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Olbram Zoubek LA DISSOLUTION DU PEUPLE PAR LE SANG ( MEMORIAL AUX VICTIMES DU COMMUNISME Pomník obětem komunismu Prague)

Olbram Zoubek

Le Mémorial aux victimes du communisme (Pomník obětem komunismu -2002 Prague)
(en collaboration avec les architectes
Jan Kerel et Zdeněk Hoelzel)Olbram Zoubec Prague (12)

 La dissolution
du peuple par
le sang &les pleurs

En revenant du Musée Kampa, nous avons laissé dans une cour la femme au soleil d’Eva Kmentová et une œuvre d’Olbram Zoubek, Victimes (1958), son compagnon dans la vie.




Victimes 1958 Olbram Zoubek Musée Kampa Prague 1

Ces deux œuvres, diamétralement opposées, dans l’espace comme dans le style, séparées par d’autres sculptures sont là, face à face. Celle de Kmentová toute en rondeur, pleine, couchée, entière, face contre sol, celles de Zoubek en saillie, décharnées, vidées, pointues et droites. Ces œuvres si différentes sont celles d’un couple ayant vécu aussi longtemps ensemble et ayant participé à la même scène tchèque à travers le groupe Trasa.

Olbram Zoubec Prague (1)

 

Différentes mais parlant d’une même volonté, d’un véritable combat, la recherche d’un autre futur. L’œuvre de 1958 de Zoubek préfigure l’œuvre du Mémorial, par sa structure déchiquetée, fantomatique. Même si les sculptures n’ont encore pas d’expression et que les têtes sont réduites à leur plus simple expression. Mais déjà elles sont debout et elles marchent. La célèbre expression de Goethe : « Tout homme qui marche peut s’égarer » ne marche pas. Sous un tel régime, ne rien faire, ne rien dire, c’est avant tout s’égarer et mourir à petit feu.

 

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En remontant vers le deuxième arrondissement, il suffit simplement de prendre deux rues, Vítězná ou Říční, et de se retrouver vers ce groupe de sculptures, mi humaines mi zombies qui déferlent de la petite colline Petrin. Un groupe d’hommes membrés et démembrés, condamné à rester là, figé dans le lieu et dans notre mémoire.  « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective » (Miguel de Unamuno). En effet, ce monument ne parle pas qu’à l’Homme, ne parle pas que son histoire, il parle de nous, il parle à chacun de nous.

 

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Olbram Zoubek parle de son point de départ dans sa réflexion et de son travail sur le regard de chacun à travers son œuvre. Celui-ci ne peut que changer. Il est parti du mot MUKL, condamné : « Vycházel jsem ze slova mukl: muž určený k likvidaci. Nepadá, pořád stojí, postava nemá tendenci se vzdát, zlomit, podrobit, ale stojí, i když je štípaná blesky, ohlodávaná a ničená… Můžete se mezi nimi dívat i na Národní divadlo, je to pohled nový, jako by se ti mrtví dívali i na nás, na Vítěznou třídu k Národnímu divadlu. » (« Je suis parti du mot Condamné : Un homme destiné à être liquidé, à être éliminé. Quand il tombe, il se redresse encore. Il n’abandonne pas. Brisé, soumis, il résiste. Même si parfois il pense à abandonner. Parmi eux, vous changez votre vision, comme si les morts et nous regardions le Théâtre National « ).

 

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Sept sculptures avancent donc vers la ville. Sortes de morts-vivants, les corps déchiquetés par la violence d’une idéologie, le communisme. Sept sculptures arrachées à la vie qui nous renvoient au septième cercle de l’Enfer de Dante. Toujours quand le démon des hommes frappe, la Divine Comédie ouvre ses ailes et ses pages. C’est notre miroir contemporain, notre abreuvoir. Rappelons ces vers du Chapitre XII : « Era lo loco ov’ a scender la riva venimmo, alpestro e, per quel che v’er’anco, tal, ch’ogne vista ne sarebbe schiva. » (« Nous arrivâmes à cet endroit difficile où nous devions descendre et où se trouvait cette monstruosité que tous les yeux fuyaient ») Le septième cercle s’ouvre à nous, celui des violents.

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Nous ne franchirons pas « la riviera del sangue » (« la rivière de sang »), mais nous sentiront aux travers de leurs chairs « qual che per violenza in altrui noccia. » « E’ son tiranni cher dier nel sangue e ne l’aver di piglio. » (« Ces tyrans qui se baignent dans le sang et se complaisent aux pillages »)

Le communisme a pillé les êtres. Les ayant soumis, cassé, rompu, achevé. Mais les êtres sont restés droits. Ils continuent à marcher. Le rien de la première stèle, n’est qu’un commencement. Les communistes n’ont rien pu faire contre la détermination et la volonté de vivre inextinguible  de l’être humain. Celui s’est levé. Le corps en lambeau. 

