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Eva KMENTOVA : LA RESISTANCE A L’OPPRESSION (Femme au soleil – žena na slunci -1958, bronze 2005)






Eva Kmentova (1928-1980)
Femme au soleil
žena na slunci
(1958, bronze 2005)

 Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (1)

La Résistance
à
L’Oppression

Dans une cour du Musée Kampa (Museum Kampa, U Sovových mlýnů 2, 118 00 Praha) au milieu d’autres statues, la Femme au soleil d’Eva Kmentova, seule, contre un mur, s’offre à nous.

Il s’agit d’une femme, les proportions sont là. Mais la féminité est peu marquée. Et nous sommes autant dans le corps de l’artiste que dans celui d’une humanité plus générale.

La femme est là, face contre terre. Comme jetée à terre. Presqu’humiliée. L’être est couché, comme soumis, mais tout son effort tend vers le redressement. Se mettre droit. Tenir debout. Ne pas rester dans la situation originelle. S’élever. Ne pas rester coucher. Ne plus rester soumise.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (2)

Les masses s’équilibrent sur le socle en pierre blanche. Et les membres, la tête et les jambes, se lèvent, se jettent vers le soleil, comme s’il s’agissait de s’arracher de la terre. Ce corps lourd et massif veut partir, s’envoler. Il se tend un peu plus de chaque côté. Quelque chose peut casser à tout instant. Et ce corps qui part, laisse un peu plus la terre pour rejoindre les astres.

Dans cette forme, le corps devient céleste. Il va vers le soleil en devenant lune, croissant de lune. Ce corps en a besoin. Il a soif de cette chaleur. C’est une nécessité vitale pour lui, pour ce corps devenu satellite.

S’il se tend, il se tend comme un arc. Un arc qui enverrait dans le ciel, vers le soleil, ce besoin d’un ailleurs, ce besoin d’espoir, pour vaincre enfin sa peur. Pour laisser son désir s’épanouir.

Cette masse si imposante devient ligne par cette position tendue. La tension ne pourra pas durer éternellement, mais qu’importe, puisque, en existant, elle permet au corps de s’ouvrir, de s’entrouvrir.

Avoir gagné sur le lourd, le pesant, le joug, les interdits, la tyrannie et l’oppression, voilà ce que le corps, et plus que le corps, l’être gagne. C’est dans cette prouesse, simple et banale, mais tellement désagréable de cette tension du cou et de cette inflexion du bassin, que l’être peut se lever enfin et que la vie peut commencer, moins mécanique et plus humaine.

Elle se tend juste avant la cassure qui elle serait définitive. Inconfortable et seule, mais vivante encore et espérant.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (4)Eva Kmentova, ainsi que son mari Olbram Zoubek, qu’elle a connu à l’Académie des Arts,  faisait partie du groupe Trasa, où figuraient notamment les sœurs Jikta er Květa Válovy. Eva apporta au groupe de cette nouvelle figuration une dimension poétique, plus sensuelle. Elle fut bridée tout au long de sa vie par le système communisme. Comme de nombreux artistes tchèques, elle vécut grâce à des petits boulots comme vendeuse et restauratrice de bijoux.

žena na slunci porte la trace de Fernand Léger. cette sculpture a été réalisée trois ans après la mort de l’artiste français.

« L’art est fait d’oppression, de tragédie, criblées discontinûment par l’irruption d’une joie qui inonde son site, puis repart. » (René Char, Eloge d’une soupçonnée, 1988)

 

Jacky Lavauzelle

Olbram Zoubek LA DISSOLUTION DU PEUPLE PAR LE SANG ( MEMORIAL AUX VICTIMES DU COMMUNISME Pomník obětem komunismu Prague)

Olbram Zoubek

Le Mémorial aux victimes du communisme (Pomník obětem komunismu -2002 Prague)
(en collaboration avec les architectes
Jan Kerel et Zdeněk Hoelzel)Olbram Zoubec Prague (12)

 La dissolution
du peuple par
le sang &les pleurs

En revenant du Musée Kampa, nous avons laissé dans une cour la femme au soleil d’Eva Kmentová et une œuvre d’Olbram Zoubek, Victimes (1958), son compagnon dans la vie.




Victimes 1958 Olbram Zoubek Musée Kampa Prague 1

Ces deux œuvres, diamétralement opposées, dans l’espace comme dans le style, séparées par d’autres sculptures sont là, face à face. Celle de Kmentová toute en rondeur, pleine, couchée, entière, face contre sol, celles de Zoubek en saillie, décharnées, vidées, pointues et droites. Ces œuvres si différentes sont celles d’un couple ayant vécu aussi longtemps ensemble et ayant participé à la même scène tchèque à travers le groupe Trasa.

