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PLAUTE – MOSTELLARIA – LE REVENANT (pièce en 5 actes)

PLAUTE

 LE REVENANT – MOSTALLERIA
vers 190 av. J.-C.





Plautus Plaute Artgitato Mostellaria Le Revenant

Traduction Jacky Lavauzelle

ACTE I
Scène 1

GRUMIO – GRUMION
Fermier de la Maison Theuropide
à la porte de la maison de Theuropide

Exi e culina, sis, foras, mastigia,

Sors de ta cuisine, canaille !

Qui mi inter patinas exhibes argutias.

 Qui fait le beau au milieu des casseroles.

 Egredere, erilis permities, ex aedibus.

Sors ! Fléau de ton maître !

Ego, pol,  te ruri, si vivam, ulciscar probe.

 Moi, par Pollux, si je vis, je me vengerai à la ferme !

Exi, inquam, nidor, e culina. quid lates?                  



Sors, te dis-je, des odeurs de ta cuisine ! Que caches-tu donc ?

                                                                                                                              

TRANIO – TRANION
Servant-Esclave- de la maison de Theuropide
Il sort

Quid tibi, malum, hic ante aedis clamitatiost?

 Qu’est-ce que tu as à crier devant notre maison ?

An ruri censes te esse? abscede ab aedibus.

Où crois-tu être ? Fous le camp !

Abi rus, abi,  dierecte, abscede ab janua.

Retourne aux champs !, allez ! Crétin ! Pars !

Hem, hocine volebas?

Tiens ! C’est ça ce que tu veux ?
(il le frappe)

 

GRUMION

Perii ! Cur me verberas?

Aïe ! Je meurs ! Pourquoi me frappes-tu ?

 

TRANION

Quia, tu, vis.

Parce que tu vis encore !

 

GRUMION

Patiar ! Sine modo adveniat senex

Je souffre ! Quand notre vieux maître rentrera



Sine modo venire salvom, quem absentem comes.

Sain et sauf, il verra que tu le dévores pendant son absence !

 

TRANION

 Nec veri simile loquere, nec verum, frutex,

Qu’est-ce que tu racontes ? Frustre ! C’est n’importe quoi !

 Comesse quemquam ut quisquam absentem possiet.

On ne dévore pas quelqu’un qui n’est pas là !



 

GRUMION

Tu urbanus vero scurra, deliciae popli,             

Toi, qui fait le beau, le  sophistiqué de la ville !

Rus mihi tu objectas? sane hoc, credo, Tranio,

Tu te crois supérieur aux paysans ? Tu crois vraiment, Tranion,

Quod te in pistrinum scis actutum tradier.

Tu seras un jour envoyé au moulin !

Cis, hercle, paucas tempestates, Tranio,

Par Hercule ! Dans peu de temps, Tranion,

Augebis ruri numerum, genus ferratile.

Tu rejoindras la populace des champs !

Nunc, dum tibi lubet licetque, pota, perde rem,    

Maintenant,  fais à ta guise, puisque tu veux tout perdre ainsi

Corrumpe herilem filium, adulescentem optumum.

Détruis le fils de notre maître, cet adolescent si prometteur !

Dies noctesque bibite, pergraecamini,

Jours et nuits, vous buvez, vous vivez à la grecque !

Amicas emite, liberate, pascite

Achetez des filles, puis les affranchir, vous gavez

Parasitos, obsonate pollucibiliter.

Les parasites, videz les marchés pour vos orgies !



Haeccine mandavit tibi, quom peregre hinc iit, senex?    

Est-ce ce ça qu’a demandé, avant de partir, notre vieux maître ?

Hoccine modo hic rem, curatam obfendet suam?

Est-ce ainsi qu’il entend que ses biens soient gérés ?

Hoccine boni esse opficium servi existumas,

Est-ce ainsi que l’on sert bien les intérêts de son maître ?

 Ut heri sui conrumpat et rem et filium?

En corrompant ainsi et la fortune et le fils ?

Nam ego illum conruptum duco, quom his factis studet;

Il est désormais corrompu, avec ce qu’il a fait !

Quo nemo adaeque juventute ex omni Attica                

Lui qui n’avait pas son pareil dans toute la jeunesse d’Attique

Antehac est habitus parcus, nec magis continens ;

Jusqu’à présent  qui avait l’habitude d’être économe

Is nunc in aliam partem palmam possidet.

Et qui maintenant c’est dans une autre partie qu’il obtient la palme.

Virtute id factum tua et magisterio tuo.

Et c’est grâce à tes actions et à tes leçons !

 

TRANION

Quid tibi, malum, me aut quid ego agam curatio’st ?

Qu’est-ce que tu as, malheureux, à être curieux ainsi de ce que je fais ?

An ruri quaeso non sunt, quos cures, bovis?                

Ne peux-tu donc pas t’occuper à soigner tes bœufs ?

Lubet potare, amare, scorta ducere.

Et s’il me plaît à moi de boire, d’aimer, et d’être escorter par de belles et jolies filles.

Mei tergi facio haec, non tui, fiducia.

C’est mon dos qui répondra de tout ça, non le tien, fais-moi confiance.

 

GRUMION

Quam confidenter loquitur ! Fue !

Comme tu parles hardiment ! Fi !



 

TRANION
(soudain écœuré, recule)

 At te Jupiter

Que Jupiter,

Dique omneis perduint, fu, oboluisti,  allium.

Et tous les Dieux réunis t’anéantissent, ce que tu pues l’ail !

Germana inluvies, rusticus, hircus, hara suis

Misérable, rustre, bouc, porcherie ambulante !

Canes capro conmista.

Mélange de chien et de bouc !

 

GRUMION

Quid tu vis fieri?

Et alors que veux-tu que j’y fasse ?

Non omneis possunt olere unguenta exotica,

Tout le monde ne peut pas sentir l’odeur des parfums exotiques,

Si tu oles, neque superior adcumbere,

Comme toi, ni occuper la meilleure place à table

Neque tam facetis, quam tu vivis,  victibus.

Ni être aussi spirituel quand tous les aliments à disposition.

Tu tibi istos habeas turtures, pisceis, aveis :          

Tu peux garder tes tourterelles, tes poissons et tes volailles :

Sine me alliato fungi fortunas meas.

Laisse-moi mon ail et vivre ma vie !

Tu fortunatus, ego miser : patiunda sunt.

Tu es un homme heureux et moi un misérable : c’est ainsi.

Meum bonum me, te tuum maneat malum.         

Mais à moi les bonnes choses à venir, et pour toi de grands malheurs.

 

TRANION





Quasi invidere mihi hoc videre, Grumio,         

Mais tu désires vivre comme moi, Grumion,

Quia mihi bene est, et tibi male est ; dignissumum’st.

Pour moi la vie est facile, et toi tu vis chichement.

Decet me amare, et te bubulcitarier ;

Je suis fait pour aimer, et toi conduire les bœufs ;

Me victitare polchre, et te miseris modis.

A moi de vivre agréablement, et à toi de vivre misérablement.

 

GRUMION

O carnuficium cribrum, quod credo fore :

Par mille tortures ! Je crois que ce sera l’inverse :

Ita te forabunt patibulatum per vias

Ils te traîneront dans les rues, le carcan sur ton dos

 Stimulis, si huc reveniat senex.

En te piquant, si notre vieux maître revient.

 

TRANION

Qui scis  an tibi istuc prius evenat quam mihi ?

Comment sais-tu tout ce qui nous arrivera ?

 

GRUMION

Quia numquam merui, tu meruisti et nunc meres.

Parce que je ne le mérite pas et que toi tu l’as mérité et que tu le mérites aussi maintenant.

 

TRANION

Orationis operam compendi face,

Abrège ton discours,

Nisi te mala re magna mactari cupis.

Sauf si tu souhaites une plus grande correction.

 

GRUMION

Ervom daturin’ estis, bubus quod feram?

Est-ce vous qui donnerez le fourrage qu’attendent mes bœufs ?

Date aes, si non estis : agite, porro, pergite

Donnez-moi de l’argent, si vous n’en êtes pas capable : eh bien ! en avant ! continuez !

Quomodo obcoepistis : bibite, pergraecamini,

Comme vous avez commencé : buvez, vivez comme des grecs

Este, ecfercite vos, saginam caedite.     

Bouffez, saoulez-vous, tuez ce qui est gras.               

 

TRANION





Tace, atque rus abi : ego ire in Piraeum volo,

Tais-toi ! Rentre dans ta campagne ! Je veux aller au Pirée

In vesperum parare piscatum mihi.

Acheter du poisson pour ce soir.

Ervom tibi aliquis cras faxo ad villam adferat.

Quelqu’un demain t’apportera du fourrage.

Quid est? quid tu me nunc obtuere, furcifer?

Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, maraud ?

 

GRUMION

Pol, tibi istuc credo nomen actutum fore.    

Par Pollux ! Je crois que ce sera bientôt le nom que tu porteras.

 

TRANION

Dum interea sic sit, istuc actutum sino.

Pourvu que je jouisse maintenant, ce bientôt m’est égal.

 

GRUMION

Ita est : sed unum hoc scito, nimio celerius

Qu’il en soit ainsi : mais sache seulement ceci

Veniet quod molestum’st,  quam id quod cupide petas.

Les ennuis arrivent souvent plus vite que ce nous désirons ardemment..

 

TRANION

Molestus ne sis : nunc jam i rus, teque amove.

Tu m’ennuies. Retourne aux champs et laisse-moi respirer.

Ne tu erres, hercle,  praeterhac mihi non facies moram.

Crois-moi, par Hercule, que je me retiens encore un instant.

 

GRUMION
(enfin seul)

Satin’ abiit, neque quod dixi flocci existumat !

Il est parti, sans tenir compte de ce que j’ai dit !

Pro Di inmortaleis, obsecro vostram fidem ;

Par les Dieux Immortels, je demande votre aide ;

Facite huc ut redeat noster quamprimum senex,

Faîtes donc que notre vieux maître,

Triennium qui jam hinc abest, priusquam omnia

Après trois longues années, revienne bientôt

Periere, et aedis, et ager : qui nisi huc redit,       

Terres et maisons : que tout cela  ne soit pas encore dévoré   



Paucorum mensium sunt relictae reliquiae.

S’il ne revient pas dans les mois à venir,  il n’en restera que des reliques

Nunc rus abibo : nam eccum herilem filium

Maintenant je rentre à la ferme : voici le fils de mon maître

Video  corruptum heic ex adulescente optumo.

Que je vois aujourd’hui corrompu, lui, autrefois, si droit.

 

ACTE I
Scène 2

PHILOLACHES
(Fils du maître Theuropide & amant de Philématie)

 

 

Recordatus multum et diu cogitavi

J’ai beaucoup et longtemps réfléchi

Argumentaque in pectus multa institui

J’ai pris le temps du raisonnement

Ego, atque in meo corde, si est quod mihi cor,

Moi, j’ai questionné mon cœur, si tant est que j’en possède un,

Eam rem volutavi et diu disputavi,

J’ai examiné et j’ai cherché

Hominem quojus rei, quando gnatus esset,

L’homme qui vient de naître, à quoi puis-je le comparer ?

Similem esse arbitrarer simulacrumque habere.

Il ressemble en fait à un bâtiment neuf.

Id reperi jam exemplum.  

J’ai trouvé cette comparaison intéressante ;

Novarum aedium esse arbitror similem ego hominem,

J’aime cette similitude entre le bâtiment et l’homme,

Quando hic gnatus est : ei rei argumenta dicam,

Quand celui-ci vient de naître : vous serez persuadé bientôt de ce que je dis,

Aque hoc haud videtur veri simile vobis :

Et je tiens à vous démontrer ce que j’avance :

At ego id faciam esse ita ut credatis.

Une fois que je vous aurez entendu, vous me croirez.

Profecto ita esse, ut praedico, vera vincam.

Vous serez d’accord avec moi

Atque hoc vosmetipsi, scio,

Vous aussi, j’en suis certain

Proinde uti nunc ego esse autumo, quando

Serez persuadé de la justesse de ma pensée. Quand



Dicta audietis mea, haud aliter id dicetis.

Vous entendrez mes paroles, pas moins vous raconterez.

Auscultate, argumenta dum dico ad hanc rem :

Ecoutez, les arguments que j’expose dans cette affaire;

Simul gnarureis vos volo esse hanc rem mecum.     

Que vous voyiez les choses telles que je les voie.

Aedeis quom extemplo sunt paratae, expolitae,

Le bâtiment est enfin prêt, habitable,                        

Factae probe, examussim,

Bien fait selon les règles de l’art,

Laudant fabrum, atque aedeis probant.

On approuve l’ouvrage et on le couvre de louange.

Inde exemplum expetunt sibi quisque simile,

Si bien que tous veulent en avoir un similaire,

Suo usque sumtu : operae ne parcunt suae.

Quel qu’en soit le prix : rien n’est épargné.

Atque ubi illo immigrat nequam homo, indiligensque,                      

Ensuite qu’arrive un homme sans morale, négligent

Cum pigra familia, immundus, instrenuus,

Avec des esclaves à son image, impurs, sans âme

Heic jam aedibus vitium additur,

A quoi s’ajoutent la négligence et la saleté,

Bonae quom curantur male.

Le bâtiment se détériore de si peu d’entretien.

Atque illud saepe fit, tempestas venit,

Et d’ailleurs, ce qui est souvent le cas, une tempête survient,

Confringit tegulas imbricesque : ibi

Cassant les tuiles de la toiture

Dominus indiligens reddere alias nevolt.

Le maître négligent  n’en remet pas d’autres.

Venit imber, lavit parietes, perpluunt,

La pluie tombe, lave les murs,

Tigna, putrefacit, aer operam fabri.

Les poutres  se putréfient, l’air les pourrit.

Nequior factus jam est usus aedium ;

Il en est fini des beaux travaux de l’architecte

Atque haud est fabri culpa ; sed magna pars

Ce n’est pas la faute de l’architecte ; mais une grande partie

Moram hanc induxerunt, si quid numo sarciri potest,    

Des gens reportent à plus tard, des travaux qui ne coûteraient pas si cher au départ

Usque mantant, neque id faciunt, donicum

Ils attendent et ne font rien

Parietes ruunt: aedificantur aedeis totae denuo.

Les murs sont en ruines : il faut détruire l’édifice et tout rebâtir.

Haec argumenta ego aedificiis dixi : nunc etiam volo

Voici mon argumentation sur les édifices : maintenant je souhaite

Dicere, ut homines aedium esse simileis arbitremini,

Montrer les similitudes entre les gens de sa maison et le bâtiment,

Primumdum, parenteis fabri liberum sunt,     

Premièrement, les parents fabriquent en quelque sorte les enfants,

Et fundamentum, substruunt, liberorum,

Les fondations, la  base,  de leurs enfants,

Extollunt, parant sedulo in firmitatem,

Ils accordent une attention particulière à la solidité de celle-ci,

Ut et in usum boni, et in speciem populo

Et afin qu’ils aient une réelle utilité, et une belle apparence

Sint ; sibique aut materiae non parcunt,

Tous les matériaux sont choisis avec soin,

Nec sumtus sibi sumtui esse ducunt ;         

Aucune dépense n’est jugée extravagante

Expoliunt, docent literas, iura, leges,

Pour les perfectionner, enseigner les lettres, les droits, les lois,

Sumtu suo et labore nituntur, ut

Tous les frais, tout le travail, pour s’efforcer

Alii sibi esse illorum simileis expetant.

Que les autres en souhaitent de semblables.

Ad legionem quom itant, adminiculum eis danunt

Et puis, quand ils partent à la légion, ils se font accompagner

Tum jam aliquem congnatum suum.                               

Par quelqu’un de la famille.

Eatenus abeunt a fabris.

A partir de maintenant l’ouvrier n’est plus maître de son ouvrage.

Unum ubi emeritum ‘st stipendium, igitur tum

Arrive la première campagne militaire, alors

Specimen cernitur, quo eveniat aedificatio.

On juge le spécimen et ce que l’édifice deviendra.

Nam ego ad illud frugi usque et probus fui,

Moi jusqu’à présent, j’étais un honnête homme,

In fabrorum potestate dum fui.

Tant que je restai dans les mains de l’ouvrier.

