 69 ПОЛДЕНЬ 70 MIDI 71 Цицерон 72 CICÉRON 73 АЛЬПЫ 74 LES ALPES 75 MAL’ARIA 76 MAL’ARIA 77 Сей день, я помню, для меня 78 UN NOUVEAU MONDE 79 ОСЕННИЙ ВЕЧЕР 80 SOIRÉE D’AUTOMNE 81 ДВУМ СЕСТРАМ 82 À DEUX SŒURS 83 БЕЗУМИЕ 84 DÉMENCE 85 SILENTIUM ! 86 SILENTIUM ! 87 Я помню время золотое… 88 L’ÂGE D’OR 89 К *** 92 À *** 93 Я лютеран люблю богослуженье 94 J’AIME LE SERVICE LUTHÉRIEN 95 АРФА СКАЛЬДА 96 LA HARPE DE SCALDE 97 Какое дикое ущелье! 98 LE RAVIN SAUVAGE 99 О чем ты воешь, ветр ночной? 100 VENT NOCTURNE 101 Фонтан 102 LA FONTAINE 103 С поляны коршун поднялся… 104 LE VOL DU VAUTOUR 105 Тени сизые смесились… 106 LE VOL INVISIBLE DU PAPILLON DE NUIT 107 Люблю глаза твои, мой друг… 108 J’AIME TES YEUX 109 Яркий снег сиял в долине… 110 LA NEIGE DANS LA VALLÉE 111 FATIGUÉS DU VOYAGE 112 L’HOMME DANS L’ESPACE INFINI 113 Что ты клонишь над водами… 114 LE SAULE PLEUREUR 115 ДЕНЬ И НОЧЬ 116 JOUR & NUIT 117 Зима недаром злится… 118 HIVER & PRINTEMPS 119 И чувства нет в твоих очах… 120 PAS D’ÂME EN TOI 121 СТРАННИК 122 LE VAGABOND 123 PRÉSENCE DE L’HOMME 125 UN RÊVE 126 Святая ночь на небосклон взошла… 128 L’HOMME DEVANT L’ABÎME 129 Еще томлюсь тоской желаний… 130 COMME UNE ÉTOILE DANS LE CIEL LA NUIT 131 LE MONDE RECULE 133 Тихой ночью, поздним летом… 134 DANS LE SILENCE DE LA NUIT 135 Слезы людские, о слезы людские… 136 LARMES HUMAINES 137 Близнецы 138 LES JUMEAUX 139 TROP DE PASSÉ M’ACCABLE 141 Два голоса 142 DEUX VOIX 143 Пророчество 144 PROPHÉTIE 145 ET LE MONDE RECULE 146 LA MER SE FERME ENFIN… 147 МОРЕ И УТЕС 148 LA MER ET LA FALAISE 149 РОССИЯ И РЕВОЛЮЦИЯ. 152 Русская география 166 GÉOGRAPHIE RUSSE 167 Как он любил родные ели… 168 SUR LAMARTINE 169 LAMARTINE 171 COMME EN AIMANT 173 Пошли, господь, свою отраду… 176 LE MENDIANT ET LE JARDIN 177 LES NUITS AZURÉES 181 DES PREMIERS ANS DE VOTRE VIE 183 Первый лист 184 LA PREMIÈRE FEUILLE 185 Наш век 186 NOTRE SIÈCLE SANS FOI 187 Предопределение 188 PRÉDESTINATION 189 В разлуке есть высокое значенье… 190 LA SÉPARATION 191 ПОСЛЕДНЯЯ ЛЮБОВЬ 192 DERNIER AMOUR 193 Я очи знал, — о, эти очи!… 194 DEUX YEUX 195 Ты, волна моя морская… 196 MOBILE COMME L’ONDE 197 Чародейкою Зимою… 200 L’HIVER SAISON ENCHANTERESSE 201 Лето 1854 202 ÉTÉ 1854 203 D’APRÈS MICHEL-ANGE 205 Эти бедные селенья… 206 LA TERRE DU PEUPLE RUSSE 207 <ИЗ МИКЕЛАНДЖЕЛО> 208 Так, в жизни есть мгновения… 210 LE MONDE DANS MA POITRINE 211 О вещая душа моя! 212 LES DEUX MONDES DE L’ÂME 213 IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMÉE 215 Смотри, как роща зеленеет… 216 DE CHAQUE BRANCHE ET DE CHAQUE FEUILLE 217 Есть в осени первоначальной… 218 LES PREMIERS JOURS DE L’AUTOMNE 219 Она сидела на полу… 220 LES LETTRES 221 À E. N. ANNENKOVA (E.H. Анненковой) 223 Декабрьское утро 224 HARMONIE D’UN MATIN DE DÉCEMBRE 225 Е. Н. Анненковой À E. N. ANNENKOVA 226 DE CES FRIMAS, DE CES DÉSERTS 227 Хоть я и свил гнездо в долине… 228 MON NID DANS LA VALLÉE 229 LA VIEILLE ÉCUBE 231 Играй, покуда над тобою… 232 TU VAS VIVRE, MOI JE PARS 233 НИ́ЦЦА 236 NICE 237 Утихла биза… Легче дышит… 238 LA BISE S’EST CALMÉE 239 Как неразгаданная тайна… 240 UN MYSTÈRE NON RÉSOLU 241 Красноречивую, живую… 242 RÉPRIMANDE 243 Как хорошо ты, о море ночное… 244 MER NOCTURNE 245 Певучесть есть в морских волнах… 246 L’HARMONIE DE LA NATURE 247 Другу моему Я. П. Полонскому 250 À MON AMI Ia. P. POLONSKI 251 Молчит сомнительно Восток… 252 L’ORIENT INCERTAIN 253 Накануне годовщины 4 августа 1864 года 254 VEILLE DE L’ANNIVERSAIRE DU 4 AOÛT 1864 (1) 255 Как неожиданно и ярко… 256 L’ARC-EN-CIEL 257 Ночное небо так угрюмо… 258 UN CIEL NOCTURE SI SOMBRE 259 Когда дряхлеющие силы… 260 SUPPLIQUE AU BON GÉNIE 261 Умом Россию не понять 262 COMPRENDRE LA RUSSIE 263 Ты долго ль будешь за туманом… 264 RÉVEILLE-TOI ! (SOULÈVEMENT DE LA CRÈTE) 265 В РИМЕ 266 À ROME 267 Напрасный труд – нет, их не вразумишь… 268 UN IDÉAL INACCESSIBLE 269 Как ни тяжел последний час… 270 NOS MEILLEURS SOUVENIRS 271 HONNY SOIT QUI MAL Y PENSE 273 В небе тают облака… 274 LES NUAGES FONDENT DANS LE CIEL 275 Мотив Гейне 276 THÈME DE HEINE 277 Нам не дано предугадать… 280 LA PAROLE, LA SYMPATHIE ET LA GRÂCE 281 Как насаждения Петрова 282 LE MOT RUSSE 283 О.