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El Arenal BILBAO

 

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Photos Jacky Lavauzelle
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 El Arenal 

 

Kiosko del Arenal
Kiosque de l’Arenal

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Monumento al bertsolari Balendin Enbeita
Balendin Enbeita Goiria
20 mai 1906-20 Novembre 1986
1906ko maiatzaren 20a – 1986ko azaroaren 20a
Idazlea
Ecrivain
Escritor




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ARNALDO GAMA – PORTO – PORTUGAL

PORTUGAL
PORTO

1828 Porto – 1869 Porto (Cemitério da Lapa – Cimetière de Lapa)

Arnaldo GAMA

Arnaldo de Sousa Dantas da Gama

Escritor e poeta português
Ecrivain et poète portugais

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Volto ao Camões
por  Lima Barreto

Todos estes, para não falar em alguns outros mais, como Arnaldo Gama, Antero de Quental, Antônio Nobre, Pinheiro Chagas, Ramalho Ortigão; todos esses dizia são criadores, de algum modo originais, muitos deles concorreram para reformar a música do período português, deram-lhe mais números, mais plasticidade, inventaram muitas formas de dizer; mas, esses dois senhores a que aludi mais acima, sem concepção própria da vida, do mundo e da história do seu país, não vêm fazendo mais do que repetir o que já foi dito com tanta força de beleza pelos velhos mestres em glosar episódios de alcova da história anedótica portuguêsa, para gáudio das professoras públicas aliteratadas.

 

LU XUN Proses Poèmes & Analyses – 鲁迅 – 散文 诗

LITTERATURE CHINOISE
中国文学

LU XUN
鲁迅
散文 Prose
Poème 诗

1880-1936

 Traduction Jacky Lavauzelle

 Lu Xun Oeuvres Proses et Poésie Artgitato 2



texte bilingue

 

 

LU XUN
Proses et Poèmes
Analyses

Traduction Jacky Lavauzelle

PROSE

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La Véritable histoire de Ah Q
阿Q正传
1921-1922
 Chapitre I
第一章
Préface
 序
la véritable histoire de Ah Q Lu Xun Artgitato

***
Analyse

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LU XUN
Chirurgien de l’âme

La médecine et la littérature empreintent parfois des chemins inattendus. En partie par son impuissance, voire par un certain charlatanisme, la médecine a longtemps décu et a poussé à prendre l’encrier. Passer de la plaies à la plume. Toucher les consciences semble plus efficace que de recoudre, de soigner les infections, de recoudre.  « La médecine peut guérir le corps, elle ne peut guérir le cœur » disait  Saint Paul de Tarse.

Lu Xun Chirugien de l'Âme Artgitato

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LU XUN
AU BANQUET DE LA DYNASTIE MING

Comme en France, cette fin de XVIIème en Chine est fleurissante. Nous sommes à la fin de la dynastie Ming. Même si c’est la technique de la porcelaine qui symbolise le mieux cette période, tous les arts, sans être totalement révolutionnaires, arrivent à une maturité certaine. Nous pensons à l’épopée, au XIVème siècle, des cent huit voleurs de Au bord de l’eau de Shi Nai’an, sortes de Robin des bois révoltés contre le pouvoir en place.

Lu Xun au banquet de la dynastie Ming Portrait de Yongle

***

 SOUS LA VOÛTE GLACEE DE LA MORT

Lu Xun écrit pour le présent. La postérité, il n’y pense pas. Tout au plus  il l’aborde comme quelque chose de tellement  loin. Ce n’est pas son but. Einstein disait que « celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints. »
Lu Xun a les yeux constamment ouverts. Ouverts sur son époque et ses contemporains.

Lu Xun Sous la voûte glacée de la mort Artgitato Le Monde illustré 1858 Supplice du lingtchi

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LuXun1930

Gao Xingjian – LE CALME DE LA GOUTTE AU-DESSUS DE LA VILLE

Gao Xingjian
高行健
 LA MONTAGNE DE L’ÂME
Une canne-à-pêche pour mon grand-père

 Photos Montagne Jacky Lavauzelle (14)

 Le Calme
de la goutte
au-dessus de la ville

Photos Montagne Jacky Lavauzelle (4)
L’EQUILIBRE ECOLOGIQUE

 

dans LA MONTAGNE DE L’ÂME de Gao Xingjian 

Dans les nouvelles et les romans de Gao Xingjian, la dégradation est là, présente. Le vivant se dégrade. Les forêts, les cours d’eau, les villes, les ports. Le temps travaille à coeur ouvert. La blessure ne se fige pas dans le temps. Elle s’ouvre un peu plus, à chaque instant. Pas de cris, juste le tumulte.

 La destruction s’amplifie. Nous entendons déjà le bruit des pelleteuses et des toupies à béton. La nature s’en va. Un peu plus chaque jour. La ville est là qui s’installe et prend ses aises. Le changement s’accélère pour faire de chaque rue une avenue toujours plus grande, démesurée et terrifiante.

TU NE PEUX PLUS TE FIER QU’A TA MEMOIRE

L’homme se perd dans ce monde. Un monde sans repères. Continuellement en évolution. Il ne peut se fier qu’à sa mémoire, qu’à des émotions restantes, des sensations fugitives. « Le pont a été démoli et reconstruit en béton armé, j’ai compris, j’ai tout compris, je ne retrouverai rien de ce qui était là à l’origine. Il est clair que cela n’a aucun sens de demander le nom et le numéro de l’ancienne rue. Tu ne peux plus te fier qu’à ta mémoire. » (Une canne à pêche pour mon grand-père).

Photos Montagne Jacky Lavauzelle (5)

TU N’AS PLUS RIEN TROUVE !

L’origine, le point d’origine n’existe plus ou tend à disparaître. Souvent les personnages se retrouvent perdus dans la ville même de leur enfance. « Tu es revenu dans les lieux anciens, mais tu n’as plus rien trouvé. La place couverte de gravats, le petit bâtiment la grande et lourde porte noire avec un anneau de fer, la petite rue tranquille passant devant, tout avait disparu, et même la cour avec son mur écran. A leur place, peut-être, a été ouverte une route goudronnée où circulent des camions aux klaxons stridents, chargés de marchandises, faisant voler la poussière et les papiers de bâtonnets de glace, des cars long-courrier aux vitres déglinguées…Le sol jonché de graines de pastèque et d’écorces de canne à sucre crachées depuis les fenêtres. »  (La Montagne de l’Âme, chapitre 54)

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TOUS IDENTIQUES !

