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ANASTASIUS GRÜN Poème DIR ALLEIN ! A TOI SEULE !

LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Dir allein ! Anastasius Grün

Anastasius Grün
Anton Alexander Graf von Auersperg
Anton Alexander comte d’Auersperg
1806-1876

 

 

Traduction Jacky Lavauzelle

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die Gedichte
Les Poèmes


A toi seule !
Dir Allein !
Anastasius Grün

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Möchte jedem gern die Stelle zeigen,
Je pourrais montrer à chacun le lieu,
Wo mein Herz so schwer verwundet worden;
Où mon cœur si grièvement a été blessé ;
Aber dir möcht’ ich mein Leid verschweigen,
Mais à toi, je cacherai mon chagrin,
Doch nur dir! denn du allein
Seulement à toi ! Car toi seule
  Hast den Dolch, der mich vermag zu morden.
Tiens la dague qui peut me faire disparaître.

*

Möchte keinem meine Leiden klagen,
Je préfère ne pas me plaindre de mes souffrances
Aber dir enthüllen alle Wunden,
Mais te révéler toutes ces blessures
Die gar tief mein Herz sich hat geschlagen;
Profondes dans mon cœur qui me tuent ;
Doch nur dir! denn du allein
Seulement à toi ! car toi seule
 Hast den Balsam, der mich macht gesunden.
As le baume pour me guérir.

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ANASTASIUS GRÜN

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SUR ANASTASIUS GRÜN

SAINT-RENE TAILLANDIER
1844

Avant cette émeute dont j’ai à m’occuper aujourd’hui, avant cet avènement hautain de la poésie politique, il y a eu, dans l’histoire de ces vingt dernières années, une tentative assez semblable. Un esprit d’opposition, plein de jeunesse, de nouveauté, et animé d’une légitime audace, s’est produit avec éclat dans des vers que l’Allemagne n’a pas oubliés.
UNE NOUVELLE DIRECTION, UN NOUVEAU MOUVEMENT
La poésie, la vraie poésie, offensée trop souvent par les prétentions orgueilleuses de la nouvelle école, était toujours respectée hautement par ce chaste écrivain, et jamais, au plus fort de sa colère et de ses véhémentes apostrophes, jamais il n’avait laissé s’altérer le noble langage auquel il confiait l’expression de sa pensée. M. Anastasius Grün, car c’est de lui que je parle, a véritablement ouvert la direction nouvelle, le nouveau mouvement poétique qui, depuis quelques années, a transformé les lettres allemandes ; mais il a toujours évité les écueils où plus d’un, parmi ceux qui l’ont suivi, ont donné tête baissée.
L’ECOLE DE SOUABE
La langue que parle M. Grün est toujours la belle langue poétique d’Uhland ; il se rattache à cette charmante école de Souabe, si vraiment nationale, si bien parée de toutes les grâces de la nature germanique ; seulement il y fait apparaître un élément nouveau. Tandis qu’Uhland chante la patrie, tandis qu’il vit sur un fonds d’idées générales, M. Grün introduit dans l’école de Souabe quelque chose de plus particulier, il descend aux applications directes, aux problèmes les plus rapprochés, aux questions de chaque jour, et il appelle Rollet un fripon. Les Promenades d’un poète viennois sont le premier témoignage de la poésie politique si accréditée en ce moment, et on peut dire qu’elles en sont demeurées le modèle. Sans doute il y a dans Uhland plus d’une pièce qui semble aussi appartenir à cette direction ; le poète qui a chanté le bon vieux droit avec tant d’amour, le doux chanteur qui a réveillé dans l’esprit de son peuple tous les bons instincts, qui y a entretenu comme une défense le souvenir des anciennes vertus, ce poète peut être nommé parmi ceux qui ont essayé de créer une poésie politique. Toutefois, chez Uhland, cette poésie n’existe pas encore, et de ce fonds d’idées plus général, M. Grün, le premier, a fait sortir la vive et libre audace qui tente aujourd’hui tant de jeunes écrivains. On a remarqué que Béranger étudiait beaucoup La Fontaine ; on a dit qu’il était facile de retrouver dans son style et dans sa pensée maintes traces de la fine et franche tradition gauloise. Eh bien ! le rapport qui existe entre le chantre du roi d’Yvetot et la muse insouciante et hardie qui osait écrire, sous Louis XIV :

Notre ennemi c’est notre maître,
Je vous le dis en bon français ;

ce même rapport est celui qui, toute proportion gardée, unit M. Grün à Uhland. Je tiens à établir nettement cette idée : si M. Anastasius Grün a conservé, selon moi, une supériorité incontestable sur ses jeunes et ardents successeurs, c’est en grande partie à cette position littéraire qu’il en est redevable. Cette filiation poétique, ces relations avec l’école d’Uhland et de Justin Kerner, l’ont préservé de bien des écarts. En conduisant sa muse dans les routes périlleuses, il a pris soin que ses pieds ne fussent pas déchirés par les ronces et qu’elle gardât toujours son chaste vêtement.
UNE CHASTETE D’IDEAL, UN RESPECT RELIGIEUX DE LA FORME
Peut-être même a-t-il poussé trop loin la tendresse de ses scrupules ; il a redoublé d’attention et de vigilance, il a surveillé sa pensée et son langage avec une pudeur inquiète, tant il apercevait les périls de la carrière où il s’engageait ! On lui a reproché, et avec raison, une certaine afféterie, un soin trop minutieux des parures de la muse ; mais la langue souvent un peu grossière de ses successeurs est venue justifier ses craintes et absoudre ses fautes. Une grande chasteté d’idéal, un respect religieux de la forme, n’étaient pas un grand mal pour celui qui ouvrait une route où les erreurs contraires sont si fréquentes. M. Grün prenait ses précautions avec une louable intention d’artiste. J’oserais le comparer à l’auteur de Stello pour ce soin exquis et pur, et je m’assure que M. de Vigny, s’il eût hasardé sa muse dans cette direction dangereuse, n’aurait pas eu pour elle moins de respect et de sollicitude. Ce souci de M. Grün s’explique très bien et par son amour de l’art, par son attachement filial à l’école d’Uhland, et aussi peut-être par un sentiment élevé qui est propre à sa nature et au nom qu’il porte.
LES HARDIESSES DU LIBRE PENSEUR PROTEGEES PAR CETTE FORME PURE
On sait, en effet, qu’Anastasius Grün est un pseudonyme, et que le poète chaste et hardi qui a donné à l’Allemagne la poésie politique est un gentilhomme autrichien, M. le comte d’Auersperg. Le succès des Promenades d’un poète viennois fut immense. L’audace inattendue des idées saisit énergiquement les âmes ; en même temps, comme il y avait là un sentiment exquis de l’art, comme ce n’étaient point des dissertations rimées, mais bien de la vraie poésie, toutes les hardiesses du libre penseur, protégées par cette forme pure, pénétrèrent partout avec une merveilleuse promptitude. Je ne crains pas d’affirmer que la publication de ce livre fut un événement pour l’Allemagne. On eut beau le proscrire et le défendre, le coup était porté ; l’expérience avait réussi ; la muse allemande, si dédaigneuse autrefois du monde réel, savait désormais qu’elle pouvait se hasarder dans les rues de la ville, et quitter l’empyrée pour la terre.

