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SCENES DE LA VIE GEORGIENNE 1862 par Henri Cantel

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SCENES DE LA VIE GEORGIENNE 1862 par Henri Cantel
Géorgie
საქართველო

Géorgie LE PRINCE DOMENTI Scène de la vie géorgienne

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LE PRINCE DOMENTI

SCENES DE LA VIE GEORGIENNE
1862

Par HENRI CANTEL
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Revue des Deux Mondes
Tome 40


Scène de la Vie Géorgienne

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Indolemment assise sur un fleuve entre la Mer-Noire et la Mer-Caspienne, la ville de Tiflis est le rendez-vous de l’Asie et de l’Europe. Vingt religions, vingt peuples divers s’y coudoient, et les contrastes les plus curieux s’y réunissent pour surprendre et enchanter le voyageur. Égarez-vous le jour dans ces rues que brûle un soleil de feu, et d’étranges tableaux ne tarderont pas à se disputer votre attention. Une caravane d’une centaine de chameaux s’avance lourdement, chargée des marchandises de la Perse, de la Bessarabie, de l’Inde ; leurs clochettes tintent monotones, sourdes, et involontairement on songe au morne silence des steppes. Quatre buffles attelés au col traînent avec lenteur une misérable charrette qui emporte toute une famille tatare ou géorgienne. Un galop de Cosaques, leur longue lance au poing, soulève des flots de poussière. Voici un enterrement grec qui défile, suivi de pleureuses qui déchirent l’air de leurs cris ; des pauvresses, en guenilles vous tendent une main amaigrie ; un paysan rencontre un prêtre, il lui. baise la main et reçoit en échange sa bénédiction ; un soldat russe, en face d’une église, se signe à tour de bras et fait la révérence. Où va cette pauvre Géorgienne pieds nus sur la dalle brûlante, tout enveloppée d’une grande pièce d’étoffe blanche ? A l’église, pour accomplir un vœu. Les marchands paresseux, assis devant leurs portes, regardent les passans en comptant les gros grains d’un chapelet. Sans craindre la chaleur du jour, les Arméniens, l’œil inquiet, pressent le pas en comptant leur gain de la veille et en pensant aux dupes qu’ils feront le lendemain. Mais c’est au coucher du soleil qu’il faut surtout parcourir les rues de Tiflis. Les balcons se peuplent alors de femmes, les terrasses se garnissent de jeunes filles qui dansent au son du tambourin. De toutes parts éclatent les chants et la musique ; la ville entière semble sortir du sommeil. Les jardins publics sont inondés de voitures, de cavaliers, de piétons. On se salue, on s’aborde, on cause, on se visite hors de chez soi pour ainsi dire. Les couples s’attablent devant les sorbets, les limonades, le thé, les fruits. La joie rayonne sur tous les fronts : après l’accablante chaleur de la journée, on éprouve une sensation de vrai bonheur à s’enivrer des souffles embaumés qui agitent mollement les arbres comme de grands éventails verts, et une sorte de familiarité s’établit entre des promeneurs qui n’ont ni la même patrie ni la même religion.

J’étais depuis plusieurs mois à Tiflis, et je ne pouvais me lasser du spectacle qu’offre la ville à ces belles heures du far niente. Au risque d’être classé parmi les voyageurs curieux dont parle Sterne, je me mêlais chaque soir à la foule, et bientôt je finis par avoir des amis de hasard qui soulevaient pour moi les voiles de leur vie intime, qui m’initiaient à leurs coutumes et me racontaient les histoires du pays. Je rencontrais souvent, entre autres, le prince Alexandre S… : c’était un Géorgien de très noble race, qui avait voyagé et qui avait rapporté de ses longs voyages une expérience inutile, comme il me le disait lui-même. Nous causions tous les deux de l’Asie, de l’Europe, des destinées du monde. Il souriait, et à mes rêves ambitieux il opposait les réalités de l’Orient actuel. — J’ai, ajoutait-il, visité la Russie, la Grèce, l’Allemagne ; mais je suis resté à moitié sauvage au milieu des douceurs de ma vie passée. Le luxe, si cher aux Asiatiques, m’apportait ses séductions ; mais les regrets de l’homme civilisé tombaient l’un après l’autre devant cette sauvagerie native qui reprenait sa proie. Les peuples orientaux ont beau venir boire aux sources européennes, ils sont comme peints des reflets de l’Occident : la civilisation ne les pénètre pas, et dès qu’une passion nous agite, on s’étonne de nous retrouver barbares.

— Prince, lui dis-je, depuis que vous êtes en relation avec l’Europe, vous n’avez gardé que le côté pittoresque et extérieur de la barbarie.

— Non, non, reprit-il, nous sommes des barbares, et je vais vous le prouver par l’histoire suivante.

Et le prince Alexandre me raconta en effet un épisode de la vie réelle à Tiflis qui me parut montrer dans tous leurs contrastes d’élégance et d’âpreté les mœurs géorgiennes.

I

Après deux jours de maladie, le vendredi 13 juillet 1853, le prince Dimitri Domenti avait rendu le dernier soupir dans son palais de Tiflis. Le médecin ignorait quel mal avait causé sa mort ; mais il avait quitté son chevet en ordonnant qu’on l’enterrât au plus vite, car la chaleur était excessive. Tout le monde était surpris d’une fin si prompte, si prématurée ; le prince n’avait que trente ans. On s’apitoyait sur lui, sur sa fille unique encore au berceau ; on plaignait le sort de la princesse Daria, qui atteignait à peine sa vingtième année. Chacun, la tristesse sur le front, allait et venait dans la maison, se racontant l’événement de la journée ; les serviteurs se parlaient à voix basse, les servantes pleuraient. Quant à la nouvelle veuve, agenouillée devant une image de la Vierge qu’éclairait une petite lampe, elle sanglotait à l’écart, déchirait les dentelles de son voile blanc, se frappait la poitrine et essuyait ses larmes avec ses longues tresses brunes. Peu à peu le désespoir s’enfuit devant une douleur plus calme, et aux phrases incohérentes et entrecoupées de cris succéda un abattement morne et silencieux. Puis, pâle, épuisée et comme lasse de son affliction même, elle se jeta la face contre terre en poussant des sanglots qui retentissaient au loin dans la maison. Malgré les caresses de Salomé, sa camériste favorite, elle refusa toute nourriture, même une tasse de thé. — Puisqu’il est mort, criait-elle, je veux mourir ! Seigneur, seigneur Dieu ! me pardonneras-tu ? Sois pour moi miséricordieux ! — Elle demanda des habits de deuil, et avec l’aide de Salomé elle se vêtit d’une robe noire bordée d’une bande blanche. Exaltée par son chagrin, elle fit ensuite le vœu d’aller pieds nus sur le tombeau de son époux le vendredi de chaque semaine pendant trois mois, de ne pas manger de viande durant le temps de son deuil, et d’habiller sa fille en rouge jusqu’à l’âge de sept ans. La servante l’écoutait silencieusement ; mais quand la veuve implora d’elle des ciseaux pour couper les quinze tresses qui la rendaient si belle, Salomé, fière elle-même des longs cheveux de sa maîtresse, s’écria que Dieu n’exigeait point tant de sacrifices. La princesse n’insista pas et se laissa tomber tout en larmes dans les bras de la fidèle camériste.

Pendant ce temps-là, Manoel, le frère de la veuve, qui était accouru en toute hâte, s’occupait des apprêts douloureux du lendemain ; il commandait le cercueil, les cierges, le char funéraire, la musique de deuil et les pleureuses. Le jour même, à la tombée de la nuit, on apporta la bière, dont les ornemens contrastaient avec l’idée grave de la mort, car sur un fond jaune et violet se croisaient des lames d’or et d’argent enroulées en capricieuses guirlandes. D’heure en heure, la princesse Daria quittait sa chambre pour venir s’agenouiller devant le mort, que veillaient un prêtre géorgien, une jeune servante et un garçon d’une douzaine d’années. Là, ses sanglots éclataient encore ; elle s’arrachait les cheveux et prononçait souvent à mi-voix ce mot : — Pardon ! — La plupart des domestiques de la maison, profitant du désordre général, s’étaient esquivés, et cherchaient des consolations dans les doukans (cabarets) du voisinage en buvant pour quelques chaours de vin de Kakhétie.

Un peu avant la nuit, on avait revêtu le prince Dimitri de ses plus beaux habits et on l’avait couché sur un lit de parade, les bras collés le long du corps. À ses côtés brillaient, à la lueur des cierges, des armes précieuses, et sur sa poitrine reposait un rameau de buis bénit. Plusieurs fois on lui avait fermé les yeux, qui se rouvraient soudain, comme à demi vivans, mais froids et sans regard. Si ses traits eussent été moins blêmes, moins immobiles, on aurait pu le croire endormi d’un sommeil magnétique, tant la mort avait respecté la calme beauté de son visage.

Vers minuit, toute la maison se livrait au repos, à l’exception de ceux qui veillaient le prince et de deux domestiques qui stationnaient dans l’antichambre. Le prêtre, qui avait copieusement soupé, sommeillait le nez sur sa poitrine ; une servante, jolie Géorgienne fraîche et blanche, déjà femme, dormait profondément aussi, allongée sur un tapis persan et la tête appuyée sur un coussin. Le petit drôle, voyant ses compagnons plongés dans le sommeil, se glissa doucement vers la servante, rampa sur ses mains et sur ses genoux, se signa trois fois et baisa la joue de la jeune fille, qui sans doute crut avoir été embrassée en songe, car elle ne s’éveilla point. Aux craquemens du plancher, le prêtre ouvrit les yeux, et, comme il avait soupé de caviar et de poisson salé, il demanda à boire. Le domestique lui apporta une lourde cruche d’argile pleine de vin que le saint homme tarit en un instant. Il marmotta une courte prière, aspergea le corps d’eau bénite, et se rendormit.

Les domestiques de l’antichambre, Basili et Iacob, las de jouer au loto, s’accroupirent l’un en face de l’autre et se mirent à causer.

— Aurais-tu cru, Basili, que le prince serait mort si vite ?

— Dame ! c’est aujourd’hui un vendredi, et le treize encore !

À ces mots, Iacob et Basili firent une demi-douzaine de signes de croix.

— Il était jeune, brave, robuste comme un platane ; cet âne de médecin l’aura tué.

— Basili, ne dis pas de mal des médecins ; cela porte malheur.

— Écoute, frère Iacob, je ne m’étonne pas que le maître soit trépassé : l’an dernier, au mois de septembre, je l’accompagnais au pèlerinage de Mtzkhèta ; nous revenions le soir à Tiflis ; tout à coup la lune se leva derrière une montagne, et le cheval du prince s’effraya et jeta son cavalier à terre. Alors je me dis en moi-même que le maître ne referait ce pèlerinage que dans le ciel.

— Ou dans l’enfer, interrompit lacob, car il ne s’est pas confessé, et il a eu une jeunesse…

— Tais-toi, murmura Basili, les murs ne sont ni aveugles ni sourds.

— Après, cela, il était bon, indulgent, généreux.

— C’est vrai ; jamais il ne nous a fait fouetter, quoique nous l’ayons mérité plus d’une fois, n’est-ce pas, Iacob ?

— Oui, oui ; mais la princesse, je ne l’aime guère, elle est orgueilleuse, parce qu’elle descend de nos anciens rois ; je hais comme la fièvre Vamiran, ce riche Arménien qui vaut moins que ses chevaux, qui oublie que son père était usurier, et qui rôde sans cesse autour des jupes de la princesse Daria.

— J’ai vu ici des choses qui…

— Parle, Basili, parle.

— Seras-tu discret ?

— Que ma langue se change en scorpion si je te trahis ! Basili approcha sa bouche de l’oreille de son compagnon.

— En es-tu sûr ? demanda lacob.

— Je l’ai vu, te dis-je ; le maître était allé à Telaw, chasser sur les terres du prince Tchavtchavadzé.

— Et il n’a rien su ?

— Est-ce que le buffle voit ses cornes ?

— Ces chiens d’Arménie ! s’écria Iacob indigné, une bonne peste ne viendra donc pas de la Perse pour les empoisonner tous ! Si nous, enfans de la belle Géorgie, nous sommes pauvres, c’est la faute de ces misérables qui ont tout acheté, tout pillé, tout volé.

— Ami Iacob, dit Basili en bâillant, j’ai soif, cours à la cuisine, apporte la grande cruche, nous boirons à la santé de l’âme du prince Dimitri.

— J’ai peur, reprit Iacob, il y a un mort, et la vieille Sophio, qui est un peu sorcière, m’a assuré que l’esprit du défunt erre dans la maison jusqu’à ce qu’on ait mis le corps en terre.

— Tu es brave comme un poulet de Mingrélie. Jouons une partie de loto, le perdant ira chercher le vin.

Tels étaient les propos qu’échangeaient dans l’antichambre de la salle mortuaire les deux plus fidèles serviteurs du prince Dimitri.

Déjà cependant le soleil empourprait les cimes neigeuses de la chaîne du Caucase. Qui n’a pas vu ces fêtes matinales de l’Asie ignore la puissance de la lumière. Ce n’est ni le soleil d’Italie, qui se lève dans un ciel d’azur, ni celui de la Grèce, qui illumine un firmament presque doré. La voûte céleste en Géorgie semble de nacre et d’opale ; au loin, grâce à la transparence de l’air, on aperçoit de cinq ou six lieues les vertes dentelures des sapins sur le haut des montagnes ; le soleil n’éclaire pas seulement le paysage, il le colore et l’enveloppe d’une vapeur impalpable qui adoucit les violences de la lumière. Les arbres reluisent de verdure, et dans le ciel plein de silence de grands aigles joyeux planent en rond, et d’un coup d’aile volent d’une montagne à l’autre.

Le frère de Daria alla réveiller les gens de la maison, qui dormaient tout habillés sur les balcons intérieurs. Après quelques cérémonies pieuses, selon le rite grec, Manoel et le prêtre déposèrent le corps de Dimitri dans la bière découverte, qu’ils entourèrent d’une vingtaine de cierges. Le prince avait l’air d’un guerrier que le sommeil a surpris le lendemain d’une bataille. Toute la journée on récita des prières devant les restes de Dimitri, jusqu’à l’arrivée du char funéraire. Une foule immense encombrait les appartemens et les abords de la maison mortuaire : c’étaient des nobles, des officiers, des marchands, des soldats, des serfs, des gens de toutes nations, car Dimitri jouissait d’une haute réputation de bravoure et de générosité. On plaça le cercueil sur le char, que traînaient six chevaux noirs recouverts de noires draperies. Le convoi se mit en marche. Quatre hommes portaient en avant le couvercle de la bière ; derrière le char plusieurs prêtres en étoles, qui brillaient aux rayons du soleil, chantaient l’hymne des trépassés. À travers les rues inégales et mal pavées, le cercueil suspendu tremblait à chaque pas des chevaux ; on eût dit que le mort était bercé pour son dernier sommeil. Après la cérémonie, qui eut lieu dans l’église de Sion, la métropole de Tiflis, le cortège se dirigea vers le cimetière de Péra. De temps en temps une musique douce, lente et plaintive, exécutée par des soldats russes, alternait avec le chant des prêtres. Devant les musiciens, en souvenir des saintes femmes de Jérusalem, des pleureuses à gages suivaient le char et jetaient dans les airs des cris aigus. Quant à la princesse et aux femmes de sa maison, on ne les voyait pas : les femmes géorgiennes n’assistent pas aux enterremens, parce que le Christ a été mis au tombeau par les apôtres et ses disciples ; le lendemain seulement, comme Marthe et Marie, elles vont prier et pleurer sur la tombe qui leur est chère.

Au cimetière, d’interminables cérémonies avaient commencé. Les prêtres géorgiens, qui sont fort avides, savaient que la famille du prince était riche et se promettaient une bonne aubaine, A côté du champ de repos s’élève une petite chapelle, garnie d’images et de reliques, où, les dernières prières achevées, on recouvre la bière avant de la descendre dans la fosse. Lorsque le prêtre eut fait l’aspersion finale et jeté une pelletée de terre sur le cercueil, la foule, comme si elle fût revenue d’une fête, sauta à travers les pierres tumulaires et se dispersa. Il était environ quatre heures du soir ; la chaleur était encore étouffante, et un immense nuage de poussière flottait au-dessus de Tiflis. Le fossoyeur, demeuré seul, s’assit auprès de la fosse béante, attendant un peu de fraîcheur pour la combler. Il laissa tomber sa tête dans sa main, fit le signe, de la croix et pleura. Ce fossoyeur, nommé Grigory, avait, quelques années auparavant, sauvé la vie au prince dans une attaque contre les montagnards lesghiens, et le prince reconnaissant lui avait donné la liberté et son humble emploi. Il habitait une maisonnette en bois contiguë au cimetière ; il gagnait quelque argent, car tous les ans la fièvre ravage Tiflis, surtout en automne. Grigory était là, immobile, les yeux fixes, songeant à son ancien maître ; de temps à autre, il regardait la fosse où gisait celui qu’il avait aimé. — Il fait jour jusqu’à huit heures, se dit-il. — Et il alluma sa pipe.

En Géorgie, la mort n’est pas entourée des mornes tristesses de l’Occident, des longs regrets, des deuils intimes. La vie orientale est tout extérieure et de surface ; les larmes sortent des yeux, non du cœur. Le matin, on enterre un parent, un ami, sans qu’un tel événement change le cours des habitudes quotidiennes ; le soir, on en cause à souper, et le lendemain l’oubli recouvre le mort d’un second linceul. Le corps remis à la terre, chacun retourne à ses affaires ou à ses plaisirs. Le plus souvent, le jour même, à la sortie du cimetière, la foule inonde les doukans : plusieurs amis se réunissent dans une salle, autour d’une vaste outre gonflée de vin, mangent du caviar frais, du poisson salé, des œufs durs, du pain noir, et boivent au son de la bizarre musique géorgienne. Ils choisissent un président nommé touloumbache, une sorte de magister bibendi, maître passé en buverie. Chaque fois que le touloumbache vide son azarpèche, vase d’or, d’argent ou de cuivre, orné d’un long manche, tous les buveurs sont obligés de l’imiter, sous peine d’une amende fixée d’avance. Des musiciens payés, accroupis à la turque le long de la muraille, chantent en s’accompagnant d’un double tambour, d’un tambourin à grelots, d’un violon à trois cordes, d’une petite guitare et d’un fifre. Au touloumbache revient l’honneur d’ouvrir la séance par quelque chant populaire tel que celui-ci :

« Je suis Bacchus, j’ai la richesse, accourez ! Buvons du vin. La vigne, je l’ai plantée pour rafraîchir les buveurs.

