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DISCOURS DE SALERNE de GEORGES CLEMENCEAU 1893

Georges CLEMENCEAU




Discours de Salerne
1893

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discours-de-salerne-georges-clemenceau-artgitatoGeorges Clemenceau
28 septembre 1841-Mouilleron-en-Pareds (Vendée) – 24 novembre 1929 Paris




 

Source : Duroselle pages 291 ff

« Mes chers concitoyens,

« Après une longue épreuve, je me présente devant vous. C’est le sort des hommes politiques – je parle des hommes de combat – d’être exposés à toutes les surprises, à tous les attentats.

« Autrefois on les assassinait ; c’était l’âge d’or. Aujourd’hui, contre eux l’entreprise réputée infâme paraît légitime ; contre eux le mensonge est vrai ; la calomnie, louange ; la trahison, loyauté.

« Dans une démocratie où tous les appétits, tous les intérêts, toutes les passions sont publiquement aux prises, quoi de plus tentant que de profiter sans scrupules de tous les incidents pour chercher à troubler l’opinion par les attaques personnelles les plus violentes ? Et tous ceux qu’on aura pu redouter un jour seront exposés à subir ce qu’auront accumulé de sentiments inavouables, les appétits inassouvis, les intérêts menacés, les espérances trompées, les ambitions déçues. (Mouvements.)

« J’ai lu que c’était un honneur d’être le point de mire de telles attaques, un honneur redoutable, qu’on ne peut affronter que cuirassé de haute indifférence, capable d’endurer tout sans défaillir, et toujours face à l’ennemi, jusqu’à ce que la fortune se lasse et fasse honte aux hommes.

« Attaqué de tous les côtés à la fois, insulté, vilipendé, lâché, renié ; sous les accusations les plus infamantes, je n’ai pas faibli ; et me voici debout, devant vous pour qui j’ai subi ces outrages, prêt à vous rendre des comptes. (Applaudissements)

« Je ne vous ai jusqu’ici jamais parlé de moi. Après plus de six mois d’attaques quotidiennes, qu’il me soit permis, pour cette fois, de me mettre en cause.

« Depuis plus de trente ans, je suis un républicain de bataille.

« En 1862, étudiant, j’étais en prison pour la République.

« Depuis lors, fidèle à mon parti, je suis resté dans la mêlée, sans repos, sans trêve, m’efforçant de régler l’ardeur des uns, pressant, encourageant les autres, toujours montrant l’ennemi et criant : en avant !




« Maire de Paris pendant le siège, député à Bordeaux et à Versailles, président du Conseil municipal de Paris, de nouveau député depuis 1876, j’ai, suivant mes moyens, servi publiquement la cause du peuple. Contre les monarchistes, les cléricaux, les réactionnaires de tous noms et de tous déguisements, au grand jour, sous les yeux du pays, bien ou mal, heureux ou malheureux, j’ai combattu.

« Sans doute, pour le triomphe de nos idées communes, fort de l’assentiment de mes commettants, vigoureusement secondé par mes amis, j’ai dû livrer plus d’un combat à ses républicains ; à des républicains qui étaient les plus nombreux, les plus forts et – j’en puis témoigner – de leur côté très ardents contre nous. (Applaudissements)

« Le parti républicain peut-il se soustraire à ce qui est la vie même de l’humanité, la lutte entre l’esprit de stabilité, de conservation, et l’esprit d’évolution, de réforme, de progrès ? Dans notre parti commun, pour la réformation politique et sociale, nous avons donc obstinément bataillé, tous solidaires, vous mes commettants, moi votre mandataire.

« Mais ce que j’ai le droit de dire aujourd’hui sans craindre un démenti, c’est que, étranger à la politique d’insultes et de haine, j’ai combattu les idées, non les personnes, ; c’est que, en lutte avec des républicains, j’ai toujours respecté mon parti ; c’est que, au plus fort de la bataille, ne perdant jamais de vue le but commun, j’ai conclu toujours par un appel à la solidarité commune contre l’ennemi commun ; c’est qu’enfin, attaqué, injurié, calomnié par certains républicains, et pouvant parfois user de mortelles représailles, je ne l’ai pas fait.

« Il est vrai, j’ai renversé des ministères. Des personnages plus ou moins désintéressés me le reprochent souvent.

« Ce qu’on ne dit pas. c’est que les modérés ont, à travers tout, sous des noms divers, maintenu les mêmes hommes et la même politique d’atermoiement. Ce qu’on ne dit pas, c’est que rencontrant un cabinet radical, les modérés ne se sont pas fait faute de s’unir à la droite pour le renverser. Ainsi se retourne contre eux un de leurs principaux griefs contre nous.

« Ces rencontres de partis opposés sont toute l’histoire du régime parlementaire. On me reproche à la fois d’avoir été opposant systématique et gouvernement occulte. L’une des accusations détruit manifestement l’autre. Toujours en minorité, je n’ai jamais refusé le pouvoir parce qu’on ne me l’a jamais offert, sauf quand il était inacceptable, au moment où M. Grévy allait quitter l’Élysée. (Applaudissements)

« J’ai fondé un journal pour servir la politique de réformes. Notre plate-forme, c’était la République par l’application de ce qui a constitué notre parti : le vieux programme républicain. Développer l’action du suffrage universel, accroître son efficacité par la plus large diffusion de l’instruction à tous les degrés ; mieux repartir les charges publiques ; débarrasser l’individu des vieilles entraves monarchiques qui l’enserrent. Vis-à-vis de l’Église, la liberté de conscience, la sécularisation de l’État. Dans le domaine économique et social, rechercher le principe par où se résume tout le programme républicain : la Justice. (Longs applaudissements. Bravo !) Enfin, pour refaire la France vaincue, ne pas gaspiller son sang et son or dans des expéditions sans profit. Voilà ce qu’on a osé appeler une politique antipatriotique. (Applaudissements prolongés)

« Qu’on ouvre le journal depuis quinze ans, on n’y trouvera pas autre chose. (Oui, oui. Bravo ! bravo !)
« Contre moi, j’ai l’orgueil de dire que la meute a donné toute entière d’une rage inouïe. Ce fut une belle chasse, longue et pourtant endiablée, où nul ne s’épargna, ni les valets, ni les chiens. Il n’y manqua que l’hallali trop tôt sonnée. (Acclamations. — Applaudissements. — Vive Clemenceau !)

