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VOLVER (Almodovar) LA MORT ET SON OMBRE

Pedro ALMODOVAR
 VOLVER  2006
La Mort et son ombre Volver Artgitato
  •    LA MORT &
    SON OMBRE
    AU COMMENCEMENT ETAIT LA FIN 

  • La caméra part en mouvement inverse, de la droite vers la gauche. Elle montre le cimetière, la mort, et le générique se déroule dans l’autre sens. Au commencement était la fin. Au commencement était le désir, el Deseo. Almodovar …Un film de Almodovar…R…E…V…L…O…V. Nous sommes dans un film qu’on rembobine. Ce sont les enfants qui s’occupent des parents ; il est donc normal que la première scène soit celle du lieu de repos éternel. Mais un repos vivant et venteux. Les femmes s’activent sur chaque tombe, aucune n’est oubliée. Le vent s’amuse à remettre les feuilles et les femmes à astiquer le lopin de terre. Chacun son rôle, un jeu de chat et de souris.  «Je m’en occupe, ça me fait du bien », « on s’prend un petit bout de terrain et on l’entretient de son vivant comme une résidence secondaire ». A ce rythme-là, Augustina « ne voit pas passer les heures au cimetière ». C’est normal nous sommes hors du temps. Dehors, les enfants jouent, pas de pleurs ni de larmes. C’est la vie.  Tout peut maintenant commencer.
  • « C’ETAIT PLUS FACILE DE JOUER LEUR JEU QUE DE DIRE LA VERITE »

Il y a ce que l’on voit. Et il y a la vérité. Il faut parfois Revoir, volver, pour savoir que ce que l’on a vu n’était qu’une illusion. Ce que l’ont voit n’est qu’apparence ou jeu. « C’était plus facile de jouer leur jeu que de dire la vérité ». Pour que la vérité soit, il faut aussi du temps, il faut qu’il ait fait son travail, c’est le temps du retour.

C’est ce qu’on ne voit pas qui fait bouger les choses et les êtres. C’est ce qui se cache qui voit vraiment, sans être vu. Les pales des éoliennes tout au long du chemin, tournent avec la puissance de « ce vent d’est qui rend les gens fous ».  Nous ne voyons pas le vent et pourtant elles tournent. Carmen Maura voyant sa fille au restaurant. Voir l’absence et ne pas voir la présence.

Le meurtre du « père » que l’on voit par terre, ensanglanté, ne nous fait ni chaud ni froid. Il y a ce sang qu’il faut éponger, modeste signe de vie de cet homme. Ni sa femme, Raimunda, ni sa « fille », qui vient de le poignarder,  ne sont vraiment désolées. Mais la mort de Tante Paula, qu’elle apprend au téléphone, la touche, « ça sert à rien de pleurer. Elle avait pris ses dispositions. Elle avait choisi son cercueil et réglé les frais d’enterrement ». La mort de la vieille tante malade harponne beaucoup plus fortement que  l’assassinat du père. D’un côté, il y a l’histoire, une vie. De l’autre rien ou pas grand-chose, un poids.

BON SANG, QU’EST-CE QU’ELLE PETAIT !

Et il y a ce que l’on sent et qui ne ment pas : le vélo d’appartement, les pets généreux de la mère, « Quelle odeur de bête!  C’est comme si maman venait de lâcher des caisses à tout va. Vous ne sentez pas. Bon sang, qu’est-ce qu’elle pétait! ».

Les mots ne servent à rien, surtout pas à comprendre. Ils sont faits pour être détournés. Le père n’est pas vraiment le père. Les amoureux morts ne sont pas ceux qu’on croit. La morte n’est pas morte. La fille n’est pas vraiment la fille, elle est aussi sa sœur. Et quand la mère se fait aide-coiffeuse d’origine russe, elle communique avec les mains, « par signes, elle comprend tout ».

Les couleurs en disent tout autant que certains mots. Elles disent les humeurs, les passions, la tristesse, le deuil. Augustina espère en ce dialogue avec l’au-delà. Son appartement est vert : les chaises, le canapé, le pull, les plantes. Il n’y a que l’herbe qu’elle fume qui n’est pas verte. Pénélope Cruz est sur des tons mauve-violet, elle est l’équilibre, la tempérance. Quand Carmen Maura revient du monde des « morts », elle se teint les cheveux blancs cadavériques. Là voilà de retour.

LES MORTS A L’AIDE DES VIVANTS

Les morts reviennent. Ils ne sont pas hostiles. Si la mère revient, c’est pour aider Tante Paula. Quand celle-ci meurt, « c’est quelqu’un ou quelque chose qui m’a prévenue. Elle serait revenue pour veiller sur sa Tante Paula. Quand mon grand-père, après son décès, est apparu à ma grand-mère, c’est qu’il avait une promesse à accomplir…et il a enfin pu retrouver sa paix éternelle et il ne s’est plus manifesté ».

  • LES FEMMES : DE LA VIE JUSQU’APRES LA MORT

Elles donnent la vie, accompagnent les mourants et s’occupent des morts. Elles veillent, « Après ce que j’ai fait à sa mère, c’est normal que je veille sur elle », « J’ai besoin de toi, maman, je me demande comment j’ai fait depuis ces années. » Elles s’engagent. Même au-delà de la mort qui n’arrête rien, surtout pas leur volonté, « même si j’étais morte, je te promets que je serais revenue ». Elles vivent entre avenir et passé. « Je venais du passé où elle-même vivait ». « Revenir, le front fané, les tempes argentées par les neiges du temps, sentir que la vie n’est qu’un souffle, que vingt ans ne sont rien».

Les exceptions : la présentatrice de télévision bien plus vulgaire que la prostituée du quartier. Mais c’est la télé. Elles sont solidaires. Elles s’entraident, habituées par l’absence des hommes. Un simple et timide espoir suffit pour relancer la machine : « et bien que l’oubli, qui tout détruit, ait tué mes vieilles illusions, je garde cachée une timide espérance qui est toute la fortune de mon cœur ». Des petits boulots, des démerdes, des échanges, des conseils. Elles creusent, déménagent entre elles, sans les hommes…

  • LES HOMMES, INCAPABLES D’ASSUMER L’AVENIR

Les hommes, eux vivent au présent. Ils n’existent presque pas. Que par légères touches, pas toujours si légères.  Le chômage n’est pas important quand le foot, le canapé et la bière sont là. Personne ne les regrette. « Il avait fait le malheur des femmes qui l’ont adoré », « Une telle monstruosité pareille sous mon toit. Incapable d’assumer ce qu’il avait fait et incapable d’assumer sa honte ». Incapable aussi de pardonner. Individualistes et égoïstes… Quand ils ne sont pas en train de violer ou de forniquer.

Bien sûr, ça doit rester entre nous, ces histoires.

Jacky Lavauzelle

ACTEURS
Pénélope Cruz : Raimunda
Carmen Maura : Irène, la mère de Raimunda et de SoleBlanca Portillo : Agustina
Lola Dueñas : Sole ou Soledad, la grande soeur de Raimunda
Yohana Cobo : Paula

 

 

MONSIEUR BROTONNEAU (1914) LE BONHEUR COMME PERIL SOCIAL

Gaston Arman de Caillavet
& Robert de Flers

Monsieur Brotonneau (1914)
Le Bonheur comme péril social

La première de Monsieur Brotonneau, comédie en trois actes, a eu lieu au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à la veille de la guerre de 1914, moins de trois mois avant l’attentat de Sarajevo. La reprise eu lieu après la guerre, en 1925, à la Comédie Française avec dans le rôle de Louise, une jeune première, Madeleine Renaud. « Mlle Madeleine Renaud, qui abordait pour la première fois un rôle important du répertoire moderne, a fait apprécier sa jeunesse, sa fraicheur et son ingénuité. » (Robert de Beauplan, La Petite Illustration, n°152) Cette pièce fut scénarisée pour le cinéma par Marcel Pagnol dans un film d’Alexander Esway, avec Raimu dans le rôle de Brotonneau et dans le rôle de Louise, une jeune première aussi, Josette Day. Et le film sortira un mois avant la seconde guerre mondiale…

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (1)

IL Y A VINGT-ANS QUE CA N’A PAS BOUGE !

Brotonneaux symbolise l’homme intègre et aveugle. Intègre dans son rapport aux valeurs, à son travail, à ses principes. « Quant à M Brotonneau, à neuf heures, mais vous savez, pas de ces neuf heures comme il y en a tant, à neuf heures précises, à neuf heures craquant, pendant que ça sonne, il arrive et il s’installe là dans ce fauteuil, et il y a vingt-huit ans que ça n’a pas bougé… » Aveugle, il est totalement incapable de voir ce qui se passe tout à côté de lui ; ni avec sa femme, Thérèse, ni à son travail, avec Louise. Il est comptable et il comptabilise tout. C’est un métronome. Être juste avant tout, pourrait-être sa devise. La vie est un long et calme fleuve, entre les nombres, les chiffres des bilans et des livres de comptes. C’est un rouage indispensable, incontesté et respecté de la banque, ce que tout le monde reconnaît. Il vit pour son entreprise en laissant filer sa vie.

UN EVENEMENT TRES GRAVE !

La découverte de l’adultère de sa femme avec son amant va introduire un bug dans ses données rangées et si bien classées, dans cette mécanique trop bien huilée. Et ce hasard, inconcevable dans le déroulement linéaire de son existence, suite à une multitude de microéléments perturbateurs, va survenir et permettre la découverte d’une nouvelle terre, d’une audace sans nom, d’une émotion terrible et rassurante : le bonheur. « Depuis vingt-huit ans que j’appartiens à la maison Herrer, c’est la première fois que je ne suis pas arrivé à mon bureau à l’heure précise et j’espérais que cela n’arriverai jamais. Vous le pensez bien, messieurs, pour bouleverser ainsi mes habitudes, il a fallu un évènement très grave… » De cet énorme traumatisme, de ce chaos va émerger une nouvelle existence lumineuse, baignée dans une absolue sérénité. Calme, bonheur et volupté  deviendront aussitôt cette nouvelle hérésie insupportable à ceux qui les entourent.

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (2)

 

 

LE BONHEUR ET RIEN D’AUTRE

La société aime l’ordre et la rigueur. Mais comment l’ordre bienheureux dans lequel vit Brotonneau peut-il donc faire peur et inquiéter la société ? Son  bonheur, peut-il devenir un poison puissant capable de renverser l’ordre établi et ce qu’il loge en son sein d’hypocrisie ? Le bonheur de Brotonneau est alors révolutionnaire. Lui seul ne s’en doute pas. Qu’ai-je fait de mal ? Semble-t-il susurrer. Paul Eluard disait qu’ «il ne faut pas de tout pour faire un monde ; il faut du bonheur et rien d’autre. » Ce bonheur est fondamentalement égoïste, il se suffit à lui-même. Il libère toutefois sa créativité et la satisfaction avec des choses modestes et non marchandes. Il dit le vrai et n’a pas besoin de subterfuges, de tromperies et de faux-semblants. La société n’y survivrait pas. Plus besoin de se cacher, de créer de coûteux stratagèmes. C’est l’épanouissement individuel. La reprise au pas de la société ne se fera pas attendre. Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (3)

UNE PARTIE DES BEAUTES DU MONDE

Le péché est dans l’acte vertueux de Monsieur Brotonneau. Il effraie les autres par sa passion partagée, qui le bannisse  de facto du paradis bourgeois. Il a péché non contre la Morale, mais contre la morale bourgeoise du groupe. Il a goûté aux joies de la pomme, en découvrant tout ce que l’amour pouvait lui apporter d’épanouissement. Il n’a pas plongé dans la luxure, il a découvert une partie de la vérité et de la grandeur du monde. C’est trop ! Beaucoup trop !

Brotonneau est donc littéralement anormal, en dehors des autres et de leurs habitudes. Il rond le pacte social des relations bien comprises. La puissance du groupe se retourne alors contre lui, avec violence et détermination. Il courbera l’échine si souvent courbée. Les habitudes reviendront dans un ciel sans espoir.

Reprenons le déroulé de la pièce en trois actes. Le premier acte se focalise sur les conséquences de l’adultère. Dans le second, le nouveau couple se découvre avec un amour à deux, suivi d’une relation à trois. Enfin, le dernier acte, la décomposition du couple et le retour inéluctable aux habitudes, aux rancœurs et aux haines. La boucle est bouclée et les bouches ne s’ouvriront que pour pleurer et crier.  

BIEN FAIRE SON TRAVAIL

 Le premier acte montre notre monsieur Brotonneau, caissier principal à la banque Herrer, ponctuel à la minute près, incapable de commettre la moindre faute et la plus petite erreur. Ces patrons le respectent pour cette autorité qu’il a acquise depuis des années. Il est respecté de tous et aimé en cachette par Louise, « pourvu qu’il ne soit pas malade…Vous avez été encore si bon pour moi…Oui…Oui…merci, monsieur Brotonneau, merci… »

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (4)

Mais Brotonneau n’est pas heureux. Il vient de comprendre que sa femme couchait avec le baron de Berville, qui travaille dans le même bureau, sous ses ordres. Brotonneau fait la part des choses ; il reste digne et remercie même le baron pour son travail, mettant de côté les querelles privées. Le travail avant tout : « parce qu’il le méritait. On doit toujours féliciter les employés quand ils ont bien fait leur travail…C’est comme ça qu’on se les attache. »

DES ARMES ET UN CRI DE GUERRE

Même dans son analyse, Brotonneau reste froid et donne des circonstances atténuantes à sa femme : « je comprends parfaitement ce qui a séduit cette pauvre femme ! Elle est un peu vaniteuse, un peu snob, dans la mesure de ses moyens. Ainsi, dans notre maison, elle ne veut pas voir les gens qui habitent sur la cour. Un jour qu’elle m’attendait ici, en bas, je suis descendu avec M. de Berville. Je l’ai présenté. Nous l’avons invité à Dîner. Il est venu en habit, Mme Brotonneau a été étourdie. Il a parlé beaucoup, un peu bêtement comme tout le monde, mais il paraissait spirituel parce qu’il était en habit…Le lendemain, tout ça me revient peu à peu à la mémoire. Il a écrit pour remercier sur du papier avec ses armes et son cri de guerre. Moi, je n’en ai pas, qu’est-ce que j’en ferais ? »

VOUS AVEZ ETE SOUVENT AIME

Brotonneau ne peut accepter le divorce ni continuer de vivre avec sa femme sous le même toit. L’heure du choix est arrivé. « Je vais donner le choix à Madame Brotonneau…Je vais prier Madame Brotonneau de choisir entre vous et moi…Je sais que ça ne se fait pas, mais je veux le faire…Je ne me fais pas d’illusion. Il est probable que c’est vous qu’elle choisira…Vous avez été souvent aimé. Vous avez eu des histoires, des aventures, ça vous a donné l’allure de la séduction. Moi, je n’ai de prestige auprès de personne. Alors, je crois bien que c’est vous qu’elle suivra. C’est tout. Merci, Monsieur ! »

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (5)

C’EST TOUT DE MÊME UNE HISTOIRE D’AMOUR !

Et Thérèse Brotonneau choisira l’amant plutôt que le mari. Et pendant ce temps, la belle et attentionnée Louise déclare sa flamme sans plus attendre. « Oui…quand vous marchiez, là, de long en large, la tête levée…avec des gestes si dignes…si nobles…je vous trouvais, il faut me le pardonner, monsieur Brotonneau, je vous trouvais beau…ça ne fait rien, monsieur être trompé, c’est tout de même une histoire d’amour…si vous aviez du chagrin, j’en aurais aussi… »

LE BEAU TEMPS POUR TOUJOURS

Nous retrouvons dans le second acte, Brotonneau et Louise en couple heureux, trois mois plus tard. Le bonheur est complet, les deux amants baignent dans la joie et la félicité. «J’y suis bien…vous avez fait un miracle…je suis content de tout. J’ai confiance dans tout…je ne prends plus jamais mon parapluie. Je crois toujours qu’il fera beau temps. Je vous assure, être aimé, c’est fantastique…Oui, c’est fantastique…J’ai retrouvé mes vingt ans…Moi aussi, j’ai retrouvé les miens. »

EN ETAT DE PECHE MORTEL

Mais revoilà, au milieu de ce bonheur impeccable, Thérèse. Une Thérèse « très fatiguée », au bout du rouleau. La belle histoire n’a duré qu’un temps. Elle veut revenir sur le choix de son compagnon de vie. Elle reconnaît que Brotonneau était la gentillesse même, et fait son mea culpa. « J’ai eu de grands torts envers toi, c’est vrai, je les reconnais…tous, tous…Veux-tu que je les énumère ? » La lune de miel a été de courte durée ; « depuis deux mois, c’est un enfer…Jamais d’histoires, jamais de scènes…lui est autoritaire, tatillon, entêté !…Il ne vous laisse pas parler. Il m’humilie tout le temps ; il ne me présente à personne et il passe ses soirées à me dire que nous sommes dans une situation fausse et que je le fais vivre en état de péché mortel…Ce matin, enfin, nous avons eu une querelle épouvantable. »

La rencontre entre Brotonneau et de Berville se passe mal, à la limite de la correction. Brotonneau ose un « Polisson ! Polisson ! » C’est dire s’il est hors de lui.

LA LOYAUTE VIS-A-VIS DE TOUT LE MONDE

Il va reprendre Thérèse sous sa protection en lui accordant de vivre sous le même toit, mais pas dans le même appartement. Brotonneau continue d’agir loyalement : « je tiens absolument à ce que tu restes. Je veux agir loyalement vis-à-vis de tout le monde. »

L’acte se termine dans cette atmosphère de grandeur d’âme, de loyauté, où Brotonneau « éprouve une satisfaction faite de sincérité et d’honnêteté… » ; Atmosphère que l’on retrouvera amplifiée dans le début du troisième et dernier acte. Nous nageons en plein bonheur. Ils s’estiment, se respectent et font attention les uns aux autres : « de bon cœur », « vous êtes vraiment gentille », « c’est que vous êtes très bienveillante pour moi », « mes compliments pour votre déjeuner », « je ne me méfie pas, j’ai confiance, je suis heureux et je n’ai peur de rien, parce que je vous aime ». Même la bonne rayonne, ravie de trouver une Thérèse moins acariâtre et plus sociable.

DEVENIR UN PERIL SOCIAL !

Mais William Herrer, un des patrons de la banque, avertit Brotonneau. Ça ne peut plus durer. Il ne peut continuer de vivre ouvertement avec deux femmes. Tout le monde a une maîtresse, c’est bien normal, mais vivre heureux avec sa femme et sa maîtresse, voilà que ça dépasse l’entendement bourgeois bienveillant. Brotonneau devient un véritable terroriste, « vous devenez une espèce de péril social. »

Brotonneau, bien entendu, ne voit pas le mal à se faire du bien et à le faire autour de lui ; il ne comprend plus rien, « Je nuis à la société parce que j’ai essayé de diminuer autour de moi la somme de peine et de souffrance ? ». Brotonneau vient de comprendre la force et l’importance des apparences sociales. Le monde est jaloux de lui, car Brotonneau vit en harmonie quelque chose que ce monde ne pourra jamais connaître. « Dans notre monde, un écart ne peut être toléré ! »

LES GENS NE VEULENT PAS QU’ON SOIT HEUREUX

Ce bonheur enlève un peu de la superbe perfection mathématique du Brotonneau du début. Il fait des erreurs comme tout le monde. Il s’est humanisé. Mais son orgueil de comptable perfectionniste en prend un coup. « Non…non…mais non, c’est impossible…Une erreur ?…moi ? …non… non… non… non… Voyons, non… »

Il faut désormais annoncer à Louise que cette communauté à trois ne peut plus perdurer. Louise comprend de suite cette pression sociale qui s’impose, qu’elle est de trop, « les gens ne veulent pas qu’on soit heureux. »

LA PRISON D’UNE VIE MONOTONE ET REGULIERE

Le constat de Brotonneau est défaitiste et désespéré : « Je n’aurais pas dû vous aimer… ou, au moins, j’aurais dû avoir la force de ne pas vous le dire. Un homme comme moi ne peut pas s’échapper de la vie monotone et régulière. » Il faut revenir dans le rang et la norme.