LONGTEMPS LE SEUL REPRESENTANT DE LA POESIE POLITIQUE
Pendant longtemps M. Anastasius Grün fut le seul représentant de la poésie politique. Il y a quatre ans seulement qu’une jeune et active phalange s’est formée tout à coup, les uns pleins de gaieté, les autres plus sévères, ceux-ci agitant leurs grelots, ceux-là sonnant des fanfares. Les bruits de guerre que provoqua le traité du 15 juillet 1840, et l’hostilité passagère ranimée un instant entre la France et l’Allemagne, en furent la première occasion. Tant que M. Grün avait été seul, comme la direction de sa pensée était le produit d’une réflexion austère, d’une étude calme et désintéressée, l’art sérieux l’avait adoptée sans réserve. Au contraire, la poésie, chez les écrivains dont je vais parler, se ressentira de la commotion brusque et rapide d’où elle est née. Lors même qu’ils n’auraient pas renié insolemment leur habile devancier, il eût été facile de voir qu’ils ne suivaient pas la même route, et que bien des différences littéraires les séparaient. Ils n’ont d’ailleurs voulu nous laisser aucun doute à cet égard, et M. Grün a été plus d’une fois traité par eux avec un incroyable dédain. C’est donc une chose bien entendue : nos nouveau-venus ne relèvent que d’eux-mêmes ; ils sont seuls responsables de leurs œuvres ; soit, nous ne demandons pas mieux si l’arrogance de leur début et le talent même dont ils ont fait preuve nous autorisent à les juger avec une entière franchise…

Saint-René Taillandier
LA POESIE ET LES POETES DEMOCRATIQUES
De la littérature politique en Allemagne
Revue des Deux Mondes
Période Initiale
Tome 6
1844

POEME D’EMANUEL GEIBEL Auferstehung RESURRECTION

LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Auferstehung Emanuel Geibel

Emanuel Geibel
1815-1884

 

Traduction Jacky Lavauzelle

——–

die Gedichte
Les Poèmes

 


Résurrection
Auferstehung
Emanuel Geibel

 

 

 

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Wenn einer starb, den du geliebt hienieden,
Quand la mort dérobe l’être aimé,
So trag hinaus zur Einsamkeit dein Wehe,
Pour supporter la solitude de votre malheur,
Dass ernst und still es sich mit dir ergehe
Partez, grave et calme,
Im Wald, am Meer, auf Steigen längst gemieden.
Dans la forêt, au bord de mer, marchez lentement.

*

Da fühlst du bald, dass jener, der geschieden,
Là vous sentirez vos premiers souvenirs
Lebendig dir im Herzen auferstehe;
Vivants ressusciter dans votre cœur ;
  In Luft und Schatten spürst du seine Nähe,
Dans l’air et les ombres, vous sentirez sa proximité,
Und aus den Tränen blüht ein tiefer Frieden.
Et des larmes fleuriront une profonde paix.

*

Ja, schöner muss der Tote dich begleiten,
Oui, votre mort adoré vous accompagnera,
Ums Haupt der Schmerzverklärung lichten Schein,
La douleur se transfigurera en une lueur brillante,
Und treuer – denn du hast ihn alle Zeiten.
Et fidèle – avec vous pour toujours.

*

Das Herz auch hat sein Ostern, wo der Stein
Le cœur a aussi ses Pâques où la pierre
Vom Grabe springt, dem wir den Staub nur weihten;
S’écarte de la tombe et où nous consacrons la poussière ;
 Und was du ewig liebst, ist ewig dein.
Et ce que vous aimez pour toujours, est à jamais éternel.

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LA POESIE D’EMANUEL GEIBEL
par
Saint-René Taillandier
1847

Il ne faut pas demander à M. Emmanuel Geibel la forte et vivace inspiration de M. Hartmann : M. Geibel est un poète aimable, d’une humeur facile, d’une verve brillante et légère. Né dans l’Allemagne du nord, aux bords de la mer, il a écouté de bonne heure les invitations des flots voyageurs qui l’ont porté vers des régions plus douces ; c’est en Grèce et en Espagne que s’est épanouie sa muse. Quand il vivait à Lubeck, il chantait bien çà et là, comme il convient à tout poète allemand, le Rhin et ses légendes : mais ce qui le frappait surtout, c’étaient les tableaux des contrées méridionales ; le bohémien aux cheveux noirs, le petit joueur de castagnettes, tous les frères errans de Mignon qu’il rencontrait sur sa route, lui faisaient voir en rêve les pays du soleil. Il avait d’ailleurs tous les instincts d’une autre patrie ; nul n’était plus insouciant ; paresseux avec délices, ainsi que Figaro, il célébrait la fainéantise d’une façon assez avenante, avec toute sorte de bonnes raisons et de gracieux argumens, à peu près comme l’a fait M. Théophile Gautier dans sa jolie pièce à un jeune Tribun. Aussi, quand il aura vu l’Espagne, quand il se sera couché sous les lauriers-roses de l’Ilyssus, il se sentira plus à l’aise, et de charmans motifs abonderont sous sa plume. Jusque-là, de Lubeck à Berlin, et en attendant mieux, il jettera par centaines des chansons amoureuses, sans trop se soucier de la fidélité promise et des plus simples vertus du foyer. L’éternelle fiancée, que chantent depuis cinquante ans toutes les lyres germaniques, n’importunera guère ici ceux qui trouvaient cet épithalame un peu trop long ; la fiancée classique a disparu ; M. Geibel en a mille, mille e tre, comme don Juan. Je n’affirmerai pas que cette légèreté soit toujours de très bon goût, ni surtout qu’elle ait l’excuse de l’entraînement naïf et de la verve sincère. Je crois entrevoir bien des imitations, médiocrement dissimulées, dans les meilleures fantaisies de M. Geibel. Je citais tout à l’heure M. Gautier ; l’auteur de la Comédie de la Mort n’est pas le seul à qui l’écrivain allemand ait emprunté ses capricieuses folies. M. Geibel a lu tous nos poètes, il les connaît très bien et les aime, si je ne me trompe, un peu plus qu’il ne conviendrait. Il a écrit un récit fort gai, assez spirituel, qui n’existerait pas si M. Alfred de Musset n’avait raconté les aventures de Mardoche : 

« Aux bords de la Sprée, en Prusse, s’élève la ville de Berlin, célébrée dans tous les journaux, fameuse par son grand Frédéric, par sa poussière de sable et par ses milliers de poètes, dont personne ne sait le nom. C’est là que vivait récemment, fort inconnu, mais bien digne que vous fassiez connaissance avec lui, un jeune étudiant ; et, puisque je n’ai pas d’autre héros sous la main, je vais vous conter l’histoire de mon ami Clotaire.