И. ОРЛОВОЙ-ДАВЫДОВОЙ 284 OLGA IVANOVNA ORLOV-DAVYDOV 285 Природа — сфинкс. И тем она верней… 286 LA NATURE – UN SPHINX 287 К. Б. (Я встретил вас — и всё былое…) 288 K.B. 289 Тут целый мир, живой, разнообразный… 292 MILLE MONDES 293 QUELLE MÉPRISE 295 Как бестолковы числа эти… 296 LE PRINTEMPS EN NOVEMBRE 297 Наполеон III 298 NAPOLÉON III 299 Во дни напастей и беды… 304 LES BASKAKS DE LA HORDE D’OR 305 Благоуханна и светла… 308 LE PRINTEMPS PARFUMÉ 309 Всё отнял у меня казнящий бог… 310 LE DIEU BOURREAU 311 Вот свежие тебе цветы… 312 EN L’HONNEUR DE VOTRE FÊTE 313 Хоть родом он был не славя́нин… 314 AU GUERRIER HILFERDING 315 Бывают роковые дни… 316 LES JOURS FATIDIQUES 317
LE THÉÂTRE d’EURIPIDE * L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE
Jules Lemaître
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Parution IMPRESSIONS DE THÉÂTRE NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE PARIS SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie 15 Rue de Cluny Paris XVe
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L’ION D’EURIPIDE, et L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE
… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu. Car enfin l’Apollonide n’est point, comme l’Andromaque ou la Phèdre de Racine, une pièce nouvelle sur un sujet ancien : c’est, bien réellement, une « adaptation », comme on dit aujourd’hui, ou, si vous voulez, une traduction libre et abrégée. Pas une scène de l’Apollonide qui ne soit dans l’Ion ; et l’ordre des choses est le même dans les deux ouvrages. Leconte de Lisle n’a procédé que par retranchement… Je le sais ; mais pour en être sûr, je vais relire la tragédie d’Euripide. …Eh bien, Ion m’a fort réjoui. Au surplus, Euripide, est depuis longtemps, entre tous les Grecs anciens, celui que j’aime le mieux. Je consens qu’il soit inférieur, comme dramaturge, à l’auteur d’Œdipe-Roi. Mais qu’il est original et singulier ! C’est un philosophe et un humoriste délicieux. Il met de l’ironie dans le mélodrame, ce qui est bien imprudent, mais ce qui fait un mélange bien savoureux. Il passe du plus brutal réalisme psychologique (ses personnages expriment leurs plus affreux sentiments avec la même ingénuité que les personnages du Théâtre-Libre) au lyrisme le plus somptueux et au pathétique le plus tendre. Il est impie et religieux. Presque dans le même moment, il nie les Dieux et les aime ; il les raille dans les puérilités de leur légende, mais il les adore dans leur beauté et dans l’image épurée qu’il se forme d’eux. Il a, -déjà, – la piété sans la foi. Que n’a-t-il pas ?
Dans Ion, comme dans toutes ses tragédies, Euripide commence par nous faire un petit résumé de sa pièce, dénouement y compris ; car c’est une invention française que d’avoir fait de l’intérêt de curiosité l’essentiel du théâtre. Donc, Mercure nous raconte que Créuse, reine d’Athènes et fille d’Erechthée, a été séduite par Apollon, dont elle a eu un fils. Elle a exposé l’enfant, que le dieu a pris soin d’enlever et de faire secrètement nourrir à Delphes, dans son temple. Après quoi elle a épousé Xuthus, un étranger, d’ailleurs fils de Jupiter. Or, Xuthus vient tout justement consulter l’oracle de Delphes, « dans l’espoir d’obtenir une postérité qui lui manque. » Et Mercure, qui n’a pour nous rien de caché, ajoute : « Quand Xuthus sera entré dans ce temple, Apollon lui donnera son propre fils et dira qu’il est né de ce prince ; l’enfant, rentré ainsi dans le giron maternel, sera reconnu par Créuse, aura une existence assurée ; et la paternité d’Apollon demeurera secrète. » La situation d’Apollon sera donc un peu celle de Monsieur Alphonse dans le ménage du commandant Montaiglin.
Vous entrevoyez pourtant comment on a pris l’habitude de rapprocher plutôt Ion d’Athalie. Ion est, par un côté, un drame national : le dénouement écarte de la royauté athénienne une race étrangère, et restitue l’Attique au sang d’Apollon et d’Erechthée. Et de même qu’Athalie nous ouvre une glorieuse perspective sur la « Jérusalem nouvelle », ainsi l’Athènes de Périclès est à l’horizon de la tragédie d’Euripide.
