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LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRES LA PLUIE – Les limites de l’ambition

Kenji MIZOGUCHI                                 溝口 健二

Kenji Mizoguchi

LES CONTES DE LA LUNE VAGUE

APRES LA PLUIE

雨月物語

1953

Les Limites

de l’Ambition

  « Un manche à la lune : quel bel éventail ! » (attribué à Yamazaki Sôkan, XVIème)

  • POUR UNE PRIERE A BOUDDHA

 GENJIRO (Mazayuki MORI) Il travaille la terre, le meilleur de la terre. Il ne la retourne pas comme Tobeï, le paysan. Il l’élève, et la sort de la terre. Il la sculpte. La malaxe et lui donne forme. La trempe. La durcit au feu vif du four. Elle change de couleur et égaie la vie de tous les jours. La poterie c’est l’utérus, la matrice. La sensualité. L’homme a une action quasi-divine pour transformer, pour donner forme, et sculpter la matière. Lui donner vie. Il sera donc sensitif, amoureux de l’art, amoureux des formes. Il se laissera tomber dans les filets du fantôme Wakasa. C’est elle qui lui demande de ne pas gâcher son talent en restant dans son village : « N’enterrez pas votre talent dans un petit village. Enrichissez-le, plus pleinement et plus profondément ». Pour déterrer, il faut donc aller vers le profond, donc vers le bas, vers la source du mal.

 « Le pivert Cherche des arbres morts Pendant que les cerisiers sont en fleurs » (Naitô Jôsô, XVIIème)  

  •  « J’EN AI ASSEZ DE LA MISERE »

TOBEÏ (Sakae OZAWA), lui aussi travaille la terre. Mais avec de la peine et de la souffrance. La terre, il la retourne juste, tellement celle-ci est lourde. « J’en ai assez de la misère ! ». Il est rustre et d’un seul bloc. Une idée en tête : devenir Samouraï. Cette obsession passera par l’armure et la lance. Le mensonge et la vanité. Il veut s’élever. Sortir les pieds de cette terre, de ce fardeau. Dans ce monde de guerre, le Samouraï est l’homme important, reconnu, craint. Lui passe sa vie à se cacher des puissants, à courber l’échine, que cette terre lui fait plier un peu plus chaque jour.

« Voici les premières neiges. Qui pourrait vouloir Rester à la maison » (Enomoto Kikaku, XVIIème)

« LA PLUS BELLE DES SOIES CHOISIES SE FANE…ET SE DETRUIT »

WAKASA (Machiko KYO), elle, vient de la terre. Elle est de retour. Elle n’a pas été fertilisée. C’est la Mort. C’est une plante sèche, comme celles qui entourent le Manoir Katsuki. Genjiro devra donc la fertiliser de sa semence d’artiste. « Wakasa avait quitté ce monde…avant d’avoir pu jouir de la vie. J’ai eu pitié d’elle. J’ai voulu qu’elle connaisse les plaisirs d’une femme…l’ardent amour de la jeunesse. Je l’ai fait sortir de sa tombe et je l’ai ramenée sur terre. Et nous avons trouvé en vous, l’homme qu’elle a épousé par amour. Maintenant, elle profite des joies de la vie » nous dit sa nourrice. C’est la dame de pique, la mauvaise femme, séparée du monde, seule.

« Sous la lune brillante, Je rentre chez moi en compagnie De mon ombre » (Yamaguchi Sodô, XVI et XVIIème)

MIYAGI, LA DAME DE CŒUR

 MIYAGI (Kinuyo TANAKA), la femme de Genjiro. La Mère. C’est la dame de cœur, bonne et bienveillante. « Arrête-toi ! » « S’il t’arrivait quelque chose ! » « Mais la vie est si précieuse » « Mon seul désir est de te garder près de moi » « Je ne désire qu’une chose : travailler ensemble tous les trois. Rien d’autre ne compte » « Rentrons chez nous le danger est trop grand » « J’y vais pour te surveiller. Je t-en prie, emmène-moi ! », « Reste à la maison ». C’est la fidélité et l’épouse aimante, aimante jusqu’après sa mort. Elle est toujours là, qui veille. Genjiro, pourra revenir dans son foyer, autour d’une famille vraiment recomposée. Sa voix est là, douce et enveloppante, protectrice : « Je ne suis pas morte, mon aimé. Je suis près de toi. Ta longue route est à sa fin. Reprends ta place. Remets-toi au travail…Comme c’est joli ! T’aider est mon plus grand plaisir. J’ai hâte des les voir terminés. Les bûches sont prêtes. Il ne viendra plus de soldats pillards. Tourne tes poteries en paix. Il est arrivé bien des choses. Mais tu es devenu l’homme de mon idéal. Hélas, je ne suis plus dans le même monde que toi. Il faut se résigner. Tu dois être fatigué. Repose-toi ! ». Miyagi n’a jamais été aussi près. Sa mise en terre, n’est pas une réelle descente. Il n’y a que son corps qui repose. Le reste veille.

