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HENRY DE MONTHERLANT : LA ROUTE VERS L’OUBLI

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LITTÉRATURE FRANÇAISE

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HENRY DE MONTHERLANT
20 avril 1895 Paris – 21 septembre 1972 Paris

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HENRY DE MONTHERLANT 
LA ROUTE VERS L’OUBLI

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Déformation à partir du tableau de
par Jacques-Émile Blanche (1922),
au musée des beaux-arts de Rouen.

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« A votre égard, je peux le plus et ne peux pas le moins. Je vous l’ai dit : je n’éprouve plus rien pour vous, rien de vivant, rien qui bouge. » disait Andrée Hacquebaut à Pierre Costals dans une de ses nombreuses lettres du roman Les Jeunes Filles. Phrase pour le moins prémonitoire.

L’impression d’une œuvre morte est si forte que l’alchimie qui œuvrait farouchement, diablement, semble s’être depuis peu éventée.
L’œuvre est ici, posée bien tranquillement dans le fond d’une bibliothèque avec une valeur au mieux historique. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la littérature ou au culte des vertus antiques !
La question reste la suivante : qui peut aujourd’hui s’enflammer pour Montherlant ?
Que fait-il brûler dans notre for intérieur ?
Que fait-il tout simplement vibrer ?

Henry de Montherlant fait partie de ces auteurs qui se lisent avec un impression de caste !
Sauf que cette communauté semble bien avoir disparu sur terre ! Du moins sur le territoire vivant.

Resterons les inconditionnels !
Mais comme il y en a pour la formule monoplan à aile basse cantilever des Messerschmitt ou pour une collection de rivets de la tour Eiffel.

Nous savons qu’il fit le bonheur des éditeurs et des salons de lecture pendant un demi siècle. Pour autant, la chute déjà annoncée semble inéluctable.

Il s’étiole ! Il s’évanouit !

Il s’étiole comme s’étiolent certaines plantes dès la venue des premiers signes de l’automne ! Ne parlons même pas de l’hiver.

L’œuvre est là ! Conséquente et massive.
Mais cela suffit-il ?

L’œuvre est là !
Chargée d’honneur et de titres ! Chargée de la gloire de l’Académie française ! Rien que ça !
Des honneurs d’auteurs eux-mêmes non lus aujourd’hui : « Le plus grand peut-être de nos écrivains vivants », soulignait Bernanos en 1939. « Quand sera retrouvée cette vérité banale qu’il existe un art littéraire comme il existe un art pictural et un art musical ; quand les écrivains – les seuls à le faire – cesseront de traiter de haut la « littérature », qui parfois le leur rend bien, l’œuvre de Montherlant montrera que l’art de notre temps connut, lui aussi, l’union fort rare de l’ironie avec une écriture royale ». ajoutait Malraux en 1952.
Des décorations par paquet et des honneurs par vague.

Des signes du désamour pour l’auteur sont peut-être déjà là avec cette écriture royale. Il y a dans son écriture une hauteur qui est moins due à son talent qu’à sa caste. Ce n’est pas une écriture bourgeoise, non, mais plutôt une écriture aristocratique qui manie l’humour comme un administratif manierait le concept.
Il n’y a jamais trace de cet humour qui plane dans les ouvrages « qui restent », comme ceux de Céline ou d’Albert Cohen par exemple.
Il y a de l’ironie, mais de cette époque et trempée dans ce temps que les moins de soixante dix ne peuvent plus connaître.

Tous les grands auteurs ne manient pas l’humour à la manière du Voyage au bout de la nuit ou de Belle du Seigneur. La Recherche du Temps Perdu n’en regorge pas et elle restera un des rares livres de référence du siècle passé.
Oui ! Mais…
Oui mais dans cet œuvre passe un grand vent, un éclair si long que nos neurones se court-circuitent, dans cet oeuvre passent tant de puissances et de maîtrise, le style et l’épopée, même s’il s’agit d’une épopée de l’être et du moi. Peu importe ! Nous sommes tourneboulés et la moindre phrase prise au hasard nous met sens dessus dessous ! Même sans comprendre l’histoire ni connaître les personnages !
Époustouflant !!

Dans Montherlant, nada !

Il a tant écrit pourtant.
Jacques Chancel le loue en montrant qu’il a touché au théâtre et au roman avec la même dextérité.
C’est vrai !
Mais il n’a jamais excellé, il n’ a jamais perforé, éclaté le système ou la langue. Il est resté tranquillement dans sa zone de confort, fort bien, mais en bon père de famille qui gère sa langue comme un portefeuille d’actions.