A cela, vraiment, se bornent les ressemblances. A part sa naissance mystérieuse et ses occupations, Ion n’a rien de commun avec le petit Joas. Ce n’est point un enfant, ni même un adolescent. Les esclaves de Créuse disent quelque part : « Le fils qu’Appolon a donné à Xuthus est un jeune homme dans la force de l’âge. » Aussi bien a-t-il une âme fort différente de celle d’un enfant de chœur. Hormis quelques rares instants d’attendrissement et de colère, Ion est un jeune sacristain narquois, un extraordinaire pince-sans-rire, chargé par Euripide de railler la partie mélodramatique de l’ouvrage et de signaler l’immortalité de la légende populaire qui en est le sujet, et ainsi de faire à la fois la critique des dieux qui mènent l’action, -et la critique de la pièce.
Ecoutez, dès la première scène, sa réplique à Créuse, qui vient de lui conter son histoire en l’attribuant à une amie. (Je me permets de traduire moi-même, car aucune des traductions qu’on a tentées d’Euripide ne me satisfait.) « Voyez-vous, Madame, il y a, dans votre histoire, un détail bien fâcheux pour vous. Comment voulez-vous que le dieu vous réponde sur un fait qu’il veut précisément tenir caché ? Et croyez bien que personne n’osera vous répondre pour lui. Apollon, convaincu d’un crime dans son propre temple, châtierait celui qui s’aviserait de rendre un oracle en son nom. Et, franchement, Apollon n’aurait pas tort. De bonne foi, on ne peut pas demander à un dieu des oracles qui lui sont contraires. Ce serait le comble de la naïveté. Retirez-vous, Madame… »
Et un peu plus loin : » …Qu’ai-je à m’inquiéter de la fille d’Erechthée, puisqu’elle ne m’est rien ? Allons plutôt arroser mes fleurs… C’est égal, abandonner une jeune fille après l’avoir prise de force, puis laisser mourir l’enfant qu’on lui a fait, cela n’est pas très joli pour un dieu. Quand on est tout-puissant, on doit être bon. Les dieux punissent les hommes méchants. Au moins ne devraient-ils pas violer les lois qu’ils nous ont données. Si, par impossible, vous comparaissez devant un tribunal humain, Neptune, Jupiter, roi du Ciel, et toi, Apollon, vous n’auriez pas assez d’argent dans vos temples pour payer la rançon de vos gaietés. »
Cependant la Pythie, consultée par Xuthus, lui a répondu : « Le premier que tu verras, en sortantd’ici, sera ton fils. » Il sort, aperçoit Ion : « Dans mes bras !…Je suis ton père. -Vous voulez rire ? » dit tranquillement le jeune sacristain. Mais Xuthus affirme qu’il est sérieux, et rapporte le mot de la Pythie. « C’est étrange ! dit Ion. – A qui le dîtes-vous ? dit Xuthus.
Vous voyez la situation. C’est un garçon de vingt ans qui retrouve son père, et un père qui lui ouvre les bras tout grands. Vous devinez ce qui serait le dialogue chez M. d’Ennery, -ou simplement chez Sophocle, qui est aussi « un homme de théâtre« . Ici, le « fils naturel » ne bronche pas ; et voici le dialogue étonnant qui s’engage entre son père et lui (je crois traduire très exactement et conformément à l’esprit du poète) :
Ion. Mais alors qui est ma mère ?
Xuthus. ça, je ne sais pas.
Ion. Appolon ne vous l’a pas dit ?
Xuthus. J’étais si content que j’ai oublié de lui demander.
Ion. Je ne suis pourtant pas né sous un chou ?
Xuthus. C’est probable.
Ion. N’avez-vous jamais eu de maîtresse ?
Xuthus. Mon Dieu…quand j’étais jeune…
Ion. Avant votre mariage ?
Xuthus. Oh ! bien étendu.
Ion. Alors, c’est dans ce temps-là que vous m’auriez eu ?
Xuthus. C’est bien possible.
Ion. Oui, mais comment suis-je venu ici ?
Xuthus. Je ne sais pas.
Ion. D’Athènes ici, il y a un bout de chemin.
Xuthus. ….
Ion. Mais, dites-moi, êtes-vous déjà venu à Delphes ?
Xuthus. Oui, une fois, aux fêtes de Bacchus.
Ion. A quel hôtel êtes-vous descendu ?
Xuthus. Chez un digne homme qui…enfin qui me présenta à de petites Delphiennes…
Ion. Et vous étiez gris ?
Xuthus. Dame !
Ion. Et voilà comment je vins au monde !
Xuthus. C’est que ça devait arriver, mon enfant !
Ion. Mais enfin, comment me trouvé-je dans ce temple ?
Xuthus. Ta mère t’aura exposé.
Ion. Bah ! Je ne lui en veux pas.
Xuthus. Allons ! reconnais ton père.
Ion. Je veux bien. Après tout que puis-je souhaiter de mieux que d’être le petit fils de Jupiter ? C’est une situation, cela.
Alexandre Dumas fils Auteur Le Fils naturel Création à Paris, théâtre du Gymnase, 16 janvier 1858 Avec les personnages de Jacques Vignot et de Charles Sternay .