Olbram Zoubec Prague (1)

 

Différentes mais parlant d’une même volonté, d’un véritable combat, la recherche d’un autre futur. L’œuvre de 1958 de Zoubek préfigure l’œuvre du Mémorial, par sa structure déchiquetée, fantomatique. Même si les sculptures n’ont encore pas d’expression et que les têtes sont réduites à leur plus simple expression. Mais déjà elles sont debout et elles marchent. La célèbre expression de Goethe : « Tout homme qui marche peut s’égarer » ne marche pas. Sous un tel régime, ne rien faire, ne rien dire, c’est avant tout s’égarer et mourir à petit feu.

 

Olbram Zoubec Prague (2)

En remontant vers le deuxième arrondissement, il suffit simplement de prendre deux rues, Vítězná ou Říční, et de se retrouver vers ce groupe de sculptures, mi humaines mi zombies qui déferlent de la petite colline Petrin. Un groupe d’hommes membrés et démembrés, condamné à rester là, figé dans le lieu et dans notre mémoire.  « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective » (Miguel de Unamuno). En effet, ce monument ne parle pas qu’à l’Homme, ne parle pas que son histoire, il parle de nous, il parle à chacun de nous.

 

Olbram Zoubec Prague (3)

Olbram Zoubek parle de son point de départ dans sa réflexion et de son travail sur le regard de chacun à travers son œuvre. Celui-ci ne peut que changer. Il est parti du mot MUKL, condamné : « Vycházel jsem ze slova mukl: muž určený k likvidaci. Nepadá, pořád stojí, postava nemá tendenci se vzdát, zlomit, podrobit, ale stojí, i když je štípaná blesky, ohlodávaná a ničená… Můžete se mezi nimi dívat i na Národní divadlo, je to pohled nový, jako by se ti mrtví dívali i na nás, na Vítěznou třídu k Národnímu divadlu. » (« Je suis parti du mot Condamné : Un homme destiné à être liquidé, à être éliminé. Quand il tombe, il se redresse encore. Il n’abandonne pas. Brisé, soumis, il résiste. Même si parfois il pense à abandonner. Parmi eux, vous changez votre vision, comme si les morts et nous regardions le Théâtre National « ).

 

Olbram Zoubec Prague (5)

Sept sculptures avancent donc vers la ville. Sortes de morts-vivants, les corps déchiquetés par la violence d’une idéologie, le communisme. Sept sculptures arrachées à la vie qui nous renvoient au septième cercle de l’Enfer de Dante. Toujours quand le démon des hommes frappe, la Divine Comédie ouvre ses ailes et ses pages. C’est notre miroir contemporain, notre abreuvoir. Rappelons ces vers du Chapitre XII : « Era lo loco ov’ a scender la riva venimmo, alpestro e, per quel che v’er’anco, tal, ch’ogne vista ne sarebbe schiva. » (« Nous arrivâmes à cet endroit difficile où nous devions descendre et où se trouvait cette monstruosité que tous les yeux fuyaient ») Le septième cercle s’ouvre à nous, celui des violents.

Olbram Zoubec Prague (6)

 

Nous ne franchirons pas « la riviera del sangue » (« la rivière de sang »), mais nous sentiront aux travers de leurs chairs « qual che per violenza in altrui noccia. » « E’ son tiranni cher dier nel sangue e ne l’aver di piglio. » (« Ces tyrans qui se baignent dans le sang et se complaisent aux pillages »)

Le communisme a pillé les êtres. Les ayant soumis, cassé, rompu, achevé. Mais les êtres sont restés droits. Ils continuent à marcher. Le rien de la première stèle, n’est qu’un commencement. Les communistes n’ont rien pu faire contre la détermination et la volonté de vivre inextinguible  de l’être humain. Celui s’est levé. Le corps en lambeau. 

Les sculptures marchent vers la ville. Vers le centre.