Il reste ce bonheur fugitif, partagé quelques journées. C’est peu et c’est déjà tellement. « Tout ce que j’ai eu de bonheur, au monde, m’est venu de vous. Alors, si vous avez du chagrin… un peu de chagrin, dites-vous ça…J’ai été bien contente… ici …bien contente… »

Voilà Brotonneau de nouveau seul avec Thérèse, comme avant. Le naturel revient vite au galop. A la fin de l’acte, Thérèse s’en prend violemment à la bonne et remontre sa nature autoritaire : « Vous pourriez faire attention, tout de même, à fermer votre porte. C’est toujours la même chose ! … Je vous prie de vous taire et de ne pas parler sur ce ton-là. » Revoilà un couple bourgeois ordinaire comme les autres aiment, fait de rancœur et de haine.

Le reste d’humanité est là. « L’orgue de  Barbarie se remet à jouer dans la cour l’air des ‘Petits paniers’ qu’il joua au second acte. Brotonneau, les yeux fixés devant lui, les mains appuyés sur les genoux, pleure silencieusement. Le rideau tombe lentement. »

Jacky Lavauzelle

 

Textes et photos dans la Petite Illustration n°152 du 7 juillet 1923

LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRES LA PLUIE – Les limites de l’ambition

Kenji MIZOGUCHI                                 溝口 健二

Kenji Mizoguchi

LES CONTES DE LA LUNE VAGUE

APRES LA PLUIE

雨月物語

1953

Les Limites

de l’Ambition

  « Un manche à la lune : quel bel éventail ! » (attribué à Yamazaki Sôkan, XVIème)

  • POUR UNE PRIERE A BOUDDHA

 GENJIRO (Mazayuki MORI) Il travaille la terre, le meilleur de la terre. Il ne la retourne pas comme Tobeï, le paysan. Il l’élève, et la sort de la terre. Il la sculpte. La malaxe et lui donne forme. La trempe. La durcit au feu vif du four. Elle change de couleur et égaie la vie de tous les jours. La poterie c’est l’utérus, la matrice. La sensualité. L’homme a une action quasi-divine pour transformer, pour donner forme, et sculpter la matière. Lui donner vie. Il sera donc sensitif, amoureux de l’art, amoureux des formes. Il se laissera tomber dans les filets du fantôme Wakasa. C’est elle qui lui demande de ne pas gâcher son talent en restant dans son village : « N’enterrez pas votre talent dans un petit village. Enrichissez-le, plus pleinement et plus profondément ». Pour déterrer, il faut donc aller vers le profond, donc vers le bas, vers la source du mal.

 « Le pivert Cherche des arbres morts Pendant que les cerisiers sont en fleurs » (Naitô Jôsô, XVIIème)  

  •  « J’EN AI ASSEZ DE LA MISERE »

TOBEÏ (Sakae OZAWA), lui aussi travaille la terre. Mais avec de la peine et de la souffrance. La terre, il la retourne juste, tellement celle-ci est lourde. « J’en ai assez de la misère ! ». Il est rustre et d’un seul bloc. Une idée en tête : devenir Samouraï. Cette obsession passera par l’armure et la lance. Le mensonge et la vanité. Il veut s’élever. Sortir les pieds de cette terre, de ce fardeau. Dans ce monde de guerre, le Samouraï est l’homme important, reconnu, craint. Lui passe sa vie à se cacher des puissants, à courber l’échine, que cette terre lui fait plier un peu plus chaque jour.

« Voici les premières neiges. Qui pourrait vouloir Rester à la maison » (Enomoto Kikaku, XVIIème)

« LA PLUS BELLE DES SOIES CHOISIES SE FANE…ET SE DETRUIT »

WAKASA (Machiko KYO), elle, vient de la terre. Elle est de retour. Elle n’a pas été fertilisée. C’est la Mort. C’est une plante sèche, comme celles qui entourent le Manoir Katsuki. Genjiro devra donc la fertiliser de sa semence d’artiste. « Wakasa avait quitté ce monde…avant d’avoir pu jouir de la vie. J’ai eu pitié d’elle. J’ai voulu qu’elle connaisse les plaisirs d’une femme…l’ardent amour de la jeunesse. Je l’ai fait sortir de sa tombe et je l’ai ramenée sur terre. Et nous avons trouvé en vous, l’homme qu’elle a épousé par amour. Maintenant, elle profite des joies de la vie » nous dit sa nourrice. C’est la dame de pique, la mauvaise femme, séparée du monde, seule.

« Sous la lune brillante, Je rentre chez moi en compagnie De mon ombre » (Yamaguchi Sodô, XVI et XVIIème)

MIYAGI, LA DAME DE CŒUR

 MIYAGI (Kinuyo TANAKA), la femme de Genjiro. La Mère. C’est la dame de cœur, bonne et bienveillante. « Arrête-toi ! » « S’il t’arrivait quelque chose ! » « Mais la vie est si précieuse » « Mon seul désir est de te garder près de moi » « Je ne désire qu’une chose : travailler ensemble tous les trois. Rien d’autre ne compte » « Rentrons chez nous le danger est trop grand » « J’y vais pour te surveiller. Je t-en prie, emmène-moi ! », « Reste à la maison ». C’est la fidélité et l’épouse aimante, aimante jusqu’après sa mort. Elle est toujours là, qui veille. Genjiro, pourra revenir dans son foyer, autour d’une famille vraiment recomposée. Sa voix est là, douce et enveloppante, protectrice : « Je ne suis pas morte, mon aimé. Je suis près de toi. Ta longue route est à sa fin. Reprends ta place. Remets-toi au travail…Comme c’est joli ! T’aider est mon plus grand plaisir. J’ai hâte des les voir terminés. Les bûches sont prêtes. Il ne viendra plus de soldats pillards. Tourne tes poteries en paix. Il est arrivé bien des choses. Mais tu es devenu l’homme de mon idéal. Hélas, je ne suis plus dans le même monde que toi. Il faut se résigner. Tu dois être fatigué. Repose-toi ! ». Miyagi n’a jamais été aussi près. Sa mise en terre, n’est pas une réelle descente. Il n’y a que son corps qui repose. Le reste veille.

« Tombée de la branche, Une fleur y est retournée : C’était un papillon » (Arakida Moritake, XVIème)

  • LE SACRIFICE D’OHAMA

OHAMA (Mitsuko MITO), l’épouse de Tobeï et la sœur de Genjiro. C’est le sacrifice. Elle donnera son corps tel un sacrifice pour retrouver son mari. En se donnant, elle renonce à sa propre vie. Elle est la femme active, très différente de Miyagi. C’est elle qui mène la barque sur le lac Biwa. Pour le retrouver, elle va s’humilier. Après son viol, elle traitera ses violeurs d’« imbéciles ». Elle continue et vocifère : « Tu le vois mon malheur ? Grâce à toi, ta femme en est réduite à ça. Sois fière d’être devenu Samouraï à un tel prix, Tobeï… Grand imbécile ! ». Elle a la tête sur les épaules. Elle porte aussi de lourdes souffrances. Mais elle a un but. En retrouvant Tobeï dans une maison close, elle lui dit : « Tu es un grand homme, maintenant ! Enfin devenu le Samouraï de tes rêves ! Moi aussi, j’ai réussi. Je porte de riches kimonos, je me farde, je bois…et je couche ! Beau triomphe pour une femme. Tu dois en être heureux. Celui qui obtient la gloire fait souffrir quelqu’un. Ma chute est le prix de ton ascension ! Sois mon hôte, ce soir. Et paie-moi avec l’argent gagné par tes exploits !…Je suis une femme perdue ! A cause de toi ! Reprenons notre vie d’autrefois. Sinon, je me tuerai !… Combien de fois ai-je voulu me tuer ! Mais je voulais te voir avant. Je ne sais pourquoi. Mais je n’ai pas pu me tuer, malgré tout mon désir ! » Elle ne s’est pas suicidée, elle n’a pas tué son corps, elle l’a donné aux autres.

 « Le rude vent d’hiver S’est apaisé, Ne laissant que le bruit des flots » (Ikenishi Gonsui, XVIIème)

  • « SANS ARGENT, IL N’Y A QUE MISERES ! ».
    ET AVEC ?

La guerre est présente dès les premières images. Si on ne la voit pas, on la sent, par l’excitation des personnages et on entend les coups de feu au loin. Quand Tobeï fait une prière, c’est au dieu guerrier qu’il l’envoie, « Tu verras ! Au nom du dieu de la guerre ! J’en ai assez de la misère ! Je pars avec toi ! » En fait, c’est une opportunité cette guerre présente. Peu importe, les risques. « Sans argent, il n’y a que misères. Et l’espoir meurt ! Je veux rapporter encore plus d’argent ! Je travaillerai plus dur. Je ferai des masses de poteries ! »… « Sotte ! La guerre fait marcher le commerce. Vois ce beau bénéfice ». Et pour Tobeï, la guerre est une véritable aubaine. Dès que les soldats s’installent au village, il ne peut s’empêcher de sortir, au risque de sa vie, pour voler un bout d’armure. Les Samouraïs qui se moquent de lui dans la ville, lui demandent de revenir avec une armure et une lance. Il lui faut donc de l’argent pour les acheter au plus vite.

Les soldats dans cette guerre, volent, violent, pillent et massacres. Après le viol d’Ohama, ils lui jettent des pièces de monnaies. La femme doit être payée comme une marchandise. Elle est même moins qu’un moment de plaisir, elle est quelque chose qu’ils consomment comme pour un saké au bar. Ils en ont envie, ils prennent et payent. On en parle plus.

  • « COMME DES OISEAUX ENGLUES »

Les femmes ne sont pas considérées comme des êtres humains à part entière. Elles dépendent d’un homme, garant de leur vie. Dès qu’Ohama perd de vue Tobeï, elle s’écarte de la ville, du centre, donc de la normalité. Elle peut donc être prise et soudoyée. Quand Tobeï laisse sa femme au village, c’est surtout pour Genitchi, leur enfant : « Non ! Les soldats sont sans pitié pour les femmes. Et puis qui garderait Genitchi, notre fils ! ». Ohama et Miyagi supplient les soldats « Epargnez nos hommes ou nous mourrons de faim !». Elles sont là pour égayer la vie des militaires, « Venez voir les jolies filles qui veulent vous amuser ! ».

 Le beau, lui-même, est donné aux femmes pour le plaisir de l’homme. Le kimono attire le regard de l’homme et le fait fantasmer. Ce n’est pas la femme, c’est la parure, le paraître. Un kimono très beau, peut se contempler seul, la femme est secondaire « C’est bien trop beau pour votre femme ! » souligne naturellement le vendeur.

L’amour est aussi possession.
On aime que ce que l’on possède. L’argent est aimé, adoré, il doit donc être possédé. D’où des ambitions démesurées qui les poussent à partir plus loin, plus longtemps et à affronter des dangers auxquels ils ne sont pas préparés. «L’ambition comme l’océan doit être sans limites » (Tobeï). Ohama ne pouvait se tuer, lier à son amour. Malgré les apparences, c’est Tobeï qui la possède. Elle n’a même pas de prise sur sa vie. Elle est liée à jamais à son mari. Quand Genjiro est sous le charme de Wakasa, celle-ci exige qu’il se donne tout entier, qu’il n’existe plus que pour elle : « Tu me prends pour un mauvais ange, n’est-ce pas ? Qu’importe…Tu es à moi ! Désormais, tu m’obéiras en tout et tu seras à ma dévotion ».

La terre enfin soumet toutes et tous …
…et a le dernier mot. Du paysan au Samouraï, en passant par le potier. On croit la soumettre et la posséder, mais à son tour, elle nous enveloppe. « Comme des oiseaux englués, Nous sommes attachés à cette terre Car nous ne savons où aller…D’agir à votre fantaisie Comme ceci ou comme cela, Il ne saurait être question » (Yamanoue no Okura, VIIIème)

Jacky Lavauzelle

DEDEE D’ANVERS (Allégret) UNE LUMIERE DANS LA BRUME

Yves ALLEGRET

Yves Allegret Portrait CompoDédée d’Anvers
(1948)

Une lumière dans la brume
La brume d’Anvers est un amas d’âmes en errance et en suspend entre l’enfer et l’enfer. Les personnages de Dédée d’Anvers sont dans ce purgatoire dans l’attente que les portes de l’Enfer saturé s’ouvrent. Anvers est déserté par les dieux. Abandonné. La ville est la ville du gris. De ce gris blanchâtre et délavé qui inonde les nuits comme les jours.

Cette brume empêche la visibilité des cœurs. Les ombres, sombres et opaques, règnent. Mais, au loin, passe un navire avec deux phares qui transpercent l’épaisseur humide et glacée, ce sont les yeux de Francesco.

J’AIME VOIR LES HOMMES SE BATTRE
Cette brume rend invisible l’horizon. Les êtres ne se projettent plus dans cet horizon bouché. Ils vivent. Les seuls lieux de vie sont les quais, où les hommes attendent, les bars, où les hommes consomment en attendant et les rues, où les hommes se battent en attendant (Dédée à son client : « C’est rien, c’est une bagarre !»). Ces hommes qu’elle juge froidement : « J’aime bien voir les hommes se battre. Ils ne se font jamais assez mal … – Vous avez peur ? – Non, je les aime trop, ça revient au même …Qu’est-ce qu’ils leur mettent, encore pire que la dernière fois. J’aurai pas voulu rater ça pour un million…. »

La brume fait écran à travers l’écran. Les faibles lumières reviennent sur des êtres ternes et saouls.

UN LIEU SI LOIN DU CIEL
Le film s’ouvre sur ces êtres comme dans le troisième chant de l’Enfer de Dante : « Per me si va ne la città dolente, Per me si va ne l’etterno dolore, per me si va tra la perduta gente ». Les gens perdus ont, pour le moment, trouver un havre de paix, d’alcool et de fille faciles, le bar de Dédée. Des gens perdus dans un lieu obscur, bas et si loin du ciel qu’il enferme toutes choses (Dante, Enfer, Chant IX) : « Quell’e ‘l piu basso loco e ‘l piu oscuro, E ‘l piu lontan  dal ciel che tutto gira …Questa palude che ‘l gran puzzo spira …»

UNE TENDRESSE POUR DIGERER
Dédée (Simone Signoret) est dans son élément, au bassin, au milieu des marins en attente, « si ça t’fais plaisir, faut pas t’gêner. »  La « petite tendresse » de son mac à Dédée pour le faire digérér. Mais elle a la « tête dure » et il compte bien la «bosseler ». Dédée est la beauté libre au sens kantien du terme. Elle est ‘soumise’ à René, mais en vérité elle reste indépendante de tout lien à un quelconque intérêt sensuel ou moral. Le lundi, elle a son client régulier. Après le repas, elle donne son moment de tendresse à René pour qu’il digère, le matin, elle fait la tournée des quais et déambule devant les marins excités, qu’elle retrouvera certainement le soir venu. Elle perdra cette beauté kantienne, libre de tout intérêt, en tombant amoureuse du ténébreux Francisco pour lui devenir dépendante. Elle ne se déterminera plus que par rapport à lui. Elle ne supportera plus cette ville glauque et triste. Ce Marco, gluant et venimeux.

Elle est le présent. L’éternel présent. Le passé ne vaut rien, ne compte pour rien. Tous ses clients sont les plus beaux, « c’était bien, on ne m’a jamais fait ça avant ! » Dédée est à elle-même suffisante jusqu’à sa rencontre.

Le film se structure sur plusieurs trios. Trois temporalités, trois hommes, trois points lumineux où l’espoir revit.

C’EST POUR TON BIEN QUE JE SUIS DUR
Trois hommes. Mi mac, mi portier du bar, Marco (Marcel Dalio) qui joue au méchant et qui se regarde dans la glace avec son pistolet. Le passé. Celui qui la sortit de Toulon pour la prostituer à Anvers. Il est la laideur ou la beauté dans le sens d’Hippias, dans l’Hippias majeur de Platon, celui qui accomplit bien sa fonction. « C’est pour ton bien que je suis dur ! » Et lui, Marco, n’y déroge jamais. Il accomplit sa fonction d’imbécile, de crétin et de lâche jusqu’au bout. En ce sens, il est la perfection-même. Il est le corrupteur. Il salit tout ce qu’il touche. Et il fait peur par sa méchancheté et sa vilénie. Comme lui dit René, sarcastique : « T’es très intelligent ! »

Monsieur René (Bernard Blier), le patron. Figure tutélaire et protectrice. Le présent. Quand il est là, Dédée ne risque rien. « Je sais le calmer. » René à Marco : « Si je te garde ici, c’est pour garder Dédée. »Mais avant et après, elle dérouille avec Marco.

ON POURRAIT ATTENDRE ENCORE UN PEU
Francesco (Marcello Pagliero), le trafiquant italien. L’aventure, l’amour passion et l’ouverture vers le monde. Le poète qui, à la nuit tombée, récite des textes italiens, sans les lui traduire, « ça ne te regarde pas. » C’est beau dans la nuit. « Je n’imaginais pas que c’était possible à ce point-là. » C’est un futur de voyages et de découvertes pour Dédée qui en tombe amoureuse. Dans leur première rencontre ces deux temps s’opposent. Elle, impatiente. Lui, dans le plaisir de l’attente. « –Dis ! Tu te décides ! Qu’est-ce que t’attends ? Qu’il pleuve ? – Non, j’attends deux heures du matin. – T’attends quoi ? – J’attends deux heures, j’ai quelqu’un à voir.  – Et c’est pour attendre deux heures du matin que tu m’as amenée ici ? – Ben oui. Qu’est-ce que tu croyais ?… » Cet homme est différent. Le sourire de Dédée parle : « T’es sûr que t’es pas en avance ? On pourrait attendre encore un peu ? » Francesco voulait seulement « entendre parler une femme ». Dédée est conquise. Les mots d’amour sont durs à dire, « je ne peux pas dire ces mots-là ! » Mais ce sont les yeux qui parlent. Et les odeurs… « ça sent toi! »…

Il y a l’unité de lieu. Anvers en est le centre, le présent. Mais deux autres villes sont évoquées. La ville d’où vient Dédée, Toulon, la ville de sa jeunesse, morte à jamais, le soleil, la méditerranée. Et la ville du futur : Hambourg, celle qui attire. Tous les marins vont à Hambourg, constate amèrement René. L’avenir du cloaque est compté. Anvers est une ville qui se meure.

Mais il y a trois lumières. Celle du bar où les hommes se replient et se brûlent comme des mouches sur une lampe. Mais l’espace d’un instant, ces hommes retrouvent de la chaleur. Il y a la lumière de Dédée dans la ville qu’elle illumine de son passage. Dédée qui illumine le bar de sa présence. Et les yeux de Fransesco qui illuminent le cœur de Dédée.

REVOIR LES ETOILES
Il y a trois femmes aussi. Trois en une, Dédée. La petite fille de Toulon jusqu’à celle qui partira malgré la mort de Francesco. En emportant un peu des brumes épaisses d’Anvers. Il y a quand même une figure féminine touchante, c’est l’entraîneuse maternelle Germaine (Jane Marken) : « Je te parle comme une mère ! »

« E quindi uscimmo a riveder la stelle » (Enfer, Chant XXXIV, dernier vers). Dédée, peut enfin revoir, elle aussi, les étoiles.

Jacky Lavauzelle

LOVECRAFT : LISA BOUDET-VALETTE DANS LES COULISSES DE L’AU-DELA

LOVECRAFT

Récits macabres et fantastiques
(d’après l’oeuvre de Lovecraft)

(Théâtre Le Fil à Plomb – Toulouse)lisa Boudet Valette Hégérie Lovecraftienne Récits Macabres et Fantastiques



LISA BOUDET-VALETTE dans
les coulisses de l’au-delà

 Vous ne viendrez pas voir une pièce de théâtre, quand vous verrez les Récits Macabres et Fantastiques. Vous viendrez, comme pour une initiation ou une invitation au voyage, vivre une expérience unique dans la brume temporelle lovecraftienne, à travers vos peurs et vos désirs les plus enfouis.