Il manque une œuvre.
Un titre !
Il manque un titre ! Un seul !
Comme Lautréamont avec Chants de Maldoror ou Roger Nimier avec son Hussard Bleu.

Il manque une fulgurance !

Il manque un éclair !

une rayure dans l’ère du temps ou dans l’air du narratif ! Il manque de l’insolence !

Il manque cet ambition !
Il manque un réveil ! et si « la meilleure façon de réaliser ses rêves et de se réveiller » (Paul Valéry), Montherlant est resté en sommeil.

Il manque une œuvre !

S’il devait en rester une, de l’avis de tous les spécialistes de l’auteur, il ne s’agirait pas de la Reine Morte, mais des Jeunes Filles.
Mais comme l’écriture et l’histoire entre Pierre Costals et Andrée Hacqueraut, Thérèse Pantevin et Solange Dandillot semblent vieillottes et surannées.
Il y a bien les expressions qui semblent vouloir fleurter avec la prise d’infini : « Je connais bien l’amour ; c’est un sentiment pour lequel je n’ai pas d’estime. » OK et alors … » Et j’ai aidé assez de femmes à se damner pour que j’en aide une dans l’aventure contraire. » OK et alors… »Si je n’avais pas d’égoïsme, je n’aurais pas d’œuvre ; il a fallu choisir. Vous expérimenterez un jour cet égoïsme, si Dieu veut…« 
…Et alors ?
Je passe les passages misogynes et datés
… un peu facile ! Non ?

Juste un alors : « Mais toi tu prendras les mille francs. Parce que tu es Française. Parce que tu es femme. Et parce que tu n’as aucune raison de refuser… » (Les jeunes filles)…
Une autre ? allez !
dans le même roman : « D’ailleurs il [l’Amour] n’existe pas dans la nature ; il est une invention des femmes. »
… Un petit dernier :
« Rien à faire contre cette équation : femme = chichis. » Ah bon !

Il manque, en dehors du souffle, en dehors du style, en dehors de l’onirique, en dehors de l’humour, l’intérêt.
Comme c’est ennuyant ! Comme c’est ampoulé !

Comme à la fin du roman, nous voudrions nous écrier nous aussi : « Je n’en peux plus, et je n’en peux plus ! » (Les Jeunes filles)

Et comme on se fiche de ces caprices d’écrivain qui croit dominer et le monde et les lettres.

Montherlant a pris la route chargée, que les éditeurs surtout ont bigrement chargé, des auteurs oubliés, de ceux-là qui faisaient salon et briller la France, du moins le croyaient-ils, autrefois grandioses et, parfois, souvent, grandiloquant : André Gide, Malraux et tant d’autres ! Qui ont fait le bonheur de tant d’éditeurs et des auteurs eux-mêmes.

C’est déjà ça !

« Le temple est en ruine au haut du promontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire.
« 
L’oubli de José-Maria De Heredia

***

Jacky Lavauzelle

FERDINAND BARDAMU et CHVEÏK : ENQUÊTE SUR UNE PATERNITE NON DECLAREE

 

Jaroslav Hašek
&
Louis-Ferdinand Céline

apprentissage de la vie de tranchée

LE BRAVE SOLDAT CHVEÏK
(Dobrý voják Švejk)
VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT

 Enquête sur une paternité non déclarée

 BARDAMU & CHVEÏK
VOYAGE AU COEUR DE LA GUERRE

8 juin 18 contre-attaque de la brigade marine américaine L'Illustration

CONSONANCES ET RESSEMBLANCES

Du moins dans le relatif. Ce n’est pas une procédure spécifique, j’entends. Je ne pense pas non plus qu’il en existe en la matière. Il faudrait réaliser pour cela un test de paternité. Déjà qu’en France, il est illégal, sans décision judiciaire, sans ordonnance d’un juge… Rien de compliqué pourtant dans un test de paternité classique afin de contourner ce problème : un envoi de prélèvement dans un labo en Suisse par la poste. Dans notre cas, c’est plus simple, nous nous contenterons d’un test ADN, Analogie dans une Détente Neuronale, sans accusé ni condamnation, un parcours de consonances et de ressemblances. Un bout de Bardamu par ici et un autre de Chvéïk par là.

