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LA REVOLUTION A-T-ELLE-EU LIEU A VASLIU ? 12h08 à l’est de Bucarest (Corneliu Porumboiu)

Corneliu Porumboiu

12h08 à l'est de Bucarest - Corneliu Porumboiu - 2006 Affiche

12h08 à l’est de Bucarest
A fost sau n-a fost ?

2008

La Révolution a-t-elle
eu lieu à Vaslui
La Roumanie, depuis une longue glaciation de seize ans qui la sépare de sa révolution, est en panne. Toute la Roumanie ? Non, peut-être pas. Mais à Vaslui, oui. Ce village résiste à la nouvelle croissance. Est-il rentré dans l’histoire, dans le possible d’une narration ? Apparemment, non ! Quelque chose dans le moteur a calé et ne redémarre pas. Il faut donc réaliser ce qu’à une époque d’avant le mur, nous appelions l’autocritique marxiste, ou, dans le sens hégélien, une vision critique de l’histoire, « on ne donne pas l’histoire même, mais une histoire de l’histoire, une appréciation des récits historiques et une enquête sur leur vérité et leur crédibilité. » (Introduction à la Philosophie de l’Histoire, Ed J. Vrin) Il est donc urgent de remonter le temps. Avons-nous à faire à d’ardents révolutionnaires ou à des citoyens sujets-soumis aux ardents combats de Timisoara et de Bucarest. Remontons le temps…

ON FAIT LA REVOLUTION QU’ON PEUT
…« 5, 4, 3, 2, 1… » Nous ne sommes ni à Kourou, ni à Cap Canaveral, mais  à la télévision roumaine avant le commencement d’une émission cruciale pour cette petite contrée perdue aux fins fonds de l’Europe. Là où notre Docteur Emmett Brown roumain, ici Corneliu Porumboiu, repart à l’origine. Le compte à rebours a débuté. Nous quittons le présent et peut-être le réel. Nous entrons dans le monde du doute et des fausses certitudes. L’hiver est là. Le froid. Les sapins sont sur les galeries des voitures, mais des sapins, décharnés. A fost sau n-a fost ? Etais-ce ou n’étais-ce pas ? Une pensée shakespearienne du passé. Qu’avons-nous vraiment vécu dans le passé. Quelle en est la réalité ? Qu’avons-nous vraiment vécu ?  Nos pas nous conduiront en 1989. En passant par …1789. « Le temps passe…et les gens oublient…malheureusement…On fait la révolution qu’on peut » De quelle révolution s’agit-il ?

C’EST LE GASOIL
Les premières images sont lugubres. La nuit s’en va ; les lumières s’éteignent petit à petit, des extrémités de la ville pour aller vers le centre. Comme le dira Piscoci, les lumières c’est comme la révolution, ça s’allume au centre et ça se diffuse aux extrémités. Ou alors est-ce juste un effet visuel puisque d’autres prétendent qu’ils s’allument « tous ensemble avec les cellules photoélectriques » ? Les hommes et les femmes sont dans le noir. Rien ne brille. Le noir des sentiments. Le noir de la dépression. Dans le froid et la boue, que la neige pour quelques temps cache encore. Des intérieurs tristes, gris et semblables. Quelques livres, des dictionnaires montrent que nous sommes avec des intellectuels, des professeurs. Les voitures roulent, c’est déjà ça. Après, il ne faut pas chercher plus de confort. Quand on a vécu la Traban depuis tant d’années … « – ça pue l’essence dans votre voiture. – C’est le gasoil. – Le gasoil ? – Elle est vieille, mais elle marche encore. – Au moins, il ne pleut pas dedans ! – Et il ne neige pas. – Non plus. »: (Discussion entre Emanoil Piscoci (Mircea Andreescu) et le présentateur Virgil Jderescu (Teodor Corban))