Vous voyez que nous sommes extrêmement loin de Jacques Vignot demandant des comptes à Charles Sternay. Il est vrai que, un moment après, nous nous en approchons imperceptiblement. Xuthus propose au jeune homme de l’emmener à Athènes, de le reconnaître publiquement pour son fils, et de lui faire part de sa puissance et de ses richesses. Mais Ion : « Les choses, de près, ne sont plus du tout ce qu’elles apparaissent de loin… Je suis content d’avoir retrouvé un père ; mais qu’irais-je faire à Athènes ? J’y serais mal vu, et comme bâtard, et comme étranger. Je mettrais le trouble dans votre maison. Je serais odieux à votre femme ; et, si vous aviez l’air de m’aimer trop… elle ne serait pas la première qui eût avancé, en douceur, la fin d’un mari… Oh ! j’ai très peu d’illusions… Ici, je suis bien tranquille. Je ne vois les hommes qu’en passant, et quand ils ont besoin de moi, ce qui fait qu’ils sont toujours fort aimables… Décidément, je reste ici, mon père...Laissez-moi vivre pour moi-même… »
Xuthus insiste : « Il y a un moyen de tout arranger. Je t’emmènerai à Athènes comme si tu n’étais que mon hôte… Au surplus, je ne veux pas attrister Créuse, qui n’a pas d’enfant, en étalant mon bonheur… Plus tard, nous verrons… Allons, c’est convenu, je t’emmène. Donne, ce soir, un souper d’adieu à tes amis. »
… Après ces scènes de comédie railleuse, tout à coup éclate un drame violent, brutal, -et aussi, par endroits, d’un arrangement ingénieux.
Lorsque Créuse apprend que son mari a retrouvé un fils né hors du mariage, elle gémit de douleur, de jalousie et de haine ; d’autant plus torturée par le souvenir de son enfant, à elle, de l’enfant qu’elle eut d’un dieu et que son lâche père (elle le croit du moins) abandonna à la dent des bêtes. Et ce sont les plus beaux cris de désespoir et de colère, une furieuse et splendide imprécation contre l’Alphonse divin. (J’aurais grande joie à vous citer le morceau, si mon dessein n’était de m’attacher principalement aux parties ironiques de ce mélodrame.)
Donc, conseillée par un vieil intendant, patriote fanatique qui ne peut souffrir la pensée de voir peut-être un jour un étranger sur le trône d’Athènes, Créuse résout de supprimer le bâtard de son mari, l’odieux intrus. Pour cela, elle remet au vieil homme un petit flacon qui contient une goutte du sang de la Gorgone, -un poison de famille.
Le vieil homme se rend au souper que le bâtard offre à ses camarades (la description du festin est un excellent morceau de poésie parnassienne) ; il verse, sans être vu, dans la coupe d’Ion, le poison gorgonien…
René-Charles Guilbert de Pixerécourt. le « père du mélodrame » 1773-1844 Gravure de Bosselmann D’après une peinture de Sophie Chéradame
Admirons ici l’imagination charmante d’Euripide, et comme il sait répandre un sourire et une grâce sur des noirceurs à la Pixerécourt. Au moment où Ion va boire, « un des serviteurs prononce une parole de mauvais augure« . Superstitieux, bien que narquois, je jeune ex-sacristain jette le contenu de sa coupe. Cela fait par terre une flaque où vient boire une des colombes familières du temple d’Apollon. L’oiseau tombe, empoisonné, « et meurt en allongeant ses pattes purpurines« . On soupçonne le vieillard ; on le presse de questions ; il avoue le crime de sa maîtresse. Et les magistrats de Delphes condamnent Créuse à mort, pour tentative de meurtre sur un homme d’église.
Charles Meynier, Apollon du Belvédère sur fond de paysage, (musée de la Révolution française).
Créuse, avertie, se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, qui est « lieu d’asile« . Ion demeure narquois ; mais enfin il tient à sa peau et ne saurait vouloir du bien à une personne qui a voulu l’assassiner. Il essaye donc de la déloger du pied de l’autel où elle se cramponne. « Vraiment, dit-il (car ce jeune clerc ne cesse de faire, sur les dieux, des réflexions désobligeantes), les dieux ont des bizarres pensées. Ils accordent le même refuge à l’innocent et au coupable ; et finalement, ils se trouvent protéger surtout les coquins.«
Or, tandis qu’il se dispose à malmener Créuse, la Pythie survient et s’écrie : « Arrête, mon fils. Appolon t’ordonne d’épargner cette femme. Il m’a chargée de t’apporter cette corbeille qui est celle où, tout petit, tu as été exposé dans ce temple. Elle contient tes langes et quelques menus objets. Pars, c’est l’ordre du dieu, et va-t’en à la recherche de ta mère. -Oh ! dit Ion, je ne suis pas si curieux. Je plains ma mère, mais j’aime autant ne pas la connaître. Je n’aurais qu’à découvrir que je suis fils d’une esclave ou d’une gourgandine ! Et je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans la corbeille. Je m’en vais l’offrir au dieu sans l’ouvrir, cela est plus prudent. »
Mais cette corbeille, Créuse l’a reconnue : « Dans mes bras, mon fils !… Je suis ta mère ! -Elle est folle ! » dit Ion ; car la « voix du sang » reste, en lui, aussi parfaitement silencieuse devant sa mère retrouvée que naguère en présence de Xuthus. Et, comme Créuse continue à crier sa maternité : « Un instant, Madame ; dites-moi ce qu’il y a dans la corbeille. » Elle le lui dit, dans un grand détail et très exactement. « Eh bien donc, ma mère, je suis enchanté de vous revoir. » Et des baisers, et des effusions, ainsi qu’il convient. Mais Ion ne perd pas la tête : « Et mon père, Madame, qui est mon père ? » Créuse, moitié honteuse, moitié glorieuse, lui conte son aventure avec Apollon. « Ah ! dit Ion, un peu ahuri par tant de coups de théâtre, de reconnaissances et de découvertes, et se débattant au travers,
Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,
que d’aventures en une journée ! J’étais sans père ; puis j’ai été le fils de Xuthus, et me voilà fils d’Apollon. Ma mère a voulu me tuer, j’ai voulu tuer ma mère. Bah ! Tout est bien qui finit bien. Je suis content de vous avoir retrouvée, et je n’ai pas trop lieu de me plaindre de ma naissance. »
C’est égal, tout cela est bien extraordinaire… Un soupçon lui traverse l’esprit. Il craint d’être dupe. « Mon Dieu, ma mère, ce que j’ai à vous dire est un peu délicat… Êtes-vous bien sûr que je sois le fils d’Apollon ?… Car enfin on a souvent vu des jeunes filles séduites rejeter leur faute, par vanité, sur un personnage illustre. » Créuse proteste, essaye de donner des preuves ; mais Ion est de ceux « à qui on ne la fait pas. »
Cependant il faut bien conclure. Et, pan ! voici le deus ex machina. Car, dans presque toutes les pièces d’Euripide, l’impertinence des dénouements répond au sans-gêne des prologues. Minerve apparaît, – d’ailleurs ironique, elle aussi : « N’ayez pas peur : je ne suis pas votre ennemie, et je ne vous veux que du bien. Je viens de la part d’Apollon. Il n’a pas voulu paraître lui-même, craignant d’être un peu gêné devant vous deux, et voulant éviter les scènes… Il m’envoie vous dire que Ion est bien son fils et celui de Créuse… Apollon a tout conduit avec beaucoup de sagesse : il t’a fait accoucher sans douleur, Créuse, pour que ta famille ne devinât rien. Quand tu fus mère, il commanda à Mercure de prendre ton enfant et de le transporter ici… Et maintenant, écoute un bon conseil : ne dis à personne que Ion est ton fils. Laisse à Xuthus sa douce illusion…«
Je ne vous ai point rapporté tout ce qu’il y a dans cette pièce singulière ; mais tout ce que je vous ai rapporté s’y trouve réellement. Le personnage d’Ion est bien, dans son fond, ce que je vous ai dit : un philosophe gouailleur, de très libre esprit et d’imperturbable sang-froid, fourvoyé dans un conte populaire et empêtré par surcroît dans une trame mélodramatique dont il conçoit et constate à mesure l’extravagance, et qui s’étonne, flegmatiquement, d’être là. Et cela n’empêche point le rôle de devenir touchant et pathétique, quand la situation l’exige absolument. Ion, et surtout Créuse, ont, à l’occasion, des accents d’une tendresse délicieuse. C’est ainsi. Euripide méprise Scribe vingt-quatre siècles d’avance, ce qui est prodigieux. Il commence toujours par railler l’enfantillage des histoires qu’il raconte, la conception religieuse impliquée par le rôle qu’y jouent les dieux, et l’absurdité des moyens qui amènent les situations ; mais ces situations une fois produites, il cesse de railler, il exprime avec la plus émouvante vérité les sentiments des personnages qu’elles étreignent ; et, pareillement, ces dieux dont il bafouait tout à l’heure la figure populaire, il leur restitue, avec la beauté plastique, la beauté morale, conformément aux théories de ses amis Anaxagore et Socrate. Et il est bien certain que ce mélange, j’allais dire de « blague » et de pathétique, d’irrévérence et de piété, devait avoir quelque chose de déconcertant, même pour les subtils Athéniens, et que, « au point de vue du théâtre« , l’Euripide ironique fait tort à l’Euripide tragique. Et pourtant, je serais bien fâché que l’un des deux manquât. Il y a, dans le critique-poète dramaturge Euripide, du Voltaire, du Heine, du Racine, du Musset, du Dumas fils, -et d’Hennery. Je l’aime, malgré cela ou pour cela, selon que je suis raisonnable ou non ; mais je l’aime.
Adophe d’Hennery Romancier et dramaturge français 17 juin 1811 – 25 janvier 1899 Evert van Muyden — Angelo Mariani, Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, vol. 4, Paris, H. Floury, 1899.
Pour le parallèle entre Ion et Apollonide, je vous renvoie à l’un des chapitres du livre très vivant et gesticulant de M. Psichari : Autour de la Grèce. Je dois dire que je préfère Ion aussi délibérément que M. Psichari préfère l’Apollonide ; mais qu’importe ?
Jean Psichari 1854 – 1929 dans le magazine Ποικίλη Στοά (Galerie variée) en 1888
Die Nacht ist feucht und stürmisch, Nuit humide et orageuse, Der Himmel sternenleer;
Un ciel vide d’étoiles ; Im Wald, unter rauschenden Bäumen,
Sous les arbres bruissants de la fôret Wandle ich schweigend einher.
Je marche en silence.
*
Es flimmert fern ein Lichtchen
Une faible lumière scintille Aus dem einsamen Jägerhaus’;
De la solitaire maison du garde ; Es soll mich nicht hin verlocken,
Elle ne m’attire pas Dort sieht es verdrießlich aus.
Il y règne un air morose.
*
Die blinde Großmutter sitzt ja
La grand-mère aveugle est assise Im ledernen Lehnstuhl dort,
Dans un fauteuil de cuir là-bas, Unheimlich und starr, wie ein Steinbild,
Effrayante et rigide, comme une statue, Und spricht kein einziges Wort.
Sans dire un seul mot.
*
Fluchend geht auf und nieder Maudissant, va et vient Des Försters rothköpfiger Sohn,
Le fils du forestier aux cheveux roux, Und wirft an die Wand die Büchse,
Replace son arme au mur, Und lacht vor Wuth und Hohn.
Et rit de rage et de mépris.
*
Die schöne Spinnerin weinet,
Pleure la belle fileuse, Und feuchtet mit Thränen den Flachs;
Humectant son chanvre de larmes ; Wimmernd zu ihren Füßen
Gémissant à ses pieds Schmiegt sich des Vaters Dachs.