8 juin 18 contre-attaque de la brigade marine américaine L'Illustration2

UNE EVIDENCE LITTERAIRE

En lisant les premières pages du Brave Soldat Chvéïk, le choc est toujours violent. Il y a une évidence. Une ‘evidence’ aussi dans le sens anglo-saxon  de preuve. Nous sommes dans cette évidence de pensée. Dans ces rapprochements de style, qui nous font dire, dans une terrible immédiateté, si ce n’est lui c’est donc son père. Ou son fils, ça dépend où vous vous situez.

 

30 03 18 Parc du plessis-de-roye L'Illustration

Il aurait fallu un entretien. Une note, une confidence, un voyage. Le voyage est celui noté que l’on trouve dans chacun des mots, dans chaque réflexion ou insulte. Le célinisme chez Hasek suinte dans chaque revers, chaque inspiration courte et saccadée. Ou le hasekisme dans Céline.  Les dangers de la vérité aux conséquences dévastatrices, il n’y en a pas, puisqu’aucune vérité totale. Les deux auteurs n’en ont pas besoin. Les œuvres suivent des cours magistraux, même s’il est possible qu’elles viennent du même lit.

31 7 17 passage du Canal de l'Yser L'Illustration

 

La première audience constatera le contexte. Un des premiers buts de l’enquête est d’étudier à fond nos deux ouvertures littéraires afin que toute suspicion soit écartée ou prouvée. Les audiences se feront dans l’immédiateté, elles ne pourraient durer plus d’une journée. C’est sous  cette  contrainte temporaire que des écarts, des oublis, des fausses notes existeront. Mais nous ferons notre possible afin de rester dans la droite ligne de nos propos. Le tout étant de faire jaillir un questionnement. Juste ça. Ce n’est déjà pas si mal.

DU CALICE A LA PLACE CLICHY 

600 cadavres Tunnel de Cornillet

Les lieux du drame : deux capitales, deux bars. Prague et Paris. Un Café, Place Clichy et le bar, Au Calice à Prague. C’est simple. Ça part fort. Dans les deux cas. Il faut s’attacher. Les auteurs rentrent dans le vif, il n’y a pas de temps à perdre, nous verrons ça plus bas.

A l'Ouvrier de la Victoire ! Merci ! Dessin de L Sabattier L'Illustration

 

Les témoins ne sont pas nombreux, « Au Calice il n’y avait qu’un seul client. C’était Bretschneider, un agent en bourgeois. Le propriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes. » Sur la terrasse du café, Place Clichy, il y a certainement beaucoup plus de monde. Les protagonistes de notre affaire, Ferdinand et Arthur sont dehors à « regarder les dames du café » ; mais ce sont surtout des passants pressés, un régiment aussi… Du monde, oui,  mais beaucoup d’anonymes.

 

Août 1918 Entre Ancre et Somme Prisonniers allemands L'Illustration

artillerie de campagne britannique L'Illustration

 

attaque 31 7 17 fantassins britanniques L'Illustration

 

 

attaque du 31 juillet 1917 L'Illustration

ça sent la guerre …

Ecoutons les conversations rapportées. Nous sommes dans les deux cas au début de cette première guerre. Pour ce brave soldat Chvéïk, l’action débute  le jour de l’assassinat de l’archiduc Ferdinand, qui servi de déclencheur à cette première guerre mondiale.  Nous sommes en amont, juste en amont Dans Chvéïk, nous trouvons des propos sur l’assassinat de l’archiduc François, et nous sommes au bord du précipice, là où le temps, toujours lui, d’un simple coup de pouce, va nous faire dévaler. Donc Hasek nous place d’emblée dans une urgence : mais  comment donc  l’assassin a-t-il pu tirer ses balles, comment a-t-il procédé. Cette urgence s’assaisonne de pensées sur les Serbes et des Turcs, « ces chiens de païens »,  d’ordre et de guerre inévitable, «la guerre est certaine. Et dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nous aider. Ça va barder la guerre qui arrive ». Dans Le Voyage, nous avons au menu : des propos sur le Président Poincaré, sur les besoins de la race française, les opinions politiques, l’ordre, la guerre, « justement la guerre approchait »,  et au bout du bout Ferdinand qui s’engage en courant, «-  J’vais voir si c’est ainsi ! »

Café de la Paix L Sabattier L'Illustration

 

Ce que les allemands laissent derrière eux L'Illustration

 

