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VASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE par GEORGES BENGESCO

BLESTEMUL VASILE ALECSANDRI
BASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE

Un poète diplomate roumain du XIXe siècle – Basile Alecsandri
Georges Bengesco
Revue des Deux Mondes
Tome 60
1910

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vasile-alecsandri-par-constantin-daniel-stahi-portretul-lui-vasile-alecsandriVasile Alecsandri par Constantin Daniel Stahi
  Portretul lui Vasile Alecsandri

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România – textul în limba română
Vasile Alecsandri
signature-vasile-alecsandri


LITTERATURE ROUMAINE
POESIE ROUMAINE

Literatura Română
Romanian Poetry

Vasile Alecsandri
1821  Bacău – 1890 Mircești

Goerges Bengesco
Gheorghe Bengescu
1848 Craiova – 1921 Paris

 

poet roman
Poète Roumain

VASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE
par GEORGES BENGESCO

Un poète diplomate roumain du XIXe siècle
Basile Alecsandri
(Vasile Alecsandri)

Un poète diplomate roumain du XIXe siècle – Basile Alecsandri

Près de vingt ans se sont écoulés depuis la mort de Basile Alecsandri, et la Roumanie, dont il a été le poète peut-être le plus illustre, et certainement le plus populaire, le regrette aujourd’hui encore d’autant plus sincèrement que nul de ceux qui sont venus après lui n’a réussi à éclipser sa gloire. La renommée d’Alecsandri avait dépassé, de son vivant même, les bornes de sa patrie. Connu et apprécié en Allemagne par les remarquables traductions que Carmen Sylva a faites de quelques-uns de ses plus beaux poèmes ; en Angleterre où, dès 1856, l’honorable Henry Stanley (depuis lord Stanley d’Alderley) avait publié, dans une édition de luxe devenue fort rare et fort recherchée des amateurs, une Anthologie des poètes roumains, Alecsandri a eu surtout des amis et des admirateurs en France, où il avait été élevé, où il avait passé une partie de sa vie, rempli, à diverses reprises, des missions politiques importantes, et où, au moment de sa mort, il représentait encore, en qualité de ministre plénipotentiaire, le roi Charles Ier et son gouvernement.

Il nous a paru d’autant plus intéressant de faire revivre, dans ces pages, cette belle figure de poète et de diplomate que retracer, même brièvement, la vie d’Alecsandri et essayer de montrer quels ont été les traits essentiels et les qualités distinctives de son génie, c’est évoquer, en même temps, une grande partie de l’histoire roumaine pendant la seconde moitié du XIXe siècle, car il est peu d’événements de cette histoire auxquels son nom n’ait été mêlé, et dont il n’eût pu dire lui-même, avec assurance, et non sans quelque fierté :

Et quorum pars mayna fui.

I

Basile Alecsandri est né à Bacau, en 1821, au plus fort du mouvement insurrectionnel provoqué par le soulèvement d’Alexandre Ypsilanti en faveur des Grecs. Peu de mois auparavant, le chef de l’Hétairie avait en effet franchi le Pruth à la tête de ses partisans. Son entrée en Moldavie avait été le signal de graves complications : massacres à Galatz, fuite précipitée du prince Michel Soutzo, envoi par la Porte d’un corps d’armée turque en Valachie. Au milieu de l’affolement général, les boyards roumains, tremblant pour leurs biens et pour leur vie, s’étaient empressés, comme toujours en pareille circonstance, de chercher un refuge dans les contrées avoisinantes, en Bukovine, en Bessarabie ; d’autres avaient gagné le fond des forêts de la haute Moldavie. Les parents d’Alecsandri s’étaient retirés à Bacau, non loin des montagnes ; c’est là que le poète vint au monde, se trouvant ainsi exposé, dès sa plus tendre enfance, à toutes les surprises de cette vie errante que, depuis les premières invasions des Tartares, avaient été contraintes de mener tant de générations de Roumains.

La famille d’Alecsandri était très vraisemblablement originaire d’Italie. Alors que les républiques de Venise et de Gênes se disputaient la prépondérance en Orient, un grand nombre d’Italiens avaient abandonné leur pays pour aller s’établir à Constantinople, où les Génois étaient maîtres, par la mer Caspienne, de presque tout le commerce avec les Indes, et où les Vénitiens possédaient d’importants comptoirs financiers. Plusieurs de ces Italiens étaient passés de Turquie en Valachie et en Moldavie, — la plupart à la suite des princes phanariotes ; — ils s’y étaient fixés, y avaient épousé des femmes indigènes et fait souche de bons Roumains. Tels furent les Couza, les Cozadini, les Negri, les Rolla. Alecsandri, dont la mère aussi était d’origine italienne, manifesta toujours une vive sympathie pour le pays auquel avaient appartenu ses ancêtres, et Venise, qu’il regardait comme le berceau de sa famille, — plusieurs des ambassadeurs vénitiens à Constantinople s’appelaient Alecsandri, et naguère encore un palais portant ce nom s’élevait dans la vieille cité des doges, — l’attira de tout temps. Il semble d’ailleurs qu’il ait eu en lui quelque chose du tempérament et du tour d’esprit italiens : une grande finesse, un sens politique aiguisé, un cœur prompt à l’enthousiasme, enfin un léger penchant au farniente et un peu de « cette paresse orientale dans l’habitude de la vie, » dont parle Mme de Staël, lorsqu’elle analyse le caractère des Italiens.

Placé de bonne heure dans un pensionnat de Iassi, que dirigeait M. Victor Cuenin, un Français qui, après la campagne de 1812, était venu s’établir en Moldavie, Alecsandri y eut, entre autres condisciples, Michel Cogalniceano, l’un des hommes d’Etat et des historiens les plus remarquables qu’ait produits la Roumanie, ainsi que l’acteur Millo, qui, appartenant à une excellente famille de vieux boyards moldaves, avait été poussé vers le théâtre par une vocation irrésistible et devait interpréter un jour sur la scène roumaine, avec un succès considérable, les principaux personnages comiques du théâtre d’Alecsandri.

L’enfant s’y perfectionna dans l’étude de la langue française, et, tout en apprenant les règles de la grammaire et les éléments de la syntaxe, s’y prit de passion pour Daniel de Foë et son Robinson Crusoé, dont il avait entendu raconter par un camarade de classe les aventures extraordinaires. Dès lors s’éveilla en lui le goût des voyages lointains ; l’île de Robinson occupait constamment sa pensée, et cette vision hanta toujours si fort son esprit que l’un de ses plus sincères regrets, jusque dans les dernières années de sa vie, fut de n’avoir pu visiter l’Amérique, où l’avait entraîné et si souvent promené son imagination d’enfant et de jeune homme.

En 1834, Alecsandri quitta la pension de M. Cuenin, et partit pour Paris en compagnie de plusieurs autres jeunes Moldaves, parmi lesquels se trouvait Alexandre Couza, celui-là même qui devait, vingt-cinq ans plus tard, réaliser l’union des Principautés en montant sur le double trône de Moldavie et de Valachie. L’exode de la jeunesse roumaine en France date des premières années du XIXe siècle, et les circonstances dans lesquelles il commença à se produire intéressent trop l’histoire des rapports intellectuels entre les deux pays pour qu’elles ne nous arrêtent pas un instant.

On sait que, pendant tout le XVIIIe siècle, les Principautés de Valachie et de Moldavie furent gouvernées par des princes, — ou hospodars, — que la puissance suzeraine choisissait parmi les Grecs du Phanar, et Ton a constaté plus d’une fois que l’un des principaux effets de la domination phanariote en Roumanie avait été une vive impulsion des esprits vers la civilisation française. Ces princes, — presque tous anciens interprètes ou drogmans de la Porte, — étaient tenus de bien posséder le français, dont la connaissance leur était devenue indispensable depuis que, dans les relations diplomatiques, son usage avait remplacé celui du latin, et, une fois investis de l’hospodarat, ils attachaient à leur personne des secrétaires et des rédacteurs français, ou d’origine française, qui les accompagnaient au siège de leur gouvernement. Il était aussi de tradition que l’ambassade de France à Constantinople désignât l’un de ses membres pour remplir auprès des hospodars les fonctions quasi officielles de secrétaire en titre, avec la mission de communiquer directement à l’ambassade les principales nouvelles d’Europe, parvenues à Iassi et à Bucarest, par la voie du Nord ou de l’Occident. C’étaient comme autant de foyers de culture intellectuelle française qui se formaient ainsi autour du prince et de sa Cour, et qui projetaient leurs rayons sur toute la haute société roumaine. Aussi les boyards, auxquels, en l’absence d’une littérature nationale à peine naissante à cette époque, on n’enseignait guère que le grec, délaissèrent-ils rapidement l’étude de cette langue pour s’initier et faire initier leurs enfants à la connaissance du français.

La présence en Roumanie, au moment de la Révolution française, d’un certain nombre d’émigrés, qui y étaient venus gagner leur vie soit comme secrétaires des princes phanariotes, soit comme précepteurs des jeunes boyards indigènes (l’un de ces émigrés, qui se disait marquis de Beaupoil de Sainte-Aulaire, devint même ministre des Affaires étrangères du prince Ypsilanti), — la création d’un corps consulaire étranger en Valachie et en Moldavie, — enfin le contact de plus en plus intime des Roumains avec les Russes depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution roumaine de 1848, sont autant d’autres causes qui ont contribué à la diffusion très rapide des idées et de l’influence françaises en Roumanie. Le français devint la langue courante de la société polie ; l’Encyclopédie et les œuvres de Voltaire trouvèrent de nombreux lecteurs dans les deux Principautés ; on se mit à traduire en roumain presque tous les auteurs classiques français ; enfin, dès 1802, un nombre de plus en plus considérable de jeunes gens de nationalité roumaine prirent le chemin de Paris pour y faire leur éducation. Lorsque Alecsandri y arriva en 1834, il retrouva quantité de ses compatriotes qui suivaient déjà les cours des écoles et des facultés publiques. Son père le destinait à la médecine, et, dans son désir de se conformer aux volontés paternelles, le jeune homme, après s’être fait recevoir bachelier ès lettres, fréquenta pendant quelques mois le laboratoire de Gaultier de Claubry, répétiteur de chimie à l’Ecole polytechnique, et éditeur du Cours de chimie de Gay-Lussac. Mais il avait déjà trop d’imagination, et dans l’imagination trop de fantaisie, pour se plier volontiers aux théories abstraites des sciences. La nomenclature chimique l’intéressait beaucoup moins que les Études de la nature, de Bernardin de Saint-Pierre, et que l’Atala de Chateaubriand, dont la lecture le passionnait. Il se plaisait souvent à dire, lorsqu’il parlait de sa jeunesse, que ces deux ouvrages, ainsi que les Confessions de J.-J. Rousseau et le Jocelyn de Lamartine, paru deux ans après son arrivée en France, avaient eu sur le développement de son talent poétique une influence prépondérante et décisive. Déjà, tout enfant, il avait été vivement impressionné par la beauté mélancolique, et comme recueillie, de la campagne roumaine. Esprit rêveur et contemplatif, âme tendre et délicate, il avait profondément ressenti l’attrait mystérieux qu’exerce sur le Roumain la vue des hautes montagnes, des plaines fertiles, des forêts ombreuses qui font l’ornement et la richesse de son pays. La lecture de Chateaubriand et de Rousseau, ces grands poètes en prose, acheva d’enflammer son imagination et de le détourner de l’étude des sciences. Trop sensible d’ailleurs pour manier le scalpel, il obtint facilement de son père, qui était venu le voir à Paris, l’autorisation d’abandonner la médecine. Le droit, vers lequel il s’était tourné, ne parvint pas à le fixer davantage ; il était impatient d’essayer le luth qu’il sentait vibrer sous ses doigts ; il lui tardait de courir le monde, de voir de nouveaux pays, et de contempler, sous d’autres cieux, les aspects infinis et variés de la nature, qui seule avait le don de lui plaire, parce que seule elle parlait à son cœur en même temps qu’à son imagination. L’Italie surtout le tentait. Aussi, en 1839, après cinq années de séjour en France, prenait-il, pour rentrer dans son pays, la route de la terre, idéale entre toutes, qu’il entrevoyait depuis si longtemps dans ses rêves. Il visita successivement Florence, Rome, Bologne, Gènes, Venise et Trieste ; nulle part il n’éprouva une impression plus vive qu’à Venise,

La pauvre vieille du Lido,
Nageant dans une goutte d’eau
Pleine de larmes !

Il lui semblait y avoir retrouvé comme une seconde patrie ; il devait y retourner en 1846, et y goûter des heures d’ivresse, dont le souvenir lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux vers.

II

En 1840, Alecsandri, à peine âgé de dix-neuf ans, revient en Moldavie, et, comme premier essai littéraire, donne à une revue publiée par son camarade d’enfance, Cogalniceano, une nouvelle en prose : La Bouquetière de Florence, où il retrace, d’une plume dont il est déjà maître, un touchant épisode de son voyage en Italie.

Pour bien se rendre compte du rôle important joué dès lors par Alecsandri dans la littérature et dans la succession des événements politiques de sa patrie, il est nécessaire de connaître l’état dans lequel se trouvaient, au moment de ses débuts, le pays qui l’avait vu naître, la langue dans laquelle il a écrit ses premiers vers, la société au milieu de laquelle s’est développé son génie poétique. Les difficultés qu’il eut à vaincre pour imposer au public son talent si personnel, pour ouvrir la voie à des idées nouvelles, à une nouvelle forme d’art, et, d’autre part, les luttes qu’il dut soutenir pour réaliser ses aspirations de patriote, n’en seront que mieux comprises, et l’on n’en appréciera que davantage, en même temps que l’originalité et la valeur de son œuvre, l’élévation et le désintéressement de son caractère.

Lorsqu’en 1844 parurent, dans une revue littéraire moldave, les premières poésies d’Alecsandri, il y avait un peu plus de vingt ans que les Roumains, délivrés du joug phanariote, qui leur avait été si pesant et si funeste, avaient retrouvé, sous des hospodars indigènes, une ombre d’indépendance et comme un semblant de vie nationale. Mais leur pays avait été soumis, même après la chute des Phanariotes, à trop d’épreuves : guerres, invasions, pillages, occupations étrangères successives, fléaux et calamités de toute sorte, pour qu’il n’en demeurât pas encore tout saignant et tout meurtri ; et d’ailleurs, les princes indigènes, soumis au double contrôle de la puissance suzeraine et de la puissance protectrice, — la Russie, — n’avaient pas l’autorité nécessaire pour gouverner avec énergie ; de leur côté, les boyards, partagés entre le désir de se montrer bons patriotes et la crainte de déplaire aux représentants, tout-puissants à Bucarest comme à Iassi, des gouvernements étrangers, vivaient dans une atmosphère d’intrigues plus faite pour servir leurs ambitions personnelles que les intérêts de leur pays ; la bourgeoisie n’existait encore qu’à l’état de clientèle servile des boyards ; on ne pouvait rien attendre de la classe des commerçants et des marchands qui, presque tous étrangers, n’avaient quelque influence que grâce à l’appui des consuls dont ils relevaient ; quant au peuple, écrasé d’impôts, réduit presque au servage, croupissant dans l’ignorance et dans la misère, exploitée la fois par les propriétaires, les fermiers et le fisc, il ne comptait pas.

Le tableau est moins sombre, si l’on envisage le mouvement intellectuel et littéraire qui avait commencé à se dessiner dans les Principautés, sous les premiers princes indigènes. Déjà, au temps des Phanariotes, et malgré leurs efforts persévérants et systématiques pour tout gréciser en Roumanie, quelques hauts prélats, des professeurs, des poètes, animés d’un ardent patriotisme, avaient fait de louables tentatives pour remettre en honneur la langue roumaine, qu’on n’enseignait plus que dans les écoles des villages. C’est ainsi que, sous l’active impulsion des métropolitains Grégoire et Daniel, de Valachie, Jacob et Benjamin, de Moldavie, les traductions en roumain des livres religieux, — écrits jusqu’alors en slavon et en grec, — s’étaient multipliées dès le XVIIIe siècle ; en 1804, un séminaire national avait été fondé à Socola ; plus tard, des écoles roumaines, où les élèves recevaient les premiers éléments de la grammaire, de l’histoire, des mathématiques, et même du latin, bien qu’elles fussent plutôt des écoles pratiques d’arpentage, furent créées par Georges Assaki, à Iassi, en 1813, et en 1816, par Georges Lazar, à Bucarest. Ce dernier était un Roumain de Transylvanie, où la culture nationale, mieux préservée des atteintes de l’influence grecque, avait pris un certain développement depuis que des prêtres, d’origine roumaine, convertis au catholicisme, étaient allés étudier, dans les séminaires de Rome et de Vienne, la théologie, les sciences, les langues anciennes et modernes. Les plus connus d’entre eux sont Samuel Micou (ou Klein), Petru Maïor et Shincaï. Ce furent, à vrai dire, les premiers historiens, les premiers érudits qu’ait comptés la science roumaine.

A la même génération appartiennent des chroniqueurs tels que Denis l’Ecclésiaste et Zilote dit le Roumain ; des poètes, comme les Vacaresco, les Beldiman, les Conaki, les Carlova, qui entreprirent de faire renaître la langue et la littérature roumaines. C’est aussi vers la même époque, — et principalement de 1820 à 1840, — qu’un grand nombre de chefs-d’œuvre de la littérature française furent traduits en roumain, depuis l’Oreste et le Zadig, de Voltaire, jusqu’aux Méditations de Lamartine.

Mais quelque méritoires que fussent ces efforts, et malgré le zèle et le talent déployés par les écrivains nationaux aussi bien dans leurs œuvres originales que dans leurs traductions du français, leur style manquait trop souvent de naturel et de simplicité ; leur langue ne coulait pas de source ; elle trahissait l’étude, l’apprêt, l’effort, une certaine gêne provenant sans doute de ce que la plupart d’entre eux s’étaient habitués à penser et à écrire dans un idiome étranger.

Un autre reproche qu’on peut adresser aux littérateurs roumains de cette époque, c’est qu’ils sont presque tous dépourvus d’imagination et d’originalité ; à part quelques pages empreintes d’une émotion sincère, et où passe un large souffle d’indignation, lorsqu’il s’agit de déplorer les malheurs de la patrie et d’en flétrir les auteurs, ce ne sont, la plupart du temps, que chansons érotiques ou bachiques, réminiscences d’Anacréon et des poètes grecs de son école, fades exhumations de tout le clinquant de l’antiquité, alternant avec de longs développements épiques et didactiques, dans le genre de ceux qu’on rencontre si fréquemment en France chez les poètes du premier Empire.

Le grand mérite d’Alecsandri est d’avoir rompu avec ces traditions littéraires surannées, et de n’avoir demandé conseil, selon le précepte de Victor Hugo, qu’ « à la nature, à la vérité et à l’inspiration. »

La nature en effet est son principal modèle ; il en a le sentiment profond ; il l’aime, s’y complaît, s’en délecte ; il la traduit avec l’élan d’un génie primesautier et affranchi de toute contrainte, avec le charme d’une langue exempte de toute gêne, et où l’on sent vibrer pour la première fois comme l’écho même de l’idiome national.

Dès son enfance, Alecsandri s’était passionné pour les contes populaires roumains, pour cette poésie jaillie de l’âme même du peuple et toute pleine d’idées naïves, d’inventions merveilleuses, de récits extraordinaires et fantastiques. Les fées, les sorcières, les vampires, les loups garous, les chevaux ensorcelés volant au milieu des nues ; les serpents aux écailles d’or dont les nids sont remplis de pierres précieuses ; les cerfs entre les ramures desquels on voit des berceaux de fées ; les oiseaux merveilleux à voix humaine ; les aigles géants qui habitent les entrailles de la terre, tout ce monde enchanté et féerique qui peuple les ballades et les légendes roumaines avait exercé de bonne heure sur son esprit une véritable fascination.

De très bonne heure aussi, il avait été séduit par l’originalité et la grâce poétique des chants populaires de son pays, qu’il avait entendus à la veillée, sous le toit paternel, aux fêtes des villages voisins, ou bien encore dans les campagnes lorsqu’il y promenait ses longues rêveries d’adolescent. Il avait observé que presque tous ces chants célébraient les hauts faits et les aventures héroïques de personnages fameux dans l’histoire ou dans la légende, et il comprit qu’il y aurait là des éléments précieux pour la reconstitution du passé de la Roumanie, passé qui, en l’absence de textes non encore exhumés de la poussière des archives, n’avait pu être jusqu’alors que très imparfaitement connu ; aussi entreprit-il de recueillir cette véritable histoire nationale rimée de la bouche des vieillards, des pâtres, des musiciens ambulants appelés tziganes. Il se transporta au milieu d’eux, vécut de leur vie, écouta et transcrivit leurs récits et leurs chansons, et apprit ainsi à bien connaître cette race roumaine, si curieuse, si intéressante à étudier, parce qu’elle a su conserver intacts, depuis près de vingt siècles, le type, le costume, et même quelques-uns des usages de ces farouches guerriers daces, représentés sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui opposèrent à la conquête romaine une résistance acharnée. Il s’aperçut que ce peuple, si persécuté par le sort et si opprimé par les hommes, avait l’imagination vive, l’intelligence prompte ; qu’il aimait la nature dans toutes ses créations, les arbres, les fleurs, les oiseaux ; qu’il cachait sous une apparente rudesse un grand fonds de sensibilité, et il se dit que le poète qui saurait toucher son cœur simple et naïf serait sûr d’en être bien compris.

Il lui fut aussi donné d’entendre parler la vraie langue roumaine, celle que n’avait point altérée la promiscuité avec l’étranger, celle qui était demeurée pure au milieu des invasions et des mélanges infinis de races, et qui, bannie du palais du prince, de la demeure des boyards, de l’église, de l’école, avait trouvé un refuge sous le toit de chaume du paysan : c’est là qu’Alecsandri ira la chercher pour la faire refleurir dans sa fraîche et verte nouveauté.

De ce contact prolongé avec le peuple, de cette source d’inspiration qui n’avait plus rien d’artificiel, sont sorties les premières poésies publiées en 1844, par Alecsandri, dans une revue littéraire de Moldavie. Elles furent réunies huit ans plus tard en volume, et parurent à Paris, et en roumain, sous ce titre : Doïne si Lacrimioare (Doïnas et Fleurs de muguet). Ce sont en effet de véritables fleurs poétiques, cueillies dans la campagne roumaine, et tout embaumées du parfum du sol natal.

Les Doïnas tiennent à la fois des chansons des trouvères, et des « lieders » des Allemands ; le sentiment qui y domine est celui du dor, mot roumain qui n’a pas son équivalent précis en français, et qui exprime à la fois le désir, le regret, l’espoir, la douleur, tout ce qui remplit le cœur de joie ou de mélancolie : « La doïna, dit Alecsandri lui-même, est pour celui qui la comprend comme la plainte même de la patrie soupirant après la gloire des temps passés… » Dans plusieurs de ses Doïnas (l’Autel du monastère de Putma ; — l’Heure fatale ; — le Tartare ; — Chanson guerrière), le poète évoque en effet le souvenir d’un passé glorieux pour les Roumains ; dans d’autres (Marioara Florioara ; — Cinel-Cinel), il peint, en des vers d’une fraîcheur et d’une grâce incomparables, et avec des couleurs dont l’éclat est aussi vif que le sentiment qui les lui a inspirés, le ciel, les plaines, les montagnes, les sources, les fleurs de son pays, et il entremêle à ces descriptions soit quelque tableau, pris sur le vif, de mœurs populaires, soit quelque récit, tantôt joyeux, tantôt émouvant, dans lequel revivent les habitudes, les usages, les croyances naïves et superstitieuses du peuple roumain.