TOUT LE MONDE PEUT BIEN SE TROMPER
C’est la petite musique seule, en clin d’œil, qui nous indique que nous allons vivre une comédie, une véritable bouffonnerie, une farce autodestructrice. Un petit air pour ne tomber dans le fond d’une tragédie. « La construction d’un édifice, c’est d’abord une fin et une intention intérieures » soulignait Hegel dans son Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Ici, c’est revenir en 1989, à ce commencement mal digéré et sans autre intention première que d’en finir avec le dictateur, sa femme, et la clique de la Securitate, de ce communisme casseur des prolétaires, de ces syndicats à l’idéologie binaire. Et après… Corneliu montre une société de tricheurs et d’alcooliques, de menteurs et de rancœurs proches de l’écœurement. De quoi a accouché la révolte. D’une souris ? D’un totalement Tout ou d’un totalement Rien. Où étions-nous, où étiez-vous, ce grand jour où la révolution du grand soir a explosé avec l’hélicoptère présidentielle au-dessus du grand Palais. La vérité d’hier ou d’aujourd’hui ? Comme le dit le vieux monsieur « Tout le monde peut bien se tromper, ce n’est pas bien grave ! »

POUR UN COSTUME DE MERDE
Une émission de télévision se prépare. Mais même cette lumière des projecteurs et des paillettes n’attire plus. Le présentateur, Virgil Jderescu (Teodor Corban), a dû mal à trouver des invités, même pas motivés, seulement des invités. Personne ne veut reparler de ce passé nauséabond. Le thème, la révolution roumaine et le renversement de Ceausescu. Seize ans que celle-ci est terminée. Depuis 1989, depuis ce fameux mois de décembre, la télévision, qui passait Laurel & Hardy ou Tom & Jerry pendant les fêtes, passe maintenant des programmes insipides et le temps semble s’être arrêté à 12h08. « Qui va regarder ? Tout le monde s’en fout ! »  Corneliu Porumboiu nous rend visible de l’intérieur cette vie bloquée et à l’arrêt. Un vieil homme qui va faire le Père Noël. Sa tenue est le seul rouge qui reste après la fin du communisme. Et encore, il est mangé par les mites. Comme feu le communisme. Lui, il fait le Père Noël depuis des années, bien avant 1989, en 1965 et peut-être avant. Rien n’est changé. C’est toujours la même chanson ; « En résumé, ce costume est un costume de merde ! »

JE SUIS PIRE QUE LES GITANS ET JAUNE DEDANS
Nous sommes à l’est de l’Europe, à l’est de la Roumanie, dans ce lieu délaissé et morne, Vaslui, petite ville sans intérêt particulier, à quelques kilomètres de la frontière moldave. Un pays où même les chinois ne pensent qu’à une chose : partir, fuir,  « je dois rentrer dans mon pays, je suis pire que les gitans, je suis petit et méchant, et jaune en dedans. » Qu’est-ce que nous sommes venus faire dans cette galère ?

Pauvres sont les sujets. De quoi peut-on parler ? Nous approchons de Noël. Il reste la révolution. « Quelle révolution ? » ironise le barman Gigi à Tiberiu Manescu. Que représente-t-elle ?  A-t-elle vraiment eu lieu « après » ou « avant » le départ de Ceausescu ? Avant 12 heures ? Avant 12h08 ? Ce sont ces huit minutes qui séparent l’héroïsme et le chaos !   

JUSQU’AU DERNIER CENTIME
L’ensemble des conversations du quotidien est bien loin des grandes idées politiques. Elle tourne toute exclusivement autour de l’argent. Et nous ramène à des discussions basiques. De l’argent qu’on doit. De l’argent qu’on prête. Il faut savoir ruser, « aujourd’hui, je veux que tu m’amènes ta paye, j’en ai assez de me priver de tout ! Si je n’ai pas tout jusqu’au dernier centime…Je sais combien tu gagnes…sinon tu n’entres plus ici…si ce soir je n’ai pas mon argent, je débarque chez toi ! …Je n’ai plus d’argent !… Je viens récupérer mon fric…J’ai quelque chose à te demander, mais c’est la dernière fois, promis. Je viens d’avoir ma paye, mais j’ai dû payer mes dettes. C’est la dernière fois. Je n’ai personne d’autre, tu es mon seul ami.   » Il n’y plus, pas, de principes moraux.

