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Eva KMENTOVA : LA RESISTANCE A L’OPPRESSION (Femme au soleil – žena na slunci -1958, bronze 2005)






Eva Kmentova (1928-1980)
Femme au soleil
žena na slunci
(1958, bronze 2005)

 Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (1)

La Résistance
à
L’Oppression

Dans une cour du Musée Kampa (Museum Kampa, U Sovových mlýnů 2, 118 00 Praha) au milieu d’autres statues, la Femme au soleil d’Eva Kmentova, seule, contre un mur, s’offre à nous.

Il s’agit d’une femme, les proportions sont là. Mais la féminité est peu marquée. Et nous sommes autant dans le corps de l’artiste que dans celui d’une humanité plus générale.

La femme est là, face contre terre. Comme jetée à terre. Presqu’humiliée. L’être est couché, comme soumis, mais tout son effort tend vers le redressement. Se mettre droit. Tenir debout. Ne pas rester dans la situation originelle. S’élever. Ne pas rester coucher. Ne plus rester soumise.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (2)

Les masses s’équilibrent sur le socle en pierre blanche. Et les membres, la tête et les jambes, se lèvent, se jettent vers le soleil, comme s’il s’agissait de s’arracher de la terre. Ce corps lourd et massif veut partir, s’envoler. Il se tend un peu plus de chaque côté. Quelque chose peut casser à tout instant. Et ce corps qui part, laisse un peu plus la terre pour rejoindre les astres.

Dans cette forme, le corps devient céleste. Il va vers le soleil en devenant lune, croissant de lune. Ce corps en a besoin. Il a soif de cette chaleur. C’est une nécessité vitale pour lui, pour ce corps devenu satellite.

S’il se tend, il se tend comme un arc. Un arc qui enverrait dans le ciel, vers le soleil, ce besoin d’un ailleurs, ce besoin d’espoir, pour vaincre enfin sa peur. Pour laisser son désir s’épanouir.

Cette masse si imposante devient ligne par cette position tendue. La tension ne pourra pas durer éternellement, mais qu’importe, puisque, en existant, elle permet au corps de s’ouvrir, de s’entrouvrir.

Avoir gagné sur le lourd, le pesant, le joug, les interdits, la tyrannie et l’oppression, voilà ce que le corps, et plus que le corps, l’être gagne. C’est dans cette prouesse, simple et banale, mais tellement désagréable de cette tension du cou et de cette inflexion du bassin, que l’être peut se lever enfin et que la vie peut commencer, moins mécanique et plus humaine.

Elle se tend juste avant la cassure qui elle serait définitive. Inconfortable et seule, mais vivante encore et espérant.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (4)Eva Kmentova, ainsi que son mari Olbram Zoubek, qu’elle a connu à l’Académie des Arts,  faisait partie du groupe Trasa, où figuraient notamment les sœurs Jikta er Květa Válovy. Eva apporta au groupe de cette nouvelle figuration une dimension poétique, plus sensuelle. Elle fut bridée tout au long de sa vie par le système communisme. Comme de nombreux artistes tchèques, elle vécut grâce à des petits boulots comme vendeuse et restauratrice de bijoux.

žena na slunci porte la trace de Fernand Léger. cette sculpture a été réalisée trois ans après la mort de l’artiste français.

« L’art est fait d’oppression, de tragédie, criblées discontinûment par l’irruption d’une joie qui inonde son site, puis repart. » (René Char, Eloge d’une soupçonnée, 1988)

 

Jacky Lavauzelle

Olbram Zoubek LA DISSOLUTION DU PEUPLE PAR LE SANG ( MEMORIAL AUX VICTIMES DU COMMUNISME Pomník obětem komunismu Prague)

Olbram Zoubek

Le Mémorial aux victimes du communisme (Pomník obětem komunismu -2002 Prague)
(en collaboration avec les architectes
Jan Kerel et Zdeněk Hoelzel)Olbram Zoubec Prague (12)

 La dissolution
du peuple par
le sang &les pleurs

En revenant du Musée Kampa, nous avons laissé dans une cour la femme au soleil d’Eva Kmentová et une œuvre d’Olbram Zoubek, Victimes (1958), son compagnon dans la vie.