Les soi-disant délicats, les raffinés, qui persistaient à ne considérer comme poètes vraiment dignes de ce nom que les imitateurs serviles des pseudo-beautés de la mythologie classique, et qui ne concevaient pas qu’on pût écrire en vers sans chanter la flèche d’Eros ou le trident de Neptune, crièrent au scandale et essayèrent de déprécier et de ridiculiser ce jeune homme de vingt-trois ans, qui, au lieu de « s’attacher aveuglément aux opinions de ses anciens, » osait ainsi rompre en visière à l’idée qu’on se faisait alors de l’art et du style poétiques. Mais les connaisseurs ne s’y trompèrent pas, et saluèrent avec joie l’éclosion d’un talent si plein de promesses. Une jeune femme surtout se distingua par la conviction et la chaleur des encouragements qu’elle prodigua à Basile Alecsandri. Elle était de grande naissance, belle, ornée de tous les agréments de l’esprit : Alecsandri conçut pour elle une de ces passions, mêlées de culte et d’idolâtrie, dont les grands poètes seuls ont le privilège de dire magnifiquement au monde toute la douceur et toute l’ivresse. Hélène Negri, — son nom n’est plus aujourd’hui un mystère pour personne en Roumanie, — fut l’Elvire, la Béatrice du poète des Doïnas, et ce touchant roman d’amour, ébauché en Moldavie au commencement de l’année 1845, continué en Italie et principalement à Venise, en 1846, et tragiquement interrompu par la mort, sur les rives du Bosphore, au printemps de 1847, a fait jaillir de l’âme, tour à tour heureuse et cruellement déchirée, d’Alecsandri, quelques-uns des plus beaux vers de la langue roumaine : 8 mars 1845 ; — Une nuit à la campagne ; — Chant de bonheur ; — Venise ; — Adieu ; — Dédicace (l’Étoile).

Nous avons vu Alecsandri occupé à recueillir de la bouche des pâtres et des chanteurs nomades les poésies populaires de la Roumanie. Il attachait d’autant plus de prix à réunir et à publier cette collection qu’il considérait son entreprise comme un véritable service rendu à sa patrie.

Ce que Fauriel et Marcellus ont fait pour les chants populaires de la Grèce moderne, Leroux de Lincy pour les chants historiques français, Walter Scott pour les légendes et les ballades de l’Angleterre, Nigra et Caselli pour les chants populaires du Piémont, Alecsandri l’a fait, de la façon la plus méritoire, pour les chants populaires de la Roumanie, dans lesquels se reflètent, en traits précis et lumineux, la physionomie et le caractère du peuple roumain, et où l’on retrouve toute la richesse de son imagination, et aussi toute la fierté et toute la mélancolie de son cœur. « Le Roumain est né poète, — dit Alecsandri dans l’Introduction placée en tête de son recueil. — Doté par la nature d’une imagination brillante et d’une âme sensible, il répand dans de douces mélodies (car il ne sait encore ni lire ni écrire) les aspirations secrètes de son âme. Qu’il ressente du chagrin, qu’il s’abandonne à la joie, qu’il s’extasie devant quelque belle action, il chante sa joie ou sa douleur, ses héros, son histoire, et c’est ainsi que son cœur est une source intarissable de poésie… »

On a reproché quelquefois à Alecsandri d’avoir plus ou moins altéré ces chants populaires, et de ne les avoir pas donnés tels qu’il les avait recueillis de la bouche même du peuple, dans leur forme imparfaite, dans leur style primitif, avec leur prosodie fautive et irrégulière. Le poète s’est toujours défendu d’avoir usé de supercherie dans la mise au jour des poésies nationales roumaines, tout en reconnaissant loyalement, et dès la première heure, qu’il y avait introduit quelques remaniements, afin d’en réparer le désordre et d’en coordonner l’harmonie. On lit en effet sur le frontispice des deux premières parties des Ballades, — tel était le titre de l’édition originale, publiée à Iassi, en 1853 : — Ballades recueillies et revues par B. Alecsandri. Et plus tard, dans une lettre inédite de l’année 1855, adressée à A. Ubicini, et qui fait partie des riches collections de l’Académie roumaine, l’auteur s’expliquera avec plus de détails sur la manière dont il a procédé à ce travail de reconstitution :

« Après avoir parcouru les montagnes et les plaines, me mêlant aux paysans dans les foires, entrant avec eux dans les cabarets, grimpant sur les sommets pour trouver des bergers troubadours, fréquentant les monastères, écoutant partout les récits des contes populaires, et sténographiant tout ce qui arrivait à mon oreille, je possédais un gros fatras de vers altérés par la bouche des chanteurs, de légendes tronquées, de pièces confondues dans un désordre sans pareil ; mais les pierres précieuses étaient là, sous ma main ; il ne s’agissait plus que de les polir, de les remettre à leur place primitive, de les enchâsser enfin, pour reconstituer les anciens joyaux poétiques de nos ancêtres… »

A les examiner de près, les Chants populaires roumains peuvent se diviser en quatre groupes distincts.

Les Ballades ; les Doïnas ou chants d’amour ; les Horas, ou chants et airs de danse ; enfin les Colinde, qui ont un caractère plutôt religieux, et qui, chantées à la veille des grandes fêtes, offrent quelque ressemblance avec les Noëls des littératures occidentales.

Un trait commun à ces quatre genres de poésies populaires, c’est qu’elles ne se récitent pas, mais qu’elles s’accompagnent de chant ou de danse, très souvent de chant et de danse à la fois. Tantôt lente, tantôt plus vive, mais toujours plaintive et mélancolique, la musique de ces chants, dans son rythme cadencé, a pour les oreilles roumaines un charme étrange et une douceur particulière. On sent, à l’écouter, que ce peuple a souffert, qu’il a été opprimé et que même ses joies fugitives ont toujours été mêlées d’amertume et de tristesse. La poésie populaire roumaine est d’ailleurs restée fidèle aux lois primordiales de la poésie lyrique : c’est-à-dire un ensemble harmonieux de chants, accompagnés par des instruments, et entremêlés de danses. De même, chez les Romains, la chorea, — la hora des Roumains, — était une danse en chœur, dans laquelle ceux qui l’exécutaient se prenaient par la main, formaient un cercle et dansaient au son de leurs propres voix.

La plupart des Ballades recueillies par Alecsandri célèbrent des événements historiques, des légendes nationales, des exploits de princes, de guerriers, et même de brigands fameux, car le brigandage, dans ces temps lointains, n’était pas considéré comme un déshonneur ; on le tolérait, on l’encourageait presque, surtout lorsque les brigands (qu’on appelait alors des haiduques) tenaient la campagne contre le boyard avide et rapace qui pressurait le peuple, ou contre l’étranger qui dévastait le sol de la patrie. Dans d’autres ballades, on voit se manifester l’amour que le Roumain porte à la nature : aux forêts, dans lesquelles il fait paître ses troupeaux ; au soleil, qui féconde de ses rayons la terre qu’il laboure ; à l’étoile qui, la nuit, guide sa marche solitaire à travers les vastes plaines où il chemine ; aux fleurs, dont il aime à orner sa cabane et qui lui servent à lui-même de parure ; enfin, aux bêtes, qui sont les compagnes de sa vie nomade et pastorale. L’une des plus célèbres parmi ces ballades, Mioritza (la petite brebis), avait fait une profonde impression sur Michelet, qui la regardait « comme une chose sainte et touchante à fendre le cœur. — Rien de plus naïf, dit-il, et rien de plus grand… »

Les Doïnas ont un caractère de nationalité et comme un goût de terroir plus prononcés que les Ballades. Ce sont en général des chants d’amour, dont presque tous commencent par une invocation à un arbre ou à une plante : « feuille verte de chêne, » ou « d’érable, » ou « de marjolaine, » selon le sujet ou le ton de la doïna. « Il en est, — dit un écrivain français très compétent en matière de littérature étrangère, Xavier Marmier, — qui sont comme de gracieux médaillons dont les riantes couleurs reposent les regards au milieu d’une longue série de tableaux de batailles. Il en est qui sont comme de tendres chansons écloses dans un jeune cœur par un heureux jour de printemps…»

Quant aux koras ou airs de danse, ce nom s’applique aussi bien à la musique accompagnant la danse qu’aux vers récités ou improvisés par les danseurs ; il y a en Roumanie presque autant d’airs de horas qu’il y a de villages. Chaque bourgade, chaque hameau, chaque troupe de laoutars, a les siens. « Le peuple roumain exprime tout par la danse, écrit Carmen Sylva dans son article Bucarest, des Capitales du monde ; les hommes dansent entre eux, les femmes dansent entre elles. Les soldats, dans les casernes, trouvent toujours un violon, une flûte, ou une cornemuse pour leur jouer une danse quelconque… »

C’est aux accents d’une hora, chantée et dansée d’un bout à l’autre de la Roumanie, que s’est faite, eu 1859, l’union des Principautés. Ce chant national avait pour auteur Alecsandri, qui a composé également plusieurs autres horas, les unes d’allure riante et gracieuse, pour le village, les autres, pleines de fougue et d’entrain, pour le camp.

Poète en qui semble s’être incarnée l’âme même de la nation à laquelle il appartenait, éditeur des chants populaires de sa patrie, Alecsandri a en outre le mérite d’avoir été l’un des créateurs du théâtre roumain.

III

Comme la plupart des institutions artistiques de la Roumanie, le théâtre est d’origine relativement récente. Il s’est développé parallèlement pour ainsi dire dans les deux Principautés, chacune des deux capitales, — Bucarest et Iassi, — ayant eu, dès le début, une scène et une organisation théâtrale distinctes. Wilkinson, ancien consul général d’Angleterre en Valachie, et auteur d’un Voyage dans la Valachie et la Moldavie, dit qu’en 1819, une troupe d’acteurs allemands était venue à Bucarest, et qu’après quelques représentations, on les avait engagés à établir dans cette ville un théâtre régulier. « Ils jouaient, ajoute-t-il, des opéras allemands et des comédies traduites en valaque… » Il est exact que, vers la fin de 1818, une troupe d’acteurs viennois, sous la direction d’un imprésario nommé Gherghy, fut appelée à Bucarest pour y jouer la comédie, le drame et l’opéra ; mais ils n’interprétèrent pas les « comédies traduites en valaque » dont parle Wilkinson. Dès 1817, il s’était formé à Bucarest une troupe d’amateurs, qui, avec la protection et le concours de la princesse Ralou, fille du prince régnant Caradja, avait organisé, dans une des salles du palais princier, des représentations dramatiques. Plus tard, une salle spéciale, dite « salle du Club, » fut construite dans la capitale, et la troupe de Gherghy y fit ses débuts, mais ses représentations alternaient avec celles qu’y donnèrent des artistes amateurs roumains, dont le répertoire se composa d’abord de l’Hécube, d’Euripide, et de l’Avare, de Molière.

D’autres sociétés particulières tentèrent, avec des fortunes diverses, de répandre le goût de l’art dramatique en Valachie ; mais elles eurent à lutter contre toute sorte de difficultés d’ordre matériel, politique et financier, et elles n’attiraient d’ailleurs qu’un public très spécial et très restreint. Le théâtre valaque ne devait prendre réellement son essor que sous les auspices de la Société philharmonique, fondée en 1834 par Héliade et Campineano, et dont l’un des premiers actes fut la création d’un théâtre national à Bucarest.

En Moldavie, un Conservatoire national avait été institué en 1837, et parmi les premiers directeurs de cet établissement, on voit figurer le père d’Alecsandri. Bientôt, une nouvelle direction, composée d’Alecsandri lui-même, de Cogalniceano et de Negruzzi, transforma cette école en théâtre, et c’est ainsi qu’Alecsandri fut amené à traduire, pour la scène moldave, quelques pièces, la plupart françaises, auxquelles le public fit bon accueil. Encouragé par ces premiers succès, il se décida bientôt à écrire des œuvres originales, qu’il composa, — c’est lui-même qui nous l’apprend, — avec la préoccupation constante de fustiger les ridicules et de flageller les vices de ses compatriotes. Alecsandri avait, en matière d’art dramatique, des idées contestables peut-être, mais très personnelles et très arrêtées. Il était un partisan convaincu de la célèbre maxime du poète latin moderne Santeul : Castigat ridendo mores, et il pensait que dans un pays qui sortait à peine d’une longue léthargie, qui avait vécu pendant plus d’un siècle dans une atmosphère morale destructive de tout ressort et de toute énergie, où il n’y avait encore ni opinion, ni libertés publiques, où la presse était bâillonnée, où le moindre écart de langage et de plume entraînait l’emprisonnement ou l’exil, le meilleur moyen d’assainir les mœurs et de retremper les caractères était de transformer le théâtre en tribune, et de livrer à la risée publique les travers et les vices d’une société qui s’effondrait de toutes parts. La tâche était d’autant plus malaisée qu’il s’agissait, à un point de vue plus spécial, de réformer la langue théâtrale, lourde, prétentieuse, désagréable à l’oreille ; il fallait aussi faire l’éducation des acteurs, — encore très inexpérimentés, — et celle du public, presque aussi novice que les comédiens. Alecsandri y parvint à force de volonté, de patriotisme et de talent.

L’ensemble de son œuvre dramatique comprend près de cinquante pièces : comédies, drames, vaudevilles, féeries, saynètes, à-propos, dont beaucoup sont tombées dans l’oubli, et dont celles mêmes qui sont restées au théâtre n’offrent plus guère d’intérêt aujourd’hui, parce que les mœurs qui y sont peintes se sont modifiées, et que les défauts qu’elles ridiculisaient ont disparu en grande partie de la société roumaine. Alecsandri n’a jamais été d’ailleurs un dramaturge de profession, et il a ignoré le plus souvent l’art de développer une fable, de conduire une intrigue, de préparer un dénouement, d’intéresser le spectateur par l’opposition des caractères et de l’émouvoir par le choc des passions. Doué d’une extrême facilité, il écrivait son théâtre d’inspiration, comme il rimait ses poésies, et c’est pour cela que ses principales œuvres dramatiques, agréables de forme, mais mal construites et mal charpentées, manquent ordinairement d’action et de mouvement. Ces défauts sont surtout sensibles dans les trois ouvrages qu’il considérait comme ses meilleures productions dramatiques ! un drame national en vers, Despot-Voda (le voïévode Despota), et deux pièces, également en vers, dont il avait emprunté le sujet à l’antiquité classique : la Fontaine de Bandusie (qu’il a intitulée, par euphémisme, sans doute, la Fontaine de Blandusie), et Ovide.

Il avait été séduit par la figure, assurément curieuse et peu banale, d’un aventurier grec, Jacques-Basile-Héraclide Despota, originaire de Samos, ou de l’île de Crète, qui, après avoir guerroyé dans les Flandres et pris part, dans les rangs de l’armée impériale, aux sièges de Thérouanne et de Hesdin, — dont il a laissé une relation en latin, — était parvenu, à force d’intrigue et d’ambition, à s’emparer, en 1561, du trône de Moldavie. C’est ce personnage, doué de qualités d’esprit incontestables, instruit, éloquent, exerçant une véritable séduction sur tous ceux qui rapprochaient, qu’Alecsandri a eu l’idée de mettre à la scène, et dont il a voulu, ainsi que l’explique la Préface de sa pièce, conter la légende dans une « suite de tableaux historiques formant un drame, et comme une épopée, où revivraient les mœurs, les luttes, les croyances et les tendances politiques du XVIe siècle… » Certes, il pouvait y avoir là matière à un beau drame historique, et ce plan avait de quoi tenter le patriotisme d’Alecsandri ; mais le drame historique n’était pas son fait, et la nature même de son talent, aimable, facile, gracieux, et plus à son aise dans la comédie, eût dû le mettre en garde contre les périls d’une tentative qui ne réussit qu’à moitié. Son Despot-Voda, écrit dans une belle langue poétique, et qui se lit avec intérêt, languit à la scène, parce qu’il est trop dépourvu d’action, et qu’il a tous les défauts de ce genre mixte, où l’auteur, mettant en scène des personnages historiques qu’il fait discourir entre eux, sans se soucier de soutenir le dialogue par la trame d’une intrigue plus ou moins habilement conduite, n’est, à vrai dire, ni poète dramatique, ni historien.

Alecsandri devait être plus heureux avec ses deux autres pièces en vers : la Fontaine de Blandusie et Ovide, bien qu’elles aient prêté à des critiques du même genre, et qu’il n’eût guère été préparé, par ses études antérieures, à traiter de pareils sujets. Son Horace et son Ovide, personnages de convention, peu conformes à la vérité et même à la tradition historiques, eussent fait certainement sourire un Victor Le Clerc ou un Gaston Boissier. Il y a, dans les deux pièces, un grand étalage d’érudition d’emprunt, mais la véritable connaissance de l’antiquité y fait trop souvent défaut. On y trouve, en revanche, de l’imagination, de la poésie et de la grâce dans l’expression de certains sentiments qui sont de tous les temps et de tous les pays, enfin une langue toujours élégante et châtiée. Ce qui nuit surtout à ces pièces, ce qui en gâte les meilleurs endroits, c’est la préoccupation visible de l’auteur de chercher dans le passé des allusions constantes au temps présent, ainsi qu’à l’origine latine du peuple roumain. C’est ainsi qu’il a mêlé à l’action même de la Fontaine de Blandusie, — la chose s’explique mieux pour Ovide, dont le dernier acte se passe à Thomis, la Constanza actuelle, où avait été exilé et où mourut l’auteur des Métamorphoses, — des esclaves et des personnages daces, qu’on sent bien n’avoir été mis là que pour donner au poète l’occasion d’exalter ces ancêtres des Roumains et de célébrer les vertus de leurs descendants. Il y a dans l’abus de ce procédé dramatique quelque chose de déplaisant, qui choque les moins prévenus, et la succession de ces tirades redondantes fait involontairement songer à ces couplets patriotiques, chantés sur les scènes populaires, et qui soulèvent à coup sûr les applaudissements. Là où Alecsandri est vraiment original, parce qu’il marche sur un terrain sûr et dans lequel il a su s’ouvrir une voie personnelle, parce qu’il parle de choses qu’il connaît à fond et nous montre des personnages qui lui sont familiers, c’est dans une suite de comédies et de saynètes, d’une observation très juste, d’une ironie aussi fine que mordante, et où il met en scène, avec ce sens du comique qu’il possédait à un si haut degré, — car ce poète charmant et délicat avait, lorsqu’il voulait faire rire, un peu de la fantaisie de Labiche et d’Henry Monnier, — quelques-uns des types de la société moldave d’il y a soixante ans : la matrone de province qui, pour se conformer aux lois du bon ton, entreprend, avec toute une smalah d’enfants et de domestiques, des voyages à l’étranger, arrive jusqu’à Paris et y est victime d’une série de mésaventures plaisantes dont le récit ou la mise en scène ont fait, comme le Chapeau de paille d’Italie et la Cagnotte, la joie de plusieurs générations ; — le vieux « laoutar, » drapé dans une robe aux larges plis, le chef recouvert du fez oriental, l’indispensable « laoutar » sans lequel il n’y avait pas jadis de vraie fête, qui chantait aux baptêmes, aux fiançailles, aux noces, aux banquets des boyards, et que les progrès de la civilisation devaient bientôt reléguer au rang îles vieilles épaves et des vieux souvenirs ; — le petit fonctionnaire, victime des changements, des caprices et des rancunes politiques de l’administration ; — le colporteur juif et le fermier grec, grands exploiteurs de la crédulité et de la bourse du paysan. C’est surtout aux dépens de cette dernière classe d’individus, étrangers à tout sentiment national, véritables ennemis du peuple roumain, et qu’Alecsandri avait coutume d’appeler des sangsues. (il a même intitulé l’une de ses comédies les plus applaudies : Les sangsues des villages), que s’est exercée avec succès sa verve satirique, merveilleusement mise en relief par son principal interprète, l’excellent comédien Millo.

Si le théâtre d’Alecsandri n’est pas exempt de quelques faiblesses, surtout en ce qui concerne la conception et la conduite de ses drames, il n’en va pas de même de celles de ses poésies qui lui ont été inspirées par l’ardent amour qu’il avait voué à sa patrie. L’auteur des Doïnas fut en effet un grand patriote, et son patriotisme sincère, profond, désintéressé, n’est pas son moindre titre à l’admiration et à la reconnaissance de ses compatriotes. Alecsandri a toujours eu foi dans l’avenir de son pays, et cela non seulement du jour où le ciel politique de la Roumanie, devenu plus serein, permit à ses concitoyens d’entrevoir la fin de leurs maux séculaires, mais dans les temps les plus sombres, aux heures les plus tristes de l’histoire nationale, et alors que les meilleurs et les plus vaillants semblaient avoir perdu tout espoir en de meilleures destinées. Il aimait à répéter un vieil adage de son pays : Le Roumain ne périt pas (Romanul nu piere), et c’est, fort de cette conviction, qu’il a composé une longue suite de chants patriotiques, commençant, en 1843, avec l’Autel du monastère de Putna, et se succédant presque sans interruption jusqu’à l’Ode sur la consécration de la cathédrale d’Argesh, qui est de 1886. Dans cet intervalle de quarante-trois années ont jailli tour à tour de sa lyre enthousiaste et toujours harmonieuse : l’Adieu à la Moldavie ; — le Réveil de la Roumanie ; — la Sentinelle roumaine ; — le Retour au pays ; — l’An 1855 ; — l’Étoile de la pairie ; — la Moldavie en 1857 ; — la Hora de l’union ; — l’Hymne à Etienne le Grand ; — le Chant de la race latine ; — Nos guerriers, pour ne citer que quelques-unes d’entre celles de ses poésies inspirées par le sentiment patriotique. Béranger disait : « Le peuple, c’est ma muse. » Aussi bien que lui, mieux que lui peut-être, car il fut assurément un plus grand lyrique, Alecsandri eût été en droit de dire : « Ma muse, c’est ma patrie. »

IV

Mais le poète des Doïnas ne s’est pas borné à célébrer ainsi, en dilettante et en virtuose, tous les événements importants de l’histoire roumaine. Persuadé de bonne heure que la foi qui n’agit point n’est pas une foi sincère, il est entré hardiment, lui, l’homme pacifique et doux par excellence, dans l’âpre mêlée des partis, et il a lutté avec énergie pour le triomphe des idées dont il s’était fait, dès sa première jeunesse, le défenseur convaincu.

De 1840 à 1848, il est, aux côtés de Cogalniceauo et d’Ion Ghica, — le futur prince de Samos, — à la tête du mouvement dirigé par la jeunesse libérale de Moldavie contre le gouvernement autoritaire du prince Michel Stourdza. Il fonde, avec ses amis, plusieurs revues littéraires, dont le but est de réveiller, chez ses compatriotes, le sentiment de l’unité et de la nationalité roumaines et de contrebalancer l’influence prépondérante de la Russie, qui avait intérêt à maintenir les Principautés dans l’état de dépendance matérielle et de vasselage moral où les avaient placées les Règlements organiques, élaborés sous la haute direction du comte Kisseleff. Il s’attache à battre en brèche, par la plume et par la parole, sur la scène comme dans la presse, l’édifice vermoulu des vieilles institutions politiques moldaves, et à inspirer de toutes les façons la haine de la tyrannie intérieure et de l’oppression étrangère.