« Nous avons de l’or et des pierreries, nous pouvons boire toujours. Soyez sans peur : je suis assis ferme sur une outre qui ne tarira jamais. »

À peine a-t-il fini de chanter, que des cris de joie éclatent, et les convives frappent tous à la fois leurs mains l’une contre l’autre d’une façon bruyante et rhythmique. Les azarpèches et les cornes de buffle, historiées de chaînettes d’or et d’argent, circulent à la ronde ; la conversation s’anime, fouettée par le vin, semée de propos joyeux et de grosses plaisanteries, et ne s’interrompt que lorsqu’un musicien tatar entonne d’une voix aiguë et nasillarde une chanson indigène.

La scène que nous venons de décrire se reproduisit exactement dans les doukans de Tiflis à la suite des funérailles du prince Dimitri ; mais pendant que les rires et les éclats de voix des buveurs se croisaient ainsi aux sons redoublés de la musique, le cimetière était le théâtre d’une sorte de drame étrange. Rêvant à demi, son menton dans la main, le fossoyeur avait vu s’éteindre l’une après l’autre les clartés changeantes du couchant ; il écoutait le Koura gronder à travers les roches voisines, lorsque tout à coup il tressaillit, comme réveillé en sursaut d’un songe pénible : la bière du prince s’était agitée dans la fosse. Grigory, qui avait accompagné son maître dans les montagnes escarpées du Caucase, avait souvent entendu sans tressaillir, siffler à ses oreilles les balles lesghiennes, mais seul, le soir, dans ce lieu silencieux et désert, en face de ce cercueil qui remuait, il fut saisi d’une superstitieuse terreur, et se sauva à toutes jambes à travers les tertres inégaux. Haletant, blême, les genoux tremblans, il arriva à l’extrémité du cimetière.

Le pauvre homme ne s’était pas trompé : un soubresaut avait secoué le cercueil. Le prince Domenti, enseveli vivant, avait été tiré de sa léthargie profonde soit par les cahots du char funèbre, soit par l’humidité de la terre. Une légère sensation de chaleur se manifesta d’abord au cœur, qui se remit à battre, et à la gorge. Après de douloureux efforts, la respiration souleva la poitrine, et quelques larmes coulèrent. Peu à peu les idées s’éveillèrent dans le cerveau, où flottaient des images confuses ; bientôt l’infortuné respira à pleins poumons, et les yeux grands ouverts dans les ténèbres visibles de la tombe, mais ignorant encore toute l’horreur de son prochain martyre : — Où suis-je ? se demanda t-il. Quelle nuit ! quel silence ! — Puis la réalité, aidée du souvenir, se dressa devant lui, implacable et plus terrible que le trépas même, et il devina qu’il était cloué dans un cercueil, à la fois mort et vivant. Il tenta de remuer dans l’étroit cachot où il était serré de toutes parts, et sa main désespérée se crispa sur le rameau de buis bénit. Comprenant alors qu’il allait expirer là, loin des hommes et sous l’œil de Dieu, lui qui avait jeté sa jeunesse à la débauche, et qui n’avait pas reçu le suprême pardon de l’église, au lieu de se ronger les poings de rage, il sentit soudain une foi vive descendre dans son âme comme un rayon de la divine miséricorde. Cependant, raidissant ses muscles et rassemblant par instinct ses dernières forces, par un mouvement vigoureux qui agita la bière, il frappa aux portes de la vie.

C’est à ce bruit inattendu que Grigory le fossoyeur s’était enfui. Dès qu’il eut atteint la haie du cimetière, il se retourna pour s’assurer qu’aucun fantôme ne le poursuivait ; n’entrevoyant point d’ombre lugubre, il reprit un peu de courage, et après une courte prière il se sentit plus ferme sur ses deux pieds. — Par sainte Nina notre patronne, se dit-il, je ne suis ni un poltron ni un fou ! N’ai-je pas ouï conter à mon aïeule, une bonne chrétienne, que parfois les morts sortent du tombeau ? Lazare, un pauvre homme comme moi, n’a-t-il pas été, après trois soleils de séjour chez les morts, ressuscité par le Christ, qui peut encore du haut du ciel rendre miraculeusement la vie ? Non, non, à cette heure le prince est froid comme la terre ; par hasard sans doute une pierre aura glissé sur le bois du cercueil, voilà tout.

Rassuré par cette dernière réflexion, il revint lentement sur ses pas, sans trop d’audace, le cou en avant, l’œil au guet, et essayant de chasser la vision qui l’obsédait et l’attirait en même temps. Il parvint enfin au bord de l’obscure profondeur de la fosse. Çà et là le soir promenait ses larges ombres sur les mausolées, les cyprès et les croix byzantines. Le fossoyeur s’approcha, tendit l’oreille et crut entendre un bruit sourd qui diminuait de seconde en seconde. Un frisson lui courut de la tête aux pieds ; mais, fortifié par un signe de croix, il sauta dans le trou, et à l’aide de sa bêche il enleva d’un bras robuste le couvercle mal attaché de la bière, d’où s’exhala un gros soupir, pareil au dernier râle d’un mourant. — Il vient de rendre l’âme, pensa-t-il. — Le fossoyeur était arrivé à temps, car le moribond était complètement évanoui et inondé d’une sueur glacée. L’air pénétra par degrés à travers les interstices du couvercle et caressa le visage du malade. — Bon ! le cœur bat encore, dit le libérateur, qui enleva le corps et le déposa sur le gazon. Les vêtemens dégrafés, il lui frotta la poitrine, pour y ramener les tiédeurs de la vie. Les yeux se rouvrirent sans regard, les lèvres sans voix.

— Courage, prince ! cria Grigory ; c’est moi, Grigory, votre fidèle serviteur. — Puis, se parlant tout bas : — A quoi tient la mort d’un homme, même d’un prince ! Si j’eusse comblé la fosse après la cérémonie, ou si je me fusse assis dix pas plus loin, le noble seigneur aurait déjà rendu ses comptes à Dieu.

II

Pour comprendre la suite de ce récit, il est indispensable de se reporter quelque peu en arrière.

Né d’une grande famille de l’Iméreth, le prince Dimitri Domenti, jeune, beau et riche, emporté par le goût des voyages, visita la Turquie, la Russie et l’Allemagne ; puis, de retour à Tiflis, il prit un grade dans l’armée du Caucase. Son esprit était vif, son cœur loyal ; l’agitation d’une existence nomade et aventureuse l’avait arraché à l’indolence naturelle aux gens de sa race ; il était instruit et parlait plusieurs langues, comme presque tous les Orientaux.

Tiflis, grâce à son admirable soleil, à ses paysages pittoresques et à ses souvenirs, peut être un séjour agréable pour les étrangers et les touristes, qui prennent la fleur du panier ; mais à la longue c’est une ville intolérable par la monotonie des hommes et des choses, par la plate uniformité de la vie. Cette immobilité de l’Asie, qui semble craindre de déranger un des plis de sa robe, abêtit le corps, anéantit la pensés. Quant au prince, doué d’une âme ardente, d’une imagination toujours en éveil, pour échapper aux ennuis de l’oisiveté, il avait donné tête baissée dans tous les plaisirs chers à la jeunesse désœuvrée, — les excès de la table, les amours les plus folles, et surtout cette dévorante passion que les Russes ont importée en Géorgie, le jeu. De jour en jour, ou plutôt de nuit en nuit, son patrimoine s’engloutissait dans ce gouffre ; mais, apercevant sa ruine à l’horizon et trop fier pour supporter la pauvreté, il résolut de relever sa fortune par une riche alliance. Il épousa la princesse Daria Matchvavassé, issue de la tige royale des Bagratides, qui lui apporta en dot des biens immenses. De plus, Daria, âgée de quinze ans à peine, était la plus belle fleur du Caucase, une vardi (une rose), comme on l’appelait. Par malheur pour son âme tendre, les parens en Géorgie se passent du consentement de leurs filles. Dans tout l’Orient même, sans excepter les peuples chrétiens, la valeur sociale et conjugale de la femme est à peu près nulle ; aussi les mères se croient-elles bénies du ciel lorsqu’elles mettent au monde des enfans mâles. Le mari est tout-puissant, il règne et il gouverne ; l’épouse obéit passivement et n’oserait jamais discuter la volonté ou les caprices du maître, dont elle est la première servante. Elle s’occupe uniquement du soin de la maison, où elle vit à moitié cloîtrée, ne sortant guère que pour se rendre au bain ou à l’église, presque entièrement voilée, à la mode persane, d’une longue pièce blanche de coton, de laine ou de soie, dont elle s’enveloppe de la tête aux pieds avec beaucoup de grâce et de coquetterie.

Avant d’être unie au prince Domenti, la belle Daria s’était « blessée d’amour, » selon une charmante expression du pays, pour un jeune Arménien, nommé Vamiran, qui avait été élevé en France ; aussi versa-t-elle des larmes amères lorsque dans la cathédrale de Sion l’archevêque lui donna la bénédiction nuptiale. Quoique fidèle à son mari, la nouvelle épousée n’avait pu reprendre son cœur à son amant ; elle souffrit en silence, sans se plaindre, mais elle ne se résigna pas : la résignation est le courage des âmes affligées, et la jeune princesse était faible comme un enfant. La calomnie avait fait siffler ses vipères autour de son nom honoré ; quelques fâcheuses rumeurs vinrent même à l’oreille du prince, qui sut contenir ses fureurs jalouses. Dès ce moment toutefois il détesta Daria et courut de nouveau aux plaisirs qui avaient dévoré sa jeunesse. La princesse, délaissée, ennuyée de sa solitude, passait la plupart de ses journées à pleurer où à raconter ses chagrins à Salomé, sa sœur de lait, qui pleurait avec elle, ou à jouer avec sa petite fille. Salomé, jolie et coquette, adorait les bijoux, les étoffes de soie, et, séduite par les nombreux cadeaux de Vamiran, elle attisait l’amour de sa maîtresse au lieu de l’éteindre. Par son entremise, des lettres furent échangées entre les deux amans ; mais un jour Dimitri surprit dans la chambre de sa femme une ballade géorgienne, oubliée sur un divan. Un horrible ressentiment, mêlé d’un soupçon plus horrible encore, s’éleva soudain dans sa pensée. — Ils s’écrivent ! ils s’aiment ! murmura-t-il d’une voix étouffée.

Il ne connaissait pas l’écriture de son rival, mais il ne tarda pas à éclaircir le mystère. Il courut vers le chef du bureau de poste russe, et glissant cinquante roubles dans sa main déjà ouverte : — Voici, lui dit-il, un papier. Lorsque tu auras une lettre d’une écriture semblable, tu m’apporteras le papier et la lettre ; cela te vaudra encore cinquante roubles.

Ce fut ainsi qu’il apprit les relations secrètes de Daria et de Vamiran car il ne recevait pas le jeune Arménien chez lui. En général, les Géorgiens détestent cordialement les Arméniens, au point qu’il est très rare de voir ces deux peuples s’allier par le mariage. Du reste, ces derniers sont haïs dans tout l’Orient, depuis la Turquie jusqu’à l’Inde, pour leur fausseté, leur avidité et leur bassesse. Un Géorgien vous dira : « Il faut sept Juifs pour tromper un Arménien. » Interrogez un Persan, il répondra : « Un Cosaque nous volera nos habits ; mais les Arméniens, s’ils le pouvaient, vendraient notre peau. »

Dimitri, jaloux et irrité, se rendit dans la chambre où, sur d’épais coussins, sa femme se reposait mollement de l’écrasante chaleur de juin ; s’approchant d’elle, il la saisit par le bras. — Connais-tu cette écriture ? lui dit-il d’une voix tremblante.

— Non, répondit Daria troublée

Alors il rompit le cachet de la lettre de Vamiran. — Et celle-ci, la reconnais-tu ? — Et il lui montrait du doigt le nom de Vamiran, qui flamboya aux yeux de Daria comme une épée. Elle pâlit et s’évanouit. Le prince s’éloigna en lui arrachant les dentelles de son voile, Ce ne fut pas l’unique supplice de la pauvre femme : à tous les repas, Dimitri fit dès ce jour venir un musicien tatar qui, sans songer à mal, chantait la ballade amoureuse envoyée à la princesse par son amant. Les domestiques qui servaient à table, entendant sans cesse la même chanson, ne savaient que penser et se disaient entre eux : « Le seigneur est devenu fou. » Chaque son de la guitare, chaque vers de la ballade tombait lourdement sur le cœur de la victime. Le bruit se répandit dans Tiflis que le prince Domenti avait perdu la tête ; on chercha les causes de cette manie soudaine ; les dévots parlèrent de sorts, de maléfices, de punition du ciel ; les plus indulgens le prétendirent amoureux, et, les commentaires n’ayant pas manqué, la réputation de plusieurs grandes dames de la ville se trouva fort endommagée. Comme cette sorte de ballade devint à la mode, comme elle peut d’ailleurs donner une idée de la poésie amoureuse en Géorgie, Il n’est pas inutile de la citer :

« Ame nouvellement née au paradis, âme créée pour mon bonheur, de toi, immortelle, j’attends la vie !

« De toi, printemps en fleur, lune de deux semaines, — de toi, mon ange gardien, de toi j’attends la vie !

« Rayonne par ton visage et réjouis par ton sourire. Je ne veux pas posséder le monde, je veux ton regard. De toi j’attends la vie !

« Rose des montagnes rafraîchie par la rosée, favorite choisie de la nature, trésor doux et mystérieux, de toi j’attends la vie! »

Un mois environ après cette scène conjugale, le prince était allé à cheval à Kodjor, où il avait une maison de campagne qu’il voulait donner pour prison à sa femme. À peine rentré chez lui, il se plaignit de la fièvre ; il se coucha, fut malade deux jours et ne se releva pas. Dans son délire, il répétait sans cesse les mêmes mots, le refrain de la ballade : « De toi j’attends la vie ! »

On connaît maintenant l’histoire de l’homme qu’un étrange hasard venait d’enlever à la tombe. Le fossoyeur cependant tremblait d’avoir commis un sacrilège, parce que, selon une tradition superstitieuse, tout ce que le prêtre a béni et mis en terre doit y rester. Quoi qu’il en soit, le prince Domenti, grâce à l’activité et à l’énergie des soins de son serviteur, commençait à articuler quelques syllabes incohérentes. La première phrase qui s’échappa de ses lèvres fut celle qu’il avait prononcée la dernière à son lit de mort : « De toi j’attends la vie ! » comme si l’âme se fût pour quelques heures seulement absentée du corps.

Grigory ne savait trop que faire de son ressuscité ; il ne pouvait le laisser là, durant la nuit, au clair des étoiles. Quelles précautions prendre ? Par bonheur, le prince, jeune et robuste, recouvra assez promptement l’usage de ses sens et de la parole, et il ne tarda pas à reconnaître son ancien serf.

— Grigor, c’est toi ?

— Oui, seigneur, oui, votre Grigor.

— Pourquoi m’ont-ils mis là ? Où suis-je ?

— Vous le saurez plus tard, quand vous serez guéri.

— Je suis donc malade ?

— Non, un peu de fièvre ; rien, presque rien.

— Mais c’est le cimetière ! s’écria Dimitri avec effroi en promenant ses regards autour de lui ; voici les croix qui se détachent en noir sur le ciel… Ah ! oui, je me rappelle, des cierges, de la musique, des chants d’église ! Ce sont eux, vois-tu, qui m’ont jeté dans ce trou comme un chien ; ce sont eux, les parjures ! Oh ! si je vis !

— Vous vivrez.

— La vie, toi, tu me l’as sauvée deux fois. Va ! je te ferai riche. Eux, ce sont des misérables, des assassins, des Tcherkesses.

Naturellement Grigory ne comprenait rien à ces paroles ; il écoutait néanmoins son ancien maître sans l’interrompre, épiant le moment propice de lui demander ce qu’il y avait à faire. — Où faut-il vous porter ?

Dimitri ne répondit pas ; il leva les yeux vers le ciel, où déjà s’allumaient les étoiles, absorbé dans une idée contre laquelle il semblait lutter. Au bout de trois ou quatre minutes de silence, le fossoyeur renouvela sa question : — Où faut-il vous porter ? Dans votre maison ?

— Oh, non ! s’écria le prince. Écoute, Grigor, emmène-moi dans ton logis ; que tout le monde ignore ce qui s’est passé, sauf toi et ta femme !

— Bien.

— Maintenant aide-moi à marcher.

— Impossible. Je vais vous emporter sur mes épaules ;

— C’est vrai, je me sens faible. Encore un mot : dès que tu m’auras caché dans ta demeure, tu iras reclouer le cercueil, et tu le couvriras de terre, comme si j’étais réellement mort.

Grigory souleva doucement le prince, le chargea sur ses larges épaules et le porta dans sa maisonnette en bois, qui fort heureusement était isolée et éloignée de soixante pas à peine. Au moment où ils allaient franchir le seuil, Dimitri fut pris soudain d’un tremblement nerveux : il venait d’entendre à peu de distance chanter par les buveurs des doukans la ballade géorgienne qui lui rappelait tant de malheurs !

Ils entrèrent. Maniska, la femme de Grigory, à la vue de son ancien bienfaiteur, qu’elle reconnut malgré son extrême pâleur, et qu’elle croyait enterré, fut épouvantée et poussa un cri. — Silence ! dit Grigory en lui appuyant la main sur la bouche. Tout à l’heure tu sauras ce qui est arrivé. — Il déposa son fardeau sur des tapis grossiers et déchirés : — Tiens ! il s’est évanoui de nouveau. Par sainte Nina ! femme, on l’avait enseveli vivant, et sans moi c’était bien fini ; mais ce n’est pas le moment de jouer de la langue, agissons ! Toi, arrange vite et de ton mieux un lit avec des couvertures et des coussins, et tâche que personne n’entre ici. Moi, je cours chercher du bon vin et du pain blanc pour le restaurer un peu.

Un singulier médecin que Grigory ! Il fut bientôt de retour. Le prince, qui avait repris connaissance, tremblait de tous ses membres. Un morceau de pain imbibé de vin versa quelque force aux veines du malade, qui, chaudement enveloppé, se coucha dans l’espèce de lit improvisé par Maniska et s’endormit. Grigory soupa en hâte de pain noir, d’oignons et de fromage de chèvre, et sortit pour exécuter les ordres de son maître ; il recloua la bière et combla la fosse. Avant de toucher à la terre sacrée, le digne homme s’était assis, et presque à son insu il s’était rappelé la scène de la veille. Les Géorgiens sont superstitieux et doux, où plutôt ils ont les grâces de la superstition, et leur esprit mobile s’élance vers des régions étranges sur les ailes d’une imagination toujours prompte à s’éveiller.