NE PLUS VIVRE LE MONDE TEL QU’ON LE CONNAÎT
D’emblée, dans la pièce Récits Macabres et Fantastiques, d’après les romans de Lovecraft, la notion élastique du temps, non linéaire du temps empli autant le spectacle que les spectateurs. Cette notion floue sans les repères habituels et dont les trois éléments, le passé, le présent et le futur, s’interpénètrent sur trois histoires en harmonie. Comme dans le Livre noir, les thématiques temporels sont là : « Le moment présent n’est qu’un point isolé dans une infinité grise et sans forme » (Le Livre noir, Ed. Pocket, trad. ) « Par la suite je ne vis jamais plus le monde tel que je l’avais connu. Mêlés à la scène précédente, il y avait toujours un peu de passé ou un peu de l’avenir ».




recits macabres et fantastiques d'après LOVECRAFT

 

UNE ACTRICE LOVECRAFTIENNE PAR EXCELLENCE
Sûrement de tous les acteurs actuels, Lisa Boudet-Valette est une des rares à pouvoir nous faire monter à bord du vaisseau avec cette ironie et cette harmonie d’interprétation. Une des rares à nous amener dans les coulisses de la mort et de l’au-delà. Le visage blanc, mortuaire. Les trois intrigues, Le Cauchemar d’Innsmouth, La Maison de la sorcière et Les Chats d’Ulthar, nous enveloppent de leurs forces surnaturelles et redoutablement macabres. Chaque cri, chaque pas sont accompagnés par les dysharmonies mélodiques et tranchantes de Simon Kastelnik. Une partition dans l’esprit de l’au-delà qui souligne et renforce les respirations haletantes, craquantes, qui plongent dans le profond de la chair, dans un camaïeu de viscères.

UN SON QUI TRANSPERCE LE REEL
Ce que donne Kastelnik n’est pas du son mais de la forme. Comme des vibrations maléfiques qui épaississaient le noir de la salle et les expressions du plaisir de la délectation macabre de l’actrice. Le son a son histoire ; il emporte en lui l’éternelle malédiction qui saupoudre la pièce.  

Les repères qui initialement sont connus et marqués, une date, une route, un village, glissent, petit à petit, dans une extrême confusion. Nous sommes dans la cassure de la limite. La limite de l’âge, dans le Cauchemar d’Innsmouth, le jeune homme va fêter sa majorité dans la Nouvelle-Angleterre. Notre héros passe les lignes de démarcation et des frontières, du monde humain au monde animal, puis du monde animal au monde végétal pour finir avec le monde aquatique. Une limite entre la raison et la folie. Entre la réalité et les rêves. Une trace de sang pour signifier que le rêve n’était pas qu’une simple illusion.



LA DECOUVERTE TOUJOURS PLUS FORTE DE L’ETRANGE ET DE L’INCONNU
Lisa Boudet-Valette plonge et nous plonge d’un territoire à l’autre. En respiration rapide, en espace clos. Lisa est toujours sur la ligne, sur la corde endiablée et ensorcelée. Sur la frontière. Là où le plaisir de la découverte de l’étrange et de l’inconnu se montre toujours plus fort. Plus vrai. Elle est le lien entre ces personnages abandonnés de tous, recroquevillés dans leur monde. Si différents et pourtant si proches de nous. Parmi ces gens hors monde, notre actrice nous les dépeint réels, vraisemblables. Le lit de l’hôtel, une civière de la morgue, recrée par son regard et sa présence la chambre, l’hôtel, le village et le drame.

Il n’y a nulle immoralité mais une moralité d’un autre monde, d’un autre pays ou d’un autre continent. Il y a juste la voix sobre qui nous conduit au moment présent. Ce sont les autres, les yeux des autres ou de cette glace qui indiquent et soulignent une métamorphose. Un portrait d’un aïeul, étrange et étranger depuis tant d’années, et devenus si familier.

Le retour des expériences fait que le monde connu d’avant s’est lui-même transformé. Car le protagoniste n’est plus le même. Il a pris de cette histoire et en fait partie intégralement. Il est l’histoire vécue dans la chair.

Le Cauchemar d’Innsmouth
Deux lumières, comme deux yeux glauques, sont pendues dans le noir de la salle. La voix qui nous parle vient de derrière nous, d’outre-tombe, aux relents glaciaux, un rien mécanique, inhumaine ; une voix qui vient de loin et qui en a vu, qui a vu maintes et maintes catastrophes. Nous revenons au 16 juillet 1927. Une enquête, une action gouvernementale. La voix nous rappelle l’histoire inquiétante que les percussions soulignent. Un jeune homme fête sa majorité dans la Nouvelle-Angleterre. Une ville attire la répugnance de tous : Innsmouth. Rien de tel pour attirer notre jeune homme à la découverte de la vie et des extrêmes. Le geste est précis, calibré. Impeccable. La voix est devenue velouté quand un sourire plisse les lèvres d’une nouvelle Joconde énigmatique. L’excitation montra crescendo jusqu’à Innsmouth, avec une traversée par bus chaotique au son des cymbales, des scies, du xylophone et des marteaux.




La Maison de la sorcière
« Les rêves de Guillman étaient, en général, des plongées à travers des abîmes infinis de crépuscules indiciblement colorés … des abîmes dont les propriétés physiques et gravitationnelles comme les relations avec sa propre essence échappaient à toute tentative d’explication…»

Les Chats d’Ulthar

« On dit qu’à Ulthar, nul n’a le droit de tuer un chat ; le chat est un animal mystérieux, familier des choses étranges que les hommes ne peuvent pas déceler. Il est l’âme de l’ancienne Egypte, l’héritier de la séculaire et sinistre Afrique… » A Ulthar, un couple âgé prend plaisir à tuer les chats des voisins…

Dans ce triptyque riche d’expériences lovecraftienne, Lisa et les sonorités de Simon nous font vivre la douce et amère beauté du drame dans ces mondes troubles et inquiétants. C’est la curiosité qui pousse nos personnages à nous plonger dans des raccourcis vers l’inquiétude et l’effroi. Mais comme le chat, nous rebondissons de peur en peur, étonné encore que déjà le rideau se lève.

Nous n’aurons plus qu’à revenir …et en attendant relire encore et encore les nouvelles de lovecraft, pour patienter.

Jacky Lavauzelle

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Récits macabres et fantastiques

Mise en scène d’Ivan Herisson, d’après des textes de LOVECRAFT

Création musicale de Simon Kastelnik
avec Lisa Boudet-Valette & Simon Kastelnik

 

L’INCOMPRIS (INCOMPRESO) : PAR-DESSUS LA MORT

LUIGI COMENCINI
L’INCOMPRIS – INCOMPRESO
1966

L'Incompris Incompreso Luigi Comencini 1966 Artgitato

PAR-DESSUS
LA MORT

La voiture noire qui pénètre dans la cour du château est lourde d’un secret. La caméra la contourne comme étrangère, apeurée pour en attraper, pour en comprendre des bribes. Être à l’affût. Quel est ce terrible mystère que gardent ces deux hommes à l’arrière. La caméra se rapproche et se fixe sur un homme, sir Duncombe,  Anthony Quayle. Sa femme vient de mourir. L’homme est abattu.

IL EST COMME SA MERE
Le silence doit être gardé afin de préserver, croit-il, ses enfants. « Ils ne sont au courant de rien. Il faudra pourtant que je le dise à Jonathan (Stefano Colagrande). Il peut comprendre et il doit savoir la vérité. Je ne sais comment je lui dirais, mais il faut que j’en trouve la force. Matthew (Simone Giannozzi),lui, nous essaierons de le distraire. Il est encore si jeune, il croit qu’elle est partie, qu’elle est en voyage… Matthew est un enfant si jeune, si délicat et si fragile, il a besoin de soins et de tendresse. Il est comme sa mère… » Mais celui qui montre sa fragilité, c‘est Duncombe lui-même, malgré son titre, malgré sa fonction de consul. Il pleure. Il est brisé et il comprend que la tâche qui lui incombe sera difficile, voire douloureuse. Comment dire l’indicible. Il l’a profondément aimée, lui aussi.

« Entendant des sanglots, je poussai cette porte
Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte
Sur le grabat gisait le cadavre hagard ;
C’était déjà la tombe et déjà le fantôme.
 »

(Victor Hugo, Les Contemplations, XVII, Chose vue un jour de printemps)

ENTRE DEUX EAUX
Le film partira sur cette relation quadripartite entre le père, trop souvent absent par son travail, la mère, décédée précocement, et ses deux enfants, Jonathan et Matthew. Comencini par touches évoque les blessures, les fêlures, les attentes et les désirs. Il prend les yeux de l’enfant et de l’enfance. A cette hauteur où les rêves sont possibles et les désillusions aussi. Il prend la peau de Jonathan entre deux âges. Fort de ses envies et de ce bouillonnement. Faible de ne pas tout comprendre du monde des adultes. Il est entre deux eaux et, pour cela, se sent si bien pendu dans les airs au-dessus de l’étang.

L’ENFER, C’EST L’ABSENCE ETERNELLE
Comencini nous parle de l’absence de la mère. Cette origine qui n’est plus. Comment parler de ce qui nous lie, de ce qui englobe la famille et qui n’est plus ? « L’enfer c’est l’absence éternelle » (Victor Hugo, Hors de la terre).  Que dire de l’absence éternelle maternelle ? Tout s’écroule. Comment ne pas sombrer ? A quoi se raccrocher ? Une autre histoire reste à écrire. Le cadre est solide socialement. Les enfants ont tout : jeux, gouvernantes (dont la superbe Adriana Facchetti), l’argent, l’espace. Mais il manque l’essentiel : une véritable présence. Seulement une simple présence.

TROP GRAND ET TROP FROID
Car ici tout est grand, immense aux yeux d’enfants si jeunes,  et tout nous rappelle le passé, proche ou lointain. Florence, l’éternelle, le château, l’immensité des pièces et du jardin. Il manque la chaleur. Les pièces sont trop froides, comme le jardin trop soigné. Comment rendre le tout humain, vivable, chaleureux. Des gouvernantes se succèdent afin de rendre un peu d’une présence maternelle, sans succès.

ELLE ETAIT COMME CA
La présence de la mère est partout pourtant. Mais elle s’estompe. Le temps fait son affaire, irrémédiablement. « –Tu ne t’en souviens pas ? (Jonathan) – Plus tellement, et maintenant moins qu’avant ! (Matthew) – Tu te rappelles bien le portrait d’elle qui était dans le salon ? – Oui ! – L’été, elle était comme ça. L’hiver, elle était plus pâle. Mais quand elle courait, elle avait les joues toutes rouges, et elle riait. – ça je me rappelle quand elle riait ! – Elle était toujours très gaie ; elle trichait quand elle jouait aux cartes avec papa… »

NE PAS TOMBER
Jonathan, lui a trouvé des précieuses reliques maternelles : Il reste un brin de voix sur un magnétophone conservé comme une relique, la chambre de la mère, véritable ventre maternelle, le tableau de la chambre, un papier de sa main dans l’armoire à pharmacie, « Andrea, Non toccare, la mamma. » Ce sont autant de galets qu’il pose pour retarder le grand oubli. Il s’accroche à eux comme il s’accroche à la branche. Pour ne pas tomber. Pour avancer.

 « A vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés par le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.
Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu’aujourd’hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s’est enfui ! 
»

(Victor Hugo, Les Contemplations, Livre Quatrième, Trois ans après)

La nuit tombe sur Jonathan qui recherche cet autre ange. Il veut se rapprocher de ce père si statuaire et fort. Mais toutes ses tentatives se retournent contre lui. La raison à son jeune frère qui le colle comme une mère. Il n’a plus que lui. Quand Jonathan est puni par sa faute, il ne lui en veut pas. Il continue à le porter sur son dos, sur son vélo.

Incompris par son père, il imagine une nouvelle action qui le fera remonter dans son estime, une nouvelle preuve d’amour. A chaque fois, elles finiront en catastrophe. Il doit être plus responsable, mais ce n’est qu’un enfant. Il s’il se réfugie dans la chambre maternelle pour son moment d’intimité, il court vers l’étang afin de se prouver à lui-même qu’il existe. La branche qui se couche sur l’eau crante son évolution vers le statut d’homme. Pendu entre le ciel et l’eau, il avance sur son « audaciomètre ». Toujours un peu plus loin. Un craquement. Puis deux. Puis trois…Jusqu’à la chute que le poids de son jeune frère accélère. Au craquement de la branche celui des vertèbres, puis les certitudes de son père.

IL FAUT APPRENDRE A PERDRE
Il reconnaîtra ses erreurs. Derrière des airs de guerriers et de bagarreurs, Jonathan n’est pas un enfant fragile, c’est un enfant simplement. Il ne comprend pas l’injustice et l’incompréhension des grands. Comme dans le tournoi de judo, où la présence du père fait perdre l’enfant décontenancé. « – Tu m’avais dit que tu ne viendrais sans doute pas, alors je ne t’attendais plus, mais quand je t’ai vu dans la salle, j’étais surpris… – ça t’ennuie donc tellement d’avoir été vaincu ?…Il faut aussi apprendre à perdre. Tu prendras ta revanche une autre fois, quand je ne serai pas là pour te faire perdre. » Il est dérouté sans savoir comment faire le bien, comme le cadeau acheté à Florence qui tourne au drame ou le lavage de voiture où son jeune frère attrape froid.

Le seul qui le comprend vraiment est l’oncle William (John Sharp) ; Derrière une apparente rigueur, il lit toute la complexité du jeune enfant et son désarroi. Jonathan aime profondément son père, il l’idéalise, à remplir des feuilles du seul mot de papa. La caméra passe du regard de cet oncle, qui « n’aime pas les enfants », et pour qui « le droit de cuite de chacun est sacré ! », ours mal léché, à Jonathan qui déambule dans le cimetière en connaissant l’histoire de chacun,  « tu es comme chez toi ici ». Jonathan est un enfant perdu qui cherche un maître, à la recherche de repère et de sens.

Sir Duncombe reste dans son passé, intelligent mais qui ne comprend pas les pierres que Jonathan pose sur sa route : « des bleuets encore ! Je ne comprends pas qui peut les apporter ! » Il reste dans ce passé qui le tourmente sans voir que ses enfants sont là qui l’attendent. 

Notre diplomate le comprend mais un peu tard, « j’ai commis une erreur et maintenant il me juge ! » L’audaciomètre a cédé. Le dos aussi. La vie va se retirer malgré la présence des meilleurs spécialistes. Ces premiers mots sont pour Matthew. Il tient avant tout à rassurer son père. « Je savais que c’était très dangereux. C’est une façon pour moi de me calmer les nerfs. » L’audaciomètre a rompu mais un pont s’est créé entre eux deux.

T’AIDER, AU MOINS UNE FOIS
« Je sais bien que tu n’aimes que Matthew. Toi, tu ne me prends jamais dans tes bras. » Lâche-t-il à son père abasourdi. Il veut profiter des dernières minutes avec son fils et ensemble finir la rédaction dont parle Jonathan dans le délire de la fièvre. Finir et faire ensemble quelque chose jusqu’au bout. La musique s’arrête. Les mains se tiennent. Il faut rattraper le temps perdu. « J’aurai voulu t’aider Johnny, au moins une fois. »

« Pour moi, sans aucun doute, mon meilleur ami est mon père. Bien entendu, il est beaucoup plus âgé que moi, mais ça n’a réellement aucune importance. Il est très grand et il a une force énorme ; il peut facilement me soulever d’une seule main et il parle couramment plusieurs langues. Non seulement, il est mon père, mais mon ami aussi. Notre amitié a pour base une quantité de choses. Par exemple, nous jouons fréquemment tous les deux et nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre. Lorsque ce qui m’arrive est un peu triste, il le voit et le comprend sans que j’aie eu à parler. Alors il me sert contre lui, et il me dit tendrement : … » a commencé Jonathan.

IL A FALLU TROP DE TEMPS
Et le père de continuer, avec l’accord de Jonathan : « il me sert contre lui et me dit alors : pardonne-moi, Johnny chéri, car tu sais ce n’est pas vrai que ton père t’a toujours compris. La douleur l’aveuglait à tel point qu’il n’a pas su voir que tu souffrais, et peut-être encore plus que lui. C’est bien cela ? Hein ! Il a fallu trop de temps à ton père pour le comprendre, bien trop de temps. Et cela c’est triste et impardonnable. Mais désormais nous allons être de vrais amis, parce que c’est ton père qui te le demande et il est fier de le demander, car tu es le fils que chaque père, que chaque père aimerait avoir. ».

                « Soudain l’enfant bénie, ange au regard de femme,
Dont je tenais la main et qui tenait mon âme,
Me parla, douce voix,
Et me montrant l’eau sombre et la vie âpre et brune,
Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune :
– Père, dit-elle, vois,
Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,
Ces feux jumeaux briller comme une double lampe
Qui remuerait au vent !
Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile ?
– L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile ;
Deux mondes, mon enfant ! »
                (Victor Hugo, Les Contemplations, Les Luttes et les Rêves, XXX Magnitudo Parvi)

 Jacky Lavauzelle

MOLIERE & SON OMBRE (Jacques RICHEPIN) : L’HEURE DU BILAN

Jacques RICHEPIN
20 mars 1880 – 2 septembre 1946

 

 

MOLIERE &
son ombre

 Molière et son Ombre Jean Richepin Pièce en un acte ArtgitatoPièce en un acte




1
ère au Théâtre de la Renaissance, le 9 février 1922

A l’occasion du tricentenaire de la mort de Molière
Mise en scène Cora Laparcerie-Richepin




L’Heure du bilan
 Maison de Molière. Nous sommes le 12 février 1673. C’est l’heure du bilan, à cinq jours de sa mort. L’homme est là, immense ; mais la maladie s’immisce dans ce corps et montre son visage. Déjà. La vie paraît-il défile dans les derniers instants.  Jacques Richepin s’y colle et convoque tous ces personnages devenus de véritables  monstres tutélaires incontournables. Molière, cinquante ans, à peine, évoque ses créations, ses manques, ses plaisirs, expliquent ses choix et le sens de son œuvre.



AU VOLEUR ! A L’ASSASSIN ! AU MEURTRIER !

Jacques Richepin, à travers 10 scènes, nous apporte sur la scène une grande partie de ses créatures ou de ses contemporains comme l’acteur Scaramouche. Les fantômes qui défilent devant lui et qui lui font la réplique : Monsieur Jourdain, le vaniteux et capricieux du Bourgeois gentilhomme, Trissotin, le faux savant pédant des Femmes savantes, Vadius, l’autre pédant ami et rival de Trissotin, Diafoirus et son fils, le médecin pédant et son fils que l’on veut marier à Angélique dans Le Malade imaginaire, Arnolphe, ce bourgeois qui garde Agnès ignorante afin de l’épouser dans l’Ecole des femmes, Sganarelle, bourgeois de Paris et cocu imaginaire, George Dandin le paysan ennoblit en George de la Dandinière, Scaramouche, Madame Pernelle, la mère d’Orgon qui, hypnotisée par Tartuffe, le  trouve formidable et évidemment très respectable, Tartuffe lui-même. Et ceux qui ne se déplacent pas, sont évoqués par l’Ombre de Molière : Harpagon, qui cherche encore et encore sa malheureuse cassette dans l’Avare, Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier !, Don Juan et Le Commandeur, Henriette, naturelle et enjouée, amoureuse de Clitandre dans les Femmes savantes, Angélique, l’épouse rebelle de George Dandin, Mariane, aimée d’Harpagon, elle qui préfère le fils  Cléante, Élmire, la discrète et intelligente femme du naïf Orgon dans Tartuffe…



LES PERSONNAGES CONVOQUES

Richepin amène au-devant de la scène d’abord les personnages négatifs, immoraux, pédants et fourbes, le plus souvent des hommes, pour nous apporter enfin les personnages plus positifs, entreprenants et intelligents, généralement des femmes. Celle qui lui fait la réplique pour son introspection est une autre femme, une Ombre, toujours présente, évidemment discrète, rapporteur objectif des actes de l’auteur.

