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MONSIEUR BROTONNEAU (1914) LE BONHEUR COMME PERIL SOCIAL

Gaston Arman de Caillavet
& Robert de Flers

Monsieur Brotonneau (1914)
Le Bonheur comme péril social

La première de Monsieur Brotonneau, comédie en trois actes, a eu lieu au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à la veille de la guerre de 1914, moins de trois mois avant l’attentat de Sarajevo. La reprise eu lieu après la guerre, en 1925, à la Comédie Française avec dans le rôle de Louise, une jeune première, Madeleine Renaud. « Mlle Madeleine Renaud, qui abordait pour la première fois un rôle important du répertoire moderne, a fait apprécier sa jeunesse, sa fraicheur et son ingénuité. » (Robert de Beauplan, La Petite Illustration, n°152) Cette pièce fut scénarisée pour le cinéma par Marcel Pagnol dans un film d’Alexander Esway, avec Raimu dans le rôle de Brotonneau et dans le rôle de Louise, une jeune première aussi, Josette Day. Et le film sortira un mois avant la seconde guerre mondiale…

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (1)

IL Y A VINGT-ANS QUE CA N’A PAS BOUGE !

Brotonneaux symbolise l’homme intègre et aveugle. Intègre dans son rapport aux valeurs, à son travail, à ses principes. « Quant à M Brotonneau, à neuf heures, mais vous savez, pas de ces neuf heures comme il y en a tant, à neuf heures précises, à neuf heures craquant, pendant que ça sonne, il arrive et il s’installe là dans ce fauteuil, et il y a vingt-huit ans que ça n’a pas bougé… » Aveugle, il est totalement incapable de voir ce qui se passe tout à côté de lui ; ni avec sa femme, Thérèse, ni à son travail, avec Louise. Il est comptable et il comptabilise tout. C’est un métronome. Être juste avant tout, pourrait-être sa devise. La vie est un long et calme fleuve, entre les nombres, les chiffres des bilans et des livres de comptes. C’est un rouage indispensable, incontesté et respecté de la banque, ce que tout le monde reconnaît. Il vit pour son entreprise en laissant filer sa vie.

UN EVENEMENT TRES GRAVE !

La découverte de l’adultère de sa femme avec son amant va introduire un bug dans ses données rangées et si bien classées, dans cette mécanique trop bien huilée. Et ce hasard, inconcevable dans le déroulement linéaire de son existence, suite à une multitude de microéléments perturbateurs, va survenir et permettre la découverte d’une nouvelle terre, d’une audace sans nom, d’une émotion terrible et rassurante : le bonheur. « Depuis vingt-huit ans que j’appartiens à la maison Herrer, c’est la première fois que je ne suis pas arrivé à mon bureau à l’heure précise et j’espérais que cela n’arriverai jamais. Vous le pensez bien, messieurs, pour bouleverser ainsi mes habitudes, il a fallu un évènement très grave… » De cet énorme traumatisme, de ce chaos va émerger une nouvelle existence lumineuse, baignée dans une absolue sérénité. Calme, bonheur et volupté  deviendront aussitôt cette nouvelle hérésie insupportable à ceux qui les entourent.

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (2)

 

 

LE BONHEUR ET RIEN D’AUTRE

La société aime l’ordre et la rigueur. Mais comment l’ordre bienheureux dans lequel vit Brotonneau peut-il donc faire peur et inquiéter la société ? Son  bonheur, peut-il devenir un poison puissant capable de renverser l’ordre établi et ce qu’il loge en son sein d’hypocrisie ? Le bonheur de Brotonneau est alors révolutionnaire. Lui seul ne s’en doute pas. Qu’ai-je fait de mal ? Semble-t-il susurrer. Paul Eluard disait qu’ «il ne faut pas de tout pour faire un monde ; il faut du bonheur et rien d’autre. » Ce bonheur est fondamentalement égoïste, il se suffit à lui-même. Il libère toutefois sa créativité et la satisfaction avec des choses modestes et non marchandes. Il dit le vrai et n’a pas besoin de subterfuges, de tromperies et de faux-semblants. La société n’y survivrait pas. Plus besoin de se cacher, de créer de coûteux stratagèmes. C’est l’épanouissement individuel. La reprise au pas de la société ne se fera pas attendre. Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (3)

UNE PARTIE DES BEAUTES DU MONDE

Le péché est dans l’acte vertueux de Monsieur Brotonneau. Il effraie les autres par sa passion partagée, qui le bannisse  de facto du paradis bourgeois. Il a péché non contre la Morale, mais contre la morale bourgeoise du groupe. Il a goûté aux joies de la pomme, en découvrant tout ce que l’amour pouvait lui apporter d’épanouissement. Il n’a pas plongé dans la luxure, il a découvert une partie de la vérité et de la grandeur du monde. C’est trop ! Beaucoup trop !