Tant d’efforts ne devaient pas rester superflus. Les esprits commençaient à s’exalter. Ils s’enflammèrent tout à fait lorsque le vent de liberté qui soufflait sur l’Europe eut gagné la Moldo-Valachie, où toute une génération de patriotes, résolus à tirer leur pays de la triste situation dans laquelle il se débattait, n’attendaient qu’un moment favorable pour réaliser leurs projets. Dès lors, il était impossible que la Révolution française de 1848 n’eût pas son contrecoup sur les rives du Danube. En Moldavie, une tentative infructueuse de soulèvement contre le prince Stourdza eut lieu au mois de mars 1848 ; quelques mois plus tard, éclatait le mouvement révolutionnaire valaque qui devait avoir pour conséquence l’abdication du prince Georges Bibesco. Le gouvernement provisoire et la lieutenance princière institués à Bucarest, à la suite de ces événements, ne furent pas de longue durée ; dès le 1er mai 1849, le traité de Balta-Liman replaçait la Moldo-Valachie sous le régime de l’occupation étrangère. Dans l’intervalle, les principaux chefs de la révolution valaque avaient été proscrits, et un grand nombre d’entre eux s’étaient réfugiés à Paris, où, pendant plusieurs années, et aussi longtemps que devait durer leur exil, ils ne cessèrent de faire une propagande active pour intéresser la presse et les hommes d’Etat français au sort de leur pays. C’est le moment où les Balcesco, les Bratiano, les Gotesco, les Héliade, les Ion Ghica, secondés par quelques philoroumains convaincus, tels que Bataillard, Ubicini, Colson, Vaillant, Elias Regnault, et encouragés par des hommes tels que Lamartine, Michelet, Quinet, Royer-Collard, Philarète Chasles, font entendre à la France des appels répétés, chaleureux, éloquens, en faveur de la cause roumaine. Dans la Revue même où paraissent ces lignes, et où M. Thouvenel avait publié, en 1840, d’intéressants Souvenirs de voyage en Valachie, M. Hippolyte Desprez exposait, avec une connaissance approfondie des événement et des hommes qui s’y trouvèrent mêlés, l’histoire du mouvement révolutionnaire moldo-valaque. Grâce à toutes ces sympathies, les idées chères aux patriotes roumains gagnèrent rapidement du terrain. Alecsandri, qui, après avoir été impliqué dans l’échauffourée de Iassi, avait dû, comme beaucoup de ses compatriotes, chercher un asile à l’étranger, profita du séjour prolongé qu’il fit à Paris, au lendemain de la Révolution roumaine de 1848, pour créer à sa patrie des appuis solides et des amitiés fidèles. Ses Doïnas, publiées, comme on l’a vu, à Paris même, en 1853, ses Chants populaires, traduits en 1855, contribuèrent à mieux faire connaître aux Français un peuple qui n’était pas indigne de fixer leur attention. De leur côté, les Roumains, surtout depuis le début de la guerre de Grimée, avaient tourné anxieusement leurs regards vers la France, sentant que d’elle seule pouvait venir le salut. Aussi fut-ce chez eux un véritable cri de soulagement et d’espérance lorsqu’en 1855, le baron de Bourqueney posa devant la Conférence de Vienne, au nom du gouvernement impérial, la question de l’union des Principautés sous un prince étranger, choisi, avec droit d’hérédité, dans une des familles souveraines de l’Europe. C’est de ce jour que date la sincère reconnaissance de la Roumanie pour la France ; car c’est grâce à sa généreuse initiative et à son appui désintéressé que les Principautés ont pu avoir, en 1859, l’union, et, en 1866, le prince étranger.

V

Les services rendus par Alecsandri à la cause roumaine, les relations influentes qu’il s’était créées à l’étranger, ses qualités de finesse et de tact jointes à la distinction et à l’affabilité de ses manières, enfin l’étroite amitié qui l’unissait depuis l’enfance au prince Couza le désignèrent tout naturellement au choix du nouvel élu de la nation roumaine lorsque celui-ci dut notifier aux Puissances signataires du traité de Paris sa double élection aux trônes de Moldavie et de Valachie.

La mission confiée à Alecsandri, pour flatteuse qu’elle pût paraître, n’en était pas moins délicate. La Convention de Paris, sans repousser catégoriquement le principe de l’union, y avait apporté de sérieuses restrictions, en stipulant que chacune des deux Principautés devait avoir son prince, son ministère, son parlement distincts. La résistance formelle de la Porte, soutenue par l’Autriche et par l’Angleterre, avait triomphé sur ce point capital des bonnes dispositions du gouvernement de Napoléon III, et le comte Walewski, plénipotentiaire de France, après avoir essayé de défendre, au sein de la Conférence, plutôt pour la forme, le projet de l’union, s’était vu contraint de faire appel à l’esprit de conciliation de ses collègues pour l’adoption d’une solution bâtarde, qui, en jouant sur les mois, — on reconnaissait à la Roumanie le titre officiel de Principautés-Unies de Moldavie et de Valachie, — ne tendait à rien moins qu’à empêcher l’union de s’effectuer en réalité. Les Roumains avaient déjoué, par la double élection du prince Couza, les trop subtiles combinaisons de la diplomatie européenne, et il s’agissait, en mettant les Puissances en présence du fait accompli, d’obtenir leur adhésion à un acte manifestement contraire à la Convention de Paris. Tel était en réalité l’objet de la mission qu’AIecsandri fut chargé de remplir, au commencement de l’année 1859, auprès des Cours de France, d’Angleterre et de Sardaigne.

Il se rendit d’abord à Paris, où le comte Walewski ne lui cacha point que l’élection d’Alexandre-Jean Ier ayant été faite contrairement aux dispositions expresses de la Convention, ne serait reconnue ni par la Turquie, ni par l’Autriche, ni par l’Angleterre, les trois Etats les plus particulièrement intéressés au maintien du statu quo. En ce qui concernait la France, le comte Walewski rappela à Alecsandri qu’elle s’était toujours montrée favorable aux revendications des Roumains, et il ajouta que tout dépendait en fin de compte des volontés de l’Empereur. On a reproché à Napoléon III d’avoir songé à céder les Principautés à l’Autriche, pour faire sortir celle-ci d’Italie. Il est possible qu’à un moment donné cette combinaison se soit présentée à l’esprit du souverain, mais il n’en est pas moins vrai que les Roumains eurent de tout temps en lui un protecteur puissant, et la façon empressée, cordiale même dont il accueillit Alecsandri, auquel il accorda trois audiences successives, montre jusqu’à quel point il s’intéressait à leur sort. Dans un fragment de l’Histoire de ses missions à l’étranger, publié en 1878 dans une revue littéraire roumaine, le poète diplomate a fait le récit détaillé de ses trois premières entrevues avec l’Empereur, et nous croyons intéressant d’en reproduire ici quelques particularités. Dès l’abord, Napoléon III exprima très nettement à Alecsandri la grande satisfaction que lui avait causée l’avènement du prince Couza. Désireux de prouver, autrement que par de bonnes paroles, sa bienveillance envers les Roumains, l’Empereur offrit de leur faire envoyer dix mille fusils et deux batteries d’artillerie, et de leur faciliter l’émission, à Paris, d’un emprunt de douze millions, destinés à la création d’une armée nationale ainsi qu’aux premiers besoins d’un pays qui doit s’organiser. Sur un seul point, Napoléon III se montra plus réservé : il déconseilla au prince Couza de proclamer l’union définitive de la Moldo-Valachie. La Convention de Paris était un acte international, revêtu de la signature des sept Puissances, et, comme tel, il devait être respecté. Les Roumains avaient tout intérêt à ne pas précipiter les événements, afin de pouvoir obtenir plus facilement d’une seconde Conférence la consécration du nouvel ordre de choses.

A Londres, l’accueil fait à Alecsandri par le ministre des Affaires étrangères, lord Malmesbury, fut beaucoup plus froid que celui qu’il avait rencontré à Paris. Aux yeux de l’Angleterre, l’union portait directement atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman, et était considérée comme un véritable acte de rébellion envers la Puissance suzeraine. Lord Malmesbury, qui n’avait consenti à recevoir Alecsandri qu’à titre de simple particulier, de même qu’il ne voulait voir dans le colonel Couza qu’un simple officier supérieur de l’armée moldave, ne se fit pas faute d’attirer l’attention de son interlocuteur sur les dangers auxquels s’étaient exposées les Principautés en violant la Convention de Paris. Alecsandri, que le duc de Malakoff, ambassadeur de France à Londres, avait prévenu de l’extrême irritation provoquée chez les hommes d’Etat anglais par la double élection du prince Couza, ne perdit pas contenance et plaida très habilement la cause qu’il avait été chargé de défendre. Il s’efforça de démontrera lord Malmesbury que les Roumains ne nourrissaient aucun sentiment hostile à l’égard de la Sublime-Porte ; qu’ils avaient toujours considéré l’intégrité de leur pays comme liée à celle de l’Empire ottoman, enfin que l’unique désir des Principautés, ainsi que de leur nouveau souverain, était de prouver, par leur attitude, le respect qu’ils professaient pour la volonté des Puissances. Ces déclarations eurent pour effet, sinon de modifier de tout point les idées du chef du Foreign Office, du moins de le rendre plus traitable. Après s’être recueilli un instant, il répondit à Alecsandri que l’Angleterre, pays de liberté, ne pouvait pas empêcher les autres pays de se développer librement ; qu’il n’entrait pas dans les vues du gouvernement anglais de combattre les aspirations du peuple roumain, et que si réellement le choix du prince Couza n’avait été fait qu’en vue de la prospérité intérieure des Principautés, ce choix ne rencontrerait plus, au sein d’une prochaine Conférence, l’opposition irréductible de l’Angleterre. C’était plus que n’avait espéré et que ne pouvait souhaiter l’habile négociateur, qui, une fois de plus, avait bien mérité de sa patrie.

A peine est-il besoin d’ajouter que sa mission à Turin fut couronnée d’un plein succès, et que Victor-Emmanuel, ainsi que le comte de Cavour, le reçurent avec une gracieuseté toute particulière. On était à la veille de la campagne d’Italie ; l’idée d’un prochain mouvement national et unitaire avait gagné tous les esprits, et la récente union des Principautés ne pouvait que rencontrer l’approbation unanime d’un peuple et d’un gouvernement qui aspiraient eux-mêmes à suivre le plus tôt possible l’exemple donné par les Roumains. « Je vous féliciterais volontiers de l’acte patriotique que vous venez d’accomplir chez vous, — avait dit le comte de Cavour à l’envoyé du prince Couza, — si je ne savais que toute félicitation est superflue lorsqu’un peuple fait noblement son devoir. Les Roumains, ces frères des Italiens, ont donné un admirable exemple d’union, que nous sommes prêts à imiter… »

VI

Le succès de la triple mission d’Alecsandri avait justifié amplement la confiance de son souverain. Il aurait pu, dès lors, jouer en Roumanie un rôle politique de plus en plus important ; mais il n’était pas ambitieux ; il l’avait prouvé en refusant, en 1859, la candidature au trône de Moldavie, et en faisant reporter sur son camarade d’enfance, le colonel Couza, les voix dont il était assuré. Il préféra reprendre paisiblement le cours interrompu de ses travaux poétiques et borna toute son ambition à enrichir de nouveaux chefs-d’œuvre la littérature de son pays. Il était d’ailleurs trop indépendant de caractère et il aimait trop sa liberté pour briguer les charges et les honneurs publics. Après avoir longtemps voyagé en Europe et en Afrique, parcouru dans tous les sens la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne ; le Maroc, visité, en 1855, le camp français sous les murs de Sébastopol, et, en 1859, les champs de bataille de Magenta et de Solférino (il comptait de nombreux amis parmi les officiers supérieurs de l’armée française et avait conçu, à leur contact, une vive admiration pour la gloire militaire de la France), Alecsandri s’était fixé en Roumanie, dans sa propriété de Mircesti, sur les bords du Sireth. Il ne s’éloignait plus guère de chez lui que lorsqu’il devait se rendre à Bucarest, tantôt pour y faire représenter quelque nouvelle pièce, tantôt pour prendre part aux séances de l’Académie roumaine ou bien aux délibérations du Sénat, dont il fut, pendant une législature, l’un des vice-présidents : de temps à autre, on le voyait revenir à Paris, où il avait conservé des relations avec quelques personnages de l’intimité de l’Empereur et du prince Napoléon, et où résidait une partie de sa famille. C’est au cours de l’un de ces voyages, qu’il fit paraître en français et sous le pseudonyme de V. Mircesco, sa Grammaire de la langue roumaine. Il a écrit, également en français, une petite comédie en un acte et en vers, les Bonnets de la Comtesse, qui fut représentée, il y a quelque vingt ans, aux Matinées littéraires de la Gaîté.

Confiné dans sa retraite de Mircesti, — où il travaillait plus librement et avec plus de plaisir que partout ailleurs, — Alecsandri y a composé les dernières œuvres poétiques sorties de sa plume, et qui comptent certainement parmi ses plus belles : les Pastels, écrits de 1862 à 1871 ; les Légendes et enfin Nos guerriers, titre sous lequel il a réuni une suite de chants patriotiques, inspirés par la guerre de l’indépendance de 1877-1878.

De l’aveu des juges les plus compétents, les Pastels constituent l’œuvre maîtresse d’Alecsandri : « Ces poésies, dit un éminent critique roumain, M. T. Maïoresco, la plupart lyriques, généralement descriptives, quelques-unes ayant un caractère idyllique, sont dictées par un sentiment si puissant et si pur de la nature, et sont écrites dans une langue si merveilleuse qu’elles sont devenues le plus bel ornement de la poésie et de la littérature roumaines. » Et en effet, rarement poète roumain a décrit, avec autant de sincérité et de charme, et dans d’aussi beaux vers, les divers aspects de la campagne au renouvellement des saisons ; les occupations, les joies, les fêtes du village ; les travaux féconds et paisibles des laboureurs : les semailles, la moisson, la fenaison, le tout rendu avec un tel amour des choses agrestes, de la vie pastorale et de la poésie des champs, que l’on croirait plusieurs de ces petits poèmes détachés de quelque page inconnue de Théocrite ou de Virgile.

Comme les Pastels, les Légendes peuvent être rangées parmi les œuvres les plus achevées qu’ait produites le génie d’Alecsandri. C’est sous cette forme de la « légende » que, dans les vingt dernières années de sa vie, le poète livrera de préférence ses inspirations au public. Il ne faut pas perdre de vue qu’en 1859 avait paru la première série de la Légende des siècles, de Victor Hugo. La façon magistrale dont l’auteur d’Hernani avait entrepris « d’exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, de la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects : histoire, fable, philosophie, religion, science…, » frappa vivement l’esprit d’Alecsandri, excita son émulation et éveilla en lui le désir de faire, dans des proportions beaucoup plus modestes, et en se bornant à l’histoire de son pays, ce que Hugo avait tenté de faire pour l’histoire de l’humanité. Certes, le poète roumain n’a ni la puissance de conception, ni la largeur des idées philosophiques et sociales, ni l’ampleur de la forme et de la phrase poétiques de Hugo ; en outre, il manie une langue à peine née d’hier, qu’il a en grande partie façonnée et assouplie lui-même, et qui, ayant toujours été parlée plutôt qu’écrite, n’a pas atteint le degré de perfection où quatre siècles de culture raffinée et plusieurs générations d’écrivains de génie avaient amené la langue employée, — et d’ailleurs presque complètement renouvelée, — par Victor Hugo. Il y a néanmoins chez Alecsandri un effort des plus louables pour s’élever, dans ses Légendes, jusqu’à la hauteur du grand poète français. Quelques-unes d’entre elles lui ont été inspirées, ainsi que nous venons de le dire, par des événements ou des personnages de l’histoire nationale roumaine. A cette série appartiennent la Forêt rouge (Dumbrava rosie), qui est plutôt un poème épique, — l’auteur l’a intitulé poème historique, — dans lequel il retrace un épisode sanglant des luttes mémorables d’Etienne le Grand, prince de Moldavie, contre les Polonais et les Lithuaniens ; — la princesse Anna ; — le Rêve de Pierre Raresh ; — Vlad l’empaleur et le chêne. Les contes populaires lui ont fourni le sujet d’autres légendes, telles que Dan, paladin des montagnes ; — la Massue de Briar ; — Grui-Sânger. Viennent ensuite les légendes orientales : Hodja-Mourad ; la Garde du sérail ; — le sultan Mourad et Bécri Moustafa ; enfin, et ce ne sont pas les moins belles, celles que l’auteur a tirées de sa propre imagination : la Légende de l’alouette ; — la Légende de l’Hirondelle ; — Vers la Sibérie. A quelque source qu’il puise son inspiration, Alecsandri a dans presque toutes ses légendes, de belles envolées lyriques, qui en font, — comme l’appelait son émule Eminesco, — « le roi de la poésie roumaine ; » depuis les Doïnas, le cadre de ses idées s’est élargi ; sa pensée a acquis toute sa maturité et toute sa vigueur ; il s’est fait un style et une langue qui sont à lui, qu’il a eu le mérite d’inventer, et qui portent l’empreinte de son génie ; enfin, à mesure que les événements politiques sont venus fortifier ses espérances, et, plus tard, combler ses vœux de Roumain, l’expression du sentiment patriotique, toujours dominant chez lui, a pris sous sa plume une allure plus fière, plus virile, et il est peu de légendes où il n’éclate en vers admirablement frappés. Sainte-Beuve a fait observer, en parlant de Virgile, que le côté vraiment original de son œuvre « était l’inspiration romaine profonde et l’à-propos national.» Cette remarque pourrait s’appliquer, avec la même justesse, à Alecsandri ; aussi a-t-on dit de lui qu’il avait été et qu’il resterait le poète national roumain par excellence, comme fut Virgile chez les Romains. On s’en convaincra mieux encore, en lisant son volume d’odes guerrières, composées en 1877, alors que le prince Charles de Roumanie, appelé au secours de l’armée russe en péril, avait franchi le Danube à la tête de ses troupes impatientes de recevoir le baptême du feu. Alecsandri connaissait de trop ancienne date son pays ; il savait trop bien de quoi seraient capables, à l’heure du danger, ces laboureurs, dont il avait retracé naguère, dans les Pastels, les mœurs pacifiques pour n’avoir pas eu confiance, dès le début de la campagne, dans la bravoure de la jeune armée qui devait reconquérir l’indépendance de la Roumanie. C’est en l’honneur de ces soldats victorieux qu’il a laissé échapper de sa lyre des accents empreints d’une mâle énergie et des vers aussi vigoureusement trempés que l’acier des canons qu’ils avaient pris à l’ennemi. Alecsandri aura eu ce rare privilège de couronner ainsi par un chef-d’œuvre, supérieur à tant d’autres productions de valeur, sa longue et noble carrière poétique. Il a su merveilleusement combiner l’ardeur de sa foi patriotique avec l’élan enthousiaste de toute une nation, et c’est pour cela surtout qu’associant son nom au nom de ceux qui « sont morts pieusement pour la patrie, »

La voix d’un peuple entier le berce en son tombeau.

Son patriotisme avait d’ailleurs de quoi être satisfait. Il lui avait été donné de voir s’accomplir tout ce qu’il avait rêvé pour sa chère Roumanie : l’union, le prince étranger, l’indépendance, la royauté et, avec son imagination de poète, à qui tous les espoirs sont permis, il entrevoyait quelquefois l’aurore d’une ère encore plus belle, encore plus radieuse : celle où les Roumains de tous les pays seraient rassemblés sous une même loi et sous une seule domination.

En 1878, la Société pour l’étude des langues romanes, fondée en 1869 à Montpellier, ayant proposé comme sujet de son prix triennal : le Chant du Latin ou de la race latine, Alecsandri, sollicité de prendre part au concours, y envoya une cantate de trente-deux vers, à laquelle le jury, présidé par Mistral, décerna le premier prix. On voulut, en Roumanie, donner à ce petit événement littéraire, qui avait passé inaperçu en France, les proportions d’un triomphe, et on alla jusqu’à imprimer que « désormais Montpellier et Grivitza, » — on sait que la prise de la redoute de Grivitza par l’armée roumaine constitue l’un des faits les plus glorieux de la guerre de l’indépendance, — « demeureraient deux noms inséparables dans l’histoire roumaine. » Il y avait là une exagération manifeste ; elle s’explique, si l’on songe que l’amour-propre national, très flatté de la victoire d’Alecsandri, et ne se rendant pas bien compte des conditions relativement faciles dans lesquelles elle avait été remportée, s’était surtout plu à y voir la consécration par la France de la plus grande gloire littéraire de la Roumanie. Le temps et la réflexion ont remis les choses au point, et aujourd’hui, le Chant de la race latine, qui est loin de valoir la plupart des beaux poèmes écrits par Alecsandri en l’honneur de son pays, n’occupe plus, dans son œuvre, que la place secondaire à laquelle il a droit.

Le succès obtenu par l’auteur du Chant de la race latine aux fêtes du Félibrige ne fut peut-être pas tout à fait étranger à la résolution que prit le gouvernement royal de lui confier, en 1885, la Légation de Paris. Nul ne pouvait plus dignement que lui représenter en France le pays où règne Carmen Sylva. Il savait qu’il retrouverait dans le poste qu’il avait occupé jadis, comme agent diplomatique du prince Couza, un accueil sympathique et des amitiés dévouées. Mais l’idée de sacrifier sa liberté, dont il était devenu, avec l’âge, de plus en plus jaloux, à une fonction publique, quelque élevée qu’elle pût être ; l’idée surtout de quitter son beau domaine de Mircesti où il vivait heureux, entouré de l’affection de ses deux petites-filles qu’il adorait, et goûtant, vers le soir de sa vie, la douceur d’un repos bien gagné, lui faisaient envisager avec appréhension une nouvelle absence de son pays. Déjà, en 1878, il avait, pour des scrupules du même ordre, décliné l’offre que lui avait faite son vieil ami Cogalniceano, alors ministre des Affaires étrangères, de l’envoyer en mission extraordinaire à Rome. L’insistance du roi Charles, et celle de son premier ministre, M. Bratiano, devaient, en 1885, venir plus aisément à bout de ses hésitations. Malheureusement, le début de son ambassade en France fut marqué par un conflit diplomatique qui l’affecta outre mesure. Il s’agit du différend survenu, dans les premiers mois de l’année 1885, entre la France et la Roumanie, à propos de leurs relations commerciales. Bien que ce malentendu eût été assez rapidement aplani, grâce au désir de conciliation dont se montrèrent animés les deux gouvernements, il n’en laissa pas moins dans l’esprit d’Alecsandri une impression pénible, qui assombrit la joie que lui avait fait éprouver son retour à Paris. Le temps était passé où les idées personnelles de Napoléon III avaient créé en France un courant sympathique au peuple roumain ; le gouvernement qui avait succédé à l’Empire, rompant avec la politique traditionnelle de la France à l’égard de la Roumanie, lui avait témoigné, en plusieurs occasions, une hostilité à peine déguisée, et la tâche des représentants du roi Charles à Paris était d’autant plus délicate qu’il s’agissait de lutter contre certaines préventions de l’opinion publique, qui, mal renseignée sur ce qui se passait aux bords du Danube, attribuait au gouvernement de Bucarest, dans ses relations avec la France, des sentiments de malveillance, assurément fort éloignés de sa pensée. Ce fut le mérite d’Alecsandri de s’être attaché à démontrer l’inanité de ces préventions et d’avoir réussi à les dissiper en partie. Il s’y employa, pendant l’entière durée de sa mission, avec toute la conviction de son patriotisme, demeuré vivace et ardent, en dépit des années. Sa bonne grâce, sa cordialité, sa franchise, ses sympathies immuables pour la France, contribuèrent beaucoup à faire renaître entre les deux gouvernements la confiance et l’amitié qui président aujourd’hui à leurs rapports.