Posteaquam immigravi in ingenium in meum,          

Plus tard, quand je fus livré à moi-même

Perdidi operam fabrorum inlico oppido.

J’ai perdu ce qu’avait construit l’architecte, immédiatement

Venit ingnavia, ea mihi tempestas fuit,

Je me suis glissé dans la facilité, la tempête sur ma tête,

Ea mihi adventu suo grandinem imbremque adtulit ;

Et a apporté avec elle la grêle ;

Haec verecundiam mihi et virtutis modum

Ainsi, se sont détruits et ma vertu et mes principes

Deturbavit,  texit detexique a me inlico ;                      

J’étais à découvert immédiatement ;

Postilla obtegere eam neglegens fui :

Plus tard, j’ai été négligeant :

Continuo pro imbre amor advenit in cor meum.

L’amour, soudainement, est tombé sur mon cœur comme la pluie sur mon corps.

Is usque in pectus permanavit, permadefecit

Il m’a recouvert la poitrine et m’a pénétré profondément

Cor meum : nunc simul res, fides,  virtus,

Jusqu’au cœur ; maintenant ma raison, ma foi et ma vertu,

Decusque deseruerunt : ego sum in usu

M’ont déserté : je ne suis plus bon à rien

Factus nimio nequior :  atque edepol, ita,

Bien pire encore : pour cet édifice,

Haec tigna humide putent: non videor mihi

Ces poutres humides sont si pourries, que je ne suis plus

Sarcire posse aedeis meas, quin totae

En mesure de réparer la maison dans sa totalité

Perpetuae ruant, quin cum fundamento

L’humidité pénétrant, jusque dans ses fondations

Perierint, nec quisquam esse auxilio queat.

Et périssant, sans que quiconque puisse le sauver.

Cor dolet, quom scio ut nunc sum, atque ut fui :

Mon cœur est douloureux, quand je vois ce que maintenant je suis devenu, et ce que je fus :

Quo neque industrior de iuventute erat             

Lorsque parmi toute cette jeunesse            

Arte gymnastica, disco, hastis, pila,

Dans l’art de la gymnastique, du disque, de la lance, du javelot,

Cursu, armis, equo : victitabam volupe :

De la course, du maniement des armes, de l’équitation :

Parsimonia et duritia discipulinae aliis eram,

Je servais d’exemple pour que les autres endurent ces dures disciplines et la fatigue,

Optumi quique expetebant a me doctrinam sibi.   

Les leaders cherchaient à suivre ma doctrine.      

Nunc, postquam nihili sum, id vero meopte ingenio reperi.

Maintenant, je suis plus rien, et c’est moi qui en suis responsable.

ACTE I

Scène 3

 PHILOLACHES

SCAPHA  (« Ancilla », vieille courtisane au service de Philématie)

PHILEMATIUM – PHILEMATIE (Courtisane affranchie par Philolachès et amante de Philématie)

PHILEMATIE

Jampridem, ecastor, frigida non lavi magis lubenter,

Il y a bien longtemps, par Castor, que je n’ai eu autant de plaisir de me laver à l’eau froide,

Nec quom me melius, mea Scapha, rear esse defoecatam.

 Ni ne m’être, ma chère Scapa, aussi bien lavée.

SCAPHA

 Eventus rebus omnibus, velut horno messis magna

C’est le résultat de toutes choses, comme la moisson de cette année

Fuit.

Fut belle.

PHILEMATIE

Quid ea messis adtinet ad meam lavationem ? 

Quel est le rapport entre la moisson et mon bain ?

SCAPHA

Nihilo plus,  quam lavatio tua ad messim.

Rien de plus que ton bain avec la moisson.              

PHILOLACHES

(Elle voit Philématie – à part)

O Venus venusta !

Ô belle Vénus,

Haec illa est tempestas mea, mihi quae modestiam omnem

 Voici ma tempête, qui a modestement mis à nu

 Detexit, tectus qua fui, quam Amor et Cupido

 Ma couverture ; que l’Amour et Cupidon

In pectus perpluit meum, neque jam umquam optegere possum.

En mon sein, ruissellent, que déjà maintenant je ne puis plus me protéger.

Madent jam in corde parietes : periere hae oppido aedeis.             

Les murs déjà dans le cœur sont détrempés : l’édifice de la maison est en ruine.

 

PHILEMATIE

Contempla, amabo, mea Scapha, satin’ haec me vestis deceat ?

 Contemple, je t’en prie, ma chère Scapha, cette robe me met-elle en valeur ?

 Volo me placere Philolachi, meo ocello, meo patrono.

 Je veux plaire à Philolachès, ma prunelle de mes yeux, mon patron.

 

SCAPHA

Quin tu te exornas moribus lepidis, quom lepida tota es?

 Pourquoi se parer de si beaux ornements, plutôt que d’être soi-même?

 Non vestem amatores mulieris amant, sed vestis fartum.

 Les amants aiment moins le vêtement, que ce qui le remplit.

PHILOLACHES
(à part)

Ita me di ament, lepida est Scapha !  sapit scelesta multum.   

 Par les dieux qui me protègent ! Quelle Scapha ! La coquine a bien du bons sens.

 Ut lepide res omneis tenet, sententiasque amantum !

 Elle connaît toutes les manières et les opinions des amants !

 

PHILEMATIE

Quid nunc?

 Que faire maintenant ?

 

SCAPHA

Quid est?

Qu’est-ce ?

 PHILEMATIE

Quin me adspice et contempla, ut haec me decet.

Regarde et contemple, comme elle me va bien !

 

SCAPHA

Virtute formae id evenit, te ut deceat quidquid habeas.

 Avec de si belles formes, tout te va bien.

 

PHILOLACHES
(Toujours à part)

Ergo hoc ob verbum te, Scapha, donabo ego perfecto hodie aliquî :

 Pour ces bons mots, Scapha, je te ferai don d’un cadeau aujourd’hui :

 Neque patiar te istanc gratiis laudasse, quae placet mihi.  

 Je ne peux pas laisser sans récompense cet éloge à ma belle, qui me plaît.                 

   

PHILEMATIE

Nolo ego te adsentari mihi.

Je ne veux pas que tu me flattes.

 

SCAPHA

Nimis tu quidem stulta es mulier.

 Tu es bien bête !

 Eho mavis vituperari falso, quam vero extolli ?

 Préfères-tu des mensonges, plutôt que des vérités ?

 Equidem, pol, vel falso tamen laudari multo malo,

 En effet, par Pollux, je préfère encore à tort être louée,

 Quam vero culpari, aut alios meam speciem inridere.

 Qu’être justement critiquée,  et que l’on se moque de mon apparence.   

                     

PHILEMATIE

Ego verum amo, verum volo dici mihi, mendacem odi. 

 J’aime la vérité, je veux que la vérité me soit dite, j’ai le mensonge en horreur.

 

 SCAPHA

Ita tu me ames, ita Philolaches tuus te amet, ut venusta es.

 De cette façon, par l’amitié que tu me portes, par l’amour que Philolachès te porte, tu es charmante.

 

 PHILOLACHES

Quid ais, scelesta? Quomodo adjurasti ? Ita ego istam amarem !

 Que dis-tu, méchante ? Qu’as-tu dis ? Par amour pour elle !

 Quid istaec me, id cur non additum ‘st? infecta dona facio.

 Et son amour pour moi, pourquoi vous ne l’as-tu pas ajouté? Je reprends mes cadeaux.

 Periisti ! Quod promiseram, tibi donum, perdidisti.                      

 Perdus ! Ce que je t’avais promis comme cadeaux, tu viens de les perdre.

 

 SCAPHA

Equidem, pol, miror tam catam, tam doctam te, et bene eductam,

En effet, par Pollux, je suis surprise, toi avec autant d’intelligence, et bien éduquée,

Non stultam, stulte facere. 

Qui n’es pas sotte, te conduises comme une sotte.

 

PHILEMATIE

Quin mone, quaeso, si quid erro.

 En outre, dis-moi, je te prie, pourquoi suis-je dans l’erreur.

 

SCAPHA

Tu, ecastor, erras, quae quidem illum exspectes unum, atque illi

 Toi, par ma foi, tu as tort, de ne penser exclusivement qu’à lui, de n’attendre que lui

Morem praecipue sic geras, atque alios asperneris.

Et de négliger les autres, jusqu’à les rejeter.

Matronae, non meretricium ‘st unum inservire amantem.              

Beaucoup de femmes, qui ne se sont pas des courtisanes,  ne sont pas au service d’un seul amant.

 

PHILOLACHES

Pro Juppiter ! Nam quod malum versatur meae domi illud?

Par Jupiter !  Le mal est au cœur de la maison ?

Di deaeque me omnes pessumis exemplis interficiant,

Que les dieux et les déesses, me foudroient,

Nisi ego illam anum interfecero siti fameque atque algu.

Si je ne lui fais pas son compte  à la vieille grue par la soif, la faim ou le froid.

 

PHILEMATIE

 Nolo ego mihi male te, Scapha, praecipere. 

Ne me montre pas de mauvais commandements, Scapha.

 

SCAPHA

Stulta es plane, quae

 Tu es complètement stupide,

Illum tibi aeternum putes fore amicum et benevolentem.  

 De penser qu’il restera pour toujours ton ami bienveillant.  

 Moneo ego te : te deseret ille aetate et satietate.
Je te préviens :  il t’abandonnera avec le temps et l’abondance.

PHILEMATIE

Non spero.
J’espère que non.

SCAPHA

Insperata adcidunt magis saepe quam quae speres.
L’inattendu se produit plus souvent que ce que l’on attendait.

Postremo, si dictis nequis perduci, ut vera haec credas,
Enfin, si mes mots ne te persuadent pas, pour voir la vérité,

Mea dicta ex factis gnosce : rem vides, quae sim, et quae fui ante.
Mes mots ne te renseignent en rien : regarde les choses, comme je suis et comme je fus auparavant.

Nihilo ego quam nunc tu, amata sum, atque uni modo gessi morem,
Je n’étais pas différente de toi maintenant, j’étais aimée, par un seul amant,

Qui, pol, me, ubi aetate hoc caput colorem commutavit,
Lui, par Pollux, dès que sa couleur de cheveux changea,

Reliquit, deseruitque me : tibi idem futurum crede.
Me laissa tomber : je crois que la même chose va t’arriver.

PHILOLACHES

Vix comprimor, quin involem illi in oculos stimulatrici.
Je peine à me retenir ! Mais mes ongles aimeraient arracher les yeux de ce phénomène.

PHILEMATIE

Solam illi me soli censeo esse oportere obsequentem.
C’est à lui seul, que je suis sensée obéir.

Solam ille me soli sibi suo liberavit.
Seulement lui m’a affranchie.

PHILOLACHES

Pro di immortaleis, mulierem lepidam, et pudico ingenio !
Par les dieux immortels, la modeste femme, ce chaste génie !

Bene, hercle,  factum, et gaudeo mihi nihil esse hujus causa.
Je suis heureux, par Hercule,  et je me réjouis avoir tout donné pour une si belle cause.

 

SCAPHA

 Inscita, ecastor, tu quidem es.
Par Castor, tu n’y es vraiment pas.

PHILEMATIE

Quapropter ?
Pourquoi?         

SCAPHA

Quae istuc cures,
Parce que ta seule inquiétude,

Ut te ille amet.
C’est qu’il t’aime.

PHILEMATIE

Cur, obsecro,  non curem?
Pourquoi, je t’en prie,  ne pas m’en inquiéter ?

SCAPHA

Libera es jam.
Tu es libre désormais.

Tu jam quod quaerebas habes ; ille, te nisi amabit ultro,
As-tu ce que tu voulais ; lui, n’aime que lui-même,

Id pro capite tuo quod dedit, perdiderit tantum argenti.
Et sur ta tête ce qu’il a payé, est autant d’argent perdu.

PHILOLACHES

Perii, hercle, ni ego illam pessumis exemplis enicasso.
Je suis fait, par Hercule, si je ne l’a fait pas périr dans d’atroces souffrances.

Illa hanc corrumpit mulierem malesuada  vitilena.
Elle me la corrompt, fieffée maquerelle.

PHILEMATIE

Numquam ego illi possum gratiam referre, ut meritu’st de me.
Je ne pourrai jamais le remercier, de tout ce qu’il m’a donnée.

Scapha, id tu mihi ne suadeas, ut illum minoris pendam.
Scapha, tu ne me persuaderas pas, de moins tenir à lui.

SCAPHA

At hoc unum facito cogites, si illum inservibis solum,
Mais réfléchis bien, tu ne vis seulement que pour lui

Dum tibi nunc haec aetatula’st, in senecta male querere.
Tandis que tu es dans ta tendre jeunesse, viendront les désillusions de la vieillesse.

PHILOLACHES

In anginam ego nunc me velim verti, ut veneficae illi
Je voudrais maintenant me transformer en angine de poitrine, afin de l’étouffer,

Fauceis prehendam, atque enicem scelestam stimulatricem.
La prendre par le cou, jusqu’à l’étouffement de cette scélérate.

PHILEMATIE

Eundem animum oportet nunc mihi esse gratum, ut inpetravi,
Je désire maintenant lui conserver ma gratitude, qu’il a acquise,

Atque olim, priusquam id extudi, quom illi subblandiebar.
Comme dans le passé, lorsque je plaidais avec force, afin de l’adoucir.

PHILOLACHES

Di me faciant quod volunt, ni ob istam orationem
Que les dieux fassent de moi ce qu’ils veulent, si je pouvais pour ce discours

Te liberasso denuo, et nisi Scapham enicasso.
T’affranchir à nouveau, et étrangler Scapha.

SCAPHA

Si tibi sat abceptum ‘st, fore, victum tibi sempiternum,
S’il était certain que tu aies assez de victuailles éternellement,

Atque illum amatorem tibi proprium futurum in vita,
Et que tu doives posséder ton amant pour toute ta vie future, 

Soli gerundum censeo morem, et capiundos crineis.
J’entends alors que tu sois à lui jusqu’à la mort et que tu te fasses pousser les cheveux.

PHILEMATIE

Ut fama est homini, exin solet pecuniam invenire.
Si la réputation d’un homme est bonne, il trouvera facilement de l’argent.

 Ego si bonam famam mihi servasso, sat ero dives.
Si j’ai conservé ma réputation, alors je serai suffisamment riche.

PHILOLACHES

 Siquidem, hercle,  vendundu ’st, pater  vaenibit multo potius,
Je le jure, par Hercule, je vendrais mon père, je le vendrais le plus tôt possible,

 Quam te, me vivo, umquam sinam egere, aut mendicare.
Que de te laisser, moi vivant,  être dans le besoin ou dans la mendicité.                

SCAPHA

Quid illis futurum ‘st caeteris, qui te amant ?
Que deviendront les autres, ceux qui t’aiment ?

PHILEMATIE

Magis amabunt,
Ils m’aimeront davantage,

Quom  videbunt gratiam referri.
Quand ils verront que je me réfère au bien.

PHILOLACHES

Utinam meus nunc mortuus pater ad me nuncietur !
Je voudrais seulement que  dès, maintenant, on m’annonce la mort de mon père !

 Ut ego exhaeredem meis bonis me faciam, atque haec sit haeres.
Pour que je me déshérite, afin qu’elle devienne l’unique bénéficiaire.

SCAPHA

Jam ista quidem absumta res erit : diesque nocteisque estur,
Les ressources seront vite épuisées : nuit et jour, on mange

Bibitur, neque quisquam parsimoniam adhibet : sagina plane ‘st.
On boit, personne ne pense dépenser avec parcimonie : c’est de l’engraissement.

PHILOLACHES

In te, hercle, certum ’st, principium, ut sim parcus, experiri.
Ma foi, par Hercule, il est certain, que la première tu seras à expérimenter notre économie.

Nam neque edes quidquam, neque bibes apud me hisce diebus.
Ne plus rien manger,  ni boire chez moi pendant dix jours.

PHILEMATIE

Si quid tu in illum bene voles loqui, id loqui licebit :
Si tu souhaites parler de lui en bien, je t’autorise à parler:

Nec recte si illi dixeris, jam, ecastor, vapulabis.
Si tel n’est pas le cas, par Castor, tu seras battue.                