Gao Xingjian ne parle pas d’écologie, mais d’équilibre écologique. Il constate seulement ce long et rapide de travail sur cette nature martyrisée.  Tristement. En plus de changer, tout fini par se ressembler. S’uniformise. Dans les formes de paysages comme dans les têtes. « Mais ce pays natal a tellement changé que tu n’arrives même plus à le reconnaître, la route poussiéreuse a été goudronnée, les immeubles sont faits d’éléments préfabriqués, tous identiques, les femmes dans la rue, jeunes ou vieilles, portent toutes un soutien-gorge, elles ont des tenues si légères qu’on dirait qu’elles veulent absolument montrer leurs sous-vêtements, et tous les toits sont équipés d’une antenne de télévision. Les maisons qui n’en ont pas semblent frappées d’une anomalie congénitale, tout le monde regarde bien sûr les mêmes programmes, les informations nationales de sept heures à sept heures et demie, les informations internationales de sept heures et demie à huit heures… »  (Une canne à pêche pour mon grand-père)

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UN TORRENT QUI A ROMPU SES VANNES

Les villes sont toutes surpeuplées et les gens se choquent, s’entrechoquent continuellement. « Dans cette rue pleine de monde, j’ai peur de passer pour un handicapé. » … « J’arrive dans une ville bruyante, inondée de lumière. Et ce sont à nouveau les rues noires de monde, la circulation ininterrompue des voitures, le clignotement des feux tricolores, les myriades de bicyclettes s’écoulant comme un torrent qui a rompu ses vannes… »  (Chapitre 55)

PENETRER DANS LE GRAND CYCLE DE LA NATURE

Il faut être un équilibriste pour passer sans encombre dans une rue chinoise. Le héros de La Montagne de l’Âme cherche toujours à partir le plus rapidement possible de ces lieux infernaux et cauchemardesques. La montagne et la hauteur sont des lieux salvateurs. Il ne s’agit pas seulement de retrouver ce refuge intérieur, cette montagne où, symboliquement, se niche l’intériorité de l’être, il s’agit de sauver simplement sa peau. Survivre. « Blanches comme la neige, luisantes comme le jade, les azalées se succèdent de loin en loin, isolées, fondues dans la forêt de sapins élancés, tels d’inlassables oiseaux invisibles qui attirent toujours plus loin l’âme des hommes. Je respire profondément l’air pur de la forêt. Je suis essoufflé, mais je ne dépense pas d’énergie. Mais poumons semblent avoir été purifiés, l’air pénètre jusqu’à la plante de mes pieds. Mon corps et mon esprit sont entrés dans le grand cycle de la nature, je suis dans un état de sérénité que je n’avais jamais connu auparavant. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 10)

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VOYAGER EST PLUS DIFFICILE

QUE DE MONTER AUX CIEUX

Les villes, les ports, les bus et les trains sont surpeuplés, endroits clos où l’homme est prisonnier, condamné à économiser son oxygène et son calme. Ce monde urbain est une ruche où chacun doit connaître les codes pour s’en sortir. « Le couloir du wagon étouffant était bondé et, pour gagner la sortie, il fallait se glisser entre les voyageurs. Il faudrait transpirer plusieurs minutes pour y parvenir. J’avais eu la chance de trouver une place près d’une fenêtre, au centre du wagon…Les trains qui parcourent ce pays sont bondés, de jour comme de nuit. Dans la moindre gare, on se presse pour monter, on se presse pour descendre. Les gens se hâtent, sans que l’on sache pourquoi. Je ne peux m’empêcher de transformer le vers de Li Bai : ‘Voyager est plus difficile que de monter aux cieux.’ » (La Montagne de l’Âme, chapitre 63)

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LA PEUR DE SOI-MÊME

La nature et la montagne dans l’apaisement de leur immobilité contrastent avec la frénésie urbaine. Mais l’homme dans son activisme forcené, brise le calme et entaille la forêt. Elle se transforme jusqu’à devenir effrayante et vengeresse. Elle devient miroir de notre être. Et nous renvoie ce que notre âme renferme de plus sombre. « Je devais me calmer, ce n’était après tout qu’une forêt d’arbres à laque. Les montagnards qui avaient récolté la laque avaient laissé des entailles sur les troncs des arbres. Ils poussaient dans cet état, créant un paysage infernal. Je pourrais dire aussi qu’il ne s’agissait que d’une illusion due à ma peur intérieure ; mon âme noire m’épiait, ces yeux multiples, c’était en fait moi-même qui m’observais. J’ai toujours eu l’impression d’être continuellement espionné, ce qui a sans cesse gêné mes mouvements. En réalité, il s’agit seulement de la peur que j’ai de moi-même. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 65)

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LA MER DE CHINE, UN IMMENSE DESERT DE SABLE

Plus la ville est grande, moins elle présente d’intérêt et plus il faut trouver un stratagème pour se sauver le plus rapidement possible. La traversée d’une ville se fait presque en apnée. D’un souffle unique. Les pires choses sont possibles. La vision est agressée continuellement. Le pire, c’est Shanghai et Pékin. Pour la première :  « Cette ville immense où s’entassent plus de dix millions d’habitants n’a plus aucun intérêt à mes yeux… Autrefois j’étais allé à l’embouchure du Yangzi…on ne voyait que des rives boueuses couvertes de roseaux, sans cesse battues par les vagues. Le limon s’y dépose inexorablement, jusqu’au jour où toute la mer de Chine ne sera plus qu’un immense désert de sable. Je me souviens que, lorsque j’étais petit, l’eau du Yangzi était pure par tous les temps.» (La Montagne de l’Âme, chapitre 75). Pékin ne s’en sort pas mieux. « Les gens sont trop nombreux, on y vit trop serrés. Au moindre moment d’inattention, tu as quelqu’un qui te marche sur les talons. » (Chapitre 63)

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LA NATURE FINIRA PAR SE VENGER !

Trouver ce qui reste de la forêt primaire, primitive et vierge de l’homme, trouver un hêtre gigantesque niché au cœur d’une forêt d’érables et de tilleuls. Les forêts sont ouvertes, comme des plaies béantes, par la hache de l’homme, son avidité. « Ils  abattent les arbres précieux pour en faire des matériaux. » Des constructions insensées, pharaoniques voient le jour comme par enchantement maléfique « Si jamais ça provoque un grand tremblement de terre, les centaines de millions d’habitants qui vivent dans le cours inférieur et moyen du fleuve seront transformés en tortues ! Bien sûr, personne ne risque d’écouter les paroles d’un vieux comme moi. L’homme pille la nature, mais la nature finira par se venger ! » (La Montagne de l’Âme, chapitre 8)

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RETROUVER LE SOUFFLE VITAL DE L’HUMANITE

L’espoir n’est décidément pas dans l’homme. La mémoire reste un refuge bien précaire et chancelant. Mais, même avec ce triste constat accablant, l’homme a besoin de retrouver son semblable. Comme un mal nécessaire. A vouloir monter trop haut, le calme est parfois déstabilisant, voire insupportable. Comme descendre aux fonds des océans. Des paliers sont à respecter. « Le sommet des monts Wuling, aux confins des quatre provinces des Guizhou, Sichuan, Hubei et Hunan, est hostile et glacial. Je dois retourner parmi les hommes, retrouver le soleil et la chaleur, la joie, la foule, le tumulte ; quels que soient les tourments qu’ils me font endurer, ils sont le souffle vital de l’humanité. » (Chapitre 39)

Textes et Photos Jacky Lavauzelle

 (Traduction de La Montagne de l’Âme et d’Une canne à pêche pour mon grand-père par Noël et Liliane Dutrait, Editions du Seuil)

 

Gao Xingjian – L’IMMOBILITE DE LA TUILE DANS L’ATTENTE DE SA CHUTE

photo jacky lavauzelle 0

 

 

 

 

Gao Xingjian
高行健

 L’Immobilité de la
tuile dans l’attente
de la chute

La fragilité dans les nouvelles de GAO XINGJIAN

Le monde est là, multitude de solitudes posée-là dans l’attente. Tout peut se briser dans l’éclair de l’instant pendant que l’homme s’acharne continuellement dans de folles illusions chaque fois renouvelées.  La fragilité est là aussi au cœur du monde et des choses, au cœur de l’homme à chaque pas et pas seulement au bout de son chemin. Elle attend son heure. Patiemment.