« Singulier personnage ! à moitié homme, à moitié enfant. Je croirais volontiers qu’il était le fils aîné du mois d’avril. Tantôt hardi comme un héros, plein d’entrain, prompt à agir ; tantôt rêvant à l’aventure et perdu dans le monde des songes ; aujourd’hui, mélancolique, inquiet ; demain, inaccessible aux moindres soucis ; parfois languissant et sentimental, une heure après ferme et résolu ; jamais le même ; enfin, d’un seul mot, un fragment de poète. 

L’auteur continue ainsi avec beaucoup de gaieté, sa plume court légèrement, finement ; mais il est trop visible que Mardoche a passé par là. Une autre fois, il dérobera sans façon M. Victor Hugo ; cette belle captive, ravie par le spectacle des contrées splendides où elle est emprisonnée, et qui n’ose admirer pourtant, car elle voit dans l’ombre le sabre des spahis, la captive des Orientales est devenue chez M. Geibel ce jeune esclave qui rêve en de très beaux vers et se croit le maître du palais des rois maures. Je signale au hasard quelques emprunts de M. Geibel ; j’en pourrais citer beaucoup d’autres. Pardonnons-lui : jusqu’au jour où il ira s’inspirer au soleil, il a voulu connaître au moins par ses confrères ces plages étincelantes, et il a pris le souvenir de ses lectures pour l’impression des lieux qu’il invoquait en songe.

 Rien n’est plus charmant que l’impression du Midi sur les hommes du Nord, mais il la faut sincère et née spontanément sous l’influence de ces contrées heureuses. L’Espagne, la Grèce surtout, dès qu’il les eut visitées, inspirèrent à M. Geibel des compositions plus franches que tous ses vers datés d’Allemagne. C’est une bonne fortune pour le jeune poète de Lubeck d’avoir habité Athènes pendant une année entière. Cette mer divine dont parle l’Iliade, les rossignols de l’OEdipe à Colonne, les dieux de Phidias, le chœur des Grace : entrevu au penchant des collines sacrées, et particulièrement tout ce qu’il y a de plus léger, de plus indulgent, de plus abandonné dans les mœurs antiques, tout cela se joue avec un charme vrai dans les poésies de M. Geibel. Ce n’est pas sans doute la grace suprême d’André Chénier, la pure inspiration grecque miraculeusement retrouvée ; l’auteur, qui ne pouvait lutter avec le poète de l’Aveugle, a cherché plutôt un mélange très habile de la simplicité athénienne et de toutes les coquetteries, de toutes les subtilités modernes. De là un composé qui ne manque pas d’une certaine saveur. On pouvait craindre, je l’avoue, que le jeune écrivain, une fois descendu sur ces terres païennes, ne s’abandonnât trop aisément aux déesses effrénées, mais il s’est placé dès le premier pas sous la protection de Minerve.

 « Toi qui habites les hauteurs de ces monts, Pallas aux yeux bleus, jette un regard ami sur le poète. Eros m’a bien accueilli sans doute, et le rouge Bacchus me sourit gaiement ; mais toi, ô déesse ! donne au plaisir la mesure, la sagesse ; rends mon humeur paisible, et règle la jouissance. Quand la jeunesse se livre à ses transports de feu, elle paie cher, hélas ! ses fugitives voluptés. Au contraire, si tu apaises le tumulte de ton regard à la fois sévère et souriant, comme Orphée, avec la lyre bénie, domptait les lions farouches, jamais alors, jamais la coupe renversée ne déshonore le festin, jamais la jeune fille, rouge de honte, ne détourne les yeux ; Vénus, parée de fleurs, se promène au milieu de l’assemblée, et la danse des Graces se déroule autour de la fête charmante. »

 C’est aussi Minerve, je pense, qui a révélé à M. Geibel la grace de ces poètes anciens qu’il célèbre avec des impressions toutes neuves, et sans rien emprunter à l’enthousiasme convenu des commentateurs. J’aime que dans l’un de ses plus vifs sonnets il interpelle brusquement tous les philologues, tous les faiseurs de notes, tous les lexicographes de son pays, et les invite à venir fouler le sol de la Grèce moderne. Une matinée aux bords de la mer, une soirée sur la place publique, leur expliqueront mieux Sophocle et Aristophane que tout l’indigeste fatras des érudits allemands. M. Geibel aurait pu même consacrer plus de quatorze vers à ce sujet ; je m’assure qu’il y a là matière pour une belle et bonne satire. Cette répétition éternelle de choses cent fois redites, cette accumulation de notes inutiles, ces surcharges épaisses qui déshonorent les plus beaux livres, c’est bien certainement une des plus grandes plaies de l’Allemagne lettrée ; et, pour un Heyne, pour un Ottfried Muller, pour un Welcker, on sait quelle est la formidable armée de ces travailleurs acharnés à défigurer les maîtres. M. Geibel pouvait écrire cette satire de ce ton vif et ingénieux qui lui sied, et il s’y serait joué avec esprit. Il comprend avec un rare bonheur tout le mérite de la forme, et il est vraiment homme du sud par bien des côtés ; il craint les nuages, il a horreur des inventions pénibles ; la clarté élégante de l’art grec le jette dans des ravissemens sans fin. Quand son ame est plus tournée aux choses mystiques, ce n’est pas en Allemagne, ce n’est pas chez Goethe, chez Jean-Paul, qu’il va chercher ses plaisirs ; il s’adresse, comme Schlegel, aux drames sacrés de Calderon. 