Brotonneau est donc littéralement anormal, en dehors des autres et de leurs habitudes. Il rond le pacte social des relations bien comprises. La puissance du groupe se retourne alors contre lui, avec violence et détermination. Il courbera l’échine si souvent courbée. Les habitudes reviendront dans un ciel sans espoir.

Reprenons le déroulé de la pièce en trois actes. Le premier acte se focalise sur les conséquences de l’adultère. Dans le second, le nouveau couple se découvre avec un amour à deux, suivi d’une relation à trois. Enfin, le dernier acte, la décomposition du couple et le retour inéluctable aux habitudes, aux rancœurs et aux haines. La boucle est bouclée et les bouches ne s’ouvriront que pour pleurer et crier.  

BIEN FAIRE SON TRAVAIL

 Le premier acte montre notre monsieur Brotonneau, caissier principal à la banque Herrer, ponctuel à la minute près, incapable de commettre la moindre faute et la plus petite erreur. Ces patrons le respectent pour cette autorité qu’il a acquise depuis des années. Il est respecté de tous et aimé en cachette par Louise, « pourvu qu’il ne soit pas malade…Vous avez été encore si bon pour moi…Oui…Oui…merci, monsieur Brotonneau, merci… »

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (4)

Mais Brotonneau n’est pas heureux. Il vient de comprendre que sa femme couchait avec le baron de Berville, qui travaille dans le même bureau, sous ses ordres. Brotonneau fait la part des choses ; il reste digne et remercie même le baron pour son travail, mettant de côté les querelles privées. Le travail avant tout : « parce qu’il le méritait. On doit toujours féliciter les employés quand ils ont bien fait leur travail…C’est comme ça qu’on se les attache. »

DES ARMES ET UN CRI DE GUERRE

Même dans son analyse, Brotonneau reste froid et donne des circonstances atténuantes à sa femme : « je comprends parfaitement ce qui a séduit cette pauvre femme ! Elle est un peu vaniteuse, un peu snob, dans la mesure de ses moyens. Ainsi, dans notre maison, elle ne veut pas voir les gens qui habitent sur la cour. Un jour qu’elle m’attendait ici, en bas, je suis descendu avec M. de Berville. Je l’ai présenté. Nous l’avons invité à Dîner. Il est venu en habit, Mme Brotonneau a été étourdie. Il a parlé beaucoup, un peu bêtement comme tout le monde, mais il paraissait spirituel parce qu’il était en habit…Le lendemain, tout ça me revient peu à peu à la mémoire. Il a écrit pour remercier sur du papier avec ses armes et son cri de guerre. Moi, je n’en ai pas, qu’est-ce que j’en ferais ? »

VOUS AVEZ ETE SOUVENT AIME

Brotonneau ne peut accepter le divorce ni continuer de vivre avec sa femme sous le même toit. L’heure du choix est arrivé. « Je vais donner le choix à Madame Brotonneau…Je vais prier Madame Brotonneau de choisir entre vous et moi…Je sais que ça ne se fait pas, mais je veux le faire…Je ne me fais pas d’illusion. Il est probable que c’est vous qu’elle choisira…Vous avez été souvent aimé. Vous avez eu des histoires, des aventures, ça vous a donné l’allure de la séduction. Moi, je n’ai de prestige auprès de personne. Alors, je crois bien que c’est vous qu’elle suivra. C’est tout. Merci, Monsieur ! »

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (5)

C’EST TOUT DE MÊME UNE HISTOIRE D’AMOUR !

Et Thérèse Brotonneau choisira l’amant plutôt que le mari. Et pendant ce temps, la belle et attentionnée Louise déclare sa flamme sans plus attendre. « Oui…quand vous marchiez, là, de long en large, la tête levée…avec des gestes si dignes…si nobles…je vous trouvais, il faut me le pardonner, monsieur Brotonneau, je vous trouvais beau…ça ne fait rien, monsieur être trompé, c’est tout de même une histoire d’amour…si vous aviez du chagrin, j’en aurais aussi… »

LE BEAU TEMPS POUR TOUJOURS

Nous retrouvons dans le second acte, Brotonneau et Louise en couple heureux, trois mois plus tard. Le bonheur est complet, les deux amants baignent dans la joie et la félicité. «J’y suis bien…vous avez fait un miracle…je suis content de tout. J’ai confiance dans tout…je ne prends plus jamais mon parapluie. Je crois toujours qu’il fera beau temps. Je vous assure, être aimé, c’est fantastique…Oui, c’est fantastique…J’ai retrouvé mes vingt ans…Moi aussi, j’ai retrouvé les miens. »

EN ETAT DE PECHE MORTEL

Mais revoilà, au milieu de ce bonheur impeccable, Thérèse. Une Thérèse « très fatiguée », au bout du rouleau. La belle histoire n’a duré qu’un temps. Elle veut revenir sur le choix de son compagnon de vie. Elle reconnaît que Brotonneau était la gentillesse même, et fait son mea culpa. « J’ai eu de grands torts envers toi, c’est vrai, je les reconnais…tous, tous…Veux-tu que je les énumère ? » La lune de miel a été de courte durée ; « depuis deux mois, c’est un enfer…Jamais d’histoires, jamais de scènes…lui est autoritaire, tatillon, entêté !…Il ne vous laisse pas parler. Il m’humilie tout le temps ; il ne me présente à personne et il passe ses soirées à me dire que nous sommes dans une situation fausse et que je le fais vivre en état de péché mortel…Ce matin, enfin, nous avons eu une querelle épouvantable. »

La rencontre entre Brotonneau et de Berville se passe mal, à la limite de la correction. Brotonneau ose un « Polisson ! Polisson ! » C’est dire s’il est hors de lui.