Très absorbé par ses devoirs professionnels, le poète n’eut guère le temps de s’occuper en France de littérature ni de poésie. D’ailleurs, sa muse, qui lui souriait avec tant de complaisance sous le ciel idéalement beau de son pays, et qui lui inspirait des idées si gracieuses et des vers si harmonieux, semblait ne plus vouloir répondre à ses appels, depuis qu’il avait dû modifier son genre de vie et ses habitudes de travail. Il s’était accoutumé à composer ses poèmes dans le recueillement de la campagne, les yeux fixés sur le merveilleux spectacle que lui offrait de toutes parts la nature. L’agitation bruyante de Paris, le manque d’air, de lumière, d’horizon, les obligations officielles et mondaines que lui imposait l’accomplissement de sa charge, — obligations qui étaient souvent pour lui de véritables corvées, — le détournèrent de plus en plus de toute occupation littéraire. Aussi attendait-il avec impatience le retour des beaux jours pour aller passer quelques mois en Roumanie et y prolonger son séjour jusqu’à l’arrière-saison.

L’un des grands attraits de ces voyages annuels d’Alecsandri, dans son pays, était sa villégiature au château royal de Sinaïa, où le retenait, pendant plusieurs semaines, à titre d’hôte privilégié, l’affection pleine de déférence du roi Charles et de la reine Elisabeth. Voltaire écrivait un jour à Thiériot que « le rôle d’un poète à la Cour traînait toujours avec lui un peu de ridicule. » Alecsandri fut la preuve du contraire. Bien qu’ami personnel du prince Couza, il n’en avait pas moins, comme tous les bons Roumains, salué avec joie l’avènement au trône du prince Charles de Hohenzollern. Il s’était tenu d’abord, — autant par discrétion que par égard pour le souverain déchu, — sur une certaine réserve vis-à-vis de la nouvelle Cour, tout en apportant, dans ses relations avec Charles Ier, la plus respectueuse courtoisie. C’est ainsi qu’en 1870, il avait dédié au prince régnant l’un de ses Pastels, et que, trois ans après, lors de la mort de la jeune princesse Marie, l’unique enfant des souverains, il avait déploré sa perte prématurée dans l’une de ses plus touchantes poésies. Ses relations littéraires avec Carmen Sylva datent du jour où la reine, — alors princesse Elisabeth de Roumanie, — cruellement affligée par la perte de sa fille, voulut, pour endormir sa douleur, demander des consolations au travail, et entreprit de traduire en allemand quelques-uns des poèmes d’Alecsandri. Ainsi que nous avons eu l’occasion de le rappeler ailleurs, le poète, une fois admis dans l’intimité de la souveraine, devint rapidement son confident littéraire et son conseiller le plus sûr et le plus écouté. De son côté Carmen Sylva professait pour le génie d’Alecsandri une sincère admiration, et elle avait coutume de dire, en plaisantant : « Alecsandri et moi, nous irons bras dessus bras dessous à la postérité. » On conçoit, dès lors, avec quel plaisir l’auteur des Pastels se rendait, chaque été, au château royal de Sinaïa, pour y passer une partie de son congé. Il y avait sa chambre, était le commensal des souverains, prenait part aux excursions et aux promenades de la famille royale et consacrait à de longs entretiens avec Carmen Sylva tous les momens de liberté que lui laissait le roi, qui, lui aussi, aimait beaucoup Alecsandri, et goûtait infiniment le charme de sa conversation. La reine Elisabeth a gardé de son cher et grand poète un souvenir qu’aujourd’hui encore elle ne peut évoquer sans émotion. Sa douceur, sa bonté, sa gaîté (car la gaîté était chez lui un don naturel qu’il avait su conserver jusque dans les dernières années de sa vie), l’avaient conquise dès l’abord. Elle seule pourrait dire, — et elle le dira certainement dans cette autobiographie qu’elle nous promet depuis si longtemps et qu’elle a déjà intitulée : Un coin de mes pénates, — les propos tour à tour graves et enjoués qu’elle échangeait avec Alecsandri lorsque, de la vaste terrasse du château royal, ils contemplaient, à l’heure du crépuscule, les pins séculaires qui se dressaient devant eux sur les sommets des Karpathes, ou que, marchant le long de quelque sentier agreste qui côtoyait le Pélesh, ils devisaient de littérature et d’art sous l’épais ombrage de la forêt. Aussi le poète éprouva-t-il un véritable chagrin le jour où, se sentant déjà atteint par le mal qui devait l’emporter une année plus tard, il ne put, dans le courant de l’été de 1889, rendre sa visite accoutumée aux souverains. Il était parti malade de Paris, il y revint en automne et y traîna durant tout l’hiver une vie défaillante. Il se savait condamné, et voyait approcher sa fin avec la sérénité que donnent aux âmes élevées une conscience pure et le sentiment du devoir accompli. Dès lors, il n’eut plus qu’un désir, celui de rentrer en Roumanie pour y mourir. Il se mit péniblement en route au mois de juin 1890, et il rendit le dernier soupir, le 3 septembre, dans sa maison de Mircesti, sur cette terre roumaine, qu’il avait tant aimée et qui, selon la poétique expression d’un homme d’Etat roumain, « compte moins de fleurs que les fleurs impérissables de son génie. »

L’Académie roumaine a pris, il y a quelques années, l’initiative d’une souscription nationale en vue d’ériger une statue à Alecsandri. On est à la veille de l’inaugurer à Bucarest. Nous voudrions que sur le socle de ce monument, juste tribut de l’admiration et de l’amour que lui garde son pays, on inscrivît ces simples mots, qui résument sa belle et noble existence :

BASILE ALECSANDRI, POETE ET PATRIOTE
GEORGES BENGESCO
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Un poète diplomate roumain du XIXe siècle – Basile Alecsandri
Georges Bengesco
Revue des Deux Mondes
Tome 60
1910
 

DORA D’ISTRIA : LA POESIE POPULAIRE DES TURCS ORIENTAUX

dora-distria-la-poesie-populaire-des-turcs-orientauxTURQUIE – Türkiye
LITTERATURE TURQUE
DORA D’ISTRIA

 

 Poésie TurqueTurkish poetry
Türk edebiyatı –  Türk şiiri

Blason

Blason de l’Empire Ottoman

DORA D’ISTRIA
1828, Bucarest –  1888, Florence

La poésie populaire des Turcs orientaux

Dora d’Istria

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La poésie populaire des Turcs orientaux
par Dora d’Istria

I. — Origine et exode de la race turque.

La « montagne d’or, » l’Altaï, « touchant la voie lactée » est le point de départ de la race finno-mongole, le berceau de cette nombreuse famille turque qui comprend bien vingt nations, et qui était destinée à jouer un si grand rôle et à faire reculer sur tant de points notre race aryenne. Les anciens avaient tellement l’habitude de confondre sous le même nom des populations diverses qui menaient une existence analogue, qu’il est difficile de se faire une idée de l’histoire primitive des nations turque. Les Chinois, qui ont eu de fort anciens rapports avec les Turcs orientaux, les appelaient Tu-Ku. On serait assez tenté, comme Hammer, de leur donner pour ancêtres les Parthes, ces terribles nomades qui firent courir tant de périls à la fraction de la race aryenne qui avait à soutenir dans l’Iran les assauts des sauvages habitans du Tourân. Cette lutte, qui remplit des siècles, devait tourner très mal pour les Aryens, puisque la vallée de l’Oxus, berceau de nos pères, a fini par faire partie des contrées que nous nommons aujourd’hui Turkestan.

Quand les Turcs descendirent des versans de l’Altaï, ils différaient profondément de la plupart des populations turques de nos jours. Malgré certains traits de ressemblance avec la famille mongole, ils avaient un type différent, et leur peau était encore plus brune que jaune. Le corps était peu musculeux, la taille médiocre, la barbe rare, le nez épaté, le front proéminent à la partie inférieure et fuyant à la partie supérieure. L’action des milieux, le changement dans le genre de vie, les alliances avec d’autres nations, ont modifié ce type de façon à le rapprocher, soit de la famille mongole, comme dans le rameau turco-mongol (Kirghiz, Koumucks, Tartares de Russie), soit de la race aryenne, comme chez les Ottomans, qui font assez peu de cas de leur origine pour repousser le nom de Turc, indigne à leurs yeux d’un peuple dont la condition s’est fort élevée au-dessus de celle des pâtres grossiers de l’Altaï. L’histoire abonde en transformations de ce genre, qui modifient le caractère autant que la physionomie d’une nation.

L’exode des peuples se personnifie ordinairement dans un individu qui est considéré comme l’ancêtre et le type de la nation. Tels sont l’Abraham des Sémites et l’Almos des Magyars. Oghouz, fils de Kara-kban, joue le même rôle chez les Turcs, et l’imagination populaire, si elle ne l’a pas créé, a sans doute orné sa vie de circonstances propres à le rendre intéressant. C’est ainsi qu’on suppose qu’il éprouva une grande répugnance pour les superstitions de l’Asie orientale, où vivaient alors les Turcs. Soit que cette répugnance l’ait déterminé à marcher vers l’Occident pour y fonder une société où régnerait un culte plus pur, soit qu’il ait été poussé par l’humeur inquiète des nomades, — fort développée chez lui, car la légende nous le montre en guerre avec son frère et même avec son père, — il s’éloigna de Karakoroum, où Kara-khan passait l’hiver, et des montagnes d’Ourtagh et de Kourtagh, séjour d’été de Kara, pour aller se fixer dans le Turkestan, dans cette ville d’Yassy, dont on a prétendu que le nom avait été transporté en Moldavie par d’autres émigrans de la même famille.

Oghouz, qui unissait aux tendances théologiques d’un Abraham les goûts d’un Nemrod, envoya un jour ses six fils à la chasse. Ces fils se nommaient a les khans du jour, de la lune, de l’étoile, du ciel, de la montagne, de la mer. » Le père espérait qu’ils rapporteraient de leur excursion quelque présage de nature à l’éclairer sur leur destinée. Ce genre de voyages est conforme aux idées des populations altaïques ; nous en trouvons un dans le conte en vers intitulé Teklébéi Merghen, recueilli dans l’Altaï. « Un vieux et une vieille qui avaient trois fils — étaient autrefois riches, — maintenant ils étaient pauvres. — Comment mes fils deviendront-ils des hommes ? — disait leur père en pleurant. — Il appela ses fils, il leur dit : — Mes trois fils, montez sur le sommet de trois montagnes, — faites trois rêves différens. — Les trois fils allèrent, — aux sommets des trois monts ils allèrent. — Le fils aîné revint le matin. — Le père demanda au fils aîné : — Quel rêve as-tu fait, mon enfant ? — Le fils aîné dit : — Dix fois plus riches qu’auparavant — nous deviendrons. — Le second fils vint à midi, — et fit la même réponse. — Le troisième, arrivé le soir, répondit : — Mon père, ma mère, étaient de maigres chameaux, — parmi les yourtes ils allaient et venaient. — Mes deux frères étaient des loups féroces, — tous deux dans les montagnes — se sont enfuis. — A ma droite paraissait le soleil, à ma gauche paraissait la lune, — sur mon front paraissait l’étoile du matin. »

Les fils d’Oghouz rapportèrent de leur voyage prophétique un arc et trois flèches, les armes des nomades. Le père donna les flèches aux khans du ciel, de la montagne et de la mer, qu’il appela Outschok (les trois flèches), et l’arc aux autres, qui le brisèrent pour se le partager, et furent nommés Bozouk (les destructeurs). Les premiers reçurent d’Oghouz le commandement de l’aile droite, tt les seconds le commandement de l’aile gauche. Ces six princes eurent quatre fils qui sont les ancêtres des vingt-quatre principales tribus. Après la mort de leur père, les khans de l’aile gauche prirent la route de l’Orient, les autres restèrent dans le Turkestan, dont ils achevèrent la conquête, et leurs descendans s’étendirent jusqu’aux rives du Bosphore et du Danube.

Si les peuples portés à la vie agricole, comme les Aryens, ont poussé leurs lointains rameaux de la vallée d’Oxus jusque dans l’Inde et jusque dans les îles britanniques, on peut supposer que les nomades de l’Altaï ne devaient pas être moins empressés de chercher des contrées plus favorisées que leur terre natale. De fait, lorsque les Rurikovitchs fondèrent l’empire de Russie, ils se trouvèrent à Kiev en contact avec des populations turques, et ils durent, jusqu’à l’arrivée des Mongols, batailler avec les Petchénègues et les Koumans, populations de la même famille. La lutte contre les Koumans n’était pas terminée lorsque le torrent mongol vint tout emporter. La Russie parut momentanément acquise à la race finno-mongole, déjà maîtresse de la Hongrie.

Si dans le nord de l’Europe orientale des populations turques ne parvinrent pas à se constituer solidement, l’Asie présentait un tout autre spectacle. Les Turcs avaient retrouvé la route suivie par les Aryas lorsqu’ils enlevèrent l’Inde aux noires populations dravidiennes. La dynastie ghaznévide fonda au Xe siècle un vaste empire indo-persan. Mahmoud, le plus puissant des Ghaznévides, eut la joie de briser lui-même la statue colossale de Siva, que plusieurs milliers de statues d’or et d’argent entouraient dans le temple de Somnath, et d’emporter à Ghazna les portes en bois de sandal du sanctuaire consacré à la terrible divinité. Les dieux des Aryens courbaient leur front humilié devant les missionnaires armés de l’islam.

La fortune des Seldjoucides ne fut pas moins brillante que celle des Ghaznévides. Les Turcs établis dans les parties du Turkestan les.plus voisines de la Perse et de la mer Caspienne avaient donné naissance à trois groupes, les Oghouses, les Seldjoucides et les Ottomans. Les premiers devaient se confondre avec les seconds au temps de la splendeur de l’empire seldjoucide, sous Melek-shah. Togroulbeg, petit-fils de Seldjouk, fut le fondateur de cet empire, que les Européens ont beaucoup mieux connu que l’état ghaznévide, les chrétiens ayant à cette époque essayé par d’héroïques exploits d’arrêter dans l’Asie occidentale la puissance croissante de l’islamisme. Les califes de Bagdad avaient déjà si souvent subi l’ascendant de la milice turque que Togroul n’eut pas de peine à faire accepter sa tutelle au calife abasside. Kaïm-Biamrillah lui donna le titre d’émir-al-omrah (prince des princes), qu’un de ses prédécesseurs avait créé dès le Xe siècle pour le Turc Rhaïk. Assis sur son trône, derrière un voile noir, le chef des croyans avait revêtu le manteau du prophète, et dans sa main le bâton de Mohammed remplaçait le sceptre. Togroul, après s’être prosterné, vint se placer à la droite du calife. On lut le diplôme qui lui donnait les droits de représentant du monarque spirituel et temporel des musulmans, on lui mit, les uns après les autres, sept habits d’honneur, et on lui présenta sept esclaves, venus des sept empires du calife, puis on étendit au-dessus de sa tète un voile d’or parfumé de musc, et on le coiffa de deux turbans, images des couronnes de la Perse et de l’Arabie. Enfin, après qu’il eut baisé deux fois la main de Kaïm-Biamrillah, on le ceignit de deux épées, symboles de son autorité sur l’Orient et sur l’Occident.

Melek-shah, un des successeurs de Togroul, comprit très bien que la conquête resterait privée de tout prestige, si l’éclat des lettres et des arts n’entourait pas le trône des conquérans. Ses exploits et sa capacité politique pouvaient faire croire que les Turcs étaient à la veille de s’emparer définitivement de l’Asie occidentale ; mais l’empire, en se fractionnant après sa mort, perdit la haute position qu’il occupait. Diverses sultanies s’établirent en Perse, en Syrie et en Asie-Mineure. Les sultans de Roum, dont Koniéh était la capitale, devinrent célèbres en Europe par leur résistance aux armées des croisés.

L’histoire des anciens états turcs donne fort à penser sur l’avenir réservé à cette famille de la race finno-mongole. On trouve chez les Turcs un élan à la fois religieux et guerrier, indispensable aux peuples conquérans. Les chefs, aussi nécessaires que les vaillans soldats aux peuples qui veulent se jeter dans la vie hasardeuse des conquêtes, ne leur font pas défaut. Parmi ces chefs, quelques-uns ont des salons et un caractère qui ne manque pas de noblesse ; mais, une fois la fougue belliqueuse qui les avait lancés en avant complètement épuisée, ils subissent très rapidement cette action, à la fois irrésistible et funeste, des institutions despotiques, qui énerve les caractères et sape sourdement, mais sûrement, les bases des empires. Rien chez les Turcs qui ressemble aux inébranlables créations de la race aryenne, à cette imposante constitution aristocratique de l’Inde, qui se perd dans la nuit des temps, et qui a enfanté une civilisation digne pour sa fécondité dans l’ordre intellectuel d’être mise au rang des plus glorieuses. La prospérité si prompte des Ottomans et leur rapide décadence, le peu de résistance que le Turkestan oppose maintenant à la conquête, ne font que confirmer ces considérations.

Un vassal d’Alaeddin, sultan seldjoucide, Ertogroul, fut le créateur d’un empire qui, né à la fin du moyen âge, remplit trois siècles de l’histoire moderne. Ertogroul jeta les bases de l’édifice qui devait couvrir un jour de ses immenses débris l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; il constitua la puissance qui devait faire oublier les états turcs antérieurs et assurer dans tant de magnifiques contrées la domination de la race finno-mongole. Le manque seul d’unité dans la politique et dans la guerre avait retardé une catastrophe que rien ne semblait pouvoir empêcher. Dès que les Togroul et les Melekshah trouvaient dans les sultans ottomans des héritiers capables de poursuivre leurs projets, le résultat de la lutte pouvait être regardé comme certain. Evidemment l’Asie tendait de plus en plus à se débarrasser du christianisme, qui n’y a jamais jeté de racines profondes. Après la mort de son fondateur, les Sémites juifs l’ont repoussé, les Sémites arabes lui ont préféré l’islamisme. Les Finno-Mongols ne lui étaient pas plus favorables. Les tendances sociales dé la foi chrétienne, conformes aux penchans des Aryens de l’Europe, sont restées souverainement antipathiques aux Asiatiques comme aux Africains. Sans parler de ses conquêtes en Chine, l’islamisme continue d’avancer en Afrique, tandis que le christianisme n’y fait pas de progrès sensibles. Il existait donc une sorte de conspiration instinctive contre les idées et les institutions chrétiennes, et cette conspiration devait être plus utile aux Turcs que la bravoure de leurs soldats et les calculs de leurs politiques. Les Ottomans étaient entraînés à la conquête par l’imagination, qui domine les peuples primitifs ; ils étaient poussés en avant par tous les songes brillans que la muse populaire fait errer autour du berceau des nations, tandis que les chrétiens étaient en général plutôt portés à prêter l’oreille aux conseils d’une prudence raisonneuse peu propre à enfanter des enthousiastes et des martyrs. Si les Ottomans avaient trouvé devant eux le christianisme occidental, dont l’ardeur guerrière et les convictions n’avaient pas encore subi d’atteintes, qui avait arrêté l’islamisme arabe à Poitiers (732), la croix n’aurait pas si aisément reculé devant le croissant, et les destinées de l’Europe orientale auraient été fort différentes.

Le triomphe de la race finno-mongole sur les Aryens ne pouvait être durable. Si l’enthousiasme religieux, des circonstances exceptionnelles, modifient parfois la situation que la nature attribue aux races, elles reprennent tôt ou tard la position qui leur est assignée par leurs instincts et leurs facultés. La chute de la civilisation gréco-romaine et l’anarchie du moyen âge, la « terreur de mille ans, » ont pu momentanément troubler cet ordre ; mais la renaissance, glorieuse fille de la Grèce, en rendant la vie à la science et en donnant une impulsion énergique à l’esprit de progrès, devait restituer à la race aryenne le premier rang dans le monde. L’empire ottoman n’a donc cessé de décliner à mesure que l’Europe retrouvait la voie perdue sous le règne de la théocratie et de la barbarie. Les populations turques établies en Russie, bien moins avancées que les Ottomans, ont déjà succombé. Kazan, Astrakhan, les Nogaïs de Crimée, ont perdu leur indépendance les uns après les autres. Les Koumucks, Kirghiz, Baschkirs, ont subi le même destin. Le Turkestan lui-même a été envahi, et le foyer de la nationalité turque, depuis qu’elle est descendue de l’Altaï, est menacé de voir ses derniers khans remplacés par des gouverneurs russes. Déjà la Russie a donné le nom du Turkestan à la quatorzième circonscription militaire, composée des provinces de Syr-Daria, de Sémiretchenskaïa et du district de Sarjaschan.

En Arménie et en Perse, l’élément turc a jusqu’à présent mieux résisté. En Arménie, il est si puissant que les Turcomans aiment à donner à ce pays le nom de Turcomanie : aussi chez beaucoup d’Arméniens le type de cette importante branche de la race aryenne a-t-il subi des altérations visibles. La Perse, qui appartient comme l’Arménie à la famille iranienne de notre race, a été peut-être plus malheureuse encore dans sa lutte séculaire contre le Tourân, objet d’horreur pour ses anciens sages et pour ses vieux héros. Les Tadjiks chyites, qui ont conservé les goûts sédentaires et agricoles des Aryens leurs aïeux, subissent la prépondérance des Ihlats (Turcomans), sunnites nomades et turbulens, qui errent avec leurs troupeaux sur les contre-forts montagneux de l’Iran, surtout au nord. Les Turcomans ont imposé à la Perse la dynastie régnante (les Kadjars), qui est d’origine turque. Toutefois les Turcomans se défendront-ils mieux en Arménie et en Perse que leurs frères ne le font dans le Turkestan ? La prise d’Erivân (1827) n’a-t-elle pas obligé le « roi des rois » à céder à la Russie tout ce qui lui restait du territoire arménien ? La Perse n’a-t-elle pas dû en 1853 prendre parti contre les Ottomans ? Ainsi, même dans les contrées où la population turque fait peser son joug sur la race aryenne, son impuissance à défendre le sol contre l’étranger montre assez tout ce qu’elle a perdu de son antique énergie. La décadence n’est pas moins sensible dans l’ordre intellectuel, et l’on peut constater une fois de plus que chez les peuples la tête faiblit avant le bras.

II. — Les Turcs de l’Altaï et les Kirghiz.

Les chants populaires des Turcs sont l’image de leur civilisation. En comparant ces curieux monumens de la poésie asiatique, on voit de nouveau passer sous ses yeux le tableau que je viens d’esquisser. On suit la marche et le développement social de ces nomades, qui se sont avancés jusque dans l’Europe méridionale depuis que leurs rudes ancêtres ont quitté les pentes de l’Altaï ; mais dans ces montagnes, berceau de leur race, vivent encore des populations qui parlent une langue qui n’est qu’un des dialectes de la langue turque, et dont l’imparfaite civilisation doit remonter à une haute antiquité.