« Les alouettes babillent dès le matin, et le ciel étend sa belle clarté bleue sur les cimes de la riche vallée. Oh ! que l’aimable limpidité d’Homère me réjouit alors ! comme la majesté de Sophocle touche mon cœur ! Mais si, dans la nuit, bien tard, la lune parait au milieu des nuages et que la flamme de mon imagination s’agite, alors, oh ! je salue Arioste, le poète des contes aux couleurs brillantes, et Calderon me berce de ses rêves fantastiques. » 

Tout cela est dit avec une finesse et une grace assez rares en Allemagne, et qui font de ce recueil une lecture piquante. Par malheur, le livre ne finit pas là, M. Geibel revient à Berlin, et la Prusse lui sera aussi funeste que la Grèce lui a été favorable. On conçoit, en effet, que ce poète aimable, que cet insouciant dilettante, sera fort dépaysé quand il reviendra sur la terre natale. Il trouvera une transformation déjà bien sérieuse, des émotions nouvelles et profondes, de graves problèmes bruyamment agités ; or, paresseux comme il l’est, je crains bien qu’il ne sache guère prendre sa place au milieu de cette foule tumultueuse. Je conçois le rôle d’un poète qui maintiendrait fermement l’indépendance de l’art, et qui tâcherait de s’élever au-dessus des questions du jour par le culte passionné de l’idéal ou les ravissemens gracieux de la fantaisie. Ce que je ne puis admettre, c’est l’indécision, l’embarras, la gaucherie provinciale de M. Geibel, quand il revient en Allemagne. Il ne sait que faire, il n’ose se décider. Rien ne l’obligeait sans doute à prendre parti dans le grand débat politique de son pays ; son rôle, au contraire, était tracé d’avance ; il devait continuer à prodiguer sans souci ses élégantes chansons et tout au plus à railler doucement les tribuns, comme l’a fait M. Gautier dans maintes pièces épicuriennes et sceptiques. Mais non, M. Geibel se laisse entraîner partout où souffle le vent : tantôt il enfle sa voix, il s’efforce d’être bien noir, bien lugubre, et, voulant donner un vigoureux symbole du temps où nous sommes, il chante les trois forgerons qui forgent, à l’endroit le plus sombre de la forêt, la formidable épée du peuple. Vous croyez que M. Geibel s’est rallié à la phalange de M. Herwegh ? Tournez la page, vous trouverez M. Geibel dans des dispositions toutes différentes. Le voilà qui fait reparaître, pour la centième fois, l’inévitable héros de la poésie allemande, Frédéric Barberousse en personne ! et pourquoi, je vous prie ? Jusqu’ici, lorsque le grand empereur souabe, interprété par les poètes, se réveillait dans les cavernes du mont Kyffhaeuser, c’était pour encourager l’Allemagne, pour exciter les vieux sentimens teutoniques, pour exalter la loyauté et l’héroïsme ; M. Geibel lui a donné un rôle nouveau. Il le force à débiter une déclamation, un sermon méthodiste qui pourrait trouver place dans le moniteur officiel de Berlin ou dans la Gazette évangélique. Décidément, les poètes allemands feraient bien de s’interdire pendant long-temps cette solennelle figure de Barberousse ; ils n’en ont que trop abusé. Quand M. Henri Heine, il y a deux ans, renvoyait si plaisamment le vieil empereur barbu au fond de sa caverne, la satire ne s’adressait pas au puissant héros de la maison de Souabe ; elle frappait les rimeurs ou les tribuns dont la lourde emphase évoquait ridiculement ces gothiques souvenirs. Je regrette que M. Geibel ne se soit pas rappelé cette vive et spirituelle leçon ; il aurait pu s’épargner des vers médiocres et de fâcheuses palinodies. En vérité, on ne comprend pas que le jeune poète se soit laissé entraîner à de pareilles fautes ! Comment expliquer ces doubles déclamations, cette double emphase en sens contraire, chez un écrivain qui fait profession de scepticisme et qui doit au far niente de la fantaisie ses œuvres les plus aimables ? Voilà un gracieux livre gâté comme à plaisir et de propos délibéré. M. Geibel est digne toutefois de prendre une belle revanche, et j’espère qu’il ne tardera pas ; il abandonnera à de plus forts que lui les dangereuses arènes, il relira Théocrite et Calderon, et, dans le cadre qu’il s’est choisi, viendront se ranger sans prétention les ébauches légères, les dessins vivement enlevés, les fines et brillantes aquarelles.

Saint-René Taillandier
De l’état de la poésie en Allemagne
Revue des Deux Mondes
Période Initiale, tome 17
1847

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DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XV- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XV LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

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DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XV

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XV

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Appresso la nuova trasfigurazione, mi giunse uno pensamento forte, lo quale poco si partìa da me, anzi continuamente mi riprendea, ed era di cotale ragionamento meco:
Après la nouvelle transfiguration, il m’est venu une pensée forte, qui ne me quittât pas, mais qui constamment me réprimandait et me raisonnait :
«Poscia che tu perviene a così dischernevole vista, quando tu se’ presso di questa donna, perché pur cerchi di vedere lei?
« Puisque tu deviens si misérable au contact de cette dame, pourquoi alors essayes-tu de la voir ?
Ecco che tu fossi domandato da lei, che avrestù da rispondere, ponendo che tu avessi libera ciascuna tua vertude, in quanto tu le rispondessi? »
Si elle te le demandait, que répondrais-tu, en supposant que tu aies assez l’esprit libre ? « 
Ed a costui rispondea un altro umile pensero, e dicea:
Et une pensée différente humblement s’approcha et dit :
«S’io non perdessi le mie vertudi, e fossi libero tanto che io le potessi rispondere, io le direi che, sì tosto com’io imagino la sua mirabile bellezza, sì tosto mi giugne uno desiderio di vederla, lo quale è di tanta vertude, che uccide e distrugge ne la mia memoria ciò che contra lui si potesse levare;
« Si je ne perdais pas mes vertus, et si j’étais libre de lui répondre, je lui dirais que je m’imagine sa beauté merveilleuse, que j’ai tant de désir de la voir, que ce désir lui-même tue et détruit dans ma mémoire tout ce qui peut soulever contre lui ;
e però non mi ritraggono le passate passioni da cercare la veduta di costei».
et les passions passées dépeintes ne pourraient m’empêcher de la voir ».
Onde io, mosso da cotali pensamenti, propuosi di dire certe parole, ne le quali, escusandomi a lei da cotale riprensione, ponesse anche di quello che mi diviene presso di lei;
Alors, mû par des pensées de cette sorte, je me décidai de lui écrire certaines paroles, m’excusant des réprimandes que j’avais pu lui faire, pour lui révéler ce qui m’arrive quand je m’approche d’elle ;
e dissi questo sonetto, lo quale comincia:
voici ce sonnet qui commence :
Ciò che m’incontra .
 « Ce qui se trouve… »








Ciò che m’incontra ne la mente, more,
Ce qui se trouve dans mon esprit, meure,
quand’i’ vegno a veder voi, bella gioia;
Quand je vous vois, belle joie ;
e quand’io vi son presso, i’ sento Amore
Et quand je suis près de vous, j’entends Amour
che dice: «Fuggi, se ‘l perir t’è noia».
Qui dit: « Fuis, si tu ne désires pas mourir.  »
Lo viso mostra lo color del core,
Le visage montre la couleur du cœur,
che, tramortendo, ovunque pò s’appoia;
qui, s’évanouissant, s’appuie où il peut ;
e per la ebrietà del gran tremore
Et par l’ivresse du grand tremblement
le pietre par che gridin: «Moia, moia».
Les pierres crient : « Meurs ! Meurs ! ».
Peccato face chi allora mi vide,
Il pécherait celui qui, voyant ma triste figure,
 se l’alma sbigottita non conforta,
Ne viendrait pas réconforter mon âme,
sol dimostrando che di me li doglia,
Au moins en me montrant qu’il me plaint,
per la pietà, che ‘l vostro gabbo ancide,
Par la pitié, assassiné par votre rire,
   la qual si cria ne la vista morta
Que créerait la vue morte
de li occhi, c’hanno di lor morte voglia.
Des yeux qui veulent mourir.