Se blottit plus fort le chien du père.
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HEINRICH HEINE
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UNE HISTOIRE DE SOUFFRANCE
Les Mains & La Beauté musicale de Heine
Mais ce qui m’intéressait plus encore que les discours de Heine, c’était sa personne, car ses pensées m’étaient connues depuis longtemps, tandis que je voyais sa personne pour la première fois et que j’étais à peu près sûr que cette fois serait l’unique. Aussi, tandis qu’il parlait, le regardai-je encore plus que je ne l’écoutai. Une phrase des Reisebilder me resta presque constamment en mémoire pendant cette visite : « Les hommes malades sont véritablement toujours plus distingués que ceux en bonne santé. Car il n’y a que le malade qui soit un homme ; ses membres racontent une histoire de souffrance, ils en sont spiritualisés. » C’est à propos de l’air maladif des Italiens qu’il a écrit cette phrase, et elle s’appliquait exactement au spectacle qu’il offrait lui-même. Je ne sais jusqu’à quel point Heine avait été l’Apollon que Gautier nous a dit qu’il fut alors qu’il se proclamait hellénisant et qu’il poursuivait de ses sarcasmes les pâles sectateurs du nazarénisme : ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’en restait plus rien alors. Cela ne veut pas dire que la maladie l’avait enlaidi, car le visage était encore d’une singulière beauté ; seulement cette beauté était exquise plutôt que souveraine, délicate plutôt que noble, musicale en quelque sorte plutôt que plastique. La terrible névrose avait vengé le nazarénisme outragé en effaçant toute trace de l’hellénisant et en faisant reparaître seuls les traits de la race à laquelle il appartenait et où domina toujours le spiritualisme exclusif contre lequel son éloquente impiété s’était si souvent élevée. Et cet aspect physique était en parfait rapport avec le retour au judaïsme, dont les Aveux d’un poète avaient récemment entretenu le public. D’âme comme de corps, Heine n’était plus qu’un Juif, et, étendu sur son lit de souffrance, il me parut véritablement comme un arrière-cousin de ce Jésus si blasphémé naguère, mais dont il ne songeait plus à renier la parenté. Ce qui était plus remarquable encore que les traits chez Heine, c’étaient les mains, des mains transparentes, lumineuses, d’une élégance ultra-féminine, des mains tout grâce et tout esprit, visiblement faites pour être l’instrument du tact le plus subtil et pour apprécier voluptueusement les sinuosités onduleuses des belles réalités terrestres ; aussi m’expliquèrent-elles la préférence qu’il a souvent avouée pour la sculpture sur la peinture. C’étaient des mains d’une rareté si exceptionnelle qu’il n’y a de merveilles comparables que dans les contes de fées et qu’elles auraient mérité d’être citées comme le pied de Cendrillon, ou l’oreille qu’on peut supposer à cette princesse, d’une ouïe si fine qu’elle entendait l’herbe pousser. Enfin, un dernier caractère plus extraordinaire encore s’il est possible, c’était l’air de jeunesse dont ce moribond était comme enveloppé, malgré ses cinquante-six ans et les ravages de huit années de la plus cruelle maladie. C’est la première fois que j’ai ressenti fortement l’impression qu’une jeunesse impérissable est le privilège des natures dont la poésie est exclusivement l’essence. Depuis, le cours de la vie nous a permis de la vérifier plusieurs fois et nous ne l’avons jamais trouvée menteuse.
Émile Montégut
Esquisses littéraires – Henri Heine
Revue des Deux Mondes
Troisième période
Tome 63
1884
Im Walde wandl’ ich und weine, Dans la forêt, je marche et je pleure, Die Drossel sitzt in der Höh’;
Le merle au-dessus de moi ; Sie springt und singt gar feine:
Saute et chante délicatement : Warum ist dir so weh?
Pourquoi es-tu si triste ?
*
« Die Schwalben, deine Schwestern, « Les Hirondelles, tes sœurs, Die können’s dir sagen, mein Kind; Peuvent te le dire, mon enfant ; Sie wohnten in klugen Nestern, Dans des nids sages, elles logeaient Wo Liebchens Fenster sind. » Où se trouvaient non loin les fenêtres de mon aimée ».