C’EST COMME S’IL AVAIT ETE ELEVE POUR RIEN

Cet enfant, pour cette fraction de seconde d’inattention se retrouve orphelin. « Ça empire de génération en génération. Cet enfant, c’est comme s’il avait été élevé pour rien. » (L’Accident). Tout est là, perdu. A quoi bon ? à quoi bon toutes ces énergies, ces espoirs, ces appréhensions, ces rêves ? Quand tout peut partir, en un claquement de doigts. Et même avec beaucoup moins que ça.

photo Jacky Lavauzelle 2

LE SILENCE TOUT AUTOUR

Après, notre esprit analyse et veut comprendre. «Voici ce qui s’est passé. » La frayeur, la peur devant cette immensité du vide. Si proche. « Sur les trottoirs, les passants restaient figés de stupeur et les cyclistes avaient tous mis pied à terre. Le silence s’était abattu alentour. » (L’Accident)

CELA N’AVAIT RIEN D’INEVITABLE !

Il ne fallait rien, mais rien, pour que le pire soit évité. Une seconde. « Peut-être était-il préoccupé par quelque chose qui le taraudait. Il était donc condamné à son triste sort. Pourtant, s’il était sorti de chez lui un peu plus tard ou s’il s’était mis en route un peu plus tôt, ou même si, après avoir récupéré son enfant, il avait pédalé un tout petit peu plus vite ou lentement, ou bien encore si, au jardin d’enfants, la nounou lui avait dit deux mots, ou si en route il avait rencontré une connaissance qui l’aurait interpellé, il n’aurait pas été confronté à cette catastrophe. Cela n’avait rien d’inévitable. »

Cela n’avait rien d’inévitable avec des si. Et avec des si, on mettrait Shanghai dans un bol …

Photo jacky lavauzelle 3

 UN MOMENT D’INATTENTION …

La fragilité dans cette seconde où le pas part de côté et tout se brise. Le souffle s’arrête. Un instant. Impossible de recommencer. La chute, la canne à pêche, la vie, un destin, des espoirs, tant de temps pour construire ce morceau de vie. Le hasard est à l’origine de la vie, mais ce hasard qui joue avec les probabilités, incessamment, enlève, dépossède dans un souffle, un seul. « Je me souviens que c’est moi, en trébuchant, qui ai cassé sa canne préférée. Nous allions à la pêche et je m’étais proposé pour la porter. Je courais devant lui, canne à l’épaule, quand je suis tombé dans un moment d’inattention. La canne fut projetée contre la fenêtre d’une maison. Mon grand-père a failli en pleurer de chagrin. Il caressait sa canne à pêche cassée de la même manière que ma grand-mère caressait sa vieille natte de bambou déchirée, cette natte de bambou tressée, sur laquelle on dormait chez nous… »  (Une canne à pêche pour mon grand-père).

IMMOBILE DEPUIS DES ANNEES

La tuile, comme la vie, reste là, comme la vie du cycliste, comme l’enfant à la canne à pêche, dans l’attente de sa chute. Et le temps dure parfois longtemps pour cette fulgurance. Le vent violent passe et la pluie. La tempête qui forte, ce matin, soufflait ne l’a pas fait bouger d’un pouce. Et vient à la tombée du soir, ce petit air. Il vient et passe. Personne ne le ressent. Mais il passe et frôle le coin de la tuile. Presqu’une caresse. Cet air qui par-dessous touche et coule et provoque l’éclatement, les l’éparpillement.  « L’encorbellement du toit se dessinait sur le ciel bleu, un nuage blanc passait, donnant l’impression que l’univers penchait. A l’extrémité de l’encorbellement, une tuile était prête à tomber. Elle était peut-être là depuis des années, immobile. » (Le Temple)

Ce monde est là d’un côté, puis de l’autre. Il tient sur ce fil invisible. Et le monde avance. « Il se mit à tanguer, puis se restabilisa rapidement. » (La Crampe) A se demander comment il avance. En appui.  Un moment sur de fragile béquille  « Il vit que la jeune fille debout près des bicyclettes était appuyée sur des béquilles. » (La Crampe) L’équilibre comme cette somme de tous les déséquilibres successifs.     

LA FRAGILITE, UN COMPAGNON DE LA VIE

Photo Jacky Lavauzelle

Cette fragilité détoure notre solitude. Un point, une ligne. Un souffle, un cri.  «  Le point noir, au loin derrière lui, était-ce un petit bateau ou quelque objet flottant qui se serait détaché du bord ? Et de toute façon, qui risquait de prêter attention à cet objet ? Il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Il aurait pu crier, mais en entendant le bruit continu et monotone des vagues, un profond sentiment de solitude, comme jamais il n’en avait éprouvé, s’empara de lui. Il se mit à tanguer, puis se restabilisa rapidement. » (La Crampe)

Mais comme disait Lao-Tseu : « « Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie. »

Textes et Photos Jacky Lavauzelle

 

(Extraits des nouvelles de Gao Xingjian : La Crampe, l’Accident, Une canne à pêche pour mon grand-père, le Temple – traduction Noël et Liliane Dutrait -Editions du Seuil)

 

Gao Xingjian – LA MONTAGNE DE L’ÂME : « TU » N’EST PAS UN AUTRE

Gao Xingjian
高行健

La Montagne de l’Âme

  La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (1)

 

 

 


« TU »  n’est pas
un autre

Des personnages hantent La Montagne de l’Âme qui sont un peu nous-mêmes, un peu l’auteur. Cette mixité d’abord nous gêne et nous dérange. L’auteur n’est pas seul. Nous non plus. Quelqu’un nous parle et nous habite. Une intrusion dans notre être.

La Montagne de l’Âme qui s’ouvre sur cette phrase : « tu es monté dans un autobus long-courrier », nous fait mettre un pied sur la première marche du bus. Nous sommes à la toute première phrase. Et nous pouvons refermer le tout. C’est une fuite, mais ne nous a-t-on pas dit de ne pas monter avec des inconnus. De faire attention. Nous ne nous connaissons pas.

Le poids du livre est comme un appel. Toutes ces choses, ces voyages enfermés dans cette multitude de chapitres. Ça ne peut pas être que du vent. Nous voulons savoir. Et le bus est là. Qui attend. Notre esprit nous pousse. Toujours lui. Nous montons.

 

La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (2)

LE DESEQUILIBRE DE L’HOMME QUI AVANCE

Déjà nous sommes en déséquilibre. Un pied levé, l’autre en appui. Un rien nous ferait tomber, flancher, mettre à terre. Mais tout tient. C’est plus qu’une invitation. La main est prise. Et quelqu’un nous pousse dans le dos.

C’est un peu aussi comme si nous étions amnésiques, comme si nous avions oublié nos actes et qu’une voix nous rappelle. Comme si une main nous prenait la nôtre. Comme si nous étions un enfant trop jeune ou un être sénile, et que l’on nous aidait à traverser la route. Tu sais bien, souviens-toi, tu étais-là, devant le bus, qui s’est arrêté à ton niveau. Et tu es monté.

EN ROUTE DANS L’ODYSSEE DE GAO

Alors montons dans le bus. Montons dans l’histoire et parcourons l’odyssée de Gao Xingjian et parcourons ensemble les flancs du Yangzi et les montagnes du Sichuan. Parcourons l’histoire de la Chine et le parfum d’une littérature et d’une poésie répandues au fil des pages.