Le fossoyeur était misérable, et sa maison de bois, qui consistait en deux chambres étroites, n’était certes pas d’un brillant aspect. Au milieu de la salle d’entrée, sur un long bâton fiché en terre, brûlait une maigre chandelle. Aux parois pendaient au hasard un koudi ou bonnet en poil d’agneau, une ceinture de cuir, un fusil à canon évasé, deux kindjals (poignards), quelques pipes et une guitare sans cordes. Sur une petite table qui avait eu jadis quatre pieds, s’étalaient des vases d’argile au col allongé, une assiette de bois, où les deux pauvres gens mangeaient à la gamelle. Quant au verre, il n’y en avait point : ils buvaient dans le même azarpèche. Dans un coin de cette salle, attristée encore par la demi-obscurité et les rumeurs de l’orage, gisaient sur le sol la pelle et la bêche, le double gagne-pain du fossoyeur. Par compensation, un frais bouquet de roses, cette fleur si chère aux Géorgiens, s’épanouissait dans un pot ébréché : là, il y avait une femme !

III

Grigory, qui ne se piquait guère de coquetterie, s’était contenté, pour être prêt à l’aurore, de se remettre sur ses pieds, de se frotter les yeux, de retrousser sa moustache et de friser son koudi ; puis il avait secoué ses amples pantalons et sa tunique de laine jaune, précaution utile dans les pays chauds où pullulent des compagnons de nuit fort incommodes pour tout autre qu’un paysan géorgien. Dimitri, dont la respiration égale présageait une prompte guérison, dormait encore au moment où Grigory, la jambe alerte et le cœur en liesse, s’éloigna de son logis en recommandant la prudence à Maniska. Il se dirigea vers le marché pour rapporter au prince du caviar frais, des œufs, du mouton, du pain blanc et du vin digne d’un si noble hôte. Le pauvre diable avait de petites économies, que sa soif quotidienne avait bien diminuées ; mais par bonheur il lui restait environ deux cents abaz. D’ailleurs, avant l’épuisement de ce maigre trésor, qui sait ? quelques bonnes aubaines viendraient peut-être réparer les vides de son sac de cuir… A son retour, il trouva sur le seuil sa femme qui faisait le guet. — Le maître est réveillé, dit-elle, il veut te parler.

Grigory entra. Le prince, fort pâle, les nerfs agités, accoudé sur un coussin, paraissait plongé dans de sombres réflexions. — Ah ! te voilà, Grigor ; viens auprès de moi et écoute-moi bien.

— Comment vous portez-vous ce matin ?

— Mieux, beaucoup mieux.

— Avez-vous faim et soif ?

— Non ; ouvre tes deux oreilles, jamais tes lèvres.

— Par saint George, protecteur du Karthli, ma bouche sera plus fermée que la grotte du farouche Amiran, le filleul de Dieu!

— As-tu de l’argent ?

— Deux cents abaz ; cette année est assez bonne, la fièvre va, et j’ai creusé…

— Bien, rends-toi au bazar où tu m’achèteras, comme pour toi même, puisque tu es de ma taille, des habits de paysan mingrélien, des sandales de porc, un bachlik, un bourka, car sous mes vêtemens de soie brodés d’or je serais reconnu, et je ne veux pas l’être.

— Seigneur, que désirez-vous faire ?

— Point de questions, Grigor ! sache attendre et souviens-toi du proverbe persan : « Avec du temps et de la patience, la feuille du mûrier devient satin. » Ton frère demeure dans une sakli (maison de paysan) isolée sur la route de Gori ?

— Oui.

— Peut-il me cacher ?

— Oui.

— Je le récompenserai plus tard… bientôt. Quant à toi, je t’achèterai une belle boutique au bazar ou sur la Perspective-Golovine, à ton choix.

— Oh ! seigneur !

— Ne m’interromps pas. Je resterai ici une semaine, juste le temps de me rétablir, car quarante verstes à cheval par de mauvais chemins seraient une trop rude fatigue pour mes forces épuisées. Ce n’est pas tout : tu me rendras fidèlement compte jour par jour de ce qui se passera en ville, même dans la maison de la princesse, je te le permets ; tu écouteras l’un et l’autre, tu questionneras avec adresse, tu recueilleras les moindres bruits et les propos les plus frivoles. M’as-tu compris ?

— Oui, maître.

— L’heure venue, je te donnerai d’autres instructions. Maintenant que ta maison soit inaccessible à tous, car je suis mort et enterré.

Sa bourse en poche, le fossoyeur, l’air grave et méditatif, traversait les interminables rues de Tiflis afin d’acheter le déguisement du prince. Il passait vite devant les doukans, où il avait coutume de se rafraîchir sans soif ; aussi, chemin faisant, entendait-il bourdonner à ses oreilles les railleries des amis qui le rencontraient.

— Tiens ! Grigor a la fièvre, il méprise le vin. — Il va sans doute à la messe. — Il est aujourd’hui gai comme la citadelle Narakléa.

— Non, il a un rat ou une grenouille dans la cervelle ; . — Est-il heureux, ce Grigor ! il vit de la mort, lui ; il fait griller du tzvadi (mouton rôti) deux fois la semaine, sans compter les jours de fête, tandis que nous, nous sommes réduits à éplucher nos oignons et à nous blanchir les dents avec du fromage, le tout arrosé d’eau.

Indifférent à ces persiflages, Grigory marchait sans détourner la tête et sans répondre. Une heure après, il revint chez lui avec le nouvel accoutrement du prince. Vers midi, la même journée, assis sur un tertre à dix pas de sa porte, Grigory fumait à l’ombre d’un haut cyprès, ayant l’air de surveiller ses domaines, je veux dire le cimetière, lorsqu’il vit au loin, du côté de la ville, s’approcher une femme enveloppée dans les plis blancs d’une tchadra bordée d’un filet noir. Avant de la reconnaître, quoiqu’il eût un œil d’oiseau de proie, il devina la veuve de la veille, et un léger sourire plissa ses lèvres. Cette forme blanche, c’était la princesse Domenti, qui, selon l’usage, venait prier et gémir sur la tombe du défunt. Grigory, par respect, ôta sa pipe de sa bouche, s’avança vers elle, le bonnet à la main, pour lui indiquer le lieu où sa douleur devait s’exhaler, et se retira. Dimitri lui ayant ordonné de lui rendre compte du moindre événement, il courut avertir son maître, qui se traîna vers le seuil et regarda par la porte entrebâillée celle qu’il avait aimée et qui l’avait trompé.

La princesse était accompagnée de sa fidèle Salomé, qui portait sur ses bras une petite fille vêtue d’une robe rouge, et dont les cheveux étaient divisés en sept nattes. La servante déposa à terre, auprès de sa mère, l’enfant, qui se mit à jouer avec les cailloux recouvrant la tombe paternelle. Daria s’agenouilla, pria, pleura, se frappa la poitrine, où battait un cœur dont les palpitations n’étaient pas d’accord avec la violence de son désespoir. À peu de chose près, Salomé imitait sa maîtresse, et l’enfant jetât de temps en temps sur les deux femmes un regard étonné. Daria portait avec une grâce singulière ses habits de deuil : sa ceinture flottante, son diadème étoile de perles, son voile de dentelle rejeté en arrière, ses longues tresses brunes, tout la faisait ressembler à l’ange de la douleur. Quiconque l’eût vue ainsi éplorée eût compris la réputation de beauté des Géorgiennes, et la princesse passait pour la plus belle femme de Tiflis.

Dimitri, qui la voyait moins avec ses yeux qu’avec les ardeurs d’un cher souvenir, murmura d’une voix étouffée : — Pourquoi me trahir, ou pourquoi me regretter ? Si elle me pleure du fond de l’âme, ne faut-il pas pardonner ? — La princesse, après s’être acquittée de tous ses devoirs de veuve, se retira ; le prince rentra dans son asile, incertain, inquiet, accablé de la plus profonde douleur. Revenue chez elle, Daria, reçut les nombreuses visites de condoléances de ses amis et de ses proches. Chaque fois que l’on vantait une des qualités de son époux, elle renchérissait et éclatait en sanglots ; puis la conversation roulait sur des sujets futiles où il n’était nullement question du mort. Nouvelle visite, nouvelle explosion de chagrin ! Cette comédie funèbre dura jusqu’au coucher du soleil. Le soir, les serviteurs du prince échangèrent comme d’habitude leurs réflexions. Iacob, couché sur le balcon du palais, à côté de Basili, lui dit à l’oreille : — La princesse a tant versé de larmes aujourd’hui, qu’elle a pleuré pour toute sa vie.

— La douleur, reprit Basili, c’est comme un méchant remède, il vaut mieux l’avaler au plus vite.

— Lorsqu’elle est vraie, la douleur entre dans le cœur comme la hache dans l’arbre.

— Crois-tu que la princesse aime l’Arménien ?

— Frère, répondit le sage Iacob, ne nous mêlons pas des affaires d’autrui, sinon on nous enverra place d’Érivan, tu sais où, n’est-ce pas ? et tu sais aussi qu’on en revient quelquefois, mais sans peau sur le dos.

— Personne ne nous entend, nous sommes seuls.

— Seuls ! hum ! ici méfie-toi de tout le monde, même des rats qui nous empêchent de dormir. Et là-dessus, Basili, bonne nuit !

Pendant une douzaine de jours, Daria vint assidûment renouveler au cimetière ses prières et ses lamentations, jusqu’au moment où l’on recouvrit le tombeau d’un lourd mausolée de granit sculpté par un ouvrier allemand. Le prince, qu’informait Grigory, ne manquait jamais l’occasion de repaître ses yeux des désespoirs vrais ou faux de sa femme, et, ne sachant où arrêter sa pensée, il prononçait tour à tour les mots de vengeance et de pardon. En voyageant, il était devenu, sauf le costume, à moitié européen, et pour lui l’amour, même dans le mariage, était un poème un peu romanesque. Pour les femmes géorgiennes, qui meurent, comme les plantes, où elles sont nées, l’amour est presque toujours une passion à fleur d’âme malgré les hyperboles de leur langage poétique et imagé. Aussi n’est-il pas difficile de comprendre que le regret de Daria devait s’adoucir vite, tandis que la jalousie de Dimitri s’accroîtrait de jour en jour…

Si l’on doutait de ces brusques retours à la vie sauvage qui forment dans la société géorgienne de si bizarres contrastes avec les plus délicats raffinemens de la civilisation, la fin de l’histoire du prince Domenti convaincrait les plus incrédules. Complètement guéri, caché sous le costume d’un paysan de Mingrélie, le prince choisit une nuit nuageuse et sortit à cheval de Tiflis, suivi de son ancien domestique. Ils arrivèrent avant l’aube à la sakli ou chaumière de Datho, frère de Grigory, qui attendait les voyageurs.

— Prince, dit le paysan, qui s’était respectueusement élancé au-devant de la bride du cheval de Dimitri…

— Écoute, Datho, ici je ne suis prince pour personne ; je suis un pauvre Mingrélien, tu m’appelleras Naskida, tu me traiteras comme ton égal. Pour être prince encore avant de recevoir ton hospitalité, puisque tu m’appartiens, dès aujourd’hui je te donne les terres que tu cultives à mon profit et ta liberté, en attendant mieux. Il est inutile que tu connaisses le motif de mon séjour ici. Naskida mangera donc de ta cuisine et boira de ton vin.

Datho, ivre de joie, baisa la main de son seigneur ; Grigory, après s’être reposé et restauré, se prépara à retourner vers ses tombes ; mais avant son départ Dimitri recommanda et même ordonna à son domestique de surveiller les événemens et d’accourir chez son frère pour l’en informer.

Si les villages de Géorgie sont misérables, une chaumière isolée est plus misérable encore. La sakli géorgienne est basse, aux deux tiers enfouie dans la terre et assez semblable à une tanière, contrairement aux chaumières de Kakhétie, qui sont élevées d’un étage. La toiture est plate, le jour on s’y assied, la nuit on s’y couche, de sorte que le Géorgien demeure dans sa maison, à côté de sa maison et sur sa maison. À l’intérieur, la sakli ne renferme ni chaises, ni table, ni banc : quelques menus ustensiles s’étalent ça et là ; au centre étincelle le foyer, l’ami de la chaumière. Telle était à peu près la demeure dont le prince Domenti était devenu l’hôte. Il y entra bravement, salua la femme de Datho, qui, spirituel comme presque tous les Géorgiens, débuta dans son rôle de la façon suivante : — Femme, voici Naskida, un de mes vieux camarades d’enfance, un homme bizarre, brave comme une chachka (sabre recourbé), chasseur comme un vautour, et paresseux comme un Mingrélien qu’il est.

Dimitri avait eu soin d’apporter des balles, de la poudre et le fusil de Grigory. Quand on a tué une vingtaine de Lesghiens, on n’a peur ni des lièvres ni des chevreuils. Il s’installa d’emblée dans la cabane enfumée, déjeuna de bon appétit, fit une courte sieste, et sortit son fusil sur l’épaule. Datho l’accompagna pour lui indiquer les collines giboyeuses. Lorsqu’ils furent seuls, le paysan, encore peu habitué à traiter familièrement son maître, se tenait sur la réserve et gardait le silence. — De ce côté-ci, prince, lui dit-il en désignant une ravine.

— Datho, même quand nous serons éloignés de toute créature humaine, je te défends de m’appeler prince ; j’entends que tu me nommes Naskida, parce qu’une oreille de hasard peut être ouverte derrière un arbre ou dans un buisson.

Le prince espérait, grâce à son adresse, enrichir un peu la table trop frugale de son hôte. D’ailleurs, par son ordre, Grigory, à son prochain voyage à la sakli, devait apporter du poisson salé. Avec la souplesse des Orientaux, lui, riche et habitué au luxe, même aux excès du luxe, il se plia d’un seul coup à la pitoyable vie de paysan ; il poussait la bienveillance jusqu’à jouer au loto avec Datho et sa femme, qui était charmée des façons du beau Mingrélien. Un souci travaillait souvent la cervelle du paysan : pour quelles raisons un haut seigneur se donnait-il la fantaisie de vivre si misérablement dans ses propres terres ? Puis comment se faisait-il qu’il passât pour mort ? Las de ne pas trouver l’énigme, il cherchait encore ; mais, pour apaiser sa curiosité, il songeait que lui-même, le pauvre serf, il était libre et propriétaire, et il cessait de se creuser la cervelle.

Parfois un nuage obscurcissait le front du prince, qui restait une journée entière sans desserrer les dents, morne, couché à l’ombre de la sakli. Deux semaines déjà s’étaient écoulées depuis son séjour dans la cabane, et il n’avait pas revu Grigory, qui arriva enfin, couvert de sueur et de poussière. Il donna familièrement le bonjour à son frère et ôta son bonnet devant le prince. — Remets ton koudi, Grigor, dit celui-ci, et pas tant de façons ! Que se passe-t-il ?

— Vendredi dernier, la princesse n’est pas venue sur votre tombe ; elle a envoyé pour la remplacer dans ses dévotions la vieille Sophio, votre nourrice, qui avait l’air bien désolé, et qui avait apporté une couronne. Pleurait-elle, la bonne âme ! Aussi les mauvaises langues ont osé dire qu’elle irait en paradis à la place de la princesse.

— Pauvre Sophio ! murmura Dimitri ; est-ce tout, Grigor ?

— Tout… Non, j’ai apporté du poisson salé, de la poudre et du plomb.

— Quand repars-tu ?

— A l’heure où le soleil tombera derrière les montagnes, car la fatigue a aiguillonné ma faim. Ne faut-il pas que le cheval se repose ?

— C’est juste. Aie soin de veiller, ouvre l’œil et l’oreille ; j’y tiens, Grigor, plus qu’à ma vie.

Grigory pénétra dans la sakli.

— Elle m’oublie promptement ! se dit à lui-même Dimitri ; j’aurais pardonné, mais si elle aime ce Vamiran, oh ! alors il y aura du sang entre nous !

À quelques jours de là, une troupe de tziganes, ces bohémiens de l’Asie qui errent de l’Inde à la Crimée, déploya ses deux tentes près de la sakli. Dans l’une, des hommes et des enfans, hâves, déguenillés, vêtus de trous pour ainsi dire, allumaient le feu avec des branches sèches, suspendaient à des trépieds de bois la marmite où devait cuire le riz bouilli, seule nourriture de ces vagabonds, qui vivent de rapines. Parmi eux se trouvait un Tatar de Tiflis, que ses instincts nomades avaient enchaîné à leur destinée. L’autre tente, rayée de couleurs fanées par le soleil ou les pluies, était occupée par des femmes en haillons, presque nues, sauf l’une d’elles, grande, belle et jeune encore, bizarrement accoutrée, couverte d’anneaux, de fausses pierreries, d’amulettes, qui se tenait au centre et paraissait être la souveraine de la horde.

Datho, pour égayer ses loisirs, filait de la laine devant sa porte ; sa femme accourut et voulut savoir sa bonne aventure. Une vieille bohémienne, tannée, laide à épouvanter Satan lui-même, contenta son envie moyennant un chaour. Dimitri sortit en ce moment de la cabane, et, pendant qu’il s’approchait, le Tatar, qui le reconnut sous son déguisement, dit à voix basse à la grande bohémienne : — Domenti-Bek ! — Puis il ajouta d’autres mots en tatar, langue que le prince parlait aussi. — Et Naskida, demanda la femme de Datho, ne désire-t-il pas connaître l’avenir ? Elle m’a prédit, à moi, que je serais riche.

Déjà la sorcière avait saisi le bras du faux Mingrélien, qui, peu crédule, se laissa faire en souriant. La mécréante fixait sur sa main des yeux attentifs et ardens, elle semblait en étudier les lignes les plus mystérieuses et regardait son visage comme pour percer les voiles de son âme ; puis soudain, se dressant dans une pose de prophétesse, elle lui parla ainsi : — Je vois ! je vois ! Ta main est blanche, elle a porté le fusil, non la hache, et tu mourras deux fois. — Dimitri tressaillit. — Ta tête, continua-t-elle, est coiffé du bachlik de Mingrélie et non du koudi du Karthli ; du sang coulera. Tiflis, la ville chaude, n’est pas loin, et ces lignes courbes annoncent que tu as une femme belle comme un épi de maïs. Lorsque le corbeau quitte la corneille, son nid, balancé au vent des hivers, est envahi par un autre corbeau qui pique son plumage avec son bec noir.