LA LOYAUTE VIS-A-VIS DE TOUT LE MONDE

Il va reprendre Thérèse sous sa protection en lui accordant de vivre sous le même toit, mais pas dans le même appartement. Brotonneau continue d’agir loyalement : « je tiens absolument à ce que tu restes. Je veux agir loyalement vis-à-vis de tout le monde. »

L’acte se termine dans cette atmosphère de grandeur d’âme, de loyauté, où Brotonneau « éprouve une satisfaction faite de sincérité et d’honnêteté… » ; Atmosphère que l’on retrouvera amplifiée dans le début du troisième et dernier acte. Nous nageons en plein bonheur. Ils s’estiment, se respectent et font attention les uns aux autres : « de bon cœur », « vous êtes vraiment gentille », « c’est que vous êtes très bienveillante pour moi », « mes compliments pour votre déjeuner », « je ne me méfie pas, j’ai confiance, je suis heureux et je n’ai peur de rien, parce que je vous aime ». Même la bonne rayonne, ravie de trouver une Thérèse moins acariâtre et plus sociable.

DEVENIR UN PERIL SOCIAL !

Mais William Herrer, un des patrons de la banque, avertit Brotonneau. Ça ne peut plus durer. Il ne peut continuer de vivre ouvertement avec deux femmes. Tout le monde a une maîtresse, c’est bien normal, mais vivre heureux avec sa femme et sa maîtresse, voilà que ça dépasse l’entendement bourgeois bienveillant. Brotonneau devient un véritable terroriste, « vous devenez une espèce de péril social. »

Brotonneau, bien entendu, ne voit pas le mal à se faire du bien et à le faire autour de lui ; il ne comprend plus rien, « Je nuis à la société parce que j’ai essayé de diminuer autour de moi la somme de peine et de souffrance ? ». Brotonneau vient de comprendre la force et l’importance des apparences sociales. Le monde est jaloux de lui, car Brotonneau vit en harmonie quelque chose que ce monde ne pourra jamais connaître. « Dans notre monde, un écart ne peut être toléré ! »

LES GENS NE VEULENT PAS QU’ON SOIT HEUREUX

Ce bonheur enlève un peu de la superbe perfection mathématique du Brotonneau du début. Il fait des erreurs comme tout le monde. Il s’est humanisé. Mais son orgueil de comptable perfectionniste en prend un coup. « Non…non…mais non, c’est impossible…Une erreur ?…moi ? …non… non… non… non… Voyons, non… »

Il faut désormais annoncer à Louise que cette communauté à trois ne peut plus perdurer. Louise comprend de suite cette pression sociale qui s’impose, qu’elle est de trop, « les gens ne veulent pas qu’on soit heureux. »

LA PRISON D’UNE VIE MONOTONE ET REGULIERE

Le constat de Brotonneau est défaitiste et désespéré : « Je n’aurais pas dû vous aimer… ou, au moins, j’aurais dû avoir la force de ne pas vous le dire. Un homme comme moi ne peut pas s’échapper de la vie monotone et régulière. » Il faut revenir dans le rang et la norme.

Il reste ce bonheur fugitif, partagé quelques journées. C’est peu et c’est déjà tellement. « Tout ce que j’ai eu de bonheur, au monde, m’est venu de vous. Alors, si vous avez du chagrin… un peu de chagrin, dites-vous ça…J’ai été bien contente… ici …bien contente… »

Voilà Brotonneau de nouveau seul avec Thérèse, comme avant. Le naturel revient vite au galop. A la fin de l’acte, Thérèse s’en prend violemment à la bonne et remontre sa nature autoritaire : « Vous pourriez faire attention, tout de même, à fermer votre porte. C’est toujours la même chose ! … Je vous prie de vous taire et de ne pas parler sur ce ton-là. » Revoilà un couple bourgeois ordinaire comme les autres aiment, fait de rancœur et de haine.

Le reste d’humanité est là. « L’orgue de  Barbarie se remet à jouer dans la cour l’air des ‘Petits paniers’ qu’il joua au second acte. Brotonneau, les yeux fixés devant lui, les mains appuyés sur les genoux, pleure silencieusement. Le rideau tombe lentement. »

Jacky Lavauzelle

 

Textes et photos dans la Petite Illustration n°152 du 7 juillet 1923