*
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HEINRICH HEINE
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UNE HISTOIRE DE SOUFFRANCE
Les Mains & La Beauté musicale de Heine
Mais ce qui m’intéressait plus encore que les discours de Heine, c’était sa personne, car ses pensées m’étaient connues depuis longtemps, tandis que je voyais sa personne pour la première fois et que j’étais à peu près sûr que cette fois serait l’unique. Aussi, tandis qu’il parlait, le regardai-je encore plus que je ne l’écoutai. Une phrase des Reisebilder me resta presque constamment en mémoire pendant cette visite : « Les hommes malades sont véritablement toujours plus distingués que ceux en bonne santé. Car il n’y a que le malade qui soit un homme ; ses membres racontent une histoire de souffrance, ils en sont spiritualisés. » C’est à propos de l’air maladif des Italiens qu’il a écrit cette phrase, et elle s’appliquait exactement au spectacle qu’il offrait lui-même. Je ne sais jusqu’à quel point Heine avait été l’Apollon que Gautier nous a dit qu’il fut alors qu’il se proclamait hellénisant et qu’il poursuivait de ses sarcasmes les pâles sectateurs du nazarénisme : ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’en restait plus rien alors. Cela ne veut pas dire que la maladie l’avait enlaidi, car le visage était encore d’une singulière beauté ; seulement cette beauté était exquise plutôt que souveraine, délicate plutôt que noble, musicale en quelque sorte plutôt que plastique. La terrible névrose avait vengé le nazarénisme outragé en effaçant toute trace de l’hellénisant et en faisant reparaître seuls les traits de la race à laquelle il appartenait et où domina toujours le spiritualisme exclusif contre lequel son éloquente impiété s’était si souvent élevée. Et cet aspect physique était en parfait rapport avec le retour au judaïsme, dont les Aveux d’un poète avaient récemment entretenu le public. D’âme comme de corps, Heine n’était plus qu’un Juif, et, étendu sur son lit de souffrance, il me parut véritablement comme un arrière-cousin de ce Jésus si blasphémé naguère, mais dont il ne songeait plus à renier la parenté. Ce qui était plus remarquable encore que les traits chez Heine, c’étaient les mains, des mains transparentes, lumineuses, d’une élégance ultra-féminine, des mains tout grâce et tout esprit, visiblement faites pour être l’instrument du tact le plus subtil et pour apprécier voluptueusement les sinuosités onduleuses des belles réalités terrestres ; aussi m’expliquèrent-elles la préférence qu’il a souvent avouée pour la sculpture sur la peinture. C’étaient des mains d’une rareté si exceptionnelle qu’il n’y a de merveilles comparables que dans les contes de fées et qu’elles auraient mérité d’être citées comme le pied de Cendrillon, ou l’oreille qu’on peut supposer à cette princesse, d’une ouïe si fine qu’elle entendait l’herbe pousser. Enfin, un dernier caractère plus extraordinaire encore s’il est possible, c’était l’air de jeunesse dont ce moribond était comme enveloppé, malgré ses cinquante-six ans et les ravages de huit années de la plus cruelle maladie. C’est la première fois que j’ai ressenti fortement l’impression qu’une jeunesse impérissable est le privilège des natures dont la poésie est exclusivement l’essence. Depuis, le cours de la vie nous a permis de la vérifier plusieurs fois et nous ne l’avons jamais trouvée menteuse.
Émile Montégut
Esquisses littéraires – Henri Heine
Revue des Deux Mondes
Troisième période
Tome 63
1884
INTERMEZZO LYRIQUE
Aus alten Mährchen
Heinrich Heine
*
Arc en ciel Arkhip Kouïndji 1900 1905
*
XLIV
Aus alten Mährchen winkt es
Des contes anciens, me fait signe Hervor mit weißer Hand,
Une blanche main, Da singt es und da klingt es
ça chante et ça sonne Von einem Zauberland’:
D’une terre enchantée :..
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XLIV
Aus alten Mährchen
HEINRICH HEINE
INTERMEZZO LYRIQUE
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LA POESIE DE HEINRICH HEINE
A ce point de vue, Heine est traité en privilégié. Les Allemands peuvent bien maudire le pamphlétaire, ils savent par cœur les vers du poète. Éditeurs, biographes, critiques d’outre-Rhin lui ont consacré d’importans travaux. Chez nous, seul entre les poètes allemands, il bénéficie de ce privilège d’avoir un public. Je ne nie pas que nous n’ayons pour quelques autres, et pour Goethe par exemple, un juste respect. Nous admirons Gœthe, nous ne l’aimons pas. Au contraire, l’auteur de l’Intermezzoest pour quelques Français de France un de ces écrivains qui sont tout près du cœur. Cela tient à plusieurs raisons parmi lesquelles il en est d’extérieures. Heine a vécu pendant de longues années parmi nous ; il parlait notre langue, quoique avec un fort accent ; il l’écrivait, quoique d’une façon très incorrecte ; il nous a loués, quoique avec bien de l’impertinence ; il a été mêlé à notre société ; il a été en rapports avec nos écrivains, nos artistes et même nos hommes politiques. Nous nous sommes habitués à le considérer comme un des nôtres, et sa plaisanterie, fortement tudesque, passe encore pour avoir été une des formes authentiques de l’esprit parisien. Notre sympathie pour Heine se fonde d’ailleurs sur des motifs plus valables. Il a quelques-unes des qualités qui nous sont chères : son style est clair ; ses compositions sont courtes. Nous aimons ces lieds dont quelques-uns durent le temps d’un soupir, l’espace d’un sanglot. Leur pur éclat nous semble celui de la goutte de rosée que le soleil taille en diamant, ou d’une larme qui brille dans un sourire. C’est par eux que le meilleur de la sentimentalité allemande est parvenu jusqu’à nous. Ou, pour parler plus exactement, la poésie de Heine représente une nuance particulière de sensibilité, qu’il a créée et que nous avons accueillie. Aussi doit-elle avoir sa place dans une histoire de la poésie lyrique en France. De même qu’il y a une « critique allemande » de l’œuvre de Heine, il convient qu’il y en ait parallèlement une « critique française ».
René Doumic Revue littéraire La poésie de Henri Heine d’après un livre récent Revue des Deux Mondes 4e période tome 140 1897 pp. 457-468
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INTERMEZZO LYRIQUE
XLIV
Aus alten Mährchen
HEINRICH HEINE
Und wüßten’s die Blumen, die kleinen,
Et si les fleurs savaient, les petites, Wie tief verwundet mein Herz,
Combien profondément mon cœur est blessé, Sie würden mit mir weinen,
Elles pleureraient avec moi, Zu heilen meinen Schmerz.