— Mais, s’écria le prince, qui sentit la pointe de l’allégorie lui entrer dans le cœur et arracha sa main des griffes de la tzigane, d’où sais-tu ?…

Elle leva son doigt vers le ciel et répondit d’une voix gutturale : — Allah ! Allah ! Domenti-Bek !

À son véritable nom, Dimitri frissonna d’épouvante. Par prudence, il reprit son calme et lui demanda où elle allait. — A Koutaïs, en Iméreth, répondit-elle.

— Oui, cria Dimitri irrité, je suis le prince Domenti, et si jamais mon nom sort de votre bouche, je vous la coudrai avec une aiguille rougie au feu, et je ferai pendre ensuite toute votre nichée d’enfer.

Les tziganes, n’ayant nul goût pour la corde, n’attendirent pas le lendemain pour s’esquiver. Ils reployèrent leurs tentes et allèrent peut-être se faire pendre ailleurs. Les trois habitans de la sakli tournèrent le dos aux enfans du diable, Datho regardant le bout de ses sandales, sa femme à demi joyeuse de devenir riche un jour et à demi effrayée du haut rang de son hôte, Dimitri sombre et songeant à la prédiction de la bohémienne.

VI

Au grand étonnement de ses amis, Grigory était devenu sobre, vertu rare chez un Géorgien ; il ne fêtait plus les doukans, il avait renoncé à sa sieste, il rôdait même de temps en temps autour de la cathédrale de Sion, et il était rêveur, presque taciturne. On le rencontrait sur la Perspective-Golovine ou dans les rues voisines, le nez au vent, jouant avec un gros chapelet d’ivoire dont ses doigts comptaient machinalement les grains. — Que peut avoir Grigory ? demandait l’un.

— Il s’est réconcilié avec l’eau du Koura, répondait un autre.

— Cela m’étonne, disait un petit marchand ; il m’achète une effroyable quantité de poisson salé, et l’eau ne désaltère pas.

— N’a-t-il pas plutôt l’esprit dérangé ?

— Peut-être a-t-il vu des fantômes dans le cimetière.

— Non, sa grand’mère vient chaque nuit le menacer des flammes de l’enfer.

Ces bonnes gens le prenaient en pitié. Lui, il laissait jaser, il agissait, écoutait, furetait, espionnait enfin. Comme il l’avait promis à sa femme, il avait cassé sa cruche, mais si adroitement qu’elle contenait encore assez de vin pour l’enivrer un peu à huis clos le dimanche. Il n’aimait pas le son des cloches, qui lui rappelaient ses fatigues de la semaine. Au demeurant, il était dévoué corps et âme aux intérêts du prince. Muni de provisions et de nouvelles, il se rendait souvent à la sakli de Datho.

Sous les cieux d’Orient comme sous les brouillards du Nord, le temps adoucit les blessures intimes, quand il ne les guérit pas, et par tout pays l’oubli pousse plus rapidement dans l’âme que l’herbe sur les tombeaux. Daria, attirée avant son mariage par un autre amour, s’aperçut à son miroir que les pleurs ternissaient l’éclat de sa beauté, et de semaine en semaine elle en fut moins prodigue. — Vos larmes ne lui rendront pas la vie, lui disait l’insinuante Salomé, et il faut respecter la volonté de Dieu. — La princesse, qui était dévote, obéit, et au bout de trois mois à peine le défunt était tout à fait oublié.

Vamiran, doué de la subtilité arménienne, avait compris qu’il était prudent de ne point se heurter aux premières douleurs d’une veuve, et il évita avec soin de lui écrire, de la voir ou de la rencontrer. Lorsqu’il pensa que le chagrin avait perdu sa force, il reparut de nouveau dans la vie de la princesse, dont le cœur se trouva entr’ouvert pour lui. Il s’y glissa sans bruit, comme une couleuvre à travers les fissures d’un rocher. Aux lettres succédèrent de rares visites ; puis un jour, Salomé s’étant absentée, il arriva que la main de Daria, à moitié vaincue, tomba par hasard dans la main de Vamiran. Le lendemain, Salomé reçut de lui une riche turquoise. À Tiflis, où l’oisiveté est le fond de l’existence, les nobles et les gens du peuple ne se mêlent que des affaires d’autrui. On commenta les assiduités de Vamiran. les Arméniens murmuraient, les Géorgiens s’indignaient de voir un Arménien cueillir la plus belle rose de leur jardin. — Oser lever seulement les yeux sur une princesse de sang royal, disaient ces derniers, lui dont le père vendait des clous !

— Oui, répondait quelqu’un, mais il les a changés en or.

— Un lâche, interrompait-on, un renégat qui a pris en France des mœurs inconnues et un costume étranger ! Ah ! son père n’était pas si fier : il portait, comme nous, le koudi, la ceinture de cuir, la tunique en poil de chameau, les manches longues, et toute sa défroque ne valait pas un touman (40 francs). Lui, on le verra bientôt jeter dans la rivière la religion de ses aïeux !

Les semaines, les mois s’écoulaient, lents et monotones, pour le prince Domenti, qui se morfondait dans sa tanière. Il passait presque tout son temps à gravir les montagnes ; mais quand les pluies d’automne détrempèrent la terre, quand l’hiver couvrit de neige la nudité de la campagne, il dut se résigner, devant le foyer fumeux de la sakli, a dévorer l’ennui de sa solitude. Les jours de gelée, il chassait le loup et le renard. La saison rude redouble la misère du paysan géorgien ; s’il est paresseux, du moins il oppose aux rigueurs de la pauvreté une force d’inertie qui révèle la douceur de son caractère. Datho et sa femme, on se l’imagine, n’étaient pas pour Dimitri de bien joyeux compagnons, car, malgré ses ordres de le traiter comme leur égal, ils n’avaient garde d’oublier le haut rang du Mingrélien. En face d’eux, Dimitri vivait silencieux, le cœur rempli de sinistres pensées, retournant le fer dans sa plaie, et attendant l’occasion de se venger. Comment ? Il l’ignorait encore ; mais souvent la jalousie est patiente, elle sait guetter sa proie. Les images du passé, les souvenirs de son bonheur, les insultes faites à son amour, à sa dignité de gentilhomme, tout cela voltigeait autour de lui durant les longues heures de l’hiver. Entendait-il sur la route, qui était voisine, le bruit d’un arba (charrette) ou le pas d’un cheval, d’un bond il franchissait le seuil de la cabane pour voir si ce n’était point Grigory. Par une pluie battante de mars, ce dernier survint un matin, mouillé jusqu’aux os. Dimitri fronça le sourcil et courut au-devant de lui. Il apprit que Vamiran visitait presque tous les jours la princesse, et devait abjurer prochainement le culte arménien. — C’est bien, dit-il d’une voix étranglée. Viens te réchauffer.

Cinq mois cependant s’étaient passés. Daria avait quitté ses habits de deuil. La médisance et la calomnie avaient épuisé leurs malices contre elle ; on s’accoutuma à la voir reparaître dans les opulens salons de Tiflis, dont son nom lui ouvrait toutes les portes, lorsque soudain la rumeur publique s’éveilla de nouveau, surtout dans les hauts rangs de la société. La princesse Domenti devait prochainement épouser l’Arménien Vamiran. Quel scandale ! Une veuve se remariant ! Une princesse géorgienne épousant un Arménien, même converti ! Rassemblés sur la place d’Érivan, les Armemens oubliaient leurs affaires pour envoyer sous mille formes leur malédiction au parjure Vamiran, et les Géorgiens se lamentaient de voir les idées européennes se greffer sur le vieil arbre indigène. Le prince Domenti sut par Grigory l’époque précise fixée pour la célébration du mariage, et il lui dit en souriant : — Grigory, ce jour-là, il me faut dès le matin un cheval. Je reviendrai seul à ta maison, où tu m’attendras. Là, je couperai ma longue barbe, et je me revêtirai des habits que je portais dans mon cercueil. Il est temps de redevenir prince.

— Bien, répondit le serviteur, s’imaginant que son maître allait enfin mettre un terme à ses fatigues et à ses craintes.

Vers le milieu du mois d’août, à six heures du soir, la noblesse de Géorgie se pressait dans les somptueux appartemens de la princesse Daria. Les bougies de cire parfumée rayonnaient sur les rubis et les diamans ; de nombreux domestiques offraient des fruits de Perse, des confitures de Turquie, des pâtisseries, des vins de Kakhétie, et des liqueurs à profusion. Des musiciens rangés autour du salon principal animaient la joie des conviés par des chants de circonstance, les uns tatars, les autres géorgiens, en l’honneur de la nouvelle épousée, dont on célébrait les vertus et la beauté. Les dames, parées de leurs plus riches vêtemens, assises sur des divans, ressemblaient, par les éclatantes couleurs de leurs costumes, à un jardin tout en fleurs. Daria était vêtue d’une robe de soie blanche, avec une ceinture et une gorgerette roses ; ses pieds se perdaient dans de petits souliers de satin ; son voile de dentelle, retombant sur ses épaules, faisait ressortir quinze lourdes tresses brunes qui traînaient sur des tapis d’Ispahan. Le diadème qui couronnait son front était brodé de diamans. Au centre de ce diadème brillait une améthyste d’une valeur inappréciable, qui avait orné l’écrin de la race des Bagratides : elle avait été, disait-on, trouvée sur le mont Ararat, et contenait une goutte d’eau qui tremblait, et qui passait pour être la première larme d’Aïsha (Eve). Entraînée par la musique, une jeune fille s’élança au milieu de la salle et dansa la danse géorgienne, tournant nonchalamment sur le tapis, comme si elle eût glissé, et arrondissant ses bras autour de sa tête. Les mouvemens étaient d’abord tendres, langoureux ; les yeux de la danseuse se baissaient avec une pudeur charmante, puis elle les relevait, noirs, d’ardeur, s’animait, courait, tourbillonnait, s’arrêtait soudain, comme pour défier un amant invisible, et bondissait encore d’un pied ailé, le corps voluptueusement ployé en arrière, et ralentissait de nouveau la mesure. Sur sa bouche passaient tour à tour un sourire amoureux et une moue de dédain. Son voile, sa ceinture, flottaient gracieusement. Les hommes accompagnaient la musique en frappant des mains. La danse cessa, et au son de la dahira (tambourin à grelots) et du tchongouri (guitare à trois cordes) un chanteur tatar entonna un hymne de fiançailles qui représente la joie de la fiancée et le désespoir de la vierge qui n’aura point d’époux. Cet hymne rappelle une cérémonie touchante nommée vitchak. La veille de l’Epiphanie ou du premier jour de l’année, une jeune fille s’en va, de minuit à trois heures du matin, silencieuse et cachée dans sa tchadra, puiser de l’eau à chacune des sources du voisinage, pour laver ses cheveux et la tête de ses amis réunis à cette fête nocturne. Elle rentre, et pendant qu’un Tatar chante, dès le lever du soleil elle effeuille une à une les fleurs d’un bouquet. Cette coutume se retrouve encore dans les villages et quelquefois chez les gens riches.

Le Tatar chanta :

« J’ai une pomme ornée ; mon frère me l’a demandée, je la lui ai refusée : elle m’a été donnée par mon bien-aimé.

« Le ruisseau court à petites vagues ; sur le ruisseau nagent deux pommes. Voilà mon bien-aimé qui revient ; je le vois agiter sa main et son koudi.

« A côté de notre maison fleurit un potager ; dans ce potager croît une herbe qu’il faut couper pour le beau garçon : A belle fille beau garçon !

« J’ai cuit du pain de froment, il m’a semblé d’orge… Et tu es loin d’ici, mon bien-aimé ; mais, ton voyage fini, les paroles couleront de ta bouche, douces comme du miel.

« En chantant la rose, j’ai cueilli des fleurs ; je rassemblerai ces fleurs et les mettrai dans un sac, et ce sac, je le coudrai tout alentour. J’irai rôder d’une cabane à l’autre, et je trouverai un plus beau garçon que toi.

« J’ai grimpé sur une montagne escarpée pour laver les vêtemens de noce. Le savon était doré ; dans les yeux j’avais des larmes amères… O parens, ne vous affligez pas : quand je suis née, c’était déjà le destin !

« Je suis allée sous la pierre pesante, et je n’ai pris qu’un seul vêtement… Ah ! dites à mes parens que la part lourde m’était échue. »

Il était environ sept heures du soir. Déjà les cloches de la cathédrale sonnaient à grandes volées et annonçaient l’arrivée prochaine du prêtre qui allait bénir les deux époux sous le toit de la fiancée, selon l’usage du pays, avant la pompeuse cérémonie dans l’église, à la lueur des flambeaux et des cierges. À ce moment même, Dimitri, pâle comme un mort, ému, mais calme en apparence, se dirigeait mystérieusement vers sa maison par des sentiers détournés. Il escalada la muraille de la cour, et Mourzik, son vieux chien, vint lui lécher les mains. En se cachant la figure, il se fraya un passage à travers le peuple des domestiques, qui ne le reconnurent pas ou le prirent pour un invité. Il entra d’un pas ferme dans la salle en même temps que le prêtre, et, serrant la poignée de son kindjal, il se posa droit devant sa femme, sans ôter son koudi, et s’écria d’une voix mâle : — C’est moi, Dimitri Domenti ! — La princesse, terrifiée par l’apparition du fantôme conjugal, tomba à la renverse et s’évanouit. La foule, saisie d’étonnement et d’épouvante, se précipita en tumulte vers les portes. La princesse se mourait. Dimitri, la haine dans les yeux, se retourna vers l’Arménien et lui dit froidement : — Vamiran, la noce est finie !…

Un moment de silence avait succédé à l’étrange récit du prince Alexandre. — Eh bien ! me demanda-t-il un peu inquiet, que pensez-vous de mon histoire ? Ne sommes-nous pas des barbares ? Etes-vous convaincu maintenant ? Ce prince Dimitri Domenti a connu tous les raffinemens de la civilisation européenne, sa curiosité l’a porté dans divers pays, et cependant cet homme, au sortir de la tombe, n’a pas su pardonner ; la passion qui l’agitait a étouffé en lui les sentimens généreux de l’homme civilisé. Nous, Géorgiens, quoique chrétiens, nous ressemblons un peu à certain pacha mahométan, aimable et doux à Paris, féroce à Trébizonde. L’air du pays nous rend la caractère que nous paraissions avoir perdu. Cette histoire n’est pas, je vous le jure, un conte fait à plaisir ; à Tiflis, l’on s’en souvient encore, et l’on en parle le soir, à la veillée, mais en l’ornant un peu. Je la tiens de la bouche du prince Dimtri lui-même.

— Qu’est devenu Grigory ?

— Son ancien maître a récompensé son dévouement. Grigory a quitté la pelle et la bêche. Tenez, cet homme rond et enluminé qui se pavane devant sa porte, c’est lui, c’est Grigory. Cette belle boutique où se mêlent les fruits, les fleurs et les légumes, lui a été donnée par son ancien maître. Datho cultive en paix son petit champ. Vamiran, qui est resté Arménien dans l’âme, spécule et s’enrichit encore.

— Et le prince Domenti ?

— Il voyage.

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LE PRINCE DOMENTI

SCENES DE LA VIE GEORGIENNE
1862

Par HENRI CANTEL
()
Revue des Deux Mondes
Tome 40


Scène de la Vie Géorgienne

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VASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE par GEORGES BENGESCO

BLESTEMUL VASILE ALECSANDRI
BASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE

Un poète diplomate roumain du XIXe siècle – Basile Alecsandri
Georges Bengesco
Revue des Deux Mondes
Tome 60
1910

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vasile-alecsandri-par-constantin-daniel-stahi-portretul-lui-vasile-alecsandriVasile Alecsandri par Constantin Daniel Stahi
  Portretul lui Vasile Alecsandri

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România – textul în limba română
Vasile Alecsandri
signature-vasile-alecsandri


LITTERATURE ROUMAINE
POESIE ROUMAINE

Literatura Română
Romanian Poetry

Vasile Alecsandri
1821  Bacău – 1890 Mircești

Goerges Bengesco
Gheorghe Bengescu
1848 Craiova – 1921 Paris

 

poet roman
Poète Roumain

VASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE
par GEORGES BENGESCO

Un poète diplomate roumain du XIXe siècle
Basile Alecsandri
(Vasile Alecsandri)

Un poète diplomate roumain du XIXe siècle – Basile Alecsandri

Près de vingt ans se sont écoulés depuis la mort de Basile Alecsandri, et la Roumanie, dont il a été le poète peut-être le plus illustre, et certainement le plus populaire, le regrette aujourd’hui encore d’autant plus sincèrement que nul de ceux qui sont venus après lui n’a réussi à éclipser sa gloire. La renommée d’Alecsandri avait dépassé, de son vivant même, les bornes de sa patrie. Connu et apprécié en Allemagne par les remarquables traductions que Carmen Sylva a faites de quelques-uns de ses plus beaux poèmes ; en Angleterre où, dès 1856, l’honorable Henry Stanley (depuis lord Stanley d’Alderley) avait publié, dans une édition de luxe devenue fort rare et fort recherchée des amateurs, une Anthologie des poètes roumains, Alecsandri a eu surtout des amis et des admirateurs en France, où il avait été élevé, où il avait passé une partie de sa vie, rempli, à diverses reprises, des missions politiques importantes, et où, au moment de sa mort, il représentait encore, en qualité de ministre plénipotentiaire, le roi Charles Ier et son gouvernement.

Il nous a paru d’autant plus intéressant de faire revivre, dans ces pages, cette belle figure de poète et de diplomate que retracer, même brièvement, la vie d’Alecsandri et essayer de montrer quels ont été les traits essentiels et les qualités distinctives de son génie, c’est évoquer, en même temps, une grande partie de l’histoire roumaine pendant la seconde moitié du XIXe siècle, car il est peu d’événements de cette histoire auxquels son nom n’ait été mêlé, et dont il n’eût pu dire lui-même, avec assurance, et non sans quelque fierté :

Et quorum pars mayna fui.

