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QU’EST-IL-ARRIVE A BABY JANE ? (ALDRICH) AU-DELA DES LUMIERES…

Robert ALDRICH
Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?

(What Ever Happened to Baby Jane? 1962)

  Au-delà des
lumières…

 Qu'est-il arrivé à Baby Jane ALDRICH

Un enfant dans la lumière, qui plonge dans les ténèbres. Une enfant dans le ciel, en cette année 1962 où John F. Kennedy lance son «We choose to go to the Moon ». En cette année où les Etats-Unis perdent l’étoile la plus brillante du cinéma, Marylin Monroe. En cette fameuse année-là de Cloclo où le ciel s’obscurcit avec, dans l’œil du cyclone, la crise cubaine. Nous sommes au cœur d’une autre crise où, dès l’enfance, chacun installe sa batterie de missiles.

 Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (1)

C’EST MOI QUI GAGNE L’ARGENT !

Une enfant qui crie, dans l’ombre de la scène, à son père comme au public : « c’est moi qui gagne l’argent ; je peux donc avoir ce que je veux ! » Une enfant dans la lumière de l’argent du spectacle et du show-business.

 Robert Aldrich pose une question dans le titre, comme une enquête policière. Notre Baby Jane a changé. Quelque chose s’est passé. Oui, mais quoi ? What Ever Happened to Baby Jane? Dans ce monde d’étoiles et de séismes, Aldrich installe sa loupe sur un couple de sœurs maudites. Au cœur de la plaie ouverte, entre la lumière de la gloire et les ténèbres de l’oubli.

DE VERITABLES REPLIQUES DE BABY JANE

La loupe d’Aldrich  contemple le petit monde d’Hollywood autour duquel tournent des starlettes, des producteurs affairés et des célèbres inconnus, un monde du business où les tréfonds des enfers ne sont jamais si loin de l’Eden.

Baby Jane Huston, la petite fille (Julie Allred), enfant star du music-hall, se multiplie à l’infini, à l’envi, clônée dans des poupées à sa taille, « n’oubliez pas, votre véritable Baby Jane vous attend à l’entrée, il vous suffit de la demander. Et dites à vos mamans que chacune de ces authentiques poupées sont de véritables répliques de votre Bady Jane Hudson ».
Son image se projette de tous côtés en autant de morceaux d’elle-même. Elle ne s’appartient plus. Elle est une marchandise. Elle ne se résume plus qu’à une chanson et à être une poupée inexpressive. Déjà, elle montre dans ce spectacle une mécanique sans âme, une répétition de pas calculés. Baby Jane est un automate, une belle mécanique mais qui chante déjà faux.

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (2)

JAMAIS JE N’OUBLIERAI

C’est son père qui se couche, honteux et mal à l’aise, devant la volonté de Baby Jane, mais qui s’affirme devant la timidité et l’indécision de la sœur, Blanche, en lui hurlant : « qu’est-ce que tu crois ? Je le dis toujours, c’est la faute des parents. »  

Blanche sera consolée par sa mère (Anne Barton) : « C’est toi qui as de la chance, Blanche. Un jour, tu attireras l’attention du public. Je veux que tu traites Jane et ton père, mieux qu’ils ne te traitent. Essaie de t’en souvenir.»  Elle s’en souviendra toute sa vie.  Les dents serrées et le visage perdu, les yeux fixés dans le lointain, les mots sortent : « Jamais je n’oublierai ! Je n’oublierai jamais !» Entre soumission et lutte, le combat de Blanche engage sa survie. Elle doit maîtriser un fauve affamé de scènes et de sunlights.

 I’ve written a letter to Daddy

Quant à son père (Dave Willock), accaparé par le succès de sa fille, trop content d’être assis sur une pépite, se montre  complétement dépassé dans son rôle de père. Quand le succès de Baby Jane disparaîtera, ce sera un complet traumatisme.
A la disparition inexpliquée du vedettariat, s’ajoutera les trahisons du public et de sa sœur.
 Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (7)Elle restera seule avec sa chanson fétiche dans la tête,  « J’ai écrit une lettre à mon père , I’ve written a letter to Daddy ». Un père déjà mort, dans la chanson, « son adresse est au ciel » ; à qui elle  dit « I love you ».  

LES ETOILES AUSSI MEURENT UN JOUR

Baby Jane n’est plus un ange. Elle ne l’a jamais été. Dès son plus jeune âge, elle se montre comme une véritable peste qui n’en fait qu’à sa tête. Peu importe si le public, témoin de ses crises, commence à se détourner d’elle. Elle s’en moque.  Elle fait sa colère car elle veut sa glace et elle l’aura.

La sœur, Blanche, la brune, reste dans l’ombre, déjà muette et victime des caprices de sa sœur, presque fascinée par la naissance de ce monstre terrifiant. Baby Jane trône, victorieuse et fanfaronnant,  petite reine à qui personne ne cherche à limiter ses désirs et ses caprices. La gloire sera bien éphémère et la carrière de l’enfant prodige  sera stoppée nette, déjà remplacée par sa sœur. Commencera l’involution rapide et un retour difficile sur terre. Les étoiles aussi meurent un jour. Et Baby Jane Hudson (Bette Davis) va revenir des étoiles au monde et du monde à Hollywood,  et d’Hollywood à la terre ferme.

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (4)

UN DECHET ! UNE NULLITE !

Les producteurs supporteront difficilement Jane, véritable boulet que supporteront afin de pouvoir faire tourner Blanche (Joan Crawford). En 1935, elle sera devenue la véritable grande star. Baby Jane sera le boulet attaché à la cheville de sa sœur, capable uniquement de pondre des navets, grâce à un contrat de Blanche qui les y oblige : « faire un film avec Baby Jane pour un film avec Blanche ».

 Le résultat : « un déchet, la nullité que cette Baby Jane ! », « Elle a un accent du sud comme moi ! », « personne ne voudrait voir la fin du film ! », « Elle ne peut pas arrêter de boire !», «  cette fille si sensible vient de descendre six caisses de scotch du studio, sans parler du reste», puis la chute s’accélèrera, entraînant dans son sillage sa sœur : l’accident, la maison, l’étage, le lit, le lit de torture, la faim et la mort.  

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (5)

C’EST A L’ASILE QU’ELLE FINIRA !

La haine de Jane sera plus tenace encore. Les producteurs qui sortent d’une représentation d’un film de Jane sont formels : « c’est à l’asile qu’elle finira ! »

IL NE TE FERA PLUS PEUR

Le film commence par les pleurs de Baby Jane dans le noir. Une date : 1917. Lumière sur la fille apeurée. La voix de son père : « tu veux le revoir, petite fille ? Il ne te fera plus peur. » Mais c’est le monstre qui sort de la boite qui se met à pleurer. Des larmes coulent sur la joue du jouet. C’est lui qui a eu peur en voyant le véritable monstre, Jane, qui se cache déjà dans le corps de l’enfant, sorte de nouvelle Regan, l’enfant possédée par le démon dans l’Exorciste.

Où EST LE MONSTRE ?

Jane dans ce retour aux réalités va subir un véritable traumatisme, en  entrant  dans une sorte d’autisme. Les relations avec les autres vont devenir de plus en plus complexes.  Elle chantera tout le temps sa chanson comme une sorte d’écholalie de sa maladie. Comme un disque rayé, elle gardera la même robe blanche et le même teint pâle,  à en devenir un monstre effrayant, fardé et glacial. Elle ne grandira plus. Elle se substituera à sa sœur, en substituant sa fortune, son chéquier, sa signature, sa voix. Sa sœur, brisée, cassée, battue subira encore et encore ses caprices.

 

Victor Buono what ever happened to baby jane 1962

L’accident qui précipite la chute sera filmé sans que l’on remarque les visages. Il est évident que Jane est au volant et qu’elle fonce sur sa sœur. Mais les évidences sont parfois trompeuses. Nous ne serons la vérité qu’à la fin du film.

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (3)

Le générique commencera seulement après l’accident, une éternité depuis la première scène de Baby Jane Hudson.  Cette première partie a laissé passer dix-huit ans, saut temporel, film dans le film, qui résume le succès de la blonde, puis celui de la brune qui deviendra  la première star d’Hollywood, capable de racheter la célèbre maison de Rudolph Valentino. La seconde partie sera plus intime et inquiétante encore, le jeu des deux sœurs va se serrer, s’intensifier, jusqu’à la mort atroce d’une Blanche affamée et martyrisée. Les deux femmes se retrouveront dans la maison à ressasser des souvenirs. Plus personne dans la ville ne connaît la gloire passée de Baby Jane. Pourtant, Jane est bien persuadée d’être la grande et unique vedette de la ville…  

Jacky Lavauzelle

 

Henry BATAILLE (LA TENDRESSE 1921) L’APPEL DES SENS

Henry Bataille
LA TENDRESSE
(1921, Théâtre du Vaudeville)
 L’APPEL DES SENS

Henry Bataille La Tendresse (2)

Monseigneur de Cabriac, joué lors de la première par A. Gildes, candidat à l’Académie, rencontre l’écrivain Barnac, joué par Félix Huguenet,  afin de savoir s’il pourra compter sur son soutien. Le religieux rencontre le laïc. Bataille appuie sur ce balancement, « après un sérieux ballotage car vous avez un concurrent terrible », « ça ne pèsera pas bien lourd dans la balance ! ».

MOITIE FIGUE, MOITIE RAISIN

Un balancement entre l’intime et le public, le profane et le sacré, « les premières pièces de théâtre ont pris naissance à l’ombre de l’autel », le passé de chacun, « jusqu’à l’âge de cinq ansà douze ans…les conseils de mon père »,  et les projets d’avenir, dans le comptage, le pour et le contre, « moitié figue, moitié raisin ».

 UN SOIR VIENDRA

Une alternance qui s’enracine dans un esprit  où l’animalité domine, dans l’évidence de l’immédiateté. Le livre se respire plus qu’il ne se lit, « je respire les livres comme on respire les roses…j’arrive très bien à me rendre compte de l’ouvrage, intuitivement »,  et les appartements reniflés, « je vous ai vu renifler avec surprise l’odeur de mon appartement. C’est un parfum au nom étrange, il s’appelle : ‘ un soir viendra ‘ ».

Henry Bataille La Tendresse (3)

L’émotion précède la raison, en restant mettre de chacun. La raison, cet accessoire de la société, reste secondaire. « – Le général Bachelard a sur vous un avantage considérable ! …Celui de n’avoir jamais rien écrit du tout. »    

OUVRE TON BEC ET FERME TES YEUX

Et la raison disparaît dès la venue de l’amie de Barnac, Marthe, jouée par Yvonne de Bray, femme de Bataille jusqu’à sa mort, l’année suivante, en 1922, « élégamment chapeautée », « accompagnée d’une femme moins élégante », Miss, jouée par Madame Descorval, « une noble parente dans la dèche de Carcassonne » de Barnac. Nous restons dans le règne animal : « Je t’ai apporté ça, gros jaloux. Ouvre ton bec et ferme les yeux… » (Marthe, Acte I, scène 2).

A l’érotisme du parfum de la première scène succède celui du corset : « Moi, je vais enlever mon corset. Il faut que je fasse cent soixante sauts à la corde dans la journée. » (Marthe, Acte I, scène 2)

Henry Bataille La Tendresse (4)

UNE ENVIE MALSAINE

De l’érotisme nous passons à une obscénité contrôlée et jouée entre Marthe et Barnac, un tantinet orgiaque : « c’est une vieille histoire obscène…Je ne te la raconterai pas…Ah ! Voilà la liqueur enchanteresse…Mais toi, pour te faire rougir…J’ai une envie malsaine…Je suis éreintée… Voilà la feuille du bananier…J’ouvrirai l’appareil… (Marthe, un doigt sur la bouche, se cale entre les jambes de Barnac) ça te gênera plus tard que je gratte l’allumette»,  à laquelle se rajoute l’ambiguïté érotique des jeux et des mots…

Henry Bataille La Tendresse (5)

 

LES JEUX DU CIGARE ET DU BICORNE

…  D’abord le jeu du cigare : « et mon cigare, petite voleuse…je savais bien que tu le laisserais, ton cigare », suivi du bicorne : « passe-moi la tasse de thé…la tasse de thé et le bicorne, c’est un assemblage qui fait admirablement en photographie… (Montrant le chapeau) Qu’est-ce que je vais faire de lui !» Et dans ce début de pièce, le jeu avec le Vérascope, l’appareil photo de l’époque, avec des ambiguïtés assumées : « l’appareil s’est ouvert tout seul… » (Miss, Acte I, scène 3). L’obscénité se change en acte de soumission quand il s’agit de Mlle Tigraine, la secrétaire amoureuse de Barnac, jouée par Mademoiselle Dancourt, « En tout cas, si j’ai une occasion de prouver ma reconnaissance infinie…Ordonnez, vous verrez…Tout…Tout…Vous avez paru satisfait ! C’est tout réfléchi, je vous suis entièrement dévouée… » (Acte I, scène 10)

La fin de l’acte se termine sur le doute qui s’immisce en lui et l’élaboration d’un stratagème qui sera développé dans l’Acte II. Marthe a un amant, dont le nom commence par un J. Il convie les deux connaissances qui pourraient être concernées le lendemain. S’absentant cette journée, ils seront donc reçus par Marthe elle-même, sans savoir qu’ils seront espionnés par Mlle Tigraine, dans le cagibi.

