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Gao Xingjian – LE CALME DE LA GOUTTE AU-DESSUS DE LA VILLE

Gao Xingjian
高行健
 LA MONTAGNE DE L’ÂME
Une canne-à-pêche pour mon grand-père

 Photos Montagne Jacky Lavauzelle (14)

 Le Calme
de la goutte
au-dessus de la ville

Photos Montagne Jacky Lavauzelle (4)
L’EQUILIBRE ECOLOGIQUE

 

dans LA MONTAGNE DE L’ÂME de Gao Xingjian 

Dans les nouvelles et les romans de Gao Xingjian, la dégradation est là, présente. Le vivant se dégrade. Les forêts, les cours d’eau, les villes, les ports. Le temps travaille à coeur ouvert. La blessure ne se fige pas dans le temps. Elle s’ouvre un peu plus, à chaque instant. Pas de cris, juste le tumulte.

 La destruction s’amplifie. Nous entendons déjà le bruit des pelleteuses et des toupies à béton. La nature s’en va. Un peu plus chaque jour. La ville est là qui s’installe et prend ses aises. Le changement s’accélère pour faire de chaque rue une avenue toujours plus grande, démesurée et terrifiante.

TU NE PEUX PLUS TE FIER QU’A TA MEMOIRE

L’homme se perd dans ce monde. Un monde sans repères. Continuellement en évolution. Il ne peut se fier qu’à sa mémoire, qu’à des émotions restantes, des sensations fugitives. « Le pont a été démoli et reconstruit en béton armé, j’ai compris, j’ai tout compris, je ne retrouverai rien de ce qui était là à l’origine. Il est clair que cela n’a aucun sens de demander le nom et le numéro de l’ancienne rue. Tu ne peux plus te fier qu’à ta mémoire. » (Une canne à pêche pour mon grand-père).

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TU N’AS PLUS RIEN TROUVE !

L’origine, le point d’origine n’existe plus ou tend à disparaître. Souvent les personnages se retrouvent perdus dans la ville même de leur enfance. « Tu es revenu dans les lieux anciens, mais tu n’as plus rien trouvé. La place couverte de gravats, le petit bâtiment la grande et lourde porte noire avec un anneau de fer, la petite rue tranquille passant devant, tout avait disparu, et même la cour avec son mur écran. A leur place, peut-être, a été ouverte une route goudronnée où circulent des camions aux klaxons stridents, chargés de marchandises, faisant voler la poussière et les papiers de bâtonnets de glace, des cars long-courrier aux vitres déglinguées…Le sol jonché de graines de pastèque et d’écorces de canne à sucre crachées depuis les fenêtres. »  (La Montagne de l’Âme, chapitre 54)

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TOUS IDENTIQUES !

Gao Xingjian ne parle pas d’écologie, mais d’équilibre écologique. Il constate seulement ce long et rapide de travail sur cette nature martyrisée.  Tristement. En plus de changer, tout fini par se ressembler. S’uniformise. Dans les formes de paysages comme dans les têtes. « Mais ce pays natal a tellement changé que tu n’arrives même plus à le reconnaître, la route poussiéreuse a été goudronnée, les immeubles sont faits d’éléments préfabriqués, tous identiques, les femmes dans la rue, jeunes ou vieilles, portent toutes un soutien-gorge, elles ont des tenues si légères qu’on dirait qu’elles veulent absolument montrer leurs sous-vêtements, et tous les toits sont équipés d’une antenne de télévision. Les maisons qui n’en ont pas semblent frappées d’une anomalie congénitale, tout le monde regarde bien sûr les mêmes programmes, les informations nationales de sept heures à sept heures et demie, les informations internationales de sept heures et demie à huit heures… »  (Une canne à pêche pour mon grand-père)

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UN TORRENT QUI A ROMPU SES VANNES

Les villes sont toutes surpeuplées et les gens se choquent, s’entrechoquent continuellement. « Dans cette rue pleine de monde, j’ai peur de passer pour un handicapé. » … « J’arrive dans une ville bruyante, inondée de lumière. Et ce sont à nouveau les rues noires de monde, la circulation ininterrompue des voitures, le clignotement des feux tricolores, les myriades de bicyclettes s’écoulant comme un torrent qui a rompu ses vannes… »  (Chapitre 55)