I

Basile Alecsandri est né à Bacau, en 1821, au plus fort du mouvement insurrectionnel provoqué par le soulèvement d’Alexandre Ypsilanti en faveur des Grecs. Peu de mois auparavant, le chef de l’Hétairie avait en effet franchi le Pruth à la tête de ses partisans. Son entrée en Moldavie avait été le signal de graves complications : massacres à Galatz, fuite précipitée du prince Michel Soutzo, envoi par la Porte d’un corps d’armée turque en Valachie. Au milieu de l’affolement général, les boyards roumains, tremblant pour leurs biens et pour leur vie, s’étaient empressés, comme toujours en pareille circonstance, de chercher un refuge dans les contrées avoisinantes, en Bukovine, en Bessarabie ; d’autres avaient gagné le fond des forêts de la haute Moldavie. Les parents d’Alecsandri s’étaient retirés à Bacau, non loin des montagnes ; c’est là que le poète vint au monde, se trouvant ainsi exposé, dès sa plus tendre enfance, à toutes les surprises de cette vie errante que, depuis les premières invasions des Tartares, avaient été contraintes de mener tant de générations de Roumains.

La famille d’Alecsandri était très vraisemblablement originaire d’Italie. Alors que les républiques de Venise et de Gênes se disputaient la prépondérance en Orient, un grand nombre d’Italiens avaient abandonné leur pays pour aller s’établir à Constantinople, où les Génois étaient maîtres, par la mer Caspienne, de presque tout le commerce avec les Indes, et où les Vénitiens possédaient d’importants comptoirs financiers. Plusieurs de ces Italiens étaient passés de Turquie en Valachie et en Moldavie, — la plupart à la suite des princes phanariotes ; — ils s’y étaient fixés, y avaient épousé des femmes indigènes et fait souche de bons Roumains. Tels furent les Couza, les Cozadini, les Negri, les Rolla. Alecsandri, dont la mère aussi était d’origine italienne, manifesta toujours une vive sympathie pour le pays auquel avaient appartenu ses ancêtres, et Venise, qu’il regardait comme le berceau de sa famille, — plusieurs des ambassadeurs vénitiens à Constantinople s’appelaient Alecsandri, et naguère encore un palais portant ce nom s’élevait dans la vieille cité des doges, — l’attira de tout temps. Il semble d’ailleurs qu’il ait eu en lui quelque chose du tempérament et du tour d’esprit italiens : une grande finesse, un sens politique aiguisé, un cœur prompt à l’enthousiasme, enfin un léger penchant au farniente et un peu de « cette paresse orientale dans l’habitude de la vie, » dont parle Mme de Staël, lorsqu’elle analyse le caractère des Italiens.

Placé de bonne heure dans un pensionnat de Iassi, que dirigeait M. Victor Cuenin, un Français qui, après la campagne de 1812, était venu s’établir en Moldavie, Alecsandri y eut, entre autres condisciples, Michel Cogalniceano, l’un des hommes d’Etat et des historiens les plus remarquables qu’ait produits la Roumanie, ainsi que l’acteur Millo, qui, appartenant à une excellente famille de vieux boyards moldaves, avait été poussé vers le théâtre par une vocation irrésistible et devait interpréter un jour sur la scène roumaine, avec un succès considérable, les principaux personnages comiques du théâtre d’Alecsandri.

L’enfant s’y perfectionna dans l’étude de la langue française, et, tout en apprenant les règles de la grammaire et les éléments de la syntaxe, s’y prit de passion pour Daniel de Foë et son Robinson Crusoé, dont il avait entendu raconter par un camarade de classe les aventures extraordinaires. Dès lors s’éveilla en lui le goût des voyages lointains ; l’île de Robinson occupait constamment sa pensée, et cette vision hanta toujours si fort son esprit que l’un de ses plus sincères regrets, jusque dans les dernières années de sa vie, fut de n’avoir pu visiter l’Amérique, où l’avait entraîné et si souvent promené son imagination d’enfant et de jeune homme.

En 1834, Alecsandri quitta la pension de M. Cuenin, et partit pour Paris en compagnie de plusieurs autres jeunes Moldaves, parmi lesquels se trouvait Alexandre Couza, celui-là même qui devait, vingt-cinq ans plus tard, réaliser l’union des Principautés en montant sur le double trône de Moldavie et de Valachie. L’exode de la jeunesse roumaine en France date des premières années du XIXe siècle, et les circonstances dans lesquelles il commença à se produire intéressent trop l’histoire des rapports intellectuels entre les deux pays pour qu’elles ne nous arrêtent pas un instant.

On sait que, pendant tout le XVIIIe siècle, les Principautés de Valachie et de Moldavie furent gouvernées par des princes, — ou hospodars, — que la puissance suzeraine choisissait parmi les Grecs du Phanar, et Ton a constaté plus d’une fois que l’un des principaux effets de la domination phanariote en Roumanie avait été une vive impulsion des esprits vers la civilisation française. Ces princes, — presque tous anciens interprètes ou drogmans de la Porte, — étaient tenus de bien posséder le français, dont la connaissance leur était devenue indispensable depuis que, dans les relations diplomatiques, son usage avait remplacé celui du latin, et, une fois investis de l’hospodarat, ils attachaient à leur personne des secrétaires et des rédacteurs français, ou d’origine française, qui les accompagnaient au siège de leur gouvernement. Il était aussi de tradition que l’ambassade de France à Constantinople désignât l’un de ses membres pour remplir auprès des hospodars les fonctions quasi officielles de secrétaire en titre, avec la mission de communiquer directement à l’ambassade les principales nouvelles d’Europe, parvenues à Iassi et à Bucarest, par la voie du Nord ou de l’Occident. C’étaient comme autant de foyers de culture intellectuelle française qui se formaient ainsi autour du prince et de sa Cour, et qui projetaient leurs rayons sur toute la haute société roumaine. Aussi les boyards, auxquels, en l’absence d’une littérature nationale à peine naissante à cette époque, on n’enseignait guère que le grec, délaissèrent-ils rapidement l’étude de cette langue pour s’initier et faire initier leurs enfants à la connaissance du français.

La présence en Roumanie, au moment de la Révolution française, d’un certain nombre d’émigrés, qui y étaient venus gagner leur vie soit comme secrétaires des princes phanariotes, soit comme précepteurs des jeunes boyards indigènes (l’un de ces émigrés, qui se disait marquis de Beaupoil de Sainte-Aulaire, devint même ministre des Affaires étrangères du prince Ypsilanti), — la création d’un corps consulaire étranger en Valachie et en Moldavie, — enfin le contact de plus en plus intime des Roumains avec les Russes depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution roumaine de 1848, sont autant d’autres causes qui ont contribué à la diffusion très rapide des idées et de l’influence françaises en Roumanie. Le français devint la langue courante de la société polie ; l’Encyclopédie et les œuvres de Voltaire trouvèrent de nombreux lecteurs dans les deux Principautés ; on se mit à traduire en roumain presque tous les auteurs classiques français ; enfin, dès 1802, un nombre de plus en plus considérable de jeunes gens de nationalité roumaine prirent le chemin de Paris pour y faire leur éducation. Lorsque Alecsandri y arriva en 1834, il retrouva quantité de ses compatriotes qui suivaient déjà les cours des écoles et des facultés publiques. Son père le destinait à la médecine, et, dans son désir de se conformer aux volontés paternelles, le jeune homme, après s’être fait recevoir bachelier ès lettres, fréquenta pendant quelques mois le laboratoire de Gaultier de Claubry, répétiteur de chimie à l’Ecole polytechnique, et éditeur du Cours de chimie de Gay-Lussac. Mais il avait déjà trop d’imagination, et dans l’imagination trop de fantaisie, pour se plier volontiers aux théories abstraites des sciences. La nomenclature chimique l’intéressait beaucoup moins que les Études de la nature, de Bernardin de Saint-Pierre, et que l’Atala de Chateaubriand, dont la lecture le passionnait. Il se plaisait souvent à dire, lorsqu’il parlait de sa jeunesse, que ces deux ouvrages, ainsi que les Confessions de J.-J. Rousseau et le Jocelyn de Lamartine, paru deux ans après son arrivée en France, avaient eu sur le développement de son talent poétique une influence prépondérante et décisive. Déjà, tout enfant, il avait été vivement impressionné par la beauté mélancolique, et comme recueillie, de la campagne roumaine. Esprit rêveur et contemplatif, âme tendre et délicate, il avait profondément ressenti l’attrait mystérieux qu’exerce sur le Roumain la vue des hautes montagnes, des plaines fertiles, des forêts ombreuses qui font l’ornement et la richesse de son pays. La lecture de Chateaubriand et de Rousseau, ces grands poètes en prose, acheva d’enflammer son imagination et de le détourner de l’étude des sciences. Trop sensible d’ailleurs pour manier le scalpel, il obtint facilement de son père, qui était venu le voir à Paris, l’autorisation d’abandonner la médecine. Le droit, vers lequel il s’était tourné, ne parvint pas à le fixer davantage ; il était impatient d’essayer le luth qu’il sentait vibrer sous ses doigts ; il lui tardait de courir le monde, de voir de nouveaux pays, et de contempler, sous d’autres cieux, les aspects infinis et variés de la nature, qui seule avait le don de lui plaire, parce que seule elle parlait à son cœur en même temps qu’à son imagination. L’Italie surtout le tentait. Aussi, en 1839, après cinq années de séjour en France, prenait-il, pour rentrer dans son pays, la route de la terre, idéale entre toutes, qu’il entrevoyait depuis si longtemps dans ses rêves. Il visita successivement Florence, Rome, Bologne, Gènes, Venise et Trieste ; nulle part il n’éprouva une impression plus vive qu’à Venise,

La pauvre vieille du Lido,
Nageant dans une goutte d’eau
Pleine de larmes !

Il lui semblait y avoir retrouvé comme une seconde patrie ; il devait y retourner en 1846, et y goûter des heures d’ivresse, dont le souvenir lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux vers.

II

En 1840, Alecsandri, à peine âgé de dix-neuf ans, revient en Moldavie, et, comme premier essai littéraire, donne à une revue publiée par son camarade d’enfance, Cogalniceano, une nouvelle en prose : La Bouquetière de Florence, où il retrace, d’une plume dont il est déjà maître, un touchant épisode de son voyage en Italie.

Pour bien se rendre compte du rôle important joué dès lors par Alecsandri dans la littérature et dans la succession des événements politiques de sa patrie, il est nécessaire de connaître l’état dans lequel se trouvaient, au moment de ses débuts, le pays qui l’avait vu naître, la langue dans laquelle il a écrit ses premiers vers, la société au milieu de laquelle s’est développé son génie poétique. Les difficultés qu’il eut à vaincre pour imposer au public son talent si personnel, pour ouvrir la voie à des idées nouvelles, à une nouvelle forme d’art, et, d’autre part, les luttes qu’il dut soutenir pour réaliser ses aspirations de patriote, n’en seront que mieux comprises, et l’on n’en appréciera que davantage, en même temps que l’originalité et la valeur de son œuvre, l’élévation et le désintéressement de son caractère.

Lorsqu’en 1844 parurent, dans une revue littéraire moldave, les premières poésies d’Alecsandri, il y avait un peu plus de vingt ans que les Roumains, délivrés du joug phanariote, qui leur avait été si pesant et si funeste, avaient retrouvé, sous des hospodars indigènes, une ombre d’indépendance et comme un semblant de vie nationale. Mais leur pays avait été soumis, même après la chute des Phanariotes, à trop d’épreuves : guerres, invasions, pillages, occupations étrangères successives, fléaux et calamités de toute sorte, pour qu’il n’en demeurât pas encore tout saignant et tout meurtri ; et d’ailleurs, les princes indigènes, soumis au double contrôle de la puissance suzeraine et de la puissance protectrice, — la Russie, — n’avaient pas l’autorité nécessaire pour gouverner avec énergie ; de leur côté, les boyards, partagés entre le désir de se montrer bons patriotes et la crainte de déplaire aux représentants, tout-puissants à Bucarest comme à Iassi, des gouvernements étrangers, vivaient dans une atmosphère d’intrigues plus faite pour servir leurs ambitions personnelles que les intérêts de leur pays ; la bourgeoisie n’existait encore qu’à l’état de clientèle servile des boyards ; on ne pouvait rien attendre de la classe des commerçants et des marchands qui, presque tous étrangers, n’avaient quelque influence que grâce à l’appui des consuls dont ils relevaient ; quant au peuple, écrasé d’impôts, réduit presque au servage, croupissant dans l’ignorance et dans la misère, exploitée la fois par les propriétaires, les fermiers et le fisc, il ne comptait pas.

Le tableau est moins sombre, si l’on envisage le mouvement intellectuel et littéraire qui avait commencé à se dessiner dans les Principautés, sous les premiers princes indigènes. Déjà, au temps des Phanariotes, et malgré leurs efforts persévérants et systématiques pour tout gréciser en Roumanie, quelques hauts prélats, des professeurs, des poètes, animés d’un ardent patriotisme, avaient fait de louables tentatives pour remettre en honneur la langue roumaine, qu’on n’enseignait plus que dans les écoles des villages. C’est ainsi que, sous l’active impulsion des métropolitains Grégoire et Daniel, de Valachie, Jacob et Benjamin, de Moldavie, les traductions en roumain des livres religieux, — écrits jusqu’alors en slavon et en grec, — s’étaient multipliées dès le XVIIIe siècle ; en 1804, un séminaire national avait été fondé à Socola ; plus tard, des écoles roumaines, où les élèves recevaient les premiers éléments de la grammaire, de l’histoire, des mathématiques, et même du latin, bien qu’elles fussent plutôt des écoles pratiques d’arpentage, furent créées par Georges Assaki, à Iassi, en 1813, et en 1816, par Georges Lazar, à Bucarest. Ce dernier était un Roumain de Transylvanie, où la culture nationale, mieux préservée des atteintes de l’influence grecque, avait pris un certain développement depuis que des prêtres, d’origine roumaine, convertis au catholicisme, étaient allés étudier, dans les séminaires de Rome et de Vienne, la théologie, les sciences, les langues anciennes et modernes. Les plus connus d’entre eux sont Samuel Micou (ou Klein), Petru Maïor et Shincaï. Ce furent, à vrai dire, les premiers historiens, les premiers érudits qu’ait comptés la science roumaine.

A la même génération appartiennent des chroniqueurs tels que Denis l’Ecclésiaste et Zilote dit le Roumain ; des poètes, comme les Vacaresco, les Beldiman, les Conaki, les Carlova, qui entreprirent de faire renaître la langue et la littérature roumaines. C’est aussi vers la même époque, — et principalement de 1820 à 1840, — qu’un grand nombre de chefs-d’œuvre de la littérature française furent traduits en roumain, depuis l’Oreste et le Zadig, de Voltaire, jusqu’aux Méditations de Lamartine.

Mais quelque méritoires que fussent ces efforts, et malgré le zèle et le talent déployés par les écrivains nationaux aussi bien dans leurs œuvres originales que dans leurs traductions du français, leur style manquait trop souvent de naturel et de simplicité ; leur langue ne coulait pas de source ; elle trahissait l’étude, l’apprêt, l’effort, une certaine gêne provenant sans doute de ce que la plupart d’entre eux s’étaient habitués à penser et à écrire dans un idiome étranger.

Un autre reproche qu’on peut adresser aux littérateurs roumains de cette époque, c’est qu’ils sont presque tous dépourvus d’imagination et d’originalité ; à part quelques pages empreintes d’une émotion sincère, et où passe un large souffle d’indignation, lorsqu’il s’agit de déplorer les malheurs de la patrie et d’en flétrir les auteurs, ce ne sont, la plupart du temps, que chansons érotiques ou bachiques, réminiscences d’Anacréon et des poètes grecs de son école, fades exhumations de tout le clinquant de l’antiquité, alternant avec de longs développements épiques et didactiques, dans le genre de ceux qu’on rencontre si fréquemment en France chez les poètes du premier Empire.

Le grand mérite d’Alecsandri est d’avoir rompu avec ces traditions littéraires surannées, et de n’avoir demandé conseil, selon le précepte de Victor Hugo, qu’ « à la nature, à la vérité et à l’inspiration. »

La nature en effet est son principal modèle ; il en a le sentiment profond ; il l’aime, s’y complaît, s’en délecte ; il la traduit avec l’élan d’un génie primesautier et affranchi de toute contrainte, avec le charme d’une langue exempte de toute gêne, et où l’on sent vibrer pour la première fois comme l’écho même de l’idiome national.

Dès son enfance, Alecsandri s’était passionné pour les contes populaires roumains, pour cette poésie jaillie de l’âme même du peuple et toute pleine d’idées naïves, d’inventions merveilleuses, de récits extraordinaires et fantastiques. Les fées, les sorcières, les vampires, les loups garous, les chevaux ensorcelés volant au milieu des nues ; les serpents aux écailles d’or dont les nids sont remplis de pierres précieuses ; les cerfs entre les ramures desquels on voit des berceaux de fées ; les oiseaux merveilleux à voix humaine ; les aigles géants qui habitent les entrailles de la terre, tout ce monde enchanté et féerique qui peuple les ballades et les légendes roumaines avait exercé de bonne heure sur son esprit une véritable fascination.

De très bonne heure aussi, il avait été séduit par l’originalité et la grâce poétique des chants populaires de son pays, qu’il avait entendus à la veillée, sous le toit paternel, aux fêtes des villages voisins, ou bien encore dans les campagnes lorsqu’il y promenait ses longues rêveries d’adolescent. Il avait observé que presque tous ces chants célébraient les hauts faits et les aventures héroïques de personnages fameux dans l’histoire ou dans la légende, et il comprit qu’il y aurait là des éléments précieux pour la reconstitution du passé de la Roumanie, passé qui, en l’absence de textes non encore exhumés de la poussière des archives, n’avait pu être jusqu’alors que très imparfaitement connu ; aussi entreprit-il de recueillir cette véritable histoire nationale rimée de la bouche des vieillards, des pâtres, des musiciens ambulants appelés tziganes. Il se transporta au milieu d’eux, vécut de leur vie, écouta et transcrivit leurs récits et leurs chansons, et apprit ainsi à bien connaître cette race roumaine, si curieuse, si intéressante à étudier, parce qu’elle a su conserver intacts, depuis près de vingt siècles, le type, le costume, et même quelques-uns des usages de ces farouches guerriers daces, représentés sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui opposèrent à la conquête romaine une résistance acharnée. Il s’aperçut que ce peuple, si persécuté par le sort et si opprimé par les hommes, avait l’imagination vive, l’intelligence prompte ; qu’il aimait la nature dans toutes ses créations, les arbres, les fleurs, les oiseaux ; qu’il cachait sous une apparente rudesse un grand fonds de sensibilité, et il se dit que le poète qui saurait toucher son cœur simple et naïf serait sûr d’en être bien compris.