La pièce débute par une Epitre dédicatoire, lettre lue par un orateur devant le rideau, au Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts de l’époque, Léon Bérard, l’homme qui rendit obligatoire l’étude du latin dès la sixième, qui répondit même à Edouard Herriot en latin dans l’hémicycle de la Chambre, pourfendeur aussi de l’esperanto. C’est pour cela que Jacques Richepin le titille dans cette Epitre : « On sait que l’éclat de votre mérite n’est point renfermé dans cette direction experte de notre docte Université, et dans cette Défense et Illustration de la langue française, fille du grec et du latin, à quoi vous vous employez avec tant de constante réussite… »

IL COMPTE SUR SON MOIS LE MOUCHEUR DE CHANDELLE



La première scène met en opposition Molière et La Grange. C’est la question de l’argent qui est au coeur, c’est le nerf de la guerre. « Comme on voit aujourd’hui la recette a baissé ! » Pour La Grange, « un grand poète comme vous, un grand esprit doit mépriser la foule ignare », foule que Molière trouve, lui, « souveraine ». L’art doit-il être au service du peuple ou de la création pure ? L’argent est un moyen, non une fin, « hélas ! l’argent, d’abord l’argent. »  Courir après le temps et peu souvent le temps de la réflexion : « Trente ans…depuis trente ans je cours après la chance ! Rêver une œuvre haute, une œuvre de beauté, travailler pour l’honneur, pour la postérité, je n’ai pas pu…Ce sont des plaisirs de gens riches ! Au jeu, Molière, au jeu ! » Une troupe, ce sont d’abord des responsabilités, des obligations qui ne sont pas seulement liées à la création et à l’inventivité, des obligations bassement matérielles, mais incontournables, il faut faire vivre tout ce monde : « des gens vivent de vous, obscurs, humbles, fidèles…Il compte sur son mois, le moucheur de chandelle ! Au travail ! Le roi dans huit jours veut un ballet. Pour le public, c’est une farce qui lui plaît. Au travail ! Les loyers sont en retard : le peintre veut son argent : il faut des cordes pour le cintre ! Ainsi poussé, traqué, torturé, tiraillé, voilà pendant trente ans comment j’ai travaillé ! » L’urgence est dans sa création. Fait partie de l’oeuvre. L’urgence, ce temps qui nous manque et qui apporte parmi les plus belles des créations de la littérature mondiale. Peut-être aussi cgrâce à cette urgence qui donne ce rythme puissant et rapide, cette vie intemporelle aux personnages.

A L’ASSAUT DES MECHANTS ET DES COQUINS

L’Ombre est ce personnage qui  donne ensuite la réplique à notre écrivain. Nous ne sommes plus dans les questions pécuniaires, mais sur la carte des partenaires. Qui sont les amis et les ennemis ? Mentir ou dire vrai ? Qui sont les victimes ? « Je crois avoir choisi justement mes victimes ; je n’ai cherché querelle et n’ai donné l’assaut qu’aux méchants, qu’aux coquins, qu’aux fourbes et aux sots…Oui, c’est un cauchemar parfois qui me poursuit ; j’entends des cris, j’entends des rires dans la nuit, des grincements de dents, des plaintes, des reproches… »

L’AVEUGLEMENT DE LA NATURE HUMAINE

Vient le temps des confrontations à partir de la scène quatre et c’est Monsieur Jourdain qui ouvre le bal. Ces personnages liés à la plume peuvent enfin avoir la réplique et demander des explications. Un Jourdain avec des œillères, et comme dirait l’Ombre : « Tel est l’aveuglement de la nature humaine ! ». Jourdain ne comprend pas ce qu’on lui reproche. La vanité n’a pas changé de rive : « Je danse à ravir ! …Je suis sublime quand je chante…et très fort, oui, très fort à l’escrime ! J’ai de l’esprit et je m’habille galamment ! Je suis un grand seigneur…un héros…un amant. » Jourdain poursuit sa nature un peu plus dans le ridicule qui depuis bien longtemps ne tue plus.




LES FINS DE MOIS DIFFICILES

Au seul nom de paiement, voici Harpagon qui déboule et occupe la quatrième scène. Toujours surexcité et obsédé par la perte de la trop fameuse cassette. « Tu dois connaître le voleur ! Valère…Mariane ou l’infâme Frosine ? Maître Jacque… ? Il boit mon argent dans ma cuisse ! » et que ces problèmes d’argent, Molière, lui aussi, ne les connaît-il pas ? « Tu te souviens des fins de mois où pour ta paye il te manquait quelques pistoles. » Molière aurait bien fait d’être plus économe, sous-entend-il. Mais l’Ombre vient à son secours : « Molière, avoir souffert par l’argent ! Tu verras que l’on n’en rira pas…Molière, on te plaindra. »

LUI, IL A TOUT APPRIS

Scène V. Arrivent, tels des chiens sur un os, Trissotin et Vadius qui veulent en découdre, « Ah ! Puissions-nous l’étrangler ! » Molière ne sait pas écrire, « il écrit comme il parle… », vulgairement. L’académisme ne peut supporter les écarts de langage. L’Ombre qui règle le jeu. Molière connaît la vraie vie, simplement : «  ce qui vous gêne en lui, c’est qu’il ait osé vivre. Car ce n’est qu’en vivant, lui, qu’il a tout appris. Il a cueilli la joie à la bouche qui rit et surpris la douleur dans les yeux pleins de larmes. La vie avec ses deuils, ses plaisirs, ses alarmes, elle est dans les héros faits de chair et de sang. Il écrit ce qu’il voit ; il écrit ce qu’il sent ; et c’est cela, malgré vos rages dérisoires, qui fera vos remords et qui fera sa gloire. »

PAR LES MOTS, AIDER LES GENS A VIVRE

Il ne manquait que les médecins que Molière a souvent bien traités. Et c’est une vision cauchemardesque pour Molière de voir débouler et Diafoirus et son fils, toujours à l’affût de la moindre saignée et du plus satanique lavement. Si Molière vend des illusions, celles-ci, contrairement à leurs médecines, « aident les gens à vivre » sans les précipiter vers l’au-delà. A Diafoirus, l’Ombre réplique : « Ce que vous leur vendez n’a pas le même prix, puisque lui fait mourir et que toi tu guéris ! »

TAIS-TOI, MOLIERE !

Scène VII, la scène des « cocus » qui demandent si Molière, à leur encontre, n’a pas de remords. L’Ombre dans cette affaire demande à Molière de la retenue : «Tu ne fus sûr de rien…Garde-toi d’en parler !…Tais-toi Molière !… Tais-toi, Molière ! » Mais l’amour est un domaine bien particulier où « quand on aime, on supporte tout, sauf l’abandon. »

JE FUS TON PREMIER MAÎTRE EN COMEDIE

La jeunesse et la formation de Molière constitue le cœur de la scène suivante avec son maître Scaramouche et tout ce qu’il lui doit : « c’est moi qui fus ton premier maître en comédie, qui t’appris comment, nez au vent, mine hardie, on marche, on saute, on danse, on couche, on s’assied, on fait le matamore, on fait le grimacier…Plus d’un tour de bâton que tu pris dans mon sac. » Tout le secret des mouvements, de la dynamique propre à la Commedia dell’arte.

DIEU SEUL RECONNAÎT LES SIENS

Madame Pernelle court derrière le fieffé Tartuffe, le faquin et l’imposteur dès l’entrée de la neuvième scène. L’une séduite et l’autre séducteur. L’un et l’autre n’ont rien à être sauvé : « Tout m’indigne en vous deux, et tout me scandalise, votre vertu bourgeoise…et sa vertu d’église.» Car pire que le jugement des hommes, il y a le jugement de Dieu : (L’Ombre) « Pour les croyants, les vrais, l’Eglise ce n’est rien, et c’est Dieu seul, là-haut, qui reconnaît les siens ! »

APAISER ET CONSOLER MOLIERE

Dans cette scène et après avoir déroulé l’ensemble des tares de sa société comme autant de niveaux dignes de la Divine Comédie, Molière et son Ombre crient : « Assez ! Assez de cet horrible cauchemar ! » Assez de ces laideurs et de ces monstres humains. « Non ! Plus ces yeux mauvais… ces visages hideux…Mon Ombre, puisqu’enfin nous voici seuls tous deux, toi qui m’as vu souffrir, qui me plains et qui m’aimes, ne trouveras-tu rien en cette heure suprême, parmi tout ce passé contre moi rassemblé pour apaiser Molière…et pour le consoler… ! » Viendrons les Henriette, Angélique, Mariane, Elise, Dorine, Toinette ou Elmire.

Le « bonheur s’achève » avec la dernière et dixième scène. De retour avec le La Grange de la première scène. Des sanglots et des rêves.

Jacky Lavauzelle

Texte : LA PETITE ILLUSTRATION n°84 du 11 février 1922
Théâtre – Nouvelle Série – N°61
Spectacle monté à l’occasion du tricentenaire de Molière
Molière était joué par Georges Colin lors de la première & l’Ombre par Cora Laparcerie
Mise en scène par Mme Cora Laparcerie-Richepin

 

 

 

 

 

PUBLILIUS SYRUS – SENTENCES SUR L’AVARICE, L’AVIDITE et L’ARGENT

PUBLILIUS SYRUS
SENTENCES – SENTENTIAE
Sur l’avarice, l’avidité et l’argent

Publilius Syrus Sentences Sententiae Sur l'argent l'avidité l'avarice Artgitato

Avarus ipse miseriae causa est suae.
L’avare est lui-même la cause de sa misère.

Avarus, nisi quum moritur, nil recte facit.

L’avare, sauf quand il meurt, ne fait rien de bien.

Avidum esse oportet neminem, minime senem.

Personne ne devrait être avide, pas même un vieil homme.

Auro suadente nil potest oratio.

L’or persuade, là où le discours est impuissant.

Avaro quid mali optes, ni ut vivat diu ?

Que souhaiter à l’homme cupide, si ce n’est qu’il vive longtemps ?

Avarum facile capias, ubi non sis idem.

L’avare peut être une proie facile, si vous n’en n’êtes pas un vous-même.

Avarum irritat, non satiat pecunia.

L’argent ne satisfait pas l’avare, il l’irrite.

Avarus damno potius quam sapiens dolet.

L’avare pleure les pertes, pas le sage.

Auferri et illud, quod dari potuit, potest.

Ce qui a été accordé peut être repris.

An dives, omnes quaerimus : nemo, an bonus.

Est-il riche, demandent-ils tous ; personne ne demande : est-il bon ?

Amissum quod nescitur, non amittitur.

Ce qui est perdu sans qu’on le sache, n’est pas perdu.

Alterius damnum, gaudium haud facias tuum.

Ne fais pas ton bonheur sur le malheur des autres.

Alienum aes homini ingenuo acerba servitus.

Une dette pour l’homme libre est un amer esclavage.

Alienum est omne, quicquid optando evenit.

Le bien que nous obtenons par la volonté ne nous appartient pas en propre.

Alienum nobis, nostrum plus aliis placet.

Le bien des autres nous plaît, le nôtre plaît aux autres.

Aes debitorem leve, grave inimicum facit.

Un petit débiteur fait un obligé, un grand débiteur fait un ennemi sérieux.

 

Traduction Jacky Lavauzelle

Alfred HITCHCOCK LE SUSPENSE ET LE CRIMME PRENNENT TOUJOURS DE LA HAUTEUR

ALFRED HITCHCOCK

 LE SUSPENSE ET LE CRIME
PRENNENT TOUJOURS DE LA HAUTEUR

HITCHCOCK LE SUSPENSE ET LE CRIME PRENNENT TOUJOURS DE LA HAUTEUR Artgitato

ALFRED HITCHCOCK
1899-1980

 

L’IMPORTANCE DE LA HAUTEUR DANS L’OEUVRE D’ALFRED HITCHCOCK
Jacky Lavauzelle

« En vérité, je me trouvais sur le rebord de la vallée d‘abîme douloureuse qui accueille un fracas de plaintes infinies. Elle était noire, profonde et embrumée ; en fixant mon regard jusqu’au fond, je ne pouvais rien y discerner »  (Dante, L’Enfer, Chant IV, trad. Jacqueline Risset)

 L’ESCALIER, LA RAMPE ET L’ASCENSEURLa montée ou la descente de l’escalier accélère le suspense, c’est un des « condensateurs d’émotion ». Souvent, c’est la mort que l’on retrouve au bout.La référence reste encore la descente de l’escalier du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Souvent imitée (Les Incorruptibles de Brian de Palma), jamais égalée et encore moins dépassée. En termes de puissance évocatrice, il reste inimitable. Cependant, dans presque tous ces films, Hitchcock s’en sert afin de les structurer. De nombreux films reprennent les mêmes techniques filmiques. La scène comme la rencontre de James Cole (Bruce Willis) dans la demeure du père de Jeffrey (Brad Pitt) dans L’Armée des douze singes, de Terry Gilliam, en est un bel exemple. Jeffrey commence son ascension ainsi : « Attention ! Mesdames, soyez très prudentes ! Cet escalier est dangereux ! ». L’utilisation dramatique est 100% hitchcockienne.  La preuve, James et la psychiatre, le docteur Kathryn Railly (Madeleine Stowe), se retrouvent  ensuite dans un cinéma où l’on projette trois films d’Hitchcock. Ce sont Vertigo et Les Oiseaux qui passent dans la salle. Juste après Kathryn change de coiffure à la manière de Marnie… Dans la scène de l’escalier, en vélocité et non en tension, l’élève dépasse le maître.Nous voyons l’évolution si nous comparons avec un de ses films les moins inspirés,M et Mme Smith, avec la dextérité des Enchaînés. Pour le premier, Hitchcock lui-même avoue : « Je ne comprenais pas le genre des personnages qu’on montrait dans ce film, donc je photographiais les scènes telles qu’elles étaient écrites » (Entretiens avec F. Truffaut). Pas d’escaliers dans le film, juste une succession de scènes, d’entrées et de sorties d’ascenseur. Il s’agit, il est vrai d’une comédie légère qui ne nécessitait aucunement le poids et la présence de ce décor. Son absence démontre en contre-point toute l’importance qu’il lui accorde dans toute narration dramatique. L’escalier, la musique et la mort. Prenons le début du film. Vue générale de la campagne. Une indication sur un panneau : « Applegarth Farm ». Balayage du paysage. Une route. Une ferme. Un paysan monte l’escalier. A la fenêtre, le maître des lieux, le riche fermier Samuel Sweetland (Jameson Thomas), qui regarde au loin, l’air absent. La musique, rapide et forte, contraste avec la tranquillité et l’aspect bucolique et pastoral du lieu. La musique parle d’un malheur que nous ne voyons pas ? Les chiens de chasse sentent que quelque chose ne va pas et montent l’escalier pour s’installer à la dernière marche. Vue des pieds du paysan. Descente lourde et triste dans l’escalier. Vue du maître toujours à sa fenêtre. Dans sa chambre, derrière lui, quatre femmes entourent son épouse dans ces derniers moments.L’escalier et la rencontre. La fulgurance. Quand il choisit enfin sa servante, Aramintha (Lilian Hall Davis), il la présente aux deux dames qui, revenant sur leur décision, acceptent désormais la main de Samuel. Aramintha a été la plus rapide. Quand elle se présente aux deux autres, elle trône en haut de l’escalier et rejoint son homme le plus rapidement possible. « Rapide comme l’éclair, le Seigneur ne donne aucun avertissement quand il infuse un peu de bon sens dans le cœur d’un homme. » Lors du repas de noce au moulin, le dernier à monter l’escalier est Philip, rongé par son amour impossible pour Kate. Ces derniers pas sont lourds et tranchent avec la fête. La rambarde le retient comme si la chute n’était pas loin. C’est Pete qui revient le chercher pour le ramener dans la fête. Il le ramène dans le jeu et le positionne en face de Kate. L’ambiance reste lourde. Pete s’en aperçoit : « Hé César ! Ce n’est pas un enterrement, c’est un mariage ! ». Il ne voit pas qu’il s’agit de son enterrement symbolique. Le père : « Le mariage est une institution des plus honorables. Un châtiment attend ceux qui ne respectent pas les vœux sacrés. Les rouages de l’œuvre de Dieu tournent lentement ».Chantage (Blackmail, 1929) : L’escalier, le désir et la mort.Après sa dispute avec son fiancé, l’inspecteur Franck Weber (John Longden), Alice White (Anny Ondra) se fait raccompagner par un artiste peintre (Cyril Ritchard).Nous montons avec eux. Pendant qu’ils montent, la caméra filme en ascenseur. Montée directe vers la mort. Il arrive à sa porte, « L’antre du Lion ». Il referme la porte derrière elle et tire les rideaux. La biche est dans la tanière. Elle se rassure en voyant par la fenêtre la ronde d’un policier. Elle s’amuse à peindre sur une toile vierge. Elle dessine une tête. Lui, en lui prenant la main, finit en dessinant le corps nu d’une femme. « – Coquin ! ». Viens l’essayage de la robe. Je veux. Je ne veux plus. « -Est-elle assez grande pour moi ? ». A quelques mètres, elle se déshabille. Lui derrière le paravent, ronge son désir en jouant et en chantant au piano. Elle se montre enfin à lui en ballerine. « – Vous ne m’avez pas dit comment vous me trouvez ? – Merveilleuse ! –Je n’arrive pas à la fermer ! – Je vais régler ça ! –Je ne peux pas la fermer jusqu’en haut. – Ce n’est pas grave ! – De quoi ai-je l’air ? » Il lui descend les bretelles. Reviens pour en descendre une autre paire. La remonte. La prend par la taille. Lui met les cheveux en arrière. Et elle s’étonne qu’il l’embrasse. Elle le repousse. « -Je ferai mieux de partir ! ».Junon et le Paon  (Juno and the Paycock, 1930) : L’escalier – La Mort – La religion.Elle entame la descente la descente. Le noir de la tenue se fondant dans le noir du fond de l’escalier. « Sacré Cœur de Jésus crucifié, prends notre cœur de pierre et donne-nous un cœur en chair. Débarrasse-nous de cette haine meurtrière et donne-nous Ton amour éternel. »L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934): Le Royal Albert Hall. Le concert. Jill Lawrence (Edna Best), la seule rescapée de la famille, au centre. Son regard parcourt circulairement le derrière de la scène. La caméra filme par-dessous l’ensemble des balcons. La mort ne peut venir que de là. La caméra passe. Aller et retour. La caméra maintenant s’arrête à chaque balcon. Là, un vide. Là, un rideau qui bouge. Retour sur Jill. Caméra par-dessus. Le criminel est là. Un canon sort du rideau. Plan sur la tribune officielle. La cymbale se prépare. Un cri. De l’autre côté, les criminels écoutent : « C’est fait ! Pourquoi ce cri ! » . Le rendez-vous manqué avec la mort. Elle ne tardera pas à revenir. Les Trente-neuf marches (The 39 Steps, 1935) : Le final au music-hall se joue sur trois niveaux. En bas, avec le public, les innocents, Pamela (Madeleine Carroll) et le comédien canadien accusé à tort, Richard Hannay (Robert Donat). Sur la scène, niveau médian, Monsieur Mémoire (Wylie Watson) qui a mémorisé l’ensemble des documents scientifiques sur un moteur d’avion silencieux pour l’ennemi. Et au balcon, le professeur Jordan (Godfrey Tearle), chef d’un réseau d’espionnage et le futur meurtrier de Monsieur Mémoire. Sur les 3 lieux, nous avons 3 niveaux de responsabilité, de l’innocence à la culpabilité aggravée. Mais la dernière scène, une des plus puissantes, est celle de la fin de Sir Hemphrey dans les cordes du bateau dans lequel il s’apprêtait à prendre la fuite. Acculé, oppressé, il n’a plus que la possibilité de se retrouver dans les cordes à monter de plus en plus haut. « – Descendez ! Vous n’avez aucune chance ! – Je serai en bas avant vous, donnez-moi une corde ! Un spectacle, vous l’aurez ! Place à Pengallon ! » En se jetant du haut du mas, justice est à nouveau faite.L’ennemi, en fuite, se réfugiera dans le moulin, seule hauteur visible de ce paysage désolément plat. Huntley et la caméra joueront avec l’escalier circulaire pour échapper, dans si peu d’espace, aux criminels.La tension sera à son paroxysme, quand Joan Fontaine descendra radieuse le grand escalier avec la robe de Rebecca à la rencontre de Maximilien (Laurence Olivier), en croyant lui faire plaisir : « – Qu’est-ce que vous faites ? – Mais c’est la peinture dans la galerie. Qu’ai-je fait ? Allez-vous changer ! Mettez n’importe quoi d’autre. Pourquoi restez-vous plantée-là ! » L’Ombre d’un doute (Shadow of a doubt, 1943) 