 

Olbram Zoubec Prague (8)




 

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Ils reviennent à nos mémoires qui trop facilement oublient. Les chiffres sont là rangés, 205486 personnes condamnés dans des procès politiques. Un acharnement au quotidien. 4500 morts en prison. 248 exécutions. Nous repensons aux chiffres d’Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du Goulag, les grandes purges, les quinze millions de déportés russes entre 1920 et 1930, les exactions du régime chinois, cubains, de Pol Pot, …

Il parait loin le temps où Paul Vaillant-Couturier  répétait en toute bonne foi que « les communistes sont des missionnaires historiques de la liberté. » Mais certains dont Victor Hugo avait, très tôt, pressenti et  refusé ce rouleau-compresseur qui allait dévaster le siècle dernier : « Communisme. Une égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait à mettre toutes les envergures dans la même cage et toutes les prunelles dans le même crépuscule, je n’en veux pas. » Bertolt Brecht disait mieux encore « si le parti communiste et le peuple ne sont pas d’accord, il n’y a qu’à dissoudre le peuple. » Le parti a toujours raison. Le peuple n’est qu’une triste nécessité à soumettre par tous les moyens.

Olbram Zoubec Prague (13)

 

 

 

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Les corps avancent et se reconstruisent. Ils restent nus et le regard vide. Mais ils avancent. Ils sont de nouveau parmi nous. La stèle indique pudiquement que « pomník obětem komunismu je věnován všem obětem, nejen popraveným a vězněnym, ale všem, jejichž životy byly totalitní zvůlí zničeny   » (« Le Mémorial aux victimes du communisme est dédié à toutes les victimes, non seulement emprisonnés et exécutés, mais tous ceux dont la vie a été détruite par le despotisme totalitaire »).

Olbram Zoubec Prague (20)

 

Olbram Zoubec Prague (21)

 

 

 

 

 

 

 

Les corps sont là comme s’ils faisaient partis de séquences cinématographiques.

Comme si le vent de l’idéologie emportait sur les corps un peu plus de leur chair. Jusqu’à vouloir les faire disparaître. Comme s’il fallait les enfouir à jamais pour qu’enfin le régime les oublie et ne garde que les soumis.  Olbram Zoubek : « Naší snahou bylo vytvořit pomník nepřehlédnutelný a důstojný, přitom ale pojetím jednoduchý a civilní. Jeho základem je monumentální schodiště, na které jsme umístili celkem 7 bronzových plastik v mírně nadživotních velikostech. První socha stojí v popředí celého zástupu, mizejícího do ztracena ve stráni. Další sochy pak ustupují, ubývají, mění se v torza občanů – obětí. Mezi torzy cítíme ty, kdo nepřežili… Návštěvník prochází schodištěm a je konfrontován s metaforou oběti a utrpení. » (« Notre objectif était de créer un monument visible et digne. Sa base est un escalier monumental sur lequel nous avons placé un total de sept sculptures en bronze légèrement plus grandes que nature. La première statue se dresse à la pointe de la foule, disparaissant peu à peu, avec les autres statues,  par des multiples variations sur les corps et les torses.  Les victimes qui n’ont pas survécu sont symbolisées par ces torses déchirés … Le visiteur qui monte les escaliers se trouve alors confronté à la métaphore du sacrifice et de la souffrance. « )

Olbram Zoubec Prague (23)Le maire de Prague 1 lors de  la commémoration avait déclaré: « Praha jako hlavní město byla vždy srdcem odporu v letech komunistické totality. Důstojné místo pro uctění památky obětem komunismu zde však dosud bohužel chybělo. Proto jsme již od roku 1997 usilovali o vytvoření prostoru pro nadčasové památné místo, které by budoucím generacím připomínalo všechna násilí a křivdy komunistického režimu. Tento prostor jsme nakonec našli na úpatí Petřína v prodloužení Vítězné ulice. Podle našeho názoru má pro umístění pomníku všechny předpoklady: jde o frekventované místo s dobrým přístupem i dostatečnou plochou pro shromažďování. Přitom současně – vzhledem k umístění v Petřínských sadech – nutí při procházkách k zamyšlení. Věříme, že pomník je nejen svrchovaným výtvarným dílem, ale stane se také poctou obětem a stále živou připomínkou neslavné doby českých dějin. » (« Prague a toujours été au cœur de la résistance du totalitarisme communiste ; cet endroit commémore les victimes du communisme, mais il y a malheureusement toujours des portés disparus. Nous avons depuis 1997 cherché à créer un espace pour le souvenir. Olbram Zoubec Prague (22)Lieu de mémoire afin que les générations futures se souviennent de toutes les violences et les injustices du régime communiste. Cet espace se trouvé au pied du prolongement Petrin et de la Rue de la Victoire. A notre avis, cet emplacement convient pour de multiples raisons : c’est un endroit très fréquenté et accessible, ainsi qu’un espace suffisamment conséquent avec les jardins de Petrin qui amène à méditer. Ce n’est pas qu’une œuvre d’art, c’est avant tout un hommage aux victimes et une page tristement célèbre de l’histoire tchèque « .