Il lui fut aussi donné d’entendre parler la vraie langue roumaine, celle que n’avait point altérée la promiscuité avec l’étranger, celle qui était demeurée pure au milieu des invasions et des mélanges infinis de races, et qui, bannie du palais du prince, de la demeure des boyards, de l’église, de l’école, avait trouvé un refuge sous le toit de chaume du paysan : c’est là qu’Alecsandri ira la chercher pour la faire refleurir dans sa fraîche et verte nouveauté.

De ce contact prolongé avec le peuple, de cette source d’inspiration qui n’avait plus rien d’artificiel, sont sorties les premières poésies publiées en 1844, par Alecsandri, dans une revue littéraire de Moldavie. Elles furent réunies huit ans plus tard en volume, et parurent à Paris, et en roumain, sous ce titre : Doïne si Lacrimioare (Doïnas et Fleurs de muguet). Ce sont en effet de véritables fleurs poétiques, cueillies dans la campagne roumaine, et tout embaumées du parfum du sol natal.

Les Doïnas tiennent à la fois des chansons des trouvères, et des « lieders » des Allemands ; le sentiment qui y domine est celui du dor, mot roumain qui n’a pas son équivalent précis en français, et qui exprime à la fois le désir, le regret, l’espoir, la douleur, tout ce qui remplit le cœur de joie ou de mélancolie : « La doïna, dit Alecsandri lui-même, est pour celui qui la comprend comme la plainte même de la patrie soupirant après la gloire des temps passés… » Dans plusieurs de ses Doïnas (l’Autel du monastère de Putma ; — l’Heure fatale ; — le Tartare ; — Chanson guerrière), le poète évoque en effet le souvenir d’un passé glorieux pour les Roumains ; dans d’autres (Marioara Florioara ; — Cinel-Cinel), il peint, en des vers d’une fraîcheur et d’une grâce incomparables, et avec des couleurs dont l’éclat est aussi vif que le sentiment qui les lui a inspirés, le ciel, les plaines, les montagnes, les sources, les fleurs de son pays, et il entremêle à ces descriptions soit quelque tableau, pris sur le vif, de mœurs populaires, soit quelque récit, tantôt joyeux, tantôt émouvant, dans lequel revivent les habitudes, les usages, les croyances naïves et superstitieuses du peuple roumain.

Les soi-disant délicats, les raffinés, qui persistaient à ne considérer comme poètes vraiment dignes de ce nom que les imitateurs serviles des pseudo-beautés de la mythologie classique, et qui ne concevaient pas qu’on pût écrire en vers sans chanter la flèche d’Eros ou le trident de Neptune, crièrent au scandale et essayèrent de déprécier et de ridiculiser ce jeune homme de vingt-trois ans, qui, au lieu de « s’attacher aveuglément aux opinions de ses anciens, » osait ainsi rompre en visière à l’idée qu’on se faisait alors de l’art et du style poétiques. Mais les connaisseurs ne s’y trompèrent pas, et saluèrent avec joie l’éclosion d’un talent si plein de promesses. Une jeune femme surtout se distingua par la conviction et la chaleur des encouragements qu’elle prodigua à Basile Alecsandri. Elle était de grande naissance, belle, ornée de tous les agréments de l’esprit : Alecsandri conçut pour elle une de ces passions, mêlées de culte et d’idolâtrie, dont les grands poètes seuls ont le privilège de dire magnifiquement au monde toute la douceur et toute l’ivresse. Hélène Negri, — son nom n’est plus aujourd’hui un mystère pour personne en Roumanie, — fut l’Elvire, la Béatrice du poète des Doïnas, et ce touchant roman d’amour, ébauché en Moldavie au commencement de l’année 1845, continué en Italie et principalement à Venise, en 1846, et tragiquement interrompu par la mort, sur les rives du Bosphore, au printemps de 1847, a fait jaillir de l’âme, tour à tour heureuse et cruellement déchirée, d’Alecsandri, quelques-uns des plus beaux vers de la langue roumaine : 8 mars 1845 ; — Une nuit à la campagne ; — Chant de bonheur ; — Venise ; — Adieu ; — Dédicace (l’Étoile).

Nous avons vu Alecsandri occupé à recueillir de la bouche des pâtres et des chanteurs nomades les poésies populaires de la Roumanie. Il attachait d’autant plus de prix à réunir et à publier cette collection qu’il considérait son entreprise comme un véritable service rendu à sa patrie.

Ce que Fauriel et Marcellus ont fait pour les chants populaires de la Grèce moderne, Leroux de Lincy pour les chants historiques français, Walter Scott pour les légendes et les ballades de l’Angleterre, Nigra et Caselli pour les chants populaires du Piémont, Alecsandri l’a fait, de la façon la plus méritoire, pour les chants populaires de la Roumanie, dans lesquels se reflètent, en traits précis et lumineux, la physionomie et le caractère du peuple roumain, et où l’on retrouve toute la richesse de son imagination, et aussi toute la fierté et toute la mélancolie de son cœur. « Le Roumain est né poète, — dit Alecsandri dans l’Introduction placée en tête de son recueil. — Doté par la nature d’une imagination brillante et d’une âme sensible, il répand dans de douces mélodies (car il ne sait encore ni lire ni écrire) les aspirations secrètes de son âme. Qu’il ressente du chagrin, qu’il s’abandonne à la joie, qu’il s’extasie devant quelque belle action, il chante sa joie ou sa douleur, ses héros, son histoire, et c’est ainsi que son cœur est une source intarissable de poésie… »

On a reproché quelquefois à Alecsandri d’avoir plus ou moins altéré ces chants populaires, et de ne les avoir pas donnés tels qu’il les avait recueillis de la bouche même du peuple, dans leur forme imparfaite, dans leur style primitif, avec leur prosodie fautive et irrégulière. Le poète s’est toujours défendu d’avoir usé de supercherie dans la mise au jour des poésies nationales roumaines, tout en reconnaissant loyalement, et dès la première heure, qu’il y avait introduit quelques remaniements, afin d’en réparer le désordre et d’en coordonner l’harmonie. On lit en effet sur le frontispice des deux premières parties des Ballades, — tel était le titre de l’édition originale, publiée à Iassi, en 1853 : — Ballades recueillies et revues par B. Alecsandri. Et plus tard, dans une lettre inédite de l’année 1855, adressée à A. Ubicini, et qui fait partie des riches collections de l’Académie roumaine, l’auteur s’expliquera avec plus de détails sur la manière dont il a procédé à ce travail de reconstitution :

« Après avoir parcouru les montagnes et les plaines, me mêlant aux paysans dans les foires, entrant avec eux dans les cabarets, grimpant sur les sommets pour trouver des bergers troubadours, fréquentant les monastères, écoutant partout les récits des contes populaires, et sténographiant tout ce qui arrivait à mon oreille, je possédais un gros fatras de vers altérés par la bouche des chanteurs, de légendes tronquées, de pièces confondues dans un désordre sans pareil ; mais les pierres précieuses étaient là, sous ma main ; il ne s’agissait plus que de les polir, de les remettre à leur place primitive, de les enchâsser enfin, pour reconstituer les anciens joyaux poétiques de nos ancêtres… »

A les examiner de près, les Chants populaires roumains peuvent se diviser en quatre groupes distincts.

Les Ballades ; les Doïnas ou chants d’amour ; les Horas, ou chants et airs de danse ; enfin les Colinde, qui ont un caractère plutôt religieux, et qui, chantées à la veille des grandes fêtes, offrent quelque ressemblance avec les Noëls des littératures occidentales.

Un trait commun à ces quatre genres de poésies populaires, c’est qu’elles ne se récitent pas, mais qu’elles s’accompagnent de chant ou de danse, très souvent de chant et de danse à la fois. Tantôt lente, tantôt plus vive, mais toujours plaintive et mélancolique, la musique de ces chants, dans son rythme cadencé, a pour les oreilles roumaines un charme étrange et une douceur particulière. On sent, à l’écouter, que ce peuple a souffert, qu’il a été opprimé et que même ses joies fugitives ont toujours été mêlées d’amertume et de tristesse. La poésie populaire roumaine est d’ailleurs restée fidèle aux lois primordiales de la poésie lyrique : c’est-à-dire un ensemble harmonieux de chants, accompagnés par des instruments, et entremêlés de danses. De même, chez les Romains, la chorea, — la hora des Roumains, — était une danse en chœur, dans laquelle ceux qui l’exécutaient se prenaient par la main, formaient un cercle et dansaient au son de leurs propres voix.

La plupart des Ballades recueillies par Alecsandri célèbrent des événements historiques, des légendes nationales, des exploits de princes, de guerriers, et même de brigands fameux, car le brigandage, dans ces temps lointains, n’était pas considéré comme un déshonneur ; on le tolérait, on l’encourageait presque, surtout lorsque les brigands (qu’on appelait alors des haiduques) tenaient la campagne contre le boyard avide et rapace qui pressurait le peuple, ou contre l’étranger qui dévastait le sol de la patrie. Dans d’autres ballades, on voit se manifester l’amour que le Roumain porte à la nature : aux forêts, dans lesquelles il fait paître ses troupeaux ; au soleil, qui féconde de ses rayons la terre qu’il laboure ; à l’étoile qui, la nuit, guide sa marche solitaire à travers les vastes plaines où il chemine ; aux fleurs, dont il aime à orner sa cabane et qui lui servent à lui-même de parure ; enfin, aux bêtes, qui sont les compagnes de sa vie nomade et pastorale. L’une des plus célèbres parmi ces ballades, Mioritza (la petite brebis), avait fait une profonde impression sur Michelet, qui la regardait « comme une chose sainte et touchante à fendre le cœur. — Rien de plus naïf, dit-il, et rien de plus grand… »

Les Doïnas ont un caractère de nationalité et comme un goût de terroir plus prononcés que les Ballades. Ce sont en général des chants d’amour, dont presque tous commencent par une invocation à un arbre ou à une plante : « feuille verte de chêne, » ou « d’érable, » ou « de marjolaine, » selon le sujet ou le ton de la doïna. « Il en est, — dit un écrivain français très compétent en matière de littérature étrangère, Xavier Marmier, — qui sont comme de gracieux médaillons dont les riantes couleurs reposent les regards au milieu d’une longue série de tableaux de batailles. Il en est qui sont comme de tendres chansons écloses dans un jeune cœur par un heureux jour de printemps…»

Quant aux koras ou airs de danse, ce nom s’applique aussi bien à la musique accompagnant la danse qu’aux vers récités ou improvisés par les danseurs ; il y a en Roumanie presque autant d’airs de horas qu’il y a de villages. Chaque bourgade, chaque hameau, chaque troupe de laoutars, a les siens. « Le peuple roumain exprime tout par la danse, écrit Carmen Sylva dans son article Bucarest, des Capitales du monde ; les hommes dansent entre eux, les femmes dansent entre elles. Les soldats, dans les casernes, trouvent toujours un violon, une flûte, ou une cornemuse pour leur jouer une danse quelconque… »

C’est aux accents d’une hora, chantée et dansée d’un bout à l’autre de la Roumanie, que s’est faite, eu 1859, l’union des Principautés. Ce chant national avait pour auteur Alecsandri, qui a composé également plusieurs autres horas, les unes d’allure riante et gracieuse, pour le village, les autres, pleines de fougue et d’entrain, pour le camp.

Poète en qui semble s’être incarnée l’âme même de la nation à laquelle il appartenait, éditeur des chants populaires de sa patrie, Alecsandri a en outre le mérite d’avoir été l’un des créateurs du théâtre roumain.

III

Comme la plupart des institutions artistiques de la Roumanie, le théâtre est d’origine relativement récente. Il s’est développé parallèlement pour ainsi dire dans les deux Principautés, chacune des deux capitales, — Bucarest et Iassi, — ayant eu, dès le début, une scène et une organisation théâtrale distinctes. Wilkinson, ancien consul général d’Angleterre en Valachie, et auteur d’un Voyage dans la Valachie et la Moldavie, dit qu’en 1819, une troupe d’acteurs allemands était venue à Bucarest, et qu’après quelques représentations, on les avait engagés à établir dans cette ville un théâtre régulier. « Ils jouaient, ajoute-t-il, des opéras allemands et des comédies traduites en valaque… » Il est exact que, vers la fin de 1818, une troupe d’acteurs viennois, sous la direction d’un imprésario nommé Gherghy, fut appelée à Bucarest pour y jouer la comédie, le drame et l’opéra ; mais ils n’interprétèrent pas les « comédies traduites en valaque » dont parle Wilkinson. Dès 1817, il s’était formé à Bucarest une troupe d’amateurs, qui, avec la protection et le concours de la princesse Ralou, fille du prince régnant Caradja, avait organisé, dans une des salles du palais princier, des représentations dramatiques. Plus tard, une salle spéciale, dite « salle du Club, » fut construite dans la capitale, et la troupe de Gherghy y fit ses débuts, mais ses représentations alternaient avec celles qu’y donnèrent des artistes amateurs roumains, dont le répertoire se composa d’abord de l’Hécube, d’Euripide, et de l’Avare, de Molière.

D’autres sociétés particulières tentèrent, avec des fortunes diverses, de répandre le goût de l’art dramatique en Valachie ; mais elles eurent à lutter contre toute sorte de difficultés d’ordre matériel, politique et financier, et elles n’attiraient d’ailleurs qu’un public très spécial et très restreint. Le théâtre valaque ne devait prendre réellement son essor que sous les auspices de la Société philharmonique, fondée en 1834 par Héliade et Campineano, et dont l’un des premiers actes fut la création d’un théâtre national à Bucarest.

En Moldavie, un Conservatoire national avait été institué en 1837, et parmi les premiers directeurs de cet établissement, on voit figurer le père d’Alecsandri. Bientôt, une nouvelle direction, composée d’Alecsandri lui-même, de Cogalniceano et de Negruzzi, transforma cette école en théâtre, et c’est ainsi qu’Alecsandri fut amené à traduire, pour la scène moldave, quelques pièces, la plupart françaises, auxquelles le public fit bon accueil. Encouragé par ces premiers succès, il se décida bientôt à écrire des œuvres originales, qu’il composa, — c’est lui-même qui nous l’apprend, — avec la préoccupation constante de fustiger les ridicules et de flageller les vices de ses compatriotes. Alecsandri avait, en matière d’art dramatique, des idées contestables peut-être, mais très personnelles et très arrêtées. Il était un partisan convaincu de la célèbre maxime du poète latin moderne Santeul : Castigat ridendo mores, et il pensait que dans un pays qui sortait à peine d’une longue léthargie, qui avait vécu pendant plus d’un siècle dans une atmosphère morale destructive de tout ressort et de toute énergie, où il n’y avait encore ni opinion, ni libertés publiques, où la presse était bâillonnée, où le moindre écart de langage et de plume entraînait l’emprisonnement ou l’exil, le meilleur moyen d’assainir les mœurs et de retremper les caractères était de transformer le théâtre en tribune, et de livrer à la risée publique les travers et les vices d’une société qui s’effondrait de toutes parts. La tâche était d’autant plus malaisée qu’il s’agissait, à un point de vue plus spécial, de réformer la langue théâtrale, lourde, prétentieuse, désagréable à l’oreille ; il fallait aussi faire l’éducation des acteurs, — encore très inexpérimentés, — et celle du public, presque aussi novice que les comédiens. Alecsandri y parvint à force de volonté, de patriotisme et de talent.

L’ensemble de son œuvre dramatique comprend près de cinquante pièces : comédies, drames, vaudevilles, féeries, saynètes, à-propos, dont beaucoup sont tombées dans l’oubli, et dont celles mêmes qui sont restées au théâtre n’offrent plus guère d’intérêt aujourd’hui, parce que les mœurs qui y sont peintes se sont modifiées, et que les défauts qu’elles ridiculisaient ont disparu en grande partie de la société roumaine. Alecsandri n’a jamais été d’ailleurs un dramaturge de profession, et il a ignoré le plus souvent l’art de développer une fable, de conduire une intrigue, de préparer un dénouement, d’intéresser le spectateur par l’opposition des caractères et de l’émouvoir par le choc des passions. Doué d’une extrême facilité, il écrivait son théâtre d’inspiration, comme il rimait ses poésies, et c’est pour cela que ses principales œuvres dramatiques, agréables de forme, mais mal construites et mal charpentées, manquent ordinairement d’action et de mouvement. Ces défauts sont surtout sensibles dans les trois ouvrages qu’il considérait comme ses meilleures productions dramatiques ! un drame national en vers, Despot-Voda (le voïévode Despota), et deux pièces, également en vers, dont il avait emprunté le sujet à l’antiquité classique : la Fontaine de Bandusie (qu’il a intitulée, par euphémisme, sans doute, la Fontaine de Blandusie), et Ovide.

Il avait été séduit par la figure, assurément curieuse et peu banale, d’un aventurier grec, Jacques-Basile-Héraclide Despota, originaire de Samos, ou de l’île de Crète, qui, après avoir guerroyé dans les Flandres et pris part, dans les rangs de l’armée impériale, aux sièges de Thérouanne et de Hesdin, — dont il a laissé une relation en latin, — était parvenu, à force d’intrigue et d’ambition, à s’emparer, en 1561, du trône de Moldavie. C’est ce personnage, doué de qualités d’esprit incontestables, instruit, éloquent, exerçant une véritable séduction sur tous ceux qui rapprochaient, qu’Alecsandri a eu l’idée de mettre à la scène, et dont il a voulu, ainsi que l’explique la Préface de sa pièce, conter la légende dans une « suite de tableaux historiques formant un drame, et comme une épopée, où revivraient les mœurs, les luttes, les croyances et les tendances politiques du XVIe siècle… » Certes, il pouvait y avoir là matière à un beau drame historique, et ce plan avait de quoi tenter le patriotisme d’Alecsandri ; mais le drame historique n’était pas son fait, et la nature même de son talent, aimable, facile, gracieux, et plus à son aise dans la comédie, eût dû le mettre en garde contre les périls d’une tentative qui ne réussit qu’à moitié. Son Despot-Voda, écrit dans une belle langue poétique, et qui se lit avec intérêt, languit à la scène, parce qu’il est trop dépourvu d’action, et qu’il a tous les défauts de ce genre mixte, où l’auteur, mettant en scène des personnages historiques qu’il fait discourir entre eux, sans se soucier de soutenir le dialogue par la trame d’une intrigue plus ou moins habilement conduite, n’est, à vrai dire, ni poète dramatique, ni historien.