Charge d'une auto-mitrailleuse de la cavalerie française L'Illustration

 

Charge d'une auto-mitrailleuse de la cavalerie française L'Illustration2

 

Charges des tanks rapides britanniques L'Illustration

 

                                                                                                                                       Les deux, sont enthousiastes dans des discours enfiévrés. Ils s’emballent. Chvéïk et Ferdinand boivent copieusement, le discours s’en ressent, en prenant pour ce dernier plus des bocks que des cafés-crème, pendant que Chvéïk, « vida consciencieusement son verre ».

artilleurs allemands surpris par un tank L'IllustrationQUAND LA LUMIERE JAILLIT  

Et ces boissons ont un effet évident sur ces discours passionnés. Nos protagonistes deviennent des héros. Le discours seul les transforme à les rendre beau et désirable.  « Au moment où il proférait ses prophéties, Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme la lune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissait lumineux. » Ferdinand, après sa diatribe, lui aussi, ne fit « qu’un bond d’enthousiasme ». Il est vrai que l’alcool aide tellement à s’engager et à agir avec envie et optimisme : «Saoulez-vous, faites-vous jouer l’hymne autrichien et vous verrez comme vous vous y mettrez. »

Rive droite de l'Oise L'Illustration

 

Saint Gervais Cardinal Amette archevêque de Paris L'Illustration

 

The Sphere 16 janv 1915 L'Illustration

 

Tranchée française Vallée de la Piave L'Illustration

 

troupes d'assaut allemandes fauchées par nos mitrailleuses L'Illustration

 

                                                         

D’ABORD DE LA DISCIPLINE 

Les deux premiers abordent des idées politiques, sur l’ordre, l’anarchisme, l’engagement. Bardamu, l’anarchiste,   « tu l’as dit bouffi, je suis un anarchiste… j’ai composé une manière de prière vengeresse et sociale » et Arthur pour l’ordre établi, « j’en suis moi pour l’ordre établi et je n’aime pas la politique. Et d’ailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant », prêt à le donner. » Et Chvéïk de son côté : « Notre colonel Makovec nous disait toujours : « la discipline, tas d’abrutis, il la faut parce que sans elle, vous grimperiez aux arbres comme des singes, mais le service militaire fait de vous, espèces d’andouilles, des membres de la société humaine ! »

 

L'Illustrirte Zeitung Illustration Le'Grand Soir' en Allemagne

 

L'Illustrirte Zeitung L'Illustration 'Si

 

L'Illustrirte Zeitung L'Illustration

 

L'Illustrirte Zeitung Page de couv

 

offensive de l'Yser 31 7 17 L'Illustration

 

 

 SIECLE DE VITESSE
ça commence à s’emballer
   

Mais aussi sur des idées générales, la vitesse par exemple. Tout va plus vite avec le déclenchement des hostilités ou cet assassinat.  Dans Le Voyage, les propos au café s’ouvrent sur ce thème. La langue n’attend pas, non plus. Les phrases sont courtes, rapides, comme si l’auteur venait de courir. Et il court, « C’est ainsi ! Siècle de vitesse ! Qu’ils disent ! ». Chvéïk ne dit pas autre chose, qui sent déjà l’histoire s’emballer : « -Parbleu ! On va vite dans ces affaires-là, m’ame Muller. La vitesse, c’est tout…Un browning, vous pouvez tuer en deux minutes une vingtaine d’archiducs »

Les allemands après la bataille Les Leurs L'Illustration

 

Les français après la bataille L'Illustration

 

Les sapeurs téléphonistes après un bombardement L'Illustration

 

Zeppelin attaqué par des avions alliés L'Illustration

 

Zeppelin le poste de commandement L'Illustration

 

                                                                                                                                                                         ‘CUL’, ‘MERDE’ et autres gentillesses

Bien sûr, il y a le style. C’est là que réside la force essentielle de ces deux romans. Le Voyage a créé une polémique à sa sortie sur son style, mélange d’argot et de langue parlée. Mais encore faut-il saisir l’impression qu’a pu susciter notre Brave Soldat Chvéïk sorti dix ans plus tôt, trois ans après la fin de cette guerre. D’un côté le « ça a débuté comme ça. Moi, j’avais rien dit. Rien. » De l’autre : « c’est du propre ! m’sieur le patron. » Il suffit de lire les lignes suivantes, pour comprendre que Céline n’était pas le premier à utiliser un langage fleuri dans ce début de siècle : « Palivec était connu pour la verdeur de son langage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans dire « cul » ou « merde »… » celui qui vient m’emmerder avec des conneries pareilles, je l’envoie chier »