Victimes 1958 Olbram Zoubek Musée Kampa Prague 1

Ces deux œuvres, diamétralement opposées, dans l’espace comme dans le style, séparées par d’autres sculptures sont là, face à face. Celle de Kmentová toute en rondeur, pleine, couchée, entière, face contre sol, celles de Zoubek en saillie, décharnées, vidées, pointues et droites. Ces œuvres si différentes sont celles d’un couple ayant vécu aussi longtemps ensemble et ayant participé à la même scène tchèque à travers le groupe Trasa.

Olbram Zoubec Prague (1)

 

Différentes mais parlant d’une même volonté, d’un véritable combat, la recherche d’un autre futur. L’œuvre de 1958 de Zoubek préfigure l’œuvre du Mémorial, par sa structure déchiquetée, fantomatique. Même si les sculptures n’ont encore pas d’expression et que les têtes sont réduites à leur plus simple expression. Mais déjà elles sont debout et elles marchent. La célèbre expression de Goethe : « Tout homme qui marche peut s’égarer » ne marche pas. Sous un tel régime, ne rien faire, ne rien dire, c’est avant tout s’égarer et mourir à petit feu.

 

Olbram Zoubec Prague (2)

En remontant vers le deuxième arrondissement, il suffit simplement de prendre deux rues, Vítězná ou Říční, et de se retrouver vers ce groupe de sculptures, mi humaines mi zombies qui déferlent de la petite colline Petrin. Un groupe d’hommes membrés et démembrés, condamné à rester là, figé dans le lieu et dans notre mémoire.  « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective » (Miguel de Unamuno). En effet, ce monument ne parle pas qu’à l’Homme, ne parle pas que son histoire, il parle de nous, il parle à chacun de nous.

 

Olbram Zoubec Prague (3)

Olbram Zoubek parle de son point de départ dans sa réflexion et de son travail sur le regard de chacun à travers son œuvre. Celui-ci ne peut que changer. Il est parti du mot MUKL, condamné : « Vycházel jsem ze slova mukl: muž určený k likvidaci. Nepadá, pořád stojí, postava nemá tendenci se vzdát, zlomit, podrobit, ale stojí, i když je štípaná blesky, ohlodávaná a ničená… Můžete se mezi nimi dívat i na Národní divadlo, je to pohled nový, jako by se ti mrtví dívali i na nás, na Vítěznou třídu k Národnímu divadlu. » (« Je suis parti du mot Condamné : Un homme destiné à être liquidé, à être éliminé. Quand il tombe, il se redresse encore. Il n’abandonne pas. Brisé, soumis, il résiste. Même si parfois il pense à abandonner. Parmi eux, vous changez votre vision, comme si les morts et nous regardions le Théâtre National « ).

 

Olbram Zoubec Prague (5)

Sept sculptures avancent donc vers la ville. Sortes de morts-vivants, les corps déchiquetés par la violence d’une idéologie, le communisme. Sept sculptures arrachées à la vie qui nous renvoient au septième cercle de l’Enfer de Dante. Toujours quand le démon des hommes frappe, la Divine Comédie ouvre ses ailes et ses pages. C’est notre miroir contemporain, notre abreuvoir. Rappelons ces vers du Chapitre XII : « Era lo loco ov’ a scender la riva venimmo, alpestro e, per quel che v’er’anco, tal, ch’ogne vista ne sarebbe schiva. » (« Nous arrivâmes à cet endroit difficile où nous devions descendre et où se trouvait cette monstruosité que tous les yeux fuyaient ») Le septième cercle s’ouvre à nous, celui des violents.

Olbram Zoubec Prague (6)

 

Nous ne franchirons pas « la riviera del sangue » (« la rivière de sang »), mais nous sentiront aux travers de leurs chairs « qual che per violenza in altrui noccia. » « E’ son tiranni cher dier nel sangue e ne l’aver di piglio. » (« Ces tyrans qui se baignent dans le sang et se complaisent aux pillages »)

Le communisme a pillé les êtres. Les ayant soumis, cassé, rompu, achevé. Mais les êtres sont restés droits. Ils continuent à marcher. Le rien de la première stèle, n’est qu’un commencement. Les communistes n’ont rien pu faire contre la détermination et la volonté de vivre inextinguible  de l’être humain. Celui s’est levé. Le corps en lambeau. 