PHILOLACHES

Edepol, si summo Jovi vovi argento sacruficassem,
Par Pollux, si j’avais sacrifié l’argent au grand Jupiter,

Pro illius capite quod dedi, numquam aeque id bene conlocassem.
Celui que j’ai mis sur sa tête, que je lui ai donnée, il aurait été moins bien utilisé.

Ut videas eam medullitus me amare ! Oh ! Probus homo sum :
Vous la voyez comme elle m’aime ! Oh ! Je suis un homme heureux :

Quae pro me causam diceret, patronum liberavi.
C’est la raison pour laquelle je dis qu’elle affranchit son maître.

SCAPHA

Video te nihili pendere prae Philolache omneis homines.
Je vois qu’à part Philolachès aucun autre homme ne compte.

Nunc, ne ejus causa vapulem, tibi potius adsentabor,
Et maintenant, de peur d’être battue, je serai d’accord sur tout,

Si abceptum sat habes, tibi fore illum amicum sempiternum.
Si tu as la certitude qu’il sera ton ami pour toujours.

MOLIERE & SON OMBRE (Jacques RICHEPIN) : L’HEURE DU BILAN

Jacques RICHEPIN
20 mars 1880 – 2 septembre 1946

 

 

MOLIERE &
son ombre

 Molière et son Ombre Jean Richepin Pièce en un acte ArtgitatoPièce en un acte




1
ère au Théâtre de la Renaissance, le 9 février 1922

A l’occasion du tricentenaire de la mort de Molière
Mise en scène Cora Laparcerie-Richepin




L’Heure du bilan
 Maison de Molière. Nous sommes le 12 février 1673. C’est l’heure du bilan, à cinq jours de sa mort. L’homme est là, immense ; mais la maladie s’immisce dans ce corps et montre son visage. Déjà. La vie paraît-il défile dans les derniers instants.  Jacques Richepin s’y colle et convoque tous ces personnages devenus de véritables  monstres tutélaires incontournables. Molière, cinquante ans, à peine, évoque ses créations, ses manques, ses plaisirs, expliquent ses choix et le sens de son œuvre.



AU VOLEUR ! A L’ASSASSIN ! AU MEURTRIER !

Jacques Richepin, à travers 10 scènes, nous apporte sur la scène une grande partie de ses créatures ou de ses contemporains comme l’acteur Scaramouche. Les fantômes qui défilent devant lui et qui lui font la réplique : Monsieur Jourdain, le vaniteux et capricieux du Bourgeois gentilhomme, Trissotin, le faux savant pédant des Femmes savantes, Vadius, l’autre pédant ami et rival de Trissotin, Diafoirus et son fils, le médecin pédant et son fils que l’on veut marier à Angélique dans Le Malade imaginaire, Arnolphe, ce bourgeois qui garde Agnès ignorante afin de l’épouser dans l’Ecole des femmes, Sganarelle, bourgeois de Paris et cocu imaginaire, George Dandin le paysan ennoblit en George de la Dandinière, Scaramouche, Madame Pernelle, la mère d’Orgon qui, hypnotisée par Tartuffe, le  trouve formidable et évidemment très respectable, Tartuffe lui-même. Et ceux qui ne se déplacent pas, sont évoqués par l’Ombre de Molière : Harpagon, qui cherche encore et encore sa malheureuse cassette dans l’Avare, Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier !, Don Juan et Le Commandeur, Henriette, naturelle et enjouée, amoureuse de Clitandre dans les Femmes savantes, Angélique, l’épouse rebelle de George Dandin, Mariane, aimée d’Harpagon, elle qui préfère le fils  Cléante, Élmire, la discrète et intelligente femme du naïf Orgon dans Tartuffe…



LES PERSONNAGES CONVOQUES

Richepin amène au-devant de la scène d’abord les personnages négatifs, immoraux, pédants et fourbes, le plus souvent des hommes, pour nous apporter enfin les personnages plus positifs, entreprenants et intelligents, généralement des femmes. Celle qui lui fait la réplique pour son introspection est une autre femme, une Ombre, toujours présente, évidemment discrète, rapporteur objectif des actes de l’auteur.

La pièce débute par une Epitre dédicatoire, lettre lue par un orateur devant le rideau, au Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts de l’époque, Léon Bérard, l’homme qui rendit obligatoire l’étude du latin dès la sixième, qui répondit même à Edouard Herriot en latin dans l’hémicycle de la Chambre, pourfendeur aussi de l’esperanto. C’est pour cela que Jacques Richepin le titille dans cette Epitre : « On sait que l’éclat de votre mérite n’est point renfermé dans cette direction experte de notre docte Université, et dans cette Défense et Illustration de la langue française, fille du grec et du latin, à quoi vous vous employez avec tant de constante réussite… »

IL COMPTE SUR SON MOIS LE MOUCHEUR DE CHANDELLE



La première scène met en opposition Molière et La Grange. C’est la question de l’argent qui est au coeur, c’est le nerf de la guerre. « Comme on voit aujourd’hui la recette a baissé ! » Pour La Grange, « un grand poète comme vous, un grand esprit doit mépriser la foule ignare », foule que Molière trouve, lui, « souveraine ». L’art doit-il être au service du peuple ou de la création pure ? L’argent est un moyen, non une fin, « hélas ! l’argent, d’abord l’argent. »  Courir après le temps et peu souvent le temps de la réflexion : « Trente ans…depuis trente ans je cours après la chance ! Rêver une œuvre haute, une œuvre de beauté, travailler pour l’honneur, pour la postérité, je n’ai pas pu…Ce sont des plaisirs de gens riches ! Au jeu, Molière, au jeu ! » Une troupe, ce sont d’abord des responsabilités, des obligations qui ne sont pas seulement liées à la création et à l’inventivité, des obligations bassement matérielles, mais incontournables, il faut faire vivre tout ce monde : « des gens vivent de vous, obscurs, humbles, fidèles…Il compte sur son mois, le moucheur de chandelle ! Au travail ! Le roi dans huit jours veut un ballet. Pour le public, c’est une farce qui lui plaît. Au travail ! Les loyers sont en retard : le peintre veut son argent : il faut des cordes pour le cintre ! Ainsi poussé, traqué, torturé, tiraillé, voilà pendant trente ans comment j’ai travaillé ! » L’urgence est dans sa création. Fait partie de l’oeuvre. L’urgence, ce temps qui nous manque et qui apporte parmi les plus belles des créations de la littérature mondiale. Peut-être aussi cgrâce à cette urgence qui donne ce rythme puissant et rapide, cette vie intemporelle aux personnages.

A L’ASSAUT DES MECHANTS ET DES COQUINS

L’Ombre est ce personnage qui  donne ensuite la réplique à notre écrivain. Nous ne sommes plus dans les questions pécuniaires, mais sur la carte des partenaires. Qui sont les amis et les ennemis ? Mentir ou dire vrai ? Qui sont les victimes ? « Je crois avoir choisi justement mes victimes ; je n’ai cherché querelle et n’ai donné l’assaut qu’aux méchants, qu’aux coquins, qu’aux fourbes et aux sots…Oui, c’est un cauchemar parfois qui me poursuit ; j’entends des cris, j’entends des rires dans la nuit, des grincements de dents, des plaintes, des reproches… »

L’AVEUGLEMENT DE LA NATURE HUMAINE

Vient le temps des confrontations à partir de la scène quatre et c’est Monsieur Jourdain qui ouvre le bal. Ces personnages liés à la plume peuvent enfin avoir la réplique et demander des explications. Un Jourdain avec des œillères, et comme dirait l’Ombre : « Tel est l’aveuglement de la nature humaine ! ». Jourdain ne comprend pas ce qu’on lui reproche. La vanité n’a pas changé de rive : « Je danse à ravir ! …Je suis sublime quand je chante…et très fort, oui, très fort à l’escrime ! J’ai de l’esprit et je m’habille galamment ! Je suis un grand seigneur…un héros…un amant. » Jourdain poursuit sa nature un peu plus dans le ridicule qui depuis bien longtemps ne tue plus.




LES FINS DE MOIS DIFFICILES

Au seul nom de paiement, voici Harpagon qui déboule et occupe la quatrième scène. Toujours surexcité et obsédé par la perte de la trop fameuse cassette. « Tu dois connaître le voleur ! Valère…Mariane ou l’infâme Frosine ? Maître Jacque… ? Il boit mon argent dans ma cuisse ! » et que ces problèmes d’argent, Molière, lui aussi, ne les connaît-il pas ? « Tu te souviens des fins de mois où pour ta paye il te manquait quelques pistoles. » Molière aurait bien fait d’être plus économe, sous-entend-il. Mais l’Ombre vient à son secours : « Molière, avoir souffert par l’argent ! Tu verras que l’on n’en rira pas…Molière, on te plaindra. »

LUI, IL A TOUT APPRIS

Scène V. Arrivent, tels des chiens sur un os, Trissotin et Vadius qui veulent en découdre, « Ah ! Puissions-nous l’étrangler ! » Molière ne sait pas écrire, « il écrit comme il parle… », vulgairement. L’académisme ne peut supporter les écarts de langage. L’Ombre qui règle le jeu. Molière connaît la vraie vie, simplement : «  ce qui vous gêne en lui, c’est qu’il ait osé vivre. Car ce n’est qu’en vivant, lui, qu’il a tout appris. Il a cueilli la joie à la bouche qui rit et surpris la douleur dans les yeux pleins de larmes. La vie avec ses deuils, ses plaisirs, ses alarmes, elle est dans les héros faits de chair et de sang. Il écrit ce qu’il voit ; il écrit ce qu’il sent ; et c’est cela, malgré vos rages dérisoires, qui fera vos remords et qui fera sa gloire. »

PAR LES MOTS, AIDER LES GENS A VIVRE

Il ne manquait que les médecins que Molière a souvent bien traités. Et c’est une vision cauchemardesque pour Molière de voir débouler et Diafoirus et son fils, toujours à l’affût de la moindre saignée et du plus satanique lavement. Si Molière vend des illusions, celles-ci, contrairement à leurs médecines, « aident les gens à vivre » sans les précipiter vers l’au-delà. A Diafoirus, l’Ombre réplique : « Ce que vous leur vendez n’a pas le même prix, puisque lui fait mourir et que toi tu guéris ! »

TAIS-TOI, MOLIERE !

Scène VII, la scène des « cocus » qui demandent si Molière, à leur encontre, n’a pas de remords. L’Ombre dans cette affaire demande à Molière de la retenue : «Tu ne fus sûr de rien…Garde-toi d’en parler !…Tais-toi Molière !… Tais-toi, Molière ! » Mais l’amour est un domaine bien particulier où « quand on aime, on supporte tout, sauf l’abandon. »

JE FUS TON PREMIER MAÎTRE EN COMEDIE

La jeunesse et la formation de Molière constitue le cœur de la scène suivante avec son maître Scaramouche et tout ce qu’il lui doit : « c’est moi qui fus ton premier maître en comédie, qui t’appris comment, nez au vent, mine hardie, on marche, on saute, on danse, on couche, on s’assied, on fait le matamore, on fait le grimacier…Plus d’un tour de bâton que tu pris dans mon sac. » Tout le secret des mouvements, de la dynamique propre à la Commedia dell’arte.

DIEU SEUL RECONNAÎT LES SIENS

Madame Pernelle court derrière le fieffé Tartuffe, le faquin et l’imposteur dès l’entrée de la neuvième scène. L’une séduite et l’autre séducteur. L’un et l’autre n’ont rien à être sauvé : « Tout m’indigne en vous deux, et tout me scandalise, votre vertu bourgeoise…et sa vertu d’église.» Car pire que le jugement des hommes, il y a le jugement de Dieu : (L’Ombre) « Pour les croyants, les vrais, l’Eglise ce n’est rien, et c’est Dieu seul, là-haut, qui reconnaît les siens ! »

APAISER ET CONSOLER MOLIERE

Dans cette scène et après avoir déroulé l’ensemble des tares de sa société comme autant de niveaux dignes de la Divine Comédie, Molière et son Ombre crient : « Assez ! Assez de cet horrible cauchemar ! » Assez de ces laideurs et de ces monstres humains. « Non ! Plus ces yeux mauvais… ces visages hideux…Mon Ombre, puisqu’enfin nous voici seuls tous deux, toi qui m’as vu souffrir, qui me plains et qui m’aimes, ne trouveras-tu rien en cette heure suprême, parmi tout ce passé contre moi rassemblé pour apaiser Molière…et pour le consoler… ! » Viendrons les Henriette, Angélique, Mariane, Elise, Dorine, Toinette ou Elmire.

Le « bonheur s’achève » avec la dernière et dixième scène. De retour avec le La Grange de la première scène. Des sanglots et des rêves.

Jacky Lavauzelle

Texte : LA PETITE ILLUSTRATION n°84 du 11 février 1922
Théâtre – Nouvelle Série – N°61
Spectacle monté à l’occasion du tricentenaire de Molière
Molière était joué par Georges Colin lors de la première & l’Ombre par Cora Laparcerie
Mise en scène par Mme Cora Laparcerie-Richepin

 

 

 

 

 

MAURICE ROSTAND LA MORT DE MOLIERE – LE FEU DE LA TERRE

MAURICE ROSTAND
26 mai 1891- 21 février 1968

 

 

 La Mort de Molière

Théâtre Sarah-Bernhardt
Ecrit à l’occasion du tricentenaire de Molière
Poème Dramatique
En un acte




Molière d'après Nicolas_Mignard (1658) artgitato La Mort de Molière Maurice RostandLE FEU DE LA TERRE
de Maurice Rostand




Nous sommes avec Molière dans son théâtre, au Palais Royal, « vide après le spectacle. On a enlevé le décor. Le moucheur de chandelles éteint les bougies qui demeurent allumées. Molière, entouré d’Armande et de Baron, est assis dans un grand fauteuil. Les toiles un peu partout, les ouvriers qui circulent autour elle-même, tout est gris ! »

Mitterrand ne disait-il pas que la couleur qui correspondait le mieux à la France était le gris, comme Molière est de ces auteurs qui représente le plus la France. Mais qui toujours la dépasse pour plonger dans les racines et les frondaisons de notre humanité.



Molière est là, après le spectacle, le rideau tiré ; Molière est là, affaibli, « se serrant dans son grand manteau » et pourtant colossal. Il nous donne encore les dernières minutes de sa vie sur cette scène qui représente tout et tant pour lui et beaucoup plus que ça ; ce pour quoi il a tout donné et plus encore.

La mort, qui arrive  à travers ce sang qui sort de sa bouche, enlèvera un corps malade. Mais aussi puissante qu’elle est, elle ne prendra que le corps de souffrance et laissera tout le reste. Ces vers, ces âmes. Ce reste qui grandira. Ce reste qui continuera de grandir pour devenir immortel, comme les dieux de jadis, mieux que les dieux. « Il va mourir. Il meurt » clame le chœur des ouvriers. Et La Douleur de répondre simplement : « il ne mourra jamais ! »



Il ne mourra jamais, et plus encore, il vivra pour toujours. L’ombre de Jacques Richepin a laissé place à La Douleur avec Maurice Rostand. Comme une dernière compagne, une intime. Si proche, au-dedans du corps malade, comme au dehors de cette troupe qui souffre de savoir que Le Maître bientôt s’éteindra. Car, comme le disait Pierre-Auguste Renoir, « la douleur passe, la beauté reste ». Et qu’une telle création ne pouvait s’imaginer sans une douleur quotidienne, « la douleur est l’auxiliaire de la création » (Léon Bloy), la douleur celle de l’écriture, celle des fins de mois difficiles, celle de l’urgence, celle des cachets misérables et des tours de France incessants, celles des maladies et des morts.
Et cette douleur sera jouée au Théâtre Sarah-Bernhardt par Sarah Bernhardt elle-même, un an avant sa mort, à soixante-dix-sept ans. Elle donnera la réplique à Jacques Grétillat dans le rôle de Molière.