 

La 4ème Armée française Strasbourg 22 nov 18 Par G Scott 2L'Illustration

 

La 4ème Armée française Strasbourg 22 nov 18 par G ScottL'Illustration

 

La corvée de soupe L'Illustration

 

La faction du 4è hiver Les veilleurs du petit poste L'Illustration

 

La Joie de Paris dessin de L Sabattier L'Illustration

 

Quant à la parution du Brave soldat Chvéïik, entre 1921et 1923 à Prague, elle se situe en octobre 1926, l’hebdo-franco tchèque l’Europe Centrale présente le héros Chvéïk à ses lecteurs, suivie d’une parution en 54 épisodes  en France à partir du 24 février 193. Le Voyage, lui, sortira en 1932.

Jacky Lavauzelle

 

L’ENFER de Henri BARBUSSE : ET LE CHEF D’ŒUVRE A FAILLI…

Henri BARBUSSE

1873-1935
L’Enfer

Henri BARBUSSE L'ENFER (2)

 

 

 

 

 

 

Et le CHEF D’ŒUVRE a failli …

L’Enfer reste une œuvre amputée. Amputée d’un trop plein. Amputée d’une trop grande ambition. Quand Barbusse nous embarque en Enfer, il nous prend, totalement, carrément, dans le premier chapitre, à nous donner l’ivresse, la saoulerie de cette nouveauté artistique, à nous faire oublier le beau et nous faire découvrir le désir, à nous dissimuler les corps pour inventer le corps.

LA PLUME GONFLEE DE DESIR

Nous ne nous y attendons pas, nous partons dans un marathon sprinté de bout en bout, d’une plume qui gonfle et enfle. L’idée, c’est la faille, l’ouverture vaginale, le mur qui ne sépare plus. Le narrateur devient voyeur, tout puissant, divin. Le vide du néant se remplit. Et ce plein envahit la chambre, puis la ville et le monde. Il encercle nos cœurs de lecteurs dans le battement des rideaux et fait battre nos cils par les éclats de lumière de cette chambre d’à côté.

J’AI LE CERVEAU MALADE

Certains ont écrit des chefs d’œuvre inachevés, Barbusse a achevé, dans le sens de tuer, le sien. Partir aussi léger et arriver aussi pataud, presque crotté. Il est passé à côté des œuvres comme celles de Kafka ou de Céline, avec une même puissance, une même envie. Mais c’est un roman de jeunesse, écrit à trente-cinq ans, son premier roman et Barbusse a voulu tout mettre, de la poésie, de la littérature, de la philosophie, des sciences. Et à vouloir composer une œuvre unique, englobant le savoir, ce qu’il a failli faire, il a écrit une œuvre désormais quasiment oubliée. Une volonté de réaliser la somme que réalisera Céline en 1932 avec son Voyage. Il aurait pu créer ce voyage immobile au cœur de la faille. Un style novateur aussi, en cette année 1908, sept ans avant la parution de la Métamorphose de Kafka, avec un style descriptif très similaire. « Je reprends mon équilibre par un effort de volonté…Alors, j’entends un chant murmuré tout près de mon oreille. Il me semble que quelqu’un, penché sur mon épaule, chante pour moi, pour moi seul, confidentiellement. Ah ! une hallucination…Voilà que j’ai le cerveau malade… C’est la punition d’avoir pensé tout à l’heure. Je suis debout, la main crispée sur le bord de la table, étreint par une impression de surnaturel ; je flaire au hasard, la paupière  battante, attentif et soupçonneux. Le chantonnement est là, toujours ; je ne m’en débarrasse pas. Ma tête se tourne…Il vient de la chambre d’à côté…Pourquoi est-il si pur, si étrangement proche… » A la nuance près que Kafka a su donner de la normalité à l’impossible et que Barbusse va donner de l’extraordinaire à la banalité.

Dans le rythme effréné, de ces rencontres visuelles et olfactives du début, nous nous heurtons, au tiers du roman, à une montagne, le chapitre VIII. Une montagne de discours, une suite de raisonnements grandiloquents dans un couple. Le roman continue de plus belle, verbeux et lourd, pesant, indigeste. Notre souffle est coupé. Désarçonnés, nous ne comprenons plus. Nous attendons la suite, grisés par le rythme précédent.