Les deux hommes, Carlos, joué par P. Juvenet, et  Jalligny, joué par G. Mauloy, se suivent à l’heure prévue. Suit un jeune homme…

 

Henry Bataille La Tendresse (1)

IMBECILES ET FATS

…Enfin, arrive le bon, c’est Sergyll, joué par André Luguet. Marthe ne l’attendait pas. Dans la scène 6, Marthe lui explique ses sentiments pour Barnac  et donne en quelques lignes la thématique principale de la pièce et les pensées intimes de l’auteur : «Imbéciles et fats que vous êtes tous, qui croyez, quand une femme se donne, quand ses désirs ont parlé plus haut que son cœur, qu’elle efface en même temps des années d’immense affection, d’une affection où les sens trouvent peut-être une place restreinte, mon Dieu, oui ! c’est certain, mais où la tendresse n’a pas de bornes !…

C’EST LÂCHE…TRES LÂCHE…

Oui, il est possible que certains matins, à de certaines heures, on éprouve le besoin de se sentir étreinte par des bras jeunes, touchée par une bouche de vingt ans, comme on éprouve le besoin de se griser d’été, de courir dans le soleil…Cela s’appelle tromper…et c’est tromper, en effet, misérablement !…Mais dans ce cas, nous savons bien, nous autres femmes, à quoi nous en tenir !…Cela m’empêche-t-il  de boire ses paroles à cet homme-là…de le chérir avec passion, et d’éprouver un vrai plaisir physique à vivre tout près de lui, une sympathie perpétuelle de la peau et de l’esprit…Je n’ai pas su lui faire certains sacrifices, celui de ma liberté…c’est lâche…très lâche…Cependant si cet homme-là, si âgé soit-il, me demandait de me jeter par la fenêtre, je crois que je le ferais sans hésiter une seconde…Comprends si tu veux, mon petit, mais ça c’est la vérité et qui part de là… »

TOUT METTRE EN VALEUR…

Bien entendu, le retour de Bernac sera anticipé et Sergyll repartira vite.  Le cadeau empoisonné de Bernac sera cette nouvelle pièce que celui vient d’écrire le jour-même et qu’il fera jouer sadiquement à Marthe, car le texte restitue les propos qu’elle a tenus avec Sergyll. Devant l’émotion et la stupeur de Marthe, Bernac enfoncera un peu plus le poignard : « Décidément, tu es figée, Marthon !…Tu ne comprends pas bien la scène ? Elle est très belle pourtant, je t’assure…très pathétique…Seulement, il y a quelque chose qui la rend humaine…terriblement…quelque chose que je ne t’ai pas raconté, et qui va t’éclairer…tout mettre en valeur… » (Acte II, scène 8)

JE SUIS CE MONSTRE !

Elle avouera. Elle confessera avoir « senti à nouveaux les appels des sens », « je n’ai point voulu que le cœur eût la moindre trace dans ces caprices ». « Je suis un monstre affreux », dira-t-elle, « je suis ce monstre : la femme qui a des sens !…Oui, voilà ! Quelle misère ! Je le sais bien, une femme qui cède à des attirances purement physiques est une femme méprisée et méprisable ! »

La Tendresse de Henry Bataille

UN ATTACHEMENT EXTRAORDINAIRE

Elle lui criera son amour : « Paul, entends-tu, je t’adore ! De quel mot plus vrai, puis-je appeler l’attachement extraordinaire qui me lie à toi… » Mais rien n’y fera. Elle partira avec des adieux déchirants et douloureux. 

Le dernier acte prend une direction apaisée qui se retrouve d’emblée dans le changement de mobilier. Celui-ci devient plus moderne et fonctionnel. « La chambre de Barnac, très ‘dernier genre’ et neuve à donner la nostalgie de la poussière. Elle fait contraste avec l’ameublement qu’on a connu dans son cabinet de travail. »

FAIRE DU TRANSCENDANTAL

Mais cet apaisement s’accompagne d’une structure plus philosophique, morale, ouvertement kantienne. Les livres qui sont posés dans le bureau de Bernac donnent le tempo : (Guérin, lisant les titres) « La Critique de la raison pure…La monadologie…L’Impératif catégorique… ». Et Bernac de répondre : « Une pièce en deux actes sur l’impératif catégorique ». Même Lagardier  s’y met : « Tout de même, ne te fatigue pas trop à faire du transcendantal  avec tes deux philosophes. »

Henry Bataille

JE SUIS A L’ETAPE DU DEVOIR MAINTENANT

Pour être morale, l’action de Bernac devrait donc être sans condition. Je ne dois pas faire pour ou afin de, je dois faire parce que la morale l’exige. « Voilà, petite Marthe…Ne reste pas stupéfaite ainsi…écrasée…Je suis à l’étape du devoir maintenant. Si tu savais, de là-haut, quand on y est parvenu, de quelle sereine pitié on regarde les passions humaines. » Quelle action désintéressée va donc commettre Bernac ? Il rappelle donc  Marthe et Sergyll, enfoncé dans des différends juridiques sur une œuvre utilisée dans un de ses films sans payer de droits à l’auteur. Bernac, membre de la Société des auteurs, ne veut pas que l’on pense qu’il puisse en être à l’origine.  « L’irrémédiable a apporté dans mon esprit, avec l’apaisement, un esprit de justice et d’impartialité qui me permet à vous de penser sans rancune. »                

Jacky Lavauzelle

                                                                                                                           

La Petite Illustration n°55 du 9 juillet 1921

La Tendresse a été représentée pour la première fois, le 24 février 1921 au Théâtre du Vaudeville.

LE SOLEIL SE LEVE AUSSI – Henry KING : LA BLESSURE INVISIBLE (The Sun also rises 1957)

  Henry KING

LE SOLEIL SE LEVE AUSSI
The Sun also rises – 1957

Henry King The Sun also rises 1957

LA BLESSURE

INVISIBLE

 Il y a les gueules cassées de la Grande Guerre, cette « période difficile pour tout le monde » (Jack), ceux qui sont arrivés physiquement marqués, détruits, décomposés. Jack Barnes, Tyrone Power, journaliste au Herald Tribune, en sort impuissant. Sa blessure ne se voit pas. Il semble en pleine forme, rayonnant, dans la force de l’âge. Il sort et fréquente les endroits sélects de Paris, les plages de Biarritz et les Hôtels de Pampelune.

JE POURRAIS ÊTRE MORT

Mais c’est une victime touchée dans son intimité. Le médecin a beau tenter de le rassurer, « vous pourrez bouger et marcher tout à fait normalement…cependant…vous serez impuissant. », il sait que plus rien ne sera comme avant.

 Jack, de son vrai nom Jacob, « un nom terriblement biblique » lui dira plus tard Ava Gardner, est devenu avec le temps, philosophe, il relativise son accident, « je pourrais être mort. » Il reste simple dans un monde devenu bien compliqué, « Tout ce cinéma me rend malade ! » Et dans ce monde, il souffre de ne pouvoir vivre pleinement le grand amour de sa vie.

JE VOUS RAMENE AU SOLEIL !

Jack malgré la ville, malgré le monde et tous ses amis, se retrouve seul devant sa glace, seul dans sa chambre, alors que nous entendons encore le jazz-band de la taverne, seul dans son pyjama rayé. Il revoit son infirmière juste avant son opération, il revoit cette main qui le caresse « tout va bien, je suis avec vous », il ressent à nouveau cet apaisement. Puis viendra le temps du réveil avec cette même infirmière, dans la pleine lumière du jour. « –Où m’emmenez-vous ? – Je vous ramène au soleil ! » Déjà l’amour naît. Il ne connaît pas encore son infirmité. Dans quelques instants, tout s’effondrera.

TU SEMBLES ALLER BIEN

En 1922, Jack retrouve son ami Robert Cohn, Mel Ferrer, un écrivain malheureux qui n’arrive pas à écrire et cherche à partir, une autre forme d’impuissance, l’impuissance créatrice, et l’infirmière qui l’avait soigné en Italie, Brett Ashley, Ava Gardner, qui revient de Vienne, « où il pleuvait tous les jours », dans un Paris de couleurs et de joies. Les images sont belles et le film s’ouvre sur un soleil couchant radieux. Si tout pouvait être aussi simple et limpide.

La caméra glisse de la Place de l’Opéra jusqu’aux locaux où travaillent Jack. « Nous vivions dans une atmosphère de bohème, Rive Gauche, avec ses peintres, ses poètes et ses écrivains. » La caméra effleure le doux fleuve de la vie facile et insouciante. Un soldat boiteux, que rencontre Jack, lui glisse : « tu sembles aller bien ! ». Il lui demande encore inquiet : « tu vas bien, vraiment ? » en le regardant. Jack préfère passer à autre chose et le salue. Il ne peut partager son manque avec les autres hommes, il préfère donc l’esquive.

FILLETTE VOUS-MÊME !

Georgette Aubin,  Juliette Gréco, dans un rencard avec Jack, lui demande un pernod ; Jack lui répond que ce « n’est une boisson pour les petites filles » ; « fillette, vous-même» lui répondra-t-elle. Les rôles sont inversés. L’homme prend la place de la femme et inversement. Et Georgette avale cul-sec le verre plein de Pernod devant un Jack pantois. Georgette, après un bon repas et un mauvais café, s’inquiète devant le peu d’empressement et le peu de démonstration affective de Jack: « Que se passe-t-il ? Je ne vous plais pas ? » Jack se livre : « j’ai une blessure de guerre. » Georgette comprend et se penche vers lui affectueusement, « désolée pour votre blessure …Je vous aime bien. Vous êtes un chic type.» Il sera le gars bien, l’accompagnateur, le confident des dames habituées à être moins bien traitées par des hommes absents des bals et des bars depuis plusieurs années. Jack se cantonne au rôle de gentleman parfait, un ami très présentable et une oreille toujours à l’écoute. « Ça ne sert à rien de partir loin ! » dira-t-il à son ami Robert. Il ne fuit pas, lui. Il sait qu’il porte et portera sa croix, toujours, où qu’il aille.  

TU VEUX LES ADDITIONNER ?

Brett est la femme idéale, « elle a un certain style, elle semble si belle et honnête » dira Robert, courtisée par tous les hommes. « Tu veux les additionner ? » lui demandera gentillement Jack. Elle ne laisse en effet personne indifférent, à commencer par Robert, qui en tombe éperdument amoureux. Mais c’est à Jack qu’elle avoue et qu’elle voue son amour, « je ne peux pas m’en empêcher ! Je sais que je ne devrais pas !…Tu m’as tellement manquée ! » L’amour platonique entre Jack et Brett rayonne, illumine. Mais Brett ne peut s’empêcher de séduire, de danser, de boire et de sortir avec d’autres hommes.

ÊTRE LOIN DE TOI, C’EST PIRE QUE D’ÊTRE ICI !

Mais malgré son succès, Brett souffre d’une autre sorte d’impuissance. Avec les hommes, ça ne marche pas. Elle est toujours terriblement déçue et affectée. Chaque rencontre l’affaiblit alors que la seule présence de Jack la renforce. Son impuissance à aimer se retrouve trouve des affinités avec celle, différente, de Jack. Ce sont deux amputés de la vie amoureuse, deux âmes dérivantes qui se secourent l’une, l’autre. « Être loin de toi, c’est pire que d’être ici ! » Ils ne peuvent marcher qu’ensemble. 

JE CONNAIS TROP DE MONDE PARTOUT

Elle ne sera bien ni loin de Jack ni à ses côtés, car elle sait déjà qu’elle le fera souffrir. Elle amène le mouvement, « quand je pense dans quoi j’ai entraîné les autres ! », mais un mouvement inutile qui n’amène rien, « je connais trop de monde à Biarritz…je connais trop de monde à Nice…je connais trop de monde partout », sinon se retrouver au point initial. « Je paie pour tout cela maintenant ! »

Ces êtres à la dérive, un impuissant et une alcoolique à la dérive, boivent et reboivent, se noient dans un océan de bière et de pernod, afin d’oublier, afin  d’avoir cette sensation éphémère de marcher droit. Mais le bateau tangue. Incapables de s’aimer ou de se haïr, ils partiront à Pampelune, pendant les Sanfermines, les Fêtes de San Fermin, retrouvant Michael Campbell, Errol Flynn, qu’elle doit épouser, et un ami, Bill Corton, Eddie Albert. La fournaise et l’excitation de la corrida et de l’encierro, l’odeur des bêtes, la sueur virile des taureaux, la jeunesse fougueuse du matador vedette,  Pedro Romero, Robert Evans, donneront un relief encore plus saisissant à l’impuissance de tous ces êtres…

Jacky Lavauzelle

 

HATUFIM : LUMIERES INTERDITES !

HATUFIM

חטופים

 HATUFIM Série TV







 

 

 

LUMIERES INTERDITES !

Dans Hatufim,חטופים, les kidnappés, tous les personnages se retrouvent prisonniers de quelque chose ou de quelqu’un, prisonnier des terroristes, d’un rôle, prisonnier d’une image, ou d’une faiblesse. Chacun essaie de vivre avec, au mieux, dans un pays lui aussi prisonnier, entre fils barbelés et psychose de l’autre. L’autre c’est aussi le fils, le frère ou la fille, la famille proche. Cette famille que l’on ne reconnaît plus. Ces enfants, ces conjoints qui vivent à nos côtés et que l’on ne reconnait plus. Tous prisonniers, comme dans cette chambre fermée et sombre, à Francfort, ou à travers un long couloir, se joue la libération des otages dans les premières images du premier épisode. Le couloir sera long et sombre. La libération sera-t-elle au bout du tunnel ? Quelle libération ?

Nous retrouvons les deux rescapés d’un kidnapping qui a duré dix-sept ans et le cercueil du troisième, à leur arrivée à Tel-Aviv.



Les trois captifs (שבוי)

Yoram Toledano HATUFIM Nimrod Klein

Nimrod Klein (נמרוד קליין) joué par Yoram Toledano ( יורם טולדנו). Il est l’un des deux rescapés. Le plus fort dans sa tête, celui qui a soutenu dans les moments les plus difficiles, Uri. C’est le meneur du groupe qui sera tenté par une carrière politique. Hanté par les cauchemars, il n’arrive plus à dormir sans donner des coups à sa femme Talia, totalement meurtrie. La mort d’Amiel le hante, comme elle obsède Uri.

Uri Zach (אורי זך) joué par Ishai Golan (ישי גולן). Le plus fragile des deux rescapés. Il sait que sa femme, Nurit,  s’est remariée avec son frère, Yaki. Il a appris la nouvelle lors de sa captivité. Il en a pleuré pendant quinze jours. A son retour, il cherche à savoir si elle est encore amoureuse de lui.