Jacky Lavauzelle

(texte, traduction de la Divine Comédie et tchèque)

David Černý : LE JEU DE L’INVERSION ET DE L’IMPOSTURE

SCUPTUREsochařství
David Černýdavid černý

 

 Le jeu de l’Inversion
& de l’Imposture

Le site de David Černý, http://www.davidcerny.cz, présente la tête de l’artiste, mi Nicola Sirkis, chanteur d’Indochine, mi Robert Smith, chanteur de The Cure, tournant comme dans une fête foraine sur un fond noir (Černý = noir), et rotant ou coassant. Un clic sur sa tête pour qu’elle explose avec en fond chanté, un alléluia retentissant. Nous sommes dans le domaine du jeu. L’artiste joue le diablotin espiègle. Il est le mauvais canard de la bien-pensance en sachant tout à fait être dans le vent avec une création propre sur elle. Mais David Černý joue et joue le jeu. Il joue le lieu aussi.

david černý Kůň, Vanceslas Galerie Lucerna Praha Prague

Nous entrons dans une optique binaire  formelle. La première œuvre où l’artiste est enfin reconnu est en réalité un ready-made où le changement de statut et de statue, passe par une apposition d’une couleur.
Le mémorial de guerre se transforme en jouet improbable.  Le char qui est peint en rose, en 1991, se nomme le char Joseph Staline, JS2, tout un symbole. Il trônait à Prague et symbolisait la libération de Prague par l’Armée-rouge. Un symbole qui devenait une provocation après les événements de 1989.
Rien de moins guerrier et de moins mémorial que le rose. Cette performance devient la cérémonie d’investiture de Černý sur la place artistique tchèque, alors sur le feu mondial des projecteurs. C’est une entrée en matière tonitruante pour un événement en 1991, deux ans après la libération de la tutelle communiste, qui pourrait presque passer pour anecdotique. Plus qu’un symbole, l’acte devenait rébellion.

Le concept binaire de  David Černý est trouvé par cette apposition : l’opposition, la contradiction. Du jeu de la guerre à la guerre du jeu. La guerre pour les grands devient le jouet des enfants. Rien ne s’oppose plus à la guerre, ne tranche plus avec la terreur communiste que le rose. Nous pensons au rouge sanguin, au noir du deuil, au kaki des tenues. Rien ne s’oppose plus au culte de la personnalité de Staline que cette couleur. Le rose est la couleur la plus à même de déstructurer le métal et la symbolique guerrière avec son côté enfantin, laiteux, féminin, le rose du rouge à lèvres, ou le rose fragile et éphémère de la fleur.  

david černý Miminka Babies Musée Kampa Prague 2

Entre 1988 et 1996, David est étudiant à l’École des arts appliqués de Prague. Le pays vient de se libérer depuis deux ans. L’artiste veut faire un coup d’éclat. Le pays se réveille de la tragédie communiste et place l’écrivain Vaclav Havel dès sa libération, après l’éviction d’Alexander Dubček. Nous sommes dans sa présidence où l’indépendance avec les partis politiques devient la règle. 

Le jeu se place donc dans une période apaisée et propice à la dialectique culturelle. Les soviétiques ne sont plus les maîtres, le communisme est balayé. Plusieurs artistes engagés se retrouvent aux manettes du pays. Le risque reste calculé et relativement limité. Des députés repeindront en rose en signe de soutien à l’artiste.

Les bébés, autres scuptures de l’artiste, Miminka Babies, sont fragiles, dépendants de nous, avec un visage poupon et craquant, des petits êtres à protéger. Nos sociétés contemporaines focalisent sur leur bien-être. En appliquant le concept de l’artiste, il suffit de les rendre forts et massifs, libres, et prédateurs. Ils deviennent monstrueux, immenses, sans visages ;  ils montent partout. Ils dominent le monde des grands. L’artiste les rend identiques, comme clonés, sans émotions avec la rationalité d’une entrée USB d’un ordinateur ou d’un code à barres commercial au milieu du visage.