PENETRER DANS LE GRAND CYCLE DE LA NATURE

Il faut être un équilibriste pour passer sans encombre dans une rue chinoise. Le héros de La Montagne de l’Âme cherche toujours à partir le plus rapidement possible de ces lieux infernaux et cauchemardesques. La montagne et la hauteur sont des lieux salvateurs. Il ne s’agit pas seulement de retrouver ce refuge intérieur, cette montagne où, symboliquement, se niche l’intériorité de l’être, il s’agit de sauver simplement sa peau. Survivre. « Blanches comme la neige, luisantes comme le jade, les azalées se succèdent de loin en loin, isolées, fondues dans la forêt de sapins élancés, tels d’inlassables oiseaux invisibles qui attirent toujours plus loin l’âme des hommes. Je respire profondément l’air pur de la forêt. Je suis essoufflé, mais je ne dépense pas d’énergie. Mais poumons semblent avoir été purifiés, l’air pénètre jusqu’à la plante de mes pieds. Mon corps et mon esprit sont entrés dans le grand cycle de la nature, je suis dans un état de sérénité que je n’avais jamais connu auparavant. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 10)

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VOYAGER EST PLUS DIFFICILE

QUE DE MONTER AUX CIEUX

Les villes, les ports, les bus et les trains sont surpeuplés, endroits clos où l’homme est prisonnier, condamné à économiser son oxygène et son calme. Ce monde urbain est une ruche où chacun doit connaître les codes pour s’en sortir. « Le couloir du wagon étouffant était bondé et, pour gagner la sortie, il fallait se glisser entre les voyageurs. Il faudrait transpirer plusieurs minutes pour y parvenir. J’avais eu la chance de trouver une place près d’une fenêtre, au centre du wagon…Les trains qui parcourent ce pays sont bondés, de jour comme de nuit. Dans la moindre gare, on se presse pour monter, on se presse pour descendre. Les gens se hâtent, sans que l’on sache pourquoi. Je ne peux m’empêcher de transformer le vers de Li Bai : ‘Voyager est plus difficile que de monter aux cieux.’ » (La Montagne de l’Âme, chapitre 63)

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LA PEUR DE SOI-MÊME

La nature et la montagne dans l’apaisement de leur immobilité contrastent avec la frénésie urbaine. Mais l’homme dans son activisme forcené, brise le calme et entaille la forêt. Elle se transforme jusqu’à devenir effrayante et vengeresse. Elle devient miroir de notre être. Et nous renvoie ce que notre âme renferme de plus sombre. « Je devais me calmer, ce n’était après tout qu’une forêt d’arbres à laque. Les montagnards qui avaient récolté la laque avaient laissé des entailles sur les troncs des arbres. Ils poussaient dans cet état, créant un paysage infernal. Je pourrais dire aussi qu’il ne s’agissait que d’une illusion due à ma peur intérieure ; mon âme noire m’épiait, ces yeux multiples, c’était en fait moi-même qui m’observais. J’ai toujours eu l’impression d’être continuellement espionné, ce qui a sans cesse gêné mes mouvements. En réalité, il s’agit seulement de la peur que j’ai de moi-même. » (La Montagne de l’Âme, chapitre 65)

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LA MER DE CHINE, UN IMMENSE DESERT DE SABLE

Plus la ville est grande, moins elle présente d’intérêt et plus il faut trouver un stratagème pour se sauver le plus rapidement possible. La traversée d’une ville se fait presque en apnée. D’un souffle unique. Les pires choses sont possibles. La vision est agressée continuellement. Le pire, c’est Shanghai et Pékin. Pour la première :  « Cette ville immense où s’entassent plus de dix millions d’habitants n’a plus aucun intérêt à mes yeux… Autrefois j’étais allé à l’embouchure du Yangzi…on ne voyait que des rives boueuses couvertes de roseaux, sans cesse battues par les vagues. Le limon s’y dépose inexorablement, jusqu’au jour où toute la mer de Chine ne sera plus qu’un immense désert de sable. Je me souviens que, lorsque j’étais petit, l’eau du Yangzi était pure par tous les temps.» (La Montagne de l’Âme, chapitre 75). Pékin ne s’en sort pas mieux. « Les gens sont trop nombreux, on y vit trop serrés. Au moindre moment d’inattention, tu as quelqu’un qui te marche sur les talons. » (Chapitre 63)

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LA NATURE FINIRA PAR SE VENGER !