Ishai Golan HATUFIM Uri Zach

« Serais-tu prête à le quitter pour moi ? » Devant le silence de Nurit, il comprend que c’est fini. « Tu as fait ton choix. Trop de temps s’est écouléRentre donc, il n’y a ici plus rien pour toi ! Celui que tu as aimé avant, n’existe plus, il est mort, il est mort il a déjà si longtemps.» Il succombera bientôt à la belle Iris, l’espionne envoyée par le docteur Haim Cohen, qu’ilrencontrera au cimetière où est enterrée sa mère. Cette mère qui, elle,ne l’a jamais oublié en lui écrivant de longues lettres jusque sur le lit de l’hôpital, jusqu’à son dernier souffle.





Assi Cohen HATUFIM Amiel Ben-Horin

 

C’est enfin cette mère qui lui demande de ne pas avoir de haine, de rancœur et de jalousie contre son frère et contre Nurit : «Si jamais je ne suis pas là, quand tu reviendras, ne leur en veux pas. Elle était si désespérée qu’elle restait toujours avec nous. Tu dois leur pardonner. C’est ta mère qui te parle et qui te le demande. Comprends que ça été compliqué pour eux aussi

Tu as déjà perdu trop de temps, pour en perdre encore à haïr.»

  Amiel Ben-Horin (עמיאל בן-חורין) joué par Assi Cohen  (אסי כהן). Mort pendant sa captivité, il hante à présent la maison de sa sœur, Yael. Il a été frappé par Nimrod et Uri, eux-mêmes contraints par les ravisseurs.



La famille KLEIN (קליין)     

Yael Abecassis HATUFIM Talia Klein

Talia Klein (טליה קליין), l’épouse jouée par Yael Abecassis (יעל אבקסיס),  l’épouse qui a attendu dix-sept ans et combattu pendant toutes ses années au travers des médias et de différents collectifs pour sa libération. C’est la Sainte, la Femme idéale dans tout le pays, celle qui n’a « pas arrêté de se battre pour qu’on ramène son mari, on la voyait tout le temps à la télé, dans les journaux. » Mais elle n’a donc jamais eu le droit de vivre sa vie pendant ces dix-sept ans, comme elle le dira à Nurit. « Nous devions attendre et nous battre ! Nous ne devions pas renoncer ainsi !  Moi, tous les jours, je me suis battue ! Toute seule !» Sa famille est disloquée. Chacun fait sa vie, mange quand il le souhaite, sa fille cherche désespérément un père de substitution par le sexe, et son fils a du mal à gérer la glorieuse résistance et renommée de son père.

Yael Eitan HATUFIM Dana Klein

Dana Klein (דנה קליין), la fille, jouée par Yael Eitan (יעל איתן). Elle cherche des hommes beaucoup plus âgés qu’elle. Elle est envoyée par sa mère chez un psychologue, le docteur  Samuel Ostrovsky (ד »ר שמואל אוסטרובסקי), joué par dalik Velinitz (דליק ווליניץ), qu’elle cherche, par tous les moyens, à séduire. La vie est un jeu pour elle. Elle ne supporte pas le rôle de Sainte qu’a sa mère. Elle est prisonnière de son désir incontrôlable et collectionne les aventures d’un jour.

Hatzav (חצב קליין) le fils, joué par Guy Selnik (גיא סלניק). Hatzav ne peut plus gérer l’image idéal d’un fils de héro. Il joue, ou plutôt cache son mal-être. Il essaie de donner à sa famille et à ses amis, l’image d’un homme responsable, souhaitant intégrer une unité prestigieuse dans l’armée israélienne.



La famille ZACH (זך)

Mili Avital HATUFIM Nurit Halevi-Zach

Nurit Halevi-Zach (נורית הלוי-זך), jouée par  Mili Avital (מילי אביטל), l’ancienne épouse d’Uri, qui a épousé le frère, Yaakov, ‘yaki’. Elle est détestée dans tout le pays. Contrairement à Talia, la sainte, elle est l’infidèle qui n’a pas su maîtriser ses désirs. Elle se culpabilise elle-même. Les autres la traite de dévergondée, de « salope » ou de « pute », « une fois qu’il est plus là, elle se marie avec son frère, elle s’en fout ! Un mois, allez ! Au suivant !» C’est l’ « autre », la honte du pays. Elle voulait vivre, ne pas se laisser mourir, survivre, surpasser sa peine. « Tu m’en veux donc d’avoir voulu vivre ? » dira-t-elle à Talia.

Mickey Leon HATUFIM Yaakov ‘Yaki’ Zach



Yaakov « Yaki » (יקי) Zach (יעקב (יקי) זך), jaloux depuis toujours de son frère. Il a épousé Nurit. Ils ont eu ensemble un fils, Assaf. Yaakov est joué par Mickey Leon   (מיקי לאון). Ce frère immoral qui souhaitait que son frère ne revienne pas de sa captivité tellement il désirait Nurit. Il s’en excuse en pleurant auprès de son frère. « Je priais les nuits afin que tu ne reviennes pas. Mais aussi, je m’en voulais d’être ainsi, sans cœur. Uri, ne me la reprends pas ! Avec mon fils, Assaf, c’est ce que j’ai de plus beau. Ne me la reprends pas ! »

Shmuel Shilo HATUFIM Joseph (Yoske) Zach

Joseph (Yoske) Zach, (יוסף ( יוסק’ה) זך), le père âgé de Uri et de Yaki, joué par Shmuel Shilo (שמוליק שילה). Malheureux d’avoir perdu trop tôt son épouse, qui n’a pas pu avoir la joie de revoir encore une fois son fils Uri. C’est le fils préféré de Joseph. Il en veut toujours à Yaki de lui avoir ‘volé’ une partie de la vie de son frère.



Autour de la famille BEN-HORIN (בן-חורין)

Adi Ezroni HATUFIM Yael Ben-Horin

La soeur, Yael Ben-Horin (יעל בן-חורין), jouée par Adi Ezroni (עדי עזרוני), hantée par ce frère, Amiel, mort pendant sa détention. Elle n’arrive pas à faire le deuil. Amiel est là, toujours présent, pesant sur la conscience de Yael. Elle cherche à voir le corps de son frère mort, juste l’embrasser une dernière fois, « je veux le voir et le prendre dans mes bras et lui dire combien je l’ai attendu durant toutes ces années, je veux lui expliquer que depuis qu’il a été capturé, c’est tout ce que nous avons pu faire, l’attendre, c’est tout ce que nous avons réussi à faire ». A voir le corps, mais à oublier l’âme qui la hante dans la maison, « tu n’existes pas ! Arrête ! Je viens de t’enterrer ! Arrête de me parler ! Qu’est-ce que je fais là ? Tu n’existes pas !». Elle ne sait plus si elle est folle, si elle commence à perdre la raison. Elle ne peut pas le prendre dans ses bras, « le sentir ». Entre le désir de ne pas oublier son frère et de recommencer une vie nouvelle.




Nevo HATUFIM Ilan Feldman

Le contact des familles, Ilan Feldman (אילן פלדמן), joué par Nevo Kimchi (נבו קמחי). Il tombe amoureux de Yaël, sans vivre avec elle. Il est l’homme des messages, l’homme à côté. Celui qui ne rentre pas dans les familles. Celui qui console. Il attend que Yael lui ouvre les portes, afin de combler sa solitude.
La sécurité de l’Etat  

Sandy Bar HATUFIM Iris




Iris (איריס), la belle espionne originaire de Beit Hakerem, au sud-ouest de Jérusalem, qui séduit Uri afin de pouvoir l’approcher et récupérer des informations. Iris est jouée par Sandy Bar (סנדי בר). Elle se retrouve piégée par son devoir et critique rapidement les méthodes utilisées par le docteur Haim Cohen.
Elle aborde Uri en pleurs dans le cimetière.  Elle rentre en osmose, en lui montrant ses failles : « T’inquiète pas je suis aussi larguée que toi. Je ne lis pas la presse, je ne regarde pas les infos à la télé et je suis plus sereine. Tout ça me déprimait. Moins on en sait et mieux c’est ! »

Gal Zaid HATUFIM docteur Haim Cohen

Le psychiatre militaire, le docteur Haim Cohen (ד »ר חיים כהן), qui examine les deux kidnappés survivants et qui, suite à de nombreuses contradictions lors du débriefing a rapidement un doute sur les deux rescapés. « Je n’arrive même pas à imaginer ce que vous avez vécu. » Il est joué par Gal Zaid (גל זייד). Derrière une voix douce et posée, il cache une détermination sans faille. « Notre expérience, avec d’autres  prisonniers ayant vécu une captivité moins traumatisante,  a montré que ce qui les fait tenir, c’est l’espoir. La perspective du retour, l’idée de retrouver  leurs proches.» Il est prisonnier dans sa phobie du risque. Il est obsédé par le mensonge. Il veut connaître la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mais n’y a-t-il qu’une vérité ? Résister pendant dix-sept ans de torture n’est sûrement pas humain. Ils ont dû livrer des secrets, forcément. « J’imagine que pour survivre, mentir finit par devenir une seconde nature. Non ? … Vous me cachez quelque chose !» Alors, pourquoi ne mentiraient-ils pas à présent ?
Pour le docteur Cohen, « il est vital pour la sécurité du pays que nous sachions ce qui s’est passé, qui vous a interrogés là-bas, ce qu’il voulait savoir au juste ! »




Chacun sort de sa nuit et rentre dans un long tunnel. La lumière n’est pas encore visible au bout. Il faut donc avancer, continuer tout droit.

Jacky Lavauzelle

 Série israélienne de Gideon Raff

Henri DUVERNOIS (Seul 1922) TROMPEUSES APPARENCES

HENRI DUVERNOIS

SEUL
(Comédie en un acte)
Première, le 28 octobre 1922
Au Théâtre du Grand Guignol

 Henri Duvernois SEUL Théâtre

TROMPEUSES

APPARENCES

 La publicité ou la réclame, cette forme achevée de la société du spectacle, dirait les situationnistes, n’est pas naît en 1922, mais elle trouve un essor particulier dans ces années après-guerre, comme ensuite avec la naissance de la télévision ou d’internet. Après les années qui suivent la Grande Guerre, les ouvrages se tapissent de réclames pour le corps et la santé. Il faut jouir du monde, il faut plaire. Il faut oublier cette mort qui, pendant quatre années, a occupé les pensées, les journaux, les conversations. L’apparence prend désormais une place primordiale. Il faut sortir et se montrer. Il faut séduire et paraître.

Henri Duvernois nous propose plus qu’un portrait d’artiste, il nous livre toute une époque en un acte. Cette volonté de jouissance habite notre artiste et son ami, comme il parfume cette riche bourgeoise. La nôtre est jeune, très jeune « on ne dirait pas qu’elle est naît en 1900…pendant l’Exposition…non, ça paraît trop vieux, trop loin…On ne dirait même pas qu’elle est naît d’hier…On croirait qu’elle est née aujourd’hui, pour la rage des dames et la perdition des messieurs… » L’époque va vite, si vite que le temps s’y perd. Il faut donc manger à la table du soir et manger à se faire exploser la pense. L’amour aussi. Les coups de foudre se succèdent, « Au bout de cinq minutes, j’étais follement épris… »

Eugène Bricot, joué par M Gobet lors de la première au Théâtre du Grand Guignol, en octobre 1922, est un poète à fort potentiel. Sa pauvre chambre, avec un  « ameublement à la fois sordide et prétentieux », un « rideau d’une penderie cache des vêtements », décrite en introduction résume déjà la pièce : cacher sa pauvreté, paraître important, savoir se donner des airs afin de pouvoir parcourir les lieux mondains de la ville.

Madame Frutte, jouée par Mme Hellé, la femme de ménage, s’amuse même à faire le rapide et pauvre descriptif de ce qu’elle trouve dans l’appartement : « dans le buffet ! Il a des inventions. Voyons que je marque…Une chemise…il a l’autre sur lui…Un faux-col… il a l’autre sur lui…Et qu’est-ce que c’est encore. (Elle sort un plastron et une paire de manchettes qui tiennent au bout de ficelles.) Ah ! oui…Je vois ce que c’est…Il sera allé au bal…C’est pour l’habit de soirée…Une drôle de mode…Faudrait pas avoir à se déshabiller…Un mouchoir…il a l’autre sur lui…Un point, c’est tout…La vaisselle, maintenant. (Elle met une fourchette, un couteau et une assiette dans une terrine.)…Je mange mieux que lui ! …(Elle tire le rideau et passe un coup de brosse sur les vêtements qui sont pendus.) Faut pas trop les bousculer, ils ne voudraient plus rien savoir… »

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol

Et cet Eugène, le poète, martyrise la poésie de la même manière, « je suis poète, mais je n’aime pas les descriptions. »  Sa prétention s’affiche, « je suis malin ! », « je dis ça parce que j’en suis sûr ! », il est comme son ami, joué par M. Scott, qui lui dit : « je suis comme toi, j’aime mieux parler qu’écouter. » La poésie reste un excellent moyen de rentrer et briller dans les soirées mondaines.

