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DEDEE D’ANVERS (Allégret) UNE LUMIERE DANS LA BRUME

Yves ALLEGRET

Yves Allegret Portrait CompoDédée d’Anvers
(1948)

Une lumière dans la brume
La brume d’Anvers est un amas d’âmes en errance et en suspend entre l’enfer et l’enfer. Les personnages de Dédée d’Anvers sont dans ce purgatoire dans l’attente que les portes de l’Enfer saturé s’ouvrent. Anvers est déserté par les dieux. Abandonné. La ville est la ville du gris. De ce gris blanchâtre et délavé qui inonde les nuits comme les jours.

Cette brume empêche la visibilité des cœurs. Les ombres, sombres et opaques, règnent. Mais, au loin, passe un navire avec deux phares qui transpercent l’épaisseur humide et glacée, ce sont les yeux de Francesco.

J’AIME VOIR LES HOMMES SE BATTRE
Cette brume rend invisible l’horizon. Les êtres ne se projettent plus dans cet horizon bouché. Ils vivent. Les seuls lieux de vie sont les quais, où les hommes attendent, les bars, où les hommes consomment en attendant et les rues, où les hommes se battent en attendant (Dédée à son client : « C’est rien, c’est une bagarre !»). Ces hommes qu’elle juge froidement : « J’aime bien voir les hommes se battre. Ils ne se font jamais assez mal … – Vous avez peur ? – Non, je les aime trop, ça revient au même …Qu’est-ce qu’ils leur mettent, encore pire que la dernière fois. J’aurai pas voulu rater ça pour un million…. »

La brume fait écran à travers l’écran. Les faibles lumières reviennent sur des êtres ternes et saouls.

UN LIEU SI LOIN DU CIEL
Le film s’ouvre sur ces êtres comme dans le troisième chant de l’Enfer de Dante : « Per me si va ne la città dolente, Per me si va ne l’etterno dolore, per me si va tra la perduta gente ». Les gens perdus ont, pour le moment, trouver un havre de paix, d’alcool et de fille faciles, le bar de Dédée. Des gens perdus dans un lieu obscur, bas et si loin du ciel qu’il enferme toutes choses (Dante, Enfer, Chant IX) : « Quell’e ‘l piu basso loco e ‘l piu oscuro, E ‘l piu lontan  dal ciel che tutto gira …Questa palude che ‘l gran puzzo spira …»

UNE TENDRESSE POUR DIGERER
Dédée (Simone Signoret) est dans son élément, au bassin, au milieu des marins en attente, « si ça t’fais plaisir, faut pas t’gêner. »  La « petite tendresse » de son mac à Dédée pour le faire digérér. Mais elle a la « tête dure » et il compte bien la «bosseler ». Dédée est la beauté libre au sens kantien du terme. Elle est ‘soumise’ à René, mais en vérité elle reste indépendante de tout lien à un quelconque intérêt sensuel ou moral. Le lundi, elle a son client régulier. Après le repas, elle donne son moment de tendresse à René pour qu’il digère, le matin, elle fait la tournée des quais et déambule devant les marins excités, qu’elle retrouvera certainement le soir venu. Elle perdra cette beauté kantienne, libre de tout intérêt, en tombant amoureuse du ténébreux Francisco pour lui devenir dépendante. Elle ne se déterminera plus que par rapport à lui. Elle ne supportera plus cette ville glauque et triste. Ce Marco, gluant et venimeux.

Elle est le présent. L’éternel présent. Le passé ne vaut rien, ne compte pour rien. Tous ses clients sont les plus beaux, « c’était bien, on ne m’a jamais fait ça avant ! » Dédée est à elle-même suffisante jusqu’à sa rencontre.

Le film se structure sur plusieurs trios. Trois temporalités, trois hommes, trois points lumineux où l’espoir revit.

C’EST POUR TON BIEN QUE JE SUIS DUR
Trois hommes. Mi mac, mi portier du bar, Marco (Marcel Dalio) qui joue au méchant et qui se regarde dans la glace avec son pistolet. Le passé. Celui qui la sortit de Toulon pour la prostituer à Anvers. Il est la laideur ou la beauté dans le sens d’Hippias, dans l’Hippias majeur de Platon, celui qui accomplit bien sa fonction. « C’est pour ton bien que je suis dur ! » Et lui, Marco, n’y déroge jamais. Il accomplit sa fonction d’imbécile, de crétin et de lâche jusqu’au bout. En ce sens, il est la perfection-même. Il est le corrupteur. Il salit tout ce qu’il touche. Et il fait peur par sa méchancheté et sa vilénie. Comme lui dit René, sarcastique : « T’es très intelligent ! »

Monsieur René (Bernard Blier), le patron. Figure tutélaire et protectrice. Le présent. Quand il est là, Dédée ne risque rien. « Je sais le calmer. » René à Marco : « Si je te garde ici, c’est pour garder Dédée. »Mais avant et après, elle dérouille avec Marco.

ON POURRAIT ATTENDRE ENCORE UN PEU
Francesco (Marcello Pagliero), le trafiquant italien. L’aventure, l’amour passion et l’ouverture vers le monde. Le poète qui, à la nuit tombée, récite des textes italiens, sans les lui traduire, « ça ne te regarde pas. » C’est beau dans la nuit. « Je n’imaginais pas que c’était possible à ce point-là. » C’est un futur de voyages et de découvertes pour Dédée qui en tombe amoureuse. Dans leur première rencontre ces deux temps s’opposent. Elle, impatiente. Lui, dans le plaisir de l’attente. « –Dis ! Tu te décides ! Qu’est-ce que t’attends ? Qu’il pleuve ? – Non, j’attends deux heures du matin. – T’attends quoi ? – J’attends deux heures, j’ai quelqu’un à voir.  – Et c’est pour attendre deux heures du matin que tu m’as amenée ici ? – Ben oui. Qu’est-ce que tu croyais ?… » Cet homme est différent. Le sourire de Dédée parle : « T’es sûr que t’es pas en avance ? On pourrait attendre encore un peu ? » Francesco voulait seulement « entendre parler une femme ». Dédée est conquise. Les mots d’amour sont durs à dire, « je ne peux pas dire ces mots-là ! » Mais ce sont les yeux qui parlent. Et les odeurs… « ça sent toi! »…

Il y a l’unité de lieu. Anvers en est le centre, le présent. Mais deux autres villes sont évoquées. La ville d’où vient Dédée, Toulon, la ville de sa jeunesse, morte à jamais, le soleil, la méditerranée. Et la ville du futur : Hambourg, celle qui attire. Tous les marins vont à Hambourg, constate amèrement René. L’avenir du cloaque est compté. Anvers est une ville qui se meure.

Mais il y a trois lumières. Celle du bar où les hommes se replient et se brûlent comme des mouches sur une lampe. Mais l’espace d’un instant, ces hommes retrouvent de la chaleur. Il y a la lumière de Dédée dans la ville qu’elle illumine de son passage. Dédée qui illumine le bar de sa présence. Et les yeux de Fransesco qui illuminent le cœur de Dédée.

REVOIR LES ETOILES
Il y a trois femmes aussi. Trois en une, Dédée. La petite fille de Toulon jusqu’à celle qui partira malgré la mort de Francesco. En emportant un peu des brumes épaisses d’Anvers. Il y a quand même une figure féminine touchante, c’est l’entraîneuse maternelle Germaine (Jane Marken) : « Je te parle comme une mère ! »

« E quindi uscimmo a riveder la stelle » (Enfer, Chant XXXIV, dernier vers). Dédée, peut enfin revoir, elle aussi, les étoiles.

Jacky Lavauzelle