Le « JE », le « TU » et le « ELLE ». Trois pronoms et trois chapitres. Le premier, le vingt-six et le soixante-douze. Trois respirations. Trois explications. Enfin presque. Plutôt qu’une explication, un éclairage, une luminosité dans la pénombre. Une porte entrouverte devant la réalité. Ou dedans. Ou derrière. En face, un moment. Peut-être. Mais si on veut. Pas d’obligation. Le roman se laisse porter sans. C’est un plus. Est-ce réellement un plus ? Gao Xingjian nous le dit à la fin du vingt-sixième chapitre, oui mais alors, à quoi bon : « Ce chapitre on peut le lire, on peut ne pas le lire, mais puisque c’est fait, autant le lire. »

T’ACQUITTER SANS TE PRESSER DE TA TÂCHE

La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (3)

« Tu retournes », « tu arrives », « tu finis », « tu sors à reculons », «tu descends la moustiquaire ». Comme si on nous donnait des ordres. Comme si nous étions une marionnette. Voilà ce que tu dois faire. N’oublie pas ! « Arrivé à l’âge mûr, ne devrais-tu pas vivre tranquillement, t’acquitter sans te presser de ta tâche à un poste ni trop bas, ni trop élevé, jouer ton rôle de mari et de père, t’installer un nid douillet, garder à la banque un peu d’argent qui fructifierait au fil des mois et qui te laisserait un peu de bien une fois retirés les frais pour la retraite » (Chapitre 1)

Nous, lecteurs, sommes-nous un autre ? Et le « Tu » une médiation entre l’auteur et le lecteur ? Nous nous retrouvons à mi-chemin dans ce tutoiement.  Et c’est justement par ce « mi-chemin » que s’ouvre le deuxième chapitre entre les hauts plateaux et le bassin du Sichuan. Un mi-chemin aussi entre l’action de notre écrivain à la recherche de la Montagne de l’Âme et la réflexion du lecteur assis dans son salon à la recherche de l’Âme chinoise.

Et les chapitres, deux par deux, alternent avec le « Je » et le « Tu ». D’abord le  « Tu » occupe les chapitres impairs. Logique, puisqu’il a investi le tout premier d’entre eux. Les 1, 3, 5, 7, etc.

CETTE CHOSE ETRANGE QU’EST LE MOI

Arrive le chapitre 26, et un changement s’opère. Le « Tu » migre sur les chapitres pairs jusqu’à la fin. Et ce chapitre commence par : «  Je ne sais pas si tu as déjà réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe. Au début, ils ressemblent à un chameau, puis à une femme, enfin ils se transforment en vieillard à longue barbe. Rien n’est fixe cependant, puisqu’en un clin d’œil ils changent encore de forme. »

La Montagne de l'Âme Photo Jacky Lavauzelle 'TU'est un Autre (4)

Le « Tu » migre vers le « Je » qui change. Poussé par « Elle« . Et inversement. Nous sommes dans les nuages. Un océan de nuages où se perdent les pronoms. Ou ils s’interpénètrent. Au gré du vent. De sa force. Comme il en est de la force des sentiments.

Et nous arrivons au chapitre suivant, le vingt-sept, le chapitre du passage, à la litanie des « Elle ». Comme un mantra, une psalmodie qui répéterait le même couplet. « Elle dit qu’elle », « elle dit que », « elle dit encore »

Le vingt-huitième sera celui du « Il ». « Il a dit », « il a grimpé », « il avait commis beaucoup de crimes, dit-elle ».

Et le « Il » et le « Elle » se conjuguent. Sans pudeur aucune.

DES PRONOMS PERSONNELS COMME DES PERSONNAGES ?

L’auteur nous parle de tous ces personnages, parsemés dans le livre. Il faut se reporter au chapitre soixante-douze. A la question : « – « Je », « tu, « elle » et « il » dans mon livre ne sont-ils pas des personnages ? demande-t-il. – Mais ce ne sont que des pronoms personnels. Utiliser différentes approches de description ne dispense pas de faire le portrait des personnages eux-mêmes.  Même si vous considérer ces pronoms personnels comme des personnages, votre livre ne comporte aucune figure nette. Et l’on ne peut pas parler de descriptions non plus. »

Photo Jacky Lavauzelle

Pas de figure nette et pas descriptions. Plutôt des impressions. Comme dans une chanson. Comme pour se persuader de notre existence. En répétant. Encore et encore. Comme dans le vingt-huitième chapitre : « toi, tu continues à gravir les montagnes…Mais quand tu parviens au sommet, tu ne découvres aucune de ces merveilles, tu ne découvres que le vent solitaire…

Tu t’adaptes à ta solitude…tu racontes …tu racontes…tu racontes… »

Tu n’as pas fini. Mais le bus vient d’arriver. Il te ramène. Et déjà la porte s’ouvre. Ce pied qui descend la marche n’est pas plus sûr que tout à l’heure. Mais tu ressens le poids. Le poids de ces histoires. De ton être. Mais surtout tu ressens la vie. Sa lourdeur. Et sa fragilité aussi.

Jacky Lavauzelle

(Extraits de La Montagne de l’Âme, Editions du Seuil, traduction de Noël et Liliane Dutrait)
Photos Jacky Lavauzelle

LU XUN CHIRURGIEN DE L’ÂME

LU XUN 
鲁迅

 Le Chirurgien
de l’âme
 

Lu Xun Chirugien de l'Âme Artgitato

La médecine et la littérature empreintent parfois des chemins inattendus.

LA MEDECINE, IMPUISSANTE A GUERIR LE COEUR

En partie par son impuissance, voire par un certain charlatanisme, la médecine a longtemps décu et a poussé à prendre l’encrier. Passer de la plaies à la plume. Toucher les consciences semble plus efficace que de recoudre, de soigner les infections, de recoudre.  « La médecine peut guérir le corps, elle ne peut guérir le cœur » disait  Saint Paul de Tarse.  Déjà Rabelais, accaparé par l’écriture, délaisse ses patients et sera congédié par l’Hôtel-Dieu, trois ans après la publication de Pantagruel. N’oublions pas que James Joyce arrive à Paris pour poursuivre de rapides  études de médecine. Louis-Ferdinand Céline suivra une formation en médecine.  Nous retrouvons des auteurs comme Anton Tchekhov, Arthur Conan Doyle, médecin de bord de navire,  Georges Duhamel ou encore Friedrich von Schiller, médecin militaire à Stuttgart. Lu Xun appartient à ce groupe prestigieux des médecins des corps qui migrent vers les âmes. Il aurait pu prendre la robe et les habits du soignant, il a choisi de combattre d’autres souffrances  de la vie. Lu Xun plus que tous les autres amène ce combat sur le domaine politique. Vers une révolution profonde des mentalités.

Lu Xun par Tao Yuanqing

Ces premières œuvres  font référence à la médecine. Dans le Journal d’un fou, en 1918. «  Certaines parties n’étaient cependant pas tout à fait incohérentes et j’ai noté des passages qui aideront à la recherche médicale… Quant au titre, j’ai gardé celui choisi par l’auteur lui-même, après sa guérison. »  Les descriptions sont encore marquées par sa formation médicale : « les veines saillaient sur son front » (Kong Yiji, mars 1919). Les titres sont souvent évocateurs de sa formation comme dans Le remède, de 1919.