RECLAMES (4)

Et la femme du monde, Eugène l’a trouvée, Suzanne Hellas-Dellesponte, jouée par Madame Daurand. Il a sorti le grand jeu : « je crois que j’ai été très éloquent, très…Une éloquence un peu vieux jeu, une éloquence un peu pompier…Que veux-tu ? On a beau être de son temps, il y a des minutes où il faut sortir les petites fleurs et les petits oiseaux…J’ai  trouvé les phrases qu’il fallait dire…si émues, si poétiques !… »

A force de discours pompeux, il ne sait même plus reconnaître le vrai du faux. Dans l’excitation de la soirée, le vin aidant, il en devient « sincère » : « Et, surtout, j’étais sincère ! J’allais ! J’allais !…Elle était comme grisée. Elle murmurait : « Encore ! C’est si bon ! C’est si beau ! C’est si grand ! Monsieur Bricot, parlez-moi encore des étoiles. Personne n’a parlé des étoiles comme vous…On est comme transportée. »

Le poisson rentre dans le filet, seul et heureux. « Si bien qu’à la fin sa tête est tombée sur mon épaule et qu’elle a promis de venir chez moi…Enfin, je ne sais pas si elle a peur de trop m’aimer, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle m’admire ! »

RECLAMES (2)

Il est tellement certain de l’avoir hypnotisée, qu’il lui a donnée un rendez-vous dans sa chambre loqueteuse. C’est même désormais un atout. Elle est riche, elle veut de la folie, de la poésie, elle veut sublimer cette réalité. Elle ne recherche pas un parti, elle veut du rêve. « Cette grande dame qui a un hôtel rue de la Faisanderie, des automobiles, des larbins, des perles et des zibelines. C’est la Marchesa d’Amaëgui qui vient rendre visite à son poète. »

Entre temps, les deux amis sortent et Suzanne arrive. Le moindre petit écrit qu’elle trouve la transporte. Elle est aux anges. Tous ces mots transforment le réel en quelque chose de magnifique  et de luxuriant : « Exquis ! Quel mystère ! Magnifique ! Splendide ! La mouche en feu…Et je comprends tout ! C’est un cri qui sent le cuir…en y réfléchissant…l’acajou est si bien ciré que les cols de cygne semblent incendiés quand il y a du soleil…Je comprends tout ! C’est merveilleux ! Merveilleux ! »

RECLAMES (3)

Elle se cache derrière un rideau, avec des petits trous, « il y a des trous pour voir, qu’on dirait faits exprès »,  afin de faire une surprise à son poète. Malheureusement, celui-ci, à son retour, montre sa vraie nature, grossière et intéressé. « Le menu de monsieur : Fromage de tête…Roquefort. (Lisant la bouteille) ‘Château des ducs d’Annonay’, poil au nez ! Mazette ! Tu te soignes, Eugène ! Cher monsieur, mettez –vous donc à votre aise…On transpire chez vous, madame la duchesse ! Ah ! qu’on est bien!…Je tombe la veste ! Je la tombe…Une ! Deux ! Le pantalon…Ne vous gênez pas, je t’en prie…Les bretelles…zou ! Trois, les godasses…la gauche…v’lan ! (Il lance une bottine)  La droite…v’lan ! (Il l’autre et considère son orteil qui passe par la chaussette trouée.) Vous avez là, monsieur, un bien joli orteil…Oh ! le petit coquin qui prend l’air ! (Il l’agite dans la direction du rideau.) Bonjour ! Bonjour ! De toute évidence, la mère Frutte est la dernière des vaches. C’est plus sale ici que quand elle est entrée. (Il se campe devant la petite glace) Joli garçon ! Vieille chanson :  « Elle disait Qu’elle venait De la messe et du sermon. C’était pas vrai, Elle venait, De se fair’ chatouiller l’menton !Ton ton taine, ton ton ton »  (Il s’approche de la glace) Ton, ton, taine…un gros bouton ! Mais tu as de l’acné, mon chéri…  « Lacné, ton doux regard se voile » (Il presse sur le bouton.) Envoyé ! A pu d’bouton, le p’tit coco. (Il prend la pose et annonce successivement : les jambes écartées et croisant les bras.) L’Arlequin du Saint Marceaux. (La main sur la garde d’une épée imaginaire.) Le mignon Henri III. (Sombre et le poing au menton.) Charles-Quint devant le tombeau de Charlemagne ! Je vas me foutre à poils, tonnerre de bonsoir ! »

RECLAMES (5)

Il se met à sa table de travail, Suzanne toujours épiant derrière le rideau, de plus en plus étonnée, effrayée. La poésie sera tout autant martyrisée. « Et maintenant, au travail…Qui c’est qui va fumer une bonne pipe ? C’est kiki ! Au travail !…A moi le système breveté !…Le dictionnaire, le coupe-papier. (Il prend le coupe-papier et l’envoie au hasard dans les feuillets d’un dictionnaire.) P. Pouzzolane ! terre volcanique rougeâtre que l’on rencontre près de Pouzzole, en Italie…Bon ! (Il refait la même opération.) T. Thermal… Ah ! Pouzzolane ! Souvenir thermal….Le gaz de ton tonneau thermal, Pouzzolane ! Et puis, crotte…Crotte…et recrotte ! … « 

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol 1922

Quand il voit le rideau bougé, comprenant qu’une personne se trouve chez lui, il se montre peureux et lâche : « Sortez d’ici, s’il vous plaît…Halte ! Hand up ! Je me rends ! Prenez tout ce que vous voudrez ! » C’est Suzanne qui se découvre et qui le rassure, « N’ayez pas peur ! …Ce n’est que moi ! »

Suzanne a donc vu le véritable Eugène, faux et lâche. Suzanne  semble perdue pour lui. Pourra-t-il la récupérer ?  C’est l’enjeu de la pièce. Comment, à ce point de déchéance devant l’être convoité, pourra-t-il remonter la pente ? 

D’abord, il fait le point sur lui, ce qu’il est réellement. Il fait le détail de tous ses défauts. Il prend le parti de la transparence. Il va ainsi l’attendrir. « J’aurais voulu paraître devant vous beau, élégant, idyllique…et je vous ai offert ça ! Mes chansons…ce déshabillé de cocu…de cocu de vaudeville…ma pauvre gueule…la pauvre gueule qu’on fait quand on se croit seul et que tout de même on n’est pas expressément heureux…Vous m’avez vu manger avec mes doigts comme un porc, boire à même le litre, comme  un routier…J’ai démonté devant vous le mécanisme de mon petit métier…Oui…je vous ai fait rentrer dans les coulisses du Guignol…Vous avez vu ce que c’était que l’inspiration : un coupe-papier et un dictionnaire…Par les trous de ce rideau, vous avez pu contempler mon orteil qui vous a fait un petit bonjour…J’ai été grotesque…Mais attendez un peu le bouquet ! Pas seulement grotesque…Lâche aussi… »Hands up ! Je me rends ! Prenez ce que vous voulez !… » Donc, grotesque, lâche,…idiot, grossier, écœurant… »

Il lui propose ensuite de tout oublier. Si lui n’est qu’un homme ordinaire, elle doit être une femme exceptionnelle, une grande âme. Elle seule peut dépasser tout ça. Elle a bien voulu dépasser la misère de l’appartement, la pauvreté de l’artiste. Pourquoi ne ferait-elle pas de même avec son âme. Il n’est pas un grand poète, soit ! Mais elle est une grande Dame. «Jje vous demande de faire l’effort le plus énorme, le plus magnifique qu’une femme déçue ait jamais tenté…Je vous demande l’impossible…Ecoutez, madame, écoutez, Suzanne, je vous demande de considérer tout ça comme nul et non avenu ! »

Suzanne accepte tout, toutes les conditions d’Eugène. Il ne lui reste plus qu’à reconstruire autour de Suzanne le monde qu’elle attend. Il faut tuer cette image précédente, « Ah ! Suzanne, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi l’on représentait l’amour avec un arc et des flèches ? …C’est parce qu’il tue le ridicule…simplement… »

Et Eugène hypnotise enfin Suzanne, et comme son Ami, au début de la pièce, il devient le serpent devant le petit mulot ou l’oiselet sans réaction : « vous ne connaissez pas…, vous ne m’entendrez plus…vous ne regarderez plus…vous me verrez beau…vous me trouverez drôle…tu gronderas tout à l’heure la mère Frutte…tu te pencheras…tu me traiteras…reste avec moi et tu verras…Dis, tu veux bien rester ? (Suzanne enlève son chapeau.) Ah ! tu veux bien ! tu veux bien !… » Régis Gignoux dans Comœdia soulignait qu’ « après des fouilles précises, il suffit d’un dernier coup de pioche pour qu’une Vénus sorte de terre, nue comme la Vérité. »

Eugène a réussi. Suzanne tombe dans ses bras comme un fruit mûr. Elle ne s’appartient plus. Eugène a réussi son tour de magicien, rattraper une situation qui semblait totalement perdue, se sauver de la situation la plus ridicule et grotesque. Il a utilisé les grands moyens, mais « qu’importe le flacon… »

Jacky Lavauzelle

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol Première le 28 10 1922

Les Rôles et les acteurs lors de la première :
Eugène Bricot est joué par M Gobet
L’Ami par M Scott
Madame Hellas-Dellesponte est jouée par Madame Daurand
Madame Frutte est jouée par Mme Hellé

Texte : La Petite Illustration n°140 du 7 avril 1923

LE MARIAGE DE MINUIT (Piccolo Mondo Antico) SOLDATI (1941) LES SIGNES DU LAC

Mario SOLDATI
Le Mariage de minuit
PICCOLO MONDO ANTICO (1941)

 Le Mariage de minuit de Mario Soldati 1941

 

 

 

 

LES SIGNES DU LAC

L’histoire se déroule entre 1850 et 1860, près de la frontière Suisse, en Italie, dans le Lac de Lugano à Valsolda, dans la province de Côme, dans cette région des lacs aux massifs tourmentés et accidentés. Nous sommes dans cette époque tourmentée aussi de l’histoire italienne que la figure tutélaire du comte de Cavour marquera profondément.







UNE INCROYABLE DETERMINATION

Dans l’histoire que filme Soldati, ce Lac de Lugano a le rôle principal. Il sera plus que la respiration ou l’intermède entre les différents moments de l’histoire. Il sera le marqueur profond et identitaire, il sera la vie et la mort, il sera l’élément essentiel, primordial et fondamental qui marque les hommes et les femmes de ce pays, qui leur donne cette vigueur, cette volonté et cette détermination incroyable et sans failles, autant la marquise, dans sa profondeur noire, que  Franco, dans sa ligne politique, ou Luisa, dans son deuil.

Alida Valli

Mais le lac évoquera, traduira les sentiments des protagonistes de notre histoire. Parfois, le lac préviendra d’un risque ou d’une tragédie, parfois il annoncera une heureuse nouvelle ou un départ plein de promesses. Mais jamais le lac ne mentira.

DES IMBRICATIONS POLITICO-GEOGRAPHIQUES

Nous sommes dans la province de Côme, là où se trouve notamment les grands lacs des Alpes italiennes, les Préalpes : les lacs Majeur, de Côme, de Lugano, de Varèse entre Suisses italienne et Lombardie, dans le Royaume de Lombardie-Vénétie qui dépendait de l’Autriche. Nous sommes dans des imbrications politico-géographiques auxquelles vont se rajouter des complications familiales.

 

Massimo Serato

DES COMPTES QUE VOUS REGLEREZ SANS MOI

Franco Maironi (Massimo Serato), aristocrate à une « bonne éducation et des bons sentiments», issu d’une famille de grands propriétaires fonciers à l’image de la famille Cavour, enflammé par sa passion nationale et par son amour pour Luisa Rigey (Alida Valli), une fille de la petite bourgeoisie. La grand-mère, Madame la marquise Orsola Maironi (Ada Dondini) l’informe que « d’après le testament du grand-père, il ne possède rien ». Et, puisqu’il n’en fait qu’à sa tête, elle pourrait « même le laisser mourir de faim ». Mais Franco est un jeune idéaliste qui, avec un petit groupe d’amis, se rallie à la cause de Cavour. La marquise, impassible dans sa méchanceté, « ce sont des comptes que vous réglerez avec moi ! » lui laisse le choix entre la révolte et la faim ou la soumission et la reconnaissance de la lignée des Maironi. Entre le déshonneur et le bannissement, Franco ne déviera pas de sa ligne.

Ada Dondini

PRIMO INCONTRO CON LUISA

Après une dispute avec sa grand-mère sur une récente arrestation d’un gentilhomme du lac, il explose en plein repas, dans une véritable crise de nerfs. Il quitte la table devant des invités ahuris, éberlués, où les femmes se pâment devant tant de violence éruptive. Juste après, dans sa chambre, il s’apaise en jouant le morceau « Primo Incontro con Luisa » en regardant le Lac, imperturbablement calme et tranquille.

 » Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
 » (Le Lac, Lamartine)




Annibale Betrone

J’AI PEUR, TOUT ME SEMBLE DIFFICILE

Mais dans la tête de Franco, résonnent d’autres vers de Lamartine :

« L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
»

Luisa n’a pas l’assurance de Franco, « j’ai peur, tout me semble difficile. » Elle n’a pas de destins politiques. Elle aime sincèrement Franco, mais ne comprend pas tout à fait ce désir d’absolu et de révolte. Elle recherche une vie calme, à côté de ce lac bienfaisant et calme. Elle ne rêve que d’une famille heureuse et épanouie dans ce paysage bucolique et idyllique.

Elvira Bonecchi

UNE LIRE PAR JOUR !

Franco, amoureux, est certain de ne rien posséder comme richesse. En plus, avec ce mariage, réalisé à la sauvette, en catimini,  contre toutes les convenances et contre la volonté de sa grand-mère, il n’a plus rien à attendre d’un quelconque héritage.  Mais un testament existe de son grand-père en deux exemplaires. Le premier a été brûlé par sa grand-mère afin qu’elle conserve tous les biens pour elle-seule. Ce testament faisait de Franco l’héritier universel, ne laissant qu’ « une lire par jour à sa femme », avec une note sarcastique : « assuré qu’elle sera aidée par ses amis et admirateurs. »  Un  second exemplaire existe dans les mains du fidèle professeur Gilardoni  (Giacinto Molteni), ami de Franco. Mais afin de ne pas exposer cette grand-mère à la justice e tous et au déshonneur, ne voulant pas d’un procès retentissant et éclaboussant,  Franco qui l’a dans ses mains et pourrait changer son destin et celui de Luisa, demande à ce qu’il soit brûlé par le professeur.

Enzo Biliotti

Quand la grand-mère découvre que le mariage a eu lieu contre son consentement, Soldati filme les deux amants sur une barque accostée au rivage, barrée par un grillage qui les emprisonne. Les routes sont fermées ; ils se sont emprisonnés eux-mêmes. Ils vont à Canossa demander le pardon de la marquise qui restera intraitable et ne lèvera aucunement son excommunication.

L’oncle Zio Piero (Annibale Betrone)  prend, dans l’attente de jours meilleurs, sous sa coupe le couple an l’aidant financièrement grâce à ses fonctions administratives.

Giacinto Molteni

VIVE LE ROYAUME DE PADANIE !

