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Henri DUVERNOIS (Seul 1922) TROMPEUSES APPARENCES

HENRI DUVERNOIS

SEUL
(Comédie en un acte)
Première, le 28 octobre 1922
Au Théâtre du Grand Guignol

 Henri Duvernois SEUL Théâtre

TROMPEUSES

APPARENCES

 La publicité ou la réclame, cette forme achevée de la société du spectacle, dirait les situationnistes, n’est pas naît en 1922, mais elle trouve un essor particulier dans ces années après-guerre, comme ensuite avec la naissance de la télévision ou d’internet. Après les années qui suivent la Grande Guerre, les ouvrages se tapissent de réclames pour le corps et la santé. Il faut jouir du monde, il faut plaire. Il faut oublier cette mort qui, pendant quatre années, a occupé les pensées, les journaux, les conversations. L’apparence prend désormais une place primordiale. Il faut sortir et se montrer. Il faut séduire et paraître.

Henri Duvernois nous propose plus qu’un portrait d’artiste, il nous livre toute une époque en un acte. Cette volonté de jouissance habite notre artiste et son ami, comme il parfume cette riche bourgeoise. La nôtre est jeune, très jeune « on ne dirait pas qu’elle est naît en 1900…pendant l’Exposition…non, ça paraît trop vieux, trop loin…On ne dirait même pas qu’elle est naît d’hier…On croirait qu’elle est née aujourd’hui, pour la rage des dames et la perdition des messieurs… » L’époque va vite, si vite que le temps s’y perd. Il faut donc manger à la table du soir et manger à se faire exploser la pense. L’amour aussi. Les coups de foudre se succèdent, « Au bout de cinq minutes, j’étais follement épris… »

Eugène Bricot, joué par M Gobet lors de la première au Théâtre du Grand Guignol, en octobre 1922, est un poète à fort potentiel. Sa pauvre chambre, avec un  « ameublement à la fois sordide et prétentieux », un « rideau d’une penderie cache des vêtements », décrite en introduction résume déjà la pièce : cacher sa pauvreté, paraître important, savoir se donner des airs afin de pouvoir parcourir les lieux mondains de la ville.

Madame Frutte, jouée par Mme Hellé, la femme de ménage, s’amuse même à faire le rapide et pauvre descriptif de ce qu’elle trouve dans l’appartement : « dans le buffet ! Il a des inventions. Voyons que je marque…Une chemise…il a l’autre sur lui…Un faux-col… il a l’autre sur lui…Et qu’est-ce que c’est encore. (Elle sort un plastron et une paire de manchettes qui tiennent au bout de ficelles.) Ah ! oui…Je vois ce que c’est…Il sera allé au bal…C’est pour l’habit de soirée…Une drôle de mode…Faudrait pas avoir à se déshabiller…Un mouchoir…il a l’autre sur lui…Un point, c’est tout…La vaisselle, maintenant. (Elle met une fourchette, un couteau et une assiette dans une terrine.)…Je mange mieux que lui ! …(Elle tire le rideau et passe un coup de brosse sur les vêtements qui sont pendus.) Faut pas trop les bousculer, ils ne voudraient plus rien savoir… »

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol

Et cet Eugène, le poète, martyrise la poésie de la même manière, « je suis poète, mais je n’aime pas les descriptions. »  Sa prétention s’affiche, « je suis malin ! », « je dis ça parce que j’en suis sûr ! », il est comme son ami, joué par M. Scott, qui lui dit : « je suis comme toi, j’aime mieux parler qu’écouter. » La poésie reste un excellent moyen de rentrer et briller dans les soirées mondaines.

RECLAMES (4)

Et la femme du monde, Eugène l’a trouvée, Suzanne Hellas-Dellesponte, jouée par Madame Daurand. Il a sorti le grand jeu : « je crois que j’ai été très éloquent, très…Une éloquence un peu vieux jeu, une éloquence un peu pompier…Que veux-tu ? On a beau être de son temps, il y a des minutes où il faut sortir les petites fleurs et les petits oiseaux…J’ai  trouvé les phrases qu’il fallait dire…si émues, si poétiques !… »

A force de discours pompeux, il ne sait même plus reconnaître le vrai du faux. Dans l’excitation de la soirée, le vin aidant, il en devient « sincère » : « Et, surtout, j’étais sincère ! J’allais ! J’allais !…Elle était comme grisée. Elle murmurait : « Encore ! C’est si bon ! C’est si beau ! C’est si grand ! Monsieur Bricot, parlez-moi encore des étoiles. Personne n’a parlé des étoiles comme vous…On est comme transportée. »

