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LE THÉÂTRE d’EURIPIDE par JULES LEMAÎTRE – L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

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LITTÉRATURE FRANÇAISE
THÉÂTRE 

JULES LEMAÎTRE

 né le  à Vennecy et mort le  à Tavers

LE THÉÂTRE d’EURIPIDE
*
L’ION D’EURIPIDE & L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

Jules Lemaître

_______________

Parution
IMPRESSIONS DE THÉÂTRE
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
Ancienne Librairie Lecêne, Oudin et Cie
15 Rue de Cluny
Paris XVe

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L’ION D’EURIPIDE, et L’APOLLONIDE DE LECONTE DE LISLE

… Je fouille mélancoliquement dans le tas des livres que j’ai mis à part comme se rapportant au théâtre. J’en ramène l’Apollonide de Leconte de Lisle, « drame lyrique en trois parties et cinq tableaux ». Je vous cite le titre complet. Le poète n’a pas cru devoir ajouter, fût-ce en petits caractères : « d’après Euripide » ; et cette omission m’étonne un peu. Car enfin l’Apollonide n’est point, comme l’Andromaque ou la Phèdre de Racine, une pièce nouvelle sur un sujet ancien : c’est, bien réellement, une « adaptation », comme on dit aujourd’hui, ou, si vous voulez, une traduction libre et abrégée. Pas une scène de l’Apollonide qui ne soit dans l’Ion ; et l’ordre des choses est le même dans les deux ouvrages. Leconte de Lisle n’a procédé que par retranchement… Je le sais ; mais pour en être sûr, je vais relire la tragédie d’Euripide.
…Eh bien, Ion m’a fort réjoui. Au surplus, Euripide, est depuis longtemps, entre tous les Grecs anciens, celui que j’aime le mieux. Je consens qu’il soit inférieur, comme dramaturge, à l’auteur d’Œdipe-Roi. Mais qu’il est original et singulier !
C’est un philosophe et un humoriste délicieux. Il met de l’ironie dans le mélodrame, ce qui est bien imprudent, mais ce qui fait un mélange bien savoureux. Il passe du plus brutal réalisme psychologique (ses personnages expriment leurs plus affreux sentiments avec la même ingénuité que les personnages du Théâtre-Libre) au lyrisme le plus somptueux et au pathétique le plus tendre. Il est impie et religieux. Presque dans le même moment, il nie les Dieux et les aime ; il les raille dans les puérilités de leur légende, mais il les adore dans leur beauté et dans l’image épurée qu’il se forme d’eux. Il a, -déjà, – la piété sans la foi. Que n’a-t-il pas ?

Dans Ion, comme dans toutes ses tragédies, Euripide commence par nous faire un petit résumé de sa pièce, dénouement y compris ; car c’est une invention française que d’avoir fait de l’intérêt de curiosité l’essentiel du théâtre. Donc, Mercure nous raconte que Créuse, reine d’Athènes et fille d’Erechthée, a été séduite par Apollon, dont elle a eu un fils. Elle a exposé l’enfant, que le dieu a pris soin d’enlever et de faire secrètement nourrir à Delphes, dans son temple. Après quoi elle a épousé Xuthus, un étranger, d’ailleurs fils de Jupiter. Or, Xuthus vient tout justement consulter l’oracle de Delphes, « dans l’espoir d’obtenir une postérité qui lui manque. » Et Mercure, qui n’a pour nous rien de caché, ajoute : « Quand Xuthus sera entré dans ce temple, Apollon lui donnera son propre fils et dira qu’il est né de ce prince ; l’enfant, rentré ainsi dans le giron maternel, sera reconnu par Créuse, aura une existence assurée ; et la paternité d’Apollon demeurera secrète. » La situation d’Apollon sera donc un peu celle de Monsieur Alphonse dans le ménage du commandant Montaiglin.

Vous entrevoyez pourtant comment on a pris l’habitude de rapprocher plutôt Ion d’Athalie. Ion est, par un côté, un drame national : le dénouement écarte de la royauté athénienne une race étrangère, et restitue l’Attique au sang d’Apollon et d’Erechthée. Et de même qu’Athalie nous ouvre une glorieuse perspective sur la « Jérusalem nouvelle », ainsi l’Athènes de Périclès est à l’horizon de la tragédie d’Euripide.

A cela, vraiment, se bornent les ressemblances. A part sa naissance mystérieuse et ses occupations, Ion n’a rien de commun avec le petit Joas. Ce n’est point un enfant, ni même un adolescent. Les esclaves de Créuse disent quelque part : « Le fils qu’Appolon a donné à Xuthus est un jeune homme dans la force de l’âge. » Aussi bien a-t-il une âme fort différente de celle d’un enfant de chœur. Hormis quelques rares instants d’attendrissement et de colère, Ion est un jeune sacristain narquois, un extraordinaire pince-sans-rire, chargé par Euripide de railler la partie mélodramatique de l’ouvrage et de signaler l’immortalité de la légende populaire qui en est le sujet, et ainsi de faire à la fois la critique des dieux qui mènent l’action, -et la critique de la pièce.

Ecoutez, dès la première scène, sa réplique à Créuse, qui vient de lui conter son histoire en l’attribuant à une amie. (Je me permets de traduire moi-même, car aucune des traductions qu’on a tentées d’Euripide ne me satisfait.) « Voyez-vous, Madame, il y a, dans votre histoire, un détail bien fâcheux pour vous. Comment voulez-vous que le dieu vous réponde sur un fait qu’il veut précisément tenir caché ? Et croyez bien que personne n’osera vous répondre pour lui. Apollon, convaincu d’un crime dans son propre temple, châtierait celui qui s’aviserait de rendre un oracle en son nom. Et, franchement, Apollon n’aurait pas tort. De bonne foi, on ne peut pas demander à un dieu des oracles qui lui sont contraires. Ce serait le comble de la naïveté. Retirez-vous, Madame… »

Et un peu plus loin :  » …Qu’ai-je à m’inquiéter de la fille d’Erechthée, puisqu’elle ne m’est rien ? Allons plutôt arroser mes fleurs… C’est égal, abandonner une jeune fille après l’avoir prise de force, puis laisser mourir l’enfant qu’on lui a fait, cela n’est pas très joli pour un dieu. Quand on est tout-puissant, on doit être bon. Les dieux punissent les hommes méchants. Au moins ne devraient-ils pas violer les lois qu’ils nous ont données. Si, par impossible, vous comparaissez devant un tribunal humain, Neptune, Jupiter, roi du Ciel, et toi, Apollon, vous n’auriez pas assez d’argent dans vos temples pour payer la rançon de vos gaietés. »

Cependant la Pythie, consultée par Xuthus, lui a répondu : « Le premier que tu verras, en sortant d’ici, sera ton fils. » Il sort, aperçoit Ion : « Dans mes bras !…Je suis ton père. -Vous voulez rire ? » dit tranquillement le jeune sacristain. Mais Xuthus affirme qu’il est sérieux, et rapporte le mot de la Pythie. « C’est étrange ! dit Ion. – A qui le dîtes-vous ? dit Xuthus.