 

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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XV

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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.




La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XV

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXVI- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXVI LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

——–



DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XXVI

 ******

XXVI

******

Questa gentilissima donna, di cui ragionato è ne le precedenti parole, venne in tanta grazia de le genti, che quando passava per via, le persone correano per vedere lei;
Quand cette dame douce, dont je vous parle, avec tant de grâce paraissait, le peuple accourait pour la voir ;
onde mirabile letizia me ne giungea.
et cela me remplissait de joie.
E quando ella fosse presso d’alcuno, tanta onestade giungea nel cuore di quello, che non ardia di levare li occhi, né di rispondere a lo suo saluto;
Et quand elle se tenait près d’un homme, alors le cœur de ce dernier se désarmait et il n’osait plus ni lever tes yeux, ni répondre à son salut ;
e di questo molti, sì come esperti, mi potrebbero testimoniare a chi non lo credesse.
et tous ceux qui ont vécu ce moment pourraient témoigner pour ceux qui ne le croiraient pas.
Ella coronata e vestita d’umilitade s’andava, nulla gloria mostrando di ciò ch’ella vedea e udia.
Elle partait couronnée et vêtue d’humilité, ne montrant pas de gloire à ce qu’elle voyait ou entendait.
Diceano molti, poi che passata era:
Nombreux disaient, dès qu’elle avait disparu :
«Questa non è femmina, anzi è uno de li bellissimi angeli del cielo».
« Ce n’est pas une femme, c’est un des plus beaux anges du ciel. »
E altri diceano:
Et d’autres didaient :
«Questa è una maraviglia;
« C’est une merveille ;
che benedetto sia lo Segnore, che sì mirabilemente sae adoperare!».
que béni soit le Seigneur pour une création si admirable ! ».
Io dico ch’ella si mostrava sì gentile e sì piena di tutti li piaceri, che quelli che la miravano comprendeano in loro una dolcezza onesta e soave, tanto che ridìcere non lo sapeano;
Je dis qu’elle se montrait si gentille et si pleine de tous les plaisirs, que ceux qui avait la chance de la voir, étaient tellement inondés d’une douceur honnête et douce, qu’ils étaient dans l’incapacité de la retranscrire ;
né alcuno era lo quale potesse mirare lei, che nel principio nol convenisse sospirare.
et personne ne pouvait soutenir sa vision, sans aussitôt soupirer.
Queste e più mirabili cose da lei procedeano virtuosamente:
Ces choses et des plus merveilleuses encore procédaient d’elle vertueusement :
onde io pensando a ciò, volendo ripigliare lo stilo de la sua loda, propuosi di dicere parole, ne le quali io dessi ad intendere de le sue mirabili ed eccellenti operazioni;
pensant à ce sujet, et voulant reprendre le style de ses louanges, je me proposai d’évoquer toutes ses apparitions admirables et excellentes ;
acciò che non pur coloro che la poteano sensibilmente vedere, ma li altri sappiano di lei quello che le parole ne possono fare intendere.
et ceci afin que plus largement que ceux qui l’avaient vue, d’autres savent d’elle tout ce que par les mots je pourrais faire comprendre.
Allora dissi questo sonetto, lo quale comincia:
Ce sonnet commence ainsi :
Tanto gentile.
Si douce.








 Tanto gentile e tanto onesta pare
Si douce et si honnête, apparaît
« Sigh »la donna mia, quand’ella altrui saluta,
Ma dame, quand elle vous salue,
  ch’ogne lingua deven tremando muta,
Que la langue tremblante devient muette,
e li occhi no l’ardiscon di guardare.
Que les yeux n’osent plus regarder.
Ella si va, sentendosi laudare,
Elle s’en va, se sentant louée,
 benignamente d’umiltà vestuta;
Revêtue de bonté et d’humilité ;
 e par che sia una cosa venuta
Il semble que ce soit une chose provenant
da cielo in terra a miracol mostrare.
Du ciel sur la terre pour montrer la réalité d’un miracle.
Mòstrasi sì piacente a chi la mira,
Elle se montre si attrayante à ceux qui l’aperçoivent,
che dà per li occhi una dolcezza al core,
Que leurs yeux donnent une intense douceur au cœur,
che ‘ntender no la può chi non la prova:
Ne peut comprendre que celui qui l’a éprouvée :
 e par che de la sua labbia si mova
et il semble que de son visage transpire
 un spirito soave pien d’amore,
un esprit doux, plein d’amour,
   che va dicendo a l’anima: «Sospira!»
Qui dit à l’âme : « Soupire !« 

******

DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XXVI

******

LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.




La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XXVI

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XX- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XX LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

——–



DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XX

 ******

LA VITA NUOVA XX

******

Appresso che questa canzone fue alquanto divolgata tra le genti, con ciò fosse cosa che alcuno amico l’udisse, volontade lo mosse a pregare me che io li dovesse dire che è Amore, avendo forse per l’udite parole speranza di me oltre che degna.
Voici que cette chanson s’étant répandue, un ami l’ayant entendue, me pria de lui dire ce qu’est l’Amour, espérant bien des choses à ce sujet.
Onde io pensando che appresso di cotale trattato, bello era trattare alquanto d’Amore, e pensando che l’amico era da servire, propuosi di dire parole ne le quali io trattassi d’Amore;
Je pensai donc que la suite devait traiter d’un peu de l’amour, et pour que mon ami soit bien servi, je me proposai à dire des mots sur ce thème ;
e allora dissi questo sonetto, lo qual comincia:
et je dis alors ce sonnet, qui commence ainsi :
  Amore e ‘l cor gentil.
Amour et grandeur du cœur.