QUAND LE FEU L’EMPORTE SUR LE METAL

C’est dans sa nouvelle Demain, écrite en juin 1920, que l’on perçoit le mieux les insuffisances de la médecine et sa critique des médecins de son époque. La nouvelle se termine par la mort de l’enfant. La mère se tourne vers les dieux puis vers les médecins. « J’ai consulté les dieux, disait la mère. J’ai fait un vœu, je lui ai donné le remède qu’on m’a indiqué, que ferai-je si son état ne s’améliore pas ? Je devrai le mener chez le docteur Xiaoxian. Mais peut-être ira-t-il mieux demain : les malades sont souvent plus mal la nuit. La fièvre pourrait tomber au lever du jour et il respirera mieux… »  Le médecin ne fera pas plus de miracles que les dieux. Lors de la visite médicale, la mère est plus inquiète que le docteur. C’est elle qui voit juste, consciente de l’imminence du danger. « – Docteur, qu’est-ce qu’il a , Bao’er ? – Des embarras gastriques. – Ce n’est pas grave, n’est-ce pas ?…Est-ce qu’il…  – Faites-lui prendre deux potions pour commencer. – Il respire très difficilement, ses narines tressaillent.  – Chez lui, l’élément feu l’emporte sur le métal. » Elle part chercher ses médicaments qu’elle porte comme un fardeau, « chargée de médicaments et avec l’enfant qui se débattait dans ses bras » Puis le passage chez une tante pour avoir de meilleurs conseils. « J’ai plus confiance en vous que … ». Et la nouvelle se termine dans la nuit et le noir. Le noir de la connaissance. « Seule bougeait la nuit, en route vers demain, seul retentissait le cri des chiens blottis dans les ténèbres. »

JE DECIDAI DE CREER UN MOUVEMENT LITTERAIRE

Lu Xun est le chirurgien de la pensée chinoise de ce début du XXème siècle. Il observe, fait un diagnostic, observe à nouveau, propose un protocole de soins et d’action. Puis opère. L’écriture est ferme. Les positions aussi. Une de ses premières orientations dans sa jeunesse est médicale, à l’école de médecine de Sendai. Cette carrière médicale sera interrompue n’étant pas jugée assez efficace pour soigner les maux de cette société, la cause réelle de ces souffrances injustes et cruelles. Feng Xuefeng rapporte l’anecdote de 1906 dans Lu Xun, sa vie et son œuvre, de cette image de la guerre russo-japonaise et le bouleversement qui en suivit. Il rapporte les propos de Lu-Xun dans ce texte, qui participera, véritable électrochoc, à son changement d’orientation : « ‘cette image m’avait fait ressentir que la médecine n’est pas tellement importante après tout. Aussi vigoureuse et saine que soit la population d’un pays faible et arriéré, elle ne pouvait servir qu’à des exemples de ce genre ou de public à spectacle aussi absurde, et si, parmi elle, il s’en trouvait qui, en quelque nombre que ce soit, mourraient de maladie, ce n’était pas forcément à déplorer. La première chose à faire était de changer les mentalités et comme j’estimais que la littérature était le meilleur moyen pour y parvenir, je décidai de créer un mouvement littéraire ». Lu Xun avait vingt-cinq ans. Et déjà toute cette détermination qui le conduisit toute sa vie.

AUCUN ENNEMI NE PEUT ECHAPPER AU JAVELOT DE LU XUN

Il faut donc soigner les causes des problèmes. Soigner les esprits. Faire reculer l’ignorance et les croyances du peuple. Lu Xun a gardé les outils du médecin, prêt à opérer, notamment le scalpel.  « L’ennemi ne peut échapper au javelot de Lu Xun, au scalpel du chirurgien, avec lequel il dissèque posément le cœur humain » (Feng Xuefeng, Lu Xun : sa vie et son œuvre)

Il regarde les plaies de la société avec un microscope. Aller au plus près. Ne pas se disperser. Quand nous sommes sur le corps de la bête il ne faut plus la quitter des yeux. Comme la médecine, la littérature doit se spécialiser. Un ophtalmologiste n’est pas un oncologue. « Personne ne se spécialise, chacun fait un peu de tout – traduction, nouvelle, critique, même de la poésie. Il va de soi que le résultat est médiocre. La cause, c’est que nous sommes trop peu nombreux. En aurions-nous davantage, les traducteurs pourraient se concentrer sur la traduction, les écrivains sur la création, les critiques sur la critique ; et quand il s’agirait de combattre l’ennemi, nous disposerions de suffisamment de force pour le battre. » (Réflexions sur la Ligue des écrivains de gauche, allocution du 2 mars 1930 à la réunion inaugurale de la Ligue)

UN ECRIVAIN NE DOIT PAS TRANSIGER

Comme un médecin, la main ne doit pas trembler. L’écrivain doit s’engager. Il sait ce qu’il ne veut pas. Il sait aussi ce qu’il veut. Il est alors incorruptible, même avec les communistes ou les trotskystes. Il est critiqué, mais souvent admiré et convoité par chaque idéologie et école du moment. « Je ne prétends pas qu’un homme de lettres doit être fier ou que c’est son droit de l’être, je dis seulement qu’un écrivain ne doit pas transiger. De toute façon, il ne sait pas comment s’y prendre : seules le savent les âmes complaisantes. » (« Les lettrés se méprisent entre eux » (2), 5 mai 1935)

Jacky Lavauzelle

(Extraits de Lu Xun, oeuvres choisies, Editions en langues étrangères)

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LU XUN chirurgien de l’âme

 

LU XUN AU BANQUET DE LA DYNASTIE MING

LU XUN
鲁迅

 Au Banquet
de la dynastie
Ming

Lu Xun au banquet de la dynastie Ming Portrait de Yongle

Comme en France, cette fin de XVIIème en Chine est fleurissante. Nous sommes à la fin de la dynastie Ming. Même si c’est la technique de la porcelaine qui symbolise le mieux cette période, tous les arts, sans être totalement révolutionnaires, arrivent à une maturité certaine. Nous pensons à l’épopée, au XIVème siècle, des cent huit voleurs de Au bord de l’eau de Shi Nai’an, sortes de Robin des bois révoltés contre le pouvoir en place.

UNE CHINE DEPRAVEE, DISLOQUEE, CRUELLE ET DESPOSTIQUE

Cette période revient régulièrement dans les écrits de Lu Xun et toujours avec une admiration évidente. Souvent, ses nouvelles s’amusent à des comparaisons avec son début de siècle agité. Cette période est comme sublimée par notre écrivain. « Notre Chine n’est pas tellement dépravée ni tellement disloquée, cruelle ou despotique si nous comparons notre temps avec la fin de l’ère des Ming – nous n’avons pas encore dépassé les bornes. Mais ni la dépravation ni la dislocation des dernières années de la dynastie des Ming n’ont dépassé les bornes. » (Réflexions impromptues n°4 du 16 février 1925)

LES SPECTACLES SPLENDIDES SOUS LA DYNASTIE MING

Il y a dans cette époque une sorte de supplément que Lu Xun ne trouve pas avec la même force dans les autres dynasties. Aller au-delà de la raison et du contrôle. Lu Xun exprime ce regret de cette perte de splendeur et de merveilleux.  » Qui pouvait ne pas être empoigné par le défilé en chair et en os de ces personnages des temps anciens ? Il est regrettable que spectacles aussi splendides aient disparu il y a longtemps, avec la dynastie des Ming. » (La foire aux Cinq Dieux Cruels)