Les sculptures marchent vers la ville. Vers le centre.

 

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Ils reviennent à nos mémoires qui trop facilement oublient. Les chiffres sont là rangés, 205486 personnes condamnés dans des procès politiques. Un acharnement au quotidien. 4500 morts en prison. 248 exécutions. Nous repensons aux chiffres d’Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du Goulag, les grandes purges, les quinze millions de déportés russes entre 1920 et 1930, les exactions du régime chinois, cubains, de Pol Pot, …

Il parait loin le temps où Paul Vaillant-Couturier  répétait en toute bonne foi que « les communistes sont des missionnaires historiques de la liberté. » Mais certains dont Victor Hugo avait, très tôt, pressenti et  refusé ce rouleau-compresseur qui allait dévaster le siècle dernier : « Communisme. Une égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait à mettre toutes les envergures dans la même cage et toutes les prunelles dans le même crépuscule, je n’en veux pas. » Bertolt Brecht disait mieux encore « si le parti communiste et le peuple ne sont pas d’accord, il n’y a qu’à dissoudre le peuple. » Le parti a toujours raison. Le peuple n’est qu’une triste nécessité à soumettre par tous les moyens.

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Les corps avancent et se reconstruisent. Ils restent nus et le regard vide. Mais ils avancent. Ils sont de nouveau parmi nous. La stèle indique pudiquement que « pomník obětem komunismu je věnován všem obětem, nejen popraveným a vězněnym, ale všem, jejichž životy byly totalitní zvůlí zničeny   » (« Le Mémorial aux victimes du communisme est dédié à toutes les victimes, non seulement emprisonnés et exécutés, mais tous ceux dont la vie a été détruite par le despotisme totalitaire »).

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Les corps sont là comme s’ils faisaient partis de séquences cinématographiques.

Comme si le vent de l’idéologie emportait sur les corps un peu plus de leur chair. Jusqu’à vouloir les faire disparaître. Comme s’il fallait les enfouir à jamais pour qu’enfin le régime les oublie et ne garde que les soumis.  Olbram Zoubek : « Naší snahou bylo vytvořit pomník nepřehlédnutelný a důstojný, přitom ale pojetím jednoduchý a civilní. Jeho základem je monumentální schodiště, na které jsme umístili celkem 7 bronzových plastik v mírně nadživotních velikostech. První socha stojí v popředí celého zástupu, mizejícího do ztracena ve stráni. Další sochy pak ustupují, ubývají, mění se v torza občanů – obětí. Mezi torzy cítíme ty, kdo nepřežili… Návštěvník prochází schodištěm a je konfrontován s metaforou oběti a utrpení. » (« Notre objectif était de créer un monument visible et digne. Sa base est un escalier monumental sur lequel nous avons placé un total de sept sculptures en bronze légèrement plus grandes que nature. La première statue se dresse à la pointe de la foule, disparaissant peu à peu, avec les autres statues,  par des multiples variations sur les corps et les torses.  Les victimes qui n’ont pas survécu sont symbolisées par ces torses déchirés … Le visiteur qui monte les escaliers se trouve alors confronté à la métaphore du sacrifice et de la souffrance. « )

Olbram Zoubec Prague (23)Le maire de Prague 1 lors de  la commémoration avait déclaré: « Praha jako hlavní město byla vždy srdcem odporu v letech komunistické totality. Důstojné místo pro uctění památky obětem komunismu zde však dosud bohužel chybělo. Proto jsme již od roku 1997 usilovali o vytvoření prostoru pro nadčasové památné místo, které by budoucím generacím připomínalo všechna násilí a křivdy komunistického režimu. Tento prostor jsme nakonec našli na úpatí Petřína v prodloužení Vítězné ulice. Podle našeho názoru má pro umístění pomníku všechny předpoklady: jde o frekventované místo s dobrým přístupem i dostatečnou plochou pro shromažďování. Přitom současně – vzhledem k umístění v Petřínských sadech – nutí při procházkách k zamyšlení. Věříme, že pomník je nejen svrchovaným výtvarným dílem, ale stane se také poctou obětem a stále živou připomínkou neslavné doby českých dějin. » (« Prague a toujours été au cœur de la résistance du totalitarisme communiste ; cet endroit commémore les victimes du communisme, mais il y a malheureusement toujours des portés disparus. Nous avons depuis 1997 cherché à créer un espace pour le souvenir. Olbram Zoubec Prague (22)Lieu de mémoire afin que les générations futures se souviennent de toutes les violences et les injustices du régime communiste. Cet espace se trouvé au pied du prolongement Petrin et de la Rue de la Victoire. A notre avis, cet emplacement convient pour de multiples raisons : c’est un endroit très fréquenté et accessible, ainsi qu’un espace suffisamment conséquent avec les jardins de Petrin qui amène à méditer. Ce n’est pas qu’une œuvre d’art, c’est avant tout un hommage aux victimes et une page tristement célèbre de l’histoire tchèque « .