Amore e ‘l cor gentil sono una cosa,
Amour et grandeur du cœur sont une unique chose,
sì come il saggio in suo dittare pone,
Souligne le sage homme,
 e così esser l’un sanza l’altro osa
et si l’un sans l’autre ose
com’alma razional sanza ragione.
Autant voir l’âme raisonnable vivre sans raison.
Fàlli natura quand’è amorosa,
Ainsi la nature quand elle est amoureuse,
Amor per sire e ‘l cor per sua magione,
L’Amour pour seigneur et le cœur pour maison,
dentro la qual dormendo si riposa
A l’intérieur parfois se repose
tal volta poca e tal lunga stagione.
Un instant ou de longues saisons.
Bieltate appare in saggia donna pui,
La beauté émane d’une sage dame,
che piace a gli occhi sì, che dentro al core
Qui plaît aux yeux, et à l’intérieur du cœur
nasce un disio de la cosa piacente;
Naît un désir de la plaisante chose ;
e tanto dura talora in costui,
et tant il dure en lui,
che fa svegliar lo spirito d’Amore.
Qu’il réveille l’esprit d’Amour.
 E simil fàce in donna omo valente.
Et de même une femme pour un homme de valeur.

 

******

DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XX

******

LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XX

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXXIII- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXXIII LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

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DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XXXIII

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LA VITA NUOVA XXXIII

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Poi che detta fue questa canzone, sì venne a me uno, lo quale, secondo li gradi de l’amistade, è amico a me immediatamente dopo lo primo;
Ensuite, ayant composé cette chanson, est venu vers moi, selon les degrés de l’amitié, un ami qui arrive immédiatement après ceux du premier cercle ;
e questi fue tanto distretto di sanguinitade con questa gloriosa, che nullo più presso l’era.
et c’était un proche, par les liens du sang, de cette glorieuse dame.
E poi che fue meco a ragionare, mi pregòe ch’io li dovesse dire alcuna cosa per una donna che s’era morta;
Et pendant que nous discutions, me demanda des informations sur une femme qui était morte ;
e simulava sue parole, acciò che paresse che dicesse d’un’altra, la quale morta era certamente.
mais ses paroles semblaient parler d’une autre, qui venait juste de mourir.
Onde io accorgendomi che questi dicea solamente per questa benedetta, sì li dissi di fare ciò che mi domandava lo suo prego.
Réalisant que ses propos s’adresser uniquement à cette bienheureuse, alors je lui dis que je lui obtiendrais ce qu’il souhaitait.
Onde poi pensando a ciò, propuosi di fare uno sonetto nel quale mi lamentasse alquanto, e di darlo a questo mio amico, acciò che paresse che per lui l’avessi fatto;
Et je lui proposai de faire un sonnet dans lequel je me plaindrais un peu, et que je donnerais à mon ami, afin que cela paraisse fait pour lui ;
e dissi allora questo sonetto, che comincia:
ce sonnet commence ainsi :
Venite a ‘ntender li sospiri miei.
Venez écouter mes soupirs.
Lo quale ha due parti:
Sonnet en deux parties :
ne la prima, chiamo li fedeli d’Amore che m’ intendano;
dans la première, l’appel des fidèles d’Amour qui m’entendent ;
ne la seconda, narro de la mia misera condizione.
dans la seconde, j’évoque ma misérable condition.
La seconda comincia quivi:
La seconde commence par :
li quai disconsolati.
Ils se glissent inconsolables.

 Venite a ‘ntender li sospiri miei,
Venez écouter mes soupirs,
oi cor gentili, chè pietà ‘l disia:
Ô cœurs nobles, car la pitié l’exige :
li quai disconsolati vanno via,
Ils se glissent inconsolables,
e s’e’ non fosser, di dolor morrei;
Et s’ils ne fuyaient pas, je mourrais de chagrin ;
però che gli occhi mi sarebber rei,
car mes yeux me seraient cruels,
molte fiate più ch’io non vorria,
souvent plus que j’en aurais envie,
lasso! di pianger sì la donna mia,
Hélas ! si je ne pleurais plus ma dame,
che sfogasser lo cor, piangendo lei.
qui apaise le cœur dans ses pleurs.
Voi udirete lor chiamar sovente
Vous les entendriez souvent convoquer
 la mia donna gentil, che si n’è gita
Ma douce dame, qui est sortie
al secol degno de la sua vertute;
Dans un siècle digne de sa vertu ;
e dispregiar talora questa vita
Et mépriser parfois cette vie
  in persona de l’anima dolente
En la personne de mon âme souffrante
abbandonata de la sua salute.
Abandonnée de son salut.

 

******

DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XXXIII

******

LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XXXIII

 

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXXVII- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXXVII LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

——–



DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XXXVII

 ******

LA VITA NUOVA XXXVII

******

Avvenne poi che là ovunque questa donna mi vedea, sì si facea d’una vista pietosa e d’un colore palido quasi come d’amore;
Il advint ensuite que, dans tous les lieux où cette dame me voyait, son visage prenait presqu’une expression d’amour, pieuse et pâle ;
onde molte fiate mi ricordava de la mia nobilissima donna, che di simile colore si mostrava tuttavia.
cette couleur me faisait penser à ma très noble dame.
E certo molte volte non potendo lagrimare né disfogare la mia trestizia, io andava per vedere questa pietosa donna, la quale parea che tirasse le lagrime fuori de li miei occhi per la sua vista.
Et, plusieurs fois, n’étant plus capable de pleurer, ni de vider tout à fait ma tristesse, j’allais voir cette femme pieuse, qui réussissait à m’arracher les larmes des yeux.
E però mi venne volontade di dire anche parole, parlando a lei;
Et c’est avec bonne volonté que je lui compose ces quelques mots ;
e dissi questo sonetto, lo quale comincia:
voici le sonnet qui commence ainsi :
Color d’amore; ed è piano sanza dividerlo, per la sua precedente ragione.
Couleur d’amour ; il est homogène sans coupure, pour la même raison que précédemment.

Color d’amore e di pietà sembianti
Couleur d’amour et miséricorde
non preser mai così mirabilmente
n’ont jamais eu d’aussi belles empreintes
viso di donna, per veder sovente
Sur le visage d’une dame, à voir souvent
occhi gentili o dolorosi pianti,
De si doux yeux ou des pleurs douloureux,
come lo vostro, qualora davanti
Comme le vôtre, à l’instant même
vedètevi la mia labbia dolente;
Où vous voyez ma triste figure ;
sì che per voi mi ven cosa a la mente,
Par vous me pénètre à l’esprit,
ch’io temo forte no lo cor si schianti.
Une telle crainte capable de me briser le cœur.
Eo non posso tener li occhi distrutti
Je ne peux interdire à mes yeux ténébreux
che non reguardin voi spesse fiate,
De souvent vous regarder,
per desiderio di pianger ch’elli hanno:
Quand de pleurer ils en éprouvent le besoin :
 e voi crescete sì lor volontate,
et vous cultivez tant cette volonté,
 che de la voglia si consuman tutti;
Qu’ils s’y consument totalement ;
ma lagrimar dinanzi a voi non sanno.
mais, devant vous, ils ne savent plus pleurer.