Vous voyez la situation. C’est un garçon de vingt ans qui retrouve son père, et un père qui lui ouvre les bras tout grands. Vous devinez ce qui serait le dialogue chez M. d’Ennery, -ou simplement chez Sophocle, qui est aussi « un homme de théâtre« . Ici, le « fils naturel » ne bronche pas ; et voici le dialogue étonnant qui s’engage entre son père et lui (je crois traduire très exactement et conformément à l’esprit du poète) :

Ion.
Mais alors qui est ma mère ?

Xuthus.
ça, je ne sais pas.

Ion.
Appolon ne vous l’a pas dit ?

Xuthus.
J’étais si content que j’ai oublié de lui demander.

Ion.
Je ne suis pourtant pas né sous un chou ?

Xuthus.
C’est probable.

Ion.
N’avez-vous jamais eu de maîtresse ?

Xuthus.
Mon Dieu…quand j’étais jeune…

Ion.
Avant votre mariage ?

Xuthus.
Oh ! bien étendu.

Ion.
Alors, c’est dans ce temps-là que vous m’auriez eu ?

Xuthus.
C’est bien possible.

Ion.
Oui, mais comment suis-je venu ici ?

Xuthus.
Je ne sais pas.

Ion.
D’Athènes ici, il y a un bout de chemin.

Xuthus.
….

Ion.
Mais, dites-moi, êtes-vous déjà venu à Delphes ?

Xuthus.
Oui, une fois, aux fêtes de Bacchus.

Ion.
A quel hôtel êtes-vous descendu ?

Xuthus.
Chez un digne homme qui…enfin qui me présenta à de petites Delphiennes…

Ion.
Et vous étiez gris ?

Xuthus.
Dame !

Ion.
Et voilà comment je vins au monde !

Xuthus.
C’est que ça devait arriver, mon enfant !

Ion.
Mais enfin, comment me trouvé-je dans ce temple ?

Xuthus.
Ta mère t’aura exposé.

Ion.
Bah ! Je ne lui en veux pas.

Xuthus.
Allons ! reconnais ton père.

Ion.
Je veux bien. Après tout que puis-je souhaiter de mieux que d’être le petit fils de Jupiter ? C’est une situation, cela.

Alexandre Dumas fils
Auteur Le Fils naturel
Création à Paris, théâtre du Gymnase, 16 janvier 1858
Avec les personnages de Jacques Vignot et de Charles Sternay
.

Vous voyez que nous sommes extrêmement loin de Jacques Vignot demandant des comptes à Charles Sternay. Il est vrai que, un moment après, nous nous en approchons imperceptiblement. Xuthus propose au jeune homme de l’emmener à Athènes, de le reconnaître publiquement pour son fils, et de lui faire part de sa puissance et de ses richesses. Mais Ion : « Les choses, de près, ne sont plus du tout ce qu’elles apparaissent de loin… Je suis content d’avoir retrouvé un père ; mais qu’irais-je faire à Athènes ? J’y serais mal vu, et comme bâtard, et comme étranger. Je mettrais le trouble dans votre maison. Je serais odieux à votre femme ; et, si vous aviez l’air de m’aimer trop… elle ne serait pas la première qui eût avancé, en douceur, la fin d’un mari… Oh ! j’ai très peu d’illusions… Ici, je suis bien tranquille. Je ne vois les hommes qu’en passant, et quand ils ont besoin de moi, ce qui fait qu’ils sont toujours fort aimables… Décidément, je reste ici, mon père...Laissez-moi vivre pour moi-même… »

Xuthus insiste : « Il y a un moyen de tout arranger. Je t’emmènerai à Athènes comme si tu n’étais que mon hôte… Au surplus, je ne veux pas attrister Créuse, qui n’a pas d’enfant, en étalant mon bonheur… Plus tard, nous verrons… Allons, c’est convenu, je t’emmène. Donne, ce soir, un souper d’adieu à tes amis. »

… Après ces scènes de comédie railleuse, tout à coup éclate un drame violent, brutal, -et aussi, par endroits, d’un arrangement ingénieux.

Lorsque Créuse apprend que son mari a retrouvé un fils né hors du mariage, elle gémit de douleur, de jalousie et de haine ; d’autant plus torturée par le souvenir de son enfant, à elle, de l’enfant qu’elle eut d’un dieu et que son lâche père (elle le croit du moins) abandonna à la dent des bêtes. Et ce sont les plus beaux cris de désespoir et de colère, une furieuse et splendide imprécation contre l’Alphonse divin. (J’aurais grande joie à vous citer le morceau, si mon dessein n’était de m’attacher principalement aux parties ironiques de ce mélodrame.)

Donc, conseillée par un vieil intendant, patriote fanatique qui ne peut souffrir la pensée de voir peut-être un jour un étranger sur le trône d’Athènes, Créuse résout de supprimer le bâtard de son mari, l’odieux intrus. Pour cela, elle remet au vieil homme un petit flacon qui contient une goutte du sang de la Gorgone, -un poison de famille.

Le vieil homme se rend au souper que le bâtard offre à ses camarades (la description du festin est un excellent morceau de poésie parnassienne) ; il verse, sans être vu, dans la coupe d’Ion, le poison gorgonien…

René-Charles Guilbert de Pixerécourt.
le « père du mélodrame »
1773-1844
Gravure de Bosselmann
D’après une peinture de Sophie Chéradame

Admirons ici l’imagination charmante d’Euripide, et comme il sait répandre un sourire et une grâce sur des noirceurs à la Pixerécourt. Au moment où Ion va boire, « un des serviteurs prononce une parole de mauvais augure« . Superstitieux, bien que narquois, je jeune ex-sacristain jette le contenu de sa coupe. Cela fait par terre une flaque où vient boire une des colombes familières du temple d’Apollon. L’oiseau tombe, empoisonné, « et meurt en allongeant ses pattes purpurines« . On soupçonne le vieillard ; on le presse de questions ; il avoue le crime de sa maîtresse. Et les magistrats de Delphes condamnent Créuse à mort, pour tentative de meurtre sur un homme d’église.

Charles Meynier, Apollon du Belvédère sur fond de paysage, (musée de la Révolution française).