      • Rebecca (1940) : Un grand escalier au cœur du château de Manderlay. A partir d’un son puissant et continu, la nouvelle Madame de Winter (Joan Fontaine) va commencer l’ascension de l’escalier, lentement, pour pénétrer dans la chambre sanctuarisée de Rebecca. Elle y retrouve la terrible et effrayante Madame Danvers, la gouvernante (Judith Anderson), qui finira de la désarçonner complètement : « Parfois dans les couloirs, il me semble sentir sa présence. Ce pas léger et rapide. Je le reconnaîtrais entre mille. Il n’y a pas qu’ici, mais partout dans la maison. Je crois l’entendre à cet instant. Pensez-vous que les morts reviennent ? Restez ici pour vous reposer et écouter la mer. C’est tellement reposant. Ecoutez-la ! Ecoutez la mer ! ».
      • Correspondant 17  (Foreign Correspondent, 1940) : L’escalier, la fuite et l’esquive – La pluie et la mort. En montant le grand escalier droit, Van Meer (Albert Bassermann) n’aura aucune chance d’échapper à la mort qui sort de l’appareil photographique. Il sera tué, à bout portant, sous la pluie avant que Huntley Haverstock (Joël McCrea), le journaliste américain, ne le retrouve.
      •  La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939) De nombreuses scènes ont lieu soit dans l’escalier étroit, à gauche après la porte, de la Tarverne de Joss Merlyn (Leslie Banks), le chef des brigands ou dans le grand escalier noble du grand organisateur de la truanderie maritime, Sir Humphrey Pengallan (Charles Laughton). Dans le premier, on jette les malles, on assassine, on traîne les traîtres pour les pendre. Dans le second, on fomente, on opère en stratège. Du haut de son grand escalier, Sir Humphrey traite le quotidien. « -Elle était charmante, Chaldwick  – Le boucher est venu réclamer son dû –Quelle occupation ! Il faut bien vivre ! »
      • La police encercle les criminels. « Pourquoi ? C’est la routine ! Va frapper à la porte ! Quand ils ouvriront, regarde s’il y a un escalier par où s’engouffrer ! » Un policier arrive à la mort qui est abattu sur le coup.  A la fin de la fusillade, le père arrive à s’échapper et à récupérer sa fille. Dans l’escalier, Bob (Leslie Banks) est touché par un tir du tireur d’élite (Franck Vosper). Il s’écroule sur la rambarde et tombe… Les héros ne meurent jamais à la fin du film. La chute est réservée aux criminels et autres bannis de la société.
      • Le pendant de la scène de ‘la Vierge’ descendant l’escalier, sera celle du traitement de Juda. Les républicains viennent chercher le fils Boyle, Johnny. Ils savent qu’il a trahi. Il doit payer. Johnny connaît le sort qui lui est réservé. La descente sera la dure pente vers sa fin. « -Allez viens, John Boyle. On te cherche. Y a des gens qui veulent te parler. On t’a enfin ! –Je suis malade, je ne peux pas. Que voulez-vous ? – Bouge-toi. On a du chemin à faire et on a peu de temps. – Que me voulez-vous ? Je suis un ancien camarade. – Tancred aussi était ton camarade, mais tu l’as oublié en le dénonçant aux types qui l’ont exécuté. On n’a pas de temps à perdre. Emmène-le ! T’as un chapelet ? – Un chapelet ? Pourquoi me demandez-vous ça ? –Marche ! Marche ! » Ils le portent jusque dans l’escalier et le traîne. « Vous ne tueriez pas un camarade ? Regardez mon bras ? Je l’ai perdu pour l’Irlande ! – Le pauvre Tancred a perdu sa vie pour l’Irlande ! –Sacré Cœur de Jésus, ayez pitié de moi. Sainte Vierge, priez pour moi, restez avec moi. Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes. Jésus, Sainte Vierge, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. » Ils ont fini de descendre l’escalier. Ils sortent dans la rue. Plus tard, on ramènera le corps criblé de balles à sa mère.
      • L’enterrement du jeune Tancred. Nous passons de l’appartement des Boyle, joyeux à l’idée d’hériter d’une fortune qui tombe au bon moment dans l’Irlande appauvrie des années 20, à l’escalier où Mme Tancred va rejoindre l’enterrement de son fils. Nous passons d’une pièce où les Boyle, Junon (Sarah Allgood), le Capitaine (Edward Chapman), leur fils Johnny (John Laurie), Joxer, un ami de bar (Sidney Morgan) et une amie, font la fête, boivent et chantent à l’espace de l’escalier, sombre, étriqué et noir, envahi par la mort. « -Tais-toi, Jack, ne mets pas encore le disque. C’est Madame Tancred. J’ai oublié qu’on amenait le corps à la chapelle. Je vais lui donner un peu de lumière. » Elle ouvre la porte. Escalier noir. Mme Tancred descend devant un groupe de femmes en deuil. « – Dieu est bon et les républicains ne seront pas toujours dehors. – Que m’importe qu’ils soient dedans ou dehors ! Cela ne ramènera pas mon fils chéri de la tombe. – Venez d’abord boire une tasse de thé, Mme Tancred. –Je ne peux pas Madame Boyle. Je le rejoindrai bientôt. Il est mort noblement. –Et nous l’enterrerons comme un roi. – Je vivrai donc comme une indigente. Que sont mes douleurs de l’avoir mis au monde à côté de celle que je connais aujourd’hui en l’enlevant du monde pour le mener à sa tombe ? Je l’ai vu naître, je le verrai partir. – Que Dieu vous aide. Il vous faut un châle, il fait froid. Je vais en chercher un. –Je n’ai plus de chez moi. Il était mon seul enfant. Dire qu’il est resté par terre toute une nuit étendu le long d’un chemin de campagne désert avec sa tête, sa tête chérie que j’ai embrassée et caressée, baignant dans un ruisseau ! Mère de Dieu, ayez pitié de nous. Oh ! Sainte Vierge, où étiez-vous quand mon fils a été criblé de balles ».

      • Lui, bouillant, pendant qu’elle se rhabille, veut continuer à jouer, le coquin ! La partie n’est pas encore sifflée. Il jette sa robe, pour que, en petite tenue, elle parcourt la pièce. Le lion ne dort pas encore. « –S’il vous plait. Rendez-la-moi ! – Venez la chercher ! » Il la prend par la taille « -Ne faites pas l’enfant ! – Laissez-moi ! » Vision du policier qui passe. Cri. Le rideau bouge. La main d’Alice cherche à attraper quelque chose. Gros plan sur le couteau. Le rideau bouge de moins en moins. Plus de mouvement. Une main d’homme en sort brusquement. Il est mort. Elle se rhabille. Efface la signature qu’elle avait mise sur le tableau. Sort. Vision de l’escalier. Vision complète d’en haut de tous les étages. La descente se fera lente. Vue sur les chaussures et les jambes d’Alice. Le désir n’est plus celui de Crewe, mais celui d’Alfred, du spectateur-voyeur. Marche après marche. Petite musique lente d’accompagnement. Elle sort doucement et redescend les quelques marches devant l’entrée. Une ombre de chapeau d’homme apparaît derrière elle. Elle n’était pas seule. Elle marche tel un zombie. Vue sur ses jambes sur le trottoir. Chaque main qui se tend lui rappelle le mort. Il fait jour. Les chaussures que l’on voit n’ont plus de talons. Le désir est véritablement parti.
      • La scène du meurtre de Mr Crewe (Cyril Ritchard) par Alice White (Anny Ondra) est une des plus belles d’Hitchcock, et nous retrouverons tous les ingrédients dans la plupart de ses autres films. Déjà, devant la porte, la discussion évoque le désir et la peur. Tous les sous-entendus et la montée inévitable du désir. Elle joue aussi avec le sien, et ne cesse de l’émoustiller. « -Avez-vous déjà vu l’atelier d’un peintre ? – Non, mais j’aimerais bien ! – Montez donc voir le mien ! – Une autre fois. – Pourquoi pas maintenant ? – Il est tard ! –Avez-vous peur ? – Bien sûr que non ! – Alors, pourquoi pas maintenant ? –Non, je ne peux pas. Merci beaucoup. Je dois rentrer – Vous avez peur. – Certainement pas. Ce n’est pas un homme qui va me faire peur ! – C’est bien ce que je pense depuis le début. – Quelle heure est-il ? – Pas très tard ! Venez ! Où est le mal ? – Nulle part pour l’instant. De plus, une femme sait toujours si elle peut faire confiance à un homme. – C’est vrai. Me faites-vous confiance, Alice ? Je peux vous appeler Alice ? – Si vous voulez ! – Venez ! ». Il ouvre la porte d’entrée. La referme. Sourire. Il regarde vers le haut. « –J’habite au dernier étage ! » Vue sur un immense escalier qui prend tout l’écran. Il regarde son courrier. Il doit la laisser pour voir la concierge un instant. « -Montez donc ! – D’accord ! » Elle commence la montée seule. Il la rejoint.
      • Les policiers débarquent dans un immeuble. Un escalier à gauche. Il mènera à un homme couché. Il sera immobilisé rapidement.
      • Le positionnement des trois personnages, après la noyade. Après son suicide, Kate est jugée. Philip, devenu juge de l’Île de Man, trône au-dessus de tous. Il détient le pouvoir. Pete, toujours ignorant l’amour que se portent ses deux amis, est là, la défendant. Il se retrouve au-dessus de la salle, en position intermédiaire. Sa parole compte. Kate, elle se retrouve au niveau de la salle. Elle attend le jugement. Accusation de Philip par le père de Kate.  Philip descend de son fauteuil de juge et l’explication avec Pete se fait au même niveau. Ce n’est plus le juge qui parle, ce sont des amis qui règlent leur différend.
      •  The Manxman (1929) : Dans la scène de la promesse avant son départ  de l’Île de Man, Pete Quilliam, le marin (Carl Brisson) parle à Kate Cregeen (Anny Ondra). Celle-ci est à sa fenêtre. Pete est juché sur les épaules de son meilleur ami Philip Christian (Malcolm Keen), l’avocat. Il l’écrase. Trois niveaux. Kate, au-dessus de tous, a le pouvoir. Pete attend sa parole, sa promesse. Elle maîtrise la scène et en joue. Pete, lui, attend, dans une position inconfortable et déstabilisatrice. Il domine Philip, mais la situation peut, avec peu de chose, s’inverser. Pour le moment Philip sert d’échelle. Il baisse la tête. Son heure n’est pas arrivée. Il n’a plus qu’à attendre.
      • Champagne (1928) : L’escalier dans le bateau occupe la scène centrale. Tout commence par une danse autour de table. Nous sommes dans une organisation stricte et socialisée. Tout à coup les visages sont inquiets. Les premiers se ruent dans l’escalier. L’ordre se dissipe. Tous se ruent tels des animaux dans l’immense escalier. Celui-ci est devenu rivière sauvage drainant des individus comme des rondins. Peu après, l’héroïne, Betty (Betty Balfour), alors que le bateau est pris dans la houle, descend l’escalier, comme une ivrogne, suivie, peu après par son ami. Le garçon de salle qui descend avec assurance, contraste avec les deux amants. Les tares de la société s’y reflètent.
      • L’escalier et l’esquive. Le temps long. Nous retrouvons Samuel en visite chez la veuve Windeat (Louise Pound). Il s’installe en bas et en face de l’escalier. La veuve, en apprenant sa visite, s’affaire à finir sa toilette. Elle l’observe par l’entrebâillement de la porte, en haut de l’escalier. Dès qu’il se retourne, elle se cache. Hésitations. Robe coincée dans la porte. Longue attente. Gestes d’énervement et d’impatience de Samuel. L’attente devient trop longue. La rencontre ne sera pas concluante.
      • Laquelle des Trois ? (The Farmer’s wife, 1928). Il y a dans ce film muet de très nombreux ingrédients hitchcockiens que nous reverrons tout au long de sa filmographie.

    • Les escaliers sont la colonne vertébrale du film et souvent son point culminant dans la montée de l’angoisse et du suspense. La caméra doit utiliser un autre champ que le simple gros plan et un angle toujours décalé et donc déstabilisant. Les rythmes ne sont jamais les mêmes et varient. La montée n’est pas nécessairement la plus lente. Elle peut être leste et rapide (L’Etau). Et inversement, quoi de plus lent et intense que la descente finale des Enchaînés. Enfin, il s’agit souvent d’escaliers majestueux, torsadés. Ils sont le symbole même de la virtuosité d’Hitchcock. Là où son art opère en plénitude.
    • L’escalier hitchcockien est planté dans un hall gigantesque bardé de colonnes immenses. Il est soit en face, majestueux, généreux, soit sur la droite après la porte de l’entrée. Dans ce cas, il sera  étroit, raide, nerveux. Bien entendu, il existe un bon nombre de variantes, parfois bien différentes…

  • L’élévation : régression ou ascension ?
  •  1er temps. L’appel au criminel se fera à partir de l’escalier de la maison. La jeune Charlotte (Theresa Wright) va faire venir le loup dans la bergerie. Le loup, c’est son oncle Charlie Oakley (Joseph Cotten). Dialogue avec sa mère : «- Maman, je vais dans le centre envoyer un télégramme. – Qu’y a-t-il de si important ? – Je songe à quelqu’un qui va tous nous secouer, il va nous sauver la vie ! – Comment ça, nous sauver la vie ? – Il s’est trouvé à point nommé à chaque fois que le besoin s’en est fait sentir. Maman, quelle est l’adresse d’Oncle Charlie ? – L’adresse de Charlie ? Tu n’as pas l’intention tout de même de lui emprunter de l’argent ? – Bien sûr que non ! —Et puis, il n’a que nous au monde ».
  • 2ème temps : Le premier doute. Charlotte apporte de l’eau à son oncle. Elle est dans l’escalier. Pénombre. La caméra reste en contrebas. Musique angoissante. Les ombres des barreaux de la rampe rayent le mur. Quelque chose va arriver derrière la porte. Elle rentre et aperçoit le morceau du journal que son oncle a voulu cacher. Elle prend le morceau de la poche de la veste. « Rappelle-toi que je t’ai dit que tu n’as aucun secret pour moi…Il y avait quelque chose à propos de toi dans le journal, il y a un article te concernant ». L’oncle se rue sur elle et attrape l’article tout en tordant le poignet de sa nièce. Le « Je ne cherchais pas à te faire mal !», « des ragots ! » ne pourront plus dissiper le doute de Charlotte.
  • 3ème temps : La confirmation des soupçons. Deux journalistes veulent faire un reportage sur une famille moyenne américaine, en fait, il s’agit de policiers qui enquêtent sur l’oncle. Joseph les laisse ensemble et monte à l’étage. Les policiers veulent le suivre, mais sont coincés dans leur enquête. Lui, écoute. Ceux-ci doivent trouver un prétexte pour le suivre et monter à l’étage. « – On pourrait jeter un coup d’œil là-haut, peut-être ? Vous nous montreriez ! » Les deux suivent Charlie dans la montée. « Je ne vois pas ce que vous allez trouver de passionnant ». La caméra recule. « Y a-t-il un escalier extérieur ?  Je vous parie que votre oncle est sorti ! ». Arrive ensuite l’oncle qui, photographié contre son gré, demande à récupérer les pellicules. La manière de faire de l’oncle questionne à nouveau Charlotte : « Je ne pensais pas que ça l’embête à ce point ! »
  • 4ème temps : la fausse pause. Le criminel aurait été retrouvé dans le Maine. Il est sur le perron. Charlotte est en bas. L’oncle rayonne. Il est sauvé. « J’ai une faim de loup aujourd’hui ! Je sens que je vais bien déjeuner ! » Pourtant, quand il monte l’escalier, il sent que quelque chose ne va pas. Elle est restée en bas. La caméra reste avec Charlie. Il sait qu’elle sait. La plongée de la caméra annonce un meurtre à venir.
  • 5ème temps : Charlie passe à l’action. Il fait beau. Charlotte va faire des courses. En descendant l’escalier, elle tombe et se rattrape de justesse. Passage de Charlie. Sa mère arrive. «- J’ai manqué une marche. Je me suis rattrapée à la rampe ! – Chérie ! Tu aurais pu te tuer ! ». La nuit arrive. Charlotte examine la marche douteuse à la lampe torche. Elle a bien été sabotée. En remontant, elle voit l’oncle accoudé à la rampe. « – Quand vas-tu te décider à partir ! Quand vas-tu t’en aller ! – J’ai envie de m’installer ici ! – Je ne veux plus de toi, ici. Pars ou je te tuerai de mes mains ! As-tu compris ce que j’éprouve pour toi ! »
  • 6ème temps : le temps du départ. Alors que tous sont réunis, sauf Charlotte, l’oncle est le héros de la journée. Il s’apprête à porter un toast. Charlotte descend. Il voit de suite qu’elle porte la bague qui peut le perdre à n’importe quel moment. Gros plan sur la bague. Il change de suite son discours et annonce son départ. Elle a gagné. « Je verrai toujours dans cette maison un havre de paix ! »
  • 7ème temps : l’épilogue – La chute. Dans le train, une bagarre a lieu entre l’oncle et sa nièce. Il attend que le train prenne de la vitesse pour la jeter et la tuer à coup sûr. Juste avant, dans un léger mouvement qui ressemble à un pas de danse, elle attrape le rebord de la porte. Déséquilibré, l’oncle se jette sur le train qui arrive en face. Il est mort en emportant son secret. Sa mère n’en sera rien.

Dans la Maison du Docteur Edwardes (Spellbound, 1945) : C’est en montant l’escalier que la tension s’accélère. La  première fois avec le docteur Edwardes (Grégory Peck) : raie de lumière sous la porte. La deuxième fois, quand Constance Petersen (Ingrid Bergman) s’apprête à rendre visite au docteur Murchinson (Léo G. Carroll), le véritable assassin.

Grégory Peck descendra de l’escalier avec son rasoir entre les mains. « Le voilà donc qui descend rien et je vois qu’il est dangereux rien qu’à sa manière d’être ».

La descente tue. Mais il s’agit parfois d’un accident. « Maintenant, je me souviens. Dans mon enfance, j’ai tué mon frère. Je ne l’ai pas tué, c’était un accident ! » (Grégory Peck). On le voit descendre en se laissant glisser sur une rambarde en pierre ; en poussant son frère avec ses pieds, il le projette sur les pointes de la barrière.