 

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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XXXVII

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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XXXVI

 

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXX- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXX LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

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DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XXX

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XXX

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Io dico che, secondo l’usanza d’Arabia, l’anima sua nobilissima si partìo ne la prima ora del nono giorno del mese;
Je dis que, selon l’usage en Arabie, son âme si noble est partie à première heure du neuvième jour du mois ;
e secondo l’usanza di Siria, ella si partìo nel nono mese de l’anno, però che lo primo mese è ivi Tisirin primo, lo quale a noi è Ottobre;








et selon l’usage en Syrie, elle nous a quitté le neuvième jour du premier mois de l’année, qui s’appelle le Tichri, qui pour nous correspond à octobre ;
e secondo l’usanza nostra, ella si partìo in quello anno de la nostra indizione, cioè de li anni Domini, in cui lo perfetto numero nove volte era compiuto in quello centinaio nel quale in questo mondo ella fue posta, ed ella fue de li cristiani del terzodecimo centinaio.
et selon notre coutume, elle nous a quitté l’année de notre indiction, les années du Seigneur, dans lesquels le parfait numéro neuf a été accompli dans le siècle où elle est arrivée au monde, qui la fait appartenir au treizième siècle de la chrétienté.
Perché questo numero fosse in tanto amico di lei, questa potrebbe essere una ragione:
Ce nombre l’accompagnait amicalement, cela pour la raison suivante :
con ciò sia cosa che, secondo Tolomeo e secondo la cristiana veritade, nove siano li cieli che si muovono, e secondo comune opinione astrologa, li detti cieli adoperino qua giuso secondo la loro abitudine insieme, questo numero fue amico di lei per dare ad intendere che ne la sua generazione tutti e nove li mobili cieli perfettissimamente s’aveano insieme.
selon Ptolémée et selon la vérité chrétienne, ce sont neuf cieux qui se déplacent, et selon l’opinion commune des astrologues, ces cieux ont des actions ici-bas.
Questa è una ragione di ciò;
Voilà donc une raison ;
ma più sottilmente pensando, e secondo la infallibile veritade, questo numero fue ella medesima;
mais en pensant plus subtilement, et selon la vérité infaillible, ce nombre fut elle-même ;
per similitudine dico, e ciò intendo così. 
par similitude j’entends.
Lo numero del tre è la radice del nove, però che sanza numero altro alcuno, per se medesimo fa nove, sì come vedemo manifestamente che tre via tre fa nove.
Le nombre trois est la racine du neuf, sans aucun autre numéro, en se multipliant lui-même il devient neuf, clairement puisque trois fois trois font neuf.
Dunque se lo tre è fattore per sè medesimo del nove, e lo fattore per sè medesimo de li miracoli è tre, cioè Padre e Figlio e Spirito Santo, li quali sono tre e uno, questa donna fue accompagnata da questo numero del nove a dare ad intendere ch’ella era uno nove, cioè uno miracolo, la cui radice, cioè del miracolo, è solamente la mirabile Trinitade.
Donc, si le trois est par lui-même le facteur de neuf, et si le même facteur des miracles est le trois, qui est, le Père, le Fils et le Saint-Esprit,  trois en un, cette dame qui fut accompagnée de ce nombre neuf, donne à comprendre qu’elle était un neuf, qui est un miracle, dont la racine se situe dans la merveilleuse Trinité.
Forse ancora per più sottile persona si vederebbe in ciò più sottile ragione;
Peut-être même qu’une personne plus subtile pourrait trouver une raison plus subtile ;
ma questa è quella ch’io ne veggio, e che più mi piace.
mais c’est ce que je vois, et ce que j’aime le plus y voir.

 

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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XXX

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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XXX

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXIX- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XXIX LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

——–



DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XXIX

 ******

LA VITA NUOVA XXIX

******

Quomodo sedet sola civitas plena populo! facta est quasi vidua domina gentium.
Une ville si peuplée et maintenant si vide ! Maîtresse des nations devenue veuve.
[Le livre des Lamentations – Lamentation de Jérémie – Chapitre premier]
Io era nel proponimento ancora di questa canzone, e compiuta n’avea questa soprascritta stanzia, quando lo signore de la giustizia chiamòe questa gentilissima a gloriare sotto la insegna di quella regina benedetta virgo Maria, lo cui nome fue in grandissima reverenzia ne le parole di questa Beatrice beata.
J’étais toujours dans cette chanson, où je terminais les dernières strophes, lorsque le seigneur de la justice appela cette noble et glorieuse noble sous la bannière de la reine bienheureuse, la Vierge  Marie, pour qui la noble Beatrice avait une grande révérence.
E avvegna che forse piacerebbe a presente trattare alquanto de la sua partita da noi, non è lo mio intendimento di trattarne qui per tre ragioni:
Et malgré le fait que l’on souhaite connaître comment elle fut séparée de nous, ce n’est pas mon intention ici d’aborder ce sujet pour trois raisons :
la prima è che ciò non è del presente proposito, se volemo guardare nel proemio che precede questo libello;
la première est que ça ne figure nullement dans le plan, il suffit de se référer à la préface qui précède cette brochure ;
la seconda si è che, posto che fosse del presente proposito, ancora non sarebbe sufficiente la mia lingua a trattare, come si converrebbe, di ciò;








la seconde est que ma langue ne saurait traiter un tel sujet ;
la terza si è che, posto che fosse l’uno e l’altro, non è convenevole a me trattare di ciò, per quello che, trattando, converrebbe essere me laudatore di me medesimo, la quale cosa è al postutto biasimevole a chi lo fae:
la troisième est que se louer soi-même est quelque chose de tout à fait blâmable.
e però lascio cotale trattato ad altro chiosatore.
et je laisse donc cela à un autre commentateur.
Tuttavia, però che molte volte lo numero del nove ha preso luogo tra le parole dinanzi, onde pare che sia non sanza ragione, e ne la sua partita cotale numero pare che avesse molto luogo, convènesi di dire quindi alcuna cosa, acciò che pare al proposito convenirsi.
Cependant, bien des fois le numéro neuf est déjà apparu, il semble que ce n’est pas sans raison, il semble que ce numéro joue un rôle important dans son départ, il convient donc que j’en dise quelques mots.
Onde prima dicerò come ebbe luogo ne la sua partita, e poi n’assegnerò alcuna ragione, per che questo numero fue a lei cotanto amico.
Enfin j’évoquerai son départ et j’insisterai sur le fait que ce nombre l’a souvent accompagnée de manière bien amicale.