Créuse, avertie, se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, qui est « lieu d’asile« . Ion demeure narquois ; mais enfin il tient à sa peau et ne saurait vouloir du bien à une personne qui a voulu l’assassiner. Il essaye donc de la déloger du pied de l’autel où elle se cramponne. « Vraiment, dit-il (car ce jeune clerc ne cesse de faire, sur les dieux, des réflexions désobligeantes), les dieux ont des bizarres pensées. Ils accordent le même refuge à l’innocent et au coupable ; et finalement, ils se trouvent protéger surtout les coquins.« 

Or, tandis qu’il se dispose à malmener Créuse, la Pythie survient et s’écrie : « Arrête, mon fils. Appolon t’ordonne d’épargner cette femme. Il m’a chargée de t’apporter cette corbeille qui est celle où, tout petit, tu as été exposé dans ce temple. Elle contient tes langes et quelques menus objets. Pars, c’est l’ordre du dieu, et va-t’en à la recherche de ta mère. -Oh ! dit Ion, je ne suis pas si curieux. Je plains ma mère, mais j’aime autant ne pas la connaître. Je n’aurais qu’à découvrir que je suis fils d’une esclave ou d’une gourgandine ! Et je ne veux pas savoir ce qu’il y a dans la corbeille. Je m’en vais l’offrir au dieu sans l’ouvrir, cela est plus prudent. »

Mais cette corbeille, Créuse l’a reconnue : « Dans mes bras, mon fils !… Je suis ta mère ! -Elle est folle ! » dit Ion ; car la « voix du sang » reste, en lui, aussi parfaitement silencieuse devant sa mère retrouvée que naguère en présence de Xuthus. Et, comme Créuse continue à crier sa maternité : « Un instant, Madame ; dites-moi ce qu’il y a dans la corbeille. » Elle le lui dit, dans un grand détail et très exactement. « Eh bien donc, ma mère, je suis enchanté de vous revoir. » Et des baisers, et des effusions, ainsi qu’il convient. Mais Ion ne perd pas la tête : « Et mon père, Madame, qui est mon père ? » Créuse, moitié honteuse, moitié glorieuse, lui conte son aventure avec Apollon. « Ah ! dit Ion, un peu ahuri par tant de coups de théâtre, de reconnaissances et de découvertes, et se débattant au travers,

Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,

que d’aventures en une journée ! J’étais sans père ; puis j’ai été le fils de Xuthus, et me voilà fils d’Apollon. Ma mère a voulu me tuer, j’ai voulu tuer ma mère. Bah ! Tout est bien qui finit bien. Je suis content de vous avoir retrouvée, et je n’ai pas trop lieu de me plaindre de ma naissance. »

C’est égal, tout cela est bien extraordinaire… Un soupçon lui traverse l’esprit. Il craint d’être dupe. « Mon Dieu, ma mère, ce que j’ai à vous dire est un peu délicat… Êtes-vous bien sûr que je sois le fils d’Apollon ?… Car enfin on a souvent vu des jeunes filles séduites rejeter leur faute, par vanité, sur un personnage illustre. » Créuse proteste, essaye de donner des preuves ; mais Ion est de ceux « à qui on ne la fait pas. »

Cependant il faut bien conclure. Et, pan ! voici le deus ex machina. Car, dans presque toutes les pièces d’Euripide, l’impertinence des dénouements répond au sans-gêne des prologues. Minerve apparaît, – d’ailleurs ironique, elle aussi : « N’ayez pas peur : je ne suis pas votre ennemie, et je ne vous veux que du bien. Je viens de la part d’Apollon. Il n’a pas voulu paraître lui-même, craignant d’être un peu gêné devant vous deux, et voulant éviter les scènes… Il m’envoie vous dire que Ion est bien son fils et celui de Créuse… Apollon a tout conduit avec beaucoup de sagesse : il t’a fait accoucher sans douleur, Créuse, pour que ta famille ne devinât rien. Quand tu fus mère, il commanda à Mercure de prendre ton enfant et de le transporter ici… Et maintenant, écoute un bon conseil : ne dis à personne que Ion est ton fils. Laisse à Xuthus sa douce illusion…« 

Je ne vous ai point rapporté tout ce qu’il y a dans cette pièce singulière ; mais tout ce que je vous ai rapporté s’y trouve réellement. Le personnage d’Ion est bien, dans son fond, ce que je vous ai dit : un philosophe gouailleur, de très libre esprit et d’imperturbable sang-froid, fourvoyé dans un conte populaire et empêtré par surcroît dans une trame mélodramatique dont il conçoit et constate à mesure l’extravagance, et qui s’étonne, flegmatiquement, d’être là. Et cela n’empêche point le rôle de devenir touchant et pathétique, quand la situation l’exige absolument. Ion, et surtout Créuse, ont, à l’occasion, des accents d’une tendresse délicieuse. C’est ainsi. Euripide méprise Scribe vingt-quatre siècles d’avance, ce qui est prodigieux. Il commence toujours par railler l’enfantillage des histoires qu’il raconte, la conception religieuse impliquée par le rôle qu’y jouent les dieux, et l’absurdité des moyens qui amènent les situations ; mais ces situations une fois produites, il cesse de railler, il exprime avec la plus émouvante vérité les sentiments des personnages qu’elles étreignent ; et, pareillement, ces dieux dont il bafouait tout à l’heure la figure populaire, il leur restitue, avec la beauté plastique, la beauté morale, conformément aux théories de ses amis Anaxagore et Socrate. Et il est bien certain que ce mélange, j’allais dire de « blague » et de pathétique, d’irrévérence et de piété, devait avoir quelque chose de déconcertant, même pour les subtils Athéniens, et que, « au point de vue du théâtre« , l’Euripide ironique fait tort à l’Euripide tragique. Et pourtant, je serais bien fâché que l’un des deux manquât. Il y a, dans le critique-poète dramaturge Euripide, du Voltaire, du Heine, du Racine, du Musset, du Dumas fils, -et d’Hennery. Je l’aime, malgré cela ou pour cela, selon que je suis raisonnable ou non ; mais je l’aime.

Adophe d’Hennery
Romancier et dramaturge français
17 juin 1811 – 25 janvier 1899
Evert van Muyden — Angelo Mariani, Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, vol. 4, Paris, H. Floury, 1899.

Pour le parallèle entre Ion et Apollonide, je vous renvoie à l’un des chapitres du livre très vivant et gesticulant de M. Psichari : Autour de la Grèce. Je dois dire que je préfère Ion aussi délibérément que M. Psichari préfère l’Apollonide ; mais qu’importe ?

Jean Psichari
1854 – 1929
dans le magazine Ποικίλη Στοά (Galerie variée) en 1888

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Henry BERNSTEIN : JUDITH ou LA SOURDE MUSIQUE DE L’ÂME

Henry BERNSTEIN
JUDITH
(1922 – Théâtre du Gymnase)

 Henry Bernstein ou la sourde musique de l'âme tab de GENTILESCHI Artemisia

  Le Monologue
d’une âme
tourmentée



 En 1922, en ce début d’année, le bourreau coupe la tête de Landru. Les spectateurs de la nouvelle pièce de Bernstein, montée au Théâtre du Gymnase, quelques mois plus tard, la même année, devait avoir l’image du Barbe-Bleue de Gambais en tête, en regardant une autre tête tomber des mains de la belle Judith, d’un Barbe-Bleue de Béthulie, le général Holopherne.