Un autre parallèle avec la pièce de Richepin mis en relief par Gaston Sorbets, dans la Petite Illustration du 11 février 1922 ; Maurice Rostand nous montre aussi « en Molière un esprit généreux, un cœur douloureux. Chacun de ces trois écrivains (avec Emmanuel Denarié) a mis à son insu beaucoup, sinon le meilleur de soi, dans cette pieuse évocation. Et c’est ainsi que M. Maurice Rostand a dégagé surtout de Molière à l’agonie, en même temps que le poète et le noble esprit, l’être charitable, pitoyable aux petits, le sociologue qu’il fut, non pas sans le savoir, mais alors que le mot n’était pas employé. »



La douleur en effet est sans cesse accompagnée par ce rire qui la rend plus supportable. « Oui…j’ai craché du sang, peut-être, mais j’ai ri…Oui, j’ai craché du sang…Mais j’ai su rire jusqu’à la fin. Quelle trouvaille !…Quel martyre ! On disait, chez les Grecs, que le rire était Dieu. » Et le rire se gagne au quotidien, à chaque représentation, à chaque réplique et à chaque mot. Et de ce rire dépend la recette du jour, « mes cinquante ouvriers, qu’auraient-ils fait sans moi ? …J’ai gagné leur journée. », de ce rire dépend la satisfaction et la récompense de tout le travail accompli de création et par la troupe toute entière. Qu’est-ce que la mort par rapport à tout ça ? Qu’est-ce que ce léger dérèglement des sens dans cette féérie de musique et de joie. A Broadway on dit  : « the show must go on ! », Molière, lui, dit : « c’était beau d’être encor nécessaire au moment du tombeau. Ma dernière imprudence est pour eux, je l’espère. Les ouvriers c’était mon public ordinaire ! »



Un public peut-être ordinaire, mais comme le disait Pierre Pérès, le directeur du théâtre des Funambules, dans les Enfants du Paradis : « Oui, mais quel public ! »

Jacky Lavauzelle

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La Mort de Molière de Maurice Rostand

FAUST (Goethe) LA DEDICACE – ZUEIGNUNG

Johann Wofgang von Goethe

ZUEIGNUNG
DEDICACE

Faust Goethe Eine Tragödie Argitato Théâtre Zueignung Dédicace

 

Ihr naht euch wieder, schwankende Gestalten,

Vous vous approchez, formes indécises

Die früh sich einst dem trüben Blick gezeigt.

Jadis, vous apparaissiez à mon œil innocent.

Versuch ich wohl, euch diesmal festzuhalten?

Essaierai-je cette fois de vous capturer ?

Fühl ich mein Herz noch jenem Wahn geneigt?

Mon cœur serait-il toujours sensible à cette illusion?

Ihr drängt euch zu! nun gut, so mögt ihr walten,

Je sens votre présence !  Vos pulsions !

Wie ihr aus Dunst und Nebel um mich steigt;

Vous m’enveloppez de brume et de brouillard ;

Mein Busen fühlt sich jugendlich erschüttert

Ma poitrine émue se sent rajeunir,

Vom Zauberhauch, der euren Zug umwittert. 

Du souffle magique, le cortège s’enveloppe.

 Ihr bringt mit euch die Bilder froher Tage,

Vous apportez avec vous les images des jours plus heureux,

Und manche liebe Schatten steigen auf ;

Accompagnées de douces et tendres ombres ;

Gleich einer alten, halbverklungnen Sage.

Comme une vieille fable, à moitié oubliée.

Kommt erste Lieb und Freundschaft mit herauf ;

Vient le premier amour, viennent les premières amitiés ;

Der Schmerz wird neu, es wiederholt die Klage

La douleur se réveille, elle rappelle le cours

Des Lebens labyrinthisch irren Lauf,

Sinueux de ma vie,

Und nennt die Guten, die, um schöne Stunden

Elle appelle les amis, qui, dans des doux moments

Vom Glück getäuscht, vor mir hinweggeschwunden.

Trompés par le destin, disparurent devant moi.

Sie hören nicht die folgenden Gesänge,

Elles n’écouteront pas les chansons nouvelles,

Die Seelen, denen ich die ersten sang;

Les âmes, pour connurent les premières chansons

Zerstoben ist das freundliche Gedränge,

Dispersée, la foule amicale,

Verklungen, ach! der erste Widerklang.

Oublié, ah ! le tout premier écho.

Mein Lied ertönt der unbekannten Menge,

Ma chanson se perd dans la foule,

Ihr Beifall selbst macht meinem Herzen bang,   

Leurs applaudissements me bouleversent,

Und was sich sonst an meinem Lied erfreuet,   

Et ceux qui se replongent dans mes chansons,

Wenn es noch lebt, irrt in der Welt zerstreuet.

S’ils sont encore en vie, ils sont de par le monde.

 Und mich ergreift ein längst entwöhntes Sehnen

Et voici qu’un désir depuis longtemps oublié

Nach jenem stillen, ernsten Geisterreich,

Après ce calme, frappe à la porte du royaume sérieux de l’Esprit,

Es schwebet nun in unbestimmten Tönen

Il rode maintenant un murmure incertain

Mein lispelnd Lied, der Äolsharfe gleich,

Ma chanson siffle, telle une harpe éolienne,

Ein Schauer faßt mich, Träne folgt den Tränen,

Un frisson me déchire, aux pleurs suivent les pleurs,

Das strenge Herz, es fühlt sich mild und weich ;

Mon cœur sévère, se sent doux et léger ;

Was ich besitze, seh ich wie im Weiten,

Ce que j’ai, je le vois de si loin,

Und was verschwand, wird mir zu Wirklichkeiten.

Et ce qui a disparu, devient pour moi réalité.

Traduction Jacky Lavauzelle
artgitato.com

Edmond Sée UN AMI DE JEUNESSE : Une amitié étrangère

Edmond Sée
1875 – 1959




Un Ami de jeunesse




Drame
en un acte
Représenté pour la première fois
A la Comédie-Française

Le 14 décembre 1921

Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Portrait Raphael

UNE AMITIE

ETRANGERE

Dans un Ami de jeunesse, Edmond Sée parle de l’être. Presque dans un sens philosophique. Des questions sur le temps qui passe, la véritable amitié, l’opportunisme, le mensonge et la sincérité, ce qui lie ensemble les êtres, sommes-nous le même à vingt ans et à quarante ans, ou un autre ?, Qu’est-ce qui fait notre identité ? … Rien que ça, mais un peu de tout ça.



 

 

Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Roger Monteaux & de Féraudy 2

LE FEU DE L’AMITIE
Notre auteur lie l’amitié à la notion d’opportunité, voire l’opportunisme, et la pense à travers l’usure du temps. Chez Aristote, la philia participe pleinement à notre perfection et à notre satisfaction, en un mot au bonheur. Nos protagonistes ont ces images de bonheur dans les yeux. C’était si bien avant ! Mais l’amitié est moins liée à la personne qu’à ses activités, aux relations humaines. Nous ne sommes pas amis par nature. La vie commune de nos deux amis est constitutive de leur amitié. Aristote distingue ainsi la philia et l’homonia, relative à la vie commune. La philia qui en est issue ne se conjugue pas,  dans le temps, avec une longue absence. Elle ne peut croître que dans le temps présent. Comme un feu à besoin d’être alimenté. Nos deux amis vivaient dans ce que les grecs appelaient la prôtè philia, l’amitié première, et non dans la téleia philia, l’amitié achevée.

UN AGREABLE PARFUM DE PHILOSOPHIE
Une œuvre de réflexion. Les critiques de l’époque en sont convaincus, déjà. Alphonse Brisson remarque aussi que l’œuvre « exhale un agréable parfum de philosophie. Il ne s’agit point d’intrigue sentimentale, de querelle amoureuse…L’auteur trace deux portraits d’hommes, oppose plaisamment des âmes qui, tout d’abord pareilles, mais façonnées différemment par la vie sont arrivées à l’antagonisme complet. » La portée philosophique de cette pièce est aussi relevée par Paul Ginesty dans Le Petit Parisien : « ainsi en est-il pour Un Ami de jeunesse, dont on aimerait pouvoir parler plus longuement. Cet acte est riche en idées et en mots d’une philosophie bien humaine. »Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Roger Monteaux & de Féraudy



DE L’HUMANITE DANS LA SIMPLICITE
Mais cette œuvre de réflexion n’est pas un bloc insipide et lourd. L’émotion est loin d’être absente. La force de l’œuvre est de nous plonger dans une amitié qui fut sincère. Charles Méré, dans l’Excelsior : «il y a plus d’humanité et de sens dans cette pièce si simple, si vraie, et qui, jamais, ne s’écarte du ton de la vie quotidienne, que dans beaucoup d’œuvres prétentieuses. » Robert Dieudonné, dans l’Œuvre : «rarement les auditeurs eurent l’impression d’entendre un dialogue d’un ton aussi juste, de voir vivre devant eux des personnages aussi humains, d’être touchés aux larmes par des sentiments aussi simples, mais aussi profonds. C’est un miracle de réaliser une situation si ordinaire et d’en tirer une telle émotion. »

LA TAVERNE, RUE SOUFFLOT
Deux êtres, jeunes, étudiants, avec une vie commune fusionnelle, indissociable. Des amis communs, des pensées communes et des projets identiques. Même si l’un faisait du droit et l’autre une licence ès lettres. Rien ne les oppose et la poésie cimente le tout. Des grands désirs et des propos enflammés au fond des tavernes parisiennes, rue Soufflot. Puis, les années passent.

HUMBLES ET DEVOUES
Edmond Sée nous installe confortablement, socialement, dans le bureau d’un sous-secrétaire d’Etat dans un des nombreux ministères de l’époque. C’est Le Blumel, joué lors de la première par Roger Monteaux, qui occupe les lieux. Une santé fragile toutefois. On ne peut pas tout avoir. Conscient d’une responsabilité importante, même si elle reste critiquée : « Enfin, par bonheur, nous sommes là, nous autres, humbles et dévoués sous-secrétaires d’Etat. Parce qu’on a beau médire de nous à chaque occasion et même contester souvent notre utilité… » Le Blumel est dans l’amour de soi. Il est son modèle, sa vitrine. Il est désormais son meilleur ami. Il n’a plus d’amis.

Une vingtaine d’années ont passé. Le Blumel est dans l’antichambre des Ministères que tous les sous-secrétaires attendent. Il a quarante ans. Il est fier d’un parcours aussi rapide et fulgurant.




DEUX INSEPARABLES, DEUX FRERES
Quand Le Blumel se rappelle de son amitié, il en a la larme à l’œil. L’espace d’un instant, le voici redevenu l’étudiant rêveur et idéaliste : «Tous les soirs, après les cours, on se retrouvait à l’heure des repas dans un petit café…Rue Soufflot…Je le revois encore…Oh ! Un petit café bien modeste, parce que, dans ce temps-là, on ne roulait pas sur l’or…ça ne fait rien, on vivait, gais, jeunes, insouciants !…On s’amusait…Et puis on travaillait, et pas seulement en vue des examens, non, pour soi-même… On écrivait, on faisait des vers !… Moi aussi… Je crois même qu’à ce moment-là j’ai publié un volume…Vous ne saviez pas ?…Parfaitement ! …Les Ondes sonores, ça s’appelait…Hein ! Quels titres ! Croyez-vous qu’il faut être jeune pour trouver un titre comme celui-là…Ah ! si mes collègues de la Chambre le savaient, et les journaux, qu’est-ce que je prendrais !…Enfin…Lambruche et moi, nous vivions comme deux inséparables, deux frères ; et ça a duré jusqu’au jour où le destin nous a forcés à suivre une route différente. » Puis, la descente en Haute-Garonne, le cabinet d’avocat de papa, le mariage, la politique, les élections réussies, la montée vers Paris, les premiers postes au cabinet d’un ministre.

SAISI, COURBE ET BROYE
Pour son ancien ami Lambruche, une vie différente l’attendait : le manque d’argent, une infirmité auditive, des enfants tyrans, un mariage avec la Lulu, et tout qui part en queue de poisson, « malheureusement, il y a la vie, et quand celle-là commence à vous saisir, à vous courber, à vous broyer sous elle ! », les petits boulots, la naissance de l’enfant, suivie de sa maladie, puis de sa mort, le piano-bar, les cafés concerts, la boisson, l’alcoolisme, les soirées à écrire des poèmes qui ne seront jamais lus, « je m’asseyais devant ma table et j’écrivais…sans arrêt…jusqu’au matin ! ».

LA DELIVRANCE DE L’ÂME
Mais malgré tous les maux de la terre qui s’abattent sur lui, Lambruche est resté le même, presque le même. Une âme d’écrivain bohème. Une espérance dans la beauté des vers. Une émotion. Une vie à fleur de peau. « C’est pendant cette période-là que j’ai fait mes plus beaux vers…tout mon poème : la Délivrance de l’âme ! »

UN BONHOMME A DRÔLE DE MINE
Lambruche n’a pas changé. Physiquement, il est détruit. Mais dans ses rêves, dans ses envies, il est toujours le même. Mais les autres voient cette masse informe et sans âge. Ainsi l’accueil par le domestique est sans appel : « quelqu’un de pas très…enfin…un drôle de bonhomme…avec un chapeau…et puis un cache-nez…l’air bizarre, autant dire… », il rejoint celui de Mme Le Blumel, « il n’est même pas très poli, entre parenthèses, c’est à peine s’il a touché le bord de son chapeau quand je suis passée…Et je suis de l’avis de Pierre, il a une drôle de mine…moi, il m’a presque fait peur. »

JE NE SUIS PAS MECHANT !
Mais il a quelque chose en lui qui fait encore plus peur : il dit ce qu’il pense. La vérité sort de sa bouche. Elle ne lui attire pas que des sympathies, loin de là ! Cette spontanéité est la source de ses malheurs. « Mais, moi…je suis comme ça ! …Je ne sais pas dissimuler, mentir…J’ai horreur des courbettes, de l’aplatissement. Tant pis, tant pis si ça me fait du tort ! (avec mélancolie) Oh ! ça m’en a déjà fait…et aux mieux aussi ! Je devrais me surveiller mieux, me dominer davantage. Ma pauvre petite femme me le répète assez souvent…Elle sait bien, elle, que je ne suis pas méchant…mais elle prétend que je le parais…et puis aigri ! …Et il y a peut-être aussi un peu de tout ça, tout de même ! C’est vrai, à force d’avoir lutté, souffert…on finit par rendre les autres responsables de ce qui vous arrive…et ils s’en aperçoivent…ils  vous en veulent…Et, alors…quelquefois, ça les décourage de vous faire du bien…(un long silence) Enfin ! si je t’ai dit des choses qui t’ont offusqué…ou blessé…il ne faut pas trop m’en garder rancune. »

QUAND TU CHERCHERAS UNE TRIBUNE PLUS NOBLE
Lambruche, l’exclu, veut, lui, pouvoir aider Le Blumel, mais autrement que par l’argent, bien sûr. C’est lui, le plus déshérité de la vie qui propose son aide au sous-secrétaire, il y a toujours quelque chose à donner afin d’aider l’autre, avec de réelles bonnes intentions :  « quand tu deviendras un homme comme les autres…un homme libre de penser, d’exprimer ses idées et que tu chercheras une autre tribune plus noble…Eh bien, ce jour-là, viens me trouver, viens nous trouver à la Revue…Nous y sommes au complet, et entre nous : mais ça ne fait rien, pour toi, on se serrera les coudes…on te fera une petite place, ou une grande…Celui qui a écrit les Ondes sonores ne sera jamais un étranger pour nous…On l’accueillera comme un enfant prodigue. »

QUELQUE CHOSE DE SOURNOIS
Avec la vérité, Lambruche sait que cette entrevue sera la dernière. Il observe les réactions de Le Blumel et il comprend. Il lui dit adieu. « Au commencement, oui, au début de notre rencontre, j’ai eu l’impression que tu m’accueillais sans déplaisir…avec sympathie…Et puis après…au fur et à mesure qu’on causait, peu à peu, il m’a semblé que quelque chose de sournois…de mauvais, d’hostile s’élevait entre nous, t’éloignait, te détachais de moi…que tu ressentais comme un malaise…une déception à m’écouter. » Le Blumel reste fourbe jusqu’à la fin. Il est trop différent de cet hurluberlu. Plus que cela, il peut lui nuire dans la progression fulgurante de sa carrière. Le « je vais tâcher de trouver quelque chose… » n’est fait que pour se donner une contenance. Le Blumel en fait son parti : il ne verra plus. Il n’a pas le cran d’en parler à Lambruche, mais à Dautier son collaborateur : « s’il revient…vous le recevrez…Mais après, sans me déranger. Vous entendez, sous aucun prétexte…Ah ! vous aviez raison, tout à l’heure, oui, les amis de jeunesse ! Dites que le ministre reçoit !… »

Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Roger Monteaux & Fresnay

IL FAUT SORTIR LES ENFANTS DES MAINS DES FEMMES
Même la venue de Lambruche était intéressée pour notre sous-secrétaire. Le Blumel voulait faire de son fils un homme. « Il est bien jeune ! Pour elle il le sera toujours ! N’empêche que quand un gamin va sur ses sept ans ! …Sans compter que rien n’est mauvais pour lui comme l’oisiveté ; or, depuis quinze jours que son institutrice est malade et qu’il est livré à lui-même, la vie devient intenable. Heureusement que tout ça va changer…Parce qu’à un moment donné il faut sortir les enfants des mains des femmes, si l’on veut qu’ils deviennent des hommes à leur tour… » Et dans cette idée, afin d’élever son fils, de le rendre autonome, masculin, de n’être pas dérangé par les cris de son fils, il en arrive à penser à Lambruche en précepteur ! Pas pour faire un brin de discussion et parler du bon vieux temps …

Mais la pièce se lit sur le regard de Le Blumel qui se décompose au fil des révélations de Lambruche sur le cours de sa vie – « nerveusement », « gêné », « protestant », « très ennuyé », « contraint », « crispé », « vaincu ».