Les habitans de l’Altaï et leurs voisins orientaux forment une société essentiellement élémentaire. Loin de se donner un nom qui leur convienne à tous et de se regarder comme une nationalité, ils forment des clans fort peu considérables, débris variés de peuples dont les dialectes offrent des nuances nombreuses très propres à intéresser un philologue. Leur religion n’est pas moins rudimentaire que leur état social, puisqu’ils sont encore livrés aux grossières pratiques du chamanisme, tandis que les populations de langue turque qui vivent à l’ouest de l’Altaï sont toutes soumises à l’influence de l’islam. Un Américain fort instruit qui a visité récemment la Sibérie a été étonné de l’habileté que possèdent les prêtres chamans des Toutchis. Ces prodigieux jongleurs font en plein air des tours dont les plus ordinaires consistent à se couper la langue et à se planter des couteaux dans les diverses parties du corps : aussi les tribus voisines les regardent-elles comme des « êtres surnaturels. »

Pour bien comprendre ces populations et celles qui leur ressemblent, il ne faut jamais oublier que les peuples primitifs vivent dans un monde enchanté. Leur ignorance absolue des lois de la nature leur fait voir partout des prodiges et des interventions célestes. Quand on appartient à une société dans laquelle l’esprit scientifique, — à force de combats, de souffrances et de persévérans efforts, — a fini par conquérir sa place, de sorte qu’il s’impose même à ceux qui continuent de contester ses droits, il n’est pas aisé de se faire une idée de l’étrange état des intelligences dans un monde livré uniquement aux impressions des sens. Les chants de l’Altaï ont cela d’intéressant qu’ils nous reportent à ces temps lointains où l’homme végétait dans une perpétuelle épouvante, entouré de fantômes et de visions, acteurs du drame dont la nature offre à l’humanité le saisissant spectacle. On est étonné de voir ces populations, qui manquent à la fois d’idées et de comparaisons lorsqu’il s’agit d’exprimer leurs sentimens, avoir tant de ressources quand il faut donner un corps à toutes les chimères dont leur imagination est remplie. Des rochers qui s’ouvrent pour la sépulture des morts et qui restituent le dépôt qu’on leur a confié, des châteaux qu’un cavalier aperçoit à une distance d’un mois de marche, — des luttes corps à corps qui durent sept ans, des festins presque aussi longs (la lutte du khan Pudœi), des êtres monstrueux à sept têtes, avides de chair humaine (Tardanak), — des vieillards aveugles servis par un mobilier animé, — des monstres dont la lèvre supérieure touche au ciel, tandis que la lèvre inférieure reste attachée à la terre, et dont les entrailles contiennent des trésors et des hommes, des hommes du nord et du midi, — des gens qui se transforment successivement en lion, en loup, en renard rouge, en faucon gris, telles sont les merveilles que racontent les poèmes. Les poètes populaires n’ont pas seulement recours au merveilleux sous la forme la plus audacieuse, ils savent accumuler les incidens de façon à tenir la curiosité en haleine ; mais ils ignorent complètement le talent, qui n’appartient qu’aux artistes consommés, de chercher un dénoûment dans le libre jeu des passions humaines. L’intervention du monde supérieur, réprouvée par Horace, est leur moyen ordinaire de sortir des complications dans lesquelles ils se plaisent.

Le tableau de la vie altaïque nous offre beaucoup plus d’intérêt que toutes ces complications. Cette vie est bien celle que devaient mener les Turcs primitifs avant de commencer leur exode. Il faut lutter contre la rude nature de l’Asie centrale, tantôt contre les frimas des « montagnes de glace, » sur lesquelles souffle « le vent noir, » tantôt contre une chaleur qui rend « l’épaule brûlante. » L’habitation est la yourte, demeure éminemment primitive, faite pour les nomades. Le cheval, aussi susceptible d’attachement que de haine, dont la vengeance atteste des combinaisons profondes, est dans ces déserts la grande ressource, mieux qu’une ressource, le compagnon, l’ami et même le conseiller, tant sa prévoyance sagace frappe toutes l’es imaginations. Les chants décrivent avec une naïveté navrante l’abandon où se trouvent sans lui deux orphelins errant dans ces interminables solitudes :

« Pour manger, il n’y a aucun plat ; — pour s’habiller, aucune pelisse. — Tous deux s’en allèrent en pleurant.. — Quand le jeune garçon eut ainsi marché, — il se fit une flèche de bois, — il alla chasser, — tira avec des flèches de bois. — Il revint à la maison quand il eut tiré. — A son retour de la chasse, la viande tomba pourrie à terre. — Le jeune garçon se dit en lui-même : — Ah ! si j’avais un cheval, — alors je pourrais apporter le gibier à la maison. — Quand je le charge sur l’épaule en allant à pied, — mon épaule s’écorche. — De nouveau il pleura, pleura…. » (Altaïn Saïn Salam.)

D’étranges inventions donnent une idée de la misère à laquelle finit par être réduit l’homme errant ainsi à l’aventure. Un nouveau Joseph fuyant ses frères s’en va en pleurant.

« Il marcha et marcha. — Tandis qu’il marchait ainsi : — Qu’est-ce qui fait là du bruit ? dit-il. — Il chercha, chercha, il n’y avait rien… — De nouveau il chercha, — de nouveau il ne vit rien. — Ses propres articulations, ses propres os, — il vit qu’ils avaient craqué. — Sa chair avait tout à fait disparu. » (Tektébéi Merghen.)

Dans une pareille situation, le coursier qui se montre semble un être merveilleux, un vrai don du ciel. Aïkym Saïkym, « le cheval rouge à la selle d’or, » pleure son maître, et console sa sœur par sa compassion ;

« Le garçon se rompit le cou — et mourut. — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — dit : On ne peut le sauver, et revint. — Quand il fut revenu, — la sœur se précipita hors de la maison. — Lorsque la jeune fille vit — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — revenir à la maison sans le maître, — elle regarda. — Quand la sœur regarda le cheval, elle pleura. — Quand le cheval regarda la jeune fille, il pleura. — Aïkym Saïkym, le cheval rouge, — vint auprès de la jeune fille et se mit à genoux. » (Altaïn Saïn Salam.)

On n’est donc pas surpris de voir comparer la voix du bienveillant coursier à celle du frère. « Quand on entend hennir dans la nuit sombre, — la voix de mon cheval brun m’est bien connue. — Quand même je vis chez d’autres peuples, — la voix du frère m’est bien connue. » Dans les situations embarrassantes, on a recours à son instinct, souvent plus sûr que l’intelligence d’hommes bornés. « Le cheval gris de fer sauta en arrière. — Le garçon demanda au cheval : — Que sais-tu ? — que sais-tu, mon cheval, — mon cheval gris de fer ? — qu’as-tu vu ? — Le cheval dit : — Quand nous sommes près du diable, — comment ne devons-nous pas penser au moyen de nous sauver ? » La pensée du coursier se mêle à des souvenirs qui nous semblent, à nous, d’un ordre bien différent. « Toi qui as mangé souvent la tête de l’herbe bleue, — mon cheval bleu, où es-tu ? — Toi dont les cheveux blonds flottent sur le cou, — ma fiancée, où es-tu ? »

Le dédain de l’homme civilisé pour les autres êtres sensibles n’est pas de mise au désert. L’oie, que n’oublient pas les chants grecs, figure même dans une comparaison amoureuse aussi bien que le cygne gracieux ; mais dans tout état social subsiste la nécessité de vivre, et l’ami de la veille devient la victime du lendemain. Lorsqu’on veut chasser, on songe que le fer bien tourné est aussi utile pour atteindre le chevreuil que « la soie brodée d’or » l’est pour orner une pelisse. Quand Altaïn Saïn Salam retrouve sa sœur, Aïkym Saïkym, le cheval rouge, prend part à leur joie. « Tous deux entrèrent dans la maison… Ils tuèrent un cheval, et firent un festin. » L’ivrognerie fortifie encore les instincts farouches du carnassier, et malheureusement il n’est guère de bon repas sans ivresse ; aussi l’on peut appliquer à toute réjouissance ce qu’on dit d’un festin homérique : « Il (le khan Pudaeï) réunit tout le peuple, — fit abattre soixante cavales… — Un festin il prépara, — ils burent beaucoup d’eau-de-vie, — six mois passèrent. — Ils burent beaucoup de poison, — six ans passèrent. » De pareils ivrognes ne sont guère capables de calculer les conséquences du jeu ; on voit même deux personnages qui ne sont nullement ivres se laisser tellement entraîner qu’ils unissent par jouer leur propre liberté (Tektébéi Merghen). Un genre de distractions plus noble et plus utile, ce sont les récits des « chantres joyeux, » ainsi que la lutte qui endurcit les corps et les prépare à soutenir des combats sans merci, qui ne laissent ni un os intact ni une goutte de sang dans les veines, et à « combattre contre tout homme fort. » (La lutte du khan Pudœi.) M. Richard Bush, qui a vu récemment une de ces scènes en Sibérie, en donne une description qui complète fort bien les récits de nos poètes. « Beaucoup de garçons jouaient ; — notre garçon jouait aussi. — Ils couraient et luttaient. — Il vainquit tous les garçons, — et leur prit toutes leurs pelisses. » (La lutte du khan Pudœi.) Quelque difficile que soit la vie du montagnard, il tient aux rudes sommets qui l’ont vu naître, et la plaine où « se montre la cime des saules » n’exerce sur lui aucune espèce de fascination. Aussi l’Altaï, « le père Altaï garni d’herbe fine, » n’est nullement, aux yeux des peuples qui l’habitent, un séjour indigne d’eux :

« Sur le dos du blanc Altaï — est une fleur d’or ; — dans le pays aux montagnes d’or — la lune brille d’une grande lumière. — Sur le dos d’azur de l’Altaï bleu — est une fleur d’argent, — luit la grande lumière du soleil… — Toi, blanc Altaï aux six sommets, — tu es le séjour de soixante oiseaux ; — toi qui réjouis peuple et hommes, — heureux es-tu, blanc Altaï ! — Toi, blanc Altaï aux quatre cimes, — tu es le séjour d’innombrables cerfs. — Toi qui réjouis le peuple nombreux, — bienheureux es-tu, blanc Altaï ! »

Les improvisations, que j’ai plus d’une fois citées en parlant des contes, n’ont pas souvent dans l’Altaï d’autre valeur que de reproduire fidèlement les vagues impressions qui traversent l’imagination de peuples chez lesquels la réflexion n’est pas éveillée. « Avec le lait de la vache bleue, — les femmes ont mis de l’eau-de-vie. — Avec la peau de la vache bleue, — les femmes ont fait des bouteilles de cuir. » Quand il s’agit des sentimens qui chez les nations civilisées exaltent le plus facilement l’âme humaine, les faits sont parfois constatés d’une façon aussi peu enthousiaste, et l’amant épris ne parvient pas toujours à trouver une comparaison réellement adaptée à son sujet. « Je suis allé le long du blanc rocher, tout le long ; — au blanc rocher je n’ai trouvé aucune crevasse. — Ce peuple, je l’ai examiné dans tous les sens ; — une plus belle que toi, je ne l’ai pas trouvée. » Et encore : « J’ai souvent marché le long du rocher bleu ; — au rocher bleu, je n’ai trouvé aucune crevasse. — J’ai bien des fois examiné la foule ; — une plus intelligente que toi, je ne l’ai pas trouvée. » Si la comparaison s’offre à l’imagination, elle ne s’élève pas au-dessus d’une expérience assez vulgaire. « Qu’y a-t-il de précieux dans la sombre forêt noire ? — Précieuse est la zibeline aux quatre pattes. — Qu’y a-t-il de précieux chez les nombreuses tribus ? — Là est précieuse la fille aux quatre tresses. » Un autre amant plus heureux trouve au début une comparaison qui ne manque pas de grâce rustique : « Comme le mélampyre des prés au printemps — flamboie mon cœur ; — comme l’oiseau qui arrive au printemps — supplie mon œil. — Comme le feu qui brûle en automne — brûle mon cœur ; — comme l’oiseau qui vient en automne — s’attriste mon œil. »

La conviction de la fragilité des avantages et des biens de ce monde, conviction qui tient une si grande place dans la poésie des nations turques, se montre aussi dans ces improvisations ; mais, au lieu de produire les développemens qu’on trouve dans les poètes ottomans, elle est indiquée par quelques traits mélancoliques. « Ma pelisse faite d’une étoffe neuve, — de quel avantage m’est-elle dans les jours pluvieux ? — De mon bétail rassemblé avec tant de fatigue, — quel avantage aurai-je au jour de la mort ? » La pensée de la famille ne semble nullement diminuer ces impressions pessimistes. « Quand à droite souffle le vent, — se penchent les têtes du roseau ; — quand je pense à tous mes païens, — des larmes me viennent dès yeux profonds. » La jeunesse même ne préserve pas d’une tristesse qui fait un contraste si frappant avec la virile sérénité de la Grèce héroïque, dans le sein de laquelle fermentait la conscience d’un glorieux avenir. « Mon poulain de deux ans deviendra un cheval, — sa crinière et sa queue grandiront également. — Nous jeunes gens héritiers des bons, — nous grandirons au milieu des soucis et des larmes. »

La notion du devoir se dégage pourtant de toutes ces misères qui forment la vie et que quelques rayons éclairent, par exemple quand le printemps, qui « couvre de feuilles la cime des arbres, » engage la jeunesse au jeu. Cette notion est naturellement simple, le respect de l’autorité paternelle, l’attachement au chef, l’énergique gouvernement de la famille en sont les points essentiels : « Notre postérité qui a reçu la bénédiction, — dans la yourte paternelle puisse-t-elle se succéder ! » Cette bénédiction est le meilleur gage de bonheur pour les enfans, surtout si elle est confirmée par les chefs. « Ce qui a réjoui les petits, — c’est la bénédiction des vieux. » — « Ce qui a fait devenir les jeunes enfans des hommes, — c’est la bénédiction des grands. » — « Celui qui gouverne vigoureusement la yourte du père — sera respecté chez les peuples étrangers. »

Les Kirghiz forment une transition entre les populations de l’Altaï et les peuples turcs qui ont comme eux embrassé l’islamisme. De même que leur religion, quoique mêlée de croyances étrangères au mahométisme, est supérieure au chamanisme, leur état social est moins élémentaire que celui des clans de l’Altaï. L’immense steppe des Kirghiz, qui s’étend de l’Altaï jusqu’au fleuve Oural, est habitée par une véritable nationalité. Chaque Kirghiz se nomme Kasak, comme tout paysan roumain, quel que sortie gouvernement auquel il obéisse, qu’il dépende de Pesth, de Vienne ou de Pétersbourg, s’appelle lui-même Roumoun. Le nom de Kirghiz, comme celui de Kirghiz Kaïsak, ressemble à celui d’Albanais ou de Valaque, forgé par les étrangers, et qui n’a aucun sens dans la langue indigène. La poésie populaire atteste, autant que l’idiome et les coutumes, que la conscience nationale existe chez les Kasaks, sans qu’ils soient pour cela plus capables que les habitans dé l’Altaï de défendre leur indépendance contre le voisin qui prétend les assujettir, qu’il s’agisse de l’empereur de la Chine ou de l’empereur de Russie. Maintenant les « Kirghiz de Sibérie » sont compris dans la douzième conscription militaire de l’empire russe, quoique la nation entière ne soit pas encore complètement soumise, et qu’il soit difficile d’astreindre à une véritable dépendance dès nomades dispersés sur des territoires aussi vastes.

Malgré le sentiment qu’ils ont de leur unité nationale, les Kirghiz se fractionnent en trois hordes : la grande horde, la horde moyenne et la petite horde. Les noms des familles Argyn et Naïman, les principales de la horde moyenne, prouvent le rôle que l’élément mongol a joué dans la formation d’un peuple dont l’origine est enveloppée de ténèbres, qui est composé des élémens les plus divers fondus ensemble depuis longtemps. Les hordes se divisent en clans et ceux-ci en familles, qui vivent dans un accord si intime qu’elles soutiennent leurs membres envers et contre tous. Nous retrouvons ici l’idée favorite des nomades, qui donnent à la morale un autre point de départ que les nations sédentaires civilisées. La hiérarchie des devoirs admise par un Fénelon, qui commence à l’humanité et descend à la nation pour arriver à la famille, serait pour eux une simple absurdité. Tous demeurent dans des aouls de cinq à quinze yourtes, qui s’élèvent sur l’immense steppe comme des taupinières. La yourte est une tente de feutre brun qui recouvre un treillis évasé de bois peint en rouge, avec un toit pointu en perches et un grand tuyau de cheminée rond. Cet assemblage de yourtes, qu’on nomme aoul, forme une commune microscopique gouvernée par la famille la plus nombreuse, qui protège l’individu isolé et en est responsable. Les querelles sont décidées par des arbitres, et l’aoul se charge de faire exécuter leurs arrêts. Ces formes archaïques de gouvernement, dont les chants donnent, une idée exacte, ressemblent, assez aux simplifications, idéal de quelques écoles socialistes, qui réduisent le gouvernement à une sorte de jury rustique. Cependant le principe aristocratique subsiste toujours, et les descendans des khans forment la noblesse (sultans, os blancs), qui jouit de certains privilèges.

La « douce anarchie » qui est la base de ce système aurait moins d’inconvéniens, s’il ne fallait pas compter avec ses voisins ; mais, quand un différend a lieu entre les membres de deux aouls, si l’un ne veut pas se prêter à l’exécution de l’arrêt, l’autre doit recourir à une expédition guerrière. La baranta amène naturellement des représailles. Il en résulte entre les clans et les familles des luttes qui occupent sérieusement la poésie populaire. Heureusement la religion n’ajoute pas comme ailleurs aux ardeurs guerrières. Quoique convertis au mahométisme depuis plusieurs siècles, les Kirghiz sont tellement étrangers à tout fanatisme musulman, que M. Levchine ne sait s’il doit les ranger « parmi les mahométans, les manichéens (dualistes) ou les païens. » Le mahométisme n’aurait pu acquérir de l’influence que par les savans (les gens qui savent écrire) ; or, tout en leur rendant mille honneurs, on les déteste cordialement et on les regarde comme des infidèles. L’islam n’a donc qu’une action médiocre, et encore quand il ne faut pas s’imposer de gêne. Ainsi on se rase la tête et on porte des amulettes, on emploie quelques phrases tirées du Koran ; mais on se soucie peu des prières du jour, du carême et des ablutions. Grâce à ce peu de zèle pour la religion, la langue n’a pas été atteinte par l’action dissolvante qui l’a transformée chez les Ottomans. Le kirghiz est resté un idiome turc pur, et les mots empruntés à l’étranger ont dû subir les lois de la prononciation et obéir à l’esprit de la langue indigène. La pureté de cette langue et la vaste étendue de son domaine ont décidé M. Radloff à consacrer à la poésie populaire des Kirghiz un volume de 856 pages, sans parler de l’intéressante et substantielle introduction qui précède ce volume, résumé des observations faites par le savant philologue dans la horde moyenne et dans la grande horde. Les chants ont été surtout recueillis dans la steppe orientale ; la légende de Kosy Kœrpœsch a été copiée à Sergiopol, non loin du prétendu tombeau de ce héros. Cependant, pour donner une idée des produits poétiques de la steppe occidentale, il a fait paraître les légendes de Sain Bâtir et d’Er Targyn, publiées déjà en arabe par le professeur Ilminsky.

Les Kirghiz divisent eux-mêmes leurs chants en « paroles du peuple » et en « chansons de livre. » Les premières sont transmises de bouche en bouche, et, loin qu’on songe à les écrire, le mollah, c’est-à-dire le seul personnage qui pourrait être tenté de le faire, méprise trop ce genre de poésie pour en avoir l’envie. Les mollahs aiment mieux en composer d’un autre genre, qui, au lieu de conserver les vieilles traditions nationales, servent à propager les idées musulmanes, en même temps qu’elles font subir à la langue la transformation qui a eu lieu chez les Ottomans en introduisant des mots et des formes empruntés à des langues aryennes et sémitiques (le persan et l’arabe). Quelques-unes de ces chansons ont le caractère que les pères de l’église donnaient aux « préparations évangéliques. » Ce sont des récits, en rapport avec l’esprit du peuple, qui contiennent peu de substance religieuse, mais qui préparent les intelligences aux idées de l’islam. Tels sont Bos Dschigit, Hœmra, empruntés à l’Asie centrale, partie en vers, partie en prose, — Sœipul Mœlik, traduit de Névaï, — Satyp Dschasman, Kik, Schar-jar, récits qui se sont fort répandus dans le peuple. Les chants intitulés Bos Torgaï (l’alouette), Sar Saman (le temps d’afflictions), Saman Akyr (la fin du monde), ont un caractère franchement didactique, et ressemblent à ce genre d’enseignement qu’on nomme en Italie dottrina et en France catéchisme. Les plus populaires sont Bos Torgaï et Dschumdschuma. Dans le district de Sémipalatnisky, les chants de livre se sont répandus dans la masse du peuple. Là disparaissent insensiblement les chansons en l’honneur des vieux héros nationaux, qui sont remplacés par les héros de l’islam, comme en Europe les personnages sémitiques de la Bible ont pris place dans la poésie de tous les peuples à côté ou à la place des types indigènes. Le chant kirghiz consacré à Housseïn est un exemple de ces substitutions. Ces faits prouvent que l’islam n’est pas en décadence autant que nous aimons à le croire. En Asie, où il a conquis au cœur même du brahmanisme 25 millions de sectateurs, il gagne du terrain sur le chamanisme et même sur le bouddhisme, comme en Afrique il fait partout reculer le fétichisme de la race nègre. Chez les Kirghiz, il doit immensément à la poésie populaire. M.. Radloff a été témoin de l’effet que produisait la lecture du chant de Dschumdschuma sur les grandes assemblées. Les auditeurs écoutent avec l’attention la plus soutenue, et sur leurs traits on lit l’épouvante que produit la description des supplices réservés dans l’enfer aux musulmans qui n’observent pas les préceptes de la religion. Les « paroles du peuple » sont des proverbes, des bénédictions, des chants de noce, de deuil, des histoires de braves, des contes, etc. Cette littérature est si considérable que le gros volume de M. Radloff ne peut être regardé que comme une anthologie des divers genres.

Les Kirghiz, les Turcomans et autres nomades qui ont su s’élever de quelques degrés au-dessus de la misère des sociétés primitives ne manquent pas de loisir pour s’abandonner aux inspirations d’une muse essentiellement populaire. Leur existence a un côté aristocratique très favorable au développement de l’imagination. Le Kirghiz, que M. Vambéry ne trouve point dénué d’instincts poétiques, n’est nullement, comme un paysan du Berry ou de la Bretagne, absorbé par un travail qui rend toute vie intellectuelle à peu près impossible. Comme le lis de l’Évangile, le nomade ne sème ni ne récolte. Les troupeaux suffisent, sans parler des razzias, à des gens dont les besoins sont très bornés. Les soins que le bétail réclame, une industrie élémentaire, tous les travaux qui exigent quelque suite, sont le partage des femmes, qui constituent dans toute société à l’état d’enfance une caste inférieure assez semblable aux serfs du moyen âge. L’homme, lorsqu’il s’est occupé de son coursier, plus digne d’intérêt à ses yeux que sa laborieuse compagne, peut donner beaucoup de temps à ceux qui veulent charmer ses loisirs par des contes, des légendes historiques ou des chants. Leurs poètes trouvent des expressions qui ne manquent ni de naturel ni de vivacité, comme dans ce chant d’amour recueilli par M. Levchine :

« Vois-tu cette neige ? — Le corps de ma bien-aimée est plus blanc. — Vois-tu le sang qui découle de cet agneau ? — Ses joues sont plus vermeilles. — Vois-tu ce tronc d’arbre brûlé ? — Ses cheveux sont plus noirs. — Sais-tu avec quoi écrivent les mollahs de notre khan ? — Ses sourcils sont bien plus noirs encore. — Vois-tu ces charbons enflammés ? — Ses yeux brillent d’un éclat plus vif. »

La poésie convertit en or tout ce qu’elle touche. Il est vrai que les filles kirghises ont les yeux pleins de feu, le teint vif et animé, qu’elles sont agiles, robustes et saines ; mais leurs formes désagréables et leurs pommettes saillantes ne répondent nullement à l’idée que nous nous faisons de la beauté. Leur douceur, leur compassion pour ce qui souffre, leur tendresse maternelle, assureraient à ces femmes actives et laborieuses un empire plus solide que ces charmes de la jeunesse, aussi peu durables, dit le poète ottoman Mésiki, que les fleurs du printemps, si elles avaient des maîtres moins égoïstes, moins durs et moins vaniteux.