Cet élément de répétition et de clonage se retrouve dans d’autres œuvres comme les pingouins de Prague, český tučňák. Le changement de couleur s’opère avec les pingouins en jaune en ligne à côté du Musée Kampa au bord de la Vltava. Les pingouins sont en groupe, en bande, souvent les uns contre les autres afin de lutter contre le froid. David Černý les transforme en moutons de panurge. Totalement liés les uns aux autres. En appliquant une couleur jaune au noir et blanc du pingouin, David Černý continue sa logique conceptuelle. Le noir et le blanc c’est la nuit et le froid et l’opposé sera la chaleur et le soleil, donc le jaune. La signification positive de chaleur et d’amitié sera de nouveau inversée par le positionnement en ligne, position d’autorité et de soumission à un ordre établi. La signification négative, celle du mensonge et de la tromperie deviendra une nouvelle signature de l’artiste. Celle que l’on retrouvera lors de l’exposition Entropa.  

david černý Miminka Babies Musée Kampa Prague 1

Le cheval, Kůň,  dans la galerie du Lucerna montre un Vanceslas ridiculisé, lui qui est représenté très sérieusement à quelques mètres de là devant la place du même nom Václavské náměstí. Mais le cheval est renversé, à l’envers. Elle rend illusoire la posture digne du souverain. Vanceslas Ier de Bohème, comme saint patron de ce pays est un des symboles nationaux les plus forts, au même titre que le Château de Prague ou le Pont Charles. Le toucher c’est toucher aux fondamentaux du pays, le ridiculiser sur ses valeurs. Avec la tromperie, la facétie et démystification seront associés à l’artiste. L’artiste soulignait après l’imposture de l’exposition Entropa de 2009 à Bruxelles, à l’Atrium du conseil des ministres que « L’hyperbole grotesque et la mystification font indissociables de la culture tchèque et l’utilisation de fausses identités n’est rien d’autre qu’une des stratégies de l’art contemporain« 

Le comble serait d’utiliser ses méthodes sur ses œuvres et de peindre par exemple ses bébés du Musée Kampa en blanc. Et la boucle serait bouclée. L’arroseur arrosé. Nous refermerions le cercle pour en ouvrir un autre.

Dans la citation de l’artiste, le mot important que relève l’artiste est celui de la Stratégie. Nous restons bel et bien avec cette artiste dans le conceptuel et le stratégique. Nous ne sommes pas dans l’émotion et le ressenti. L’assurance de l’idée ne laisse pas de part à la fragilité et au doute. Par contre et l’exposition Entropa en est la preuve, la dimension humoristique est présente. L’aspect conceptuel de la contradiction s’ouvre sur une radicalité quasi caricaturale.

 

david černý český tučňák Musée Kampa Praha Prague

Le Satan sarcastique de son site web entre show-biz et artiste rock a trouvé sa place dans notre société du spectacle et de l’outrance. Un sentiment de familiarité nous fait suivre son œuvre toutefois avec un sentiment de plaisir et de connivence. Amitiés ou irritations ? « C’est de la familiarité que naissent les plus tendres amitiés et les plus fortes haines »  (Rivarol)

 

Jacky Lavauzelle

Miloslav Chlupáč LA SEDUCTION DE LA SOUFFRANCE (Ležicí – 1960)

Miloslav Chlupáč
(1920 – 2008)
Ležicí (1960)Miloslav Chlipac lezici 1960 Musee Kampa Prague Photo J Lavauzelle

 LA SEDUCTION
DE LA
SOUFFRANCE

Dans les années 60, à Prague, les dissidents s’organisent.

L’émulation intellectuelle prépare les événements de 1968.  Antonín Jaroslav Liehm  commence à travailler à la revue littéraire Literární noviny et avec lui Milan Kundera, Ludvík Vaculík, Jan Procházka, Pavel Kohout et Ivan Klíma.

L’œuvre de Miloslav Chlupáč, Ležicí, date de 1960. Point d’origine de l’organisation de la contestation contre le pouvoir autoritaire. C’est aussi en 1960 que la Troisième République laisse définitivement la place à la République socialiste tchécoslovaque. Depuis 1953, le slovaque Viliam Široký préside aux destinées funestes du pays.

Aujourd’hui, La femme qui est là, sans nom, devant nous, couchée dans cette cour du Musée Kampa en compagnie de nombreuses œuvres de sculpteurs tchèques et slovaques, d’Eva Kmentová à d’Olbram Zoubek, en passant par René Roubiček,  ou les boules rouillées de čestmír Suška, raconte aussi cette histoire. La grande Histoire. Mais aussi la sienne, celle des femmes et de toute l’humanité, plus large encore que l’histoire misérable de ce Trou noir des pays communistes.