Jacky Lavauzelle

(texte, traduction de la Divine Comédie et tchèque)

Lukáš Rittstein : QUAND L’ORIGINE FECONDE L’AVENIR

Lukáš Rittstein
 Tanči (Danse)
Anči, (2005 – Musée Kampa Prague)

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Quand l’origine
Féconde l’avenir

Réalisées en toile souple, blanche et laquée, les sculptures de Lukáš Rittstein sont devenues le porte-étendard d’une marque, leader mondial du plafond tendu. Nous nous attendons à un travail marketing, entre publicités et paillettes. Une évidence pourtant s’oppose à cette mise en avant médiatique. Une lecture plus intime de l’œuvre aborde d’autres thématiques qui nous concernent tous, éthiques et environnementales. Greenwashing, éco blanchiment, peut-être. Mais les messages ne sont pas dissimulés.

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Les sculptures de Rittstein s’inscrivent dans un cycle nommé Manop – Le premier et le dernier. Les sites consacrés à ces sculptures citent toujours la même réplique, alors citons-la une fois pour toute : « Au bout de la civilisation vous apprend le plus sur vous-même et sur la civilisation ». Il y a de la pédagogie dans l’air. Notre civilisation serait-elle à ce point si confuse ?  

Un des souhaits de l’artiste serait donc de joindre, de lier, de délier  le début, l’alpha,  la non-contamination, la virginité, la naissance de l’humanité, la tribu, la localisation et la survie,  l’art brut et l’oméga, la modernité, la publicité, le commercial, la mondialisation, les matériaux industriels. Un début et une fin. Une complexité à la recherche de l’élément. Elémentaire, mon cher Lukáš  ?

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Comment donc joindre les deux bouts, jeter un pont entre l’alpha et l’oméga ? Comment comprendre notre parcours, en donner une lecture ? L’œuvre de Rittstein met le doigt sur nos oppositions, nos contradictions, par les origines, par les couleurs, le blanc et le noir, ou le marron, les matières, le souple et le dur, les genres, le féminin et le masculin, le yin et le yang. Ce n’est plus un pont, mais un viaduc. Revenons un instant sur son parcours esthétique et littéraire.

De 1991-1997 a étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Prague et dans les années 1997-1999 à l’Académie des Arts de Prague. En 1999, il a reçu le prix Chalupeckého Henry (Cenu Jindřicha Chalupeckého). Dans la période qui va de 1997 à 2008 il part avec le photographe et peintre Barbara Šlapetová expédition en Nouvelle-Guinée pour les tribus autochtones.

Quand tout nous paraît illisible, voire confus, le mieux est de se ressourcer, de revenir au point de départ. Tenter le retour. L’autre alternative : fuir et foncer tête baissée… 

Le choix de Rittstein : revenir sur des fondamentaux de notre civilisation. Rittstein n’est pas parti pour s’isoler du monde mais pour le reconquérir, à sa manière. « Ce qui fait le charme et l’attrait de l’Ailleurs, de ce que nous appelons exotisme, ce n’est point tant que la nature y soit plus belle, mais que tout nous y paraît neuf, nous surprend et se présente à notre œil dans une sorte de virginité. » (André Gide, Journal) Nous reparlerons de cette virginité plus tard.