Alecsandri devait être plus heureux avec ses deux autres pièces en vers : la Fontaine de Blandusie et Ovide, bien qu’elles aient prêté à des critiques du même genre, et qu’il n’eût guère été préparé, par ses études antérieures, à traiter de pareils sujets. Son Horace et son Ovide, personnages de convention, peu conformes à la vérité et même à la tradition historiques, eussent fait certainement sourire un Victor Le Clerc ou un Gaston Boissier. Il y a, dans les deux pièces, un grand étalage d’érudition d’emprunt, mais la véritable connaissance de l’antiquité y fait trop souvent défaut. On y trouve, en revanche, de l’imagination, de la poésie et de la grâce dans l’expression de certains sentiments qui sont de tous les temps et de tous les pays, enfin une langue toujours élégante et châtiée. Ce qui nuit surtout à ces pièces, ce qui en gâte les meilleurs endroits, c’est la préoccupation visible de l’auteur de chercher dans le passé des allusions constantes au temps présent, ainsi qu’à l’origine latine du peuple roumain. C’est ainsi qu’il a mêlé à l’action même de la Fontaine de Blandusie, — la chose s’explique mieux pour Ovide, dont le dernier acte se passe à Thomis, la Constanza actuelle, où avait été exilé et où mourut l’auteur des Métamorphoses, — des esclaves et des personnages daces, qu’on sent bien n’avoir été mis là que pour donner au poète l’occasion d’exalter ces ancêtres des Roumains et de célébrer les vertus de leurs descendants. Il y a dans l’abus de ce procédé dramatique quelque chose de déplaisant, qui choque les moins prévenus, et la succession de ces tirades redondantes fait involontairement songer à ces couplets patriotiques, chantés sur les scènes populaires, et qui soulèvent à coup sûr les applaudissements. Là où Alecsandri est vraiment original, parce qu’il marche sur un terrain sûr et dans lequel il a su s’ouvrir une voie personnelle, parce qu’il parle de choses qu’il connaît à fond et nous montre des personnages qui lui sont familiers, c’est dans une suite de comédies et de saynètes, d’une observation très juste, d’une ironie aussi fine que mordante, et où il met en scène, avec ce sens du comique qu’il possédait à un si haut degré, — car ce poète charmant et délicat avait, lorsqu’il voulait faire rire, un peu de la fantaisie de Labiche et d’Henry Monnier, — quelques-uns des types de la société moldave d’il y a soixante ans : la matrone de province qui, pour se conformer aux lois du bon ton, entreprend, avec toute une smalah d’enfants et de domestiques, des voyages à l’étranger, arrive jusqu’à Paris et y est victime d’une série de mésaventures plaisantes dont le récit ou la mise en scène ont fait, comme le Chapeau de paille d’Italie et la Cagnotte, la joie de plusieurs générations ; — le vieux « laoutar, » drapé dans une robe aux larges plis, le chef recouvert du fez oriental, l’indispensable « laoutar » sans lequel il n’y avait pas jadis de vraie fête, qui chantait aux baptêmes, aux fiançailles, aux noces, aux banquets des boyards, et que les progrès de la civilisation devaient bientôt reléguer au rang îles vieilles épaves et des vieux souvenirs ; — le petit fonctionnaire, victime des changements, des caprices et des rancunes politiques de l’administration ; — le colporteur juif et le fermier grec, grands exploiteurs de la crédulité et de la bourse du paysan. C’est surtout aux dépens de cette dernière classe d’individus, étrangers à tout sentiment national, véritables ennemis du peuple roumain, et qu’Alecsandri avait coutume d’appeler des sangsues. (il a même intitulé l’une de ses comédies les plus applaudies : Les sangsues des villages), que s’est exercée avec succès sa verve satirique, merveilleusement mise en relief par son principal interprète, l’excellent comédien Millo.

Si le théâtre d’Alecsandri n’est pas exempt de quelques faiblesses, surtout en ce qui concerne la conception et la conduite de ses drames, il n’en va pas de même de celles de ses poésies qui lui ont été inspirées par l’ardent amour qu’il avait voué à sa patrie. L’auteur des Doïnas fut en effet un grand patriote, et son patriotisme sincère, profond, désintéressé, n’est pas son moindre titre à l’admiration et à la reconnaissance de ses compatriotes. Alecsandri a toujours eu foi dans l’avenir de son pays, et cela non seulement du jour où le ciel politique de la Roumanie, devenu plus serein, permit à ses concitoyens d’entrevoir la fin de leurs maux séculaires, mais dans les temps les plus sombres, aux heures les plus tristes de l’histoire nationale, et alors que les meilleurs et les plus vaillants semblaient avoir perdu tout espoir en de meilleures destinées. Il aimait à répéter un vieil adage de son pays : Le Roumain ne périt pas (Romanul nu piere), et c’est, fort de cette conviction, qu’il a composé une longue suite de chants patriotiques, commençant, en 1843, avec l’Autel du monastère de Putna, et se succédant presque sans interruption jusqu’à l’Ode sur la consécration de la cathédrale d’Argesh, qui est de 1886. Dans cet intervalle de quarante-trois années ont jailli tour à tour de sa lyre enthousiaste et toujours harmonieuse : l’Adieu à la Moldavie ; — le Réveil de la Roumanie ; — la Sentinelle roumaine ; — le Retour au pays ; — l’An 1855 ; — l’Étoile de la pairie ; — la Moldavie en 1857 ; — la Hora de l’union ; — l’Hymne à Etienne le Grand ; — le Chant de la race latine ; — Nos guerriers, pour ne citer que quelques-unes d’entre celles de ses poésies inspirées par le sentiment patriotique. Béranger disait : « Le peuple, c’est ma muse. » Aussi bien que lui, mieux que lui peut-être, car il fut assurément un plus grand lyrique, Alecsandri eût été en droit de dire : « Ma muse, c’est ma patrie. »

IV

Mais le poète des Doïnas ne s’est pas borné à célébrer ainsi, en dilettante et en virtuose, tous les événements importants de l’histoire roumaine. Persuadé de bonne heure que la foi qui n’agit point n’est pas une foi sincère, il est entré hardiment, lui, l’homme pacifique et doux par excellence, dans l’âpre mêlée des partis, et il a lutté avec énergie pour le triomphe des idées dont il s’était fait, dès sa première jeunesse, le défenseur convaincu.

De 1840 à 1848, il est, aux côtés de Cogalniceauo et d’Ion Ghica, — le futur prince de Samos, — à la tête du mouvement dirigé par la jeunesse libérale de Moldavie contre le gouvernement autoritaire du prince Michel Stourdza. Il fonde, avec ses amis, plusieurs revues littéraires, dont le but est de réveiller, chez ses compatriotes, le sentiment de l’unité et de la nationalité roumaines et de contrebalancer l’influence prépondérante de la Russie, qui avait intérêt à maintenir les Principautés dans l’état de dépendance matérielle et de vasselage moral où les avaient placées les Règlements organiques, élaborés sous la haute direction du comte Kisseleff. Il s’attache à battre en brèche, par la plume et par la parole, sur la scène comme dans la presse, l’édifice vermoulu des vieilles institutions politiques moldaves, et à inspirer de toutes les façons la haine de la tyrannie intérieure et de l’oppression étrangère.

Tant d’efforts ne devaient pas rester superflus. Les esprits commençaient à s’exalter. Ils s’enflammèrent tout à fait lorsque le vent de liberté qui soufflait sur l’Europe eut gagné la Moldo-Valachie, où toute une génération de patriotes, résolus à tirer leur pays de la triste situation dans laquelle il se débattait, n’attendaient qu’un moment favorable pour réaliser leurs projets. Dès lors, il était impossible que la Révolution française de 1848 n’eût pas son contrecoup sur les rives du Danube. En Moldavie, une tentative infructueuse de soulèvement contre le prince Stourdza eut lieu au mois de mars 1848 ; quelques mois plus tard, éclatait le mouvement révolutionnaire valaque qui devait avoir pour conséquence l’abdication du prince Georges Bibesco. Le gouvernement provisoire et la lieutenance princière institués à Bucarest, à la suite de ces événements, ne furent pas de longue durée ; dès le 1er mai 1849, le traité de Balta-Liman replaçait la Moldo-Valachie sous le régime de l’occupation étrangère. Dans l’intervalle, les principaux chefs de la révolution valaque avaient été proscrits, et un grand nombre d’entre eux s’étaient réfugiés à Paris, où, pendant plusieurs années, et aussi longtemps que devait durer leur exil, ils ne cessèrent de faire une propagande active pour intéresser la presse et les hommes d’Etat français au sort de leur pays. C’est le moment où les Balcesco, les Bratiano, les Gotesco, les Héliade, les Ion Ghica, secondés par quelques philoroumains convaincus, tels que Bataillard, Ubicini, Colson, Vaillant, Elias Regnault, et encouragés par des hommes tels que Lamartine, Michelet, Quinet, Royer-Collard, Philarète Chasles, font entendre à la France des appels répétés, chaleureux, éloquens, en faveur de la cause roumaine. Dans la Revue même où paraissent ces lignes, et où M. Thouvenel avait publié, en 1840, d’intéressants Souvenirs de voyage en Valachie, M. Hippolyte Desprez exposait, avec une connaissance approfondie des événement et des hommes qui s’y trouvèrent mêlés, l’histoire du mouvement révolutionnaire moldo-valaque. Grâce à toutes ces sympathies, les idées chères aux patriotes roumains gagnèrent rapidement du terrain. Alecsandri, qui, après avoir été impliqué dans l’échauffourée de Iassi, avait dû, comme beaucoup de ses compatriotes, chercher un asile à l’étranger, profita du séjour prolongé qu’il fit à Paris, au lendemain de la Révolution roumaine de 1848, pour créer à sa patrie des appuis solides et des amitiés fidèles. Ses Doïnas, publiées, comme on l’a vu, à Paris même, en 1853, ses Chants populaires, traduits en 1855, contribuèrent à mieux faire connaître aux Français un peuple qui n’était pas indigne de fixer leur attention. De leur côté, les Roumains, surtout depuis le début de la guerre de Grimée, avaient tourné anxieusement leurs regards vers la France, sentant que d’elle seule pouvait venir le salut. Aussi fut-ce chez eux un véritable cri de soulagement et d’espérance lorsqu’en 1855, le baron de Bourqueney posa devant la Conférence de Vienne, au nom du gouvernement impérial, la question de l’union des Principautés sous un prince étranger, choisi, avec droit d’hérédité, dans une des familles souveraines de l’Europe. C’est de ce jour que date la sincère reconnaissance de la Roumanie pour la France ; car c’est grâce à sa généreuse initiative et à son appui désintéressé que les Principautés ont pu avoir, en 1859, l’union, et, en 1866, le prince étranger.

V

Les services rendus par Alecsandri à la cause roumaine, les relations influentes qu’il s’était créées à l’étranger, ses qualités de finesse et de tact jointes à la distinction et à l’affabilité de ses manières, enfin l’étroite amitié qui l’unissait depuis l’enfance au prince Couza le désignèrent tout naturellement au choix du nouvel élu de la nation roumaine lorsque celui-ci dut notifier aux Puissances signataires du traité de Paris sa double élection aux trônes de Moldavie et de Valachie.

La mission confiée à Alecsandri, pour flatteuse qu’elle pût paraître, n’en était pas moins délicate. La Convention de Paris, sans repousser catégoriquement le principe de l’union, y avait apporté de sérieuses restrictions, en stipulant que chacune des deux Principautés devait avoir son prince, son ministère, son parlement distincts. La résistance formelle de la Porte, soutenue par l’Autriche et par l’Angleterre, avait triomphé sur ce point capital des bonnes dispositions du gouvernement de Napoléon III, et le comte Walewski, plénipotentiaire de France, après avoir essayé de défendre, au sein de la Conférence, plutôt pour la forme, le projet de l’union, s’était vu contraint de faire appel à l’esprit de conciliation de ses collègues pour l’adoption d’une solution bâtarde, qui, en jouant sur les mois, — on reconnaissait à la Roumanie le titre officiel de Principautés-Unies de Moldavie et de Valachie, — ne tendait à rien moins qu’à empêcher l’union de s’effectuer en réalité. Les Roumains avaient déjoué, par la double élection du prince Couza, les trop subtiles combinaisons de la diplomatie européenne, et il s’agissait, en mettant les Puissances en présence du fait accompli, d’obtenir leur adhésion à un acte manifestement contraire à la Convention de Paris. Tel était en réalité l’objet de la mission qu’AIecsandri fut chargé de remplir, au commencement de l’année 1859, auprès des Cours de France, d’Angleterre et de Sardaigne.

Il se rendit d’abord à Paris, où le comte Walewski ne lui cacha point que l’élection d’Alexandre-Jean Ier ayant été faite contrairement aux dispositions expresses de la Convention, ne serait reconnue ni par la Turquie, ni par l’Autriche, ni par l’Angleterre, les trois Etats les plus particulièrement intéressés au maintien du statu quo. En ce qui concernait la France, le comte Walewski rappela à Alecsandri qu’elle s’était toujours montrée favorable aux revendications des Roumains, et il ajouta que tout dépendait en fin de compte des volontés de l’Empereur. On a reproché à Napoléon III d’avoir songé à céder les Principautés à l’Autriche, pour faire sortir celle-ci d’Italie. Il est possible qu’à un moment donné cette combinaison se soit présentée à l’esprit du souverain, mais il n’en est pas moins vrai que les Roumains eurent de tout temps en lui un protecteur puissant, et la façon empressée, cordiale même dont il accueillit Alecsandri, auquel il accorda trois audiences successives, montre jusqu’à quel point il s’intéressait à leur sort. Dans un fragment de l’Histoire de ses missions à l’étranger, publié en 1878 dans une revue littéraire roumaine, le poète diplomate a fait le récit détaillé de ses trois premières entrevues avec l’Empereur, et nous croyons intéressant d’en reproduire ici quelques particularités. Dès l’abord, Napoléon III exprima très nettement à Alecsandri la grande satisfaction que lui avait causée l’avènement du prince Couza. Désireux de prouver, autrement que par de bonnes paroles, sa bienveillance envers les Roumains, l’Empereur offrit de leur faire envoyer dix mille fusils et deux batteries d’artillerie, et de leur faciliter l’émission, à Paris, d’un emprunt de douze millions, destinés à la création d’une armée nationale ainsi qu’aux premiers besoins d’un pays qui doit s’organiser. Sur un seul point, Napoléon III se montra plus réservé : il déconseilla au prince Couza de proclamer l’union définitive de la Moldo-Valachie. La Convention de Paris était un acte international, revêtu de la signature des sept Puissances, et, comme tel, il devait être respecté. Les Roumains avaient tout intérêt à ne pas précipiter les événements, afin de pouvoir obtenir plus facilement d’une seconde Conférence la consécration du nouvel ordre de choses.

A Londres, l’accueil fait à Alecsandri par le ministre des Affaires étrangères, lord Malmesbury, fut beaucoup plus froid que celui qu’il avait rencontré à Paris. Aux yeux de l’Angleterre, l’union portait directement atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman, et était considérée comme un véritable acte de rébellion envers la Puissance suzeraine. Lord Malmesbury, qui n’avait consenti à recevoir Alecsandri qu’à titre de simple particulier, de même qu’il ne voulait voir dans le colonel Couza qu’un simple officier supérieur de l’armée moldave, ne se fit pas faute d’attirer l’attention de son interlocuteur sur les dangers auxquels s’étaient exposées les Principautés en violant la Convention de Paris. Alecsandri, que le duc de Malakoff, ambassadeur de France à Londres, avait prévenu de l’extrême irritation provoquée chez les hommes d’Etat anglais par la double élection du prince Couza, ne perdit pas contenance et plaida très habilement la cause qu’il avait été chargé de défendre. Il s’efforça de démontrera lord Malmesbury que les Roumains ne nourrissaient aucun sentiment hostile à l’égard de la Sublime-Porte ; qu’ils avaient toujours considéré l’intégrité de leur pays comme liée à celle de l’Empire ottoman, enfin que l’unique désir des Principautés, ainsi que de leur nouveau souverain, était de prouver, par leur attitude, le respect qu’ils professaient pour la volonté des Puissances. Ces déclarations eurent pour effet, sinon de modifier de tout point les idées du chef du Foreign Office, du moins de le rendre plus traitable. Après s’être recueilli un instant, il répondit à Alecsandri que l’Angleterre, pays de liberté, ne pouvait pas empêcher les autres pays de se développer librement ; qu’il n’entrait pas dans les vues du gouvernement anglais de combattre les aspirations du peuple roumain, et que si réellement le choix du prince Couza n’avait été fait qu’en vue de la prospérité intérieure des Principautés, ce choix ne rencontrerait plus, au sein d’une prochaine Conférence, l’opposition irréductible de l’Angleterre. C’était plus que n’avait espéré et que ne pouvait souhaiter l’habile négociateur, qui, une fois de plus, avait bien mérité de sa patrie.