BIENVENUE AU ROI-DRAGON

Le contraste s’opère quand Lu Xun dans La foire aux Cinq Dieux Cruels, nous porte à travers la lecture des Souvenirs de Zhang Daï, un écrivain du XVIIème siècle, donc de la fin de la dynastie Ming. La simplicité de Lu Xun s’inscrit dans celle de son époque. « Je suis frappé par la splendeur des foires du temple de son époque, même si les écrivains de la dynastie Ming avaient tendance à exagérer. Nous continuons à souhaiter la bienvenue au roi-dragon quand nous prions pour de la pluie, mais aujourd’hui cela se fait très simplement, avec une dizaine d’hommes, pas plus, qui portent un énorme dragon et le font onduler et se tordre, tandis que les garçons du village se déguisent en monstres marins. »

LE PAYS DE LA VENGEANCE DISAIT WANG SIREN

Il reviendra sur cette comparaison entre la simplicité de ce début du XXème et le faste et la faconde de la période Ming dans la Déesse de la pendaison. « C’est Wang Siren, je crois, qui disait vers la fin de la dynastie des Ming : ‘Kuaji’ (ancien nom de la ville de Shaoxing) est le pays de la vengeance, la souillure n’y est pas tolérée. La déclaration est très flatteuse pour nous, gens de Shaoxing, et j’éprouve grand plaisir à l’entendre. Mais elle n’est pas tout à fait vraie, car n’importe quelle autre formule conviendrait aussi bien à notre district. Il est néanmoins évident que l’homme moyen de Shaoxing ne nourrit pas autant d’aversion envers la vengeance que les écrivains ‘progressistes’  de Shanghai. »

Lu Xun est un peu comme Lin Chong dans Au bord de l’eau, trempé par les attaques de ses adversaires et voulant se réchauffer quelques instants au feu de cette dynastie. « – Mes habits sont trempés par la neige ; laissez-moi me sécher un peu devant votre feu ! J’espère que cela ne vous dérange pas ?  – Eh ! rétorqua le vieux, viens te sécher, voyons ! Quelle importance ? » (trad. Jacques Dard, éd. Gallimard)

La révolution peut attendre quelques heures …

 Jacky Lavauzelle

(Extraits de Lu Xun, oeuvres choisies, Editions en langues étrangères)

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CRONIN : CHANGEANTES PERFECTIONS (KALEIDOSCOPE, 1933)

KALEIDOSCOPE
Archibald-Joseph CRONIN

(CHAIRS VIVES – KALEIDOSCOPE IN”K”) 1933

 Changeantes
Perfections 

Une ville, un hôpital, une salle, une équipe, un microcosme, un roman. Nous sommes dans les années 30 à Dublin. Une journée avec l’équipe médicale et les malades de la salle K.

Nous regardons ce spectacle comme si nous ouvrions une fourmilière. Il y a des codes, des gestuelles précises, des non-dits, des dits. Nous sommes dans la fonction « Skopein » du kaléidoscope. Nous savons donc que les choses qui se présentent devant nous vont prendre des formes, des tons et des émotions différents. Ce sont ces images, « Eidos », qui bougent et reflètent des réalités changeantes, voire contraires. Des morceaux d’images. Un morcellement multiple et mouvant. Quant au beau, le « Kalos », il ne sera pas toujours présent.

UNE PLONGEE DANS UN KALEIDOSCOPE MEDICAL

C’est au cœur de la ville, au cœur de l’hôpital, que nous nous retrouvons. Dans la salle K, où un monde s’agite qui n’est pas tout à fait celui de la ville, ni tout à fait un autre. Nous resterons là, voyeur, à regarder ce monde pendant cette journée. Plongeons dans ce kaléidoscope médical.   

RIEN NE SE PASSE ICI !

Il semblerait que ce soit court. Y aura-t-il assez d’épaisseur afin de garantir l’attention du lecteur. L’infirmière de nuit qui ouvre et ferme le roman s’y laisse prendre avec son regard triste et blasé. Elle le dira en conclusion : «  Rien ne se passe ici ! Rien de rien ! »

Et pourtant, cette salle prend de l’épaisseur. D’abord par la pression de l’extérieur, par l’ensemble de la tension qui monte de la ville. Elle est là, toute proche, presque menaçante. La salle K se présente alors comme un refuge. Mais aussi comme une prison. Nous sommes déjà dans cette dualité, dans cette opposition, ce balancement. Les êtres se retrouvent là, blesser par ce monde extérieur, dans un armistice relatif. Il ne s’agit que d’une pause, une courte pause.  Mais ceux qui se donnent aux soins laissent aussi une partie de leur vie faite d’habitudes, de répétitions incessantes.

Et dans ce monde, celui de la salle K, il y a plusieurs mondes. Celui des malades, souvent présentés avec leur numéro. Ils sont d’abord des lits, des pathologies. Le numéro 10, Daisy Dean, une trapéziste blessée qui veut se reconvertir dans l’élevage de poulets, le numéro 13, Rose Griffin, vitriolée, qui ne supporte plus et veut en finir avec la vie,…Des numéros qui ne se suivent pas, avec un ordre bien à eux. Pour arriver au feu d’artifice du chapitre douze, ou les numéros sont passés en revue avec cet ordre bien particulier : 10, 9, 3, 5, 15, 12, 13, …

Tout semble si bien huilé, si parfait. L’ordre des lits, la numérotation des malades, la hiérarchie des infirmières, de la fille de salle, de l’infirmière, la surveillante, la hiérarchie des médecins, avec au-dessus le solennel Sir Walter Selby.

IL ETAIT LA PERFECTION MÊME

Cette perfection est personnifiée par Miss Fanshawe, l’héroïne du roman et le fil conducteur. Elle en est l’inspiratrice. Son entrée dans la salle K est théâtrale, elle règne. « L’attention au plus petit détail, cette perfection… il y avait une force qui les portait à cette perfection, un fluide puissant… Miss Fanshawe, fit son entrée en scène,  à huit heures trente précisément, majestueusement,  dans la salle K. »

D’autres ont une perfection perfectible. C’est le cas du brillant et élégant Freddy Preston. « Il était la perfection même. Il en était conscient. » Attiré par la perfection de la fraiche beauté de la jeune Doris Andross.

QUAND LE SOLEIL SE PARE DES OMBRES DE LA NUIT

Ce Freddy qui se place entre la lune, la nuit, la discipline, le travail, la tâche, la précision, la pureté, Fanny Fanshawe et le soleil, l’ardeur, la jeunesse, le charme ravageur, notre Mona Lisa de dix-neuf ans, Doris Andross.

Mais nous sommes dans un kaléidoscope où les choses changent. La lune devient solaire et le soleil se pare des ombres de la nuit.

La bascule est un des leviers majeurs dans la construction de ce roman de Cronin. Des effets de balanciers incessants, permanents.

UNE REVOLUTION AU COEUR DE LA SALLE K

Cronin détaillent minutieusement les scènes. La scène de l’opération de la tumeur où va s’opérer en quelques secondes la passation entre Sir Walter Selby et Barclay, l’abandon, la mise à la retraite du premier et la mise au premier plan du second. Quelques secondes pour un véritable coup d’état. Une véritable révolution au cœur de l’hôpital. Pour un moment d’hésitation, quelques incertitudes, un moment de doute, une erreur de diagnostic, ne pas prendre la bonne décision.  