Leur livre de ces chemins Pourquoi la nuit est noire  (Proč je noc černá)  a reçu le prix 2005 de Magnesia Litera  (prix littéraire tchèque, http://www.magnesia-litera.cz/  ). Sur le site nous pouvons lire : « Autoři jsou věrohodnými tlumočníky výpovědí příslušníků dvou kmenů žijících v rozdílných biotopech Nové Guineje. Ve vysokohorské oblasti nebo v nížině deštného pralesa. Setkali se s nimi v několika expedicích v letech 1998 až 2002. Seznamujeme se s životním během lidí, jehož samozřejmou součástí je i kanibalismus. Vstupujeme do míst legend a duchů, kde se transcendentno a reálno mísí v neoddělitelném spojení. Cestujeme časem zpět po vlastní vývojové linii do doby kamenné a objevujeme nové morální kodexy a hodnotové systémy. Získáváme i nové vidění a měřítka pro hodnocení civilizace vlastní. To všechno v rámci syrové, znepokojivé autenticity rozhovorů, které pronikají hluboko do nitra papuánské duše a nevyhýbají se žádné životní situaci. Silný dojem je umocněn skvělým, většinou černobílým, fotografickým doprovodem, který tvoří organickou součást výpovědi. V něm se jistě uplatnilo vzdělání autorů, kteří jsou absolventy Akademie výtvarných umění. Kniha má příkladný grafický design. Závěrem: velmi zdařilá i vyzrálá knižní prvotina.”  (« Les auteurs témoignent sur  deux tribus différentes de la Nouvelle-Guinée, l’une dans les régions montagneuses et l’autre  dans la forêt tropicale de la plaine. Ils ont participé à plusieurs expéditions de 1998 à 2002. Ils se sont  familiarisés avec ces peuples, où le cannibalisme est  une composante naturelle. La légende, le mystère et la réalité se mélangent et sont  inextricablement liés. Nous voyageons dans le temps et suivons son développement à partir  de l’âge de pierre afin de découvrir de nouveaux codes moraux et systèmes de valeurs. Tout est dans les entretiens empreints d’authenticité et qui pénètrent profondément l’âme papoue. Cette forte impression est renforcée par l’utilisation du noir et blanc,  excellent contrepoint   photographique, qui s’intègre parfaitement au témoignage. En cela, il a certainement appliqué à l’écriture les techniques de l’Académie des Beaux-Arts de Prague. Le livre a une conception graphique exemplaire. Un début littéraire très réussi et mature. » (trad JL))

En 2010,  Lukas Rittstein revient avec Barbora Šlapetová pour une participation au pavillon tchèque pour la World Expo 2010 de Shanghai, le projet représentera l’harmonie entre urbanité et nature. Nous retrouverons le désir de symbiose entre les extrêmes. Même s’il est vrai que la nature envahit de plus en plus nos villes et inversement. Les deux s’interpénètrent continuellement, et les villes les plus urbanisées, comme La Grande Motte, intègrent des parties conséquentes aux espaces verts.

P4140277Dans Tanči, l’œuvre qui se trouve au Musée Kampa de Prague, nous retrouvons un tronc d’arbre rougeâtre et massif inséré dans une mâchoire blanche, entre deux crocs laiteux. Des éclaboussures sortent de l’arrière de cette matière blanche. Le blanc virginal, symbole de la paix, semble, a priori, bien inoffensif. Il se transforme pourtant, sorte de plante carnivore, en véritable monstre carnassier. La réalité n’est pas dans l’évidence comme l’habit ne fait pas le moine. Il faut donc se méfier des apparences, trop souvent trompeuses.

Le blanc n’est pas une couleur, mais une valeur. Le blanc s’obtient dans l’addition des couleurs, il n’oublie rien. La somme anéantit les couleurs qui la composent.   « Parfois une sage-femme, en inspectant de la main la virginité d’une jeune fille, par malice ou maladresse ou malheur, la lui fait perdre. » (Saint Augustin, La Cité de Dieu (420-429), I, XVIII) La nature, virginale, se retourne devant la brutalité, symbolisée par le tronc, l’arbre coupé de ses racines et de ses feuilles, par l’arbre mort, matière inerte.

La matière, les océans, le vent, le feu résistent. La nature maltraitée reste toujours la plus forte, au final. « La niaiserie, l’ignorance ou la peur, fût-elle même celle de l’enfer, ne forment pas les vierges. Ou du moins cette sorte de virginité me paraît aussi bête que l’espèce de chasteté obtenue par la castration. » (Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune)

L’origine dans sa complexité contient des oppositions invisibles à l’œil. La douceur maîtrise la force du tronc. Le lisse contient le rugueux. Mais aussi la matière technologiquement pure ne saurait oublier la matière première par excellence, le bois.

La sculpture dénonce la déforestation mondiale et nous renvoie aussi au travail de Jean-Pierre Dutilleux avec une tribu, les Toulambis, et son reportage de 1979, Tribal Journeys. Dutilleux qui continua avec Sting son combat contre la déforestation en Amazonie notamment, lors de la tournée du Chef Raoni Metuktire.

Jacky Lavauzelle