Giulia Lama Judith et Holoferne

QUAND EROS REJOINT THANATOS

Dans les crimes de Landru, la mort s’associait à l’intérêt. « Oui, je pleure mes fautes, je me repens… j’ai des remords… je pleure parce que je pense qu’avec tout le scandale fait autour de mon nom, on a appris à ma pauvre femme que je l’avais trompée». Dans Judith, la mort s’associe à l’amour, l’Eros à Thanatos, ce qui unit avec ce qui sépare. Judith est déchirée, entre son devoir et sa passion.

Les âmes parleront, s’affronteront, s’aimeront et se tueront. Les âmes s’envoleront vers la gloire ou vers l’oubli. Vous irez enfin, dans un orage apocalyptique, jusqu’à l’évanouissement des âmes…

TU ES ETRANGERE A L’AMOUR

Notre Judith recherche et la gloire et l’amour. Mais ne sait ni comment atteindre l’absolu de la lumière éternelle, ni s’oublier dans le frisson et les bras de son amant. Holopherne, son ennemi, l’a bien compris : «  Tu es étrangère à l’amour, Judith, mais l’idée de l’amour te torture ! Tu en formes dans ta tête mille images somptueuses, absurdes. Tu épies l’amour des autres et tu le railles férocement. Puis, te tournant vers ta beauté, ô stérile, tu invoques avec désespoir l’amour ! » (Holopherne, Acte II, tab. II, sc V).

FRAPPE FORT…MAIS FRAPPE LE PREMIER !

Le colosse devient la fragilité personnifiée et rend notre Judith presqu’inhumaine. Elle donne de l’humanité à la férocité bestiale du guerrier. Le colosse devient rosée. La montagne se remplit de fleurs. Holopherne lui offre tout, à ses côtés, la gloire, l’amour, sa vie, sa mort. Son amour est bien trop vaste, trop grand. La montagne se fragilise, se fend et s’envole, en s’émiettant au souffle de la belle : « Je t’aime sans illusions, c’est-à-dire sans bornes. Ah ! Que ne t’ai-je supprimée le premier jour ! ‘Frappe fort si tu peux, mais frappe le premier ! » (Holopherne, Acte II, Tab. II, sc V).

France Ellys (Ada) JUDITH La Pte Illustration 124

 

 

 

 

QU’AI-JE FAIT PAR LE SABRE ?

Mais accepter la vie avec Holopherne, c’est s’unir, c’est se fondre avec l’autre, et donc ne plus exister comme symbole et gloire de son pays. Unir les contraires, pour cette âme dévastée, relève de l’impossible. La vie n’est que par l’autre, dans l’autre. Il faut pénétrer l’autre dans son âme et son corps. Seul le couteau pénétrera la chair. Il faut désunir ce qui peut l’être, même et surtout quand le doute l’assaille. « Toute peine est supportable, auprès de mon effroi, auprès de mon incertitude. (De terribles pensées) Qu’ai-je fait par le sabre ? Par le sabre, ne me suis-je pas retranchée du bonheur ?…N’ai-je pas fermé la seule bouche, chassé l’unique chaleur, assassiné la caresse, le souffle ? » (Acte III, sc. 2)

Judith décapitant Holopherne, par le Caravage
ELLE EST AU CENTRE DU FRACAS

Le Ciel, lui-même, ne s’y trompe pas, lors de la montée de Judith dans la montagne afin de retrouver la tête tranchée d’Holopherne, en envoyant des éclairs dans la nuit. Plus elle se rapproche de son ex-amant, plus la pluie devient torrentielle. La foudre finira par ponctuer chaque phrase de Judith. La foudre…la foudre… et même en repartant, les éléments déchaînés ne lâchent rien : «  les éléments la poursuivent, l’enveloppent. Elle est au centre du fracas. Le tonnerre emplit la vallée. » (Acte III, sc. 4) Judith est célèbre, célébrée mais seule, à jamais. Ce n’est plus une humaine, mais une icône. Elle n’appartient plus à Holopherne, encore moins à Saaph…Elle ne s’appartient même plus.

Gabrio (Sisarioch) JUDITH La Petite Illustration 124

ON MEURT DE SOIF A TON CÔTE !

L’élément de passion que semblait porterJudith n’est qu’un élément mort, abattu. La vie est en Holopherne. Il est la passion véritable. Il est acteur de son destin. « Tu es l’arbre calciné, tu es la citerne pleine de sable ! On meurt de soif à ton côté. » (Holopherne, Acte II, Tab. II, sc. V).

Henri Rollan (Saaph) JUDITH La Petite Illustration 124

 

 

 

 

 

CONTRACTE TON ÂME !

L’amour inatteignable laisse la voie à la gloire. L’âme de Judith est ailleurs, dans un au-delà, dans l’Histoire. Il faut revenir sur terre, revenir à Béthulie et rentrer dans la tente. L’âme doit devenir humaine, enfin… « Contracte ton âme pour m’écouter ! Judith, tu as besoin de la gloire. Tu ne la chéris pas, quoi que tu t’imagines, tu en as besoin ! Ma Judith, tu ne trouveras l’étreinte que dans cet élan de la multitude vers toi, dans l’encerclement de toi par tous. Oh ! Rien ne te consolera du baiser…Que veux-tu ! Chacun de nous se heurte aux limites de son être, chacun porte le désespoir de n’être que soi. » (Holopherne, Acte II, tab. II, sc V).

Avant de reprendre la trame de la pièce, quelques, quatre, chiffres importants dans la Judith de Bernstein : un, deux, trois et cinq.

UN DIEU QUI PULLULE

Jacques Grétillat (Holopherne) Judith La Petite Illustration n124

Le Un, comme le personnage centrale de la pièce Judith, le commencement et la fin. Judith est le Tout de l’histoire, la première comme la dernière réplique. Il est la somme des combats intérieurs. La seule qui peut sauver sa ville, mais aussi tout son pays. Elle est ce qui entraîne. Elle est l’action. C’est l’Aleph (א), la première lettre de l’alphabet qui correspond au premier chiffre, celui qui règne sur la volonté et les esprits. C’est aussi  le Un du Dieu unique face au polythéisme des assyriens, où le dieu « pullule…il se promène par les rues, il se cache dans la plus humble bourgade » (Acte II, tab II, sc. V) .

Le Deux, comme la confrontation de deux mondes, celui de Judith et celui d’Holopherne, entre l’esprit et la bestialité, entre la fixité de Béthulie, vissée sur son rocher, «j’ai vécu sur le rocher de Béthulie. Je suis attachée à ma terre natale » (Acte II, Tab. II, sc V)  et la mobilité des troupes de Nabuchodonosor, comme la séparation de l’esprit et du corps avec la décapitation d’Holopherne, comme la dualité entre le désir de la chair et la volonté de gloire. Et de cette confrontation naîtra la légende, mais avant la gloire, l’action. Ce sont les forces contraires qui engendreront le mouvement. Contraires, mais indissociables. Judith n’existe que par Holopherne.

