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STILL WALKING – A L’ORIGINE DE LA SOUFFRANCE (Hirokazu Kore-Eda)

Hirokazu Kore-Eda
是枝 裕和
STILL WALKING
歩いても 歩いても
A L’ORIGINE
DE LA SOUFFRANCE

Nous vivons dans le trajet du fils (Hiroshi Abe), sa compagne (Kazuva Takahashi) et son fils d’un premier mariage (Shohei Tanaka), un retour aux origines.

A l’origine fœtale de sa naissance. Là où tout a commencé, dans son quartier, dans sa ville, Yokohama,  dans la maison de son enfance. A  l’origine du deuil surtout  qui a frappé les membres de cette famille : la mort du fils aîné, Junpei.

Ce fils qui revient prend sur lui pour affronter, une fois encore, les démons qui l’assaillent : la mort, son père, son échec professionnel. Le fils rentre dans la maison, crevasse matricielle, avec méfiance et réticence, moins effrayé par le souvenir de l’accident que par l’adoration du père pour ce frère disparu. Ceux qui « marchent encore » (still walking) sont-ils ceux qui habitent la maison de Yokohama ? La barre installée dans la baignoire souligne le temps qui passe et fait basculer vers ces âmes qui s’envolent le soir d’un unique battement d’ailes de papillon.

Still walking semble revêtir le kimono d’un haïku en trois mots : nature, corps et mort. Eux trois sont constamment présents et rythment le retour. A dépouiller les personnages, nous ne voyons souvent que des mains, des pieds et des dos. Les mains tentent de toucher les fleurs, râpent les légumes. Les dos nous montrent tout ce que l’individu a porté depuis tant d’années. Ils nous montrent tout ce que le visage ne veut ou ne peut exprimer. Ils cachent les traits et les rides, les émotions qui pourraient se libérer. Le corps dans ce puzzle parle. Même ainsi. Il dit le refus et la lâcheté en remplaçant des mots remplis de regrets, trop lourds à porter.

Ensuite, la caméra laisse passer les corps, dans les pièces ou sur la route menant au cimetière, et reste à filmer la nature.

« Seule, dans la chambre
Où il n’y a plus personne,
Une pivoine »
(haïku de Buson)

 L’image est dépouillée et tranquille comme la surface d’une eau plane. Comme ce bus qui transporte la famille au pèlerinage annuel. Vers la maison paternelle. Aller voir ce  père hirsute, « si peu aimable », qui s’enferme dans sa pièce de travail, tourne le dos à sa famille comme à ses invités, ou encore qui s’énerve sur ces enfants qui touchent à ses fleurs. La surface n’est  pas si douce. Rien n’est dit ou ne se dit vraiment. On regarde les photos et l’on parle de recettes qui ne feront jamais… Le fils (Hiroshi Abe) ne parle pas de la perte de son emploi. Le sujet est l’autre. L’autre fils. Celui qui devait remplacer le père et devenir médecin, prendre le cabinet…celui qui est mort en sauvant un enfant de la noyade. « Les grands arbres avalent beaucoup de vent » (proverbes japonais). Et ce fils prend beaucoup de place pour ces vivants qui étouffent.

Il rappelle qu’il n’est que le cadet. Il ne sera jamais l’aîné. Le père n’est plus docteur, mais il veut rester « Monsieur le Docteur » et souhaite ne pas être vu avec un sac de supérette, dégradant pour sa condition. Le fils ne dit rien, surtout ne parle pas de lui : « je n’ai rien à leur dire. Mon père croit que je suis toujours fan de base-ball »

Le temps s’est figé à l’heure du deuil. C’est une éternelle journée sans fin…

L’eau qui coule sur la pierre tombale rafraîchit le mort, le papillon qui franchit la porte symbolise l’âme du défunt fils, le tourne-disque plonge la famille dans la nostalgie, « on a tous une musique qu’on écoute en cachette. » Mais le fond reste âcre. Il faudrait blanchir la famille, comme l’on blanchit les radis : « ça leur enlève leur âcreté ! »

La maison et le cimetière. Et tout au long, un chemin. Difficile et pentu. Lourd déjà pour le jeune couple qui monte, harassé par la fournaise d’un soleil brûlant, ou pour ce vieux couple qui remonte lentement, marche après marche. Ce chemin est le pont qui relie les vivants des morts et permet aux uns de visiter les autres. « Il est entré dans la pièce. Tu nous as suivis depuis le cimetière, hein ? N’ouvre pas ! C’est peut-être Junpei. »

Tout est répétition palingénésique. Comme un rite. La visite annuelle, l’enfant sauvé que l’on fait souffrir tous les ans, et que l’on s’amuse à constater un peu plus gros chaque fois, la visite du cimetière.

Le fils aîné est là. C’est lui qui est le plus présent dans le film, qui pèse dans le film. Chaque image est pleine de son absence. Fragile comme un papillon et lourd comme un passé qui ne passe pas.

« La vie humaine est une rosée passagère » (proverbe japonais)

Jacky Lavauzelle

EDMOND & JULES DE GONCOURT : MONSTRES JAPONAIS

Edmond et Jules de Goncourt

MONSTRES
JAPONAIS

 

Monstres Japonais Artgitato Demond et Jules de Goncourt 2

 

L’imagination du monstre, de l’animation chimérique, l’art de peindre les peurs qui s’approchent de l’homme, le jour avec le féroce et le reptile, la nuit avec les apparitions troubles ; la faculté de figurer et d’incarner ces paniques de la vision et de l’illusion, dans des formes et des constructions d’êtres membrés, articulés, presque viables, c’est le génie du Japon.

Monstres Japonais Artgitato Demond et Jules de Goncourt 3

Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l’hallucination. On croirait voir jaillir et s’élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragores, l’excroissance des bois noués où le cinips [Cynips : insectes – Sa piqûre provoque de la galle sur les végétaux] a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise,…

Monstres Japonais Artgitato Demond et Jules de Goncourt

… mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à la crinière en broussaille, mâchant une boule avec des yeux ronds au bout d’une tige, des bêtes d’épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes dans l’horreur, dragons et chimères des Apocalypses de là-bas.

Monstres Japonais Artgitato Edmond et Jules de Goncourt 1

Nous, Européens et Français, nous ne sommes pas riches d’invention, notre art n’a qu’un monstre, et c’est toujours ce monstre du récit de Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de sa langue en drap rouge.

Monstres Japonais Artgitato Edmond et Jules de Goncourt 2

 

Au Japon, le monstre est partout. C’est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfums. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur, le sème autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pâles aux paupières fardées, le monstre est l’image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est pour nous la statuette d’art sur notre cheminée : et qui sait, si ce peuple artiste n’a pas là son idéal ?

Monstres Japonais Artgitato Edmond et Jules de Goncourt 3

 

Photos Japon Jacky Lavauzelle – Kyōto 京都市 & Nara  奈良市
artgitato.com