Et que certains détails changent de couleurs, d’aspects. Ces petits changements font mouvoir les scènes. Comme l’amour de Fanny qui passe de Freddy Preston à Barclay. D’un amour fou du matin au lâcher prise du soir dans les bras de ce dernier. Quelques heures et le destin de notre surveillante passe du rouge au noir pour finir dans le blanc.

UN INCESSANT MOUVEMENT DE BALANCIER

Les idées de Fanny, au chapitre neuf, balancent perceptiblement. « Sa réflexion, mue dans un mouvement de balancier, se focalisait désormais sur ses angoisses, d’une manière très précise mais aussi de façon totalement anarchique. »

La scène de la fêlure à la théière du chapitre onze, sorte de madeleine, petit ancrage minuscule suivi d’une succession d’émotions intenses, la plonge ainsi dans son passé douloureux relatif au décès de son père.

Les choses vivent et les images renvoient des réalités si différentes. Au treizième chapitre, la masse obscure de la ville, le soir, sous un ciel rougeoyant, laisse apparaître des lumières des rues. Des magasins, des feux des voitures. Cette vie du dehors qui donne du jaune au noir et renvoie la blancheur de la salle à la noirceur et à la solitude des sentiments de Fanny.

Peut-être qu’il ne se passe rien, presque rien. Mais un rien qui dans ce balancement devient une totalité. De ce plein qui remplit le cœur de Fanny. Les lumières de la salle K sont éteintes. Mais le noir ne se fait pas. Les veilleuses dans la nuit indiquent la sortie.    

Jacky Lavauzelle

(Trad J Lavauzelle)

Henri DUVERNOIS (Seul 1922) TROMPEUSES APPARENCES

HENRI DUVERNOIS

SEUL
(Comédie en un acte)
Première, le 28 octobre 1922
Au Théâtre du Grand Guignol

 Henri Duvernois SEUL Théâtre

TROMPEUSES

APPARENCES

 La publicité ou la réclame, cette forme achevée de la société du spectacle, dirait les situationnistes, n’est pas naît en 1922, mais elle trouve un essor particulier dans ces années après-guerre, comme ensuite avec la naissance de la télévision ou d’internet. Après les années qui suivent la Grande Guerre, les ouvrages se tapissent de réclames pour le corps et la santé. Il faut jouir du monde, il faut plaire. Il faut oublier cette mort qui, pendant quatre années, a occupé les pensées, les journaux, les conversations. L’apparence prend désormais une place primordiale. Il faut sortir et se montrer. Il faut séduire et paraître.

Henri Duvernois nous propose plus qu’un portrait d’artiste, il nous livre toute une époque en un acte. Cette volonté de jouissance habite notre artiste et son ami, comme il parfume cette riche bourgeoise. La nôtre est jeune, très jeune « on ne dirait pas qu’elle est naît en 1900…pendant l’Exposition…non, ça paraît trop vieux, trop loin…On ne dirait même pas qu’elle est naît d’hier…On croirait qu’elle est née aujourd’hui, pour la rage des dames et la perdition des messieurs… » L’époque va vite, si vite que le temps s’y perd. Il faut donc manger à la table du soir et manger à se faire exploser la pense. L’amour aussi. Les coups de foudre se succèdent, « Au bout de cinq minutes, j’étais follement épris… »

Eugène Bricot, joué par M Gobet lors de la première au Théâtre du Grand Guignol, en octobre 1922, est un poète à fort potentiel. Sa pauvre chambre, avec un  « ameublement à la fois sordide et prétentieux », un « rideau d’une penderie cache des vêtements », décrite en introduction résume déjà la pièce : cacher sa pauvreté, paraître important, savoir se donner des airs afin de pouvoir parcourir les lieux mondains de la ville.

Madame Frutte, jouée par Mme Hellé, la femme de ménage, s’amuse même à faire le rapide et pauvre descriptif de ce qu’elle trouve dans l’appartement : « dans le buffet ! Il a des inventions. Voyons que je marque…Une chemise…il a l’autre sur lui…Un faux-col… il a l’autre sur lui…Et qu’est-ce que c’est encore. (Elle sort un plastron et une paire de manchettes qui tiennent au bout de ficelles.) Ah ! oui…Je vois ce que c’est…Il sera allé au bal…C’est pour l’habit de soirée…Une drôle de mode…Faudrait pas avoir à se déshabiller…Un mouchoir…il a l’autre sur lui…Un point, c’est tout…La vaisselle, maintenant. (Elle met une fourchette, un couteau et une assiette dans une terrine.)…Je mange mieux que lui ! …(Elle tire le rideau et passe un coup de brosse sur les vêtements qui sont pendus.) Faut pas trop les bousculer, ils ne voudraient plus rien savoir… »

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol

Et cet Eugène, le poète, martyrise la poésie de la même manière, « je suis poète, mais je n’aime pas les descriptions. »  Sa prétention s’affiche, « je suis malin ! », « je dis ça parce que j’en suis sûr ! », il est comme son ami, joué par M. Scott, qui lui dit : « je suis comme toi, j’aime mieux parler qu’écouter. » La poésie reste un excellent moyen de rentrer et briller dans les soirées mondaines.

RECLAMES (4)

Et la femme du monde, Eugène l’a trouvée, Suzanne Hellas-Dellesponte, jouée par Madame Daurand. Il a sorti le grand jeu : « je crois que j’ai été très éloquent, très…Une éloquence un peu vieux jeu, une éloquence un peu pompier…Que veux-tu ? On a beau être de son temps, il y a des minutes où il faut sortir les petites fleurs et les petits oiseaux…J’ai  trouvé les phrases qu’il fallait dire…si émues, si poétiques !… »

A force de discours pompeux, il ne sait même plus reconnaître le vrai du faux. Dans l’excitation de la soirée, le vin aidant, il en devient « sincère » : « Et, surtout, j’étais sincère ! J’allais ! J’allais !…Elle était comme grisée. Elle murmurait : « Encore ! C’est si bon ! C’est si beau ! C’est si grand ! Monsieur Bricot, parlez-moi encore des étoiles. Personne n’a parlé des étoiles comme vous…On est comme transportée. »

Le poisson rentre dans le filet, seul et heureux. « Si bien qu’à la fin sa tête est tombée sur mon épaule et qu’elle a promis de venir chez moi…Enfin, je ne sais pas si elle a peur de trop m’aimer, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle m’admire ! »

RECLAMES (2)

Il est tellement certain de l’avoir hypnotisée, qu’il lui a donnée un rendez-vous dans sa chambre loqueteuse. C’est même désormais un atout. Elle est riche, elle veut de la folie, de la poésie, elle veut sublimer cette réalité. Elle ne recherche pas un parti, elle veut du rêve. « Cette grande dame qui a un hôtel rue de la Faisanderie, des automobiles, des larbins, des perles et des zibelines. C’est la Marchesa d’Amaëgui qui vient rendre visite à son poète. »

Entre temps, les deux amis sortent et Suzanne arrive. Le moindre petit écrit qu’elle trouve la transporte. Elle est aux anges. Tous ces mots transforment le réel en quelque chose de magnifique  et de luxuriant : « Exquis ! Quel mystère ! Magnifique ! Splendide ! La mouche en feu…Et je comprends tout ! C’est un cri qui sent le cuir…en y réfléchissant…l’acajou est si bien ciré que les cols de cygne semblent incendiés quand il y a du soleil…Je comprends tout ! C’est merveilleux ! Merveilleux ! »