Le Trois, une pièce en trois actes ; c’est la manifestation de la création. Mais dans ce trois se mélangent les tableaux de manières irrégulières et inégales. Le Cinq domine le Trois. Le Trois apparaît dans la pièce de manière formelle. La seule scène VII du premier tableau de l’Acte II est deux fois plus longue que l’Acte III. La création a manifestement besoin d’équilibre. Le Cinq, comme les cinq tableaux qui ponctuent et alimentent l’action ou cinq comme les cinq jours que demande Judith à Holopherne avant de prendre sa décision finale.

JUDITH Décor de Béthulie par M Soudeïkine

L’absence du Quatre n’est pas neutre. Il est la stabilité et le lien entre le spirituel et le matériel. Pas de paix possible dans ce chaos des corps mais de la douleur et des larmes. La stabilité ne se trouve ici que dans la mort. Et encore…

UN STYLE TISSE DE METAPHORE

La « sourde musique » de l’âme vient de l’article de Lucien Dubech parut dans L’Action Française où celui-ci, en parlant de la Judith d’Henry Bernstein dit : « le style de Judith est tout tissé de métaphore. On pourrait contester parfois leur propriété. Mais parfois aussi elles sont d’une vraie beauté sensuelle…Ces sourdes musiques rappellent les chants de flûte et les frissons de soie dont parlait Heredia. Judith en est toute pleine, comme un jardin d’Orient chargé de lourdes roses. Et, de tout temps, nos âmes d’Occidentaux ont redouté la séduction de l’exaltation intellectuelle parmi ces parfums, ces musiques, ces splendeurs enivrantes. » (Le Petit Illustration, N°124 du 9 décembre 1922)

QUELLE ÂME ETRANGE !

Le « monologue d’une âme tourmentée », vient, lui de l’article de M.G. de Pawlowski, dans Le Journal en parlant de «l’homme (Henry Bernstein) qui, durant les sept tableaux d’un spectacle presque en continu, sut empoigner toute une salle par le simple monologue d’une âme en délire. » Mais Judith n’est jamais dans le délire. Mais plutôt dans l’affection, le tourment. Holopherne, lui-même, le voit bien dans la scène IV du second tableau de l’Acte II : « C’est un être tourmenté…tourmenté et merveilleux ! Elle embellit les heures de sa présence…Quelle âme étrange ! »

Le sujet de la pièce est simple, en trois actes. Le premier, « la prière », se situe dans l’oratoire de Judith (jouée par Madame Simone) dans la ville assiégée de Béthulie par les fantassins et les cavaliers d’Holopherne (joué par Jacques Grétillat en 1922), général en chef du grand Nabuchodonosor II. L’acte II, « L’île des Bienheureux », se situe dans le camp assyrien, sous la tente d’Holopherne et se terminera par sa décapitation. Le dernier acte, « le désir », le plus court, entre les remparts de Béthulie, la maison de Judith et la montagne, sera la glorification de l’acte de Judith, plongée dans l’incertitude et le doute, noircie par la mort de Saaph, « homme d’aimable apparence, au visage fin et sensible », jeune guerrier éperdument amoureux de Judith.

A la différence du récit biblique, notre Judith va tomber éperdument amoureuse de notre tortionnaire. Une sorte de syndrome de Stockholm. Son destin est de tuer l’ennemi. Les tourments de l’âme ajoutent à l’action des prises de consciences et des ressentiments. Les deux hommes amoureux de Judith trouveront la mort, ne laissant que la gloire sur sa route.

NOTRE CHANT VAUDRA BIEN UNE PRIERE

La Chambre d'Holopherne JUDITH

Le tout premier acte, celui du recueillement et de l’attente, met en scène la ville inquiète, assiégée, prête à se rendre aux assyriens. L’eau manque et il ne reste que les larmes et la prière. « Je vous accompagnerai sur la harpe. Notre chant vaudra bien une prière » (Abigaïl, Acte I, sc 1). Judith reçoit quatre personnes, une dans chacune des premières scènes.

N’ABIMEZ PAS CES BEAUX YEUX !

A la première correspond l’entrée en scène d’Abigaïl (jouée par Paulette Noizeux lors de la première). C’est le monde des arts, la poétesse, « une femme plus élégamment vêtue que Judith ». C’est l’émotion contre la raison de Judith. Elle n’analyse pas, elle ressent. « Il est si majestueux, si poétique ! …je ne possède pas votre puissant cerveau…Ma tête est trop petite pour contenir le malheur immense que vous prévoyez…Adieu, ma chérie. N’abimez pas ces beaux yeux ! » .

 

Judith Ecole de Guido Reni 1575 1642

FAIRE LA FEMELLE ? JE NE SAURAIS PAS !

La seconde scène voit l’entrée d’Ada (jouée par France Ellys), au ordre de Judith sa maîtresse, fille d’esclave mais affranchie, et par une scène d’explication violente. Elle a reçu la visite d’un homme. Elle nie cette visite. Elle finit par reconnaître la vérité et évite le châtiment. « Je pense que tu as répondu avec sincérité…et j’ai pris en compassion ton triste sort. » Judith cherche avant tout à savoir ce que recherche Ada et ce qu’elle ressent, elle veut connaître les raisons de l’amour, ce qui constitue et fonde l’acte amoureux : « tu l’as aimé charnellement ? …Pour la joie de tes sens ?…J’exige des souvenirs…de vrais souvenirs…dépouillés de tout ce qu’y attachent le rêve et le regret. As-tu connu la volupté dans les bras de cet homme ? …Mais quelle force t’y a jetée antre ses bras ? Pourquoi t’es-tu prêtée avec celui-ci au geste que tu abhorrais ? Qu’est-ce qui t’a fait aimer Melchias ?…Parle ! …Il était si beau ? …Qu’a-t-il dit ? » Judith a prévu que si la ville se rendait, elle se donnerait la mort. Elle refuse cette hypothèse. La mort plutôt que le déshonneur : « justement ma pauvre Ada, moi, je ne suis pas sortie d’une esclave ! Faire la femelle ? Mais je ne saurais pas. Tiens, j’ai choisi la lame qui me préservera de ces hommages ! »  Mais déjà les pas de Saaph résonne, et les propos sur l’amour ont échauffé les sens de la belle Judith, « oui, vraiment, il n’est pas mal ! Tu le penses aussi ?…Je crois que tu m’as rendue un peu folle, toi, avec tes récits de la montagne…Laisse-moi…Laisse-moi avec le beau Saaph. »

TOUT NOUVEAU PARTAGE FAIT BOUILLONNER ATROCEMENT

Judith tenant la tête d’Holopherne, Cristofano Allori, 1613 (Royal Collection, Londres)

Dans la troisième, la beauté, la jeunesse, la fraicheur, la vigueur, l’envie se retrouvent en Saaph (joué par Henri Rollan), le guerrier valeureux. Il annonce son souhait de tuer de ses mains le général Holopherne. Sans lui, son armée, composée de plusieurs peuples, et ses généraux se diviseront. « En chacun de ceux-là est une ferveur folle, que tout nouveau partage fait bouillonner atrocement. » Le volcan est à deux doigts de se réveiller. Saaph veut mettre l’étincelle et profiter d’un interrogatoire par le général lui-même afin de lui porter un coup fatal.