Comme tout Kirghiz est improvisateur, il compte plus sur cette faculté que sur sa mémoire lorsqu’il veut reproduire un chant populaire. L’improvisation est d’autant plus aisée qu’on est peu difficile sur le choix des comparaisons et sur l’expression des sentimens, qu’on ne se soucie pas même toujours de la liaison des idées, comme ce poète Kirghiz qui dit : « Je suis malade, et pense à peine à la nourriture. — Oh ! là-bas, il y a un pin élevé, et la neige est tombée dessus. » D’autres fois le poète insinue des conseils qui n’ont rien de poétique. « Donne une pièce de bétail pour la fille, — et elle sera à toi pour toujours. » La perspective offerte à la jeune fille de partager un cœur occupé déjà par trois ou quatre premières épouses n’est pas non plus de nature à enflammer son imagination. Cependant la nation la plus rude a toujours son idéal, qui lui rend la vie tolérable. Cet idéal apparaît surtout dans les contes populaires. On est surpris de trouver tant de similitudes entre les héros fantastiques de ces récits et les paladins du moyen âge occidental ; mais n’est-il pas naturel que des nomades aiment à célébrer les chevaliers errans ? Ces modèles de la bravoure kirghise luttent contre les enchanteurs, combattent les plus fameux cavaliers, délivrent les infortunées victimes de la tyrannie, reçoivent d’elles des talismans, saccagent les aouls pour plaire à des « sourcils noirs non fardés. » Néanmoins la conclusion de tant de combats et de prodiges ne ressemble guère à celle de nos romans de chevalerie, la belle n’ayant d’autre perspective que d’aller se confondre parmi les femmes de son libérateur.

On voit que, si le moyen âge occidental a pu être nommé « l’âge de la femme, » la vie kirghise ne nous offre rien de pareil. La curieuse histoire de Kougoul, recueillie par un écrivain polonais, M. Zaleski, qui a passé neuf années dans la steppe des Kirghiz, nous donne l’idée la plus exacte de la condition des femmes chez ces nomades. La nouvelle mariée, en entrant chez les parens de son mari, doit, fut-elle fille d’un sultan, se prosterner devant son beau-père et sa belle-mère, et la seule pensée qu’elle veut se dispenser d’un usage qui atteste sa complète dépendance lui attire la gracieuse épithète de « chienne. » Une femme riche, devenue l’esclave du khan, est malgré son âge condamnée à garder les troupeaux et battue impitoyablement quand son maître en est mécontent. L’animal est souvent plus sensible et plus juste que l’homme, et Ile dévouaient du cheval de Kougoul fait contraste avec l’odieux caractère du souverain. La première impression chez ces nomades est d’une violence extrême : lorsque le khan aperçoit Kanisbeg, la sœur de Kougoul, il tombe évanoui. Ses yeux ardens se fixent sur la belle enfant et ne peuvent pas s’en détacher. Absorbé dans cette extase de volupté, il se coupe un doigt, comme les compagnes de Zouléïka, dans une des épopées romanesques des Turcs, se déchirent la peau des mains en croyant peler des oranges, tant la beauté de Youssouf les bouleverse. Quand l’être humain est à ce point envahi par un sentiment irrésistible, il ne faut lui demander ni équité, ni modération, ni prévoyance. Aussi le khan cesse de s’appartenir ; il marche à son but avec la fureur aveugle d’une force privée d’intelligence. Pourtant, si Kougoul est obligé de le châtier, il garde jusqu’au dernier moment cet attachement au chef que l’on rencontre chez les peuples primitifs. Le souverain a beau être « un chien, un assassin, un parjure, » il n’en est pas moins « son khan, » contre lequel Kougoul refuse de combattre, si toutes les chances ne sont pas contre lui. Si ce trait rappelle l’héroïsme et la fidélité d’un preux vassal des temps chevaleresques, les détails du combat et d’autres circonstances du récit montrent que l’ardente imagination des chevaliers paraîtrait bien timide aux Kirghiz. Les légendes altaïques n’usent pas du surnaturel avec plus de modération, et c’est avec raison que M. A. Schiefner, qui a mis de savantes préfaces en tête des volumes du docteur Radloff, retrouve dans les mythes de l’Altaï l’influence du bouddhisme, combinée avec des traditions empruntées au mazdéisme. La religion et la langue des Turcs sont celles de la majorité des Kirghiz, mais la voix du sang les rapproche de ces populations qui préfèrent les enseignemens de Çakya-Mouni à ceux du prophète de La Mecque.

Les narrateurs de ces contes les complètent, lorsqu’ils sont en vers, par une mimique qui ajoute à l’effet du récit. Cette mimique, généralement originale, est plus variée que les airs des chants, dont la monotonie égale le ton mélancolique. Parfois ils sont accompagnés d’une musique dont les principales ressources sont le kobyz (espèce de violon) et la tchibyzga (flûte de roseau ou de bois). Dans certains cas, on forme des duos, des trios ou des quatuors où des musiciens prennent ainsi que des orateurs pour sujet l’éloge de quelque hôte distingué, une rivalité d’amour, — l’amour est « pareil au faucon qui se jette sur les canards, » — entre deux jeunes Kirghiz, enfin tout événement considéré comme remarquable.

III. — La Perse et le Turkestan.

La légende de la Perse rapporte qu’un roi de l’Iran, Feridoun, si connu dans l’histoire mythique de ce pays, eut trois fils, Iredj, Tour et Selm. Le premier ayant eu en partage l’Iran, qui a pris son nom, Tour dut passer l’Oxus et aller régner sur les provinces trans-oxanes. Les héritiers de Tour, dont le plus fameux est Afrasiab, le conquérant de la Perse, ont toujours été la terreur des rois de l’Iran. Firdousi dit que le temps d’Afrasiab, qui aurait dû régner, d’après ce qu’on lui fait faire, trois ou quatre cents ans, a été comme une nuit obscure qui a couvert l’Iran jusqu’au moment où le soleil de la race royale vint la dissiper. Aussi toutes les dynasties turques ont-elles voulu se rattacher au terrible Afrasiab ; Seldjouk, le fondateur des Seldjoucides, prétendait en descendre en ligne droite, et les monarques ottomans, qui se rattachent à cette famille, se vantent d’avoir plus d’une fois continué en Perse l’œuvre de leur célèbre ancêtre.

On a depuis en Perse donné le nom de Tourân à toute la contrée située au nord de l’empire, à la steppe profonde qui renferme les plus grands lacs du monde, la mer Caspienne et le lac d’Aral, à la région qu’arrosent le cours inférieur de l’Oxus et l’Iaxartes, et aux contrées montagneuses de l’est. Cette arène, où s’agitaient les nomades farouches du septentrion, était considérée comme le pays des ténèbres, le pays d’Ahriman, tandis que le plateau de l’Iran était le pays de la lumière, où Ormuzd, le bon principe, régnait au milieu des Aryens. Après la conquête mongole, ce pays prit le nom d’un fils de Djinghis ; depuis, on appela Turkestan ou pays des Turcs le vaste territoire qui s’étend entre l’empire chinois et la mer Caspienne. La confusion qui existait entre les peuples de famille turque et ceux qu’on appelait Tartares, alors qu’on appliquait cette expression fort inexacte à un mélange de nations turques et de nations mongoles, lui a fait aussi donner le nom de Tartarie indépendante, nom qui prend un sens de plus en plus ironique à mesure que la Russie étend son empire sur ces contrées guerrières.

L’Oxus et l’Iaxartes semblent deux Nils frères, aux cours parallèles, qui donnent à une partie du pays une physionomie fort différente de celle des plaines, livrées à une perpétuelle aridité. Les légumes abondans, les fruits exquis, le riz, le sorgho à sucre, le cotonnier, le mûrier, récompensent amplement le travail des populations sédentaires qui ont, à l’époque de la splendeur du pays, donné une si grande célébrité à Samarkand, à Bokhara et à Khiva. Malheureusement le climat est un grand obstacle au développement régulier de l’activité humaine. Le savant qui a dit que l’homme devait se résigner à être tantôt gelé et tantôt grillé semble avoir songé à ces contrées de l’Asie où une chaleur dévorante succède au plus rigoureux hiver. En effet la Sibérie, les steppes du Turkestan, les versans septentrionaux du vaste plateau de l’Asie centrale, aboutissent aux rivages, ouverts aux âpres vents du nord, d’une immense mer de glace, tandis que des chaînes énormes de montagnes couvertes de neiges éternelles ne permettent pas aux souffles tièdes du sud d’y tempérer la rigueur de la mauvaise saison. Ces obstacles, qui n’arrêtent nullement les voyageurs russes contemporains, MM. Struve, Ivanof, Michenkof, M. et Mme Fedchenko, d’autres encore, qui ont tant contribué à nous faire connaître l’Asie centrale, n’empêcheront pas la marche des armées de la Russie.

On étend le nom de Turkestan à une contrée voisine dont le Turkestan proprement dit est séparé par les gigantesques sommets du Bolor-Tagh. Le turc est en effet la langue de cette contrée, appelée Turkestan oriental, Djagataï oriental, Haute-Tartarie, Tartarie chinoise, Petite-Boukharie ou Tourfân. Ce pays fertile, entouré de montagnes de presque tous les côtés, a 2 millions de kilomètres carrés. Les villes y sont rares, et aucune n’a jamais eu la célébrité de celles qu’on trouve dans le Turkestan occidental ; Tourfân et Kasgar sont les plus connues. On aura maintenant des notions plus précises sur ces curieuses contrées à mesure que les Russes poursuivront leur marche en avant. Au temps de Pierre Ier, on croyait trouver un eldorado dans ces régions mystérieuses ; mais les voyageurs qui s’y aventuraient tombaient au milieu des nomades farouches qui les vendaient aux marchands de Khiva et de Bokhara. Cependant l’action commerciale de la Russie gagnait du terrain, refoulant les tribus qui l’entravaient ; depuis 1835, les plans d’annexion se dessinèrent de plus en plus, et déjà les Russes sont à Khouldja, qui naguère encore faisait partie du Céleste-Empire.

La politique de conquête inaugurée dans le Turkestan par Nicolas Ier a été poursuivie de nos jours avec persévérance par l’empereur Alexandre. L’Asie centrale n’est plus ce qu’elle était au XVe siècle, époque où Samarkand était le centre de la civilisation orientale. Les nations turques, malgré leur humeur guerrière, sont trop arriérées pour résister à la tactique moderne. En 1868, l’Asie centrale comptait 70,000 Russes, chiffre qui va augmentant de jour en jour. La vie commerciale, paralysée par le stupide gouvernement des émirs turcs, si bien décrit par M. Vambéry, renaît avec les Européens. Des steamers ont paru sur les eaux de l’Iaxartes (Syr-Da-ria) ; des mines de houille découvertes sur ses bords en assurent la navigation. Les caravanes, cessant de redouter les Turcomans et les Kirghiz, peuvent suivre la route de terre. En effet, même les khans restés indépendans sont maintenant obligés de tenir compte de la présence d’un gouvernement qui trouverait dans les actes de brigandage des raisons d’étendre des conquêtes qui le rapprochent des frontières de l’Inde. Une voie ferrée qui unira Orenbourg à Taskhent, ville de 60,000 âmes, dont M. Karasinea décrit les mœurs dans un curieux roman, centre d’une contrée voisine de Kokhand et de Bokhara, permettra aux Russes d’agir avec une promptitude effrayante pour des gouvernemens aussi complètement désorganisés que ceux des khans. La Russie ne tardera pas à être en possession de la route la plus courte conduisant de la Baltique et de la Mer du Nord aux districts les plus peuplés de la Chine et de la province du Bengale. Si la France, déjà établie en Cochinchine, au milieu des populations de race jaune, essayait de soumettre à son empire les sectateurs de Bouddha, l’immense Asie, envahie de trois côtés à la fois, ne tarderait pas à subir la domination de l’Europe.

La situation des Asiatiques n’a pas toujours1 été aussi triste, et leur âme n’était pas autrefois préparée à tant d’humiliations. Quand les Européens étaient plongés dans la nuit du moyen âge et esclaves de la théocratie, ils semblaient destinés à être les héritiers de l’a glorieuse civilisation gréco-romaine, tant les hautes intelligences, naissaient en foule à côté des vaillans guerriers. Aux plus sombres époques de l’histoire de notre continent, la brillante cour des califes, des Al-Manzor, des Haroun-al-Raschid (VIIIe siècle), des Al-Mamoun, des Motassem (IXe siècle), était le séjour favori des lettrés et des savans, et les célèbres écoles de Bagdad, de Bassora, de Koufa, de Cordoue, étaient la lumière de l’Asie et de l’Europe. Bokhara, dans le Turkestan, n’avait pas moins de réputation. La Perse musulmane, dont l’influence devait être si grande sur les Turcs, produisait ces poètes dont elle est justement fière : il suffit de citer les noms glorieux des Firdousi, des Nisâmi, des Saadi, des Hâfis, des Djâmi. L’époque des Djâmi (XVe siècle) est précisément celle de l’écrivain dont le nom revient sans cesse sous la plume toutes les fois qu’il s’agit de la littérature turque.

Wizam-Eddin Mir Ali-Chir, dont le père, était un des principaux personnages de la cour du sultan qui régnait à Samarkand, florissait sous le règne du sultan Housseïn, qui, littérateur distingué lui-même, réunissait autour de lui les savans, les poètes, les artistes de l’Iran et du Tourân. Il naquit à Héri (Hérat), où était la cour des souverains du Khoraçan. Le savoir étant alors dans ces contrées considéré comme une des premières qualités de l’homme d’état, Ali-Chir devint muhurdar (garde des sceaux), puis émir, gouverneur de Hérat et vice-roi d’Asterabad ; mais dans toutes les fonctions qu’il occupa, dans toutes les missions de confiance dont il fut chargé, il soupirait après la retraite et l’étude. Le souverain éclairé1 qui, en lui écrivant, mettait toujours en tête de ses lettres : « au modèle des citoyens, au soutien du pays et du gouvernement, au sage ordonnateur des beautés de la vérité et de la religion, » fut obligé de lutter constamment contre sa sincère modestie et son invincible éloignement des grandeurs. — « L’émir Ali-Chir, dit l’auteur du Babour-Nameh, était distingué de sa personne, et possédait une urbanité et une élégance de manières que la fortune ou la disgrâce n’altéra jamais. Au faîte des honneurs comme dans l’exil, à Hérat comme à Samarkand, Ali-Chir fut toujours le même, un homme incomparable. »

Dès ses débuts, Mir Ali-Chir avait reçu le nom de « poète bilingue, » parce qu’il avait pris place en même temps parmi les poètes persans et parmi les poètes turcs. Conformément à un usage fréquent chez les musulmans, il était connu comme poète turc sous le nom de Névaï ; comme poète persan, on le nommait Fénaï ou mieux Fâni. Pourtant Névaï, fier de son origine et de sa race, va jusqu’à donner le turki comme supérieur en prose et en vers au fârsy, aussi a-t-il écrit en turc ses quatre divans (Merveilles de l’enfance, — Raretés de l’adolescence, — Curiosités de l’âge mûr, — Profits de la vieillesse) et la plupart de ses ouvrages, dont l’influence a été si considérable sur les populations turques et continue de se faire sentir dans le Turkestan. Il énumère avec complaisance dans sa Galerie des poètes ceux qui sont sortis de la race turque, dont plusieurs appartenaient à sa famille ; Toutefois on ne se soustrait pas facilement à la supériorité du génie aryen ; dans ses poèmes romanesques (Ferhâd et Chirin, Medjnoun et Léila, les Sept planètes), qui introduisent dans la littérature de sa nation des personnages destinés à devenir si populaires, il n’échappe point à cette influence. Il en est de même dans l’ordre religieux ; son mysticisme est plus sincère qu’original. Son livre sur le spiritualisme est imité de Nizâmi, de Khosrou et de Djâmi, de ce Djâmi qu’il nomme lui-même le « céleste confident, le flambeau des ulémas, le rempart de la foi, le soleil de vertu, le roi de la forme humaine, de la spiritualité, l’ombre de la Divinité. »

La musique, que Névaï cultivait comme d’autres arts, a contribué à donner à ses poésies un caractère populaire. Youssouf-Bourhân, qui la lui avait enseignée, en mettant en musique la plupart des œuvres poétiques de son élève, leur assura une vogue à laquelle leur élévation ne semblait pas les destiner. Maintenant il n’est pas de chanteur qui n’ait dans sa collection quelques morceaux de Névaï. S’il n’a pu donner la même popularité aux poètes dont il entretient ses lecteurs, il a pu du moins soustraire leur nom à l’oubli, et quelques-uns méritaient réellement d’être connus. Ainsi le neveu du sultan Housseïn, Mohammed-sultan, connu sous le nom de Kutchuk-Mirza, devenu derviche, avait composé des vers aussi gracieux que spirituels sur la puissance de l’amour. « Je me vantais d’avoir passé toute ma vie dans la pratique de la vertu et de la dévotion ; — mais, quand l’amour m’a embrasé, qu’était-ce alors que cette vertu, cette dévotion ? — Je vous rends grâce, ô mon Dieu, d’avoir permis que je fisse sur moi-même cette grande expérience. » Si, comme on le dit, il ne faut voir dans cet amour ardent que le deuxième état extatique de l’échelle mystique des soufis, il n’en est point sans doute de même de ce distique du sultan Iskender, petit-fils de Timour : « J’avais comparé ma bien-aimée à une belle lune dans son plein, mais elle s’est voilée la moitié du visage. — Je donnerais volontiers, ô ma belle, pour dîme de ta noire chevelure, ou Le Caire ou Alep ou Roum. » Shâh-Rokh, fils de Timour, exprime avec vigueur un autre genre de sentimens, qui trouve toujours un écho dans les tribus du Turkestan. « Le guerrier doit se jeter au milieu de la mêlée, du carnage ; blessé, il ne doit chercher d’autre lit que la crinière de son cheval ; il mérite de mourir de la mort d’un chien, le misérable qui, se disant homme, implore la pitié de l’ennemi. »

L’ardeur guerrière n’est pas ici, comme dans les religions pacifiques, le bouddhisme et le christianisme par exemple, tempérée par l’influence de la foi. L’islamisme est essentiellement belliqueux, puisque sa mission est de soumettre par le glaive le monde à la puissance d’Allah et de son représentant sur terre ; mais il a de commun avec le druidisme et le christianisme qu’il apprend à considérer la vie uniquement comme un laborieux et périlleux passage, et à porter constamment la vue vers ce qui est éternel. Dans son élégie sur la mort de Djâmi, Névaï exprime cette conviction universelle avec un ton qui fait penser aux solennelles lamentations de Bossuet, moins détaché que le poète musulman des grandeurs de la terre, et cette note est si commune dans la poésie turque qu’on peut la considérer comme un des sentimens que la religion, l’instabilité des conditions, la fréquence des guerres et des bouleversemens, ont rendus éminemment populaires.

« Chaque mouvement de la sphère apporte, hélas ! un nouveau coup du sort ; chaque étoile qui brille au firmament est l’image d’une plaie ouverte par quelque nouveau malheur.

« La nuit sous sa robe noire, comme le jour dans son vêtement d’azur, n’amène que de nouvelles peines, de nouveaux chagrins.

« Bien plus, la durée insaisissable d’un clin d’œil est elle-même un moment de tristesse, car à tout instant les escadrons de la mort s’élancent des steppes du néant, et soulèvent des tourbillons de poussière d’une nouvelle destruction.

« L’univers n’est qu’une vallée de larmes, d’où montent de tous côtés la fumée de gémissemens toujours nouveaux et le bruit de lamentations sans cesse renaissantes.

« Hélas ! c’est la vie elle-même qui est la source constante de nos douleurs. C’est bien elle qui remplit notre cœur de nouveaux chagrins. Au reste, la terre est un jardin dont les fleurs, bientôt effeuillées par la douleur, ne sont, malgré leur brillante apparence, qu’un manteau dévorant.

« L’eau qu’on y boit est empoisonnée, l’air qu’on y respire est infect ; peut-on dès lors s’étonner qu’il y règne une épidémie perpétuelle ?

« Aussi les âmes pieuses tournent-elles leurs vœux vers le paradis ; là l’atmosphère est tout autre.

« Pour ces âmes imbues de la connaissance divine, ce misérable séjour n’est qu’une station de passage ; la véritable patrie est ailleurs… »

Le Turkestan est bien loin aujourd’hui de ce qu’il était au temps de Névaï. Quoique la bravoure ne manque pas aux habitans, il semble qu’elle soit devenue complètement inutile depuis que ce pays est tombé dans la barbarie. Parmi les populations qui se partagent le pays, les Turcomans sont renommés pour leur humeur belliqueuse. Ils se regardent comme les Turcs par excellence. Il est vrai que ces clans guerriers ont été jusqu’à nos jours les gardiens des frontières méridionales du Turkestan, et ont couvert les villes de Khiva, de Bokhara et même de Khokand, plus civilisées sans doute, mais bien moins résolues que ces nomades. Fidèles au génie primitif de leur famille, ils en constituent encore une des forces solides, protégés par leur barbarie même contre l’action de la civilisation aryenne, qui dissout une partie de la société turque sans parvenir à lui infuser un esprit incompatible avec ses traditions immémoriales et ses tendances instinctives. L’énergie des Turcomans n’emprunte pas autant qu’on serait tenté de le croire à l’islamisme, qui agissait si puissamment sur les Ottomans à l’époque de leurs triomphes. L’orthodoxie du Turcoman laisse fort à désirer ; mais il a l’humeur indépendante des nomades et la fierté d’une race habituée à voir trembler des multitudes qui, en perdant la vigueur militaire, ont perdu tout ce que l’homme a le droit et le devoir de défendre. La docilité si mal récompensée des populations qu’il foule aux pieds, et parmi lesquelles il va chercher des troupeaux d’esclaves tremblans sous son fouet, ne contribue pas peu à lui faire goûter un état social par lequel « chacun est roi. » Les relations que les razzias établissent entre les clans turcomans et les Aryens ont avec le temps modifié le type, et même dans le Turkestan ce type ne s’est maintenu intact que lorsque les circonstances ont empêché toute immixtion du sang iranien.