Les Enchaînés (Notorious, 1946) : Le premier doute survient vraiment dans la descente à la cave. Devlin (Cary Grant) et Alicia (Ingrid Bergman) sont surpris dans leur fouille de la cave par l’arrivée de Sebastian (Claude Rains). Une ombre dans l’escalier, juste le temps de refermer la porte. Ils sont vus. Impossible de fuir. Changement de stratégie : ils s’embrassent. Sebastian n’est pas dupe quand il s’aperçoit qu’une clé manque au trousseau. Le temps des représailles est arrivé. La caméra, à son habitude dans ces moments là, s’élève très haut et fait un plan d’ensemble. Les excuses d’Alicia ne changeront rien. « – Je m’excuse pour ce qui s’est passé, Alex – Oh, ma chérie, c’est à moi de faire des excuses, je me suis conduit comme un collégien. – Tu ne m’en veux plus ?  – Pas du tout, j’ai déjà oublié cette scène ridicule ! – Merci. Est-ce que tu montes ? – Non. Dans un moment. Je vais dans mon bureau voir le docteur Anderson (Reinhold Schünzel). » . Juste après avoir récupéré la clef manquante, qu’Alicia a remise ensuite dans le jeu de clés, il redescend examiner la cave et découvre que le dépôt d’uranium a été découvert. Il est perdu. Il faut à tout prix qu’il fasse disparaître Alicia. Il revient devant l’escalier. La caméra l’attend tout en haut. Elle le suit dans sa montée. Ils se retrouvent tous les deux en haut des marches. Le visage est fermé et dur. Le sort d’Alicia est scellé.

Après sa rencontre avec Devlin sur le banc d’un jardin de Rio et déjà sous l’emprise de drogues, Alicia rentre dans son immense demeure. Après la scène de la tasse de café où elle s’aperçoit que Sebastian et sa mère sont réellement en train de l’empoisonner, elle cherche à partir. Elle arrive dans le hall. Le flou succède aux images plus ou moins nettes et stables. La porte, le hall et enfin l’escalier. Cet escalier interminable tel un roc incontournable. « Aidez -moi à la monter dans sa chambre ! ».

Sa chambre à l’étage sera sa prison et presque son tombeau. Sauvée in-extremis par l’arrivée de son prince Devlin qui la sortira des griffes du mal. Toute la scène est filmée dans une extrême lenteur. Une des plus belles scènes du cinéma. Montée de Sebastian, vu à travers les colonnes de l’escalier. La caméra passera d’un personnage à l’autre. Le visage de Sebastian montre la lutte intérieure. Doit-il parler ou se taire. Sa peur se lit sur son visage. Devlin le comprend très bien qui en joue : « Est-ce que vous désirez que je leur raconte tout ? Vos amis seront ravis d’être au courant ! …Vous savez ce qu’ils ont fait à ce cher Emile. Dois-je vous le rappeler ! Si vous êtes courageux, allez-y, dîtes à vos amis qui elle est !» Une fois la porte franchie, les marches de l’entrée sont encore là. C’est la crucifixion de Sebastian. Il se retrouvera seul en pâture à ses anciens amis. Devlin attentionné avec Alicia : « Courage ! Il ne reste que quelques mètres à faire ! Respirez profondément ! », sera inflexible avec le nazi : « Pas de place pour vous, Sebastian ! Inutile d’insister ! » Sa mort est proche, il le sait. Ses ‘amis’ l’attendent : « Alex ! Voudriez-vous venir ! J’ai à vous parler ! »

Le Procès Paradine  (The Paradine Case, 1947) : 1er escalier, les prémisses du mal. Celui de la maison des Keane. A droite, majestueux. Il pleut. Anthony Keane (Gregory Peck) retrouve sa femme Gay (Ann Todd) dans l’escalier. Elle vient à sa rencontre. Ils montent à l’étage. La pluie reste toujours un élément négatif chez Hitchcock. Gay le nettoie, le sèche de cette pluie qui le colle, comme lui colle déjà à la peau la personnalité de Maddalena Paradine (Alida Valli). Elle insiste dans ces propos comme pour se persuader elle-même : « Je suis contente que tu la défendes ! »

  • 2ème escalier : L’emprisonnement de Keane. Celui de la prison de S.M. Escalier à droite, sévère et resserré. Anthony retrouve Maddalena. Il se fera prendre dans ses filets.
  • 1er escalier : La confusion. Vue du haut de l’escalier. Keane et Gay rentrent. Keane, troublé, ne peut pas monter. «- Tu ne montes pas te coucher ? – Pas pour le moment ! – Tu as vu Madame Paradine ? Comment est-elle ? – Etonnement séduisante ! Je pense que ce serait ton avis. – Je ne crois sûrement pas ! – Comment ça ? – A cause de ce qu’elle m’a fait perdre ! –Pourrais-tu me dire de quoi tu parles ? – Si tu ne te rappelles pas, ce n’est pas à moi de te le dire ! – Le voyage que je t’avais promis pour l’anniversaire nous le ferons quand même, ma chérie, peut-être même avant que l’affaire soit jugée ! »
  • 1er escalier : La crise. Arrivée de Keane pendant la nuit. Il monte l’escalier plongé dans les ténèbres. Les ombres des barreaux rayent le haut de l’écran. Une lumière sous la porte. Gay ne dort pas. « Nous devions partir ! Je ne t’ai jamais vu dans cet état »
  • 3ème escalier : La confrontation. Keane arrive dans la maison de campagne de Hindley Hall. Grand escalier classique et droit à droite. Au rez-de-chaussée, musique douce. La pièce préférée du Colonel Paradine. « Attendez-là, M Keane, je vais ouvrir les volets, la vue est belle. » Puis, ils montent à l’étage, pour voir la chambre de Maddalena. « Je vais vous montrer le premier étage. C’était la chambre de Madame. » Dès la première marche qui monte à l’étage, la musique change de tonalité et devient angoissante.
  • 4ème escalier : Le jugement dernier. Maddalena s’apprête à rentrer dans la salle d’audience et à affronter l’hostilité prévisible des jurés et du juge Lord Horfield (Charles Laughton). Une caméra l’attend en haut d’un escalier raide et sévère.

Le Grand Alibi  (Stage Fright, 1950) : Dans la voiture, Jonathan Cooper (Richard Todd) raconte à son amie, Eve Gill (Jane Wyman), la tragédie qui vient de se produire. « C’est Charlotte Inwood (Marlène Dietrich) ! Elle a de gros ennuis, très graves. J’étais dans ma cuisine, on a sonné à la porte et j’ai descendu voir qui c’était. » La caméra montre la scène. Jonathan se retrouve devant un escalier, très raide et étroit, menant à son entrée. Ouverture de la porte. Deux jambes de femmes. C’est Charlotte qui apparaît. Un mélange d’érotisme et de mort traverse cette scène. « – Johnny, tu m’aimes ? Dis que tu m’aimes ! Je crois qu’il est mort. Je suis sûr qu’il est mort ! Je ne voulais pas le faire ! –Qui est mort ? – Mon mari ! Nous nous sommes disputés à cause de toi ! Il était ignoble ! » Ils commencent à monter l’escalier. « -Tu sais ce qu’il était capable de dire. Il m’a d’abord frappé. J’ai saisi un objet. J’étais hors de moi, tant j’avais peur. Oh ! Qu’est ce que je vais devenir ? – Ma chérie, il faut te calmer ! Il n’est peut-être pas mort ! » Elle se retrouve en haut de l’escalier. Elle se tient au mur.

Un peu plus tard, nous le retrouvons dans la maison du crime. Il ouvre la porte. A gauche, un grand escalier torsadé. Bien sûr, c’est à l’étage. Il referme la porte et entame avec crainte son ascension. A mi-hauteur, il se retourne. Aucun bruit, personne, il peut continuer. Il retrouve le corps. Un cri. La femme de chambre est au fond qui le regarde. Fuite. L’escalier est survolé. La femme de ménage reste en haut, comme la caméra, qui regarde le fuyard. A-t-il été reconnu ?

Chez lui, il prépare sa valise. Un coup de sonnerie. En écartant le rideau, il voit deux hommes, certainement des policiers. Il remet la valise à sa place, arrive en haut de son escalier. Hésitation. Il revient prendre la robe ensanglantée d’Eve et la glisse sous son tricot. En bas la porte s’ouvre sur deux flics. « Jonathan Cooper ? Nous sommes de la police ! Peut-on avoir un entretien avec vous ? » Les policiers regardent cet escalier. Jonathan en profite pour se faire la belle en refermant la porte subrepticement. Cette attitude rend plus complexe l’histoire et enrichit la narration.

La fuite le conduira à l’Ecole Royale d’Art Dramatique, où le jeu des escaliers lui permettra encore une fois d’échapper aux inspecteurs. Croisements, évitements, substitutions. Ce sera le même lot quand Eve s’introduira dans la maison pour être embauchée, comme remplaçante, auprès de Charlotte qui ne se connaissent pas. Arrivée dans la maison. Elle est suivie par l’inspecteur Wilfred Smith (Michael Wilding), qu’elle a précédemment rencontré. Elle ne veut pas qu’il la remarque. Quand l’inspecteur rentre, on aperçoit une ombre en haut de l’escalier. Eve se présente à Charlotte qui essaie sa robe de deuil comme un mannequin. Elle entend que Charlotte, loin de soutenir Jonathan, l’accuse…Dès que les policiers partent, Eve les suit du haut de l’escalier.

La scène finale du Théâtre mélange les propos décalés de Charlotte et ceux des policiers qui poursuivent encore Jonathan. Les propos se croisent et rendent presque fortuite et irréelle la course et la poursuite du criminel. La caméra commence d’abord à filmer la salle tout en haut, à côté d’un haut-parleur. La caméra, se positionne encore une fois comme un prédateur qui attend sa bête pour s’abattre de toute sa vélocité. Arrive Jonathan, qui bien sûr profite d’un moment d’inadvertance pour s’échapper. « -Toutes les sorties sont fermées ! Même les sorties de secours ! Où mènent les escaliers ? Pourquoi veux-tu aller sur le toit ? Il a pu se faufiler et monter par l’escalier de secours ! » « – Tout va très mal pour moi (Charlotte) ! » « – Tu l’as vu ? Il est déjà loin ! »  « – Vous aimez les chiens ? Moi j’avais un chien. Il me détestait, et, à la fin, il me mordait. A la fin je l’ai fait abattre ! (Charlotte) »  « – Je parie qu’il est loin à l’heure qu’il est ! Je jurerai l’avoir vu dans le couloir ! »…

Enfin, Jonathan, caché avec Eve, lui avoue être le meurtrier. Eve s’aperçoit enfin qu’il est fou. Elle est à deux doigts de devenir sa prochaine victime. Elle se sauve et relance la poursuite. Acculé dans la salle, Jonathan ne peut plus fuir. Le rideau métallique qui s’abat sur lui ne lui laissera pas d’autre alternative que la mort.

L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train, 1951): Le champion de tennis Guy Haines (Farley Granger) armé d’un pistolet, rentre dans la maison du père de Bruno (Robert Walker). C’est la nuit. La torche illumine les rayures sur le papier, symbolisant l’escalier. Il faudra passer par le couloir et rejoindre la chambre. Guy arrive en bas de l’escalier. Un molosse au milieu de l’escalier apparaît. La caméra passe de Guy au chien. Grognements. La montée sera lente. Marche après marche, la caméra arrive au chien. Le chien lui lèche la main. La première étape est passée. Il peut entamer la deuxième partie plus simple de l’ascension. Ce n’est pas le père de Guy qu’il trouve dans le lit, mais Guy lui-même. L’arme change de main. Bruno tient Guy. Guy sort de la chambre et se dirige vers l’escalier, suivi par Bruno. A mi-étage, arrêt. Il regarde Bruno et opère la deuxième partie avec plus de lenteur. Nous sommes dans l’attente imminente du crime, mais rien ne vient. Fausse alerte. « Ne craignez rien ! Je ne vais pas tirer sur vous. Ça réveillerait ma mère. J’ai plus d’un tour dans mon sac. Je connais des moyens plus efficaces, beaucoup plus ». Nous devrons donc attendre un peu.

Dans la scène finale du manège, le vertige, objet central du film, symbolisé dans les cercles de plus rapides du manège fou, se transforme en mouvements verticaux. La lutte entre les deux protagonistes, Guy et Bruno, est d’abord filmé dans l’accélération par rapport aux spectateurs. Puis la lutte s’isole du monde extérieur et reste cantonnée au seul manège. L’extérieur est flou et devient donc invisible. La caméra se fixe sur les sabots, les têtes et les mouvements des barres. Tout semble piétiner les deux lutteurs. Ils sont au sol. Mais c’est Bruno, incarnation du mal, qui a le dessus. La rotation semble s’être suspendue jusqu’à ce que le manège soit arrêté brusquement. Alors celui-ci éclate et se disloque, arrêtant la musique même dans la frayeur ultime. Le vertige aussi. Les combattants se verront séparés. Le calme reprendra ses droits, ainsi que la justice.

La Loi du silence  (I confess, 1953) : Acquittement de Logan. Il se retrouve sur le perron du palais de justice devant une foule hostile et haineuse. Il regarde le ciel et respire. Il va falloir rejoindre la voiture qui l’attend et traverser cette masse. Celle-ci le coince contre le véhicule, comme pour l’étouffer.

Il casse un carreau de la voiture. Alma Keller (Dolly Haas), envahie par la culpabilité, se jette aux pieds de Logan, dans l’attente de son pardon.

Son mari, Otto (O.E. Hasse) paniqué, la tue. Alma donnera son mari dans un dernier souffle à l’inspecteur Larrue (Karl Malden). La rédemption aura bien lieu.

Fenêtre sur cour   ( Rear Window, 1954). La vision par derrière. Voir ce que l’on ne voit pas, ou que l’on ne doit pas voir. Le derrière de la façade, la cour, nous montre la structure, la colonne vertébrale de cette communauté. Une multitude de petits escaliers de secours sont reliés entre eux, mais personne ne communique. Ils ne relient que du vide. C’est un ensemble de solitudes, plus ou moins acceptées, un ‘Cœur solitaire’, un artiste incompris, une danseuse courtisée par une bande de chasseurs, des disputes conjugales, un meutrier… L’escalier devrait donner du lien, faire que quelque chose reste envisageable, possible entre les êtres. L’escalier, ici, n’est pas celui du crime habituelle chez Hitchcock, il est philosophique, presque métaphysique. Les gens sont là, regroupés, dans un si petit espace. Jeff Jeffries (James Stewart) regarde l’étendue du désastre.

Une chanson sort d’une des fenêtres : « Te voir, c’est t’aimer. Et je te vois partout dans le lever du soleil, dans le clair de lune, où que je regarde, tu es toujours là. Te voir, c’est t’aimer, et je te vois tout le temps, sur un trottoir, sous un porche, dans les escaliers solitaires que je gravis

Le chien est descendu par une corde, dans un panier. Il sera retrouvé mort. C’est l’amour que l’on a voulu tuer : « Vous ne connaissez pas le sens du mot ‘voisin’. Les voisins se parlent, se soucient de la vie, de la mort d’autrui. Pas comme vous. Comment peut-on être assez lâche pour tuer un gentil petit chien sans défense ? La seule créature du voisinage qui était capable d’aimer ! Vous l’avez tué parce qu’il vous aimait ? Juste parce qu’il vous aimait ? ».

La seule fois qu’un de ces escaliers est utilisé, c’est quand Lisa (Grace Kelly) visite l’appartement du meurtrier, Lars Thorwald (Raymond Burr). La montée est vécue d’une manière intense par Jeff à la fenêtre de son appartement. La montée finirait par la mort de Lisa sans l’arrivée in-extremis des policiers. Comme la chute finale de Jeff. Ce sont les policiers qui freineront sa chute. La chute mortelle ne concerne que les assassins, jamais les victimes, surtout à la fin du film.

Ce drame a rapproché nos voisins. Le soldat Stanley retrouve sa danseuse, l’artiste solitaire trouve une oreille attentive…Et quelques notes discordantes arrivent. Déjà.

Mais qui a tué Harry ?  (The Trouble With Harry, 1955) Quand le Meurtre vient d’en-dessous.

Ici, Hitchcock se parodie lui-même. Une campagne  joyeuse du Vermont aux couleurs jaune de l’automne. Un enfant, Arnie (Jerry Mathers) joue à la guerre avec une arme en plastique. Il tombera, lors de sa ‘guerre’, sur un homme mort : Harry. Comme s’il s’agissait de sa victime. La parodie change ici la donne hitchcockienne. Elle l’inverse. La mort d’habitude fait peur. Elle a lieu sous la pluie, sous une musique angoissante et à l’étage. Là, nécessairement, tout est inversé. Aucun habitant ne semble affecté par le cadavre, au contraire, il est là, comme un rocher sur lequel on butte, on palabre. La découverte se fait par le petit garçon. Dès le début, sans aucun crescendo. Tout le monde se croit coupable, personne ne l’est. L’homme est au sol, tranquille, au raz des pâquerettes. Même les chaussettes à bout rouge nous font penser à un lapin ou à un clown. Lors de l’enterrement, les propos échangés entre l’artiste, Sam Marlowe (John Forsythe), et le vieux monsieur, le Capitaine Albert Wiles (Edmund Gwenn) sont pour le moins cocasses : « -Un coin agréable ! –D’où il verra le couchant. –Et où il sera au chaud. –Je l’envie presque ! – Il y a de la place pour deux. – Merci, mais une autre fois ! ». Les rares vues intérieures n’ont aucun escalier, et la plupart des scènes ont lieu sur les terrasses. Le ciel n’est enfin plus menaçant. Il fait bon mourir au soleil.

Mais pour le moment, il s’agit d’un accident. Seulement d’un accident. Après l’enterrement par Sam et le Capitaine, le doute survient. « –Je n’ai tiré que trois balles, une pour l’écriteau, une pour une boîte en fer … -…Et une pour Harry ! – Non ! Une pour le lapin ! Donc, je n’ai pas tué Harry ! Vous alliez me faire passer pour un assassin. Venez m’aider ! – Si vous ne l’avez pas tué, pourquoi le déterrer ? De toute façon, vous vous êtes incriminé. Expliquez-donc à la police pourquoi vous l’avez enterré sans l’avoir tué !  … – C’est un instrument contondant ! – Alors ?  – Nous voilà mêlés à un meurtre ! ». La terre a transformé l’accident en crime. Le maléfice vient d’en-dessous.

Sueurs Froides (Vertigo (1958)
 La plus grande des frayeurs et son cheminement vers la mort. Scottie (James Stewart) raconte à Judy-Madeleine (Kim Novak) dans l’escalier : «Je vais te parler de Madeleine. Là ! C’est là que je l’ai embrasée pour la dernière fois… J’ai entendu des pas dans l’escalier.  Elle montait dans le clocher. J’ai essayé de la suivre, mais, je n’ai pas pu monter. Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout… Madeleine, maintenant, monte ! Monte Judy ! Je te suis … Je n’ai pas pu aller plus loin, mais toi tu as continué…C’est elle qui est morte ! Sa véritable épouse. Pas toi ! Tu étais son sosie, c’est ça ? Elle était morte…Il lui avait brisé la nuque pour ne prendre aucun risque. Quand tu es arrivée, il l’a jetée, mais c’est toi qui as crié. Pourquoi as-tu crié ? L’arrêter ? Pourquoi crier, alors que tu m’avais si bien trompé ?… On va monter jusqu’au lieu du crime ».

La Mort aux trousses (North By Northwest, 1959) : Après l’escalade de la villa Vandamm, un jeu s’opère entre le haut et le bas. D’abord Roger (Cary Grant) opère l’escalade de la partie métallique. Arrivé à l’étage, il écoute les deux espions ennemis, Leonard (Martin Landau) et Philip (James Mason).

Eve (Eva Marie Saint) est montée à l’étage supérieur. Léonard a découvert la machination de Roger et du Professeur (Léo G ; Carroll) : le revoler était chargé à blanc. Eve a trahi, il faut l’éliminer. « Tout sera plus facile quand nous serons en haute altitude…et au-dessus de la mer ». Pendant la phrase, la caméra s’élève et prend de l’altitude, pour arriver au-dessus des deux têtes. Roger doit donc maintenant avertir Eve que sa vie est en danger. Il faut pour cela monter à l’étage.