Cette femme est une douleur qui n’a pas de cri. Le cri s’étouffe dans les langueurs de la Vltava, qui, à côté, sépare le Petit côté (Malá Strana) de la Vieille ville (Staré Město). Le Charentais, Jacques Chardonne disait que « sauf la souffrance physique, tout est imaginaire. » Et c’est vrai que dans cette cour silencieuse, les cris sont étouffés. Des multitudes de cris pour une symphonie de la souffrance. Chlupáč, Kmentová, d’Olbram Zoubek, les êtres sont déchiquetés, soumis, amputés. Nous entendons les pas des visiteurs sur le gravier, nous entendons les oiseaux qui arrivent du pays Moldave, les cris joyeux des enfants qui jouent dans le parc du Musée Kampa.

Elle n’a ni cri, ni bouche, ni yeux. Elle n’a qu’un nez géométriquement parfait. Son visage n’est sensé ne rien exprimer. C’est seulement son corps et sa position qui expriment sa douleur. Le corps parle de la douleur comme il est, en lui-même, réceptacle de cette souffrance.

Le corps est dans le manque. En manque d’organes. Il n’a plus ce qui lui permet, ordinairement, naturellement, de s’exprimer. Comment, dans cet état minimal, peut-il nous dire quelque chose ?

Dans cette entière soustraction, l’être parle mieux. C’est quand le temps est compté que les mots dits sonnent, résonnent et s’amplifient. Le moins apporte le plus, le plus dense, plus de compact, plus de sens. Il ne lui reste que le nez, organe passif. Comme est passive, voire soumise, sa position. Presque dans l’attente du coup final, de l’exécution.

Ne plus savoir si elle souffre ou si elle se repose. Elle est là, couchée sur ce gravier trop gros, terre cuite isolée autour des miroirs déformants, des sculptures ouvertes et coupantes, autour d’une forme laiteuse où s’emprisonne un tronçon de bois. Si elle bouge, une lame ou des boules pourraient encore l’écraser et l’anéantir.

Miloslav Clupac Lezici M Kampa Prague détail Photo J Lavauzelle

Il lui manque quelque chose. Une statue, celle d’Eva Kmentová, semble être sa sœur ou sa mère. Celle de   Chlupáč est couchée sur le côté, légèrement. La souffrance vient aussi de sa mutilation. Il lui manque les mains et les pieds. Elle ne peut donc plus marcher, donc partir vers un ailleurs et ne plus pouvoir écrire ou faire. La création est amputée. La statue s’enfonce un peu plus dans la terre, le gravier s’écarte. En l’aspirant, le bras se lève.

La beauté blanche et la tranquillité de salle contrastent avec l’ampleur et la violence des corps mutilés. Ils bougent, autant qu’une statue peut bouger. Ils se retournent, se redressent. Du moins, ils essaient. Ces tentatives sont là, à chaque seconde reproduites. Les instants ne changent pas la forme de la douleur, ils l’amplifient.

Mais les oreilles sont rares. L’époque a changé et les douleurs différentes. Les statues sont là, pour beaucoup, inexpressives. Les cris seraient enfermés à jamais dans l’histoire, dans une histoire que nous ne comprendrions plus, d’une autre histoire qui ne serait plus la nôtre. Il ne resterait que des corps, des statues que l’on aimerait positionner dans son jardin.  Il ne reste que l’esthétique des rondeurs, voire de la féminité.

Mais, bien sûr, la souffrance se montrera toujours. Dans nos esprits. Dans nos mémoires. A l’œil qui s’ouvre, l’être qui souffre parlera car « personne ne saurait en finir. On peut changer de souffrance. On ne peut supprimer la souffrance. » (Henri Troyat)

La même année, en 1960, il créera Torso, qui ne possède plus que le tronc, un tronc blanc, massif.

En regardant le titre, la première fois, « Ležicí », inclinée, j’ai lu « lže » au lieu de « lež », autrement dit, « elle ment ». Est-ce que ce plan mentirait ? La position serait une position de repos si nous n’avions cette amputation et, plus que l’amputation elle-même, la position de la tête. Elle se lève vers le ciel. Elle tire sur ses épaules afin de donner une posture des plus inconfortables. La souffrance est belle et bien là, qui s’exprime.