Les amis, adversaires du régime, cachent leurs activités politiques, grâce à un quatuor.  Les annonces politiques s’enchaînent : « le Piémont vient de conclure un accord : c’est la guerre en Crimée, notre tour viendra ensuite. Cavour envoie 20000 hommes en Crimée…La guerre durera moins d’un an…» Jusqu’à trouver un nom pour le nouveau royaume, « Haute Italie …Piémont…Royaume Cisalpin…Royaume de Padanie»,  les yeux vers le ciel, Franco trouve celui qui les unit : Italie ! Italie…Viva Italia ! »

Cavour, de 1854 à 1856, avec la Sardaigne et le Piémont s’associe à la France de Napoléon III, l’Angleterre et la Turquie afin de combattre la Russie de Nicolas Ier. Cette association lui permet de prendre une véritable envergure et de rentrer dans le jeu des grandes nations. Tous ces jeunes veulent détruire la puissance Russe en, notamment, détruisant Sébastopol, porte d’entrée en mer noire.  

BIENTÔT LA GUERRE…

L’activité d’opposant occupe la journée de ses jeunes gentilshommes, avec notamment la distribution de tracts politiques : « Lombardi sous les drapeaux de la liberté par Cavour… Nous aurons bientôt la guerre contre l’Autriche. »



Mariù PascoliIL Y A TOUJOURS UNE POSSIBILITE DE FRAPPER

Les départs se font par le lac, comme les arrivées. C’est le bruit des barques qui prévient les contestataires de l’urgence d’une descente de la police. Le lac est bienfaiteur. Et si Franco est intouchable de par son nom illustre, la police et la marquise vont les affamer en frappant la seule source de leurs revenus, c’est-à-dire en congédiant l’Oncle de son poste d’ingénieur. « Il y a toujours une possibilité de frapper quand on veut frapper. » La police récupérera les domaines de Monzambano afin de faciliter les manœuvres militaires. Tout a un prix.

Luisa finit par apprendre l’existence du testament et le refus incompréhensible de Franco. Celui-ci reste sur sa ligne et refuse toujours de prendre ce qui peut nuire à sa grand-mère, il ne veut pas nuire à la mère de son père. La faim plutôt que cette bassesse ultime. Franco préfère rester pauvre, mais digne.

CAVOUR COMBAT AVEC LE SOURIRE COMME ARME !

Il retourne à Turin, rejoindre les troupes des fidèles à Cavour. A son arrivée, la gare est en ébullition, les troupes sont en partance pour la Crimée. Des groupes chantent, d’autres crient ou déambulent avec des pancartes à la gloire de Cavour. Embarqué dans la foule, Franco en oublie la recherche de son hôtel et suit le convoi en souriant. L’homme qui lui trouve un emploi de pigiste dans un journal de Turin, est un fervent partisan, « Cavour combat avec le sourire comme arme ! » Il va vite rédiger des articles sur l’activité parlementaire et la chronique de la Chambres des députés et du Sénat. Mais le tout, sans augmentation.

le mariage de minuit affiche française

L’OSTENSOIR EN OR !

Du côté du Lac, les repas sont tristes et frugaux. La soupe reste claire, « sans fromage ». Finis les Bitto, Gorgonzola ou Grana Padano. Ils reçoivent un avis d’expulsion de la mairie ; ils doivent payer le loyer avant le 15 du mois. Vendre les meubles, trouver un travail, sont les dernières solutions. Ils attendent le retour de Franco,  « qu’il revienne avec le Roi Victor-Emmanuel. »

Comme tous les ans, la marquise, très croyante, voire « bigote » pour Luisa, viendra au sanctuaire du lac pour un pèlerinage ; comme tous les ans, elle prendra le même itinéraire et «viendra de Cressogno par bateau. » Cette année, elle offrira un ostensoir en or.  C’est une véritable provocation pour Luisa. Et les récentes nouvelles qui arrivent ne sont pas meilleures. Des lettres interceptées, l’argent aussi, des arrestations, des gardes redoublées, une surveillance renforcée. S’en est trop pour Luisa qui veut avoir une explication avec elle.

La musique sinistre qui annonce l’arrivée de la marquise s’en trouve renforcée par un lac vaporeux et couvert. Comme si le lac réagissait à une pénétration maléfique, comme s’il tentait de se protéger, de rejeter ce corps étranger. Le mal semble s’être introduit dans un espace vierge et paradisiaque. La pluie, suivie de l’orage, plongera toute la petite région dans un déluge qui trouvera son point d’orgue dans la noyade de la petite Ombretta. La jeune fille échappera, en effet,  pour quelques instants seulement, à la vigilance de l’oncle Zio. La musique s’accélérera tout au long de la scène, ponctuée par le cri terrible de Luisa venant d’apprendre le malheur suprême qui venait d’arriver.

UN SIGNE FLAGRANT DE DIEU



Dans son palais, la marquise imperturbable y voit une volonté de Dieu : « pour son père et sa mère, c’est un signe de Dieu, flagrant et évident. » Mais un autre signe de Dieu ne va pas tarder à arriver. Dans la nuit, la marquise suffoque et ressent un vif malaise à tomber du lit. Brûlée par les cauchemars, elle se revoit brûler le testament, elle revoit la petite Ombretta au milieu des eaux. Elle lutte contre une voix qui l’accuse. Elle essaie de cacher sa responsabilité, « ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! » ; la voix répond : « c’est toi, la petite le dit que c’est toi ! » ; la marquise prise de panique, recherche son souffle. C’est Dieu, lui-même, qui lui parle. Elle demande à faire venir rapidement le prêtre.

OMBRETTA EST A MOI !

Pendant ce temps, Franco est sur le retour, ne connaissant pas encore le décès de sa fille. Il apprendra la nouvelle, caché, en arrivant au lac, de la bouche des gardes. Les yeux s’ouvrent grands devant l’impossibilité de crier. Il retrouve Luisa profondément affectée, coupée du monde, continuant à parler à son enfant, comme si elle était en vie. Le curé apprend à Franco le revirement de sa grand-mère. Enfin, elle reconnait ses torts et recherche son pardon,  ainsi que celui de de Luisa. Elle abandonne définitivement toutes ses vues sur l’héritage.

Franco continue son combat politique et cherche à repartir. Rester, c’est être sûr d’être arrêté. Mais Luisa ne veut pas partir et laisser seule Ombretta. Franco insiste, Ombretta est, au Paradis, dans les mains attentionnées et bienfaisantes du Seigneur. Les yeux fixés au loin, Luisa lui répond ; « mon pauvre Franco, Ombretta n’est pas au Paradis, elle est à moi ! Le Seigneur n’est pas bon. » Et au curé : «vous avez compris que je ne crois pas au Paradis ? Mon Paradis est ici !»

Une douleur, un mutisme, cette exclusion du monde durera quatre années. Nous sommes en 1859, Luisa remonte du lac. Soldati la filme encore derrière une barrière. Elle monte et ouvre la barrière rouillée. La période de la  réconciliation n’est pas encore arrivée. Le cimetière est baigné d’une belle lumière avec les eaux apaisées du lac. Mais le ciel reste chargé. «  Oui, Ombretta, je suis ici. »

« Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !
 » (Le Lac, Lamartine)

LA GUERRE EXIGE DES SACRIFICES

Mais 1859 est une année décisive pour le Royaume de Lombardie-Vénétie, celle de la seconde guerre d’indépendance italienne où vont s’affronter d’un côté les français et les piémontais contre les troupes de l’Empire autrichien et qui verra finalement l’attachement de la Lombardie à la Sardaigne dont le Premier ministre n’est autre que Cavour.

A la veillée, l’oncle lui lit une lettre de Franco : « je viens de m’engager comme volontaire dans le neuvième régiment d’infanterie. Je suis sûr le la victoire, mais la guerre exige des sacrifices. » Il arrivera le 25, d’Isola Bella, et il veut la voir, encore une fois, avant de partir combattre avec  l’armée sardo-piémontaise, à l’auberge du Dauphin, il désir passer avec elle, une nuit.  Après  un premier refus, elle se ravise ; elle retrouvera bien Franco, devenu sergent,  à l’auberge.

NOTRE PETIT MONDE EST FINI

A l’auberge, l’ambiance reste glaciale. Mais en ouvrant la fenêtre sur le lac, la lumière pénètre la chambre et les cœurs. « Tu te souviens quand je venais te chercher à l’école. Nous n’étions pas non plus d’accord à cette époque.» Elle recommence à l’appeler « mon chéri. » Il arrive même à la faire sourire à nouveau. « Notre petit monde est fini. » Et à nouveau, son regard s’allume : « Et quand nous parlions de la guerre, quand nous parlions de l’Italie… Nous y sommes maintenant ! …Dans quelques jours, la guerre sera déclarée…» Quelque chose de nouveau doit arriver. Ce monde nouveau balayera les anciennes conventions. Une vie nouvelle est possible, avoir de nouveaux projets, de nouvelles ambitions…

VIVA ITALIA ! VIVA ITALIA !







…Il lui rend la rose qu’elle lui avait donné et qu’il avait gardé toutes ces années à Turin. Luisa comprend qu’elle peut le perdre pour de bon,  qu’il s’agit peut-être de leur dernière rencontre. Elle se jette dans ses bras. La musique s’enflamme aussi et s’amplifie. La caméra filme encore le lac. Fondu au noir sur le lac. La caméra repart de l’extérieur pour les filmer par la fenêtre. Elle s’approche. Le couple s’est retrouvé, totalement. Ils sont redevenus complices, comme avant. La caméra se retrouve à l’intérieur pour filmer cette nouvelle intimité. Elle lui parle de son uniforme et de sa belle allure.

 » Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
 » (Le Lac, Lamartine)

Le lendemain matin, le bateau des volontaires arrive pour récupérer les militaires. C’est le lac encore qui emporte les soldats. La neige virginale sur les sommets embellit encore plus le lac qui semble chanter de toutes ses forces  « Viva Italia ! Viva Italia ! »

 L’adieu joyeux sur le pont n’est pas triste, mais plein d’espoir. Le lac les sépare encore une fois, dans la joie et l’allégresse des chants patriotiques.

La caméra laisse partir le bateau et les chants qui l’accompagnent. Le lac reste là, dans sa grandeur, lui aussi, dans l’attente du retour des héros. Une dernière image de Luisa en pleurs, mais heureuse.

« Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
 » (Le Lac, Lamartine)

 Jacky Lavauzelle

L’ENFER de Henri BARBUSSE : ET LE CHEF D’ŒUVRE A FAILLI…

Henri BARBUSSE

1873-1935
L’Enfer

Henri BARBUSSE L'ENFER (2)

 

 

 

 

 

 

Et le CHEF D’ŒUVRE a failli …

L’Enfer reste une œuvre amputée. Amputée d’un trop plein. Amputée d’une trop grande ambition. Quand Barbusse nous embarque en Enfer, il nous prend, totalement, carrément, dans le premier chapitre, à nous donner l’ivresse, la saoulerie de cette nouveauté artistique, à nous faire oublier le beau et nous faire découvrir le désir, à nous dissimuler les corps pour inventer le corps.

LA PLUME GONFLEE DE DESIR

Nous ne nous y attendons pas, nous partons dans un marathon sprinté de bout en bout, d’une plume qui gonfle et enfle. L’idée, c’est la faille, l’ouverture vaginale, le mur qui ne sépare plus. Le narrateur devient voyeur, tout puissant, divin. Le vide du néant se remplit. Et ce plein envahit la chambre, puis la ville et le monde. Il encercle nos cœurs de lecteurs dans le battement des rideaux et fait battre nos cils par les éclats de lumière de cette chambre d’à côté.

J’AI LE CERVEAU MALADE

Certains ont écrit des chefs d’œuvre inachevés, Barbusse a achevé, dans le sens de tuer, le sien. Partir aussi léger et arriver aussi pataud, presque crotté. Il est passé à côté des œuvres comme celles de Kafka ou de Céline, avec une même puissance, une même envie. Mais c’est un roman de jeunesse, écrit à trente-cinq ans, son premier roman et Barbusse a voulu tout mettre, de la poésie, de la littérature, de la philosophie, des sciences. Et à vouloir composer une œuvre unique, englobant le savoir, ce qu’il a failli faire, il a écrit une œuvre désormais quasiment oubliée. Une volonté de réaliser la somme que réalisera Céline en 1932 avec son Voyage. Il aurait pu créer ce voyage immobile au cœur de la faille. Un style novateur aussi, en cette année 1908, sept ans avant la parution de la Métamorphose de Kafka, avec un style descriptif très similaire. « Je reprends mon équilibre par un effort de volonté…Alors, j’entends un chant murmuré tout près de mon oreille. Il me semble que quelqu’un, penché sur mon épaule, chante pour moi, pour moi seul, confidentiellement. Ah ! une hallucination…Voilà que j’ai le cerveau malade… C’est la punition d’avoir pensé tout à l’heure. Je suis debout, la main crispée sur le bord de la table, étreint par une impression de surnaturel ; je flaire au hasard, la paupière  battante, attentif et soupçonneux. Le chantonnement est là, toujours ; je ne m’en débarrasse pas. Ma tête se tourne…Il vient de la chambre d’à côté…Pourquoi est-il si pur, si étrangement proche… » A la nuance près que Kafka a su donner de la normalité à l’impossible et que Barbusse va donner de l’extraordinaire à la banalité.

Dans le rythme effréné, de ces rencontres visuelles et olfactives du début, nous nous heurtons, au tiers du roman, à une montagne, le chapitre VIII. Une montagne de discours, une suite de raisonnements grandiloquents dans un couple. Le roman continue de plus belle, verbeux et lourd, pesant, indigeste. Notre souffle est coupé. Désarçonnés, nous ne comprenons plus. Nous attendons la suite, grisés par le rythme précédent.

Nous nous pencherons donc sur la première partie du roman, époustouflante, généreuse et novatrice. Un roman à redécouper, à reprendre de fond en comble. Garder les sept premiers chapitres, le dernier, le dix-septième, et des dix chapitres intermédiaires en recomposer un ou deux. Un peu comme certains ont recomposé le Capital de Marx avec un sens de lecture, en précisant les articles les plus indigestes.