Les deux hommes se sont séparés. A jamais. Les amis ne se sont pas retrouvés. Même les souvenirs partagés ont volé en fumée. Il est loin le temps de la rue Soufflot. Il reste un livre de Le Blumel dans la bibliothèque de Lambruche. Les ondes sonores se sont perdues dans un recoin temporel.

Jacky Lavauzelle

 

Edmond Sée reste d’abord reconnu pour les critiques théâtrales qu’il a réalisées pendant une vingtaine d’années, de 1920 à 1940. L’Ami de jeunesse qui a été représenté en 1921 à la Comédie-Française n’est pas une première pour cet auteur habitué dans les pièces ramassées et courtes. Nous lui devons son excellent Théâtre français contemporain, paru en 1928.

 

Texte paru dans la Petite Illustration n°57
du 31 décembre 1921
Photos de Clair-Guyot pour la représentation à la Comédie-Française
Photo d’Edmond Sée par Harlingue
Composition affiche Artgitato

Pour la première les personnages étaient joués par :
M. de Féraudy (Lambruche)
Roger Monteaux (Le Blumel)
Madame de Chauveron (Mme Le Blumel)
M. Fresnay (Secrétaire de Le Blumel)
M. Chaize (un domestique)

JEAN-MARIE (André THEURIET) : LE NAUFRAGE DES ÂMES SOLITAIRES

André THEURIET
8 octobre 1833 – 23 avril 1907




 

JEAN-MARIE

Drame en un acte

LE NAUFRAGE
DES ÂMES SOLITAIRES

André Theuriet - Jean-Marie - Théâtre ArtgitatoLa pièce Jean-Marie représentée en 1872 au théâtre de l’Odéon fait partie des premières œuvres d’André Theuriet. Les années 70 ont été riches en évènements militaires, surtout 1870, « l’Année terrible » pour Hugo entre la guerre civile et la guerre avec la Prusse, et intimes, avec son mariage avec Hélène Narat. Nous ressentons, bien entendu, dans ce drame, le poète des premières œuvres publiées avant que celui-ci ne se lance dans son importante production romanesque jusqu’à sa mort en 1907.  Nous sentons aussi l’importance de Victor Hugo, que Theuriet appréciait, notamment les Travailleurs de la mer, le roman qui est sorti en 1866, six ans avant la sortie de Jean-Marie.



LA NUIT NOIRE DES GRANDES CATASTROPHES
L’enfant de Ker-laz n’est plus. Le Roi-Gralon l’a emporté. En partance vers les mers du Japon, le matelot et le navire ont sombré. Jean-Marie est l’absent. La plainte des mouettes qui embarque Thérèse dans son monologue n’est autre que la sienne. Longue et nocturne, à mi-voix. Comme pour ne pas déranger les vagues et les flots. La chanson qu’elle chante, dans sa ferme bretonne du Pays Glazik, située sur la côte du Finistère, parle d’un brick ayant sombré « avec ses grands mâts et ses voiles ». Nous sommes dans cette fin de terre où l’homme s’éventre sur des rochers dans la nuit noire des grandes catastrophes. Dans cette roche que la mer vient lécher comme appâtée, gourmande et affamée de chair jeune et tendre des marins.

AGIR EN HOMME BRAVE
La présente, Thérèse, est absente, aussi. Et elle chante, bien entendu, une chanson de marin. Une chanson qui raconte le malheur de sa vie. La perte de son bonheur a pour nom Jean-Marie. Résignée, elle s’est mariée à Joël, un brave homme du pays. Joël se considère lui-même ainsi, « comme le mois dernier, tu m’avais reproché de m’attarder avec les buveurs du marché, sitôt mes blés vendus j’ai rempli ma sacoche ; en dépit des écus qui tintaient dans ma poche, j’ai scellé la jument et j’ai tourné le dos à l’auberge où le cidre écumait à pleins pots… Voilà ce qui s’appelle agir en homme brave ! » A l’écoute des souhaits de sa belle. Il la couvre de cadeaux et d’attentions. Il ne trouve que le vide dans son regard, « toujours distraite et toujours l’œil perdu dans un rêve ou dans un nuage !…A quoi  peux-tu penser ? »




LA MER NE REND PLUS LES MARINS QU’ELLE A PRIS
Ce seront les uniques personnages de la pièce. Jean-Marie n’est plus, « car la mer ne rend plus les marins qu’elle a pris. » Il faut en faire son parti, il en est ainsi des femmes de marins. L’attente et parfois le drame qui délie les couples et qui lient ceux qui sur terre restent. Le Joël qui est là, n’existe pas. Il n’est qu’un paravent. Une ombre. Un ersatz de son marin tant aimé. Elle ne parle que lorsqu’il évoque, au détour d’une phrase,  l’image de « pauvre matelots maigres et demi-nus ! » Elle revit, enfin, « des matelots !… Ceux-là du moins, sont revenus ! » Joël recherche un peu d’attention qu’il n’aura jamais ; cette attention qu’auront toujours les infinis hurlants et démontés.

PLUS JE ME SENS COUPABLE, PLUS VOUS ME COMBLEZ
Thérèse sait qu’elle ne le mérite pas. Que, malgré tout ce qu’il réalise, ce qu’il offre, il n’aura jamais rien en retour, ni reconnaissance, ni amour, « c’est trop beau ! …Vous êtes bon, Joël, trop bon pour moi !Par tous vos bienfaits mes remords sont doublés ! Plus je me sens coupable et plus vous me comblez… » Elle est ce vide que rien ne pourra remplir. Le temps ne fait rien à l’affaire, « je me disais : le temps les séchera…Chimère ! Le deuil des autres cède au temps, mais ton chagrin pousse en dépit de tout, pareil au mauvais grain ! »

LE CIEL EST RESTE SOURD
Le silence n’est plus de mise. Elle doit parler, tout dire, quitte à écraser un peu plus Joël, à l’accabler, quitte à le terrasser, « j’ai sur le cœur un secret qui me pèse, et bien souvent déjà je me suis reproché, comme un péché mortel, de vous l’avoir caché… » Sans penser que de le dire serait peut-être un aveu mortel. Mais en voulant tout dire, elle ment. Les mots qui s’offrent à sa bouche ne sont pas ceux du cœur. « Tout est fini ! » lance-t-elle. Mais rien n’est fini. Puisque le souvenir est plus fort qu’au premier jour. « J’ai tout entrepris pour connaitre son sort…J’ai prié, j’ai fait faire enquête sur enquête ; le ciel est resté sourd et la terre muette…Jusqu’au bord du cercueil je l’aurais attendu, si je n’avais compris qu’il était bien perdu…Pour toujours ! » Mais même dans la tombe, elle espérerait encore. Et le définitif qu’elle crie si fort c’est pour s’en convaincre et pour conjurer le sort. Le vent de la mer semble porter la voix de Jean-Marie. La discussion avec Joël est terminée, « elle s’arrête…puis elle reprend comme si elle se parlait à elle-même» ; elle reprend le monologue du début, sans même s’apercevoir que Joël s’effondre en voyant à quel point cet amour est sacré et  vivace.



LA SEVE ET LE SOLEIL QU’ON LAISSE EN ARRIERE
Joël ne lui en veut pas, « je ne puis lutter avec ton souvenir ». Il pense qu’il n’est pas arrivé au bon moment et que son âge ne lui permettra plus de la conquérir, « Ah ! maudits cheveux blancs ! Si j’avais la jeunesse seulement ; si la sève et le soleil qu’on laisse en arrière, on pouvait les retrouver un jour ! J’essaierais de chasser ce fantôme d’amour et de prendre en ton cœur sa place encore tiède…Mais à l’âge que j’ai, le mal est sans remède ; je suis laid, je suis triste et vieux ! O mes vingt ans ! »

UNE EPOUSE BONNE ET FIDELE
Thérèse enfin ayant repris ses esprits, s’aperçoit du mal qu’elle a commis sur un homme aussi brave et généreux. Elle s’engage à ne plus le faire souffrir et veut lui apporter plus que de la loyauté : « Je vous ai fait longtemps souffrir de ma douleur offensante et cruelle, désormais je veux être une épouse fidèle et bonne… » Et même souhaite s’expatrier pour ne plus voir les lieux qui lui rappellent autant de souvenirs et de désirs refoulés.

J’ESSAIERAI DE SOURIRE ET DE CHANTER
Sort Joël. Et Thérèse continue à se rassurer, « je serai meilleure…Je veux chasser ce chagrin…je veux t’oublier…Joël est si bon…Ce serait pécher contre le ciel que lui donner ma main et lui fermer mon âme. Je veux être à l’avenir être vraiment sa femme…J’entourerai d’amis sa vieillesse sereine…J’essaierai de sourire et de chanter… » Un véritable programme politique qui n’est fondé que sur des promesses et des vœux pieux.

JE NE SAIS QUE DES AIRS TRISTES
La chanson du début, sa saudade, sa nostalgie, s’ouvrait sur des pensées tristes liées à la disparition. Elle-même le dit, « je ne sais que des airs tristes comme des glas… », et, effectivement, encore, sa chanson noire évoque une tragédie maritime, «  la sainte pris dans l’algue verte le capitaine à demi-mort et sur son aile large ouverte le conduisit droit jusqu’au port… » Mais ce n’est plus un mort qui se présente mais une ombre qui se parfait en homme de chair et d’os. Ce n’est plus la mer qui porte la voix, mais la voix qui se porte à ses oreilles est si connue qu’elle vacille comme chavirée par les embruns de sa présence.

LE MALHEUR EST TOMBE SUR NOUS
Bien entendu, Jean-Marie pense que Thérèse s’est tournée vers Joël par inconstance et frivolité, lasse de l’attendre « je ne me dirais pas que pour une parure ma Thérèse a vendu son âme avec son corps. » C’en est trop pour elle qui va tout raconter. Il ne partira pas ainsi, « Ah ! non pas sans m’entendre. Reste !…Si du passé la voix lointaine et tendre ne sois point sans pitié ! Tu ne sais pas combien avant d’en venir là, j’ai subi de tortures, ni comment j’ai souffert, ni de quelles blessures !…Le malheur est tombé sur nous… » Thérèse énumère tous les coups du sort qui l’ont conduite à accepter Joël comme époux. Ce Joël qui n’espère bien entendu pas l’amour de cette belle jeune fille éplorée : « donne-moi ton cœur pour l’amour d’elle (sa mère) »

TU NE ME VERRAIS PAS !
Thérèse se force à mentir. Jean-Marie est prêt à tout pour rester et vivre, sinon près d’elle, du moins dans les parages de sa cabane, « je vivrais dans un coin, à l’écart…Ignoré…Ma tendresse discrète se cacherait au fond de quelque maisonnette…Tu ne me verrais pas ! » Mais Joël reste fidèle…à son engagement, « je n’ai plus qu’un seul maître, et c’est Joël… » Jean-Marie insiste. Il pressent que c’est ici et maintenant ou jamais, « le temps presse et le jour fuit…Que sert d’attendre ? …Hâtons-nous… ».

LE SUPRÊME BAISER
Le remords la tuerait, ainsi que la honte. Elle préfère vivre sans amour et le cœur brisé. Le « trois-mâts hollandais part demain ? » La relation est terminée, sans un dernier baiser, « un suprême baiser » qui pourrait, comme le Ker-laz, la faire chavirer.

IL NE REVIENDRA PLUS
Le retour de Joël fait tressaillir Thérèse. Jean-Marie est parti. A jamais. Joël a peut-être tout entendu. Nous n’en saurons rien. Il est arrivé à point nommé, malgré son « geste de surprise ». Il insiste un peu, « ce qu’il te contait paraissait t’émouvoir. Car vous parliez très haut… » Un marin de passage, celui du Roi-Gralon, qui ne connaissait pas Jean-Marie. Un dernier mensonge et une vérité douloureuse, « il ne reviendra plus. »

Jacky Lavauzelle

 

 

FAUST (GOETHE) VORSPIEL AUF DEM THEATER – PROLOGUE SUR LE THEÂTRE

Johann Wofgang von Goethe

FAUST
VORSPIEL AUF DEM THEATER
PROLOGUE SUR LE THEÂTRE

Faust Goethe Eine Tragödie Argitato Théâtre VORSPIEL AUF DEM THEATER Prologue sur le théâtre

 Traduction Jacky Lavauzelle – artgitato.com

 

Direktor. Theatherdichter. Lustige Person

Le directeur, le poète et le bouffon

Direktor
Le directeur

Ihr beiden, die ihr mir so oft,

Vous deux, qui, avec moi, tant de fois,

In Not und Trübsal, beigestanden,

Dans la peine et dans l’épreuve, m’avez accompagné,

Sagt, was ihr wohl in deutschen Landen

Dîtes, que pensez-vous, en terres allemandes,

Von unsrer Unternehmung hofft?

De l’évolution de notre programme ?

Ich wünschte sehr der Menge zu behagen,

Je voudrais bien avoir l’opinion publique avec moi,

Besonders weil sie lebt und leben läßt.

Surtout parce qu’elle vit et qu’elle nous permet de vivre.

Die Pfosten sind, die Bretter aufgeschlagen,

Les affiches posées, les critiques avisées,

Und jedermann erwartet sich ein Fest.

Et chacun s’attend à une féerie.

Sie sitzen schon mit hohen Augenbraunen

Ils sont déjà assis, les yeux écarquillés

Gelassen da und möchten gern erstaunen.

Souhaitant être surpris et désirant être heureux.

Ich weiß, wie man den Geist des Volks versöhnt ;

Je sais comment de l’esprit du public on en fait un allié ;

Doch so verlegen bin ich nie gewesen :

Pourtant, je n’ai jamais été aussi embarrassé :

Zwar sind sie an das Beste nicht gewöhnt,

Il est vrai que du meilleur ils n’ont pas l’habitude,

Allein sie haben schrecklich viel gelesen.

Seulement, ils ont beaucoup lu.

Wie machen wir’s, daß alles frisch und neu

Comment allons-nous faire pour que tout soit frais, pour que tout soit nouveau

Und mit Bedeutung auch gefällig sei?

Et avec du sens aussi ?

Denn freilich mag ich gern die Menge sehen,

Pour sûr, je tiens à voir la foule,

Wenn sich der Strom nach unsrer Bude drängt,

Comme un torrent se fracasser à notre baraque,

Und mit gewaltig wiederholten Wehen

Et avec une douleur lancinante et puissante

Sich durch die enge Gnadenpforte zwängt ;

Se presser jusqu’au-devant du guichet salvateur ;

Bei hellem Tage, schon vor vieren,

Au grand jour, avant les quatre heures,

Mit Stößen sich bis an die Kasse ficht

Par saccades, se heurter à la caisse

Und, wie in Hungersnot um Brot an Bäckertüren,

Et, comme lors des famines devant la porte du boulanger,

Um ein Billet sich fast die Hälse bricht.