La terre cuite qui la compose marque sa fragilité et la petite inscription, sous l’œuvre, indique bien «prosím, nedotýkejte se », « s’il vous plaît ne touchez pas ». L’œuvre dans sa souffrance et sa fragilité est bien plus humaine que beaucoup de spectateurs pressés dans la course mécanique, le temps de quelques clichés, des lieux à faire, dans ce petit centre de Prague.

Elle reposera ce soir, la nuit tombée, dans le calme de cette nuit fraîche encore mais claire. Elle reprendra, dans le répit nocturne, un instant, une minute afin de se regarder dans les miroirs déformants de Milan Dobeš et découvrir un autre possible, plus gai et plus heureux.

Une autre pancarte devrait être apposée : « Prosím, poslouchejte !», s’il vous plaît, écoutez !

Jacky Lavauzelle

 

Lukáš Rittstein : QUAND L’ORIGINE FECONDE L’AVENIR

Lukáš Rittstein
 Tanči (Danse)
Anči, (2005 – Musée Kampa Prague)

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Quand l’origine
Féconde l’avenir

Réalisées en toile souple, blanche et laquée, les sculptures de Lukáš Rittstein sont devenues le porte-étendard d’une marque, leader mondial du plafond tendu. Nous nous attendons à un travail marketing, entre publicités et paillettes. Une évidence pourtant s’oppose à cette mise en avant médiatique. Une lecture plus intime de l’œuvre aborde d’autres thématiques qui nous concernent tous, éthiques et environnementales. Greenwashing, éco blanchiment, peut-être. Mais les messages ne sont pas dissimulés.

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Les sculptures de Rittstein s’inscrivent dans un cycle nommé Manop – Le premier et le dernier. Les sites consacrés à ces sculptures citent toujours la même réplique, alors citons-la une fois pour toute : « Au bout de la civilisation vous apprend le plus sur vous-même et sur la civilisation ». Il y a de la pédagogie dans l’air. Notre civilisation serait-elle à ce point si confuse ?  

Un des souhaits de l’artiste serait donc de joindre, de lier, de délier  le début, l’alpha,  la non-contamination, la virginité, la naissance de l’humanité, la tribu, la localisation et la survie,  l’art brut et l’oméga, la modernité, la publicité, le commercial, la mondialisation, les matériaux industriels. Un début et une fin. Une complexité à la recherche de l’élément. Elémentaire, mon cher Lukáš  ?

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Comment donc joindre les deux bouts, jeter un pont entre l’alpha et l’oméga ? Comment comprendre notre parcours, en donner une lecture ? L’œuvre de Rittstein met le doigt sur nos oppositions, nos contradictions, par les origines, par les couleurs, le blanc et le noir, ou le marron, les matières, le souple et le dur, les genres, le féminin et le masculin, le yin et le yang. Ce n’est plus un pont, mais un viaduc. Revenons un instant sur son parcours esthétique et littéraire.

De 1991-1997 a étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Prague et dans les années 1997-1999 à l’Académie des Arts de Prague. En 1999, il a reçu le prix Chalupeckého Henry (Cenu Jindřicha Chalupeckého). Dans la période qui va de 1997 à 2008 il part avec le photographe et peintre Barbara Šlapetová expédition en Nouvelle-Guinée pour les tribus autochtones.

Quand tout nous paraît illisible, voire confus, le mieux est de se ressourcer, de revenir au point de départ. Tenter le retour. L’autre alternative : fuir et foncer tête baissée… 

Le choix de Rittstein : revenir sur des fondamentaux de notre civilisation. Rittstein n’est pas parti pour s’isoler du monde mais pour le reconquérir, à sa manière. « Ce qui fait le charme et l’attrait de l’Ailleurs, de ce que nous appelons exotisme, ce n’est point tant que la nature y soit plus belle, mais que tout nous y paraît neuf, nous surprend et se présente à notre œil dans une sorte de virginité. » (André Gide, Journal) Nous reparlerons de cette virginité plus tard.