Deuxième escalade, celle du mur de pierre. Arrivé à l’étage, c’est Eve qui est descendue. Pour l’avertir, Roger inscrit quelques mots sur une boîte d’allumettes et la jette de l’étage. C’est Léonard qui la ramasse et la repose dans le cendrier sans y prêter plus d’attention. Enfin, Eve lit le message. Il faut absolument qu’elle remonte. « J’ai dû oublier mes boucles d’oreilles là-haut, je reviens tout de suite. » Les voilà réunis. « Quoi qu’il arrive, ne monte surtout pas dans cet avion ! » Les trois partent. Léonard resté dans la maison est aperçu pas le reflet de l’écran de télévision. Ce retard ne fera que renforcer l’attente et accroître un peu plus l’angoisse.

Psychose (Psycho, 1960): C’est dans la maison et tout en haut de l’escalier que le détective Arbogast (Martin Balsam) se fera tuer. Viendra ensuite le couple Lila, la sœur de Marion, (Vera Miles) et Sam Loomis (John Gavin) et le dénouement avec la rencontre de la mère dans la cave. Le jeu avec les escaliers, la recherche, le croisement renforce encore la tension.

Avant, quand Norman monte voir sa mère et la sort de la chambre, la caméra s’arrête tout en bas de l’escalier.

Elle laisse monter Norman qui monte presque en dansant. Il parle à sa mère. Alors la caméra lentement opère son ascension.

Elle monte haut, au-dessus même de la porte de la chambre et va se nicher tout en haut du plafond, laissant apparent l’ensemble de l’escalier où nous pourrons voir, sans voir, Norman et sa mère, pour la première fois.

Pas de Printemps pour Marnie (Marnie, 1964): Lors du vol du coffre-fort Rutland, Hitchcock jouera avec l’escalier et la chaussure de Marnie (Tippi Hedren).

La scène du bateau est plus représentative de l’utilisation des niveaux par Hitchcock dans la montée de l’angoisse et de l’action. Après la scène où Mark Rutland (Sean Connery) dévoile Marnie, celui-ci se réveille seul dans sa chambre. Musique douce et calme. Il met sa robe de chambre et sort dans le couloir. La musique s’accélère. Il monte un étage. Dès la première marche, accélération du tempo. Son de plus en plus fort. Il regarde la mer et les remous des vagues. Il monte à nouveau un escalier.

La musique accélère encore. A nouveau un coup d’œil sur la mer. Rien. Il remonte encore une fois une rambarde. Tout au bout du couloir, il retrouve Marnie dans la piscine en train de se noyer. Descente rapide. Il saute et la sauve. In extrémis.

Le Rideau déchiré  (Torn Curtain, 1966) : l’utilisation des marches et des escaliers a lieu dans les changements de décor ou lors des prises de contact avec les membres de l’organisation anti-communiste π. Ainsi le Professeur Michael Armstrong (Paul Newman), pour tromper la vigilance de son ’ange-gardien’, Herman Gromek (Wolfgang Kieling) utilise t-il le bruit des pas et les multiples escaliers dans le Musée de Berlin. La voie est libre pour rejoindre ses amis dans la campagne berlinoise.

Dans le bâtiment de l’Université des Sciences-Physiques de Berlin, le Docteur Koska (Gisela Fisher) utilise le croche-pied dans l’escalier. Jambe de femme. Croche-pied. Michael s’affale de tout son long. Il reprend connaissance dans un lit d’infirmerie. « -Je ne comprends pas pourquoi je suis tombé – Je vous ai fait un croche pied ! – Qui êtes-vous ? – Je suis le Docteur Koska. – Une femme ? – Mon mari enseignait les mathématiques. D’où le signe π pour notre organisation. Nous aidons les gens à quitter cet endroit charmant. »

Le comité scientifique – l’interrogatoire. Celui se passe dans une salle avec les tables en escalier. Les quatre ‘inquisiteurs’ sont devant lui et le responsable en chef et alter-ego de Michael, le Professeur Gustav Lindt (Ludwig Danath), trône loin, au-dessus d’eux. L’interrogatoire commence. « Première preuve de votre bonne foi : où en sont vos expériences relatives aux missiles gamma cinq ? ». Interruption. Les autorités recherchent Gromek. La tension monte. Le temps lui est compté. Il va falloir faire vite.

Le bureau de poste. La fuite est permise grâce à l’intervention de l’exubérante dame au chapeau, la comtesse Kushinska (Lila Kiedrova). C’est elle qui dans l’escalier attrape le fusil mitrailleur du policier et l’entraîne dans sa chute. Celle-ci permettra enfin la fuite de Michael et de Sarah (Julie Andrews) vers la Suède.

L’Etau (Topaz, 1969) : La scène de la mort de Juanita (Karin Dor). Son amant cubain, Rico Parra (John Vernon), après les aveux des Mandoza sous la torture, prend d’assaut l’hacienda de Juanita. Elle apparaît en haut de l’escalier. Elle descend lentement de l’escalier. Nous savons que le drame est proche. Les militaires découvrent qu’il s’agit bien du quartier général des espions. « -Donc, c’était vrai ! Je dois me faire une raison. Ainsi tu as travaillé contre nous, contre ce que nous édifions. – Parce que tu as fait de mon pays une prison – Non ! Tu ne peux pas en être juge. Pas toi ! Toi, tu n’aurais pas dû me faire ça. Me duper, lutter contre moi. –Tu es comme les autres ! – Aussi, nous allons devoir te traiter comme nous avons traité les Mandoza. Nous allons te faire avouer tous les traitres à notre cause et tout ce que tu as pu faire. Et nous y parviendrons ! Ce qu’on va affliger à ton corps, ce beau corps ! ». Il la tue. Juanita tombe. Caméra en hauteur. Sa robe violette s’étale sur tout le carrelage comme une immense tache de sang.

La mort de l’économiste Henri Jarré (Philippe Noiret). François Picard (Michel Subor), gendre d’André Devereaux (Frederick Stafford) est envoyé comme journaliste chez Henri Jarré. Il arrive dans le hall. Regarde subrepticement l’ascenseur et prend l’escalier. Un grand escalier comme les aime Hitchcock et où la caméra peut se poster haut. Ce large escalier qu’il parcourt en toute vitesse. Un drame se prépare. Discussion avec Jarré, qui découvre que François n’est pas journaliste et qu’il est découvert. Ses heures sont comptées. Deux hommes rentrent dans le bureau pendant que François téléphone à André. La communication se coupe. André et sa fille, Michèle (Claude Jade) accourent. Ils montent le même escalier magistral et trouve la porte ouverte. Par la fenêtre, Michèle aperçoit un corps gisant sur le toit d’un DS. Nous pensons qu’il s’agit du corps de François défenestré. Descente rapide de Michèle et d’André. Le corps qui gît est celui du grand commis de l’Etat travaillant pour l’OTAN, Henri Jarré.

La disgrâce de Jacques Granville (Michel Piccoli). Ouverture du grand bureau. La caméra recule. Vue d’ensemble. La caméra opère une ascension lente jusqu’au plafond. Les officiels s’écartent de Jacques. Il se retrouve seul. La caméra descend comme si elle avait trouvé sa proie. Elle s’abat tranquille sur sa victime. Elle le cadre sur le côté gauche, ce qui renforce son isolement. Il est pris. Il le sait. « Les américains préfèrent, Jacques, que vous ne soyez pas présent. Je vous expliquerai plus tard ! ». Vue suivante sur l’extérieur de la maison de Jacques. Un coup de feu. Il vient de se donner la mort.

Frenzy (1972) : Le tueur, Robert Rusk (Barry Foster), entraîne Babs Milligan (Anna Massey), l’amie de Richard Blaney (Jon Finch) : « Venez habiter chez moi, je pars pour quelques jours. Vous avez peur de moi ? – Avec les hommes, on ne sait jamais… – Vous, c’est différent, vous avez la vie devant vous… C’est là, au premier étage (Ils montent) Vous savez … Vous êtes vraiment mon type de femme ! » . La porte se referme. Retour arrière de la caméra. Silence total. Descente très lente. On entend à nouveau des pas de la rue. La caméra traverse la route. Agitation des passants et des voitures. La caméra fixe la façade de l’immeuble et le premier étage où le crime a lieu.

Avant le déroulement final, nous suivons Robert d’un côté, qui vient de s’évader de l’hôpital et l’Inspecteur Oxford (Alec McCowen) : « Je me suis souvent demandé s’il s’était jeté du haut de l’escalier pour se tuer ou pour aller à l’hôpital. Maintenant, je sais… » Retour sur Robert. Devant son immeuble. La montée de l’escalier se fera lentement encore. La mort est là qui peut encore attendre. La main gauche caresse fermement la rampe tandis que la main droite serre fiévreusement la manivelle. Le couloir et l’escalier sont plongés dans la pénombre. La mort est à nouveau là-haut, dans la chambre, dans le lit. Le véritable tueur et l’innocent inculpé se retrouvent enfin.

Complot de famille(Family Plot, 1976) : L’utilisation de l’escalier central permet de cacher Georges (Bruce Dern), le chauffeur de taxi à la recherche de sa compagne Blanche (Barbara Harris), la fausse voyante. Blanche a été kidnappée par le couple Arthur (William Devane) et Fran (Karen Black). Elle se retrouve prisonnière dans la cache du sous-sol. C’est le lieu où se retrouvent toutes les personnes kidnappées, en attente de rançon. C’est le domaine du caché, de l’oubli, de l’invisible, de l’inconscient. Au niveau supérieur, se cachent les diamants. Ils se retrouvent en plein milieu du passage. A la vue de tous, comme composants du lustre. Le vrai et le faux se mélangent. Mais le visible est aussi tout-à-fait invisible. Fran et Arthur : «-  Où as-tu mis le diamant, chéri ? – Là où tout le monde peut le voir ! – Ce n’est pas vrai ? – Si, je t’assure ! – Ça ne me dit pas où tu l’as caché ». En même temps, il monte au dernier étage, lieu des désirs. « J’ai des fourmis partout…Il faudra que tu me tortures pour que j’avoue (où sont cachés les diamants) – C’est ce que je vais faire dans quelques instants ».

  •  L’ascenseur

L’ascenseur est un lieu neutre, souvent décoratif. Il est dans la verticalité pure. L’ascension est directe, trop rapide, ne se pliant pas à la règle de progressivité lente de l’action et du suspens. Il reste une protection, une coquille. La tension vient plus de l’extérieur que de l’intérieur. Il n’est pas en soi un vecteur de destruction, mais plus souvent d’apparitions, notamment celle du réalisateur lui-même.

Dans La Mort aux trousses (North by Nortwest, 1959), l’ascenseur désinhibe l’action et le suspens. Le publicitaire Roger Thornhill (Cary Grant) se retrouve dans un ascenseur bondé avec les deux tueurs. Sa mère, Clara Thornhill lance une boutade : « alors, messieurs, vous essayez vraiment de tuer mon grand garçon ? »Un sourire forcé va finir en fou rire généralisé jusqu’à la descente de Roger qui échappera encore une fois au danger imminent. Dans l’Etau, l’ascenseur sera regardé avec mépris et l’escalier sera préféré.

M et Mme Smith (1941) : l’ascenseur suit les trépidations de notre héros, David Smith (Robert Montgomery) qui court après sa femme Anne (Claire Lombard). L’ascenseur reste léger, sans pression, juste utile pour quelques sourires et grimaces.

Même utilisation dans Champagne.

LE CIEL, L’ORAGE et LES OISEAUX. DES LARMES ET DES LAMES

Le ciel est-il toujours du bon côté ?

Un ciel chargé, un temps pluvieux, comme des larmes qui coulent sur l’écran, sont annonciateurs d’un crime à venir. La nature est rarement reposante. Elle est souvent menaçante. L’homme doit toujours se battre contre des éléments souvent impitoyables.

Junon et le Paon  (Juno and the Paycock, 1930) : Dans un quartier de Dublin, le Capitaine Boyle (Edward Chapman) parle à son ami Joxer (Sidney Morgan) de son expérience maritime en ces termes : « C’était les bons vieux jours, Joxer. Rien alors n’était trop dur ou trop lourd pour moi…J’ai vu des choses, Joxer, que nul homme ne devrait mentionner s’il connaît son catéchisme ! Quand on m’attachait à la barre avec un épissoir dans la furie du vent et un océan démonté, je pensais alors que  chaque minute pouvait être la dernière ! Et la mer soufflait, soufflait, s’enflait…Je regardais souvent le ciel en me posant la question : C’est quoi les étoiles ? Une fois en regardant, je me demandais aussi : C’est quoi la lune ? »

Un peu plus loin, le même rapport mer-mort : « J’ai pensé à m’acheter un petit coin près de la mer. J’aimerais que l’endroit qui a été mon berceau devienne aussi ma tombe. La mer m’appelle toujours. »

L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934) : La secte d’Abott (Peter Lorre) qui capture la jeune Betty Lawrence (Nova Pilbeam) sont des adorateurs du soleil. Il s’agit du Tabernacle du Soleil. Le soleil a ici l’odeur du fanatisme et de la mort. Il diffuse la couleur noire du crime et de la haine.

Secret Agent  (1936) : les bombardements viennent du ciel. C’est le bombardement qui se substituera au meurtre qu’allait commettre Le ‘Général’ (Peter Loore) et qui conduira au déraillement du train. Peu après l’assassinat au sommet de la montagne : « Accident. Une coïncidence. Le ciel est toujours du bon côté ».

Sabotage (1936): Après la mort de Stevie (Desmond Tester) l’enfant dans l’explosion du bus dans le cœur de Londres à 13h45, que l’on suivait tout au long de sa dernière course par les horloges de la ville, Sylvia Verloc (Sylvia Sidney) complètement effondrée se retrouve avec les enfants à regarder un dessin animé. Nous voyons des oiseaux amoureux sur un arbre. Un autre corbeau noir arrive subrepticement avec son arc et terrasse son adversaire d’une flèche qui le blesse mortellement. Ce dernier tombe de tout son poids. Sylvia ne va pas tarder à tuer Carl Verloc (Oskar Homolka).

M et Mme Smith (1941) : La foire, les parachutes et la pluie réunis Anne Smith (Carole Lombard) et son ami (Gene Raymond), et il ne se passe rien. Petite comédie hitchcockienne, où le maître suit son sujet sans faire sentir sa patte. Dialogue ras de terre contrastant avec la panne des parachutes qui les laissent seuls toute la nuit : « -Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. C’est merveilleux ! Je me sens libre ! Ils veulent nous faire croire qu’on est en panne. Pourquoi ne font-ils rien ?…Si David éternue deux fois de suite, il se met au lit avec quatre bouillottes et du brandy et un bonnet rouge en laine sur sa tête. Dès qu’on sera descendus, on ira chez vous ! » Le maître avait certainement pris froid pendant le tournage.

Les Enchaînés (Notorious, 1946) : L’avion qui transporte Devlin (Cary Grant), Alicia (Ingrid Bergman) et leur chef (Louis Calhern) survole Rio. Une mission périlleuse attend Alicia. En attendant, elle apprend une mauvaise nouvelle : la mort de son père. « Je n’aurais jamais cru avoir tant de peine. Lorsque j’ai appris il y a quelques années ce qu’il faisait, j’ai vécu des moments affreux. J’ai souhaité passionnément sa mort ! Maintenant, je me rappelle ce qu’il a été pour moi. Il a été autrefois un bon père et je veux oublier ce qui s’est passé depuis le temps que je l’aimais. Que cette histoire finisse et qu’on en parle plus ! » Cette information a lieu dans l’avion, où le mouvement est limité. La mort de son père, engage un peu plus Alicia dans sa mission. Les visages se rapprochent, pour presque se toucher. La hauteur devient un accélérateur romantique. Les baisers entre Delvin et Alicia, se feront toujours sur des hauteurs paradisiaques. Le premier baiser, à côté d’une falaise. Temps calme et musique langoureuse. Le second et le troisième, sur un balcon de l’hôtel surplombant la plage. A chaque fois, cette petite hauteur sur un décor carte-postale, claire et aérée, ajoutera une densité par opposition à la pesanteur de la deuxième partie, à l’étage de la maison d’Alexander Sebastan (Claude Rains).

La Corde (The Rope, 1948) Le plus intérieur des films d’Hitchcock et où logiquement le ciel ne devrait pas apparaître. Et pourtant, il apparaît aux deux moments capitaux du film. La mise à mort et le dénouement.

La caméra de quitte pas l’intérieur de l’appartement où Brandon Shaw (John Dall) et Philip Morgan (Farley Granger) commettent leur crime. Leur camarade David Kentley (Dick Hogan) se retrouve étrangler sous nos yeux complices. Pourtant, le générique s’ouvre d’abord sur la rue, en pleine lumière. La caméra braque une maison ordinaire de New York, comme accroché dans le ciel. Nous attendons. La caméra vise. Le crime, c’est certain, se passera là-bas. Mouvement circulaire, léger.  Nous nous retrouvons sur le balcon d’en face. En réalité, nous sommes au plus près du crime et des criminels. Juste un rideau. Juste un cri. Le temps est compté. «-Il faut vérifier si… – Pas tout de suite, attends une minute. Philip, on n’a pas beaucoup de temps. C’est l’obscurité qui joue sur tes nerfs. Personne n’aime le noir. » Brandon tire les rideaux. Nous apercevons le ciel de la ville, remplit de gratte-ciels.

A la fin du film, Rupert Cadell (James Stewart) aura découvert le corps par les propos et les incohérences surtout celle de Philip, tout-à-fait bouleversé et au bord de la crise de nerfs. Rupert, en possession de l’arme de Brandon, ouvrira enfin une fenêtre et tirera 3 coups de feu dans le ciel de New-York, comme pour extérioriser toute sa colère. Comme s’il venait de perdre trois de ces élèves ? Vient aussi pour lui le temps de sa responsabilité.

Les amants du Capricorne (Under Capricorne, 1949): Le domaine de Charles (Joseph Cotten), le Minyago Yugilla, « Pourquoi pleures-tu ? » sert de respiration au récit. Il a toujours une couleur qui annonce la suite du récit. Un bleu sombre, la première fois qui s’oppose à la blancheur de la maison blanche du gouverneur ou à celle de la Banque. Le ciel montre la tension déjà qui règne au cœur même du domaine et anticipe l’action à venir. Le ciel lourd, les orages et les éclairs annonceront ainsi les luttes internes.

La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959) : Le générique se passe sur la paroi entièrement vitrée d’un gratte-ciel de New-York. Affairement et grouillement. Qui sera choisi dans cette multitude. La voix qui sort de l’ascenseur sera celle là, celle du publicitaire débordé Roger Thornhill (Cary Grant). Ce qui va lui arriver va bientôt le submerger.

Une des scènes les plus connues, la rencontre en pleine campagne avec l’agent fantôme Kaplan. Paysage immense et plat. Roger est sur la gauche de l’écran. Effet de solitude renforcé. Au fond, un champ de maïs à peine perceptible et ne cassant pas la monotonie. Une première voiture que suit un nuage de poussière. Fausse alerte. Une autre voiture passe en trombe avec une tempête de poussière. Dans le champ, en face, une voiture arrive. Elle s’arrête et laisse sortir un homme. C’est certainement lui. La voiture repart. Ils sont face à face. L’ouverture de la veste de Roger, fait penser à un duel à venir entre deux cow-boys. Il traverse et s’approche. Ce n’est pas Kaplan. Celui-ci prend le bus. A nouveau seul. Mais le bruit de l’avion et les propos du paysan sur le traitement des récoltes l’interpellent. L’avion s’approche. La course commence et les tirs aussi. Il se réfugie dans un champ de maïs, aussitôt pulvérisé par un insecticide irrespirable. Enfin, un camion arrive. En tentant de l’arrêter, il risque de se faire écraser et se retrouve dessous. L’avion qui continue sa course s’écrase dans la cuve inflammable et explose. Le tueur, encore une fois est sa propre victime.