Pour un billet, pour un peu, se briser le cou.

Dies Wunder wirkt auf so verschiedne Leute

Un tel miracle ne peut se produire sur une foule éclectique

Der Dichter nur ; mein Freund, o tu es heute !

Que par le poète, uniquement ; mon ami, fais qu’il en soit ainsi aujourd’hui !

Dichter
Le poète

O sprich mir nicht von jener bunten Menge,

Oh! Ne me parle de cette foule bariolée,

Bei deren Anblick uns der Geist entflieht.

Qui par son seul aspect fait fuir mon esprit.

Verhülle mir das wogende Gedränge,

Aveuglé par les vagues de cette cohue,

Das wider Willen uns zum Strudel zieht.

Qui, contre ma volonté, m’entraîne dans son tourbillon.

Nein, führe mich zur stillen Himmelsenge,

Non, conduis-moi vers le calme d’un ciel irisé,

Wo nur dem Dichter reine Freude blüht ;

Où, pour le seul poète, la joie peut fleurir ;

Wo Lieb und Freundschaft unsres Herzens Segen

Où amour et amitié ont la faveur de notre cœur,  

Mit Götterhand erschaffen und erpflegen.

Avec le soutien de Dieu, créé et protégé.

Ach! was in tiefer Brust uns da entsprungen,

Ah ! Comme du plus profond de nous s’évade

Was sich die Lippe schüchtern vorgelallt,

Ce que nos lèvres timides susurrent,

Mißraten jetzt und jetzt vielleicht gelungen,

Dénaturé parfois et parfois plus fameux,

Verschlingt des wilden Augenblicks Gewalt.

Dévoré par la puissance et la sauvagerie du présent.

Oft, wenn es erst durch Jahre durchgedrungen,

Souvent, après bien des années durant,

Erscheint es in vollendeter Gestalt.

Elle apparaît alors dans une forme aboutie.

Was glänzt, ist für den Augenblick geboren,

Ce qui brille, n’existe que pour les yeux,

Das Echte bleibt der Nachwelt unverloren.

Le vrai, seul, passe à la postérité.

Lustige Person
Le Bouffon

Wenn ich nur nichts von Nachwelt hören sollte.

Je ne veux plus rien entendre sur cette postérité !

Gesetzt, daß ich von Nachwelt reden wollte,

Soit, vous désirez que je discoure sur la postérité,

Wer machte denn der Mitwelt Spaß ?

Qui s’occupera alors à divertir nos contemporains ?

Den will sie doch und soll ihn haben.

Car ils en veulent encore et nous leur en donnons.

Die Gegenwart von einem braven Knaben

La présence d’un brave garçon

Ist, dächt ich, immer auch schon was.

Est, je pense, toujours autant apprécié.

Wer sich behaglich mitzuteilen weiß,

Celui qui sait annoncer quelque chose de plaisant,

Den wird des Volkes Laune nicht erbittern ;

Par l’humeur du public ne sera pas exaspéré ;

Er wünscht sich einen großen Kreis,

Il souhaitera agrandir un plus grand le cercle,

Um ihn gewisser zu erschüttern.

Sachez l’étonner !

Drum seid nur brav und zeigt euch musterhaft,

Les tambours ne sont bons, montrez-vous exemplaire,

Laßt Phantasie, mit allen ihren Chören,

Laissez l’imagination, avec tous ses chœurs,

Vernunft, Verstand, Empfindung, Leidenschaft,

Raison, intellect, émotion, passion,

Doch, merkt euch wohl! nicht ohne Narrheit hören.

Mais, remarquez bien! N’attendez rien sans folie.

  Direktor
Le directeur

Besonders aber laßt genug geschehn!

Surtout, montrez en assez !

Man kommt zu schaun, man will am liebsten sehn.

On vient pour voir, on veut voir toujours plus.

Wird vieles vor den Augen abgesponnen,

Beaucoup devant des yeux fatigués,

So daß die Menge staunend gaffen kann,

Tellement que la foule en restera sans voix,

Da habt Ihr in der Breite gleich gewonnen,

Là, vous aurez gagné la partie,

Ihr seid ein vielgeliebter Mann.

Vous voici un homme considéré.

Die Masse könnt Ihr nur durch Masse zwingen,

La masse peut, elle seule, en rabattre à la masse

Ein jeder sucht sich endlich selbst was aus.

Chacun recherche en fait ce qui l’intéresse

Wer vieles bringt, wird manchem etwas bringen;

Qui apporte beaucoup, à chacun apporte quelque chose ;

Und jeder geht zufrieden aus dem Haus.

Et chacun rentrera heureux chez lui.

Gebt Ihr ein Stück, so gebt es gleich in Stücken!

Vous donnez une pièce, donnez-la en morceaux !

Solch ein Ragout, es muß Euch glücken ;

Ainsi qu’un ragoût, elle rendra tout le monde heureux ;

Leicht ist es vorgelegt, so leicht als ausgedacht.

Il est facilement servi, tout autant que facilement réalisé

Was hilft’s, wenn Ihr ein Ganzes dargebracht?

A quoi bon, si vous offrez tout dans sa totalité ?

Das Publikum wird es Euch doch zerpflücken.

Le public aurait vite fait de vous disséquer !

Dichter
Le poète

Ihr fühlet nicht, wie schlecht ein solches Handwerk sei!

Vous ne sentez pas, comme est méprisable cet artisanat !

Wie wenig das dem echten Künstler zieme!

Comme il correspond peu au véritable artiste !

Der saubern Herren Pfuscherei

Les belles prouesses de ces messieurs

Ist. merk ich. schon bei Euch Maxime.

Je le remarque. Vous en faites déjà votre maxime.

Direktor
Le directeur

Ein solcher Vorwurf läßt mich ungekränkt :

Une telle critique me laisse de marbre :

Ein Mann, der recht zu wirken denkt,

Un homme, qui souhaite travailler correctement,

Muß auf das beste Werkzeug halten.

Doit avoir les meilleurs outils.

Bedenkt, Ihr habet weiches Holz zu spalten,

Rappelez-vous, vous devez fendre du bois tendre,

Und seht nur hin, für wen Ihr schreibt !

Et regardez dehors, pour savoir à qui vous écrivez !

Wenn diesen Langweile treibt,

Quand l’un arrivera dépressif,

Kommt jener satt vom übertischten Mahle,

Les autres arriveront d’un festin trop copieux,

Und, was das Allerschlimmste bleibt,

Et, ce qui reste le pire,

Gar mancher kommt vom Lesen der Journale.

Plus d’un viendront à la lecture du journal.

Man eilt zerstreut zu uns, wie zu den Maskenfesten,

On se précipite vers nous, comme à une mascarade,

Und Neugier nur beflügelt jeden Schritt ;

Et la curiosité précipite chaque pas ;

Die Damen geben sich und ihren Putz zum besten

Les dames montrent d’elles leurs plus beaux atours

Und spielen ohne Gage mit.

Et jouent déjà pour le public, sans gages.

Was träumet Ihr auf Eurer Dichterhöhe?

A quoi rêvez-vous, poètes, sur vos sommets ?

Was macht ein volles Haus Euch froh?

Que rend joyeux une salle comble ?

Beseht die Gönner in der Nähe!

Gardez vos mécènes à proximité !

Halb sind sie kalt, halb sind sie roh.

La moitié est glaciale, l’autre est inculte.

Der, nach dem Schauspiel, hofft ein Kartenspiel,

Qui, après la pièce, espère une partie de cartes,

Der eine wilde Nacht an einer Dirne Busen.

Qui, une nuit sauvage dans les bras d’une prostituée.

Was plagt ihr armen Toren viel,

Que, pour eux, vous tourmentez,

Zu solchem Zweck, die holden Musen ?

Dans ce but, les douces muses ?

Ich sag Euch, gebt nur mehr und immer, immer mehr,

Je vais vous dire, donnez seulement plus et plus encore, toujours plus,

 

So könnt Ihr Euch vom Ziele nie verirren

Ainsi vous ne perdrez pas le but de vue

Sucht nur die Menschen zu verwirren,

Cherchez seulement à troubler les hommes,

Sie zu befriedigen, ist schwer — —

Les satisfaire, c’est plus compliqué

Was fällt Euch an? Entzückung oder Schmerzen?

Qu’en pensez-vous ? Exstase ou douleur ?

Dichter
Le poète

Geh hin und such dir einen andern Knecht !

Va et trouve-toi un autre valet !

Der Dichter sollte wohl das höchste Recht,

Le poète devrait probablement par cette loi suprême,

Das Menschenrecht, das ihm Natur vergönnt,

Des droits de l’Homme, de ce que la Nature permet,

Um deinetwillen freventlich verscherzen !

Y renoncer sans autres motifs !

Wodurch bewegt er alle Herzen ?

Comment pourrait-il faire frémir les cœurs?

Wodurch besiegt er jedes Element ?

Comment soumettrait-il chaque élément ?

Ist es der Einklang nicht, der aus dem Busen dringt,

N’est-ce-pas l’accord qui sort de sa poitrine,

Und in sein Herz die Welt zurücke schlingt  ?

Et en son cœur n’enveloppe-t-il pas le monde ?

Wenn die Natur des Fadens ew’ge Länge,

Si la nature démêle les longs fils éternels,

Gleichgültig drehend, auf die Spindel zwingt,

Indépendamment des rotations, de la puissance de la broche,

Wenn aller Wesen unharmon’sche Menge

Si pour tous les êtres d’une foule discordante

Verdrießlich durcheinander klingt-

Renfrognés pêle-mêle s’entrechoquant

Wer teilt die fließend immer gleiche Reihe

Partageant toujours le même courant

Belebend ab, daß sie sich rhythmisch regt ?

Vivifiant cela, n’est-ce point lui qui suscite le rythme?

Wer ruft das Einzelne zur allgemeinen Weihe,

Qui appelle le particulier à l’unification générale,

Wo es in herrlichen Akkorden schlägt ?

Qui y introduit de beaux accords?

Wer läßt den Sturm zu Leidenschaften wüten ?

Qui peut lâcher la tempête sur les passions ?

Das Abendrot im ernsten Sinne glühn ?

Le coucher de soleil dans une âme éplorée ?

Wer schüttet alle schönen Frühlingsblüten

Qui étale toutes les belles fleurs de printemps

Auf der Geliebten Pfade hin?

Sur les chemins d’une bien-aimée ?

Wer flicht die unbedeutend grünen Blätter

Qui tresse des feuilles vertes insignifiantes

Zum Ehrenkranz Verdiensten jeder Art ?

Pour honorer les mérites en couronnes de gloire ?

Wer sichert den Olymp? vereinet Götter ?

Qui assure l’Olympe? Qui assemble les dieux ?

Des Menschen Kraft, im Dichter offenbart.

Tout le pouvoir de l’homme, par le poète est révélé.

Lustige Person
Le Bouffon

So braucht sie denn, die schönen Kräfte,

Utilisez donc vos puissants dons,

Und treibt die dichtrischen Geschäfte,

Et continuez vos travaux poétiques,

Wie man ein Liebesabenteuer treibt.

Comme on conduit une histoire d’amour.

Zufällig naht man sich, man fühlt, man bleibt,

On regarde par hasard, on s’émeut, on reste,

Und nach und nach wird man verflochten;

Et peu à peu vous vous retrouvez prisonnier ;

Es wächst das Glück, dann wird es angefochten,

Il pousse le bonheur, mais il est bientôt contesté

Man ist entzückt, nun kommt der Schmerz heran,

On est ravi, mais maintenant la douleur est proche,

Und eh man sich’s versieht, ist’s eben ein Roman.

Et avant que vous le sachiez, c’en est maintenant un roman.

Laßt uns auch so ein Schauspiel geben !

Donnez-nous aussi un tel spectacle!

Greift nur hinein ins volle Menschenleben!

Puisez seulement dans toute la plénitude de la vie humaine !

Ein jeder lebt’s, nicht vielen ist’s bekannt,

Chacun la vit, peu la connaissent,

Und wo ihr’s packt, da ist’s interessant.

Et où vous l’empoignez, là est l’intéressant.

In bunten Bildern wenig Klarheit,

En images colorées et peu de clarté,

Viel Irrtum und ein Fünkchen Wahrheit,

Beaucoup d’erreur et un atome de vérité,

So wird der beste Trank gebraut,

Ainsi, la meilleure boisson est-elle brassée,

Der alle Welt erquickt und auferbaut.

Elle rafraîchie le monde entier et l’édifie.

Dann sammelt sich der Jugend schönste Blüte

Alors s’assemble la plus belle fleur de la jeunesse

Vor eurem Spiel und lauscht der Offenbarung,

Devant votre jeu et écoutant la révélation,

Dann sauget jedes zärtliche Gemüte

Alors chaque esprit tendre extrait

Aus eurem Werk sich melanchol’sche Nahrung,

De votre travail des aliments mélancoliques,

Dann wird bald dies, bald jenes aufgeregt,

Telle chose apparaît bientôt, bientôt remplacée par une autre ,

Ein jeder sieht, was er im Herzen trägt.

Tout le monde voit, ce qu’il porte dans son cœur.

Noch sind sie gleich bereit, zu weinen und zu lachen,

Pourtant, ils sont encore prêts à pleurer et à rire,

Sie ehren noch den Schwung, erfreuen sich am Schein ;

Ils honorent toujours l’enthousiasme, ils jouissent de l’apparence ;

Wer fertig ist, dem ist nichts recht zu Machen ;

Ce qui est terminé, n’est plus à faire ;

Ein Werdender wird immer dankbar sein.

Un esprit qui se cherche sera toujours reconnaissant.

Dichter

Le poète

So gib mir auch die Zeiten wieder,

Alors rend-moi donc à nouveau ce temps,

Da ich noch selbst im Werden war,

Depuis que je recherche ma voie,

Da sich ein Quell gedrängter Lieder

Depuis qu’une source a pénétré mes chansons

Ununterbrochen neu gebar,

Continuellement renouvelées,

Da Nebel mir die Welt verhüllten,

Là, le brouillard m’enveloppait le monde,

Die Knospe Wunder noch versprach,

Le bourgeon encore promettait des merveilles,

Da ich die tausend Blumen brach,

Là, je cueillais un millier de fleurs,

Die alle Täler reichlich füllten.

Qui tapissaient abondamment les vallées.

Ich hatte nichts und doch genug :

Je n’avais rien, et j’avais assez:

Den Drang nach Wahrheit und die Lust am Trug.

Le soif de vérité et la joie de mentir.

Gib ungebändigt jene Triebe,

Donne-moi ces instincts sauvages,

Das tiefe, schmerzenvolle Glück,

La profondeur d’un douleur bonheur,

Des Hasses Kraft, die Macht der Liebe,

La force de la haine, la puissance de l’amour,

Gib meine Jugend mir zurück!

Rends-moi ma jeunesse!

Lustige Person
Le Bouffon

Der Jugend, guter Freund, bedarfst du allenfalls,

La jeunesse, mon ami, tu en as toujours besoin,

Wenn dich in Schlachten Feinde drängen,

Quand tu es poussé par tes ennemis dans les batailles,

Wenn mit Gewalt an deinen Hals

Quand violemment autour de votre cou

Sich allerliebste Mädchen hängen,

Les belles filles se pendent,

Wenn fern des schnellen Laufes Kranz

Quant à l’écart de la course folle la couronne

Vom schwer erreichten Ziele winket,

Au loin, te montre l’objectif à atteindre,

Wenn nach dem heft’gen Wirbeltanz

Quand après la danse tourbillonnante

Die Nächte schmausend man vertrinket.

Les nuits se parfument de boissons.

Doch ins bekannte Saitenspiel

Mais faire vibrer la célèbre lyre

Mit Mut und Anmut einzugreifen,

Avec force et grâce,

Nach einem selbstgesteckten Ziel

Vers un objectif fixé par soi-même

Mit holdem Irren hinzuschweifen,

Par de charmants et déments vagabondages,

Das, alte Herrn, ist eure Pflicht,

C’est là, vieil homme, où est ton devoir,

Und wir verehren euch darum nicht minder.

Et nous ne vous en respectons pas moins.

Das Alter macht nicht kindisch, wie man spricht,

L’âge ne nous fait pas enfant, comme l’on dit,

Es findet uns nur noch als wahre Kinder.