BETHULIE REMISE AUX ASSYRIENS ?

A la quatrième scène, c’est la sagesse et la noblesse d’esprit qui parle dans la bouche de Charmi (joué par Numès), « un homme fort vieux…très grand, d’allure noble et distinguée, avec un beau visage plein d’énergie. Sa barbe est longue et toute blanche. » Les nouvelles sont mauvaises et la foule réclame la reddition de la ville, derrière un certain Ruben, ivre de revanche et de gloire, « l’approche du malheur l’a toujours enivré, inspiré ». Mais la chose est simple, la ville, fragilisée, ne tiendra plus longtemps, ils le savent car « la fontaine d’Enoch a été empoisonnée… ». Il faut donc utiliser un stratagème et gagner du temps, dans l’espoir d’une « délivrance miraculeuse ». « Mais si, les cinq jours étant écoulés, il ne nous est point venu de secours, je comprendrai que Dieu, dans sa colère, nous destine le châtiment suprême, et, en marque d’humilité, la ville de Béthulie sera remise aux Assyriens ? »

TU REPANDS LA TERREUR AVEC UNE ÂME RIDICULE !

Madame Simone (JUDITH) Photo G L Manuel Frères

A la cinquième scène, Judith, de sa terrasse, s’adresse à Holopherne. La « pauvre petite Béthulie » devant les crocs acérés de la bête assyrienne ;  «  je vois d’ici ta vulgarité. Tu convoites des choses. Tu répands la terreur, tu ensanglantes le monde, avec une âme ridicule ! Il est très cruel…Le camp lui-même a l’air d’une bête indolente couchée sur le côté…Pauvre petite Béthulie ramassée sous sa carapace rose. Je suis Yaoudith et j’ai du génie ! J’ai du génie, j’ai du génie ! …Ada, vite, vite, vite ! …Ada…Suis-je belle ? »

Saaph qui arrive dans la sixième scène annonce directement son pardon puis son amour pour Judith, « amie, chérie ». Le temps est compté. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit plutôt que tu m’aimais ? » Mais Judith, cartes sur table, prévient que s’il persévère dans son souhait de tuer lui-même Holopherne, elle se tuera. « – Je le jure par… – Non ! – Jures-tu, par le Nom, qu’avant cinq jours entiers tu ne franchiras pas le rempart de Béthulie ?… – Je le jure sur Iahvé !»

J’ECHAPPE A LA MORT DU RAT !

J’ECHAPPE AU DRAME DE L’OUBLI !

La scène VII, Judith se dit prête pour sa mission, même si elle n’avait pas prévu  « que l’enjeu monterait si haut ! » Mais elle donne aussi le vrai sens de son opération kamikaze : « j’échappe à la mort du rat ! J’échappe au drame de l’oubli ! »

Madame Simone dans Judith La Pte Illustration n124

JE VEUX LA GLOIRE.
TU COMPRENDS ?

La dernière scène du premier acte. Judith retrouve la dévouée Ada. Elle a besoin d’elle pour se calmer. « Le tumulte de mon âme m’épouvante. Ta prière vigoureuse et naïve portera ma prière. » Et elle répète l’injonction de la scène précédente : « Je veux la gloire. Tu comprends ? La gloire…La gloire…Prions l’Eternel ! »

L’acte II se passe intégralement dans le camp assyrien, et commence dans la salle du conseil. Tout le gotha des généraux et des personnages importants est rassemblé autour d’Holopherne : Vagaoo (joué par Alcover), le chef des eunuques et proche d’Holopherne, Berose (joué par Montclair), « un homme d’administration qui ne porte pas l’uniforme », et des généraux Astoubar (joué par Jean Dulac), Hasphenor (joué par Louis Rouyer), Sisarioch (joué par Gabrio) et Issarakin (joué par Clarins).

Cet acte est lui-même découpé en trois tableaux. Le premier représente la salle du Conseil d’Holopherne. Le second, une pièce à côté de la chambre d’Holopherne. Et le troisième et dernier tableau, la chambre elle-même. Nous rentrerons petit à petit dans l’intimité du chef des armées assyriennes. Jusqu’à l’intimité de la chair avec la pénétration du cimeterre dans sa gorge.

Judith et Ada sont au milieu de ces hommes dans cette salle où trône le portrait de Nabuchodonosor, le roi de Babylone. Judith a déjà fait don de sa vie. Son stratagème n’est pas sûr de réussir. D’où le nom donné à cet acte : « L’île des Bienheureux », appelé aussi île Fortunée, qui fait référence à ce lieu des Enfers où les âmes vertueuses, comme Achille, Médée ou Pénélope, se reposent. Les deux femmes se retrouvent au cœur de l’Enfer, entourées de leurs plus grands ennemis.

 

Mme Simone & Jacques Grétillat JUDITH La Petite Illustration 124

LA MAMELLE NI LA FESSE NE PARAISSENT AVACHIES !

Dans la première scène de ce premier tableau, Judith, transfuge, fait allégeance aux assyriens et essaie de les convaincre du bien-fondé de sa démarche. Elle explique sa désertion par une révélation divine : « L’éternel Sabaoth s’est penché à mon oreille et il a commandé : ‘Va vers le prince des Victoires, car je l’ai choisi pour être le Ministre de ma furerur. Instruis-le de toutes les choses secrètes et qu’il fasse éclater sur la nation perdue d’ingratitude mes terribles merveilles !’ Telle est la parole du Dieu vivant. » Mais les généraux moins bouleversés par les propos et l’intelligence de Judith que par son extrême beauté : « Quel visage !…En elle s’unissent l’élégance et la majesté !… » Sisarioch et Hasphénor, sont, eux,  intéressés par Ada, dans des termes plus triviaux, comme s’il s’agissait d’une vente de bestiaux : « Fais quelques pas ! Oui, marche ! …La mamelle ni la fesse ne paraissent avachies ! …Et ces dents brillantes entre les fortes lèvres rouges et roulées !…La bougresse se vendrait son prix sur le marché de Babylone !… » Et la scène continue avec des hommes surchauffés et excités, entre propos sur le plaisir, et comparaison de cicatrices.

MON OREILLE SE REFERME !