Pour guérir ma douleur…
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XIX Und wüßten’s die Blumen
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LA POESIE DE HEINE
A ce point de vue, Heine est traité en privilégié. Les Allemands peuvent bien maudire le pamphlétaire, ils savent par cœur les vers du poète. Éditeurs, biographes, critiques d’outre-Rhin lui ont consacré d’importans travaux. Chez nous, seul entre les poètes allemands, il bénéficie de ce privilège d’avoir un public. Je ne nie pas que nous n’ayons pour quelques autres, et pour Goethe par exemple, un juste respect. Nous admirons Gœthe, nous ne l’aimons pas. Au contraire, l’auteur de l’Intermezzoest pour quelques Français de France un de ces écrivains qui sont tout près du cœur. Cela tient à plusieurs raisons parmi lesquelles il en est d’extérieures. Heine a vécu pendant de longues années parmi nous ; il parlait notre langue, quoique avec un fort accent ; il l’écrivait, quoique d’une façon très incorrecte ; il nous a loués, quoique avec bien de l’impertinence ; il a été mêlé à notre société ; il a été en rapports avec nos écrivains, nos artistes et même nos hommes politiques. Nous nous sommes habitués à le considérer comme un des nôtres, et sa plaisanterie, fortement tudesque, passe encore pour avoir été une des formes authentiques de l’esprit parisien. Notre sympathie pour Heine se fonde d’ailleurs sur des motifs plus valables. Il a quelques-unes des qualités qui nous sont chères : son style est clair ; ses compositions sont courtes. Nous aimons ces lieds dont quelques-uns durent le temps d’un soupir, l’espace d’un sanglot. Leur pur éclat nous semble celui de la goutte de rosée que le soleil taille en diamant, ou d’une larme qui brille dans un sourire. C’est par eux que le meilleur de la sentimentalité allemande est parvenu jusqu’à nous. Ou, pour parler plus exactement, la poésie de Heine représente une nuance particulière de sensibilité, qu’il a créée et que nous avons accueillie. Aussi doit-elle avoir sa place dans une histoire de la poésie lyrique en France. De même qu’il y a une « critique allemande » de l’œuvre de Heine, il convient qu’il y en ait parallèlement une « critique française ».
René Doumic Revue littéraire La poésie de Henri Heine d’après un livre récent Revue des Deux Mondes 4e période tome 140 1897 pp. 457-468
La Mort de Laocoon vers 1610 El Greco The National Gallery of Art
Washington USA
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Du sollst mich liebend umschließen,
Tu dois m’emprisonner tendrement, Geliebtes, schönes Weib!
Bien-aimée, douce femme ! Umschling’ mich mit Armen und Füßen,
Enlace-moi avec tes bras, enlace-moi avec tes pieds, Und mit dem geschmeidigen Leib.
Avec tout ton souple corps…
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XII Du sollst mich liebend umschließen
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LA POESIE DE HEINE
A ce point de vue, Heine est traité en privilégié. Les Allemands peuvent bien maudire le pamphlétaire, ils savent par cœur les vers du poète. Éditeurs, biographes, critiques d’outre-Rhin lui ont consacré d’importans travaux. Chez nous, seul entre les poètes allemands, il bénéficie de ce privilège d’avoir un public. Je ne nie pas que nous n’ayons pour quelques autres, et pour Goethe par exemple, un juste respect. Nous admirons Gœthe, nous ne l’aimons pas. Au contraire, l’auteur de l’Intermezzoest pour quelques Français de France un de ces écrivains qui sont tout près du cœur. Cela tient à plusieurs raisons parmi lesquelles il en est d’extérieures. Heine a vécu pendant de longues années parmi nous ; il parlait notre langue, quoique avec un fort accent ; il l’écrivait, quoique d’une façon très incorrecte ; il nous a loués, quoique avec bien de l’impertinence ; il a été mêlé à notre société ; il a été en rapports avec nos écrivains, nos artistes et même nos hommes politiques. Nous nous sommes habitués à le considérer comme un des nôtres, et sa plaisanterie, fortement tudesque, passe encore pour avoir été une des formes authentiques de l’esprit parisien. Notre sympathie pour Heine se fonde d’ailleurs sur des motifs plus valables. Il a quelques-unes des qualités qui nous sont chères : son style est clair ; ses compositions sont courtes. Nous aimons ces lieds dont quelques-uns durent le temps d’un soupir, l’espace d’un sanglot. Leur pur éclat nous semble celui de la goutte de rosée que le soleil taille en diamant, ou d’une larme qui brille dans un sourire. C’est par eux que le meilleur de la sentimentalité allemande est parvenu jusqu’à nous. Ou, pour parler plus exactement, la poésie de Heine représente une nuance particulière de sensibilité, qu’il a créée et que nous avons accueillie. Aussi doit-elle avoir sa place dans une histoire de la poésie lyrique en France. De même qu’il y a une « critique allemande » de l’œuvre de Heine, il convient qu’il y en ait parallèlement une « critique française ».
René Doumic Revue littéraire La poésie de Henri Heine d’après un livre récent Revue des Deux Mondes 4e période tome 140 1897 pp. 457-468
Saphire sind die Augen dein, Saphirs sonttes yeux, Die lieblichen, die süßen. Aimables et doux. O, dreimal glücklich ist der Mann, Ô, trois fois heureuxest l’homme Den sie mit Liebe grüßen. Qu’avec amour ils reçoivent.
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Dein Herz, es ist ein Diamant, Ton cœur estun diamant, Der edle Lichter sprühet. De noblesfeuxil émet. O, dreimal glücklich ist der Mann, Ô, trois fois heureuxest l’homme Für den es liebend glühet. Que par amour il s’enflamme.
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Rubinen sind die Lippen dein, Tes lèvres sont des rubis, Man kann nicht schönre sehen. Que plus belles ne peuvent se voir. O, dreimal glücklich ist der Mann, Ô, trois fois heureuxest l’homme Dem sie die Liebe gestehen. A qui leur amour elles confessent.
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O, kennt ich nur den glücklichen Mann, Ô, Cette homme chanceux connaîtrais-je seulement, O, daß ich ihn nur fände, Ô, que si seulement je le trouvais, So recht allein im grünen Wald, Ainsi, seuldans la verte forêt, Sein Glück hätt bald ein Ende. Que sa chancebientôt alors finirait.