Nous nous pencherons donc sur la première partie du roman, époustouflante, généreuse et novatrice. Un roman à redécouper, à reprendre de fond en comble. Garder les sept premiers chapitres, le dernier, le dix-septième, et des dix chapitres intermédiaires en recomposer un ou deux. Un peu comme certains ont recomposé le Capital de Marx avec un sens de lecture, en précisant les articles les plus indigestes.

L’ANEANTISSEMENT DE LA LEGERETE INITIALE

Le roman entame une introspection qui dénature la volatilité et la légèreté du roman lui-même. « J’irai dans la terre », « je me plonge dans le détail », « je revois des faces dans le de profundis du soir, émerger comme des victoires suprêmes », Les questions aussi légères que : « la science…Qu’est-ce que la science ? Pure, c’est une organisation de la raison par elle-même ; appliquée, c’est une organisation de l’apparence » ; Des propos à base philosophique comme : «  la méditation était la même chose que moi ; elle prouvait la grandeur de la pensée qui la pensait, et pourtant elle disait que l’être pensant n’est rien. Elle m’anéantissait, moi qui la créais ! »

UNE CHUTE INFINIE

L’ensemble dans un moment de chute qui n’en finit pas : « j’ai l’air de marcher ; mais il semble que je tombe. » Et toujours avec de nombreuses discussions interminables : « la conversation des invités se centralise en un petit clan où l’on baisse légèrement la voix ; on parle du maître de maison. » Des discussions irréelles, tellement lourdes  dans le quotidien d’une conversation.

Mais les sept premiers chapitres sont d’une grâce et d’une majesté voluptueusement érotique. Quand nous prenons la barque de l’Enfer, Barbusse ne nous livre rien d’emblée. « L’hôtesse, Madame Mercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier. » Nous sommes encore dans un roman réaliste du siècle passé. Quand arrive la chambre, la fameuse chambre, théâtre des observations, et nous montons dans notre cage.

LA CHAMBRE EST USEE

Le lieu ordinaire que constitue cette chambre n’a aucun charme, « la chambre est usée, il semble qu’on y soit indéfiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, le tapis laisse voir la corde ; il a été piétiné, de jour en jour, par une foule…Cette chambre, on la retrouve à chaque pas. C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée, non : elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle est perdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dans le ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout. » Le narrateur va donner de ce lieu presque public une nouvelle dimension, il va découvrir le pouvoir de cet endroit, de sa magie, de sa spiritualité. Un lieu qui va transformer notre narrateur, personnage quelconque, « si chacun était comme moi, tout irait bien»,  en le divinisant. La nouvelle naissance aura lieu prochainement.

AU CONTACT DE L’HOMME, LES CHOSES S’EFFACENT

Le premier chapitre décrit le vide, le néant. Le néant des lieux comme du personnage.  De l’ordinaire au rien. « Tout cela m’était inconnu ; comme je connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles et ce vide entre ces quatre murs… »

Le lieu s’est effacé, «  au contact des hommes, les choses s’effacent, avec une lenteur désespérante. Elles s’obscurcissent aussi. » Le narrateur, aussi, semble être resté trop souvent, trop longtemps, au contact des hommes, passant du trop-plein de sa jeunesse, qui submerge de son être, au vide du temps présent. « Je me souviens que, du temps où  j’étais enfant, j’avais des illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un amour maladif à m’enfermer en tête-à-tête avec mon passé. Je m’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’en arrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais tout cela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours. Me voici maintenant… J’aperçois, dans le décor que la pénombre commence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visage et, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre en moi comme dans un tombeau. La fatigue, le temps morne (j’entends de la pluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agrandit malgré tous mes efforts, et puis quelque chose d’autre, je ne sais quoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’y a-t-il donc ? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.»