Judith et Ada sortent dans la seconde scène et laissent les hommes entre eux. Holopherne souhaite connaître les impressions de ses généraux et collaborateurs. Où se trouve la vérité ? Astoubar propose une petite séance de torture, afin « d’en tirer quelque chose de plus ! ». Les autres réagissent promptement : « –Mutiler cette merveille ! – Vieux sépulcre ! » Mais ils se disputent encore afin de connaître les butins et les répartitions à venir. Holopherne clôt la discussion : «  Au nom de Nabuchodonosor, votre roi, roi du Ninoud, Maître du Monde, je parle. Mon oreille s’est refermée. Vive Nabuchodonosor, roi de la Terre ! »

C’EST UNE FEMME CELLE-LA !

Mme Simone (Judith) & Jacques Grétillat (Holopherne) JUDITH La Petite Illustration 124

Dans la troisième scène, Holopherne ne peut attendre et livre à Vagaoo son impression première : « Elle doit être tendre et perverse… C’est une femme celle-là !…Une femme ! La première que mes yeux contemplent depuis les jours divins ! … Du parfum, encore ! … Judith…» L’animal est affamé. Il a déjà mordu à l’hameçon.

La quatrième scène le sort de sa torpeur et de ses rêves. L’image de Judith s’évanouit un instant afin d’écouter les supplications et les jalousies du noble Hasphénor. Holopherne écoute mais ne goûte pas le discours, ses oreilles se referment.

LA PEUR EST EN TOI

La cinquième scène reprend vite sur les douces fragrances de Judith et Holopherne s’inquiète à nouveau de la belle : « Les parfums ! Qu’a-t-on servi à Judith ? Un faisan rôti et du vin de myrte ? »  Holopherne parle de propos contre le roi. Une menace qui suivra les longues routes du royaume. La peur est toujours présente. « Tu t’imagines habiter au centre de la peur, comme un palmier se dresse dans le désert. Quelques gouttes entre mes lèvres !…Tu te trompes : la peur est en toi, comme elle est dans tout ce qui respire. Notre ennemi a peur, castrat ! »

TU M’AS PRIS PAR LES YEUX ET DEJA JE NE TE VOIS PLUS !

Judith retrouve Holopherne dans la septième scène. La belle et la bête. « Sur l’immense divan, Holopherne se jette à plat ventre, guettant l’entrée de Judith. Elle entre. Elle est vêtue magnifiquement…Elle aperçoit cette panthère. Elle a un frémissement presque imperceptible. Holopherne se lève ; en silence, il va vers Judith et, tournant autour d’elle, il la flaire. » Les propos s’enflamment vite : « Je vous adore, Judith…Je t’adore, je t’aime ! Tu m’as enveloppé, comme le nuage s’empare des cimes. Je suis aveugle … Tu m’as pris par les yeux et déjà je ne te vois plus ! » Eh oui, l’amour rend aveugle …

BETHULIE, PAS UN DE TES MÂLES N’ECHAPPERA !

Judith y gagne en proximité. Holopherne accepte de faire dresser pour sa belle une tente à côté de la sienne, « une haute tente écarlate. Tu la tendras de voile de pourpre et d’argent, et d’autres voiles brodés au fil d’Egypte ! Il faut en accrocher partout…à profusion.» Judith lui demande cinq jours afin de savoir si elle l’aime réellement. Cinq jours ! Si Holopherne s’étonne de cette précision, il est heureux de constater que l’expiration de cette période tombe « le même jour que Zakmoukou…l’orgie sacrée ! La fête de la fécondité …La fête d’Oupa-Napichtim l’Eloigné et de son épouse !…Il habite l’île des Bienheureux…Pour l’atteindre, il faut traverser les Eaux de la Mort ! » Holopherne sait que Judith est amoureuse d’un homme de Béthulie. Il s’en offusque. « Béthulie, vilain nid de corbeaux, pas un de tes mâles n’échappera ! » Judith avoue avoir aimé, une fois, son mari, Manassé. Pour Holopherne, « il n’est que l’amour sur cette terre…Les amants touchent à la seule éternité qui soit, par la chaîne sans fin des baisers ! ». Pour Judith, « la gloire est plus belle que l’amour ! …La gloire défie la mort ! »

VOUS ÊTES LUISANTE DE RUSE ET DE TROMPERIE !

Cette longue scène passe de l’amour fou aux raisons de l’amour, à sa puissance et à sa force. Pour arriver au doute et au stratagème : « Vous mentez ! C’est l’évidence ! Vous êtes toute luisante de ruse et de tromperie ! » Judith affirme qu’elle est sincère, qu’Holopherne interroge les gens de son pays, elle est reconnue pour ses chants, ses poèmes et ses cantiques. Si elle refuse de chanter devant lui, c’est pour mieux lui réserver la primeur d’un chant et d’un cantique : «  je vous promets de chanter pour vous. Et d’une voix que l’on ne m’a pas entendue ! Je vous promets aussi, si Dieu le veut, de composer un cantique…à la louange de l’Eternel ! Mais chaque strophe ramènera votre nom et, si ce n’est pas votre nom, vos gestes…et, à défaut de gestes, votre visage. »

de g à d Vagaoo (Alcover) Holopherne (Jacques Grétillat) Judith (Mme Simone) Ada (France Ellys) La Pte Illustration

TU ES VENUE DANS LE CAMP POUR TUER HOLOPHERNE !

Holopherne entrevoie le futur et certains projets, mais Judith ne le suit pas. Il s’en offusque : « Vous m’écoutez avec vos oreilles, mais non avec vos yeux !…Ton regard refuse de se joindre au mien pour voir ce qui sera, pour s’éblouir de la même vision ! Tu ne veux pas ou tu ne peux pas…me suivre ! Quand j’essaie de fuir avec toi dans le futur, mes paroles reviennent frapper mes oreilles comme des balles lancées contre un mur ! »

Holopherne, en chantant et riant, a lu les intentions de Judith : « Tu es venue dans le camp pour tuer Holopherne ! » Elle tente de l’apitoyer quand elle découvre qu’elle va être torturée.

DES CARESSES ET DES ETREINTES !
ELLE DOIT S’ETEINDRE SOUS LA VOLUPTE !

Holopherne ne reviendra sur la torture qu’à la scène suivante. «- Pas de torture ! …J’y avais pensé…mais non ! C’est une passionnée. Je veux lui ménager une mort convenable à sa brûlante nature. Je veux qu’elle pense en mourant au bien-aimé qui languit sur son rocher. Tu vas prendre dans ma garde de très beaux hommes…d’autres aussi ! J’assisterai à leurs ébats…Mais recommande à mes braves l’extrême galanterie ! Gare à celui qui frapperait. Des caresses et des étreintes ! Elle doit s’éteindre sous la volupté. Va préparer la fête !  – La fête ! La fête d’amour !»

LE MEURTRE N’EST PLUS DANS TES YEUX !

Dans la dernière scène de ce premier tableau, Holopherne veut libérer Judith afin qu’elle rentre dans sa ville. Les yeux, au moment de le quitter, lorsqu’elle tourne la tête, font changer l’opinion Holopherne. « Viens ! Viens ici ! Le meurtre n’est plus dans tes yeux…Mais tes yeux sont pleins de douleur !…Mais tu restes ? » Judith accepte.