Il nous trouve juste encore comme de vrais enfants.

Direktor
Le directeur

Der Worte sind genug gewechselt,

Assez de mots échangés,

Laßt mich auch endlich Taten sehn!

Laissez-moi voir enfin l’action!

Indes ihr Komplimente drechselt,

Pendant que vous peaufiniez les compliments,

Kann etwas Nützliches geschehn.

Quelque chose d’utile aurait pu voir le jour.

Was hilft es, viel von Stimmung reden?

N’est-ce pas ce qui aide le plus pour parler d’inspiration ?

Dem Zaudernden erscheint sie nie.

Elle n’apparaît jamais aux indécis.

Gebt ihr euch einmal für Poeten,

Vous vous dîtes des poètes,

So kommandiert die Poesie.

Alors commandez à la poésie.

Euch ist bekannt, was wir bedürfen,

Vous savez tous ce dont nous avons besoin,

Wir wollen stark Getränke schlürfen ;

Nous voulons siroter des boissons fortes,

Nun braut mir unverzüglich dran!

Maintenant, brassez-en immédiatement !

Was heute nicht geschieht, ist morgen nicht getan,

Ce qui n’est pas fait aujourd’hui, demain ne sera pas,

Und keinen Tag soll man verpassen,

Et pas un jour ne doit se perdre,

Das Mögliche soll der Entschluß

Le possible doit devenir le certain

Beherzt sogleich beim Schopfe fassen,

Il faut le saisir immédiatement avec courage des deux mains,

Er will es dann nicht fahren lassen

Et enfin ne pas le laisser filer

Und wirket weiter, weil er muß.

Et il continuera parce qu’il le doit.

Ihr wißt, auf unsern deutschen Bühnen

Vous savez, sur nos scènes allemandes

Probiert ein jeder, was er mag ;

Chacun essaie ce qu’il aime ;

Drum schonet mir an diesem Tag

N’épargner plus aujourd’hui

Prospekte nicht und nicht Maschinen.

Les décors ou les machines.

Gebraucht das groß, und kleine Himmelslicht,

Utilisez la grande et petite lumière céleste,

Die Sterne dürfet ihr verschwenden ;

Gaspillez à l’envi les étoiles ;

An Wasser, Feuer, Felsenwänden,

De l’eau, le feu, les parois rocheuses,

An Tier und Vögeln fehlt es nicht.

Les animaux et les oiseaux, il n’en manque pas.

Den ganzen Kreis der Schöpfung aus,

Sur les étroites planches traversez

So schreitet in dem engen Bretterhaus

Le cercle entier de la création

Und wandelt mit bedächt’ger Schnelle

Et marchez d’un pas rapide

Vom Himmel durch die Welt zur Hölle.

Du ciel à travers le monde jusqu’à l’Enfer.

FAUST de GOETHE – PROLOG IM HIMMEL – PROLOGUE AU CIEL

Goethe par Joseph Karl Stieler, 1828

____________
Prolog im Himmel
Prologue au Ciel
____________

Johann Wolfgang
von Goethe

 Faust Goethe Eine Tragödie Argitato Théâtre Prolog im Himmel Prologue au ciel

____________________
Traduction Jacky Lavauzelle 
_____________________

 

Faust par Wilhelm Hensel.

____________________

Der Herr. Die himmlischen Heerscharen.
Nachher Mephistopheles.
Le Seigneur, les Phalanges célestes. Puis Méphistophélès.

  

Die drei Erzengel
treten vor
ils s’avancent
.

 

RAPHAEL

Die Sonne tönt, nach alter Weise,

Le Soleil résonne, selon la vieille tradition,

In Brudersphären Wettgesang,

Dans la multitude des chants des sphères harmonieuses,

Und ihre vorgeschriebne Reise

Et le voyage, comme il est prescrit,

Vollendet sie mit Donnergang.   

Se termine dans le fracas du tonnerre.

Ihr Anblick gibt den Engeln Stärke,

Sa vue donne aux Anges la force,

Wenn keiner Sie ergründen mag ;

Quand bien même il reste à jamais insondable ;

Die unbegreiflich hohen Werke

Les œuvres sublimes et incompréhensibles,

Sind herrlich wie am ersten Tag.

Sont belles comme au premier jour.

 

GABRIEL

Und schnell und unbegreiflich schnelle

Et rapidement, avec une vitesse inouïe,

Dreht sich umher der Erde Pracht ;

Tourne autour de la splendeur de la terre ;

Es wechselt Paradieseshelle

Il fait se succéder la lumière paradisiaque

Mit tiefer, schauervoller Nacht.

A la profondeur et au frisson de la nuit.

Es schäumt das Meer in breiten Flüssen

Il écume la mer dans les flots puissants

Am tiefen Grund der Felsen auf,

Sur la base profonde des roches,

Und Fels und Meer wird fortgerissen

Et les rocs et la mer sont balayés

Im ewig schnellem Sphärenlauf.

Dans la course éternelle et folle des sphères.

 

MICHEL

Und Stürme brausen um die Wette

Et la tempête gronde autour de l’orage qui,

Vom Meer aufs Land, vom Land aufs Meer,

De la mer à la terre, de la terre à la mer,

Und bilden wütend eine Kette

forme dans cette chaîne colérique

Der tiefsten Wirkung rings umher.

Des profonds et insondables effets.

Da flammt ein blitzendes Verheeren

Les flammes de la foudroyante dévastation

Dem Pfade vor des Donnerschlags.

Suivent le chemin qu’ouvre l’éclat du tonnerre.

Doch deine Boten, Herr, verehren

Pourtant, vos messagers, Seigneur, vénèrent

Das sanfte Wandeln deines Tags.

Les douces variations de ton jour.

ZU DREI
Les trois ensemble

Der Anblick gibt den Engeln Stärke,

Ta vue donne aux Anges la force,

Da keiner dich ergründen mag,

Que personne ne peut sonder,

Und alle deine hohen Werke

Et toutes tes hautes œuvres

Sind herrlich wie am ersten Tag.

Sont belles comme au premier jour.

MEPHISTOPHELES

Da du, o Herr, dich einmal wieder nahst

Parce que, Seigneur, tu t’approches une fois de plus

Und fragst, wie alles sich bei uns befinde,

Et demandes comment tout se déroule,

Und du mich sonst gewöhnlich gerne sahst,

Et que d’ailleurs tu me vois volontiers,

So siehst du mich auch unter dem Gesinde.

Donc, me voici parmi tes serviteurs.

Verzeih, ich kann nicht hohe Worte machen,

Pardonne-moi, je ne peux pas faire de grands discours,

Und wenn mich auch der ganze Kreis verhöhnt;

Même si je dois-être moqué par tous,

Mein Pathos brächte dich gewiß zum Lachen,

Mon pathos sûrement te ferait rire,

Hätt’st du dir nicht das Lachen abgewöhnt.

Si seulement tu n’avais pas renoncé au rire,

Von Sonn’ und Welten weiß ich nichts zu sagen,

Des soleils et des mondes, je ne connais rien,

 

Ich sehe nur, wie sich die Menschen plagen.

Je vois  seulement, comment les gens se tourmentent.

 

Der kleine Gott der Welt bleibt stets von gleichem Schlag,

 

Le petit dieu du monde reste toujours de la même espèce,

Und ist so wunderlich als wie am ersten Tag.

Et fantasque comme au premier jour.

Ein wenig besser würd er leben,

Il vivrait un peu mieux,

Hättst du ihm nicht den Schein des Himmelslichts gegeben ;

Si tu ne lui avais pas donné un peu de la lumière du ciel ;

Er nennt’s Vernunft und braucht’s allein,

Il appelle cela la raison et ne l’utilise

Nur tierischer als jedes Tier zu sein.

Seulement que pour être plus bestial que chaque animal.

Er scheint mir, mit Verlaub von euer Gnaden,

Il ressemble, avec tout le respect dû à Votre Grâce,

Wie eine der langbeinigen Zikaden,

A une de ces cigales à longues pattes,

Die immer fliegt und fliegend springt

Qui toujours vole et saute en volant

Und gleich im Gras ihr altes Liedchen singt ;

Et aussitôt dans l’herbe chante une vieille chansonnette ;

Und läg er nur noch immer in dem Grase!

Et si seulement, s’il restait pour toujours dans cette herbe !

In jeden Quark begräbt er seine Nase.

Mais dans chaque crotte, il fourre son nez !

DER HERR
Le Seigneur

Hast du mir weiter nichts zu sagen?

N’as-tu rien d’autre à me dire ?

Kommst du nur immer anzuklagen?

Ne viens-tu pas seulement, comme toujours, m’accuser ?

Ist auf der Erde ewig dir nichts recht?

Sur la terre, jamais, ne trouveras-tu rien de bon?

 

MEPHISTOPHELES

Nein Herr! ich find es dort, wie immer, herzlich schlecht.

Non, Seigneur ! Je n’y trouve, comme toujours, sincèrement que du mauvais !

Die Menschen dauern mich in ihren Jammertagen,

Les gens m’attristent, leur misère est si grande,

Ich mag sogar die armen selbst nicht plagen.

Je n’ai même plus de plaisir à châtier ces pauvres malheureux.

DER HERR
Le Seigneur

Kennst du den Faust?

Connais-tu Faust ?

MEPHISTOPHELES

Den Doktor?

Le docteur ?

DER HERR
Le Seigneur

Meinen Knecht !

Mon serviteur !

 

MEPHISTOPHELES

Fürwahr ! er dient Euch auf besondre Weise.

En vérité ! Il vous sert de la plus singulière manière !

Nicht irdisch ist des Toren Trank noch Speise.

Le fou ne boit ou ne mange rien de comestible.

Ihn treibt die Gärung in die Ferne,

Il est entraîné par cette fermentation spirituelle dans les hauteurs,

Er ist sich seiner Tollheit halb bewußt ;

Il est à moitié conscient de sa folie ;

Vom Himmel fordert er die schönsten Sterne

Du ciel qu’il appelle, il demande les plus belles étoiles

Und von der Erde jede höchste Lust,

Et à la terre, des plaisirs suprêmes,

Und alle Näh und alle Ferne

Et tout ce qui est proche et tout ce qui est lointain,

Befriedigt nicht die tiefbewegte Brust.

Ne pas satisfait plus ce cœur exigeant.

 

DER HERR
Le Seigneur

Wenn er mir auch nur verworren dient,

S’il me sert ainsi, même dans la confusion,

So werd ich ihn bald in die Klarheit führen.

Je le conduirais vers la lumière.

Weiß doch der Gärtner, wenn das Bäumchen grünt,

Il sait, le jardinier, quand l’arbre devient vert,

Das Blüt und Frucht die künft’gen Jahre zieren.

Que les fleurs et les fruits l’orneront dès les prochaines années.

MEPHISTOPHELES

Was wettet Ihr? den sollt Ihr noch verlieren!

Qu’est-ce que vous pariez ? Vous le perdrez !

Wenn Ihr mir die Erlaubnis gebt,

Si vous me donnez la permission,

Ihn meine Straße sacht zu führen.

De le guider doucement sur ma route.

DER HERR
Le Seigneur

Solang er auf der Erde lebt,

Tant qu’il vivra sur la terre,

So lange sei dir’s nicht verboten,

Rien ne t’interdit d’essayer tout ce temps,

Es irrt der Mensch so lang er strebt.

L’homme erre tant qu’il est dans sa quête.

MEPHISTOPHELES

Da dank ich Euch; denn mit den Toten

Je te remercie ! Car avec les morts

Hab ich mich niemals gern befangen.

Je n’ai jamais eu d’attraits.

Am meisten lieb ich mir die vollen, frischen Wangen.

J’aime par-dessus tout les joues  pleines et fraîches.

Für einem Leichnam bin ich nicht zu Haus ;

Pour un cadavre, je ne suis pas à la maison ;

Mir geht es wie der Katze mit der Maus.

Pour moi, il y va comme du chat avec la souris.

DER HERR
Le Seigneur

Nun gut, es sei dir überlassen!

Bien !  Je te le laisse !

Zieh diesen Geist von seinem Urquell ab,

Détourne cet esprit de sa source,

Und führ ihn, kannst du ihn erfassen,

Et si tu le saisis, conduis-le avec toi,

Auf deinem Wege mit herab,

Sur ton chemin vers les abîmes,

Und steh beschämt, wenn du bekennen mußt :

Mais honte à toi, s’il te faut avouer

Ein guter Mensch, in seinem dunklen Drange,

Qu’un homme bon, dans sa sombre impulsion,

Ist sich des rechten Weges wohl bewußt.

Reste bien conscient de la bonne voie à suivre !

 

MEPHISTOPHELES

Schon gut ! nur dauert es nicht lange.

Bien ! seulement il ne faudra pas longtemps !

Mir ist für meine Wette gar nicht bange.

Je n’ai pas de crainte pour mon pari.

Wenn ich zu meinem Zweck gelange,

Si j’arrive à mon but,

Erlaubt Ihr mir Triumph aus voller Brust.

Vous permettrez que je triomphe à pleins poumons.

Staub soll er fressen, und mit Lust,

La poussière, il la dévorera, et avec délectation,

Wie meine Muhme, die berühmte Schlange.

Comme mon cousin, le fameux Serpent.

 DER HERR
Le Seigneur

Du darfst auch da nur frei erscheinen ;

Tu pourras aussi apparaître à ta guise ;

Ich habe deinesgleichen nie gehaßt.

Je n’ai jamais haï tes pareils.

Von allen Geistern, die verneinen,

De tous les esprits qui s’opposent,

Ist mir der Schalk am wenigsten zur Last.

C’est pour moi le Malin qui m’est le moins à charge.

Des Menschen Tätigkeit kann allzu leicht erschlaffen,

L’activité d’un homme peut trop facilement se distendre,

Er liebt sich bald die unbedingte Ruh ;

Il aime le repos inconditionnellement ;

Drum geb ich gern ihm den Gesellen zu,

Je vais donc, volontiers, lui envoyer ce compagnon,

Der reizt und wirkt und muß als Teufel schaffen.

Afin de l’irriter et de l’influer et que le Diable le besogne.

Doch ihr, die echten Göttersöhne,

Mais vous, les vrais fils de Dieu,

Erfreut euch der lebendig reichen Schöne !

Réjouissez-vous de la richesse de la beauté vivante !

Das Werdende, das ewig wirkt und lebt,

Que ce qui advient, soit éternellement agissant et vivant,

Umfass’ euch mit der Liebe holden Schranken,

Et vous prenne dans les douces limites de l’amour,

Und was in schwankender Erscheinung schwebt,

Et ce qui est fluctuant et fuyant,

Befestigt mit dauernden Gedanken!

Se fixe en pensées durables !

 

(Der Himmel schließt, die Erzengel verteilen sich.
Le Ciel se referme, les archanges se dispersent)

MEPHISTOPHELES
(allein – seul)

 

Von Zeit zu Zeit seh ich den Alten gern,

De temps en temps, je vois le vieil homme avec plaisir,

Und hüte mich, mit ihm zu brechen.

Et me garde, avec lui, de rompre les liens.

Es ist gar hübsch von einem großen Herrn,

C’est vraiment agréable, venant d’un aussi grand seigneur,

So menschlich mit dem Teufel selbst zu sprechen.

De parler humainement avec le Diable lui-même.

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FAUST (GOETHE) : Der Tragödie erster Teil – La Tragédie Première Partie

Johann Wofgang von Goethe

FAUST

 Faust Goethe Eine Tragödie Argitato Théâtre la Nuit La Tragédie Der Tragödie

Der Tragödie erster Teil
La tragédie Première partie

(jusqu’à « Die ird’sche Brust im Morgenrot ! » )

Traduction Jacky Lavauzelle – artgitato.com

 

Nacht – La nuit

 

  In einem hochgewölbten, engen gotischen Zimmer Faust, unruhig auf seinem Sessel am Pulte.
Dans une étroite chambre gothique où apparaît une voûte élevée, Faust, inquiet, est assis devant son pupitre.

FAUST
seul.

Habe nun, ach! Philosophie,

Qu’ai-je maintenant ?  hélas! La philosophie,

Juristerei und Medizin,

Le droit et la médecine,

Und leider auch Theologie

Et malheureusement aussi la théologie

Durchaus studiert, mit heißem Bemühn.