Le poisson rentre dans le filet, seul et heureux. « Si bien qu’à la fin sa tête est tombée sur mon épaule et qu’elle a promis de venir chez moi…Enfin, je ne sais pas si elle a peur de trop m’aimer, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle m’admire ! »

RECLAMES (2)

Il est tellement certain de l’avoir hypnotisée, qu’il lui a donnée un rendez-vous dans sa chambre loqueteuse. C’est même désormais un atout. Elle est riche, elle veut de la folie, de la poésie, elle veut sublimer cette réalité. Elle ne recherche pas un parti, elle veut du rêve. « Cette grande dame qui a un hôtel rue de la Faisanderie, des automobiles, des larbins, des perles et des zibelines. C’est la Marchesa d’Amaëgui qui vient rendre visite à son poète. »

Entre temps, les deux amis sortent et Suzanne arrive. Le moindre petit écrit qu’elle trouve la transporte. Elle est aux anges. Tous ces mots transforment le réel en quelque chose de magnifique  et de luxuriant : « Exquis ! Quel mystère ! Magnifique ! Splendide ! La mouche en feu…Et je comprends tout ! C’est un cri qui sent le cuir…en y réfléchissant…l’acajou est si bien ciré que les cols de cygne semblent incendiés quand il y a du soleil…Je comprends tout ! C’est merveilleux ! Merveilleux ! »

RECLAMES (3)

Elle se cache derrière un rideau, avec des petits trous, « il y a des trous pour voir, qu’on dirait faits exprès »,  afin de faire une surprise à son poète. Malheureusement, celui-ci, à son retour, montre sa vraie nature, grossière et intéressé. « Le menu de monsieur : Fromage de tête…Roquefort. (Lisant la bouteille) ‘Château des ducs d’Annonay’, poil au nez ! Mazette ! Tu te soignes, Eugène ! Cher monsieur, mettez –vous donc à votre aise…On transpire chez vous, madame la duchesse ! Ah ! qu’on est bien!…Je tombe la veste ! Je la tombe…Une ! Deux ! Le pantalon…Ne vous gênez pas, je t’en prie…Les bretelles…zou ! Trois, les godasses…la gauche…v’lan ! (Il lance une bottine)  La droite…v’lan ! (Il l’autre et considère son orteil qui passe par la chaussette trouée.) Vous avez là, monsieur, un bien joli orteil…Oh ! le petit coquin qui prend l’air ! (Il l’agite dans la direction du rideau.) Bonjour ! Bonjour ! De toute évidence, la mère Frutte est la dernière des vaches. C’est plus sale ici que quand elle est entrée. (Il se campe devant la petite glace) Joli garçon ! Vieille chanson :  « Elle disait Qu’elle venait De la messe et du sermon. C’était pas vrai, Elle venait, De se fair’ chatouiller l’menton !Ton ton taine, ton ton ton »  (Il s’approche de la glace) Ton, ton, taine…un gros bouton ! Mais tu as de l’acné, mon chéri…  « Lacné, ton doux regard se voile » (Il presse sur le bouton.) Envoyé ! A pu d’bouton, le p’tit coco. (Il prend la pose et annonce successivement : les jambes écartées et croisant les bras.) L’Arlequin du Saint Marceaux. (La main sur la garde d’une épée imaginaire.) Le mignon Henri III. (Sombre et le poing au menton.) Charles-Quint devant le tombeau de Charlemagne ! Je vas me foutre à poils, tonnerre de bonsoir ! »

RECLAMES (5)

Il se met à sa table de travail, Suzanne toujours épiant derrière le rideau, de plus en plus étonnée, effrayée. La poésie sera tout autant martyrisée. « Et maintenant, au travail…Qui c’est qui va fumer une bonne pipe ? C’est kiki ! Au travail !…A moi le système breveté !…Le dictionnaire, le coupe-papier. (Il prend le coupe-papier et l’envoie au hasard dans les feuillets d’un dictionnaire.) P. Pouzzolane ! terre volcanique rougeâtre que l’on rencontre près de Pouzzole, en Italie…Bon ! (Il refait la même opération.) T. Thermal… Ah ! Pouzzolane ! Souvenir thermal….Le gaz de ton tonneau thermal, Pouzzolane ! Et puis, crotte…Crotte…et recrotte ! … « 