Cependant chez beaucoup de Turcomans le type primitif de la famille turque se conserve parfaitement. Ils ont les yeux petits et obliques, les pommettes font saillie et la barbe est rare. Grands et forts, ils ont encore la vigueur qui faisait considérer, ainsi que l’atteste un proverbe français, les conquérans de Constantinople comme le modèle de la force. Ceux qui survivent aux dures épreuves de l’enfance sont des soldats capables de supporter les plus grandes privations. Souffrir de la faim pendant des mois entiers est pour eux chose ordinaire ; mais, à l’exemple des Peaux-Rouges de l’Amérique, s’ils trouvent l’occasion de se dédommager de leurs privations, ils montrent un appétit de Gargantua. Aussi leur est-il impossible de conserver longtemps des provisions. Peu difficiles sur le choix des mets, ils le sont encore moins sur la qualité de la boisson ; une eau que dédaignent les chevaux des Cosaques russes leur semble fort potable.

Leurs chevaux doivent s’habituer comme eux à des alternatives d’abondance et de jeûne. Quand on demande à un Turcoman quelle ration il donne à son cheval : « Lorsqu’il y a beaucoup d’orge, dit-il, j’en donne beaucoup ; s’il n’y en a point, je n’en donne pas. » Cependant il sait fort bien que sans le cheval et le chameau le genre de vie qu’il mène serait absolument impossible. La poésie comme les récits des voyageurs prouvent que ces nomades soignent et aiment leurs chevaux plus que tout au monde. N’auraient-ils que des haillons pour se préserver, eux et leur famille, leur cheval est couvert d’un bon feutre qui l’hiver le garantit du froid intense de ces contrées, et qui l’été le défend contre une chaleur qui n’est pas moins extrême. Traités en amis, les chevaux deviennent sociables et beaucoup plus intelligens qu’un Européen ne peut l’imaginer. L’intimité entre le Turcoman et son coursier n’est donc nullement exagérée par la poésie populaire, qui, émerveillée de la sûreté de l’instinct de ces nobles animaux, semble assez peu disposée à voir « le roi de la création » dans cet homme qui dépend constamment de la vigueur, de la rapidité et de l’adresse de son cheval. Il est certain que leurs chevaux de course, mélange de la race indigène, petite, lourde, mais forte, avec les chevaux arabes, sont très remarquables. A l’âge de trois ans, ils font déjà de longs voyages. Rien ne leur est plus aisé que de franchir 150 verstes en dix-huit heures.

Les Turcomans, vigoureux et braves cavaliers, formeraient des troupes redoutables, s’ils avaient des armes moins mauvaises ; malheureusement pour eux les ouvriers n’ont aucune aptitude leurs sabres recourbés sont très mal faits, et leur petit poignard ne peut pas être d’une grande utilité. Ils se servent maladroitement des fusils de toute provenance qu’ils ont pu se procurer. L’arme nationale est la pique, dont la hampe est faite d’un roseau léger et en même temps très fort. Dans un temps où la plus faible inégalité dans l’armement et dans la tactique a de si graves conséquences, on peut se figurer quel est l’avenir d’un peuple aussi incapable de produire des armuriers que des généraux. L’organisation politique n’est pas faite pour suppléer à ce qui manque du côté militaire. Le seul pouvoir reconnu, celui des « bons, » qui comprennent les plus âgés, les plus riches, les plus braves, les plus intelligens, a sans doute une influence considérable quand il s’agit des relations des clans ; mais cette influence est nulle dans les affaires privées, surtout dans les affaires criminelles. En dehors des expéditions, le Turcoman, dans ses rapports avec les membres de son clan, ne montre pas une humeur plus féroce que les autres Asiatiques.

On ne doit point s’attendre à ce qu’une société ainsi constituée donne pour base à la famille d’autre droit que celui de la force. Tandis que la Perse, où l’élément aryen a joué un si grand rôle, où la vie intellectuelle a eu autrefois un si grand développement fait à la femme des concessions considérables, jusqu’à lui accorder, comme en Russie, la libre administration de son bien, le Turcoman ne voit en elle que l’ouvrière dont l’activité doit suppléer à son incurable paresse. Il vit en effet noblement, comme on disait autrefois, car, lorsqu’il n’est pas occupé par quelque expédition entreprise pour enlever les Persans qu’il vend sur les marchés du Turkestan, surtout à Khiva, sa vie entière appartient à la plus honteuse oisiveté. L’existence de ses femmes ne diffère guère de celle des esclaves exposés par leur mari sur les marchés de l’Asie centrale. Elles disent elles-mêmes qu’elles sont trop pauvres pour se conformer aux usages des villes, c’est-à-dire pour se voiler et se dérober aux regards des étrangers ; mais, comme dans les plus dures conditions l’instinct féminin ne se dément jamais, elles ont aussi leur coquetterie et leurs élégances. La coiffure attire surtout les regards dans le costume des jeunes et riches Turcomanes. Cette coiffure, qui est réservée pour les solennités, ressemble à un énorme shako orné d’or, d’argent, de pièces de monnaie et de pierres précieuses.

M. Vambéry, qui a consciencieusement étudié les habitudes des Turcomans, dit que leurs occupations et leurs mœurs fourniraient la matière d’un volume bien rempli, tant elles diffèrent des nôtres. Leur vie est éminemment féodale, elle se partage entre la guerre et le repos sous ces tentes solides, fraîches en été, tièdes en hiver, qui résistent aux affreuses bourrasques déchaînées dans les steppes.

Mais que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

Les songes du Turcoman sont nécessairement des rêves de guerre, rêves entretenus dans son âme par les récits des conteurs et les chants belliqueux des poètes populaires.

Chez les Turcomans, la veine poétique est bien loin d’être tarie, et nous commençons à connaître en Europe les noms de leurs meilleurs poètes, par exemple Makhdumkuli, le barde national. La passion que les Asiatiques ont pour le surnaturel s’est exercée sur sa vie, et les légendes ont déjà transformé la vie de ce poète du XVIIIe siècle. La guitare à deux cordes (la dutara) est l’instrument dont les troubadours turcomans se servent pour accompagner les chants qui ravissent tellement leurs rudes auditeurs qu’un maraudeur revenant affamé d’une expédition oublie sa fatigue et sa faim pour les écouter. La mélopée gutturale et les sons de l’instrument primitif produisent sur ces âmes passionnées une impression dont il est difficile de se rendre compte. Il ne s’agit plus de cette musique dont les mythes classiques parlent comme capable d’adoucir l’humeur des tigres ; la poésie de ces chantres du désert réveille au contraire et entretient dans les cœurs la fièvre des batailles, qui ne s’apaise qu’au milieu du sang et des ruines.

Toutefois le sentiment de la vanité des passions et des efforts de l’homme est trop vivant chez les poètes turcs pour qu’il ne s’en trouve pas qui se demandent où mènent ces aveugles fureurs. Un rapsode turcoman que M. Vambéry a connu dans le Turkestan portait dans une de ses larges bottes un recueil de poésies enveloppé d’un morceau de cuir grossier. Parmi ces poésies, dont quelques-unes ont été traduites par M. Vambéry, le petit poème intitulé Allah Jar est particulièrement remarquable comme expression de cette lassitude que le meurtre et le pillage finissent par inspirer à certaines âmes. Le poète ne trouve pas qu’il vaille la peine de construire des édifices qui tombent si vite en ruines. Est-il sensé, dit-il à ses amis, de s’imposer tant de fatigues nuit et jour dans ce monde périssable pour tourmenter quelque pauvre voyageur ? Le luxe mérite-t-il qu’on devienne le fléau des faibles, qu’on promène le fer sur la terre affligée de l’islam ? A quoi bon remplir le mondé d’amertume en s’épuisant soi-même pour mourir si promptement ? Fouzouli, de son côté, recommande d’éviter l’orgueil et l’avarice, qui engendrent tant de luttes homicides. « Le khan, dit-il, ne se sert pas des faucons qui dans leur vol atteignent les étoiles. — Ne désire des trésors que d’Allah seul ; il en tient beaucoup en réserve, et si tu en as une seule goutte, elle te suffit, parce qu’elle ne finit jamais. » Revnak, Meschref, Nefimi, moins mystiques, semblent oublier, en chantant la beauté et l’amour, les fureurs batailleuses de leur race. Toutefois chez Meschref l’amour a lui-même quelque chose de violent. Son « âme est en flammes, son esprit est réduit en cendres par l’amour, sa vie semble toucher à sa fin. »

Toutes les populations turques du Turkestan ne sont pas restées aussi fidèles que les Turcomans aux habitudes des aïeux, qui formaient, cela n’est pas douteux, un rameau très voisin des Mongols et des Tongouses. Si les Turcomans peu éloignés de l’Oxus et d’autres cours d’eau ne dédaignent pas l’agriculture autant que ce Tekkë, le plus puissant des clans turcomans, qu’on a pu nommer « un fléau que Dieu promène sur les pays voisins, » d’autres fractions de la race turque ont mieux encore compris dans ces contrées les bienfaits de la vie civilisée. Tels sont les Ouzbegs, qui dominent dans trois khanats (Khiva, Bokhara et Khokand) et qui à Khiva ont paru à M. Vambéry a le plus noble type de l’Asie centrale. » La race s’est perfectionnée chez les Ouzbegs, ils sont grands et bien faits, et le mélange avec la race aryenne a beaucoup amélioré leurs caractères physiques. Les Ouzbegs ont la passion de la musique et de la poésie. Les joueurs de koboz (luth) et de dutara (guitare) formés à Khiva dans leurs rangs sont renommés dans le Turkestan entier. Névaï est le plus connu de leurs poètes. Ils ne le cèdent point sur ce terrain aux nomades, qui sont pourtant plus passionnés pour la poésie nationale et la musique que les nations civilisées. On manque de renseignemens sur la poésie des Ouzbegs du Turkestan oriental ou chinois, contrée que le Céleste-Empire a, vers le milieu du dernier siècle, annexée à ses immenses provinces sans parvenir, malgré tout le sang qu’il a versé, à s’y établir solidement, ainsi que le prouve l’insurrection de 1865.

Les Ouzbegs, qui ont été pendant des siècles les maîtres du Turkestan, sont en grande partie sédentaires, et se livrent à l’agriculture. On compte parmi eux trente clans principaux. Les Khivites se montrent très fiers de leur antique nationalité, et il est certain que, malgré son mélange avec les Iraniens, l’Ouzbeg de ce khanat a conservé la franchise résolue du nomade, et n’a rien de la duplicité persane ; parmi les Turcs, il vient dans l’ordre moral après l’Ottoman. Dans le khanat de Bokhara, où ils constituent la principale force militaire, les Ouzbegs n’ont pas la même loyauté ni le même type que leurs frères de Khiva. Dans le khanat de Khokand, pays que M. Fedtchenko a visité dans l’été de 1871, ils ne ressemblent ni à ceux de Khiva, ni à ceux de Bokhara. Les Kirghiz, les Kiptchak, les Kalmouks, une fois fixés dans les villes (il ne faut pas oublier que les Tadjtks, les Turcomans et les Ouzbegs ne sont pas les seules populations du Turkestan), usurpent facilement le nom d’Ouzbeg qui personnifie la civilisation. L’Ouzbeg de Khokand, inculte et lâche, a fort mal résisté jusqu’à présent aux attaques des Russes, et il compte exclusivement pour la défense sur le bras des nomades. Leur ville de Tashkend, une des principales cités du Turkestan et le centre du commerce de ce khanat, a déjà changé de maître, et obéit maintenant au général Kauffmann, gouverneur du Turkestan. La peinture que l’auteur de nos Confins éloignés fait des mœurs de ce pays ferait croire que les vainqueurs contractent plus facilement à Tashkend les vices des Ouzbegs vaincus qu’ils ne les forment à la civilisation européenne. Ce ne serait pas la première fois que la conquête laisserait dans les mains des plus forts la fatale tunique de Nessus.

Le trait commun des populations turques de ces contrées étant la haine violente de tout ce qui n’appartient pas à leur race, il faut s’attendre à trouver la poésie populaire fort indulgente sur le choix des moyens employés pour nuire à l’infidèle. On rencontre surtout ce trait dominant du génie national dans les poésies qui célèbrent quelque alaman (expédition) ou tchapao (surprise) des maraudeurs.

Si l’on se rappelle les beaux chants grecs consacrés aux klephtes, on sera frappé du caractère que la poésie populaire a donné à ces hommes résolus engagés dans une lutte sans merci contre une race et une religion étrangères. Chez les maraudeurs du Turkestan, les antipathies religieuses et nationales ont aussi une action incontestable. La guerre contre les hérétiques (les chyites) et contre les infidèles (les Russes) est tellement populaire, qu’on est fort peu scrupuleux lorsqu’il s’agit de leur nuire. Quand on songe aux excès dont se souillaient une foule de croisés, les bandes de Pexejo, de Gauthier Sans-Avoir et du prêtre Gottschalk, on comprend mieux certaines scènes asiatiques. Une des œuvres populaires où la razzia est le plus habilement idéalisée est l’épopée romantique nommée Ahmed et Youssouf. Cette composition en vers et en prose a, selon M. Vambéry, un caractère et un style purement ouzbegs. Deux braves, fils de héros, Ahmed et Youssouf, organisent un tchapao contre Guzel-shah, le puissant seigneur d’Ispahan, opulente capitale des chyites. Ils sont pris, mais leur défaite est moins attribuée à la bravoure de leurs ennemis qu’à cette fourberie par laquelle les lâches reprennent tant de fois leur revanche contre les forts. Youssouf, dans sa prison de l’Iran, où il trouve un fidèle sunnite traité par le shah comme un sorcier et un devin, adresse aux monts qui l’environnent des plaintes qui expriment avec la violence de la colère le mépris qu’il a pour ses ennemis, et qui peignent avec vivacité la condition du vaincu dans ces sauvages contrées. Il pleure des larmes de sang lorsqu’il songe qu’il est devenu l’esclave des mécréans, qu’ils lui ont de leur fouet frappé la tête à coups redoublés, qu’il a dû marcher nu-pieds et les mains liées, avec Ahmed-beg, devant les chevaux des hérétiques. La pensée de sa sœur et de sa fiancée Gul-Assel ajoute aux souffrances du héros. La première, en signe de désespoir, laisse pendre sur ses épaules ses tresses dénouées ; la seconde envoie les cinq grues bien dressées de Youssouf en leur tenant un discours conforme au sentiment d’intimité qui unit chez les Asiatiques tous les êtres sensibles, quel que soit le degré de leur intelligence. Gul-Assel rappelle aux oiseaux que, lorsqu’elle avait près d’elle son ami, elle était triomphante dans son bonheur, elle était « la reine des mondes. » Maintenant qu’il est éloigné, ils doivent passer les monts et retourner rapidement pour que le faucon ne voie pas l’ombre de leurs grandes ailes se dessiner sur la steppe. Si Youssouf-beg est vivant, qu’ils reviennent en battant joyeusement les ailes ; « mais si des roses pâlissent sur son front, si sa vie touche à son terme, prenez le deuil, revenez en gémissant, en criant, en secouant les ailes. Apportez-moi d’exactes nouvelles ; écoutez, je vous en prie, les plaintes de Gul-Assel, et portez-lui la douleur de mon cœur. » Les fidèles oiseaux, arrivés à la prison, essaient de consoler le captif par un chant mélancolique. Il les aperçoit et leur répond par un message adressé à sa terre natale ; mais les saints veillent sur les héros. Grâce à leur protection, Youssouf et Ahmed, condamnés à mort, voient la rage des bourreaux devenir impuissante et les armes s’émousser quand on veut les tourner contre leur sein. Le shah, frappé d’étonnement, leur propose la liberté, si Youssouf parvient à vaincre dans une improvisation poétique Kœtche, le poète de la cour. Le héros, au lieu de faire l’éloge du tyran, chante le pays qui l’a vu naître.

Cette improvisation n’intéresse pas seulement comme œuvre poétique ; on y voit quel est aux yeux d’un Turc oriental l’idéal parfait d’un état florissant. Le peuple, dit Youssouf, est aussi beau que la contrée, que cette contrée dont l’hiver est un été. Les vieillards reposent dans les blanches tentes et les jeunes gens se livrent à la chasse. La jeunesse se passe en joyeuse compagnie, le temps s’écoule dans les plaisirs et dans la volupté. Les coursiers sont rapides comme le vent. Les princes gouvernent avec justice, ne connaissent pas la partialité. Leurs villes sont bien pourvues de bazars, leurs champs ressemblent à des bordures de tulipes. Les cerfs, les lièvres et les faucons abondent chez eux. Leurs chefs sont des héros dans le combat. « Pour moi, je ne suis qu’un esclave sans puissance, mais peu importe aux mécréans. La mouche elle-même ne meurt pas sans un décret du ciel. »

Vainqueur dans ce combat poétique, Youssouf est comblé de présens par le shah et remis en liberté. Il part pour Khiva. Le poète de la cour, furieux de sa défaite, essaie en vain d’empêcher son retour. Il est battu, et le héros, ainsi que son compagnon Ahmed, arrive dans sa patrie. Sa mère a versé tant de larmes qu’elle a perdu la vue. Lorsqu’on lui fait part de l’heureuse nouvelle, elle se montre d’abord incrédule ; mais, dès que la voix de son fils résonne à son oreille, la mère s’écrie : « O toi qui as langui sept ans en esclavage, baume de mon cœur blessé ! Splendide brille l’étoile de ma félicité, et mon malheur disparaît. O prince de mon peuple et de ma terre, toi, Rustem, toi le héros du monde, mon Youssouf, mon soleil éblouissant, mon appui, l’âme de ma vie ! ô toi, couronne de félicité sur ma tête, toi l’ornement et la parure de ma vie ! Lalachan a retrouvé son fils, le Tout-Puissant lui a pardonné. Aussi que s’éloigne de mon cœur toute douleur, toute amertume, puisque mon fils est retrouvé. » Youssouf épouse ensuite sa fiancée ; toutefois le sang des héros ne lui permet pas de s’endormir dans le repos. Il rassemble une armée dans laquelle entrent tous les peuples de l’Asie centrale. Guzel-shah est vaincu, Kamber, le compagnon de captivité de Youssouf, est délivré, et le Persan doit payer un tribut au vainqueur. L’énumération de tout ce que demande le Turc au « roi des rois » montre que la bravoure et l’enthousiasme religieux ne font aucun tort à la rapacité et à l’esprit le plus positif. Le poète semble ici doublé d’un Shylock. On se rappelle involontairement les saisissans récits de Villehardouin et l’impitoyable pillage de Constantinople par la croisade franco-vénète.

Cette analyse suffira pour donner une idée d’un genre de compositions dont les Ouzbegs possèdent une multitude. Quelquefois les héros sont empruntés à l’histoire de l’islam, comme dans la légende qui raconte les guerres d’Ali contre le païen Zerkum, un prince de l’Iran. On serait d’abord tenté de croire que cette œuvre devrait jeter quelque jour sur la lutte des deux religions qui au temps de l’invasion arabe se sont disputé la Perse au moment de la chute des Sassanides, sur les combats des musulmans contre les sectateurs de Zoroastre ; mais les batailles rappellent tellement l’Arioste et le Boïardo qu’il est impossible d’y chercher des renseignemens historiques sur les relations de l’islamisme avec le mazdéisme, qui aboutirent à la ruine des adorateurs d’Ahura-Mazda (Ormuzd), Les nombreuses poésies sur Ebou-Muslin, d’abord général des Abassides et plus tard seigneur du Khoraçan et du Kharezm, ont un caractère plus historique. On doit aussi mentionner les épopées qui glorifient les vieux princes de la maison de Schahi-Karezmian, et les poésies qui sont consacrées à Emin-khan de Khiva (1843-1845), qui passe chez les Khiviens pour le prince le plus éminent de notre époque, et à Ali-khan de Khokand, que les Khokands regardent comme le plus grand souverain des temps modernes. Outre ces compositions fort longues, il en existe de plus courtes qui traitent du maniement des armes, de l’art de dresser les chevaux, des devoirs d’un bon soldat. La foule, du sein de laquelle sortent les bachskis ou troubadours, s’attache surtout à l’expression des sentimens. Il n’est pas nécessaire, pour réussir dans cette poésie spontanée, de savoir écrire ; le poète peut au besoin dicter ses vers. Comme les peuples primitifs sentent bien plus vivement que nous ne pouvons l’imaginer, ils ont le don des images frappantes et des expressions passionnées.

II faut attribuer surtout aux Ouzbegs le maintien de ce qui reste de civilisation dans le Turkestan. Quoique déchues de la manière la plus déplorable, les grandes villes conservent un pâle reflet de leur ancienne splendeur. Khiva, capitale du khanat de ce nom, contre laquelle les Russes, attaqués avec vigueur sur leurs propres frontières par les soldats du khan, se préparent à diriger leurs efforts, est entourée d’une riche végétation, et aux environs les sveltes peupliers se balancent au milieu d’une herbe touffue, dans une campagne qui retentit du chant des rossignols. Ses dômes et ses minarets, qui s’élèvent au-dessus des jardins, frappent le regard ravi du voyageur, fatigué du morne aspect des steppes. L’Ouzbeg de cette cité, chaussé de grandes bottes et coiffé d’un bonnet de fourrure en forme de turban, sa femme, soigneusement enveloppée dans ses vastes robes et parée d’un turban élevé et sphérique que vingt mouchoirs de Russie environnent, seraient excessivement surpris, si on refusait la qualification de peuple civilisé aux sujets du padishahi Kharezm. La « noble Bokhara, » capitale d’un khanat qui semble vouloir rester soigneusement neutre dans la guerre entre les Russes et les Khiviens, — le khanat n’ayant pas perdu le souvenir de la marche du général Kauffmann sur Samarkand, La Mecque du Turkestan, — Bokhara, avec ses nombreux édifices et ses tours massives où les cigognes se tiennent sur une patte, n’a pas de moindres prétentions, quoique ses rues soient fort irrégulières, et que ses maisons soient délabrées. « Chez vous, disent les Khivites aux Bokhariotes, la cigogne en claquant du bec remplace l’harmonieux rossignol. » Cependant le principal bazar ne manque pas d’animation. La foule qui s’y presse donne une idée de la variété des nations qui peuplent ces étranges contrées. On y remarque surtout le type iranien (les deux tiers des Bokhariotes sont des Iraniens), si élégant et si distingué, dont le caractère aryen fait un contraste frappant avec les physionomies touraniennes. L’Ouzbeg présente souvent le mélange des deux races. Le Kirghiz porte sur ses traits grossiers l’empreinte du type turco-mongol. Le Turcoman lance sur tout ce qui l’entoure des regards où brillent la cupidité et l’audace. Quelques Hindous dont la figure tannée et jaune ne rappelle guère les éclatantes physionomies du Râmâyana, quelques Israélites aux traits réguliers et aux yeux vifs, quelques sauvages Afghans à la chevelure inculte se montrent çà et là dans la foule. Bokhara semble être pour un Kirghiz ou un Kalmouk ce que Paris et Londres sont pour un paysan breton ou un cultivateur du pays de Galles. Le « quai du réservoir de Divarbeghi, » place presque carrée, qui a une grande réputation, n’est pas moins animé. On y prend du thé fait dans d’énormes samovars venus de Russie ; on y vend sur des échoppes d’excellent pain, des confitures, des fruits, de la viande cuite à l’eau. Le long de la mosquée Medjidi Divarbeghi, des conteurs, mollahs et derviches, abrités par des arbres à la maigre verdure, célèbrent en vers et en prose les actions des héros et des saints. Les milliers d’étudians qui fréquentent la cité, « appui de l’islam, » prêtent une oreille attentive à leur voix, tandis que circulent dans les rangs de la multitude les innombrables espions chargés d’examiner si les sujets du descendant de Timourlenk manquent aux rites ou au respect dû au pouvoir de son altesse.

