DANTE LA VITA NUOVA- LA VIE NOUVELLE (1292)

DANTE LA VITA NUOVA LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

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DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292

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I

In quella parte del libro de la mia memoria, dinanzi a la quale poco si potrebbe leggere, si trova una rubrica, la quale dice:
Dans cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle on ne pouvait lire que des choses légères, il y a un chapitre, dans lequel il est dit :

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II

Nove fiate già appresso lo mio nascimento era tornato lo cielo de la luce quasi a uno medesimo punto, quanto a la sua propria girazione, quando a li miei occhi apparve prima la gloriosa donna de la mia mente, la quale fu chiamata da molti Beatrice, li quali non sapeano che si chiamare.
Depuis ma naissance, neuf fois le ciel de la lumière s’était retrouvé sur un seul et même point, dans sa propre évolution, quand mes yeux aperçurent la dame glorieuse de mon esprit, qui était appelée par beaucoup Beatrice, ne sachant pas comment l’appeler.

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III

Poi che furono passati tanti die, che appunto erano compiuti li nove anni appresso l’apparimento soprascritto di questa gentilissima, ne l’ultimo di questi die avvenne che questa mirabile donna apparve a me vestita di colore bianchissimo, in mezzo a due gentili donne, le quali erano di più lunga etade;
Après que furent passés ces jours, exactement neuf ans après l’apparition de ce doux visage, je vis cette femme admirable, vêtue de couleur blanche, entre deux nobles dames, plus âgées ;

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IV

Da questa visione innanzi cominciò lo mio spirito naturale ad essere impedito ne la sua operazione, però che l’anima era tutta data nel pensare di questa gentilissima;
 Par cette vision, mon esprit naturel commença à être empêché dans sa tâche, car mon âme était toute concentrée à penser à cette douce dame ;

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V

Uno giorno avvenne che questa gentilissima sedea in parte ove s’udiano parole de la regina de la gloria, ed io era in luogo dal quale vedea la mia beatitudine:
Un jour, il arriva que cette dame si douce se trouvait assise dans un lieu où l’on fêtait la Vierge, reine de la gloire ; et moi, je me trouvais à une place qui faisait mon bonheur :

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VI

Dico che in questo tempo che questa donna era schermo di tanto amore, quanto da la mia parte, sì mi venne una volontade di volere ricordare lo nome di quella gentilissima ed acompagnarlo di molti nomi di donne, e spezialmente del nome di questa gentile donna.
Je dis qu’à ce moment cette femme était l’écran idéal à mon amour, pour ma part, ainsi j’élaborai le plan pour nommer enfin ma noble dame de mélanger son nom à de nombreux autres noms de femmes.

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VII

La donna co la quale io avea tanto tempo celata la mia volontade, convenne che si partisse de la sopradetta cittade e andasse in paese molto lontano:
Celle que j’avais choisie depuis longtemps pour dissimuler mon désir, se trouva à devoir partir de la ville pour habiter dans un pays lointain :

*

X

Appresso la mia ritornata, mi misi a cercare di questa donna che ’l mio segnore m’ avea nominata nel cammino de’ sospiri;
Juste après mon retour, je partis à la recherche de cette femme que mon seigneur m’avait nommée sur le chemin des soupirs ;

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XI

Dico che quando ella apparia da parte alcuna, per la speranza de la mirabile salute nullo nemico mi rimanea, anzi mi giugnea una fiamma di caritade, la quale mi facea perdonare a chiunque m’avesse offeso;
Je dis que quand elle est apparue, dans l’espérance d’un merveilleux salut, je ne redoutais plus aucun ennemi, car j’étais inondé par une flamme de charité, qui de fait apportait le pardon à quiconque m’avait offensé ;

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XV

Appresso la nuova trasfigurazione, mi giunse uno pensamento forte, lo quale poco si partìa da me, anzi continuamente mi riprendea, ed era di cotale ragionamento meco:
Après la nouvelle transfiguration, il m’est venu une pensée forte, qui ne me quittât pas, mais qui constamment me réprimandait et me raisonnait :

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XVII

Poi che dissi questi tre sonetti, ne li quali parlai a questa donna, però che fuoro narratori di tutto quasi lo mio stato, credendomi tacere e non dire più, però che mi parea di me assai avere manifestato, avvegna che sempre poi tacesse di dire a lei, a me convenne ripigliare matera nuova e più nobile che la passata.
Puis après la composition de ces trois sonnets, dans lesquels je parlais à cette dame, je pris conscience, qu’au travers, j’y évoquais mon état ; alors j’ai cru bon me taire car il me paraissait m’être trop manifesté ; cependant, il me fallait persévérer et trouver une nouvelle matière encore plus noble que celle que je venais d’utiliser.