« Prenant prétexte de tout, dénaturant tout, mentant, calomniant, faisant des faux, toute une bande accusatrice se leva d’un seul coup contre moi.

« On réveilla tout, on fouilla ma vie, on n’épargna rien.

« J’avais assassiné Lecomte et Clément Thomas.

« Le bureau de poste installé dans la maison que j’habite payait mon loyer.

« Il y a quelques semaines encore, j’ai lu dans un journal que j’avais une loge à l’Opéra, que je dépensais 200 000 francs par an et que c’était le budget qui payait tout cela. Un aventurier bien connu ou plutôt mal connu dans le Var, où le jury de la cour d’assises lui a dit son fait, a trouvé plus rond de fixer à 400 000 francs le chiffre de mes dépenses annuelles.

« Alors que ma vie est au grand jour et que je défie qu’on y trouve d’autre luxe qu’un cheval de selle, dont la pension est de 5 francs par jour, pendant neuf mois, et une action de chasse qui ne me revient pas à 500 francs… (Applaudissements), j’avais fait obtenir un avancement inouï dans la légion d’honneur à M. Cornelius Herz. Je l’avais aidé dans ses entreprises. Je défiai qu’on apportât une seule preuve à l’appui de ces dires, on n’a jamais essayé.

« M. Cornelius Herz était un espion, et par conséquent j’étais son complice. De preuve ou de commencement de preuve, pas de trace.

« J’avais extorqué à M. de Lesseps des sommes fantastiques. Toute la presse de la compagnie de Panama vécut de cela pendant de longues semaines. Cinq minutes de témoignages devant la cour d’assises et, de l’aveu de M. de Lesseps, il restait de cela néant. À ce point qu’après tant d’accusations si diverses et si passionnées, mon nom n’est même pas prononcé dans le rapport de la commission d’enquête.

« Aujourd’hui, je dirai devant vous ce que je n’ai pas voulu dire pour me défendre : c’est que M. Charles Bal m’ayant offert des parts de syndicat, j’ai refusé. C’est qu’un personnage autorisé m’ayant offert 50 000 francs pour La Justice, en dehors de la publicité régulière, j’ai refusé. Voilà l’homme accusé de vénalité par les vendus ! (Tonnerre d’applaudissements.)

« Tout ceci je puis le prouver.

« Mais il s’agissait bien de preuves.

« Un membre de la commission d’enquête donnait aux journaux une note indiquant que j’avais touché un chèque de 100 000 francs de la Compagnie de Panama. Le même enquêteur en faisait discrètement confidence à un député que je pourrais nommer. Quand les journaux s’en furent donnés à cœur joie, le même homme, interrogé par un de mes amis, répondit qu’il y avait eu erreur. Mais il ne donna pas de note aux journaux pour démentir sa note précédente. C’est l’histoire du fameux chèque Marot dont le seul tort est de n’avoir jamais existé. Il y a quelques jours à peine un journaliste-député faisait allusion à cette histoire, en ayant soin de brouiller tout, pour émettre avec plus d’aise un doute discret. Et puis j’avais reçu des millions de M. Cornelius Herz. Était-ce trois, était-ce cinq ? On ne savait pas bien. Plutôt cinq que trois. (Rires.)

« L’argent était-il entré dans la caisse du journal ? On l’avait affirmé d’abord, mais la comptabilité étant là, on ne put le soutenir longtemps. Ce fut alors à mon profit personnel que j’avais touché cette somme.

« Je monte à la tribune, j’offre mes livres, ceux de mon journal. «  On pense bien qu’ils sont en règle  », répond naïvement l’accusateur.

« Que me reste-il à établir ? Qu’il n’y a pas trace de ces millions dans ma vie. Rien n’est si facile.

« Quand j’ai connu M. Cornelius Herz, il n’était pas millionnaire. Quand il l’est devenu, la comptabilité du journal établit :

« 1. Que La Justice est restée dans une situation précaire ; à certains moments, très difficile ;

« 2. Que j’ai contracté, pour la soutenir, des engagements personnels dont je n’ai pu encore me libérer, et qui seraient lourds pour moi au jour de la liquidation.

« Parlerai-je de ma situation personnelle ?

« J’ai réglé mes dettes de jeunesse par un emprunt chez un notaire de Nantes. On peut y aller voir, la dette subsiste encore. Où sont les millions ? (Applaudissements.)

« J’ai marié ma fille sans dot. Où sont les millions ? (Applaudissements.)

« Je suis installé depuis six ans dans mon domicile actuel. Le marchand de meuble et le tapissier ont été peu à peu réglés par acomptes. Je n’ai pas encore fini de les payer. Où sont les millions ? (Applaudissements répétés.)
« Voici à quels aveux on réduit les serviteurs désintéressés de la République.

« Que la honte de cette humiliation soit sur ceux qui ont rendu cette confession nécessaire. »

Discours de Salernes
Georges Clemenceau
Discours prononcé à Salernes
Var
9 août 1893