L’ANEANTISSEMENT DE LA LEGERETE INITIALE

Le roman entame une introspection qui dénature la volatilité et la légèreté du roman lui-même. « J’irai dans la terre », « je me plonge dans le détail », « je revois des faces dans le de profundis du soir, émerger comme des victoires suprêmes », Les questions aussi légères que : « la science…Qu’est-ce que la science ? Pure, c’est une organisation de la raison par elle-même ; appliquée, c’est une organisation de l’apparence » ; Des propos à base philosophique comme : «  la méditation était la même chose que moi ; elle prouvait la grandeur de la pensée qui la pensait, et pourtant elle disait que l’être pensant n’est rien. Elle m’anéantissait, moi qui la créais ! »

UNE CHUTE INFINIE

L’ensemble dans un moment de chute qui n’en finit pas : « j’ai l’air de marcher ; mais il semble que je tombe. » Et toujours avec de nombreuses discussions interminables : « la conversation des invités se centralise en un petit clan où l’on baisse légèrement la voix ; on parle du maître de maison. » Des discussions irréelles, tellement lourdes  dans le quotidien d’une conversation.

Mais les sept premiers chapitres sont d’une grâce et d’une majesté voluptueusement érotique. Quand nous prenons la barque de l’Enfer, Barbusse ne nous livre rien d’emblée. « L’hôtesse, Madame Mercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier. » Nous sommes encore dans un roman réaliste du siècle passé. Quand arrive la chambre, la fameuse chambre, théâtre des observations, et nous montons dans notre cage.

LA CHAMBRE EST USEE

Le lieu ordinaire que constitue cette chambre n’a aucun charme, « la chambre est usée, il semble qu’on y soit indéfiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, le tapis laisse voir la corde ; il a été piétiné, de jour en jour, par une foule…Cette chambre, on la retrouve à chaque pas. C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée, non : elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle est perdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dans le ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout. » Le narrateur va donner de ce lieu presque public une nouvelle dimension, il va découvrir le pouvoir de cet endroit, de sa magie, de sa spiritualité. Un lieu qui va transformer notre narrateur, personnage quelconque, « si chacun était comme moi, tout irait bien»,  en le divinisant. La nouvelle naissance aura lieu prochainement.

AU CONTACT DE L’HOMME, LES CHOSES S’EFFACENT

Le premier chapitre décrit le vide, le néant. Le néant des lieux comme du personnage.  De l’ordinaire au rien. « Tout cela m’était inconnu ; comme je connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles et ce vide entre ces quatre murs… »

Le lieu s’est effacé, «  au contact des hommes, les choses s’effacent, avec une lenteur désespérante. Elles s’obscurcissent aussi. » Le narrateur, aussi, semble être resté trop souvent, trop longtemps, au contact des hommes, passant du trop-plein de sa jeunesse, qui submerge de son être, au vide du temps présent. « Je me souviens que, du temps où  j’étais enfant, j’avais des illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un amour maladif à m’enfermer en tête-à-tête avec mon passé. Je m’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’en arrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais tout cela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours. Me voici maintenant… J’aperçois, dans le décor que la pénombre commence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visage et, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre en moi comme dans un tombeau. La fatigue, le temps morne (j’entends de la pluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agrandit malgré tous mes efforts, et puis quelque chose d’autre, je ne sais quoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’y a-t-il donc ? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.»

REGARDER EN FACE LA DESTINEE

Dans cet effacement, cet appel du vide, la mort règne. La vie s’est enfuie par tous les espaces possibles, entre les lattes du parquet, comme dans les jointures des fenêtres, à chacun des carreaux. «Mourir ! L’idée de la mort est décidément la plus importante de toutes les idées. » Pourtant, le narrateur ne semble pas tenté par le suicide : « Je mourrai un jour. Y ai-je jamais pensé ? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peux pas. On ne peut plus regarder face à face la destinée que le soleil, et pourtant, elle est grise. »

ME JETER ET ME MULTIPLIER

Ce qui fait résistance, ce qui freine le narrateur dans l’accomplissement d’un acte ultime, c’est l’attente, le désir d’un quelque chose, le rêve d’un amour passionné. Ce quelque chose qui pourrait illuminer la noirceur des lieux, de la vie et du monde. « Je n’ai pas de génie, pas de mission à remplir, de grand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais je voudrais, malgré tout, une sorte de récompense…De l’amour ; je rêve d’une idylle inouïe, unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu tout mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure l’ombre, à côté de la mienne, sur la route. De l’infini, du nouveau ! Un voyage extraordinaire, où me jeter, où me multiplier.»

LA CHAMBRE VOISINE S’OFFRE A MOI, NUE

Le second chapitre sera celui de la découverte, celle de la faille, de la vie, d’un autre monde. Mais celle-ci vient à lui sous la forme d’une voix qui lui caresse l’oreille. Est-ce un rêve ? Est-ce les rêves de l’agitation nocturne ? A l’étonnement, « j’étouffe un cri de surprise », suivra la contemplation de ce nouveau monde. Le narrateur se découvre Christophe Colomb devant la première terre, roi mage rentrant dans la grotte de Bethléem. « En haut, près du plafond, au-dessus de la porte condamnée, il y a une lumière scintillante. Le chant tombe de cette étoile. La cloison est trouée là, et par ce trou, la lumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne…Je regarde…je vois…La chambre voisine s’offre à moi, toute nue…Elle s’étend devant moi, cette chambre qui n’est pas à moi…Dans le lointain, la table semble une île. Les meubles bleuâtres, rougeâtres, m’apparaissent de vagues organes, obscurément vivants, disposés là. »

LA DECOUVERTE DE LA TELE-REALITE

Cette simple et banale découverte va transformer sa vie, lui donner un but, un sens. Enfin, il possède quelque chose, il maîtrise. Il peut voir sans être vu. Il peut observer les autres dans leur banalité. Le narrateur vient de découvrir la téléréalité. Et comme la téléréalité, les personnages inintéressants vont prendre une autre dimension, une autre envergure.

QUAND LA MALEDICTION DEVIENT BENEDICTION

La première personne qu’il épie sera la bonne venant s’occuper de son ménage. Il vient de la croiser  dans l’escalier. Plus qu’ordinaire, il la trouvait laide et crasseuse. La fente va changer sa vision. « Tout à l’heure, sur le palier, j’ai entrevu cette fille qui, pliée, frottait la rampe, sa figure enflammée proche de ses grosses mains. Je l’ai trouvée repoussante, à cause de ses mains noires, et des besognes poussiéreuses où elle se penche et s’accroupit…Je l’ai aperçue aussi dans un couloir. Elle allait devant moi, balourde, des cheveux traînants, laissant siller une odeur fade de toute sa personne qu’on sentait grise et empaquetée dans du linge sale. Et maintenant, je la regarde. Le soir écarte doucement la laideur, efface la misère, l’horreur ; change, malgré moi, la poussière en ombre, comme une malédiction en bénédiction. Il ne reste d’elle qu’une couleur, une brume, une forme ; pas même : un frisson et le battement de son cœur. D’elle, il ne reste plus qu’elle. C’est qu’elle est seule. Chose inouïe, un peu divine, elle est vraiment seule. Elle est dans cette innocence, dans cette pureté parfaite : la solitude. Je viole sa solitude, des yeux, mais elle n’en sait rien, et elle n’est pas violée. »

REGARDER SANS VOIR ET AVOIR CE QU’ON N’A PAS

Le pouvoir de la faille s’est d’embellir, de sublimer les choses. Barbusse utilisera donc les contradictions et les oppositions, l’union des contraires, l’inversion des valeurs et des codes dans la description afin de mieux rendre compte du bouleversement qui s’opère. « Cette lettre est dans le crépuscule, la plus blanche des choses qui existent…la lettre blanche pliée dans sa main grise…ils craignent la brusque apparition de quelque divinité, ils sont malheureux et heureux…Il semblait un de ces êtres doux, qui pensent trop, et qui font le mal…Et tout ce qui m’attire m’empêche de m’approcher…Il faut que je sois à la fois un voleur et une victime…leur union apparut plus brisée que s’ils ne s’étaient pas connus…Je passais deux jours vides, à regarder sans voir…Avoir ce qu’on n’a pas…Je comprends que beaucoup de choses que nous situons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret… »

L’ODEUR DE L’AMOUR

Mais la découverte visuelle n’est rien, absolument rien sans la présence olfactive. Les fragrances qui viennent de la chambre amplifie et change la nature des choses observées. Et inversement, les situations ont des correspondances avec des parfums. « D’elle exhalait un parfum qui m’emplissait, non plus le parfum artificiel dont sa toilette est imprégnée, le parfum dont elle s’habille, mais l’odeur profonde d’elle, sauvage, vaste, comparable à celle de la mer – l’odeur de sa solitude, de sa chaleur, de son amour, et le secret de ses entrailles…Demi close, attentive, un peu voluptueuse de ce qui, d’elle, émane déjà de volupté, elle semble une rose qui se respire. On voit jusqu’aux genoux ses jambes fines, aux bas de fil jaune, sous la robe qui enveloppe son corps en le présentant bouquet…La chambre, tout en chaos, est pleine d’un mélange d’odeurs : savon, poudre de riz, senteur aiguë de l’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé… »

RIEN

Mais à l’heure où nous découvrons la faille, le chaos semble reculer, le néant s’anéantir, et la nuit s’effacer. Mais le vide est et restera le plus fort, au bout du bout il sera le vainqueur. « Je crois qu’en face du cœur humain et de la raison humaines, faits d’impérissables appels, il n’y a que le mirage de ce qu’ils appellent. Je crois qu’autour de nous, il n’y a de toutes parts qu’un mot, ce mot immense qui dégage notre solitude et dénude notre rayonnement : Rien. »

Mais juste après ce RIEN, Barbusse termine par une dernière phrase qui illumine, qui ouvre. Mais une  phrase où s’amasse notre existence, notre libre-arbitre, notre liberté et tout le poids de nos responsabilités : « je crois que cela ne signifie pas notre néant ni notre malheur, mais au contraire, notre réalisation et notre divinisation, puisque tout est en nous. »

CE QU’EST UNE FEMME

Revenons donc à notre émerveillement du début et reprenons notre odyssée. La naissance du sublime, la découverte de l’autre, mais surtout de la femme. Car après la bonne, déjà entourée d’un nouvel halo chargé d’étonnement et de merveilleux, arrive une jeune et belle femme. Viens la découverte, le dépouillement de ce corps, sa nudité. « Je reste là, tout enveloppé de sa lumière, tout palpitant d’elle, tout bouleversé par sa présence nue, comme si j’avais ignoré jusque-là ce que c’est qu’une femme. »

Mais avant la découverte de cette nudité, Barbusse décrit l’accouplement des ombres, « c’était plutôt mon ombre qui s’accouplait à la sienne », la découverte lente et enivrante de chacune des parties du corps, la tension sensuelle, sexuelle de l’observateur.

LE VENTRE COMME CRI

Dans le corps, Barbusse se focalise sur le ventre de la femme. « Un cri m’occupait tout entier : Son ventre ! Son ventre ! Que m’importaient son sein, ses jambes ! Je m’en souciais aussi peu que de sa pensée et de sa figure, déjà abandonnées. C’est son ventre que je voulais et que j’essayais d’atteindre comme le salut. »

Mais du ventre au sexe de cette femme, le chemin n’est pas loin et Barbusse, véritable serpent, s’y glisse sournoisement. « Mes regards, que mes mains convulsives chargeaient de leur force, mes regards lourds comme de la chair, avaient besoin de son ventre. Toujours, malgré les lois et les robes, le regard mâle se pousse et rampe vers le sexe des femmes comme un reptile dans son trou. Elle n’était plus, pour moi, que son sexe. Elle n’était plus pour moi que la blessure mystérieuse qui s’ouvre comme une bouche, saigne comme un cœur, et vibre comme une lyre. »

A travers cette faille, Barbusse nous amène dans la sexualité, mais aussi nous ouvre les portes de l’humanité toute entière, sur la piste qui part loin, tout là-bas, vers l’infini et au-delà. Comme cette pluie devenue immobile à force de trop tomber, comme ces êtres qui se regardent dos-à-dos et se comprennent. Mais de l’infini à la divinité, la route n’a pas besoin de raccourci. Nous partons loin, et comme nous l’avons vu, nous reviendrons à nous-mêmes, au cœur du Moi.

 Jacky Lavauzelle

 

 

SULLY PRUDHOMME – POUR L’AMOUR DES COURBES

SULLY PRUDHOMME

Jacky Lavauzelle Pour l'Amour des Courbes Sully Prudhomme
Francisco dos Santos Salomé 1917 Lisbonne

*Sully Prudhomme Pour l'amour des courbes Jacky Lavauzelle




 

 

Sully Prudhomme Trad Italienne Jacky Lavauzelle

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SULLY PRUDHOMME
1839-1907


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POUR L’AMOUR DES COURBES
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Sully Prudhomme Pour l'amour des courbes Jacky LavauzelleVous ne voyez rien mais la ligne droite se tord peu à peu ; doucement, elle subit  la résistance des forces, comme cherchant à voler vers le cercle qui l’appelle, comme un aigle voulant rejoindre le zénith ou l’infini de toutes ces ailes déployées.  La ligne, comme les nuages, comme le vieux lilas, plane.