**

XVIII

Con ciò sia cosa che per la vista mia molte persone avessero compreso lo secreto del mio cuore, certe donne, le quali adunate s’erano, dilettandosi l’una ne la compagnia de l’altra, sapeano bene lo mio cuore, però che ciascuna di loro era stata a molte mie sconfitte;
Beaucoup de gens avaient compris le secret de mon cœur ; certaines femmes, qui aimaient se réunir entre elles, connaissaient ces secrets, car nombreuses étaient celles qui avaient été témoins de mes états d’âmes ;

*

XX

Appresso che questa canzone fue alquanto divolgata tra le genti, con ciò fosse cosa che alcuno amico l’udisse, volontade lo mosse a pregare me che io li dovesse dire che è Amore, avendo forse per l’udite parole speranza di me oltre che degna.
Voici que cette chanson s’étant répandue, un ami l’ayant entendue, me pria de lui dire ce qu’est l’Amour, espérant bien des choses à ce sujet.

*

XXVI

Questa gentilissima donna, di cui ragionato è ne le precedenti parole, venne in tanta grazia de le genti, che quando passava per via, le persone correano per vedere lei;
Quand cette dame douce, dont je vous parle, avec tant de grâce paraissait, le peuple accourait pour la voir ;

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XXIX

Quomodo sedet sola civitas plena populo! facta est quasi vidua domina gentium.
Une ville si peuplée et maintenant si vide ! Maîtresse des nations devenue veuve.
[Le livre des Lamentations – Lamentation de Jérémie – Chapitre premier]
Io era nel proponimento ancora di questa canzone, e compiuta n’avea questa soprascritta stanzia, quando lo signore de la giustizia chiamòe questa gentilissima a gloriare sotto la insegna di quella regina benedetta virgo Maria, lo cui nome fue in grandissima reverenzia ne le parole di questa Beatrice beata.
J’étais toujours dans cette chanson, où je terminais les dernières strophes, lorsque le seigneur de la justice appela cette noble et glorieuse noble sous la bannière de la reine bienheureuse, la Vierge  Marie, pour qui la noble Beatrice avait une grande révérence.

*

XXX

Io dico che, secondo l’usanza d’Arabia, l’anima sua nobilissima si partìo ne la prima ora del nono giorno del mese;
Je dis que, selon l’usage en Arabie, son âme si noble est partie à première heure du neuvième jour du mois ;

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XXXI

Poi che fue partita da questo secolo, rimase tutta la sopradetta cittade quasi vedova dispogliata da ogni dignitade;
Après qu’elle quitta ce siècle, toute la ville resta veuve, spoliée de toute dignité ;

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XXXIII

Poi che detta fue questa canzone, sì venne a me uno, lo quale, secondo li gradi de l’amistade, è amico a me immediatamente dopo lo primo;
Ensuite, ayant composé cette chanson, est venu vers moi, selon les degrés de l’amitié, un ami qui arrive immédiatement après ceux du premier cercle ;

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XXXVII

Avvenne poi che là ovunque questa donna mi vedea, sì si facea d’una vista pietosa e d’un colore palido quasi come d’amore;
Il advint ensuite que, dans tous les lieux où cette dame me voyait, son visage prenait presqu’une expression d’amour, pieuse et pâle ;

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XLIII

Appresso questo sonetto, apparve a me una mirabile visione, ne la quale io vidi cose che mi fecero proporre di non dire più di questa benedetta, infino a tanto che io potesse più degnamente trattare di lei.
A la suite de ce sonnet, j’eus une vision merveilleuse qui me décida à ne plus évoquer cette créature bénie, jusqu’à ce que j’eusse trouvé la manière la plus digne de la traiter.

[FIN]

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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA

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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.








La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856