Dans le Turkestan et en Perse, la famille turque lutte encore contre l’esprit conquérant des Russes ; en Europe, d’autres fractions de cette famille se sont depuis longtemps résignées au joug. Telles sont les populations, nommées fort à tort tartares, qui vivent dans les khanats (Kazan, Astrakhan, Crimée) formés au XVe siècle des débris de l’empire mongol de la Horde-d’Or (Kiptchak). Un savant finlandais fort compétent, M. Alexandre Castrèn, a démontré l’origine turque de ces populations, qui étaient mahométanes dès le XIVe siècle. M. Alexandre Chodzko, qui a vécu longtemps parmi les Turcs orientaux, se trouvait en 1830 à Astrakhan, où un de ses amis, Ali-beg Charapof, lui dicta plusieurs chants des gyrans, ainsi que l’on nomme les rapsodes turcs de ces contrées, chants qu’on fait remonter au XVe siècle. Déjà le nombre et l’importance des bardes allait diminuant chaque jour, et Sobra, le plus fameux de ces poètes, n’était plus qu’un idéal que ses successeurs étaient devenus incapables d’atteindre. Le chant, en dialecte nogaï, se rapporte à la délivrance des Turcs de la domination mongole ; il raconte les aventures d’Adiga, vainqueur des Mongols, nous fait parfaitement comprendre le rôle exceptionnel de ce personnage vénéré dans la société de son temps. Le poète nous montre d’abord Toktamish-khan dans toute sa gloire. Fier d’appartenir à la race de Djinghis, le grand conquérant mongol, il semble considérer son pouvoir comme inébranlable. S’il ne construisait pas, comme un khan du Turkestan, au milieu de la steppe « un palais richement orné, avec mille anneaux dans les murs pour y attacher mille chevaux, » fantaisie que nous avons vue de nos jours renouvelée par un des successeurs en Égypte de l’Albanais Mohammed-Ali, il mène la vie brillante et paisible d’un prince qui compte sur de « nombreux alliés » dans sa tente blanche recouverte de satin, dont le seuil d’acier poli ressemble à un miroir, dont toutes les cordes sont en soie, dont le faîte est d’hermine garnie de zibeline noire, dont le bâton central est d’or pur. Parmi les courtisans, qui sont heureux de boire dans de délicates coupes de Chine ce qu’y laisse leur seigneur, se trouve Adiga, un fils unique qui possédait dès l’enfance le droit du gibet, la haute justice, comme on aurait dit en Occident. Adiga, entré au service du khan dès l’âge de neuf ans, était un modèle de piété, car il lisait jusqu’à la dernière syllabe les livres écrits par les prophètes d’Allah, la Bible, l’Évangile et le Koran. Il faisait ses ablutions avec l’eau bemzemb apportée de la terre sainte de La Mecque. Le khan finit par craindre que sa femme ne devînt éprise d’un prince si parfait, et il prit l’imprudente résolution de le persécuter.

Adiga, pour échapper aux pièges du khan, se décide à devenir kosak, nom donné par les habitans du Kiptchak à l’homme qui ne reconnaît plus la loi du prince, et qui ne compte que sur sa propre énergie. Il décide neuf hommes à le suivre et gagne le désert. Le khan envoie un nombre égal de guerriers pour essayer de le ramener. L’un d’eux l’engage à faire acte de soumission, à rendre hommage dans sa haute tente blanche au souverain qui est disposé à lui donner de nombreux haras de jumens, afin qu’il puisse boire du koumiss, et à lui permettre de lancer ses faucons sur les sept lacs de Karajal, voisins de l’embouchure du Volga. Il lui accordera aussi les prés de Karadaï pour des chevaux de chasse, le droit de mettre sa propre cotte de mailles faite en peau de chamois, garnie de mailles du meilleur acier et ornée de fourrures de kurpiaks. Il prendra place à droite de la tente du khan, et deviendra l’agha des nombreux serviteurs qui se tiennent des deux côtés. De cette façon, il ne vivra pas séparé de la fille d’Amir-Khoja, Omar-Begum, sa femme. Adiga se laisse si peu fléchir qu’il traite le messager de « chien » et de « parjure, » qu’il lui reproche « sa basse extraction, » qu’il le menace de lui couper la langue, de le pendre et de lui brûler le front avec un morceau de bois enflammé. Quant à s’incliner dans la haute orda (tente) du prince en signe d’obéissance, il n’y peut songer, son col étant devenu raide comme un chêne. Les biens et les honneurs qu’on lui promet le laissent parfaitement insensible. Le passé ne lui inspire point de remords ni l’avenir d’inquiétudes. Il est resté à la portée du khan en fidèle sujet. Allah désignera lui-même le jour où il reverra la mer bleue où jouent les esturgeons (la Caspienne). Il sera son compagnon dans les montagnes inconnues et dans les steppes stériles. Lorsqu’il veillera la nuit comme un loup affamé, lorsque, courant contre le vent comme un vagabond solitaire, il sera couvert de gelée blanche, Allah ne sera-t-il pas avec lui ?

Quand Adiga fut parti, Toktamish-khan s’effraya. Selon l’usage mongol, il crut devoir consulter la nation. Les diètes ne sont nullement inconnues des Asiatiques, et Djinghis lui-même, la terreur du monde, en appelait aux assemblées du peuple dans toutes les occasions importantes. D’autres Finno-Mongols, les Magyars, plus fidèles que beaucoup d’Aryens au principe des institutions libres, n’ont jamais voulu supporter la suppression de ces réunions. Le poète, qui en comprend toute l’importance, nous montre le khan faisant des préparatifs en homme qui se rend bien compte de la nécessité d’avoir l’opinion de son côté. Il fait dresser de nombreuses tentes, tuer beaucoup de chevaux et préparer une grande quantité d’hydromel. En même temps il convoque « l’assemblée de toute la nation » en expédiant des messagers aux vieillards habiles et considérés, et aux jeunes gens connus pour leur bravoure. Aucun des membres de la diète interrogés par le khan ne voulant prendre la responsabilité d’un conseil, un d’eux répond :

« O mon khan, Allah a créé avant moi un homme plus âgé, il y a parmi nous un homme de trois cent soixante ans ; il a perdu ses dents, sa raison est haute, il porte un bonnet de zibeline, son nom est Sobra. Fais-le chercher.

« S’il en est ainsi, va dire qu’on mette les chevaux à mon chariot d’or. Que les chevaux soient ferrés avec des fers d’or et des clous d’argent, qu’on les couvre de harnais d’or, qu’ils aillent chercher Sobral

« Ils partirent. Les roues s’enfonçaient à terre jusqu’à l’essieu. Ils prirent Sobra, et l’emmenèrent devant le khan.

« Le khan ordonna que sa barbe fût peignée et nettoyée de toute vermine. Il ordonna qu’un fil de soie fût entrelacé entre ses dents, pour les attacher. Il l’honora, et l’invita à s’asseoir à la place d’honneur.

« O mon khan, je parlerai, si tu l’ordonnes : il n’y a pas de sève dans les herbes sèches, point de moelle dans les ossemens secs. L’esprit des hommes vieux devient débile ; le khan ne sera pas content. »

Après ce début modeste, le gyran exhorte le khan à renoncer à ses persécutions contre Adiga, dont il énumère les ancêtres avec le même soin que l’Évangile les aïeux du Christ selon la chair. Il se garde bien d’oublier Baba-Túkla, aussi intrépide que zélé pour la cause de l’islamisme, qui convertit tant de Kalmouks, fut enterré avec les plus grandes solennités, et dont la tombe est à un mille au midi d’Astrakhan. Adiga est un « joyau du plus haut prix, » que le khan doit estimer à sa juste valeur. Pour donner plus de poids à son opinion, Sobra rappelle qu’il est « plus vieux que beaucoup, » qu’il a vu Ahmed-khan et Djinghis, aïeul de Toktamish, « dans des vêtemens d’or. » Il raconte tout ce qui l’a frappé dans le Turkestan, à Khiva, à Bokhara, à Samarkand, la gloire des khans de ces contrées et l’éclat qui les environne ; « mais à quoi bon nommer tous ceux que j’ai vus ? Ne dis pas que mes lèvres profèrent une fausse prophétie. »

L’oracle que le vieux gyran ne craint pas de prononcer respire la mâle franchise qu’on trouve chez « les voyans » israélites, terreur du sacerdoce et de la royauté. Il semble qu’on entende quelqu’un de ces prophètes annonçant â un autre Saül que Jéhovah l’a réprouvé pour donner son trône à David, le pâtre si longtemps persécuté. « Le déserteur » injustement poursuivi par le khan trouvera dans Allah toute la protection que sa foi fervente en attendait. Le cheval du khan aux formes parfaites, à la crinière flottante, à la course plus rapide que le vent, deviendra la monture du kosak. On essaiera en vain de l’atteindre. La flèche ne s’enfoncera point dans sa chair. Les lances ne le perceront point. Les pluies pourront se transformer en déluge et les ouragans souffler avec fureur ; il est à l’épreuve de l’eau comme à l’épreuve du vent. Qui pourrait donc empêcher ce déserteur de revêtir la forte cotte de mailles du prince, puisqu’il est capable d’arracher de terre les arbres sans hache et de renverser neuf rangs de murailles ?

« O mon khan, dit le vieux prophète, ton trône a quatre supports et cinq têtes, avec un rubis sur le sommet de chacun ;… le blanc déserteur entrera dans ta tente. — Avec leurs fronts brillans comme la lune, leurs doigts étendus comme des crochets de cuivre sur des mains de lis, Jany-Bika et Kazzaï-Bika s’appuient sur le sofa, beaux et vermeils comme la douce lumière après le coucher du soleil. O mon khan, écoute ma prophétie : ce déserteur blanc peut les prendre l’un et l’autre sans rien donner et comme son butin…

« O mon khan, ne persécute pas cet homme blanc. Ils disent que tu as de nombreux alliés, malgré cela ne l’humilie point. Je sens que mes paroles vont finir. Il n’y a point de malice sur mes lèvres Je désire que mes prophéties ne se réalisent point. Je souhaite qu’elles s’enfoncent dans l’herbe desséchée du désert stérile, et qu’elles y pourrissent ; mais prends garde que l’homme blanc ne foule aux pieds ta tête. »

La suite du chant donne l’idée la plus curieuse des superstitions mahométanes et des rêveries des musulmans extatiques et fumeurs d’opium. Il nous donne le portrait d’un vrai fidèle, doué libéralement des grâces d’Allah. Il vient au monde « à la fin de la nuit de Kadir, la nuit des miracles, » le 28 de zilkad, quand les mauvais esprits, les divs, les péris, les djinns, ont depuis minuit fait place à l’armée des bons esprits descendus pour protéger l’espèce humaine. Aussi naît-il « sage et inspiré, » et surprend-il par sa science les « hommes versés dans la littérature arabe, » autant que le Christ enfant étonnait dans le temple les docteurs de la loi. Il trouve « à la première vue la vertu des talismans les plus complexes, » et il en dicte la formule aux mollahs. Il se nourrit de la plante aromatique du basilic, et il boit l’eau du Kouser, un des fleuves paradisiaques, qui coule dans le huitième ciel. Il choisit pour monture « un des chevaux du paradis. » Il voyage sans fatigue sur les monts et traverse les steppes jaunes. Sur les montâmes il demeure de préférence dans les champs de « pâle absinthe. » Il visite la « maison de Dieu ; » il le sert pendant des années « sans soulever la face de terre. » Il choisit dans le paradis un palais d’or pur et y passe trois cents ans dans les plaisirs. Accablé par la félicité il s’évanouit, et tombe comme un mort. A l’aube, quand les muezzins commencent à entonner leur chant matinal, il se réveille sur la terre. Pour lui, la distance n’existe pas. Avec son cheval « blanc comme l’âme des hommes vertueux, il visite toutes les parties du monde, les palais de marbre de l’Ararat, Tabriz, ou il y a beaucoup d’hommes savans, » sans parler d’autres contrées moins importantes ; il reçoit la bénédiction de Salomon qui lui donne un trône et le sacre de ses mains, et l’archange Gabriel répond : Amen ! aux prières qu’il adresse au Tout-Puissant.

Mais laissons les rêves pour revenir à l’histoire avec le poète. Adiga monta son cheval Karaniash, il attaqua Toktamish-khan et le vainquit. « Ce guerrier ne commit qu’une seule faute. Il s’inclina bas, très bas devant son beau-père Khodja-Kotla, qui avait été laissé dans la tente de Toktamish-khan, et s’excusa d’avoir combattu son ancien maître. » La nation oublia bientôt cette faute sous son règne paternel, idéal d’un bon gouvernement tel que les Turcs le comprennent. « Pendant que le brave Adiga vivait, son état florissait. Ses sujets avaient l’habitude de s’assembler en foule, et alors le khan ordonnait qu’on tuât les jumens, et qu’on préparât l’hydromel, et, quand il convoquait toutes les tribus, il ordonnait qu’on amenât devant lui un gyran appelé Sobra. »

Cette prospérité ne devait pas être de longue durée. La Russie, que nous avons vue complètement écrasée au temps de Jean du Plan de Carpin, n’avait pas tardé à sortir de sa stupeur, les Rurikovitchs ne s’étaient point résignés à la servitude. Le grand-prince Ivan Ier (1328-1340) avait travaillé à concentrer à Moscou les forces qui devaient être plus tard opposées aux dominateurs étrangers. Ivan III mit fin à l’existence de la Grande-Horde (1475), dont les débris formèrent plusieurs khanats ; Kazan, Astrakhan, la Crimée, semblèrent devoir hériter d’une partie de sa puissance. Le petit-fils d’Ivan III, Ivan IV le Terrible, s’empara du khanat de Kazan. Deux chants d’Astrakhan ont conservé le souvenir de cet événement. L’un nous dit la mort du prince Battyr Chorah, qui voulut marcher au secours de Kazan, mais qui périt dans les marais, « les noirs marécages devant Kazan, » dont les eaux « sentent le sang. » Après avoir raconté la mort du guerrier, semblable à celle de cinq cents de ses frères, que Glinski et Cheremetef passèrent au fil de l’épée ou qui furent noyés dans le « fangeux abîme, » le poète s’écrie : « Où est maintenant notre pouvoir sur Kazan aux quatre portes ? Sous les pieds de l’argamask (cheval), les fers semblent des lunes nouvelles, sa queue et sa crinière sont peintes avec le henneh ; sur son dos pendent les harnais de soie, sur son cou dans un talisman éclatant comme un anneau est une prière. Prenons deux haches tranchantes dans nos mains, et montons sur le dos du cheval ! » Cette impétuosité ne l’empêche pas de songer aux « innombrables troupes russes » et de gémir sur la captivité des « beautés aux yeux noirs, dont les sourcils sont oints avec le surmeh. » Un autre poète n’oublie pas non plus « les beautés aux yeux bleus avec leurs sourcils oints de surmeh ; » mais il semble se résigner plus facilement en songeant à la puissance du terrible Rurikovitch : « les petits oiseaux se dispersent quand le faucon descend de l’air. Lorsqu’un lévrier s’élance, les lièvres s’enfuient et cherchent un abri. » Cette résignation chez des peuples jadis si redoutés explique la chute d’Astrakhan, qui succomba deux ans après la prise de Kazan. On était bien loin du temps où les annalistes disaient : « Il semblait qu’un fleuve de feu se fût roulé sur la Russie depuis les rives de l’Oka jusqu’à celles du San. Pareil à une bête féroce, le Mongol Batou dévorait les provinces et en déchirait les restes avec ses griffes. Les plus vaillans parmi les princes russes étaient morts dans les combats ; les autres erraient sur des terres étrangères. Les mères pleuraient leurs enfans, qu’elles avaient vu écraser sous les chevaux des Mongols ou exposer à des traitemens ignominieux. » Protégés par leur position dans la presqu’île, les maîtres de la Crimée devaient échapper pour le moment au sort des khanats de Kazan et d’Astrakhan ; mais on peut supposer que les poètes ont vu longtemps d’avance l’avenir réservé à la Crimée.

Un gyran a raconté à M. A. Chodzko, en lui chantant un morceau allégorique sur le rétablissement d’un khan de Crimée, qu’un pauvre Turc né sur les bords du Volga arrivait à la cour de ce khan. N’ayant pas eu l’occasion d’attirer les regards de son maître, il retourna à Astrakhan après avoir dépensé tout ce qu’il avait. Sa sœur lui fournit quelque argent et le renvoya à Baktchi-Séraï, où il trouva le khan fort malade d’un abcès dans la poitrine. Les poètes, les fous de la cour, les gyrans, ne pouvaient le distraire, et on avait perdu tout espoir de le sauver. Quelques années à peine s’étaient écoulées depuis la prise de Kazan, et la Crimée commençait à redouter le même sort. Le gyran fit entendre à son maître un chant sur le destin réservé aux Turcs établis sur le sol russe :

« Quand une daine effrayée s’enfuit avec ses chevreaux, elle laisse une trace dans les marécages.

« Sur la montagne du Caucase, le faucon Terlan élèvera la voix.

« Un vautour solitaire au bec blanc, perché sur le sommet d’un rocher, jetait des cris perçans et répandait la terreur sur le vaste lac.

« Deux aigles laissèrent tomber leurs plumes sur les bords de l’Ytill (Volga) et la peur naquit dans le cœur de l’ennemi. »

Les troupes mises en déroute par les Russes, et qui laissèrent tant de morts dans les marais de Kazan, sont comparées à une daine effrayée s’enfuyant à travers les marécages. Le faucon Terlan est le fameux prince circassien Ghazi-beg. Le vautour au bec blanc (akkenmenkar) est Ivan, le « tsar blanc, » terreur des khanats ; enfin les deux faucons aux ailes sans plumes sont les khans Mamaï et Ourak. En entendant ces mots : « deux aigles répandent leurs plumes sur les bords de l’Ytill, » le khan de Crimée frissonna, il éprouva une telle agitation que l’abcès s’ouvrit, crise salutaire qui le délivra de ses souffrances. Les pressentimens du gyran étaient justifiés. J’ai trouvé en Russie les princes ou plutôt khans Ghiraï, qui sont restés fidèles à l’islamisme, et qui font remonter leur origine à Djinghis, dont la famille avait soumis la Russie à ses lois. La fortune leur a donné une consolation en leur montrant dans cette condition privée à laquelle les révolutions les ont réduits, comme les Capétiens et les Wasa, les descendans de la dynastie qui a enlevé aux Turcs Kazan et Astrakhan.

La civilisation décrite dans ces chants, qu’on suppose anciens, est assurément supérieure à celle des Turcs nomades de l’Asie. On parle d’épées « de bon acier à garde d’or » et de « blanches armures » avec un « haubert d’or. » Quelques poésies sont dirigées contre les préjugés et contre la sotte vanité des riches couverts de « lourds vêtemens brochés d’or, » vanité qu’on ne confond pas avec l’orgueil aristocratique, car « le fils d’un noble père sera pareil à ses ancêtres. » Pourtant les instincts et les habitudes des aïeux persévèrent. Le respect de la propriété, si profond chez les nations agricoles, continue d’être fort médiocre. « J’ai un cours d’eau, dit un chant, mais point de troupeau. J’enlèverai un mouton de quelque troupeau. Le berger me poursuivra, mais je gagnerai le sommet d’une montagne escarpée. Je prendrai en main une épée pointue, et, arrive que pourra, je ne quitterai pas le champ sans un bon combat. » Le soldat n’est pas plus scrupuleux que le berger. « Il y a quelque temps nous rencontrâmes l’ennemi pour la première fois. Notre front était de pierre ; l’armée des giaours s’enfuit. Nous allâmes dans une auberge où de riches personnages étaient assis autour des tables et buvaient l’hydromel. Il n’y avait point là de place pour nous asseoir, et nous étions obligés de rester debout. Allez chez mon amante, demandez-lui ses ornemens de tête, nous les mettrons en gage et nous aurons un peu d’hydromel. Nous kosaks, cinq que nous sommes ici, nous trouverons quelque chose pour nous-mêmes, nous pillerons, nous emporterons le butin, et avec ce butin nous rachèterons les colifichets de notre amante. »

Si chez les plus rudes nomades nous avons trouvé la trace d’une règle morale, elle est si peu absente ici qu’en certains cas, par exemple dans le respect de la vieillesse, ces Turcs nous sont supérieurs. « Adiga avait une coutume agréable à Allah ; quand il rencontrait un homme plus âgé que lui, ne fût-ce que d’une année, il lui demandait : — Mon sultan, que désirez-vous ? » L’homme de bien, tel qu’on le comprend, est nécessairement exposé aux médisances et aux pièges des méchans ; mais l’alliance de deux a hommes vertueux » peut triompher de leur malice. Même seul, celui qui a « gagné un bon nom » se rit des complots de ses ennemis, comme le navire solidement couvert de planches brave la fureur des flots. Le mot de vertu ne doit pas s’entendre ici dans le sens théologique. Comme chez les anciens, la vertu se compose surtout de courage. Ce courage prend sa source dans un fatalisme qui ne recourt pas comme ailleurs à mille précautions pour dissimuler ses convictions. « Jetez-vous parmi vos ennemis, même avec une chemise. Allah sait le mieux quand vous devez mourir ! » Avec une telle doctrine, on peut aller au-devant de la « flèche empoisonnée » et voir avec calme le sang couler de ses veines « comme des cheveux roux. » Naturellement cette résignation aura le caractère de celle qu’on remarque chez d’énergiques bêtes fauves, quelque chose de sombre et de farouche, qu’un poète français contemporain a peint avec un vrai talent dans la Mort du loup, et, chose curieuse, le poète turc emploie précisément la comparaison dont se sert Alfred de Vigny. « Quand un vigoureux sanglier est atteint par une flèche, qu’il agite ses défenses, que peut-il faire ? Quand un loup brun à la large poitrine attrape une flèche dans le cœur, que sa gueule écume, que peut-il faire ? » Il est bien rare que la poésie populaire ne résolve pas très franchement ce « problème de la destinée humaine, » qui est bien loin de lui offrir les difficultés qu’il présentait à un Jouffroy. Après tout, les longues méditations des métaphysiciens et des théologiens n’ajouteront guère à ces solutions spontanées que des complications dont à certaines époques on s’exagère infiniment l’importance, sans s’apercevoir que l’essentiel de la métaphysique consiste dans une gymnastique intellectuelle.

Dans ce long voyage que nous venons de faire avec les poètes des vallées de l’Altaï au rivage de la Crimée, nous avons toujours constaté l’impuissance de la famille turque et de l’islam à produire une civilisation capable de lutter avec succès contre « l’audacieuse race de Japhet, » à laquelle la domination du monde semble réservée. En adoptant l’islamisme, les Turcs avaient sans doute fait, comme les Arabes, un grand pas dans la voie du progrès, car les doctrines prêchées par le prophète de La Mecque étaient fort supérieures aux grossières et sauvages superstitions de leurs aïeux. Leur exemple n’en prouve pas moins qu’une forme religieuse fort utile aux nations dans une certaine phase de leur développement peut, avec le temps, paralyser complètement en elles l’esprit de vie et cette virile ardeur sans laquelle les peuples comme les individus se condamnent à une existence absolument inerte. Tout en croyant rester fidèles à la foi de leurs pères, ces peuples renoncent en réalité à la généreuse tradition d’aïeux qui ont, quand ils l’ont jugé nécessaire pour la patrie et pour leur postérité, « brûlé ce qu’ils avaient adoré et adoré ce qu’ils avaient brûlé. »

DORA D’ISTRIA
La poésie populaire des Turcs orientaux

Revue des Deux Mondes
T.103
1873