 

LES JEUNESSES EVAPOREES

C’est comme ça que la ligne se tord, se plie et sort de sa nature de droite. Le premier effet est planant, rasant l’horizon, qu’il ne quitte pas encore tout à fait, flottant dans une chaleur trop intense. « Tu t’es enfuie aussi là-bas, Jusqu’où planent, évaporées, Les jeunesses des vieux lilas » (Les Vaines Tendresses, Parfums anciens)

MON COEUR N’OSAIT VOLER DROIT

La vie d’abord permet à cette force de tendre et de détendre successivement, cette tension du milieu de journée qui, partout, excède et, surtout, fragilise jusqu’au cœur profond de la ligne. Une respiration, une pression, un effleurement.  Il faut suivre le mouvement de la nature, lentement ou par à-coups, sentir la palpitation de ces cœurs, la fragilité d’une aile, la palpation d’une onde d’une sonorité rare. « Comme à la première visite Faite au rosier, Le papillon sans appuyer Palpite, Et de feuille en feuille, hésitant, S’approche, et n’ose Monter droit au miel que la rose Lui tend, Tremblant de ses premières fièvres Mon cœur n’osait Voler droit des doigts qu’il baisait Aux lèvres. » (Les Vaines tendresses, Enfantillage)

LE PROFIL NOIR DES MONTAGNES ONDULAIT

La naissance de la courbe par des volutes et des voltiges. Les voltiges ne sont jamais droites ; elles sont le jouet des forces d’engagement et des vents  tournoyants « Une âme qu’autour d’eux ils sentent se poser,  Il leur faut une solitude  Où voltige un baiser. » (Les vaines tendresses, Aux amis inconnus) Même la ligne des crêtes de la montagne, une ligne fracturée, cassante, est, à bien y regarder,  plutôt courbe si l’on plonge ses yeux dans la mer. « Cependant glissaient les campagnes Sous les fougueux rouleaux de fer, Et le profil noir des montagnes Ondulait ainsi qu’une mer. »  (Les vaines tendresses, Au bord de l’eau) A moins que le vent, déjà, l’ait déjà élimée au fil des siècles.

La courbe c’est ce temps long, tranquille et puissant qui, toujours, domine de sa caresse et supprime de sa persévérance. Prendre le temps de faire, de limer et de nettoyer, d’aller au plus profond de chaque aspérité, un peu plus à chaque siècle comme pour chaque seconde.

JE CHOISIS UNE FEMME DANS MON SOUVENIR

Et Sully Prudhomme est un épicurien qui reste tard dans son lit, mais qui, après, s’en veut. Il s’en veut souvent, « je sens que je perds mon temps, et je sens que je suis embourbé…Journée nulle…Mes veilles m’accablent ; je me traîne endormi…On se lève tard…Allons ! un peu de courage, il est minuit et demi…écrivons : j’ai été fatigué toute la journée…Je me suis réveillé à six heures et j’ai pensé jusqu’à neuf heures. C’est une de mes voluptés les plus chères de passer quelques heures à rêver dans mon lit le matin. Mais cette habitude est mauvaises…Je choisis une femme dans mon souvenir et je recommence pour la centième fois un vieux roman rompu. » Dans ces rêves éveillés, les courbes s’enchaînent à lui et s’emmêlent inextricablement dans de douces et imparfaites voltiges.

UNE AMPLE HARMONIE

Mais avant les voltiges, dans la puissance et la rafale, nous trouvons l’indompté, le hasard, l’indéterminé. « Si vous saviez ce que fait naître Dans l’âme triste un pur regard, Vous regarderiez ma fenêtre Comme au hasard. » (Les vaines tendresses, Prière) Ce hasard casse la monotonie et rend possible le lien, la rencontre, la fusion des corps et des mots. C’est du hasard seul que naît l’œuvre, le tableau ou le poème. Seul le hasard permet de trouver en un point unique ce que l’artisan essaie de reproduire et tenter imperceptiblement d’atteindre sa perfection. « Ô maître des charmeurs de l’oreille, ô Ronsard, J’admire tes vieux vers, et comment ton génie  Aux lois d’un juste sens et d’une ample harmonie  Sait dans le jeu des mots asservir le hasard. » (Les Vaines tendresses, À  Ronsard) Le hasard qui pousse les vagues, dans des longues et larges ondulations, si hautes, si longues que l’on croirait qu’elles sont ailées et envoûtantes.

LA GLOIRE DE LA FORME

L’onde qui caresse, pousse et épouse les corps de la femme. « Au corps qu’ils aiment à lasser, Mais ceux qui savent l’enlacer Comme une onde où l’on dort sans crainte. » (Les Vaines tendresses, L’Epousée) – « Triomphez pleinement, ô femmes sans vertu, De notre souple hommage à votre empire indigne ! Quand vous nous faites choir hors de la droite ligne, Tombés autant que vous, nous avons plus perdu : Que dans vos corps divins le remords veille ou dorme, Il laisse intacte en vous la gloire de la forme, Car, fût-elle sans âme, Aphrodite a son prix ! » (Les vaines tendresses, Les Deux chutes)

L’HOMME D’AFFAIRES EST UNE DROITE, L’ARTISTE UNE COURBE

Il y a des êtres qui ne peuvent contenir cette trop grande fermentation intérieure due à l’effet de  fusion,  ce volcanisme de la pensée. D’un trop plein succède l’explosion, le déversement. Quand la matière en ébullition se projette, elle entame une trajectoire courbe qui la fait fendre l’air. « La poésie est le soupir du cœur qui déborde. La poésie c’est l’univers mis en musique par le cœur. » (Pensées). D’autres préféreront la ligne propre et impeccable, la ligne traversière, coupante et rigide. Les bourgeois, les usuriers, les boursicoteurs se pencheront sur la ligne fracturée du cours de bourse, l’artiste suivra la hanche déployée et dénudée qui s’offre à lui. « L’homme d’affaires est une droite, l’artiste une courbe. » (Journal intime, 13 janvier 1865)

UNE AMIE SOUPLE A LEURS VAINS DESIRS COMME AU VENT LE ROSEAU

Mais revenons à notre explosion créatrice. Il y a d’abord ce vent qui souffle sur ce roseau, indéfiniment. Et se roseau qui ploie, sans haine. C’est la courbe qui gagne toujours sur la ligne des vents.  « Il leur faut une amie à s’attendrir facile, Souple à leurs vains soupirs comme aux vents le roseau. » (Aux amis inconnus) « Moi qui ne suis roseau ni chêne, Ni souple, ni viril non plus, Je m’en irais finir ma vie Au milieu des mers, sous l’azur, Dans une île, une île assoupie Dont le sol serait vierge et sûr… » (Abdication) Dans l’adversité du monde, la souplesse est nécessaire, qui permet de lutter, de survivre. Et l’art qui raconte la vie va suivre le chemin de cette résistance, en suivant la courbe, pour toujours.

DES COURBES ODIEUSES ET DES DROITES BELLES ?

A chaque règle, il existe un contre-exemple. Il existe des belles droites et des courbes fourbes : « Trois belles droites : le rayon, la frise attique et la loyauté. Trois courbes odieuses : la diplomatie, l’hippodrome et le cercle vicieux » (Journal intime, 13 janvier 1865)

Le 13 janvier 1865, dans son Journal intime, Sully Prudhomme, se laisse aller, « Pensée d’un flâneur »,  à une critique en règle, c’est le cas de le dire, de la ligne droite. La ligne dans sa droiture emporte avec elle ce trop de rectitude, de jusqu’au-boutisme,  de violence. Cette ligne va trop vite et ne laisse pas l’esprit déambuler, se faufiler, se perdre pour, peut-être, avoir l’espoir de trouver. « Je me suis laissé persuader que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, mais je ne trouve personne pour le prouver. Une ligne a-t-elle cette forme quand on la définit la plus courte ? Est-elle la plus courte quand on lui donne cette forme ? J’aime à la chicaner parce que je ne puis la souffrir, non plus que la ligne brisée. Tous les instincts s’y précipitent, toutes les choses tristes s’y complaisent. L’élan du tigre vers sa proie, le fer de l’épée, le sceptre, la colère et l’injure, les colonnes Vendôme et les béquilles, le duel d’honneur qui est le plus court chemin de la vengeance, le cordon de la guillotine, le droit des codes qui va droit au préjugé ; enfin, et par-dessus tout, le boulevard, grande route de la cohue : tout cela fait de la ligne droite. »

J’ASSOUPLIS ET J’ENFLE LES VERS

Surtout à partir de 1864, apparaît nettement la préférence de Sully Prudhomme pour la courbe. « J’ai repris plusieurs de mes anciens sonnets. Je versifie plus facilement, j’assouplis et j’enfle le vers. Je ne mesure plus avec un mètre de charpentier, raide et articulé, je le jette en avant comme un serpent libre et élancé qui retombe toujours sur une courbe. » (vendredi 29 janvier 1864).« Je ne pense pas que si l’on considère deux sourires d’une signification absolument différente, on puisse expliquer cette différence par l’effet physique, purement sensible, de leurs sinuosités sur la rétine ; il y a, certes, une interprétation de ces formes diverses qui serait impossible dans un rapport direct préétabli entre la ligne et le sentiment. Je veux bien que le visage de la femme doive beaucoup de sa douceur à l’absence des angles et à la souplesse des courbes ; on ne concevrait pas, en effet, que des linéaments anguleux et blessants pour l’œil eussent été précisément choisis pour exprimer une âme tendre ; la forme de la ligne convient par sa qualité sensible à ce qu’elle doit dire, je l’accorde…Pour se rendre compte de la vertu d’expression et de son indépendance de la qualité sensible, on n’a qu’à supprimer toute forme gracieuse en elle-même, toute curvité dans des visages schématiques où l’ovale seul et favorable à l’œil et pourrait être supprimé. » (Samedi 6 février 1864)

J’AIME LES COURBES !

C’est dans cette poésie ondulatoire et vagabonde que Sully Prudhomme clame son amour pour la courbe, pour cette rondeur féminine, agile et sauvage. « J’aime la courbe ; écoles buissonnières, vol des hirondelles, ondulations des mers, nuages, vallées, beaux horizons, beaux visages, vous êtes des courbes. »

Puisque toutes les formes sont condamnées à périr, préférons l’allégresse, le bond et le saut, soyons léger et n’ayons pas peur de perdre un peu de temps. « Toute forme est sur terre un vase de souffrances, Qui, s’usant à s’emplir, se brise au moindre heurt ; … Depuis longtemps ta forme est en proie à la terre, Et jusque dans les cœurs elle meurt par lambeaux, … » (Les Vaines tendresses, Sur la mort)

LA FUITE DANS L’INFINI PAR LES BORDS

Dans l’allégresse, la chute n’est pas loin, car la courbe au bord se colle. Par la beauté d’une envolée subtile, l’infini et la ligne se rencontrent. « Quelle grâce, quelle fraîcheur ! il faut estomper cela légèrement, cela doit fuir dans l’infini par les bords.» (Journal intime, Dimanche 31 janvier 1864)

Jacky Lavauzelle

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TRADUCTION DU SONNET
A VINGT ANS

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Aos vinte anos -Soneto

Traduction Portugaise

À vingt ans on a l’œil difficile et très fier :
Aos vinte anos, temos um olhar difícil e orgulhoso:
On ne regarde pas la première venue,
Nós não olhamos para a primeira vinda,

Sully Prudhomme Traduction Jacky Lavauzelle

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Traduction Italienne
Sonetto

A vent’anni

À vingt ans on a l’œil difficile et très fier :
A vent’anni, abbiamo uno sguardo difficile e orgoglioso:
On ne regarde pas la première venue,
Non guardiamo la prima donna che viene,

Sully Prudhomme Traduction Jacky Lavauzelle

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SULLY PRUDHOMME

*Sully Prudhomme Pour l'amour des courbes Jacky Lavauzelle

L’HOMME AUX CENT VISAGES (IL MATTATORE de Dino RISI) A LA RECHERCHE DU MENSONGE PARFAIT

Dino  RISI

L’Homme aux cent visages
(Il Mattatore – 1960)

Dino Risi A LA RECHERCHE DU MENSONGE PARFAIT




A la recherche du monde parfait
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Dino Risi, dans Il Mattatore, Le Protagoniste ou L’Homme aux cent visages, filme  la disparition de la vérité ; une vérité qui n’existe pas, nulle part. Il ne dit pas comme Danton, « la vérité, l’âpre vérité », mais le mensonge, le doux et beau mensonge.

LE MAÎTRE DES MENTEURS

Si la vérité effleure les personnages, c’est pour mieux les quitter. Ce qui domine, c’est le mensonge ; mais un mensonge à plusieurs niveaux, avec de multiples caquettes. Qui sera le plus faux, qui jonglera le mieux avec le réel ?  Le maître des menteurs, le roi des fariboles et des balivernes se trouve être notre protagoniste, Gerardo Latini (Vittorio Gassman) du début jusqu’à la fin. Il ment à sa femme (Anna Maria Ferrero)  comme à ses amis, et les autres ne se privent pas non plus de mentir. Sûrement se ment-il à lui-même ; il en est bien capable, le bougre !

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (1)

L’ARROSEUR ARROSE

Et à force de mentir et de gruger son monde, Gerardo va se retrouver dupé, roulé dans la farine ; il se fera avoir dans ce qu’il croit être un simulacre de mariage ; sa future femme, à bonne école, va le duper à son tour. Il se mariera pour de bon. « Mariage = prison« . 

ATTEINDRE LE MENSONGE SUPRÊME

Dino Risi renvoie la traditionnelle question de la vérité,que vaut notre connaissance des choses et des gens ? Pouvons-nous atteindre la vérité ?, à une question moins traditionnelle : Comment peut-on atteindre le mensonge suprême afin de posséder et de voler un peu plus les gens.

GERARDO TROUVE SON MAÎTRE







Donc Gerardo dans sa quête commence, lourdaud, pataud, avec des petits larcins er des coups de pacotilles. Mais déjà il trouve un maître, en prison, bien sûr. Et déjà il élabore des scénarios de plus en plus perfectionnés et imparables. Commence les premiers déguisements, avec les ajouts  qui valorisent le personnage et apportent de la considération et du respect, comme les décorations de guerre et les distinctions aux combats.

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (2)

CONFONDRE LE REEL

Pour que le mensonge marche, il faut qu’il adopte les pas de la vérité. Veritas adœquatio rei et mentis, la conformité du réel à l’esprit. Il faut donc jouer à être plus vrai que la vérité même, à se plaquer au réel, jusqu’à l’évidence de la réalité. Et cette évidence, elle se sent, elle se renifle. Il faut alors une certaine bestialité, une animalité hors du commun que possède Gerardo. Même les policiers, il les flaire et renifle aussitôt ! « Ils sentent la même odeur pourrie que l’on trouve dans un cachot ! »

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (3)

GERARDO L’ACTEUR !