Leur livre de ces chemins Pourquoi la nuit est noire  (Proč je noc černá)  a reçu le prix 2005 de Magnesia Litera  (prix littéraire tchèque, http://www.magnesia-litera.cz/  ). Sur le site nous pouvons lire : « Autoři jsou věrohodnými tlumočníky výpovědí příslušníků dvou kmenů žijících v rozdílných biotopech Nové Guineje. Ve vysokohorské oblasti nebo v nížině deštného pralesa. Setkali se s nimi v několika expedicích v letech 1998 až 2002. Seznamujeme se s životním během lidí, jehož samozřejmou součástí je i kanibalismus. Vstupujeme do míst legend a duchů, kde se transcendentno a reálno mísí v neoddělitelném spojení. Cestujeme časem zpět po vlastní vývojové linii do doby kamenné a objevujeme nové morální kodexy a hodnotové systémy. Získáváme i nové vidění a měřítka pro hodnocení civilizace vlastní. To všechno v rámci syrové, znepokojivé autenticity rozhovorů, které pronikají hluboko do nitra papuánské duše a nevyhýbají se žádné životní situaci. Silný dojem je umocněn skvělým, většinou černobílým, fotografickým doprovodem, který tvoří organickou součást výpovědi. V něm se jistě uplatnilo vzdělání autorů, kteří jsou absolventy Akademie výtvarných umění. Kniha má příkladný grafický design. Závěrem: velmi zdařilá i vyzrálá knižní prvotina.”  (« Les auteurs témoignent sur  deux tribus différentes de la Nouvelle-Guinée, l’une dans les régions montagneuses et l’autre  dans la forêt tropicale de la plaine. Ils ont participé à plusieurs expéditions de 1998 à 2002. Ils se sont  familiarisés avec ces peuples, où le cannibalisme est  une composante naturelle. La légende, le mystère et la réalité se mélangent et sont  inextricablement liés. Nous voyageons dans le temps et suivons son développement à partir  de l’âge de pierre afin de découvrir de nouveaux codes moraux et systèmes de valeurs. Tout est dans les entretiens empreints d’authenticité et qui pénètrent profondément l’âme papoue. Cette forte impression est renforcée par l’utilisation du noir et blanc,  excellent contrepoint   photographique, qui s’intègre parfaitement au témoignage. En cela, il a certainement appliqué à l’écriture les techniques de l’Académie des Beaux-Arts de Prague. Le livre a une conception graphique exemplaire. Un début littéraire très réussi et mature. » (trad JL))

En 2010,  Lukas Rittstein revient avec Barbora Šlapetová pour une participation au pavillon tchèque pour la World Expo 2010 de Shanghai, le projet représentera l’harmonie entre urbanité et nature. Nous retrouverons le désir de symbiose entre les extrêmes. Même s’il est vrai que la nature envahit de plus en plus nos villes et inversement. Les deux s’interpénètrent continuellement, et les villes les plus urbanisées, comme La Grande Motte, intègrent des parties conséquentes aux espaces verts.

P4140277Dans Tanči, l’œuvre qui se trouve au Musée Kampa de Prague, nous retrouvons un tronc d’arbre rougeâtre et massif inséré dans une mâchoire blanche, entre deux crocs laiteux. Des éclaboussures sortent de l’arrière de cette matière blanche. Le blanc virginal, symbole de la paix, semble, a priori, bien inoffensif. Il se transforme pourtant, sorte de plante carnivore, en véritable monstre carnassier. La réalité n’est pas dans l’évidence comme l’habit ne fait pas le moine. Il faut donc se méfier des apparences, trop souvent trompeuses.

Le blanc n’est pas une couleur, mais une valeur. Le blanc s’obtient dans l’addition des couleurs, il n’oublie rien. La somme anéantit les couleurs qui la composent.   « Parfois une sage-femme, en inspectant de la main la virginité d’une jeune fille, par malice ou maladresse ou malheur, la lui fait perdre. » (Saint Augustin, La Cité de Dieu (420-429), I, XVIII) La nature, virginale, se retourne devant la brutalité, symbolisée par le tronc, l’arbre coupé de ses racines et de ses feuilles, par l’arbre mort, matière inerte.

La matière, les océans, le vent, le feu résistent. La nature maltraitée reste toujours la plus forte, au final. « La niaiserie, l’ignorance ou la peur, fût-elle même celle de l’enfer, ne forment pas les vierges. Ou du moins cette sorte de virginité me paraît aussi bête que l’espèce de chasteté obtenue par la castration. » (Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune)

L’origine dans sa complexité contient des oppositions invisibles à l’œil. La douceur maîtrise la force du tronc. Le lisse contient le rugueux. Mais aussi la matière technologiquement pure ne saurait oublier la matière première par excellence, le bois.

La sculpture dénonce la déforestation mondiale et nous renvoie aussi au travail de Jean-Pierre Dutilleux avec une tribu, les Toulambis, et son reportage de 1979, Tribal Journeys. Dutilleux qui continua avec Sting son combat contre la déforestation en Amazonie notamment, lors de la tournée du Chef Raoni Metuktire.

Jacky Lavauzelle