Trouver ce qui reste de la forêt primaire, primitive et vierge de l’homme, trouver un hêtre gigantesque niché au cœur d’une forêt d’érables et de tilleuls. Les forêts sont ouvertes, comme des plaies béantes, par la hache de l’homme, son avidité. « Ils  abattent les arbres précieux pour en faire des matériaux. » Des constructions insensées, pharaoniques voient le jour comme par enchantement maléfique « Si jamais ça provoque un grand tremblement de terre, les centaines de millions d’habitants qui vivent dans le cours inférieur et moyen du fleuve seront transformés en tortues ! Bien sûr, personne ne risque d’écouter les paroles d’un vieux comme moi. L’homme pille la nature, mais la nature finira par se venger ! » (La Montagne de l’Âme, chapitre 8)

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RETROUVER LE SOUFFLE VITAL DE L’HUMANITE

L’espoir n’est décidément pas dans l’homme. La mémoire reste un refuge bien précaire et chancelant. Mais, même avec ce triste constat accablant, l’homme a besoin de retrouver son semblable. Comme un mal nécessaire. A vouloir monter trop haut, le calme est parfois déstabilisant, voire insupportable. Comme descendre aux fonds des océans. Des paliers sont à respecter. « Le sommet des monts Wuling, aux confins des quatre provinces des Guizhou, Sichuan, Hubei et Hunan, est hostile et glacial. Je dois retourner parmi les hommes, retrouver le soleil et la chaleur, la joie, la foule, le tumulte ; quels que soient les tourments qu’ils me font endurer, ils sont le souffle vital de l’humanité. » (Chapitre 39)

Textes et Photos Jacky Lavauzelle

 (Traduction de La Montagne de l’Âme et d’Une canne à pêche pour mon grand-père par Noël et Liliane Dutrait, Editions du Seuil)

 

Gao Xingjian – L’IMMOBILITE DE LA TUILE DANS L’ATTENTE DE SA CHUTE

photo jacky lavauzelle 0

 

 

 

 

Gao Xingjian
高行健

 L’Immobilité de la
tuile dans l’attente
de la chute

La fragilité dans les nouvelles de GAO XINGJIAN

Le monde est là, multitude de solitudes posée-là dans l’attente. Tout peut se briser dans l’éclair de l’instant pendant que l’homme s’acharne continuellement dans de folles illusions chaque fois renouvelées.  La fragilité est là aussi au cœur du monde et des choses, au cœur de l’homme à chaque pas et pas seulement au bout de son chemin. Elle attend son heure. Patiemment.

C’EST COMME S’IL AVAIT ETE ELEVE POUR RIEN

Cet enfant, pour cette fraction de seconde d’inattention se retrouve orphelin. « Ça empire de génération en génération. Cet enfant, c’est comme s’il avait été élevé pour rien. » (L’Accident). Tout est là, perdu. A quoi bon ? à quoi bon toutes ces énergies, ces espoirs, ces appréhensions, ces rêves ? Quand tout peut partir, en un claquement de doigts. Et même avec beaucoup moins que ça.

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LE SILENCE TOUT AUTOUR

Après, notre esprit analyse et veut comprendre. «Voici ce qui s’est passé. » La frayeur, la peur devant cette immensité du vide. Si proche. « Sur les trottoirs, les passants restaient figés de stupeur et les cyclistes avaient tous mis pied à terre. Le silence s’était abattu alentour. » (L’Accident)

CELA N’AVAIT RIEN D’INEVITABLE !