Les sculptures marchent vers la ville. Vers le centre.

 

Olbram Zoubec Prague (8)




 

Olbram Zoubec Prague (9)

 

Olbram Zoubec Prague (10)

 

Olbram Zoubec Prague (11)

 

Ils reviennent à nos mémoires qui trop facilement oublient. Les chiffres sont là rangés, 205486 personnes condamnés dans des procès politiques. Un acharnement au quotidien. 4500 morts en prison. 248 exécutions. Nous repensons aux chiffres d’Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du Goulag, les grandes purges, les quinze millions de déportés russes entre 1920 et 1930, les exactions du régime chinois, cubains, de Pol Pot, …

Il parait loin le temps où Paul Vaillant-Couturier  répétait en toute bonne foi que « les communistes sont des missionnaires historiques de la liberté. » Mais certains dont Victor Hugo avait, très tôt, pressenti et  refusé ce rouleau-compresseur qui allait dévaster le siècle dernier : « Communisme. Une égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait à mettre toutes les envergures dans la même cage et toutes les prunelles dans le même crépuscule, je n’en veux pas. » Bertolt Brecht disait mieux encore « si le parti communiste et le peuple ne sont pas d’accord, il n’y a qu’à dissoudre le peuple. » Le parti a toujours raison. Le peuple n’est qu’une triste nécessité à soumettre par tous les moyens.

Olbram Zoubec Prague (13)

 

 

 

Olbram Zoubec Prague (15)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les corps avancent et se reconstruisent. Ils restent nus et le regard vide. Mais ils avancent. Ils sont de nouveau parmi nous. La stèle indique pudiquement que « pomník obětem komunismu je věnován všem obětem, nejen popraveným a vězněnym, ale všem, jejichž životy byly totalitní zvůlí zničeny   » (« Le Mémorial aux victimes du communisme est dédié à toutes les victimes, non seulement emprisonnés et exécutés, mais tous ceux dont la vie a été détruite par le despotisme totalitaire »).

Olbram Zoubec Prague (20)

 

Olbram Zoubec Prague (21)

 

 

 

 

 

 

 

Les corps sont là comme s’ils faisaient partis de séquences cinématographiques.

Comme si le vent de l’idéologie emportait sur les corps un peu plus de leur chair. Jusqu’à vouloir les faire disparaître. Comme s’il fallait les enfouir à jamais pour qu’enfin le régime les oublie et ne garde que les soumis.  Olbram Zoubek : « Naší snahou bylo vytvořit pomník nepřehlédnutelný a důstojný, přitom ale pojetím jednoduchý a civilní. Jeho základem je monumentální schodiště, na které jsme umístili celkem 7 bronzových plastik v mírně nadživotních velikostech. První socha stojí v popředí celého zástupu, mizejícího do ztracena ve stráni. Další sochy pak ustupují, ubývají, mění se v torza občanů – obětí. Mezi torzy cítíme ty, kdo nepřežili… Návštěvník prochází schodištěm a je konfrontován s metaforou oběti a utrpení. » (« Notre objectif était de créer un monument visible et digne. Sa base est un escalier monumental sur lequel nous avons placé un total de sept sculptures en bronze légèrement plus grandes que nature. La première statue se dresse à la pointe de la foule, disparaissant peu à peu, avec les autres statues,  par des multiples variations sur les corps et les torses.  Les victimes qui n’ont pas survécu sont symbolisées par ces torses déchirés … Le visiteur qui monte les escaliers se trouve alors confronté à la métaphore du sacrifice et de la souffrance. « )