VOUS NE SAVEZ MÊME PAS TRICHER !
Les enfants s’amusent à lancer des pétards aux professeurs et sur les personnes âgées, « ils ne pensent qu’aux pétards qu’ils vont faire exploser. Qu’est-ce que tu veux ? ». Les examens sont une triche généralisée, ce sont eux qui choisissent le thème qu’ils ont bachoté la veille, une autre révolution qu’ils semblent beaucoup mieux connaître que la leur, une autre révolution de 89. Ces élèves qui ont loupé l’épreuve sur l’Empire Ottoman, « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, si vous ne savez même pas tricher ? » lance le professeur désespéré d’autant de nullités. Pendant ce temps, les présentatrices « se donnent des airs », pendant, qu’en contrepoint les gros mots fusent constamment.

RETOUR A LA CASE CAVERNE
Quand l’émission commence. Tout le monde a le trac. C’est déjà la débandade. 4, 3, 2, 1 et le présentateur fait le signe de croix. Il faut avoir la foi.  L’épisode est d’emblée présenté comme un moment glorieux de l’histoire roumaine, à Bucarest comme peut-être à Vaslui. Avec des témoins de l’époque. Et la question tombe : « y-a-t-il eu une révolution dans notre ville ? » Pour de suite le rapporter sous les yeux des deux témoins médusés au mythe platonicien de la caverne : « où les hommes prennent un feu pour le soleil, mon devoir de journaliste est d’éviter à ceux qui ont quitté cette caverne, d’entrer dans une caverne plus grande, où ils confondraient un feu de paille avec le soleil. Je pense qu’il n’y a pas de présent sans passé, ni de futur sans présent. C’est pourquoi, plus le passé sera transparent, plus le présent et le futur seront limpides et clairs. D’autre part, Héraclite disait que l’on ne pouvait pas se baigner deux fois dans l’eau de la même rivière. Je vous invite cependant à replonger16 ans en arrière… par amour de la vérité et pour un avenir meilleur»…

LA MISERE AU GRAND JOUR
Tiberiu Manescu, le professeur alcoolique, s’invente alors des talentueux et indomptables amis révolutionnaires, tous morts aujourd’hui, bien entendu, et tous combattants, ou d’autres qui ont émigré vers le Canada… « Bien sûr que nous avions peur mais nous sentions qu’il fallait agir. » Tiberiu veut paraître plus fort et grand qu’il ne l’était vraiment. « Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables mais ils les commettent dans l’ombre et font parade de leurs vertus : ils restent grands. Les petits déploient leurs vertus dans l’ombre, ils exposent leurs misères au grand jour : ils sont méprisés. » (Balzac, les Illusions perdues) Son ivrognerie est connue de tous et la dame qui intervient détruit l’acte héroïque précédent. Les intellectuels n’étaient certainement pas le fer de lance de la révolution, mais bien au café à s’enivrer copieusement.

UNE CRUCIFIXION TELEVISUELLE
Pour lui, c’est la lente descente aux enfers. La crucifixion télévisuelle aux yeux de tous. Il se voute, et déchire en miette le papier devant lui. Devant la vérité de tous, il persiste. Il devient la victime de la vindicte populaire. Il continue à nier. J’y étais, parmi les premiers. Non, je n’étais pas au bar à me saouler.

Personne n’a fait la révolution à Vasliu, personne. Mais, la révolution a eu lieu. Là-bas, plus loin. Les coups pleuvent encore à Vasliu. La concorde ne viendra pas ce soir. La magie de Noël n’opère plus sur ces terres perdues, si loin de Bucarest.

5, 4, 3, 2, 1…

 Jacky Lavauzelle

Mircea Andreescu : Emanoil Piscoci, le vieil homme qui fait le Père Noël
Teodor Corban : Virgil Jderescu, le présentateur de la TV de Vaslui
Luminita Gheorghiu : l’épouse de Virgil Jderescu
Ion Sapdaru : Tiberiu Manescu, le professeur alcoolique
Mirela Cioaba : l’épouse du professeur Tiberu Manescu