RECLAMES (3)

Elle se cache derrière un rideau, avec des petits trous, « il y a des trous pour voir, qu’on dirait faits exprès »,  afin de faire une surprise à son poète. Malheureusement, celui-ci, à son retour, montre sa vraie nature, grossière et intéressé. « Le menu de monsieur : Fromage de tête…Roquefort. (Lisant la bouteille) ‘Château des ducs d’Annonay’, poil au nez ! Mazette ! Tu te soignes, Eugène ! Cher monsieur, mettez –vous donc à votre aise…On transpire chez vous, madame la duchesse ! Ah ! qu’on est bien!…Je tombe la veste ! Je la tombe…Une ! Deux ! Le pantalon…Ne vous gênez pas, je t’en prie…Les bretelles…zou ! Trois, les godasses…la gauche…v’lan ! (Il lance une bottine)  La droite…v’lan ! (Il l’autre et considère son orteil qui passe par la chaussette trouée.) Vous avez là, monsieur, un bien joli orteil…Oh ! le petit coquin qui prend l’air ! (Il l’agite dans la direction du rideau.) Bonjour ! Bonjour ! De toute évidence, la mère Frutte est la dernière des vaches. C’est plus sale ici que quand elle est entrée. (Il se campe devant la petite glace) Joli garçon ! Vieille chanson :  « Elle disait Qu’elle venait De la messe et du sermon. C’était pas vrai, Elle venait, De se fair’ chatouiller l’menton !Ton ton taine, ton ton ton »  (Il s’approche de la glace) Ton, ton, taine…un gros bouton ! Mais tu as de l’acné, mon chéri…  « Lacné, ton doux regard se voile » (Il presse sur le bouton.) Envoyé ! A pu d’bouton, le p’tit coco. (Il prend la pose et annonce successivement : les jambes écartées et croisant les bras.) L’Arlequin du Saint Marceaux. (La main sur la garde d’une épée imaginaire.) Le mignon Henri III. (Sombre et le poing au menton.) Charles-Quint devant le tombeau de Charlemagne ! Je vas me foutre à poils, tonnerre de bonsoir ! »

RECLAMES (5)

Il se met à sa table de travail, Suzanne toujours épiant derrière le rideau, de plus en plus étonnée, effrayée. La poésie sera tout autant martyrisée. « Et maintenant, au travail…Qui c’est qui va fumer une bonne pipe ? C’est kiki ! Au travail !…A moi le système breveté !…Le dictionnaire, le coupe-papier. (Il prend le coupe-papier et l’envoie au hasard dans les feuillets d’un dictionnaire.) P. Pouzzolane ! terre volcanique rougeâtre que l’on rencontre près de Pouzzole, en Italie…Bon ! (Il refait la même opération.) T. Thermal… Ah ! Pouzzolane ! Souvenir thermal….Le gaz de ton tonneau thermal, Pouzzolane ! Et puis, crotte…Crotte…et recrotte ! … « 

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol 1922

Quand il voit le rideau bougé, comprenant qu’une personne se trouve chez lui, il se montre peureux et lâche : « Sortez d’ici, s’il vous plaît…Halte ! Hand up ! Je me rends ! Prenez tout ce que vous voudrez ! » C’est Suzanne qui se découvre et qui le rassure, « N’ayez pas peur ! …Ce n’est que moi ! »

Suzanne a donc vu le véritable Eugène, faux et lâche. Suzanne  semble perdue pour lui. Pourra-t-il la récupérer ?  C’est l’enjeu de la pièce. Comment, à ce point de déchéance devant l’être convoité, pourra-t-il remonter la pente ? 

D’abord, il fait le point sur lui, ce qu’il est réellement. Il fait le détail de tous ses défauts. Il prend le parti de la transparence. Il va ainsi l’attendrir. « J’aurais voulu paraître devant vous beau, élégant, idyllique…et je vous ai offert ça ! Mes chansons…ce déshabillé de cocu…de cocu de vaudeville…ma pauvre gueule…la pauvre gueule qu’on fait quand on se croit seul et que tout de même on n’est pas expressément heureux…Vous m’avez vu manger avec mes doigts comme un porc, boire à même le litre, comme  un routier…J’ai démonté devant vous le mécanisme de mon petit métier…Oui…je vous ai fait rentrer dans les coulisses du Guignol…Vous avez vu ce que c’était que l’inspiration : un coupe-papier et un dictionnaire…Par les trous de ce rideau, vous avez pu contempler mon orteil qui vous a fait un petit bonjour…J’ai été grotesque…Mais attendez un peu le bouquet ! Pas seulement grotesque…Lâche aussi… »Hands up ! Je me rends ! Prenez ce que vous voulez !… » Donc, grotesque, lâche,…idiot, grossier, écœurant… »

Il lui propose ensuite de tout oublier. Si lui n’est qu’un homme ordinaire, elle doit être une femme exceptionnelle, une grande âme. Elle seule peut dépasser tout ça. Elle a bien voulu dépasser la misère de l’appartement, la pauvreté de l’artiste. Pourquoi ne ferait-elle pas de même avec son âme. Il n’est pas un grand poète, soit ! Mais elle est une grande Dame. «Jje vous demande de faire l’effort le plus énorme, le plus magnifique qu’une femme déçue ait jamais tenté…Je vous demande l’impossible…Ecoutez, madame, écoutez, Suzanne, je vous demande de considérer tout ça comme nul et non avenu ! »

Suzanne accepte tout, toutes les conditions d’Eugène. Il ne lui reste plus qu’à reconstruire autour de Suzanne le monde qu’elle attend. Il faut tuer cette image précédente, « Ah ! Suzanne, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi l’on représentait l’amour avec un arc et des flèches ? …C’est parce qu’il tue le ridicule…simplement… »

Et Eugène hypnotise enfin Suzanne, et comme son Ami, au début de la pièce, il devient le serpent devant le petit mulot ou l’oiselet sans réaction : « vous ne connaissez pas…, vous ne m’entendrez plus…vous ne regarderez plus…vous me verrez beau…vous me trouverez drôle…tu gronderas tout à l’heure la mère Frutte…tu te pencheras…tu me traiteras…reste avec moi et tu verras…Dis, tu veux bien rester ? (Suzanne enlève son chapeau.) Ah ! tu veux bien ! tu veux bien !… » Régis Gignoux dans Comœdia soulignait qu’ « après des fouilles précises, il suffit d’un dernier coup de pioche pour qu’une Vénus sorte de terre, nue comme la Vérité. »

Eugène a réussi. Suzanne tombe dans ses bras comme un fruit mûr. Elle ne s’appartient plus. Eugène a réussi son tour de magicien, rattraper une situation qui semblait totalement perdue, se sauver de la situation la plus ridicule et grotesque. Il a utilisé les grands moyens, mais « qu’importe le flacon… »

Jacky Lavauzelle

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol Première le 28 10 1922

Les Rôles et les acteurs lors de la première :
Eugène Bricot est joué par M Gobet
L’Ami par M Scott
Madame Hellas-Dellesponte est jouée par Madame Daurand
Madame Frutte est jouée par Mme Hellé

Texte : La Petite Illustration n°140 du 7 avril 1923