Olbram Zoubec Prague (23)Le maire de Prague 1 lors de  la commémoration avait déclaré: « Praha jako hlavní město byla vždy srdcem odporu v letech komunistické totality. Důstojné místo pro uctění památky obětem komunismu zde však dosud bohužel chybělo. Proto jsme již od roku 1997 usilovali o vytvoření prostoru pro nadčasové památné místo, které by budoucím generacím připomínalo všechna násilí a křivdy komunistického režimu. Tento prostor jsme nakonec našli na úpatí Petřína v prodloužení Vítězné ulice. Podle našeho názoru má pro umístění pomníku všechny předpoklady: jde o frekventované místo s dobrým přístupem i dostatečnou plochou pro shromažďování. Přitom současně – vzhledem k umístění v Petřínských sadech – nutí při procházkách k zamyšlení. Věříme, že pomník je nejen svrchovaným výtvarným dílem, ale stane se také poctou obětem a stále živou připomínkou neslavné doby českých dějin. » (« Prague a toujours été au cœur de la résistance du totalitarisme communiste ; cet endroit commémore les victimes du communisme, mais il y a malheureusement toujours des portés disparus. Nous avons depuis 1997 cherché à créer un espace pour le souvenir. Olbram Zoubec Prague (22)Lieu de mémoire afin que les générations futures se souviennent de toutes les violences et les injustices du régime communiste. Cet espace se trouvé au pied du prolongement Petrin et de la Rue de la Victoire. A notre avis, cet emplacement convient pour de multiples raisons : c’est un endroit très fréquenté et accessible, ainsi qu’un espace suffisamment conséquent avec les jardins de Petrin qui amène à méditer. Ce n’est pas qu’une œuvre d’art, c’est avant tout un hommage aux victimes et une page tristement célèbre de l’histoire tchèque « .

Jacky Lavauzelle

(texte, traduction de la Divine Comédie et tchèque)

Miloslav Chlupáč LA SEDUCTION DE LA SOUFFRANCE (Ležicí – 1960)

Miloslav Chlupáč
(1920 – 2008)
Ležicí (1960)Miloslav Chlipac lezici 1960 Musee Kampa Prague Photo J Lavauzelle

 LA SEDUCTION
DE LA
SOUFFRANCE

Dans les années 60, à Prague, les dissidents s’organisent.

L’émulation intellectuelle prépare les événements de 1968.  Antonín Jaroslav Liehm  commence à travailler à la revue littéraire Literární noviny et avec lui Milan Kundera, Ludvík Vaculík, Jan Procházka, Pavel Kohout et Ivan Klíma.

L’œuvre de Miloslav Chlupáč, Ležicí, date de 1960. Point d’origine de l’organisation de la contestation contre le pouvoir autoritaire. C’est aussi en 1960 que la Troisième République laisse définitivement la place à la République socialiste tchécoslovaque. Depuis 1953, le slovaque Viliam Široký préside aux destinées funestes du pays.

Aujourd’hui, La femme qui est là, sans nom, devant nous, couchée dans cette cour du Musée Kampa en compagnie de nombreuses œuvres de sculpteurs tchèques et slovaques, d’Eva Kmentová à d’Olbram Zoubek, en passant par René Roubiček,  ou les boules rouillées de čestmír Suška, raconte aussi cette histoire. La grande Histoire. Mais aussi la sienne, celle des femmes et de toute l’humanité, plus large encore que l’histoire misérable de ce Trou noir des pays communistes.

Cette femme est une douleur qui n’a pas de cri. Le cri s’étouffe dans les langueurs de la Vltava, qui, à côté, sépare le Petit côté (Malá Strana) de la Vieille ville (Staré Město). Le Charentais, Jacques Chardonne disait que « sauf la souffrance physique, tout est imaginaire. » Et c’est vrai que dans cette cour silencieuse, les cris sont étouffés. Des multitudes de cris pour une symphonie de la souffrance. Chlupáč, Kmentová, d’Olbram Zoubek, les êtres sont déchiquetés, soumis, amputés. Nous entendons les pas des visiteurs sur le gravier, nous entendons les oiseaux qui arrivent du pays Moldave, les cris joyeux des enfants qui jouent dans le parc du Musée Kampa.

Elle n’a ni cri, ni bouche, ni yeux. Elle n’a qu’un nez géométriquement parfait. Son visage n’est sensé ne rien exprimer. C’est seulement son corps et sa position qui expriment sa douleur. Le corps parle de la douleur comme il est, en lui-même, réceptacle de cette souffrance.