Ce flair, Gerardo s’en sert, constamment. Il joue avec cette énergie animale ; Elle déborde sur l’autre, qui se trouve comme noyé dans ce torrent de gestes et de paroles. Il est fondamentalement acteur ; d’ailleurs, c’est son métier. Ses amis le nomment Gérardo l’acteur. Dans la scène de la prison, il éructe, il explose, il est l’attraction qui sublime le lieu.  Si Socrate se demandait comment il était possible d’atteindre la vérité, Gerardo, lui,  se demande quand et comment il pourra jouer le grand rôle avec un mensonge démesuré, et pourtant, à première vue, si quelconque.

D’où la persévérance dans l’acte, jusqu’à faire pleurer des prisonniers endurcis, à leur faire oublier les visites au parloir.

EN 1953, JE N’AVAIS PAS ENCORE LE FLAIR !

De la persévérance dans son travail ; et cela prend forcément du temps. Mais Gérardo analyse et décortique toutes les évolutions, toutes les acquisitions de compétences. « En 1953, je n’avais pas encore le flair ! »







Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (4)

L’EXPLOSION DU DOUTE

Gerardo n’aurait certainement pas résisté au criticisme kantien. Ce doute remet en cause l’image donnée, celle qui se présente en toute naïveté et innocence devant nos sens ; Gerardo fait exploser le doute dans tous ces coups fourrés. Il les conduit de mains de maître ; des coups parfois énormes ; des opérations qui vont crescendo de plus en plus grosses, jusqu’à la scène finale sur le vol des joyaux de la couronne britannique.

L’ERREUR IMPLIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE L’AFFIRMATION

Et l’erreur, comme le signalait Victor Brochard (De l’erreur, 1879) n’est pas quelque chose de simplement, de purement négatif. L’erreur, dans sa nature, dans son sens le plus précis, implique de la connaissance et de l’affirmation. Et Gerardo apprend et affirme toujours. Il sait tout et ne perd jamais le contrôle, même quand il se fait prendre, il ne cherche pas à fuir.

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (5)

TOUJOURS MODESTE !

Pour cela, il suffit de cacher son jeu, jouer le benêt, le poli, l’aimable ou le maladroit, comme dans le premier plan du film, où il descend du bus après les autres et fait tomber dans la rue les pommes qu’il tenait dans une poche. Les passants honnêtes viennent l’aider et les lui ramassent. « Toujours modeste ! » dira un de ses acolytes.

TU N’AS PAS DE METIER, L’AMI !

Il a fait un pacte avec son épouse. Il ne doit plus voler, « tu dois oublier tout ça ! », lui qui, donnait en un seul pourboire, à l’Excelsior, quinze mille lires, le voilà obligé de prendre le bus aux heures de pointe. « Qu’ai-je fait au bon dieu pour trouver une femme pareille ? » Ce pacte tiendra-t-il longtemps ? L’homme qui sonne à son domicile, veut vendre un candélabre en argent massif. Est-ce un voleur, un policier ? Qui essaie de gruger l’autre ? Pour le moment, nous nous laissons gruger les premiers puisque nous ne connaissons pas encore les talents de notre Gerardo. Mais il décortique les astuces de notre vendeur à la sauvette : «la maman malade, la substitution, de trente mille tu tombes à dix ; tu me prends pour un bambin ? » Puis vient les conseils, « tu n’as pas de métier, l’ami…Tu ignores tout de ce métier, dès que tu bouges on t’attrape. »   Ils se sont connus en prison. Gerardo va lui conter depuis le début ses exploits, comme un maître devant son élève.

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (8)

TOUT EST EN REGLE !







Savoir se comporter, mais surtout savoir parler. Avoir de la tchatche, du bagout. Et pour cela, Gerardo en a à revendre. Parler pendant que les mains attrapent et subtilisent. Être un magicien, un prestidigitateur, être le roi de l’embrouille. Revoir la scène du café où l’argent de la mallette est subtilisé. Action qui entraînera l’emprisonnement de notre Gerardo, roulé lui-même par son « ami ». « Tout est en règle…le devis…le bilan…Les encaissements de l’année dernière…tout est en règle ! » L’acheteur n’a rien vu ; tous les papiers se passent d’une main à l’autre, de Gerardo à son ami. Et le coup est joué. Ni une ni deux, le protagoniste, « Il mattatore » passera par la case prison. Mais là aussi, il fait son trou, trouve de nouveaux partenaires de jeux, de nouveaux coups sont élaborés.

Et c’est partie remise…

 

Jacky Lavauzelle

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L’HOMME AUX CENT VISAGES

LES HEURES BLEUES (GERHART HAUPTMANN : DER KETZER VON SOANA – LE MECREANT DE SOANA)

GERHART HAUPTMANN
Le Mécréant de Soana
Der Ketzer von Soana (1918)

LES HEURES BLEUES

Il s’agit d’union. Il s’agit de mort et de vie, de nature à la nature ajoutée. « Comment est-il possible d’être mort, et de vivre ? » De naissances, encore et encore, de nouveaux rendez-vous en nouveaux rendez-vous. A ces instants où les éléments eux-mêmes changent, changent de propriétés et de nature, quand « l’air semblait dépourvu des éléments nécessaires à la respiration. » Il s’agit du manque et du plein. Il parle du Chaos et du vide, du monde, du Ciel et de l’Enfer. Comment savoir ce qui est important, essentiel à la vie ? Que voyons-nous et comment voyons-nous ? « Il regardait de haut les papes, les empereurs, les princes et les évêques, tout le monde en un mot, comme les hommes, d’ordinaire, regardent les fourmis. »

Gerhart Hauptmann

Quand nos yeux ne voyant presque plus, dans les ombres du soir, les bruits du soir s’amplifient. Ce que nous ne voyons plus, nous continuons à le percevoir. Rien ne s’éteint jamais vraiment. «l’« heure bleue » qui arrive lorsque le soleil a disparu à l’horizon, était particulièrement belle ce jour-là. On entendait le bruit de la cascade de Soana. »

Il s’agit d’amour.

UN GLISSEMENT DANS LES SENS

Le roman de Gerhart Hauptmann, ne parle pas d’un «mécréant», Bösewicht, quelqu’un qui n’a pas la foi, un athée, de quelqu’un qui fait le mal, Böse. Il s’agirait plutôt que d’un hérétique, der Ketzer. L’hérésie ne se décrète pas personnellement, ce n’est pas un statut que l’on se donne mais que l’on nous donne, désapprouvant nos attitudes et nos propos, considérant que nos comportements  sortent du dogme.  Les hérétiques sont d’abord des incompris, des rejetés.

Mais continuons de glisser dans le sens, dans tous les sens. Et nous glissons, nous nous décalons, afin que le sens se recompose et se redéfinisse. Notre héros ne va pas se détacher de sa foi, il la vivra différemment, certainement plus intensément. Il s’en trouvera bouleversé, mais ce n’est pas tant lui qui changera, que les éléments qui l’affecteront.

LE ROMAN D’UNE REVOLUTION INTERIEURE

C’est le roman d’une découverte, au sens de Colomb ; découvrant de nouvelles terres. Dans le sens où, après, rien ne fut plus comme avant. En revenant, il n’aura pas réellement changé, mais les autres le verront différemment. Il sait qu’il part vers des contrées nouvelles, mais c’est pour y apporter la foi et la sainteté. Quand il monte dans la montagne, il pénètre dans un désert où les hommes sont à l’état de nature, d’une nature post-religieuse.

L’histoire que rapporte Hauptmann dans le Mécréant de Soana est celle de la fusion ; une fusion qui déchire et qui emporte loin, au niveau des nuages, « à flanc de montagne, au-dessus du Lac de Lugano. » Une histoire, toute en ascension, difficile et rude, qui nous mènera dans un village, « niché,…que l’on peut atteindre par une route en lacets en une heure environ. »

LE RETOUR A L’ETAT SAUVAGE

L’ascension se fera au détriment des valeurs acquises, de la foi, dans un combat contre la raison et l’entendement, afin de rentrer dans le grand bain de la nature et de la jouissance, sans entraves et sans conventions. Comme si nous découvrions un personnage passant d’un pur et roide classicisme à un romantisme exacerbé.  

Gerhart Hauptmann nous entraîne, dans l’ouverture de son récit, par la fin avec la découverte du chevrier dans sa montagne, totalement en osmose avec la nature elle-même. « Avec les longues boucles négligées de ses cheveux et de sa barbe, et ses habits de peaux de bête, le pâtre bronzé, on le sait, donnait une impression de retour à l’état sauvage. Il a été comparé à un saint Jean de Donatello. »

SI QUELQU’UN ENTRE PAR MOI…

Mais dans la seconde partie, Le Récit du pâtre, nous découvrons Francesco, celui qui deviendra le chevrier mais qui n’est encore qu’un jeune prêtre timide, à « l’alpe de Santa Croce ». Il « passa, les yeux baissés, près des laveuses, répondant à leurs bruyants saluts par un mouvement de tête. »

Si Hauptmann nous parle d’un berger guidant ses moutons, il fait référence aux textes bibliques, assurément.  « En vérité, je vous le dis, celui qui entre par la porte est le berger des brebis. Celui qui garde la porte la porte lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix…Lorsqu’il les a toutes fait sortir, il marche à leur tête et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix…Jésus reprit : « en vérité, je vous le dis, je suis la porte…Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé. »…Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis… » (Jean, 10, la parabole du berger) 

LE SPECTACLE DE LA NATURE

Francesco, sorte de négatif de saint Augustin, va suivre le chemin de l’étude du séminaire et de sa passion pour les Evangiles à sa passion pour la chair et pour la belle Agathe. Il sort de ses études et ne semble pas être attiré par cette voluptueuse nature qui s’offre à ses yeux. «Différent en cela de son saint patron d’Assise, Francesco ne s’enthousiasmait guère au spectacle de la nature ; pourtant les pousses tendres et pleines de sève, la verdure naissante, les fleurs qui s’épanouissaient alentour, ne pouvaient pas rester sans action sur lui. »

La nature va l’absorber, petit à petit, en faisant sauter, un à un, tous les verrous. La nature débridée passe aussi par la voix et le corps des femmes. « Les femmes et les jeunes filles, dont quelques-unes étaient d’une beauté peu commune, l’obsédaient de leur bavardage et de leur rire pendant cet examen, et par moments il avait l’impression d’être aussi entouré de Ménades enivrées. »

LA SYMPHONIE NATURELLE

La vie transforme la nature et les gens comme elle changera Francesco qui vient des bouillonnements internes, des éclosions sensuelles, de tumultueux jaillissements, d’étranges palpitations ; «c’était étrange : tandis qu’il grimpait péniblement, glissant fréquemment sur les pierres aux arêtes vives, à travers les genêts, les hêtres et les buissons de ronces, le matin l’entourait comme une symphonie naturelle, bienheureuse et également puissante, qui parlait plus de création que de choses créées… il toucha le tronc d’un châtaignier, et sentit les sèves nourricières qu’il faisait monter en lui. Il absorbait l’air comme une âme vivante, et savait en même temps que c’était à lui qu’il devait la respiration et les hymnes de son âme. »Le combat, la lutte du sacré et du profane, fait rage autant dans le chevrier que dans le prêtre. Les deux s’interpénètrent. « De l’un il disait : « N’a-t-il pas l’air du Malin en personne ? Regardez donc ses yeux. Quelle force, quelles étincelles de colère, de rage, de méchanceté. Et en même temps quelle lueur sacrée ! » Mais il semblait à l’auteur que dans les yeux de son interlocuteur brillait cette même flamme infernale qu’il avait nommé une lueur sacrée… Jupiter Ammon était représenté sous l’aspect d’un taureau…Tous les peuples vénéraient le taureau, le bouc, le bélier et en répandaient dans les sacrifices le sang sacré…La puissance qui engendre est la puissance suprême qui crée ; engendrer et créer, c’est la même chose. Certes, le culte de cette puissance n’est pas une froide piaillerie de moines et de nonnes…Les prêtres mouraient dans ses embrassements. J’ai eu là une intuition passagère et incomplète de toutes sortes de mystères. Le mystère de l’engendrement noir dans l’herbe verte, de la volupté couleur de nacre, des extases et des évanouissements, du secret des grains jaunes du maïs, de tous les fruits, de tout ce qui gonfle, de toutes les couleurs. J’eus envie de rugir, fou de douleur, lorsque j’aperçus l’impitoyable et toute puissante Sita. Je crus mourir de désir. »

UN NOUVEL ADAM, UN NOUVEAU PARADIS

Mais de l’animalité et de cette emprise, Francesco va recréer un nouveau Paradis, à l’écart du monde et des hommes. « Dans son souvenir, toutes les choses qui jusqu’alors avaient été tout pour lui, étaient détruites et désormais sans valeur. Son père, sa mère, tout comme ses maîtres, étaient restés comme des vermisseaux dans la poussière de l’ancien monde qu’il avait rejeté, tandis que les portes du Paradis avaient été ouvertes de nouveau par le chérubin pour lui, le fils de Dieu, le nouvel Adam. Ce Paradis dans lequel il faisait maintenant, ravi, ses premiers pas, était en dehors du temps. Il ne se sentait plus homme d’une époque ou d’un âge déterminé. Le monde nocturne qui l’entourait était en dehors du temps… »

LE PREMIER COUPLE HUMAIN

L’histoire du monde peut recommencer avec une nouvelle genèse. Le couple engendrera une nouvelle humanité. « Agathe et Francesco, Francesco et Agathe, le prêtre, le jeune homme de bonne famille, et la petite bergère honnie et méprisée, descendant la main dans la main vers la vallée par des sentiers secrets et nocturnes étaient le premier couple humain…C’était le dernier mystère. C’est justement ce pour quoi Dieu avait créé, et la raison pour laquelle il avait mis la mort dans le monde… »

« Les miracles ne sont pas en contradiction avec les lois de la nature, mais avec ce que nous savons de ces lois.» (Saint Augustin)

JL

(Citations Ed Rombaldi -traduction de R. Guignard)