Dans Psychose (Psycho, 1960), le film s’ouvre sur une vue générale de Phoenix Arizona. La caméra est lente qui part de la gauche et va sur la droite. Nous surplombons la ville. Puis, la caméra zoome sur une série d’immeuble. Elle semble chercher. Elle part légèrement sur la gauche. Un immeuble est choisi. La caméra avance et pénètre sous le store dans le noir de la chambre. Nous trouvons Marion Crane (Janet Leigh) dévêtue, sur son lit. Ce n’est pas une caméra, mais un oiseau de proie qui a choisi sa prochaine victime.

Il pleut quand  Marion trouve le motel sur la route au milieu de la nuit. La pluie, comme l’eau de la douche, est annonciatrice du drame proche. Deux lumières, tels deux yeux énormes, sont visibles dans la maison au-dessus du motel Bates, dans la nuit. La maison par sa hauteur et sa monstruosité domine par le motel et tout le paysage.

Les oiseaux empaillés, morts-vivants, entourent Marion lors de sa discussion avec Norman Bates (Antony Perkins). Il s’agit essentiellement d’oiseaux de proie. Au milieu, Marion, fragile comme un moineau dans le nid de l’aigle. « Vous mangez comme un oiseau – Vous en savez quelque chose. – Pas vraiment. Mais l’expression ‘manger comme un moineau’ est vraiment mensongère. Parce que les moineaux mangent vraiment beaucoup…Pour moi, seuls les oiseaux ont l’air bien, parce qu’ils sont passifs de leur vivant…C’est plus qu’un passe-temps. Ce n’est pas pour passer le temps, c’est pour le remplir…Les gens ne réussissent jamais à fuir, nous sommes tous prisonniers, pris au piège et nous n’arrivons pas à en sortir ».

Tous les crimes auront lieu à partir de la maison. Même celui de Marion qui se passe sous la douche du motel Bates. Norman, avant de l’assassiner au couteau, remonte dans la maison pour se changer et changer de personnalité. En redescendant sur le motel, il foudroiera sa proie. Le couteau ne pénètre pas d’un coup. Le couteau se plante comme s’il s’agissait de griffes ou de coup de bec. La proie après l’attaque n’est pas encore morte. Elle est laissée à son propre sort, à se vider seule en attendant la mort.

Les Oiseaux (The Birds, 1963) : les oiseaux se battent tels des avions d’attaque sur leurs ennemis, les humains, cloués au sol. La violence des attaques aériennes fait contraste avec le côté placide des oiseaux quand ceux-ci sont autour de la maison sur la terre. Ils sont toujours agressifs, mais ils ne tuent plus.

 Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964) : Scène de la chasse à courre, où Marnie (Tippi Hedren) part dans un galop effréné, affolée par les gilets rouges des chasseurs, suivie par Lili (Diane Baker). Hitchcock annonce l’accident de Marnie et la mort du cheval par une montée fulgurante dans le ciel, où tout semble s’immobiliser, puis va sur les pattes du cheval en plein galop avec un gros plan. Nous sommes embarqués par l’accélération foudroyante. Nous savons que plus rien ne pourra l’arrêter.

L’orage, par deux fois, joue un rôle clé. La première fois, dans le bureau de Mark (Sean Connery) où Marnie, affolée par l’orage, se laissera embrasser, pétrifiée par la peur. Ensuite, lors de la rencontre finale avec la mère de Marnie (Louise Latham). Elle découvrira enfin l’origine de son traumatisme, où enfant, elle va tuer le marin qui lutte avec sa mère. « Tu ne vas pas pleurer pour un petit orage ! »

Le Rideau déchiré (Torn Curtain, 1966) : Le générique passe dans un étrange brouillard où défilent les protagonistes contrits, souffrants, apeurés, voire haineux. D’emblée le ton est donné.

Dans l’avion qui l’emmène à Berlin-Est, le professeur Michael Armstrong (Paul Newman) s’aperçoit que son amie, le docteur Sarah Sherman (Julie Andrews), au fond de l’appareil, n’a pas été dupe et l’a suivi contre son gré. Le regard froid qu’il lui lance et ses propos ne font rien pour briser la glace. « Que fais-tu ici ? Ne reste pas avec moi. Ne me parle pas ! Reprends le premier avion ! Rentre en Amérique ! Compris ? ». Elle pleure. Brouillard. Ouverture de la porte. Vision froide de l’entrée de l’aéroport de Berlin-Est. Caméra au-dessus de l’escalier d’embarquement. Elle reste en haut de l’escalier, avec Sarah totalement désespérée. La séparation est consommée. Elle n’entamera sa descente qu’une fois le discours de bienvenue terminé et le départ de Michael.

Enfin, la scène du débarquement en Suède des valises où sont cachés Michael et Sarah sur le quai. La ballerine allemande (Tamara Toumanova), toujours écartée mais toujours présente tout au long du film, s’aperçoit que le passeur parle aux paniers d’osier. Ceux-ci sont en l’air, au-dessus de la mer, tenus par le filin d’une grue. Ils sont à deux doigts de la liberté, mais aussi très près de la mort. « Ces paniers contiennent des passagers clandestins ! Des espions ! Armstrong et son assistante ! Ramenez ces paniers ! Vite ! Tirez sur ces paniers ! Ramenez-les ! ». Mais les bons ne chutent jamais et ne meurent jamais. Pas si près du but.

Frenzy (1972): L’ouverture du film se fait du ciel. On survole Londres. Lente descente oblique. Musique gaie. Nous arrivons sur la Tamise. Tower Bridge s’ouvre à nous. Nous allons vers un attroupement lors d’un discours officiel sur des promesses d’une Tamise plus propre. Le corps nu d’une femme étranglée par une cravate flotte. Les gens n’écoutent plus les palabres politiques. La mort les attire. Les pas de Jack l’Eventreur ne sont pas si loin.

.Le toit d’une maison, le sommet d’une tour ou le clocher d’une église

Le toit d’un bâtiment est le refuge ultime de l’assassin ou du coupable en fuite, il représente l’action poussée à son paroxysme. La mort rode toujours dans les parages.

Chantage (Blackmail, 1929) : La scène de la poursuite finale a lieu sur le toit du British Museum de Londres. Le maître chanteur Tracy (Donald Calthrop) est poursuivi par trois policiers. Après avoir monté plusieurs escaliers, le voilà au stade ultime, le dôme. Il ne peut plus aller plus loin. Il n’est pas coupable du crime, juste maître-chanteur. La situation qu’il maîtrisait, lui échappe maintenant. Il recule, crie son innocence. « Ce n’est pas moi que vous voulez ! C’est lui ! » Il montre l’Inspecteur Franck Weber (John Longden). C’est trop tard. Il recule. Le toit en verre s’effondre sous son poids.

L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934) : La fille, Betty Lawrence (Nova Pilbeam), qui a été enlevée à Saint-Moritz, a réussi à s’évader grâce à son père, Bob Lawrence (Leslie Banks). La maison est entourée de policiers armés. La fusillade a déjà fait plusieurs victimes. Le gang de la secte est décimé. Pourtant, leur meilleur tireur (Franck Vosper) est encore là et la poursuit. Visible de tous les tireurs et pourtant inatteignable, malgré les ordres : « – descendez-le ! – Impossible, je tuerai l’enfant ! ». Un  coup de feu pourtant partira. Net et définitif. C’est sa mère, Jill Lawrence (Edna Best). Le corps du criminel tombe. Justice est faite.

Secret Agent (1936): juste après leur arrivée dans la montagne, la découverte du premier meurtre. Le ‘Général’ (Peter Lorre) et l’agent secret Ascenden (John Gielgud) se réfugient en haut du clocher et le mort est vu d’en haut avec une vue plongeante.

Correspondant 17 (1940): Le soi-disant garde du corps veut tuer Johnny Jones (Joel Mc Crea) en haut d’une tour alors qu’il lui demande d’admirer les beautés de Londres, tout en ayant un œil sur l’ascenseur qui descend avec les derniers visiteurs.

Dans la Maison du Docteur Edwardes (1945): le rêve fait par Grégory Peck : « Après, il était sur un toit en pente en haut d’une grande maison ; c’était l’homme à la barbe. Je lui ai crié de faire attention, alors il a passé par-dessus bord, lentement, sans que ses pieds touchent par terre. Ensuite, j’ai rêvé que le propriétaire, celui qui était maqué, se cachait derrière une grande cheminée, une roue à la main. Il a laissé tomber la roue. Tout d’un coup, je courais, j’ai entendu des battements sur le toit au-dessus de ma tête. Il y avait une paire de grandes ailes, les ailes me poursuivaient et elles m’ont rattrapé quand je suis arrivé en bas de la descente. »

Vertigo – Sueurs Froides (1958) : John Fergusson (James Stewart) dans la poursuite d’ouverture du film sur les toits de San Francisco annonce déjà le drame à venir. Ce n’est pas lui, héros du film, ni le truand (le ‘mal’ est très rarement victime des hauteurs), mais un flic qui cherche justement à l’aider. Suit la discussion avec son amie (Barbara Bel Geddes) : « La nuit, je revois cet homme qui tombe du toit. J’essaie de le rattraper et… – Ce n’est pas ta faute !  – C’est ce que tout le monde me dit. Je souffre d’acrophobie, ce qui me donne le vertige. M’en être aperçu à un tel moment ! – Seul un autre choc pourrait t’en débarrasser – Tu ne vas pas replonger d’un toit pour le savoir ! »

C’est sur le toit du monastère que Madeleine-Judy (Kim Novak) finira après s’être jetée par l’ouverture du clocher après la chute de la véritable épouse de Gavin Elster (Tom Helmore).

  • Entre toit et montagne : le château de Manderley (Rebecca)

Le Château de Manderley nous apparaît pour la première fois dans la nuit, sous un clair de lune. Le château a tout d’une vieille montagne décharnée. Nous savons déjà que ce sera le lieu du drame. Hitchcock nous montre son côté naturellement sauvage après l’incendie. « La nature avait repris ses droits, s’imposant petit à petit au chemin avec ses longs doigts fermes. Inlassablement se déroulait ce filet de terre, autrefois notre allée. Enfin, apparut Manderley. Mystérieux et silencieux. Le temps n’avait pu altérer la symétrie parfaite de ces murs…Je ne voyais plus qu’une coquille vide. Aucun murmure ne s’échappait de ces murs ».

  • La montagne et la falaise         

La montagne décharnée est le lieu où se manifeste la violence des passions et des règlements de compte à l’abri des regards indiscrets.

L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934) : Le générique s’ouvre sur des prospectus de la Suisse, pour des vacances à la montagne. La dernière sera la bonne : « Saint Moritz – Partez en vacances en Suisse ». Le crime aura donc lieu dans les hauteurs enneigées. Nous nous retrouvons pendant une épreuve de descente de ski. La caméra tout en haut de la piste. Vue des spectateurs. Le skieur est parti, il s’agit de Louis Bernard (Pierre Fresnay). Un chien s’échappe de la surveillance d’un spectateur et se retrouve en plein milieu. La fille court pour le récupérer. Peur de Bernard qui s’affale sur la piste aux pieds des autres spectateurs. Bernard l’a échappé belle, pas pour longtemps. La montagne est souvent meurtrière.

Une scène de danse, comme souvent chez Hitchcock. Une détente avant la détente. Le coup part de la montagne. D’en haut. Louis Bernard ne ressent rien. Dans un premier temps. Une trace rouge sous sa veste. Il s’écroule. « Un impact de balle ! Elle a été tirée de l’extérieur ! »

Les 39 marches (1935): Richard Hannay (Robert Donat) cherchant à échapper aux policiers dans la montagne écossaise. Il se retrouve seul au milieu d’une montagne décharnée. Hitchcock peut ainsi varier les rythmes dans la poursuite et la rendre haletante. Montée lente. Encerclement des forces de l’ordre. Accélération rapide dans la descente, presque burlesque. Traversée lente et périlleuse du torrent. Nouvelle accélération après le pont où la pancarte indique ‘Alt-na Shellach’. Puis la descente jusqu’à se retrouver dans la gueule du loup, dans la maison du professeur Jordan (Godfrey Tearle).

Secret Agent (1936): Le Général (Peter Lorre) se fait un plaisir de tuer celui qu’il pense être l’espion allemand tout au sommet de la montagne, en le poussant dans le vide.

Jeune et innocent (1937): le film s’ouvre sur la dispute d’un couple. Le mari s’écarte et se retrouve au-dessus de la mer en furie et sous la pluie. La scène suivante montre la femme morte, ramenée par les flots sur la plage. Le jeune Robert Tisdall (Derick de Marney) qui la découvre du haut des rochers est aussitôt soupçonné :« J’ai vu le corps de la falaise. Je suis descendu mais je ne savais pas si elle était morte ou inconsciente ».

La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939) Le Ciel, la mer et la mort. Un long message se déroule afin d’informer le spectateur : « ‘Seigneur, nous te prions, non afin que tes naufrages surviennent, mais afin que tu les guides près des côtes de Cornouailles au bénéfice de ses habitants qui sont dans la misère’. Ainsi se formulait une vieille prière cornouaillaise du début du XIXème siècle. Mais dans cette région sans loi de l’Angleterre, avant que les brigades des Grandes Côtes ne soient instaurées, il existait des gangs qui, en vertu du pillage, provoquaient délibérément des naufrages, entraînant les vaisseaux vers leur perte sur les cruels récifs des sauvages côtes de Cornouailles ». Le texte se déroule près de récifs sous une mer démontée. A l’arrivée du bateau pris dans les rochers, une bande de pillards descend de la colline et achève au couteau les derniers rescapés. « Emportez tout ça vers les collines ! Retournez aux collines ! ». Les pillards s’en vont. La caméra reste là, qui filme le ciel nuageux avec une légère éclaircie. Le rayon de lumière dans cette Cornouailles terrifiante sera la jeune Mary Yellard (Maureen O’Hara) venue rejoindre sa tante Patiente (Marie Ney), elle-même mariée avec le terrible chef des pillards de la mer Joss Merlyn (Leslie Banks).

Plus tard Mary se retrouvera avec James Trehearne (Robert Newton) poursuivis, par la bande à la solde de Joss, au fon d’une grotte près de la mer. Les pillards seront au-dessus et eux deux au niveau de la mer. Le niveau le plus bas : les victimes, et au-dessus : les criminels. Malheureusement, ils perdent le canot qui s’en va dans la mer. Les voilà à la merci des tueurs. La discussion entre James et Mary, qui pour le moment ne s’aiment pas encore : « Regardez ! La marée descend et il fera nuit quand elle remontera. On ne peut pas rester ici sans la barque. Il va falloir courir. Faites confiance à une femme ! Ça oui, vous m’avez sauvé la vie ! – J’espère que vous en ferez autre chose à l’avenir –Peine perdue pour un type comme moi ! Un contrebandier et un traître. En effet, y-a-t-il de l’espoir ? »

Dans le pillage final, Mary est prisonnière et regarde impuissante les préparatifs. Elle arrive néanmoins à échapper à la vigilance de  son gardien. Elle remonte la colline, là où la lanterne doit être montée et servir pour tromper le bateau. Survient la bataille inégale que Mary entame avec l’un d’entre eux. Le bandit, déséquilibré, tombe de la falaise. Le mal désarçonné.

Rebecca (1940): C’est du haut d’une falaise à Monte-Carlo que Maximilien, regardant la mer démontée, est prêt à se jeter dans le vide. Là se fera la première rencontre avec sa future femme (Joan Fontaine) : «-  Non ! Arrêtez !  – Qu’est-ce que vous avez à crier ? – Je ne voulais pas être impolie, mais, j’ai cru…-Continuez votre balade. Ne restez pas là à crier ! »

M et Mme Smith (1941) : en tant que comédie, tout est inversé. La montagne devient prétexte à David Smith (Robert Montgomery) pour récupérer sa femme Anne (Carole Lombard) des bras de son ami (Gene Raymond). Presque toute l’action se passe à l’intérieur du chalet.

Dans la Maison du Docteur Edwardes (1945): « C’est le blanc qui lui fait peur, la neige et ses traces…Les traces de ski sur la neige, l’horreur qu’elles lui inspirent…Le toit en pente, le versant d’une montagne »

Vertigo (1958): Quand Madeleine (Kim Novak) se jette à côté du Pont de San Francisco. Elle se jette sans hauteur. Sans chute réelle. John-Scottie  (James Stewart) n’aura aucun mal à la récupérer et à rentrer dans la machination de son ancien camarade de collège Gavin Elster (Tom Helmore). L’absence de chute montre la volonté de tromper Scottie et de maquiller un suicide.

Mort aux trousses (1959) : Après avoir été forcé de boire, Roger (Cary Grant) se retrouve ivre dans sa voiture. Nous sommes sur le bord escarpé de la mer. La route est sinueuse. La voiture démarre et Roger a le réflexe de jeter dehors l’espion qui cherche à le tuer. Nous sommes partis pour une course entre le vide et les feintes. Les voitures se frôlent et les pneus crissent. La voiture ne s’arrêtera qu’une fois en plaine, et Roger sera ‘protégé’ pour un temps.

La poursuite sur le Mont Rushmore. Après avoir réussi à prendre la statuette et à échapper à Léonard (Martin Landau) et à Philip Vandamm (James Mason), Roger (Cary Grant) et Eve (Eva Marie Saint) se retrouvent arrêtés par un portail massif. Une seule alternative : la forêt. Un seul côté pour fuir. « -Pas de ce côté-là ! C’est le monument ! – Qu’est ce qu’on va faire ? – Descendre. Ils arrivent ! Nous n’avons pas le choix ». La situation même périlleuse, n’empêche pas l’humour. « Si par miracle nous en réchappons, je te ramènerai à New-York en wagon-lit, chérie ! Tu es d’accord ? ». Le bilan sera lourd. Mais encore une fois, ce sont les deux ennemis, Léonard et Philip qui en seront les victimes.

Complot de famille (1976) : Arrivée en montagne. Nous savons déjà qu’un drame se prépare. Blanche (Barbara Harris) et Georges (Bruce Dern) s’arrêtent prendre un café sur la route. Le tueur (Ed Lauter) à la solde d’Arthur (William Devane) et de Fran (Karen Black) coupe le câble de liquide de freins pendant la pause. « – Pourquoi tu fonces comme ça, Georges ? Y a pas le feu ! Ralentis un peu ! Ralentis, tu entends ! Tu veux nous tuer ? – Je ne sais pas ce qui se passe. C’est l’accélérateur qui est coincé ! Pour l’amour de Dieu, Georges, ne fais pas l’imbécile. Ralentis ! ». L’accident sera évité de justesse. Passe le tueur qui se propose de les prendre dans sa voiture. Refus. Il part, fait demi-tour et revient pour les écraser. Manque de chance, une voiture arrive en face. La voiture du tueur saute dans le vide et explose. L’arroseur arrosé.

  • LA LENTE MONTEE ET LA FULGURANCE DE LA CHUTE

La montée de l’escalier, de la montagne ou la traversée d’un toit s’avèrent toujours périlleux. A chaque moment la chute est possible. Plus la pente est raide, plus la respiration devient haletante et profonde, plus les temps d’arrêt sont nombreux et longs. C’est dans cet espace que le suspense peut s’installer au mieux. Il est dans son élément. Chaque détail devient important quand chaque pas peut entraîner la chute. Plus il y a de hauteur, plus l’irrémédiable est au rendez-vous.

Ensuite la montée oblige la caméra à se désaxer, à ne plus être à hauteur du sujet. De par sa position, parfois elle le domine, parfois elle renforce l’ombre et le transforme. En tout cas, la réalité du moment est nécessairement autre, étirée ou ramassée.

Enfin, la véritable chute fait souvent bon ménage. Les bons ont le plus souvent des chutes déguisées ou salvatrices (cf. Le Rideau déchiré). Elle envoie par contre vers la mort les criminels, les nazis, les espions à la solde de l’ennemi. Sans aucun espoir de retour. La chute est avant tout morale.

« Montagne des grands abusés, Au sommet de vos tours fiévreuses Faiblit la dernière clarté. Rien que le vide et l’avalanche, La détresse et le regret ».  (René Char, Les Matinaux, Pyrénées)

Jacky Lavauzelle