Certes, j’ai étudié avec une ardeur torride.

Da steh ich nun, ich armer Tor!

Me voici maintenant, moi, pauvre fou!

Und bin so klug als wie zuvor ;

Et je ne suis pas plus sage que naguère ;

Heiße Magister, heiße Doktor gar,

On m’appelle Maître, on me nomme même Docteur volontiers,

Und ziehe schon an die zehen Jahr

 Et, je mène, depuis dix ans déjà

Herauf, herab und quer und krumm

A droite, à gauche, à tort et à travers

Meine Schüler an der Nase herum-

Mes étudiants par le bout du nez –

Und sehe, daß wir nichts wissen können!

Et je vois que nous ne pouvons rien connaître !

Das will mir schier das Herz verbrennen.

Ceci me dévaste le cœur.

Zwar bin ich gescheiter als all die Laffen,

Oui,  je suis bien plus intelligent que tous ces escrocs,

Doktoren, Magister, Schreiber und Pfaffen ;

Les médecins, enseignants, scribes et prêtres ;

Mich plagen keine Skrupel noch Zweifel,

Je ne m’encombre ni de scrupules ni de doutes,

Fürchte mich weder vor Hölle noch Teufel-

Je ne crains ni l’Enfer ni le Diable –

Dafür ist mir auch alle Freud entrissen,

Pour moi, toute joie m’a abandonné,

Bilde mir nicht ein, was Rechts zu wissen,

Je ne vois rien de bien à connaître,

Bilde mir nicht ein, ich könnte was lehren,

Je ne vois rien que je puisse enseigner

Die Menschen zu bessern und zu bekehren.

Pour améliorer les hommes et les convertir.

Auch hab ich weder Gut noch Geld,

Aussi n’ai-je ni argent ni trésors,

Noch Ehr und Herrlichkeit der Welt ;

Ni honneur et ni la gloire du monde ;

Es möchte kein Hund so länger leben!

Aucun chien ne vivrait vivre ainsi aussi longtemps !

Drum hab’ ich mich der Magie ergeben,

Voilà pourquoi  je me suis initiée à la magie,

Ob mir durch Geistes Kraft und Mund

Voir si à travers la puissance et la voix de l’Esprit

Nicht manch Geheimnis würde kund ;

Des secrets pourraient être dévoilés ;

Daß ich nicht mehr mit saurem Schweiß

Afin de ne plus avoir à porter cette sueur aigre

Zu sagen brauche, was ich nicht weiß;

Pour dire que je ne sais rien ;

Daß ich erkenne, was die Welt

Afin que je sache ce qu’est le monde,

Im Innersten zusammenhält,

Dans le plus profond de sa composition,

Schau alle Wirkenskraft und Samen,

Tout en contemplant les forces en action et les créations,

Und tu’ nicht mehr in Worten kramen.

Et ne plus avoir à creuser avec des mots vains.

 

O sähst du, voller Mondenschein,

Oh ! Si tu te fixais, toi la pleine lune,

Zum letztenmal auf meine Pein,

Une dernière fois encore sur ma peine,

Den ich so manche Mitternacht

Toi que, tant de fois à minuit,

An diesem Pult herangewacht :

Sur ce chapitre, j’ai espéré,

Dann über Büchern und Papier,

Entouré de livres et de papiers,

Trübsel’ger Freund, erschienst du mir!

Triste amie, que tu m’apparaisses!

Ach! könnt ich doch auf Bergeshöhn

Ah ! Si je pouvais sur le sommet des montagnes

In deinem lieben Lichte gehn,

Dans ton aimable lumière de votre amour déambuler,

Um Bergeshöhle mit Geistern schweben,

Planer avec les Esprits autour des grottes des montagnes,

Auf Wiesen in deinem Dämmer weben,

Tisser au-dessus des prairies  dans ton crépuscule,

Von allem Wissensqualm entladen,

Libéré de toute connaissance fumeuse,

In deinem Tau gesund mich baden!

Dans ta rosée, me baigner sainement!

 

Weh ! steck ich in dem Kerker noch?

Malheur ! Encore végéter dans cette geôle ?

Verfluchtes dumpfes Mauerloch,

Trou infâme au mur terne,

Wo selbst das liebe Himmelslicht

Où même la douce lumière du ciel

Trüb durch gemalte Scheiben bricht!

Se trouble à travers les vitraux !

Beschränkt mit diesem Bücherhauf,

Gardé par cette montagne de livres,

Den Würme nagen, Staub bedeckt,

Que les vers grignotent, que la poussière recouvre,

Den bis ans hohe Gewölb hinauf

Le chemin jusqu’à la haute voûte

Ein angeraucht Papier umsteckt;

Est entouré de papiers enfumés ;

Mit Gläsern, Büchsen rings umstellt,

Par des lunettes, des boîtes, entourés,

Mit Instrumenten vollgepfropft,

Au milieu d’instruments entassés,

Urväter Hausrat drein gestopft-

Un capharnaüm ancestral –

Das ist deine Welt! das heißt eine Welt!

C’est là ton monde! Ça s’appelle un monde!

 

Und fragst du noch, warum dein Herz

Et tu demandes encore pourquoi ton cœur

Sich bang in deinem Busen klemmt?

Est oppressé dans ta poitrine ?

Warum ein unerklärter Schmerz

Pourquoi une douleur inexpliquée

Dir alle Lebensregung hemmt ?

Inhibe en toi toute volonté de vie ?

Statt der lebendigen Natur,

Plutôt que la nature pleine de vie,

Da Gott die Menschen schuf hinein,

Là où Dieu mit sa créature humaine,

Umgibt in Rauch und Moder nur

Entourée seulement de fumée et moisissure

Dich Tiergeripp und Totenbein.

De squelettes bestiaux et d’ossements.

 

Flieh ! auf ! hinaus ins weite Land!

Fuyez ! Debout ! Vers le grand large !

Und dies geheimnisvolle Buch,

Et ce livre mystérieux,

Von Nostradamus’ eigner Hand,

De la main de Nostradamus,

Ist dir es nicht Geleit genug?

N’est-il pas pour toi une agréable compagne ?

Erkennest dann der Sterne Lauf,

Tu connaîtras l’intimité des étoiles,

Und wenn Natur dich Unterweist,

Et si la nature t’instruit,

Dann geht die Seelenkraft dir auf,

Alors la force de l’âme se révèlera,

Wie spricht ein Geist zum andren Geist.

Comme parle un esprit à un autre esprit.

Umsonst, daß trocknes Sinnen hier

Il est vain que nos sens ici asséchés  

Die heil’gen Zeichen dir erklärt :

Interprètent les caractères sacrés :

Ihr schwebt, ihr Geister, neben mir ;

Vous planez, Vous, Esprits, à côté de moi ;

Antwortet mir, wenn ihr mich hört !

Répondez-moi, si vous m’entendez !

 

(Er schlägt das Buch auf und erblickt das Zeichen des Makrokosmus.)
(Il ouvre le livre et voit le signe du Macrocosme)

Ha! welche Wonne fließt in diesem Blick

Ha! Quel bonheur coule dans cette vue

Auf einmal mir durch alle meine Sinnen!

Soudain à travers tous mes sens!

Ich fühle junges, heil’ges Lebensglück

Je me sens jeune, avec une joie de vivre

Neuglühend mir durch Nerv’ und Adern rinnen.

Qui ruisselle en à travers mes nerfs et mes veines.

War es ein Gott, der diese Zeichen schrieb,

Serait-ce Dieu qui a écrit ces caractères,

Die mir das innre Toben stillen,

Qui calme en moi cette rage silencieuse,

Das arme Herz mit Freude füllen,

Qui remplit ce pauvre cœur de joie,

Und mit geheimnisvollem Trieb

Et avec un instinct mystérieux

Die Kräfte der Natur rings um mich her enthüllen?

Les forces de la nature se révèlent en moi?

Bin ich ein Gott? Mir wird so licht !

Suis-je un Dieu?  En moi tout devient si clair !

Ich schau in diesen reinen Zügen

Je regarde dans ces purs traits

Die wirkende Natur vor meiner Seele liegen.

La nature créatrice devant mon âme.

Jetzt erst erkenn ich, was der Weise spricht :

Seulement maintenant, je comprends ce que le Sage dit:

« Die Geisterwelt ist nicht verschlossen ;

« Le monde de l’esprit n’est pas fermé ;

Dein Sinn ist zu, dein Herz ist tot!

Ta compréhension lui l’est,  ton cœur enfin est mort!

Auf, bade, Schüler, unverdrossen     

Lève-toi !, Va te baigner, disciple infatigable !

Die ird’sche Brust im Morgenrot ! »

La poitrine terrestre face à l’aurore ! « 

(er beschaut das Zeichen.)
(Il contemple les caractères)

William Somerset Maugham – Le Cyclone : Le grand sacrifice

William Somerset Maugham
1874-1965





Le Cyclone W Somerset Maugham Théâtre des Ambassadeurs Argitato

LE CYCLONE
THE SACRED FLAME – 1928
Pièce en trois actes
Adaptation française d’Horace de Carbuccia
Représentée le 1er octobre 1931
Au Théâtre des Ambassadeurs

LE GRAND SACRIFICE





Depuis 2012, des cantons suisses valident la possibilité d’un recours à une aide au suicide. Une association suisse, Exit A.D.M.D. (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité) propose son aide aux malades âgées qui ne sont pas nécessairement en phase terminale.

William Somerset Maugham, l’auteur de la Servitude de l’Homme (1915) aborde ici, au théâtre, ce thème difficile du suicide assisté. Le titre original est The Sacred Flame, la Flamme sacrée, 21ème pièce de l’auteur, écrite à 54 ans, et sortie, en Angleterre, en 1928. C’est avec l’adaptation française d’Horace de Corbuccia que la pièce fut présentée trois ans plus tard au Théâtre des Ambassadeurs.



UNE ACTUALITE TOUJOURS PRESSANTE
Etienne Rey disait dans Comoedia, en 1931 : «  c’est un drame volontairement nu et dépouillé, une sorte de tragédie, dont l’action se déroule en vingt-quatre heures, et qui, après avoir côtoyé l’intrigue policière au sujet du meurtre, ne révèle son véritable dessin qu’au dernier acte : l’étude psychologique d’un cas rare et curieux, d’un cas de conscience mis en relief par M. Somerset Maugham, qui sait si bien écrire des pièces d’atmosphère, est aussi capable d’imaginer et de traiter avec sobriété et vigueur des situations qui relèvent des situations qui soulèvent des problèmes moraux assez graves, et d’une actualité toujours pressante. La pièce est assez sévère, et les gens qui aiment rire au théâtre n’y trouveront pas leur compte. Pour moi, je suis enchanté d’entendre un drame bien fait et d’un intérêt aigu. Le champ du théâtre s’était terriblement rétréci en France depuis une quinzaine d’années. Il est excellent qu’une pièce, même étrangère, vienne élargir le champ et que l’intérêt puisse s’attacher de nouveau à des sujets dramatiques ou même tragiques. »




VOUS EPOUSER OU MOURIR DE FAIM
Maugham raconte l’histoire d’un homme, brave aviateur de la première guerre mondiale, qui, un an après son mariage, se retrouve paralysé suite à un accident d’avion. Nous retrouvons, quelques années plus tard, les protagonistes de l’histoire, la famille des proches et des amis.

Le 1er acte présente tous les personnages. Mais comme dans les autres actes, une personne mène la danse. Ici, c’est Maurice, le fils de Madame Tabret, le frère de Fred, le mari de Stella. Il circule en fauteuil suite à son accident d’avion. Il est amoureux fou de Stella, depuis le premier jour : « Nous avions passé la soirée à l’Opéra, puis j’avais proposé à Stella de l’emmener souper ; mais, au lieu de me rendre directement au restaurant, je l’ai conduite autour de Hyde Park, dans une petite voiture à deux places que j’avais alors, et je lui ai juré que je continuerais à tourner en rond jusqu’à ce qu’elle promette de m’épouser. Wagner lui avait donné un tel appétit qu’après un tour et demi elle m’a déclaré : ‘Au diable, s’il me faut choisir entre vous épouser ou mourir de faim, j’aime autant vous épouser ! »

JE VOYAIS A NU SON ÂME TORTUREE
A la fin du premier acte, tous vont se coucher. Maurice ne se réveillera pas. Il sera trouvé mort de bon matin. Le second acte est drivé par Nurse Wayland devenue moins sympathique et avenante qu’à l’acte précédent. Elle est sûre et certaine qu’il s’agit d’un assassinat. Ses propos enflammés révèlent un amour sincère et passionné pour Maurice.  « Je ne lui étais rien. Je n’étais qu’une infirmière qu’il payait. Il ne cherchait pas à me cacher le désespoir qui remplissait son cœur. Avec moi, il n’avait pas à feindre. Il n’avait pas à paraître de bonne humeur, à plaisanter. Il pouvait être triste, car il ne croyait pas me faire de la peine. Il pouvait être désagréable et dire ensuite qu’il le regrettait, car il n’avait pas à me ménager. Sa gaîté n’était qu’un masque qu’il prenait pour vous faire rire. Moi je voyais à nu son âme torturée. »




IL A RÊVE SON RÊVE JUSQU’A LA FIN
Le dernier acte appuie sur la culpabilité de Stella. Madame Tabret avouera qu’elle a commis le meurtre par amour pour son fils. « Il y a des années, quand, pour mes fils, j’ai renoncé à mon grand amour pour ce vieux major ici présent, je croyais qu’on ne pourrait jamais me demander de plus grand sacrifice. Je sais maintenant que ce n’était rien. Car j’aimais mon enfant. Je l’adorais. Je suis si seule maintenant qu’il est mort ! C’est un beau rêve qu’il faisait et je l’aimais trop pour le laisser s’en éveiller. Je lui avais donné la vie. Je lui ai repris la vie. Je suis allée dans la salle de bains, je suis montée sur une chaise et j’ai pris le flacon de chloraline, j’ai pris cinq comprimés, que j’ai fait dissoudre dans un verre d’eau. Je les ai apportés à Maurice et il les a avalés d’un trait. Mais c’était amer. Il m’en a fait la remarque et je suppose que c’est pour cela qu’il en a laissé un peu au fond du verre. Je me suis assise à côté de son lit et j’ai tenu sa main jusqu’à ce qu’il s’endorme et, quand j’ai retiré ma main, je savais qu’il dormait d’un sommeil dont il ne se réveillerait pas. Il a rêvé son rêve jusqu’à la fin. »

LE COUP DE THEÂTRE FINAL
Robert de Beauplan soulignait dans La Petite Illustration n°572 du 9 avril 1932, que « l’intérêt de curiosité est relevé par un cas de conscience pathétique. C’est un problème moral sur lequel on peut discuter longuement que pose le coup de théâtre final. »

Après cette révélation, le polar est terminé. L’accusatrice, la Nurse Wayland, ne souhaite pas continuer dans la voie de l’autopsie et de la justice. Elle propose au docteur Harvester, présent pendant toute la scène, de signer le certificat de décès. Cela signifie qu’aucune enquête judiciaire, ou policière, ne sera diligentée. Madame Tabret est libre, avec le poids de son sacrifice éternellement sur sa conscience.



Laissons le dernier mot à Edmond Sée, qui soulignait dans l’Œuvre :  « ce n’est pas seulement une pièce fertile en surprises, en péripéties, en rebondissements imprévus et quelque chose comme un drame policier ; c’est encore et surtout une « tragédie bourgeoise » aux émouvants, âpres, douloureux prolongements, et qui atteint, à la fin, à une grandeur véritable. »

Jacky Lavauzelle

LA PETITE ILLUSTRATION n°572 du 9 avril 1932
Lors de la première, du 1er octobre 1931, ont joué :

Georges Mauloy (Stevens)
Jean Max (Maurice Tabret)
Pierre de Guingand (Fred Tabret, le frère de Maurice)
Philippe-Richard (le docteur Harvester)
Maurel (Le Maître d’hôtel)
Suzanne Desprès (Madame Tabret, la mère de Maurice et de Fred)
Huguette Ex-Duflos (Stella Tabret, femme de Maurice et amante de Fred)
Sylvie (Nurse Wayland)
Jane Pierville (Une femme de chambre)