« Tombée de la branche, Une fleur y est retournée : C’était un papillon » (Arakida Moritake, XVIème)

  • LE SACRIFICE D’OHAMA

OHAMA (Mitsuko MITO), l’épouse de Tobeï et la sœur de Genjiro. C’est le sacrifice. Elle donnera son corps tel un sacrifice pour retrouver son mari. En se donnant, elle renonce à sa propre vie. Elle est la femme active, très différente de Miyagi. C’est elle qui mène la barque sur le lac Biwa. Pour le retrouver, elle va s’humilier. Après son viol, elle traitera ses violeurs d’« imbéciles ». Elle continue et vocifère : « Tu le vois mon malheur ? Grâce à toi, ta femme en est réduite à ça. Sois fière d’être devenu Samouraï à un tel prix, Tobeï… Grand imbécile ! ». Elle a la tête sur les épaules. Elle porte aussi de lourdes souffrances. Mais elle a un but. En retrouvant Tobeï dans une maison close, elle lui dit : « Tu es un grand homme, maintenant ! Enfin devenu le Samouraï de tes rêves ! Moi aussi, j’ai réussi. Je porte de riches kimonos, je me farde, je bois…et je couche ! Beau triomphe pour une femme. Tu dois en être heureux. Celui qui obtient la gloire fait souffrir quelqu’un. Ma chute est le prix de ton ascension ! Sois mon hôte, ce soir. Et paie-moi avec l’argent gagné par tes exploits !…Je suis une femme perdue ! A cause de toi ! Reprenons notre vie d’autrefois. Sinon, je me tuerai !… Combien de fois ai-je voulu me tuer ! Mais je voulais te voir avant. Je ne sais pourquoi. Mais je n’ai pas pu me tuer, malgré tout mon désir ! » Elle ne s’est pas suicidée, elle n’a pas tué son corps, elle l’a donné aux autres.

 « Le rude vent d’hiver S’est apaisé, Ne laissant que le bruit des flots » (Ikenishi Gonsui, XVIIème)

  • « SANS ARGENT, IL N’Y A QUE MISERES ! ».
    ET AVEC ?

La guerre est présente dès les premières images. Si on ne la voit pas, on la sent, par l’excitation des personnages et on entend les coups de feu au loin. Quand Tobeï fait une prière, c’est au dieu guerrier qu’il l’envoie, « Tu verras ! Au nom du dieu de la guerre ! J’en ai assez de la misère ! Je pars avec toi ! » En fait, c’est une opportunité cette guerre présente. Peu importe, les risques. « Sans argent, il n’y a que misères. Et l’espoir meurt ! Je veux rapporter encore plus d’argent ! Je travaillerai plus dur. Je ferai des masses de poteries ! »… « Sotte ! La guerre fait marcher le commerce. Vois ce beau bénéfice ». Et pour Tobeï, la guerre est une véritable aubaine. Dès que les soldats s’installent au village, il ne peut s’empêcher de sortir, au risque de sa vie, pour voler un bout d’armure. Les Samouraïs qui se moquent de lui dans la ville, lui demandent de revenir avec une armure et une lance. Il lui faut donc de l’argent pour les acheter au plus vite.

Les soldats dans cette guerre, volent, violent, pillent et massacres. Après le viol d’Ohama, ils lui jettent des pièces de monnaies. La femme doit être payée comme une marchandise. Elle est même moins qu’un moment de plaisir, elle est quelque chose qu’ils consomment comme pour un saké au bar. Ils en ont envie, ils prennent et payent. On en parle plus.

  • « COMME DES OISEAUX ENGLUES »

Les femmes ne sont pas considérées comme des êtres humains à part entière. Elles dépendent d’un homme, garant de leur vie. Dès qu’Ohama perd de vue Tobeï, elle s’écarte de la ville, du centre, donc de la normalité. Elle peut donc être prise et soudoyée. Quand Tobeï laisse sa femme au village, c’est surtout pour Genitchi, leur enfant : « Non ! Les soldats sont sans pitié pour les femmes. Et puis qui garderait Genitchi, notre fils ! ». Ohama et Miyagi supplient les soldats « Epargnez nos hommes ou nous mourrons de faim !». Elles sont là pour égayer la vie des militaires, « Venez voir les jolies filles qui veulent vous amuser ! ».

 Le beau, lui-même, est donné aux femmes pour le plaisir de l’homme. Le kimono attire le regard de l’homme et le fait fantasmer. Ce n’est pas la femme, c’est la parure, le paraître. Un kimono très beau, peut se contempler seul, la femme est secondaire « C’est bien trop beau pour votre femme ! » souligne naturellement le vendeur.

L’amour est aussi possession.
On aime que ce que l’on possède. L’argent est aimé, adoré, il doit donc être possédé. D’où des ambitions démesurées qui les poussent à partir plus loin, plus longtemps et à affronter des dangers auxquels ils ne sont pas préparés. «L’ambition comme l’océan doit être sans limites » (Tobeï). Ohama ne pouvait se tuer, lier à son amour. Malgré les apparences, c’est Tobeï qui la possède. Elle n’a même pas de prise sur sa vie. Elle est liée à jamais à son mari. Quand Genjiro est sous le charme de Wakasa, celle-ci exige qu’il se donne tout entier, qu’il n’existe plus que pour elle : « Tu me prends pour un mauvais ange, n’est-ce pas ? Qu’importe…Tu es à moi ! Désormais, tu m’obéiras en tout et tu seras à ma dévotion ».

La terre enfin soumet toutes et tous …
…et a le dernier mot. Du paysan au Samouraï, en passant par le potier. On croit la soumettre et la posséder, mais à son tour, elle nous enveloppe. « Comme des oiseaux englués, Nous sommes attachés à cette terre Car nous ne savons où aller…D’agir à votre fantaisie Comme ceci ou comme cela, Il ne saurait être question » (Yamanoue no Okura, VIIIème)

Jacky Lavauzelle