REGARDER EN FACE LA DESTINEE

Dans cet effacement, cet appel du vide, la mort règne. La vie s’est enfuie par tous les espaces possibles, entre les lattes du parquet, comme dans les jointures des fenêtres, à chacun des carreaux. «Mourir ! L’idée de la mort est décidément la plus importante de toutes les idées. » Pourtant, le narrateur ne semble pas tenté par le suicide : « Je mourrai un jour. Y ai-je jamais pensé ? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peux pas. On ne peut plus regarder face à face la destinée que le soleil, et pourtant, elle est grise. »

ME JETER ET ME MULTIPLIER

Ce qui fait résistance, ce qui freine le narrateur dans l’accomplissement d’un acte ultime, c’est l’attente, le désir d’un quelque chose, le rêve d’un amour passionné. Ce quelque chose qui pourrait illuminer la noirceur des lieux, de la vie et du monde. « Je n’ai pas de génie, pas de mission à remplir, de grand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais je voudrais, malgré tout, une sorte de récompense…De l’amour ; je rêve d’une idylle inouïe, unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu tout mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure l’ombre, à côté de la mienne, sur la route. De l’infini, du nouveau ! Un voyage extraordinaire, où me jeter, où me multiplier.»

LA CHAMBRE VOISINE S’OFFRE A MOI, NUE

Le second chapitre sera celui de la découverte, celle de la faille, de la vie, d’un autre monde. Mais celle-ci vient à lui sous la forme d’une voix qui lui caresse l’oreille. Est-ce un rêve ? Est-ce les rêves de l’agitation nocturne ? A l’étonnement, « j’étouffe un cri de surprise », suivra la contemplation de ce nouveau monde. Le narrateur se découvre Christophe Colomb devant la première terre, roi mage rentrant dans la grotte de Bethléem. « En haut, près du plafond, au-dessus de la porte condamnée, il y a une lumière scintillante. Le chant tombe de cette étoile. La cloison est trouée là, et par ce trou, la lumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne…Je regarde…je vois…La chambre voisine s’offre à moi, toute nue…Elle s’étend devant moi, cette chambre qui n’est pas à moi…Dans le lointain, la table semble une île. Les meubles bleuâtres, rougeâtres, m’apparaissent de vagues organes, obscurément vivants, disposés là. »

LA DECOUVERTE DE LA TELE-REALITE

Cette simple et banale découverte va transformer sa vie, lui donner un but, un sens. Enfin, il possède quelque chose, il maîtrise. Il peut voir sans être vu. Il peut observer les autres dans leur banalité. Le narrateur vient de découvrir la téléréalité. Et comme la téléréalité, les personnages inintéressants vont prendre une autre dimension, une autre envergure.

QUAND LA MALEDICTION DEVIENT BENEDICTION

La première personne qu’il épie sera la bonne venant s’occuper de son ménage. Il vient de la croiser  dans l’escalier. Plus qu’ordinaire, il la trouvait laide et crasseuse. La fente va changer sa vision. « Tout à l’heure, sur le palier, j’ai entrevu cette fille qui, pliée, frottait la rampe, sa figure enflammée proche de ses grosses mains. Je l’ai trouvée repoussante, à cause de ses mains noires, et des besognes poussiéreuses où elle se penche et s’accroupit…Je l’ai aperçue aussi dans un couloir. Elle allait devant moi, balourde, des cheveux traînants, laissant siller une odeur fade de toute sa personne qu’on sentait grise et empaquetée dans du linge sale. Et maintenant, je la regarde. Le soir écarte doucement la laideur, efface la misère, l’horreur ; change, malgré moi, la poussière en ombre, comme une malédiction en bénédiction. Il ne reste d’elle qu’une couleur, une brume, une forme ; pas même : un frisson et le battement de son cœur. D’elle, il ne reste plus qu’elle. C’est qu’elle est seule. Chose inouïe, un peu divine, elle est vraiment seule. Elle est dans cette innocence, dans cette pureté parfaite : la solitude. Je viole sa solitude, des yeux, mais elle n’en sait rien, et elle n’est pas violée. »

REGARDER SANS VOIR ET AVOIR CE QU’ON N’A PAS

Le pouvoir de la faille s’est d’embellir, de sublimer les choses. Barbusse utilisera donc les contradictions et les oppositions, l’union des contraires, l’inversion des valeurs et des codes dans la description afin de mieux rendre compte du bouleversement qui s’opère. « Cette lettre est dans le crépuscule, la plus blanche des choses qui existent…la lettre blanche pliée dans sa main grise…ils craignent la brusque apparition de quelque divinité, ils sont malheureux et heureux…Il semblait un de ces êtres doux, qui pensent trop, et qui font le mal…Et tout ce qui m’attire m’empêche de m’approcher…Il faut que je sois à la fois un voleur et une victime…leur union apparut plus brisée que s’ils ne s’étaient pas connus…Je passais deux jours vides, à regarder sans voir…Avoir ce qu’on n’a pas…Je comprends que beaucoup de choses que nous situons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret… »