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol 1922

Quand il voit le rideau bougé, comprenant qu’une personne se trouve chez lui, il se montre peureux et lâche : « Sortez d’ici, s’il vous plaît…Halte ! Hand up ! Je me rends ! Prenez tout ce que vous voudrez ! » C’est Suzanne qui se découvre et qui le rassure, « N’ayez pas peur ! …Ce n’est que moi ! »

Suzanne a donc vu le véritable Eugène, faux et lâche. Suzanne  semble perdue pour lui. Pourra-t-il la récupérer ?  C’est l’enjeu de la pièce. Comment, à ce point de déchéance devant l’être convoité, pourra-t-il remonter la pente ? 

D’abord, il fait le point sur lui, ce qu’il est réellement. Il fait le détail de tous ses défauts. Il prend le parti de la transparence. Il va ainsi l’attendrir. « J’aurais voulu paraître devant vous beau, élégant, idyllique…et je vous ai offert ça ! Mes chansons…ce déshabillé de cocu…de cocu de vaudeville…ma pauvre gueule…la pauvre gueule qu’on fait quand on se croit seul et que tout de même on n’est pas expressément heureux…Vous m’avez vu manger avec mes doigts comme un porc, boire à même le litre, comme  un routier…J’ai démonté devant vous le mécanisme de mon petit métier…Oui…je vous ai fait rentrer dans les coulisses du Guignol…Vous avez vu ce que c’était que l’inspiration : un coupe-papier et un dictionnaire…Par les trous de ce rideau, vous avez pu contempler mon orteil qui vous a fait un petit bonjour…J’ai été grotesque…Mais attendez un peu le bouquet ! Pas seulement grotesque…Lâche aussi… »Hands up ! Je me rends ! Prenez ce que vous voulez !… » Donc, grotesque, lâche,…idiot, grossier, écœurant… »

Il lui propose ensuite de tout oublier. Si lui n’est qu’un homme ordinaire, elle doit être une femme exceptionnelle, une grande âme. Elle seule peut dépasser tout ça. Elle a bien voulu dépasser la misère de l’appartement, la pauvreté de l’artiste. Pourquoi ne ferait-elle pas de même avec son âme. Il n’est pas un grand poète, soit ! Mais elle est une grande Dame. «Jje vous demande de faire l’effort le plus énorme, le plus magnifique qu’une femme déçue ait jamais tenté…Je vous demande l’impossible…Ecoutez, madame, écoutez, Suzanne, je vous demande de considérer tout ça comme nul et non avenu ! »

Suzanne accepte tout, toutes les conditions d’Eugène. Il ne lui reste plus qu’à reconstruire autour de Suzanne le monde qu’elle attend. Il faut tuer cette image précédente, « Ah ! Suzanne, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi l’on représentait l’amour avec un arc et des flèches ? …C’est parce qu’il tue le ridicule…simplement… »

Et Eugène hypnotise enfin Suzanne, et comme son Ami, au début de la pièce, il devient le serpent devant le petit mulot ou l’oiselet sans réaction : « vous ne connaissez pas…, vous ne m’entendrez plus…vous ne regarderez plus…vous me verrez beau…vous me trouverez drôle…tu gronderas tout à l’heure la mère Frutte…tu te pencheras…tu me traiteras…reste avec moi et tu verras…Dis, tu veux bien rester ? (Suzanne enlève son chapeau.) Ah ! tu veux bien ! tu veux bien !… » Régis Gignoux dans Comœdia soulignait qu’ « après des fouilles précises, il suffit d’un dernier coup de pioche pour qu’une Vénus sorte de terre, nue comme la Vérité. »

Eugène a réussi. Suzanne tombe dans ses bras comme un fruit mûr. Elle ne s’appartient plus. Eugène a réussi son tour de magicien, rattraper une situation qui semblait totalement perdue, se sauver de la situation la plus ridicule et grotesque. Il a utilisé les grands moyens, mais « qu’importe le flacon… »

Jacky Lavauzelle

Henri Duvernois SEUL Théâtre du Guignol Première le 28 10 1922

Les Rôles et les acteurs lors de la première :
Eugène Bricot est joué par M Gobet
L’Ami par M Scott
Madame Hellas-Dellesponte est jouée par Madame Daurand
Madame Frutte est jouée par Mme Hellé

Texte : La Petite Illustration n°140 du 7 avril 1923