******

DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XXIX

******

LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :




Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XXIX

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XVIII- LA VIE NOUVELLE 1292

DANTE ALIGHIERI LA VITA NUOVA XVIII LA VIE NOUVELLE
Traduction – Texte Bilingue
LITTERATURE ITALIENNE
Letteratura Italiana

DANTE ALIGHIERI
Firenze 1265 Florence – Ravenna 1321 Ravenne

chapelle du Palais de Bargello Florence
Cappella del Podestà Firenze
attribué à Giotto di Bondone
Il ritratto di Dante in un’elaborazione grafica
Détail

Traduction  Traduzione Jacky Lavauzelle

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DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
1292
XVIII

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LA VITA NUOVA XVIII

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Con ciò sia cosa che per la vista mia molte persone avessero compreso lo secreto del mio cuore, certe donne, le quali adunate s’erano, dilettandosi l’una ne la compagnia de l’altra, sapeano bene lo mio cuore, però che ciascuna di loro era stata a molte mie sconfitte;
Beaucoup de gens avaient compris le secret de mon cœur ; certaines femmes, qui aimaient se réunir entre elles, connaissaient ces secrets, car nombreuses étaient celles qui avaient été témoins de mes états d’âmes ;
ed io passando appresso di loro, sì come da la fortuna menato, fui chiamato da una di queste gentili donne.
et passant à côté d’elles par inadvertance, je fus appelé par l’une de ces belles dames.
La donna che m’avea chiamato, era donna di molto leggiadro parlare;
Il s’agissait d’une femme à la parole très gracieuse ;
sì che quand’io fui giunto dinanzi da loro, e vidi bene che la mia gentilissima donna non era con esse, rassicurandomi le salutai, e domandai che piacesse loro.
je me trouvais devant elles, et je vis bien que ma femme la plus douce n’était pas présente, rassuré, je les saluais et je demandais ce qu’elles désiraient.
Le donne erano molte, tra le quali n’avea certe che si rideano tra loro.
Les dames étaient nombreuses, et certaines, entre elles, riaient.
Altre v’erano che mi guardavano, aspettando che io dovessi dire.
Les autres me regardaient, attendant que je parle.
Altre v’erano che parlavano tra loro.
D’autres enfin parlaient les unes avec les autres.
De le quali una, volgendo li suoi occhi verso me e chiamandomi per nome, disse queste parole:
L’une d’elles, tournant ses yeux vers moi, m’appelant par mon nom, me dit ces mots :
«A che fine ami tu questa tua donna, poi che tu non puoi sostenere la sua presenza?
«Pourquoi donc aimes-tu cette dame, puisqu’il t’est impossible de soutenir sa présence ?
Dilloci, ché certo lo fine di cotale amore conviene che sia novissimo».
Dis-nous, car un amour de ce genre doit-être bien nouveau « .
E poi che m’ebbe dette queste parole, non solamente ella, ma tutte l’altre cominciaro ad attendere in vista la mia risponsione.
Et après ces mots, toutes ces dames attendaient ma réponse.
Allora dissi queste parole loro:
Alors je dis ces mots :
«Madonne, lo fine del mio amore fue già lo saluto di questa donna, forse di cui voi intendete, ed in quello dimorava la beatitudine, ché era fine di tutti li miei desiderii.
« Mesdames, la fin de mon amour résidait dans le salut de cette femme,  et ma béatitude demeurait dans ce simple salut, fin de tous mes désirs.
Ma poi che le piacque di negarlo a me, lo mio segnore Amore, la sua merzede, ha posto tutta la mia beatitudine in quello che non mi puote venire meno».
Mais il lui plut de me le refuser, alors mon seigneur Amour, depuis, a placé toute ma béatitude dans ce qui ne peut me manquer ».
Allora queste donne cominciaro a parlare tra loro;
Alors ces femmes commencèrent à parler à nouveau les unes avec les autres ;
e sì come talora vedemo cadere l’acqua mischiata di bella neve, così mi parea udire le loro parole uscire mischiate di sospiri.
comme, parfois, nous voyons une pluie mélangée à une belle neige, je crus entendre leurs paroles mélangées de soupirs.
E poi che alquanto ebbero parlato tra loro, anche mi disse questa donna che m’avea prima parlato, queste parole:
Et après un certain temps où elles parlèrent ensemble, la femme qui m’aborda en premier me dit :
«Noi ti preghiamo che tu ne dichi ove sia questa tua beatitudine».
«Nous souhaitons savoir en quoi réside ta béatitude. »
Ed io, rispondendo lei, dissi cotanto:
Et je lui ai répondu :
«In quelle parole che lodano la donna mia».
«En ces paroles qui louent ma dame. »
Allora mi rispuose questa che mi parlava:








Puis elle me demanda :
«Se tu ne dicessi vero, quelle parole che tu n’hai dette in notificando la tua condizione, avrestù operate con altro intendimento».
«Si ce que tu dis est vrai, ce dont tu parles en notifiant ta condition, tu l’aurais évoqué avec d’autres intentions. »
Onde io, pensando a queste parole, quasi vergognoso mi partìo da loro, e venia dicendo fra me medesimo:
Aussi, en pensant à ces mots, presque honteux, je quittai ces dames, et marchant, je me disais en moi-même :
«Poi che è tanta beatitudine in quelle parole che lodano la mia donna, perché altro parlare è stato lo mio?».
«Si j’ai tant de béatitude dans ces paroles qui louent ma dame, pourquoi ai-je donc pu parler autrement ? »
E però propuosi di prendere per matera de lo mio parlare sempre mai quello che fosse loda di questa gentilissima;
Et je me proposai toujours de prendre pour matière de mon discours la louange de ma douce dame ;
e pensando molto a ciò, pareami avere impresa troppo alta matera quanto a me, sì che non ardia di cominciare;
et de penser souvent à ce sujet, il me semblait être en présence d’une tâche trop haute pour moi, de sorte que je n’osai même plus commencer ;
e così dimorai alquanti dì con disiderio di dire e con paura di cominciare.
et je demeurai ainsi quelques jours avec le désir de parler et la peur de commencer.

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DANTE ALIGHIERI
DANTE LA VITA NUOVA XVIII

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LA VITA NUOVA
Une plainte après la mort de Béatrice
par
Saint-René Taillandier

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelle est précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris, qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux arguments de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Saint-René Taillandier
Dante Alighieri et la Littérature dantesque en Europe au XIXe siècle, à propos d’un livre du roi de Saxe
Revue des Deux Mondes
Deuxième période
Tome 6
1856

 

LA VITA NUOVA XVIII