Le corps est dans le manque. En manque d’organes. Il n’a plus ce qui lui permet, ordinairement, naturellement, de s’exprimer. Comment, dans cet état minimal, peut-il nous dire quelque chose ?

Dans cette entière soustraction, l’être parle mieux. C’est quand le temps est compté que les mots dits sonnent, résonnent et s’amplifient. Le moins apporte le plus, le plus dense, plus de compact, plus de sens. Il ne lui reste que le nez, organe passif. Comme est passive, voire soumise, sa position. Presque dans l’attente du coup final, de l’exécution.

Ne plus savoir si elle souffre ou si elle se repose. Elle est là, couchée sur ce gravier trop gros, terre cuite isolée autour des miroirs déformants, des sculptures ouvertes et coupantes, autour d’une forme laiteuse où s’emprisonne un tronçon de bois. Si elle bouge, une lame ou des boules pourraient encore l’écraser et l’anéantir.

Miloslav Clupac Lezici M Kampa Prague détail Photo J Lavauzelle

Il lui manque quelque chose. Une statue, celle d’Eva Kmentová, semble être sa sœur ou sa mère. Celle de   Chlupáč est couchée sur le côté, légèrement. La souffrance vient aussi de sa mutilation. Il lui manque les mains et les pieds. Elle ne peut donc plus marcher, donc partir vers un ailleurs et ne plus pouvoir écrire ou faire. La création est amputée. La statue s’enfonce un peu plus dans la terre, le gravier s’écarte. En l’aspirant, le bras se lève.

La beauté blanche et la tranquillité de salle contrastent avec l’ampleur et la violence des corps mutilés. Ils bougent, autant qu’une statue peut bouger. Ils se retournent, se redressent. Du moins, ils essaient. Ces tentatives sont là, à chaque seconde reproduites. Les instants ne changent pas la forme de la douleur, ils l’amplifient.

Mais les oreilles sont rares. L’époque a changé et les douleurs différentes. Les statues sont là, pour beaucoup, inexpressives. Les cris seraient enfermés à jamais dans l’histoire, dans une histoire que nous ne comprendrions plus, d’une autre histoire qui ne serait plus la nôtre. Il ne resterait que des corps, des statues que l’on aimerait positionner dans son jardin.  Il ne reste que l’esthétique des rondeurs, voire de la féminité.

Mais, bien sûr, la souffrance se montrera toujours. Dans nos esprits. Dans nos mémoires. A l’œil qui s’ouvre, l’être qui souffre parlera car « personne ne saurait en finir. On peut changer de souffrance. On ne peut supprimer la souffrance. » (Henri Troyat)

La même année, en 1960, il créera Torso, qui ne possède plus que le tronc, un tronc blanc, massif.

En regardant le titre, la première fois, « Ležicí », inclinée, j’ai lu « lže » au lieu de « lež », autrement dit, « elle ment ». Est-ce que ce plan mentirait ? La position serait une position de repos si nous n’avions cette amputation et, plus que l’amputation elle-même, la position de la tête. Elle se lève vers le ciel. Elle tire sur ses épaules afin de donner une posture des plus inconfortables. La souffrance est belle et bien là, qui s’exprime.

La terre cuite qui la compose marque sa fragilité et la petite inscription, sous l’œuvre, indique bien «prosím, nedotýkejte se », « s’il vous plaît ne touchez pas ». L’œuvre dans sa souffrance et sa fragilité est bien plus humaine que beaucoup de spectateurs pressés dans la course mécanique, le temps de quelques clichés, des lieux à faire, dans ce petit centre de Prague.

Elle reposera ce soir, la nuit tombée, dans le calme de cette nuit fraîche encore mais claire. Elle reprendra, dans le répit nocturne, un instant, une minute afin de se regarder dans les miroirs déformants de Milan Dobeš et découvrir un autre possible, plus gai et plus heureux.

Une autre pancarte devrait être apposée : « Prosím, poslouchejte !», s’il vous plaît, écoutez !

Jacky Lavauzelle