L’ODEUR DE L’AMOUR

Mais la découverte visuelle n’est rien, absolument rien sans la présence olfactive. Les fragrances qui viennent de la chambre amplifie et change la nature des choses observées. Et inversement, les situations ont des correspondances avec des parfums. « D’elle exhalait un parfum qui m’emplissait, non plus le parfum artificiel dont sa toilette est imprégnée, le parfum dont elle s’habille, mais l’odeur profonde d’elle, sauvage, vaste, comparable à celle de la mer – l’odeur de sa solitude, de sa chaleur, de son amour, et le secret de ses entrailles…Demi close, attentive, un peu voluptueuse de ce qui, d’elle, émane déjà de volupté, elle semble une rose qui se respire. On voit jusqu’aux genoux ses jambes fines, aux bas de fil jaune, sous la robe qui enveloppe son corps en le présentant bouquet…La chambre, tout en chaos, est pleine d’un mélange d’odeurs : savon, poudre de riz, senteur aiguë de l’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé… »

RIEN

Mais à l’heure où nous découvrons la faille, le chaos semble reculer, le néant s’anéantir, et la nuit s’effacer. Mais le vide est et restera le plus fort, au bout du bout il sera le vainqueur. « Je crois qu’en face du cœur humain et de la raison humaines, faits d’impérissables appels, il n’y a que le mirage de ce qu’ils appellent. Je crois qu’autour de nous, il n’y a de toutes parts qu’un mot, ce mot immense qui dégage notre solitude et dénude notre rayonnement : Rien. »

Mais juste après ce RIEN, Barbusse termine par une dernière phrase qui illumine, qui ouvre. Mais une  phrase où s’amasse notre existence, notre libre-arbitre, notre liberté et tout le poids de nos responsabilités : « je crois que cela ne signifie pas notre néant ni notre malheur, mais au contraire, notre réalisation et notre divinisation, puisque tout est en nous. »

CE QU’EST UNE FEMME

Revenons donc à notre émerveillement du début et reprenons notre odyssée. La naissance du sublime, la découverte de l’autre, mais surtout de la femme. Car après la bonne, déjà entourée d’un nouvel halo chargé d’étonnement et de merveilleux, arrive une jeune et belle femme. Viens la découverte, le dépouillement de ce corps, sa nudité. « Je reste là, tout enveloppé de sa lumière, tout palpitant d’elle, tout bouleversé par sa présence nue, comme si j’avais ignoré jusque-là ce que c’est qu’une femme. »

Mais avant la découverte de cette nudité, Barbusse décrit l’accouplement des ombres, « c’était plutôt mon ombre qui s’accouplait à la sienne », la découverte lente et enivrante de chacune des parties du corps, la tension sensuelle, sexuelle de l’observateur.

LE VENTRE COMME CRI

Dans le corps, Barbusse se focalise sur le ventre de la femme. « Un cri m’occupait tout entier : Son ventre ! Son ventre ! Que m’importaient son sein, ses jambes ! Je m’en souciais aussi peu que de sa pensée et de sa figure, déjà abandonnées. C’est son ventre que je voulais et que j’essayais d’atteindre comme le salut. »

Mais du ventre au sexe de cette femme, le chemin n’est pas loin et Barbusse, véritable serpent, s’y glisse sournoisement. « Mes regards, que mes mains convulsives chargeaient de leur force, mes regards lourds comme de la chair, avaient besoin de son ventre. Toujours, malgré les lois et les robes, le regard mâle se pousse et rampe vers le sexe des femmes comme un reptile dans son trou. Elle n’était plus, pour moi, que son sexe. Elle n’était plus pour moi que la blessure mystérieuse qui s’ouvre comme une bouche, saigne comme un cœur, et vibre comme une lyre. »

A travers cette faille, Barbusse nous amène dans la sexualité, mais aussi nous ouvre les portes de l’humanité toute entière, sur la piste qui part loin, tout là-bas, vers l’infini et au-delà. Comme cette pluie devenue immobile à force de trop tomber, comme ces êtres qui se regardent dos-à-dos et se comprennent. Mais de l’infini à la divinité, la route n’a pas besoin de raccourci. Nous partons loin, et comme nous l’avons vu, nous reviendrons à nous-mêmes, au cœur du Moi.

 Jacky Lavauzelle