J’AIME L’ODEUR DE LA FEMME !

Les cinq jours sont écoulés quand nous passons au tableau suivant. C’est la fameuse nuit du Zakmoukou et la grande fête orgiaque, « la fête de l’Assouvissement »  de nos assyriens. « Tout l’immense camp titube dans une seule ivresse ».  « On entend une musique dissonante et parfois des chants psalmodiés…passent des ombres petites et démesurément grandes : des hommes, des femmes – l’ivresse, le désir. » Arrive Sisarioch, enivré, qui « aime l’odeur de la femme… pourchasse les filles de cuisine » et veut trainer Ada dans son lit. Mais arrive Holopherne et Sisarioch s’éclipse. Ada est aux anges, « n’êtes-vous pas émue, maîtresse ?…Il souffre. Il vous adore…Il a conquis l’univers ». Judith lui demande de reprendre ses esprits.

IL A LE COEUR D’UN HEROS

Ada et Judith discutent sur la beauté d’Holopherne, grand et majestueux. Ada confirme que toutes les femmes sont folles de lui, « Maîtresse, la nuit, j’entends les femmes crier en rêve le nom du Splendide. » En plus de la beauté, il « est généreux ! Il a le cœur d’un héros. »

Dans la scène IV, Holopherne interroge l’eunuque Vagaoo, rendu ivre par les généraux. « Elle ne m’aime pas ? Dis ! » En tout cas, Holopherne est amoureux et Vagaoo, enivré, ose se moquer de lui, « la bonne lamentation ! » Mais quand il sort son cimeterre, il préfère prendre la poudre d’escampette.

TUE-MOI ! JE VEUX ÊTRE L’HOMME DE TA VIE !

A l’entrée de Judith, Holopherne déclame d’emblée haut et fort son amour : « Je t’aime…Je suis triste, ma Judith, et je t’adore !Je veux ton souffle ! Si ! Donne-moi le feu de ton haleine !»  Judith lui reproche son empressement et sa convoitise. Elle lui fait la leçon, « le désir est beau, merveilleusement beau, mais s’il ne règne pas en maître brutal…s’il est craintif, pudique, dominé par le cœur. » Il se donne à elle en lui donnant sa vie. « Tue-moi ! Tue-moi ! Je veux être l’homme de ta vie ! Toute colère m’a laissé… » Il lui reproche sa sécheresse de cœur. Il sait que tout est perdu. Il n’y a plus qu’à se donner totalement. Il se livre et il attend son bourreau. Il lui donne la méthode et aussi lui explique comment opérer sa fuite. Sur la gorge d’Holopherne, la bouche de Judith redevient humaine. Elle chancelle : « Tu es beau ! Mes yeux te voient mon Holopherne. Tu es beau !…Ne détourne pas tes beaux yeux méchants. Qu’ils sont beaux, mon grand barbare !Possède-moi ! Je suis ta barque !…Prends ta proie dans le noir. Et ce n’est plus Yaoudith, tu entends ! Je suis une femme…une femme…une femme… » Et le second tableau de cet acte se termine sur cette union et sur la voix de Judith qui s’étouffe peu à peu.

HOLOPHERNE DECHIRE LE COEUR DE LA FEMME…IL « AIME »

Le troisième tableau va jusqu’à la mort d’Holopherne. Vagaoo se livre à Judith, il a tout entendu. Il est étonné du caractère et de la fragilité de notre généralissime. « La bête qui dort là, je la croyais plus implacable que la maladie. Et pas du tout ! Holopherne déchire le cœur de la femme, il boit ses larmes et sa jeunesse, mais il se torture avec elle. Il ‘aime’ »

J’AI ENFANTE MON DESTIN

La cinquième scène, Judith rejoint sa destinée en tuant Holopherne, en pleine détresse. En plein sommeil, il rêve. « Soudain l’assassinat ». Dans des murmures et des souffles, le général se meurt. Il faut maintenant fuir avec la fidèle Ada. Après le doute, la gloire. Le triomphe apparaît totalement dans la scène VII : « louange à toi, Dieu de mon père, Siméon ! Par le fer, j’ai brisé les cerceaux de fer, celui de la Tentation et celui du Doute !…Le jour qui se lève est le premier de mes jours ! J’ai enfanté mon destin. La joie de mon cœur bouillonne et déborde…Mais je saurai me contenir… »

Et l’acte finit dans la joie et les rires de Vagaoo qui regarde Judith et Ada s’éloigner.

ADIEU, MON AMANT,
QU’AGITE ENCORE UNE FOIS LA TEMPÊTE !
ET PLEURER JUSQU’A L’EVANOUISSEMENT DES ÂMES …

Le dernier acte commence par le glorieux retour de Judith et la complète défaite de l’armée assyrienne. Dans la seconde scène, Saaph devant la pâleur découvre le changement opéré dans le cœur de Judith. Le beau Saaph, impuissant devant la détermination de retrouver les restes d’Holopherne se donne la mort. « Je meurs pour tout ce que j’ai chéri. Ne te désole pas ! En me frappant à mort, je n’ai fait qu’obéir au plus enivrant appel. » (Acte III, sc. 3) Saaph est un homme avant tout, brûlé par le destin de Judith. « J’ai soif » dira-t-il asséché par le feu que porte encore Judith en elle. Mais Saaph a gagné le renoncement de Judith. Il lui ouvre les yeux par son trépas. Même s’il ne restait que quelques mètres. « Ah ! Son geste a décidé de moi. Je renonce à votre lumière, face, là-bas, dans le vent ! …Adieu, mon amant, qu’agite encore une fois la tempête ! Vos lèvres de glace garderont mon secret. Je reste auprès de toi, frère chéri, pour prier et pleurer jusqu’à l’évanouissement de nos âmes. Nous finirons ensemble. » (Acte III, sc. 3)

En 1922, Henry Bernstein présente sa Judith au Théâtre du Gymnase, aujourd’hui théâtre du Gymnase Marie Belle, dirigé par Jacques Bertin. Il en deviendra le directeur jusqu’à l’entrée en guerre avec l’Allemagne et son départ vers les Etats-Unis. Le premier rôle, Judith, a été attribué à Madame Simone, née Pauline Benda. Voilà ce qu’en dit le critique Gaston Sorbets, dans le n°124 de La Petite Illustration : « Dans l’esprit de l’auteur, l’interprétation de Judith resta immuablement attribuée à Madame Simone. Il y avait là une sorte de prédestination naturelle. Ces élans impulsifs et cette volonté raisonnée, cette ardeur et cette sécheresse, cette souplesse d’acier que M Henry Bernstein a donnés à sa Judith se trouvent dans le tempérament et dans le talent de sa glorieuse interprète qui tient, sans donner la moindre sensation d’un effort, ce rôle qui eût été écrasant pour tant d’autres. » 

Jacky Lavauzelle