Il ne fallait rien, mais rien, pour que le pire soit évité. Une seconde. « Peut-être était-il préoccupé par quelque chose qui le taraudait. Il était donc condamné à son triste sort. Pourtant, s’il était sorti de chez lui un peu plus tard ou s’il s’était mis en route un peu plus tôt, ou même si, après avoir récupéré son enfant, il avait pédalé un tout petit peu plus vite ou lentement, ou bien encore si, au jardin d’enfants, la nounou lui avait dit deux mots, ou si en route il avait rencontré une connaissance qui l’aurait interpellé, il n’aurait pas été confronté à cette catastrophe. Cela n’avait rien d’inévitable. »

Cela n’avait rien d’inévitable avec des si. Et avec des si, on mettrait Shanghai dans un bol …

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 UN MOMENT D’INATTENTION …

La fragilité dans cette seconde où le pas part de côté et tout se brise. Le souffle s’arrête. Un instant. Impossible de recommencer. La chute, la canne à pêche, la vie, un destin, des espoirs, tant de temps pour construire ce morceau de vie. Le hasard est à l’origine de la vie, mais ce hasard qui joue avec les probabilités, incessamment, enlève, dépossède dans un souffle, un seul. « Je me souviens que c’est moi, en trébuchant, qui ai cassé sa canne préférée. Nous allions à la pêche et je m’étais proposé pour la porter. Je courais devant lui, canne à l’épaule, quand je suis tombé dans un moment d’inattention. La canne fut projetée contre la fenêtre d’une maison. Mon grand-père a failli en pleurer de chagrin. Il caressait sa canne à pêche cassée de la même manière que ma grand-mère caressait sa vieille natte de bambou déchirée, cette natte de bambou tressée, sur laquelle on dormait chez nous… »  (Une canne à pêche pour mon grand-père).

IMMOBILE DEPUIS DES ANNEES

La tuile, comme la vie, reste là, comme la vie du cycliste, comme l’enfant à la canne à pêche, dans l’attente de sa chute. Et le temps dure parfois longtemps pour cette fulgurance. Le vent violent passe et la pluie. La tempête qui forte, ce matin, soufflait ne l’a pas fait bouger d’un pouce. Et vient à la tombée du soir, ce petit air. Il vient et passe. Personne ne le ressent. Mais il passe et frôle le coin de la tuile. Presqu’une caresse. Cet air qui par-dessous touche et coule et provoque l’éclatement, les l’éparpillement.  « L’encorbellement du toit se dessinait sur le ciel bleu, un nuage blanc passait, donnant l’impression que l’univers penchait. A l’extrémité de l’encorbellement, une tuile était prête à tomber. Elle était peut-être là depuis des années, immobile. » (Le Temple)

Ce monde est là d’un côté, puis de l’autre. Il tient sur ce fil invisible. Et le monde avance. « Il se mit à tanguer, puis se restabilisa rapidement. » (La Crampe) A se demander comment il avance. En appui.  Un moment sur de fragile béquille  « Il vit que la jeune fille debout près des bicyclettes était appuyée sur des béquilles. » (La Crampe) L’équilibre comme cette somme de tous les déséquilibres successifs.     

LA FRAGILITE, UN COMPAGNON DE LA VIE

Photo Jacky Lavauzelle

Cette fragilité détoure notre solitude. Un point, une ligne. Un souffle, un cri.  «  Le point noir, au loin derrière lui, était-ce un petit bateau ou quelque objet flottant qui se serait détaché du bord ? Et de toute façon, qui risquait de prêter attention à cet objet ? Il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Il aurait pu crier, mais en entendant le bruit continu et monotone des vagues, un profond sentiment de solitude, comme jamais il n’en avait éprouvé, s’empara de lui. Il se mit à tanguer, puis se restabilisa rapidement. » (La Crampe)

Mais comme disait Lao-Tseu : « « Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie. »

Textes et Photos Jacky Lavauzelle

 

(Extraits des nouvelles de Gao Xingjian : La Crampe, l’Accident, Une canne à pêche pour mon grand-père, le Temple – traduction Noël et Liliane Dutrait -Editions du Seuil)