A peine est-il besoin d’ajouter que sa mission à Turin fut couronnée d’un plein succès, et que Victor-Emmanuel, ainsi que le comte de Cavour, le reçurent avec une gracieuseté toute particulière. On était à la veille de la campagne d’Italie ; l’idée d’un prochain mouvement national et unitaire avait gagné tous les esprits, et la récente union des Principautés ne pouvait que rencontrer l’approbation unanime d’un peuple et d’un gouvernement qui aspiraient eux-mêmes à suivre le plus tôt possible l’exemple donné par les Roumains. « Je vous féliciterais volontiers de l’acte patriotique que vous venez d’accomplir chez vous, — avait dit le comte de Cavour à l’envoyé du prince Couza, — si je ne savais que toute félicitation est superflue lorsqu’un peuple fait noblement son devoir. Les Roumains, ces frères des Italiens, ont donné un admirable exemple d’union, que nous sommes prêts à imiter… »

VI

Le succès de la triple mission d’Alecsandri avait justifié amplement la confiance de son souverain. Il aurait pu, dès lors, jouer en Roumanie un rôle politique de plus en plus important ; mais il n’était pas ambitieux ; il l’avait prouvé en refusant, en 1859, la candidature au trône de Moldavie, et en faisant reporter sur son camarade d’enfance, le colonel Couza, les voix dont il était assuré. Il préféra reprendre paisiblement le cours interrompu de ses travaux poétiques et borna toute son ambition à enrichir de nouveaux chefs-d’œuvre la littérature de son pays. Il était d’ailleurs trop indépendant de caractère et il aimait trop sa liberté pour briguer les charges et les honneurs publics. Après avoir longtemps voyagé en Europe et en Afrique, parcouru dans tous les sens la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne ; le Maroc, visité, en 1855, le camp français sous les murs de Sébastopol, et, en 1859, les champs de bataille de Magenta et de Solférino (il comptait de nombreux amis parmi les officiers supérieurs de l’armée française et avait conçu, à leur contact, une vive admiration pour la gloire militaire de la France), Alecsandri s’était fixé en Roumanie, dans sa propriété de Mircesti, sur les bords du Sireth. Il ne s’éloignait plus guère de chez lui que lorsqu’il devait se rendre à Bucarest, tantôt pour y faire représenter quelque nouvelle pièce, tantôt pour prendre part aux séances de l’Académie roumaine ou bien aux délibérations du Sénat, dont il fut, pendant une législature, l’un des vice-présidents : de temps à autre, on le voyait revenir à Paris, où il avait conservé des relations avec quelques personnages de l’intimité de l’Empereur et du prince Napoléon, et où résidait une partie de sa famille. C’est au cours de l’un de ces voyages, qu’il fit paraître en français et sous le pseudonyme de V. Mircesco, sa Grammaire de la langue roumaine. Il a écrit, également en français, une petite comédie en un acte et en vers, les Bonnets de la Comtesse, qui fut représentée, il y a quelque vingt ans, aux Matinées littéraires de la Gaîté.

Confiné dans sa retraite de Mircesti, — où il travaillait plus librement et avec plus de plaisir que partout ailleurs, — Alecsandri y a composé les dernières œuvres poétiques sorties de sa plume, et qui comptent certainement parmi ses plus belles : les Pastels, écrits de 1862 à 1871 ; les Légendes et enfin Nos guerriers, titre sous lequel il a réuni une suite de chants patriotiques, inspirés par la guerre de l’indépendance de 1877-1878.

De l’aveu des juges les plus compétents, les Pastels constituent l’œuvre maîtresse d’Alecsandri : « Ces poésies, dit un éminent critique roumain, M. T. Maïoresco, la plupart lyriques, généralement descriptives, quelques-unes ayant un caractère idyllique, sont dictées par un sentiment si puissant et si pur de la nature, et sont écrites dans une langue si merveilleuse qu’elles sont devenues le plus bel ornement de la poésie et de la littérature roumaines. » Et en effet, rarement poète roumain a décrit, avec autant de sincérité et de charme, et dans d’aussi beaux vers, les divers aspects de la campagne au renouvellement des saisons ; les occupations, les joies, les fêtes du village ; les travaux féconds et paisibles des laboureurs : les semailles, la moisson, la fenaison, le tout rendu avec un tel amour des choses agrestes, de la vie pastorale et de la poésie des champs, que l’on croirait plusieurs de ces petits poèmes détachés de quelque page inconnue de Théocrite ou de Virgile.

Comme les Pastels, les Légendes peuvent être rangées parmi les œuvres les plus achevées qu’ait produites le génie d’Alecsandri. C’est sous cette forme de la « légende » que, dans les vingt dernières années de sa vie, le poète livrera de préférence ses inspirations au public. Il ne faut pas perdre de vue qu’en 1859 avait paru la première série de la Légende des siècles, de Victor Hugo. La façon magistrale dont l’auteur d’Hernani avait entrepris « d’exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, de la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects : histoire, fable, philosophie, religion, science…, » frappa vivement l’esprit d’Alecsandri, excita son émulation et éveilla en lui le désir de faire, dans des proportions beaucoup plus modestes, et en se bornant à l’histoire de son pays, ce que Hugo avait tenté de faire pour l’histoire de l’humanité. Certes, le poète roumain n’a ni la puissance de conception, ni la largeur des idées philosophiques et sociales, ni l’ampleur de la forme et de la phrase poétiques de Hugo ; en outre, il manie une langue à peine née d’hier, qu’il a en grande partie façonnée et assouplie lui-même, et qui, ayant toujours été parlée plutôt qu’écrite, n’a pas atteint le degré de perfection où quatre siècles de culture raffinée et plusieurs générations d’écrivains de génie avaient amené la langue employée, — et d’ailleurs presque complètement renouvelée, — par Victor Hugo. Il y a néanmoins chez Alecsandri un effort des plus louables pour s’élever, dans ses Légendes, jusqu’à la hauteur du grand poète français. Quelques-unes d’entre elles lui ont été inspirées, ainsi que nous venons de le dire, par des événements ou des personnages de l’histoire nationale roumaine. A cette série appartiennent la Forêt rouge (Dumbrava rosie), qui est plutôt un poème épique, — l’auteur l’a intitulé poème historique, — dans lequel il retrace un épisode sanglant des luttes mémorables d’Etienne le Grand, prince de Moldavie, contre les Polonais et les Lithuaniens ; — la princesse Anna ; — le Rêve de Pierre Raresh ; — Vlad l’empaleur et le chêne. Les contes populaires lui ont fourni le sujet d’autres légendes, telles que Dan, paladin des montagnes ; — la Massue de Briar ; — Grui-Sânger. Viennent ensuite les légendes orientales : Hodja-Mourad ; la Garde du sérail ; — le sultan Mourad et Bécri Moustafa ; enfin, et ce ne sont pas les moins belles, celles que l’auteur a tirées de sa propre imagination : la Légende de l’alouette ; — la Légende de l’Hirondelle ; — Vers la Sibérie. A quelque source qu’il puise son inspiration, Alecsandri a dans presque toutes ses légendes, de belles envolées lyriques, qui en font, — comme l’appelait son émule Eminesco, — « le roi de la poésie roumaine ; » depuis les Doïnas, le cadre de ses idées s’est élargi ; sa pensée a acquis toute sa maturité et toute sa vigueur ; il s’est fait un style et une langue qui sont à lui, qu’il a eu le mérite d’inventer, et qui portent l’empreinte de son génie ; enfin, à mesure que les événements politiques sont venus fortifier ses espérances, et, plus tard, combler ses vœux de Roumain, l’expression du sentiment patriotique, toujours dominant chez lui, a pris sous sa plume une allure plus fière, plus virile, et il est peu de légendes où il n’éclate en vers admirablement frappés. Sainte-Beuve a fait observer, en parlant de Virgile, que le côté vraiment original de son œuvre « était l’inspiration romaine profonde et l’à-propos national.» Cette remarque pourrait s’appliquer, avec la même justesse, à Alecsandri ; aussi a-t-on dit de lui qu’il avait été et qu’il resterait le poète national roumain par excellence, comme fut Virgile chez les Romains. On s’en convaincra mieux encore, en lisant son volume d’odes guerrières, composées en 1877, alors que le prince Charles de Roumanie, appelé au secours de l’armée russe en péril, avait franchi le Danube à la tête de ses troupes impatientes de recevoir le baptême du feu. Alecsandri connaissait de trop ancienne date son pays ; il savait trop bien de quoi seraient capables, à l’heure du danger, ces laboureurs, dont il avait retracé naguère, dans les Pastels, les mœurs pacifiques pour n’avoir pas eu confiance, dès le début de la campagne, dans la bravoure de la jeune armée qui devait reconquérir l’indépendance de la Roumanie. C’est en l’honneur de ces soldats victorieux qu’il a laissé échapper de sa lyre des accents empreints d’une mâle énergie et des vers aussi vigoureusement trempés que l’acier des canons qu’ils avaient pris à l’ennemi. Alecsandri aura eu ce rare privilège de couronner ainsi par un chef-d’œuvre, supérieur à tant d’autres productions de valeur, sa longue et noble carrière poétique. Il a su merveilleusement combiner l’ardeur de sa foi patriotique avec l’élan enthousiaste de toute une nation, et c’est pour cela surtout qu’associant son nom au nom de ceux qui « sont morts pieusement pour la patrie, »

La voix d’un peuple entier le berce en son tombeau.

Son patriotisme avait d’ailleurs de quoi être satisfait. Il lui avait été donné de voir s’accomplir tout ce qu’il avait rêvé pour sa chère Roumanie : l’union, le prince étranger, l’indépendance, la royauté et, avec son imagination de poète, à qui tous les espoirs sont permis, il entrevoyait quelquefois l’aurore d’une ère encore plus belle, encore plus radieuse : celle où les Roumains de tous les pays seraient rassemblés sous une même loi et sous une seule domination.

En 1878, la Société pour l’étude des langues romanes, fondée en 1869 à Montpellier, ayant proposé comme sujet de son prix triennal : le Chant du Latin ou de la race latine, Alecsandri, sollicité de prendre part au concours, y envoya une cantate de trente-deux vers, à laquelle le jury, présidé par Mistral, décerna le premier prix. On voulut, en Roumanie, donner à ce petit événement littéraire, qui avait passé inaperçu en France, les proportions d’un triomphe, et on alla jusqu’à imprimer que « désormais Montpellier et Grivitza, » — on sait que la prise de la redoute de Grivitza par l’armée roumaine constitue l’un des faits les plus glorieux de la guerre de l’indépendance, — « demeureraient deux noms inséparables dans l’histoire roumaine. » Il y avait là une exagération manifeste ; elle s’explique, si l’on songe que l’amour-propre national, très flatté de la victoire d’Alecsandri, et ne se rendant pas bien compte des conditions relativement faciles dans lesquelles elle avait été remportée, s’était surtout plu à y voir la consécration par la France de la plus grande gloire littéraire de la Roumanie. Le temps et la réflexion ont remis les choses au point, et aujourd’hui, le Chant de la race latine, qui est loin de valoir la plupart des beaux poèmes écrits par Alecsandri en l’honneur de son pays, n’occupe plus, dans son œuvre, que la place secondaire à laquelle il a droit.

Le succès obtenu par l’auteur du Chant de la race latine aux fêtes du Félibrige ne fut peut-être pas tout à fait étranger à la résolution que prit le gouvernement royal de lui confier, en 1885, la Légation de Paris. Nul ne pouvait plus dignement que lui représenter en France le pays où règne Carmen Sylva. Il savait qu’il retrouverait dans le poste qu’il avait occupé jadis, comme agent diplomatique du prince Couza, un accueil sympathique et des amitiés dévouées. Mais l’idée de sacrifier sa liberté, dont il était devenu, avec l’âge, de plus en plus jaloux, à une fonction publique, quelque élevée qu’elle pût être ; l’idée surtout de quitter son beau domaine de Mircesti où il vivait heureux, entouré de l’affection de ses deux petites-filles qu’il adorait, et goûtant, vers le soir de sa vie, la douceur d’un repos bien gagné, lui faisaient envisager avec appréhension une nouvelle absence de son pays. Déjà, en 1878, il avait, pour des scrupules du même ordre, décliné l’offre que lui avait faite son vieil ami Cogalniceano, alors ministre des Affaires étrangères, de l’envoyer en mission extraordinaire à Rome. L’insistance du roi Charles, et celle de son premier ministre, M. Bratiano, devaient, en 1885, venir plus aisément à bout de ses hésitations. Malheureusement, le début de son ambassade en France fut marqué par un conflit diplomatique qui l’affecta outre mesure. Il s’agit du différend survenu, dans les premiers mois de l’année 1885, entre la France et la Roumanie, à propos de leurs relations commerciales. Bien que ce malentendu eût été assez rapidement aplani, grâce au désir de conciliation dont se montrèrent animés les deux gouvernements, il n’en laissa pas moins dans l’esprit d’Alecsandri une impression pénible, qui assombrit la joie que lui avait fait éprouver son retour à Paris. Le temps était passé où les idées personnelles de Napoléon III avaient créé en France un courant sympathique au peuple roumain ; le gouvernement qui avait succédé à l’Empire, rompant avec la politique traditionnelle de la France à l’égard de la Roumanie, lui avait témoigné, en plusieurs occasions, une hostilité à peine déguisée, et la tâche des représentants du roi Charles à Paris était d’autant plus délicate qu’il s’agissait de lutter contre certaines préventions de l’opinion publique, qui, mal renseignée sur ce qui se passait aux bords du Danube, attribuait au gouvernement de Bucarest, dans ses relations avec la France, des sentiments de malveillance, assurément fort éloignés de sa pensée. Ce fut le mérite d’Alecsandri de s’être attaché à démontrer l’inanité de ces préventions et d’avoir réussi à les dissiper en partie. Il s’y employa, pendant l’entière durée de sa mission, avec toute la conviction de son patriotisme, demeuré vivace et ardent, en dépit des années. Sa bonne grâce, sa cordialité, sa franchise, ses sympathies immuables pour la France, contribuèrent beaucoup à faire renaître entre les deux gouvernements la confiance et l’amitié qui président aujourd’hui à leurs rapports.

Très absorbé par ses devoirs professionnels, le poète n’eut guère le temps de s’occuper en France de littérature ni de poésie. D’ailleurs, sa muse, qui lui souriait avec tant de complaisance sous le ciel idéalement beau de son pays, et qui lui inspirait des idées si gracieuses et des vers si harmonieux, semblait ne plus vouloir répondre à ses appels, depuis qu’il avait dû modifier son genre de vie et ses habitudes de travail. Il s’était accoutumé à composer ses poèmes dans le recueillement de la campagne, les yeux fixés sur le merveilleux spectacle que lui offrait de toutes parts la nature. L’agitation bruyante de Paris, le manque d’air, de lumière, d’horizon, les obligations officielles et mondaines que lui imposait l’accomplissement de sa charge, — obligations qui étaient souvent pour lui de véritables corvées, — le détournèrent de plus en plus de toute occupation littéraire. Aussi attendait-il avec impatience le retour des beaux jours pour aller passer quelques mois en Roumanie et y prolonger son séjour jusqu’à l’arrière-saison.

L’un des grands attraits de ces voyages annuels d’Alecsandri, dans son pays, était sa villégiature au château royal de Sinaïa, où le retenait, pendant plusieurs semaines, à titre d’hôte privilégié, l’affection pleine de déférence du roi Charles et de la reine Elisabeth. Voltaire écrivait un jour à Thiériot que « le rôle d’un poète à la Cour traînait toujours avec lui un peu de ridicule. » Alecsandri fut la preuve du contraire. Bien qu’ami personnel du prince Couza, il n’en avait pas moins, comme tous les bons Roumains, salué avec joie l’avènement au trône du prince Charles de Hohenzollern. Il s’était tenu d’abord, — autant par discrétion que par égard pour le souverain déchu, — sur une certaine réserve vis-à-vis de la nouvelle Cour, tout en apportant, dans ses relations avec Charles Ier, la plus respectueuse courtoisie. C’est ainsi qu’en 1870, il avait dédié au prince régnant l’un de ses Pastels, et que, trois ans après, lors de la mort de la jeune princesse Marie, l’unique enfant des souverains, il avait déploré sa perte prématurée dans l’une de ses plus touchantes poésies. Ses relations littéraires avec Carmen Sylva datent du jour où la reine, — alors princesse Elisabeth de Roumanie, — cruellement affligée par la perte de sa fille, voulut, pour endormir sa douleur, demander des consolations au travail, et entreprit de traduire en allemand quelques-uns des poèmes d’Alecsandri. Ainsi que nous avons eu l’occasion de le rappeler ailleurs, le poète, une fois admis dans l’intimité de la souveraine, devint rapidement son confident littéraire et son conseiller le plus sûr et le plus écouté. De son côté Carmen Sylva professait pour le génie d’Alecsandri une sincère admiration, et elle avait coutume de dire, en plaisantant : « Alecsandri et moi, nous irons bras dessus bras dessous à la postérité. » On conçoit, dès lors, avec quel plaisir l’auteur des Pastels se rendait, chaque été, au château royal de Sinaïa, pour y passer une partie de son congé. Il y avait sa chambre, était le commensal des souverains, prenait part aux excursions et aux promenades de la famille royale et consacrait à de longs entretiens avec Carmen Sylva tous les momens de liberté que lui laissait le roi, qui, lui aussi, aimait beaucoup Alecsandri, et goûtait infiniment le charme de sa conversation. La reine Elisabeth a gardé de son cher et grand poète un souvenir qu’aujourd’hui encore elle ne peut évoquer sans émotion. Sa douceur, sa bonté, sa gaîté (car la gaîté était chez lui un don naturel qu’il avait su conserver jusque dans les dernières années de sa vie), l’avaient conquise dès l’abord. Elle seule pourrait dire, — et elle le dira certainement dans cette autobiographie qu’elle nous promet depuis si longtemps et qu’elle a déjà intitulée : Un coin de mes pénates, — les propos tour à tour graves et enjoués qu’elle échangeait avec Alecsandri lorsque, de la vaste terrasse du château royal, ils contemplaient, à l’heure du crépuscule, les pins séculaires qui se dressaient devant eux sur les sommets des Karpathes, ou que, marchant le long de quelque sentier agreste qui côtoyait le Pélesh, ils devisaient de littérature et d’art sous l’épais ombrage de la forêt. Aussi le poète éprouva-t-il un véritable chagrin le jour où, se sentant déjà atteint par le mal qui devait l’emporter une année plus tard, il ne put, dans le courant de l’été de 1889, rendre sa visite accoutumée aux souverains. Il était parti malade de Paris, il y revint en automne et y traîna durant tout l’hiver une vie défaillante. Il se savait condamné, et voyait approcher sa fin avec la sérénité que donnent aux âmes élevées une conscience pure et le sentiment du devoir accompli. Dès lors, il n’eut plus qu’un désir, celui de rentrer en Roumanie pour y mourir. Il se mit péniblement en route au mois de juin 1890, et il rendit le dernier soupir, le 3 septembre, dans sa maison de Mircesti, sur cette terre roumaine, qu’il avait tant aimée et qui, selon la poétique expression d’un homme d’Etat roumain, « compte moins de fleurs que les fleurs impérissables de son génie. »

L’Académie roumaine a pris, il y a quelques années, l’initiative d’une souscription nationale en vue d’ériger une statue à Alecsandri. On est à la veille de l’inaugurer à Bucarest. Nous voudrions que sur le socle de ce monument, juste tribut de l’admiration et de l’amour que lui garde son pays, on inscrivît ces simples mots, qui résument sa belle et noble existence :

BASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE
GEORGES BENGESCO
*
Un poète diplomate roumain du XIXe siècle – Basile Alecsandri
Georges Bengesco
Revue des Deux Mondes
Tome 60
1910